Don Miguel de Unamuno

Maurice Legendre
Don Miguel de Unamuno
Revue des Deux Mondes7e période, tome 9 (p. 667-684).
DON MIGUEL DE UNAMUNO

La grande et singulière figure de don Miguel de Unamuno, fortement espagnole, déconcerte beaucoup d’Espagnols ; largement humaine, elle déconcerte les Français eux-mêmes. Ce n’est pas simplement parce qu’elle est très espagnole qu’elle déconcerte les étrangers, ni parce qu’elle est très européenne qu’elle déconcerte les Espagnole. Non ! Dans son propre pays, Miguel de Unamuno étonne parce qu’il est fidèle à des traditions que beaucoup d’autres abandonnent ; et, dans la société intellectuelle internationale, il étonne parce qu’il n’a jamais sacrifié aux modes du cosmopolitisme.

Nous partirons, pour le trouver, et pour essayer de le comprendre, du peu que savent de lui les Français cultivés, ceux du moins des Français cultivés qui savent quelque chose de lui.

De son œuvre, on sait qu’elle se compose d’essais, de romans, de poésies et de livres que l’on aurait peine à classer dans une collection des « genres littéraires ; » un seul de ses écrits a été jusqu’ici traduit en français : Le sentiment tragique de la vie chez les individus et chez les peuples.

De sa personne et de sa vie, on sait qu’il est Basque, mais que, depuis longtemps, il habite Salamanque ; qu’il est professeur de grec, qu’il a été recteur de la glorieuse Université de Salamanque ; qu’il a été dépossédé du rectorat ; qu’il a pris avec passion, avec les militants des gauches, le parti de la France en guerre ; qu’il a été poursuivi devant les tribunaux pour des articles parus dans un journal de Valence et où le zèle du ministère public relevait par trois fois le crime de lèse-majesté ; qu’il a été condamné pour deux de ces articles à seize ans et deux jours de prison et à mille pesetas d’amende ; qu’il a refusé d’être compris, comme on le lui offrait, dans une amnistie, et que d’ailleurs il n’a pas été mis en prison ; qu’il a continué d’écrire dans les journaux de. vigoureux articles contre le régime actuel ; qu’il a été candidat républicain, aux élections législatives du 19 décembre 1920 ; que, sous le nouveau régime de l’autonomie, son Université l’a élu vice-recteur après qu’elle eut renoncé à faire une majorité pour la désignation du recteur ; si bien que, en fin de compte, Unamuno se retrouve à la tête de la grande Université au nom de laquelle son propre nom est depuis longtemps associé dans la pensée de tous ceux qui lisent en Espagne et dans l’Amérique espagnole.

Avec ces renseignements, on entrevoit à peine son œuvre et on connaît de sa vie quelques « faits divers. » C’est trop peu, ne fût-ce que pour s’orienter vers sa personne. Unamuno échappe complètement à cette espèce de géographie des esprits qui les situe selon la latitude des opinions et la longitude des métiers et qui les figure suivant les systèmes de projection les plus conventionnels. Il eût pu n’être pas professeur ; la peinture, un temps, le sollicita si fort que c’était presque une vocation ; il dessine avec un talent pénétrant. Professeur, il eût pu n’être pas professeur de grec ; il a un goût prononcé pour les sciences ; et l’on attribuerait beaucoup de ses essais à un professeur d’histoire, ou à un professeur de philosophie, ou à un professeur de littérature castillane, ou à un professeur de littérature française ou italienne, ou anglaise (j’en passe et j’en oublie), avant de penser à un professeur de grec. Ce poète eût pu n’être jamais recteur. Recteur, il eût pu ne pas être dépossédé du rectorat, d’autant plus qu’il fut injustement dépossédé. On accordera facilement qu’il eût pu ne pas écrire dans un journal de Valence (ni même dans d’autres journaux) ; et aussi que cette collaboration contingente eût pu ne pas entraîner le procès de lèse-majesté ; car il fut un temps où ses rapports avec la royauté apparaissaient sensiblement différents de ce qu’ils sont aujourd’hui, et aussi parce qu’il peut y avoir beaucoup de liberté d’opinion en Espagne [1]. Poursuivi, il eût pu n’être pas condamné. Républicain, il eût pu n’être pas candidat à des élections. Candidat, il eût pu ne pas être battu : il n’est pour rien dans tes fautes qui ont discrédité un parti qui naguère faisait passer à Madrid toute sa liste avec une belle majorité, et il a eu cette fois-ci le même nombre de voix que ses compagnons de liste. Elu, qui donc eût osé s’aventurer à imaginer le rôle de cet extraordinaire parlementaire ?... Tout cela revient à constater que Miguel de Unamuno a pu être professeur, recteur, journaliste, républicain, candidat à la députation, et bien d’autres choses encore, mais qu’il est avant tout Miguel de Unamuno. C’est sa personne qu’il faut connaître.

