Traduction par Retif de La Bretonne.
À l’enseigne du pot cassé — Collection Scripta Manent N°45 (p. 93-98).




CHAPITRE IX


Ce qui se passa entre un poète et moi, jusqu’à mon
arrivée à Madrid.


Je pris le chemin de Madrid, et mon compagnon me dit adieu, parce qu’il faisait une autre route. J’étais déjà à quelque distance de lui, lorsqu’il se mit à courir après moi, en m’appelant de toutes ses forces, et quand il m’eût joint dans la campagne, où personne ne pouvait nous entendre, il me dit à l’oreille : « Sur votre vie, monsieur, ne révélez à qui que ce soit les secrets admirables que je vous ai confiés en fait d’escrime. Vous avez de l’intelligence, gardez-les pour vous. » Je le lui promis ; après quoi il me quitta et s’en retourna.

Nous étant séparés, je poursuivis ma route, en riant du plaisant secret, et je fis plus d’une lieue sans rencontrer personne. Je considérais en moi-même combien de difficultés j’avais à surmonter pour pratiquer la vertu et vivre avec honneur, parce qu’il me fallait d’abord effacer le souvenir de mes pères, et puis avoir un front qui me fît méconnaître. Ces pensées me paraissaient si honorables que je me félicitais moi-même de les avoir. Je me disais : « Je dois bien plus m’en applaudir, moi à qui personne n’a donné des leçons de vertu, que celui qui l’a héritée de ses ancêtres. »

Ces réflexions m’occupaient, quand je fis la rencontre d’un ecclésiastique déjà âgé qui, monté sur une mule, allait aussi à Madrid. Nous liâmes conversation, et il me demanda d’où je venais. Je lui répondis que c’était d’Alcala. « Que Dieu maudisse, répliqua-t-il, de si méchantes gens ! car parmi tant de monde, il n’y a pas un seul homme d’esprit ! » Je lui demandai comment ou pourquoi il pouvait dire une pareille chose d’un lieu où se trouvaient tant d’hommes savants. « Savants ! me répondit-il d’un air fort courroucé ; je vous dirai, monsieur, qu’ils ont tant de science que depuis quatorze ans que je fais à Majalahonda, où j’ai été sacristain, de petites chansons et des noëls pour les jours de Fête-Dieu et de la naissance de Notre-Seigneur, ils n’ont pas couronné dans le concours un seul de mes couplets. Pour vous convaincre de l’injustice qu’ils m’ont faite, je vais vous en lire. Écoutez.

Bergers, n’est-ce pas là un bon mot charmant ? Ce jour est celui du Saint Corps du Christ ! C’est le jour des danses, où l’Agneau sans tache s’humilie au point de visiter nos pensées, et que par la bouche et l’estomac, il entre dans celles qu’il favorise. Sonne donc, harmonieuse saquebute, puisque de lui dépend tout notre bien. Bergers, n’est-ce pas, etc.

« Que pourrait dire de plus, me dit-il, l’inventeur même des bons mots ? Voyez que de mystères renferme cette parole, Bergers ; elle m’a coûté plus d’un mois d’étude. » Comme je ne pouvais m’empêcher de rire, et que mes yeux et mes narines me trahissaient malgré moi, j’éclatai en m’écriant : « Chose admirable ! Cependant, ajoutai-je, je désapprouve que vous traitiez de saint le corps de Jésus-Christ, parce que ce n’est pas lui qui est saint, mais le jour de l’institution du très-saint sacrement. » — « La plaisante critique ! reprit-il en se moquant ; je vous le montrerai dans le calendrier, il est canonisé, et j’y mettrais ma tête. » Je ne pus insister, tant je riais de son extrême ignorance. Au contraire, je lui dis que ce couplet méritait toutes sortes de récompenses, et que de ma vie je n’avais rien lu d’aussi gracieux. « Non ! répliqua-t-il sur-le-champ. Eh bien, écoutez quelques pages d’un petit livre que j’ai fait en l’honneur des Onze mille vierges, et où j’ai composé, pour chacune d’elles, cinquante huitains. C’est une chose précieuse. »

Pour m’exempter d’entendre tant de milliers de huitains, je le suppliai de ne me rien dire qui eût rapport au divin, et en conséquence il commença à me réciter une comédie qui avait plus de journées que n’en exige le chemin de Jérusalem. Il me disait : « Je l’ai faite en deux jours ; c’est là le brouillon. » Il y avait jusqu’à cinq mains de papier et son titre était l’Arche de Noé. Semblable aux fables d’Ésope, elle n’avait pour acteurs que des coqs, des rats, des ânes, des renards et des sangliers. J’en louai la marche et l’invention, à quoi il me répondit : « C’est une pièce que j’ai imaginée ; on n’en a jamais faite de pareille dans le monde. La nouveauté l’emporte sur tout, et si je parviens à la faire jouer, ce sera une chose qui fera du bruit. » — « Mais comment pourrait-elle être représentée, lui dis-je, si les personnages ne sont que des animaux, puisque ceux-ci ne parlent pas ? » — « C’est là, me répondit-il, la difficulté la plus forte ; sans cela rien ne pourrait lui être comparé. Mais j’ai pensé à la faire toute de perroquets, de sansonnets et de pies, qui parlent, et de mettre des guenons aux intermèdes ; on ne peut rien de mieux. J’ai fait, continua-t-il, des choses bien supérieures pour une femme que j’aime. Voici neuf cent et un sonnets et douze rondeaux que j’ai composés à ses pieds. » Je lui demandai s’il les avait vus, ses pieds, et il me répondit qu’il n’avait pas fait pareille chose, en considération de ce qu’il était dans les ordres, mais que ses idées sur toutes les beautés de sa dame étaient prophétiques.

Quoique je prisse plaisir à l’entendre, j’avoue de bonne foi que j’eus peur de tant de mauvais vers. Ainsi je tâchai de détourner la conversation et de la faire tomber sur d’autres choses. Je lui disais que je voyais des lièvres : « Eh bien ! reprenait-il, je commencerai par un sonnet où je la compare à cet animal. » Et sur-le-champ il me tenait parole. Pour le distraire, je lui dis : « Voyez-vous cette étoile qui se montre de jour ? » Et il me répondit : « Quand j’aurai achevé, je vous réciterai le trente-huitième sonnet, où je l’appelle étoile ; car il semble que vous sachiez à quel but ils ont tous été faits. » Comme je ne pouvais rien lui nommer qui ne lui eût donné matière à quelque disparate, cela me devint si fort à charge, que quand je vis que nous arrivions à Madrid, j’en fus très charmé.

Je me flattais qu’il se tairait par égard pour lui-même, mais ce fut tout le contraire. En entrant dans la rue, il éleva la voix pour montrer ce qu’il était. Je le priai de cesser, lui représentant que si les enfants flairaient un poète, il n’y aurait pas de trognons de choux ou autres qu’ils ne nous jetassent, parce que tous les poètes avaient été déclarés fous pour une Pragmatique qu’avait faite contre eux un homme qui l’avait été et qui s’était retiré pour bien vivre. Il me pria instamment de la lui lire, si je l’avais, et je lui promis de le faire quand nous serions à l’auberge.

Nous allâmes à celle où il avait coutume de loger, et nous trouvâmes à la porte plus de douze aveugles qui, l’ayant reconnu, les uns à l’odeur, les autres à la voix, le félicitèrent en chœur sur sa bienvenue. Il les embrassa tous, et ils commencèrent à l’instant à lui demander, les uns une oraison pour le juste Juge en vers graves et sentencieux et telle qu’elle donnât lieu à des gestes ; d’autres en demandèrent pour les âmes du purgatoire, et en conséquence il reçut de chacun d’eux huit réaux pour arrhes. Il les congédia et me dit : « Les aveugles doivent me valoir plus de trois cents réaux ; ainsi je vais, avec votre permission, me retirer un peu à l’écart pour faire quelques-unes de ces oraisons, et après le dîner, nous entendrons la Pragmatique. » Oh ! la misérable vie ! car il n’en est pas qui le soit plus que celle des fous, qui gagnent de quoi vivre avec d’autres fous comme eux.