Or, s’il met beaucoup de lui-même dans ses œuvres, sa personnalité est plus riche que ses œuvres les plus riches. A qui veut le connaître, des faits divers de journaux ne suffisent pas : il faut des témoignages directs et sincères. C’est un de ces témoignages que nous nous efforçons d’apporter ici.


Je verrai toujours don Miguel dans la grande salle monastique, salle de travail et bibliothèque, où il recevait comme recteur de l’Université de Salamanque. Située au rez-de-chaussée, cette vaste pièce eût été trop sombre dans un pays de lumière moins intense. A Salamanque, une douce lumière, calmée et domptée, tombait de la haute fenêtre sur don Miguel et sur sa table, puis se perdait dans les longues rangées de volumes où toutes les puissances de la pensée et de la poésie humaines attendaient d’être évoquées par le maître. Les murs austères et puissants supportaient une voûte profonde sur le philosophe en action. Au centre des lumières et des ombres, il y avait les grands yeux pénétrants de don Miguel, élargis dans des lunettes rondes, et abrités sous un front large, solide comme les fronts étroits, taillé en biseau comme pour mieux recevoir la lumière, planté de cheveux drus, en brosse aujourd’hui argentée. Un fort collier de barbe souligne la puissance de la mâchoire et le cou est planté sur de robustes épaules. L’argent des cheveux et de la barbe fait ressortir la coloration du teint de ce buveur d’eau, qui est aussi un buveur de soleil. Ce n’est pas dans des bibliothèques évidemment que s’est formée la race dont il est un vigoureux exemplaire. Et le hâle de sa peau contraste avec les tons diaphanes des physionomies qu’on voit d’ordinaire aux gens qui hantent les bibliothèques, mais s’accorde au contraire avec la patine que le ciel a mise aux monuments dorés de Salamanque.

Plus loin de la fenêtre, aux confins incertains où l’ombre commençait à dominer, il y avait sur le grand mur blanc un portrait qui exagérait la rigidité austère du modèle. Don Miguel était là plus jeune, mais d’une jeunesse qui avait dû être en marge de sa vie, attirée et arrêtée par la volonté du peintre dans une sorte de protestantisme vers lequel don Miguel avait certainement eu un penchant, mais où sa vie exubérante n’aurait jamais pu se fixer, ni sa carrure se réduire. Le don Miguel du peintre était moins robuste que le don Miguel en chair et en os ; et il était moralement plus vieux que celui qui avait continué de vivre et de travailler.

Unamuno est toujours vêtu d’un complet de couleur sombre dont le gilet montant, qui ne laisse pas place à la frivolité d’une cravate, a quelque chose d’ecclésiastique, mais dont le veston, léger, aussi commode dans une excursion que dans une salle de travail, est également éloigné de l’inhumaine redingote et de l’antique soutane. La simplicité de ce costume est complétée par un chapeau rond de couleur noire, et par là grave, mais dont les bords légers et relevés frémissent à tous les vents de la rue. Don Miguel, Basque robuste, ne met jamais de manteau, même quand souffle par les rues de Salamanque la bise de l’hiver brutal ; et sous le plus violent soleil de l’été, il ôte pendant des heures le chapeau mou qu’il froisse dans sa main, tandis qu’il converse avec ses amis.

Un tel homme ne peut pas être perçu complètement dans la pénombre d’une bibliothèque, ni même dans les rues de sa vieille cité d’adoption. Il a respiré le grand air de toutes les Espagnes, il est familier avec tous les pays et tous les ciels de sa patrie, et la silhouette de ce chevalier errant a traversé les déserts de la meseta et de la sierra, comme elle traverse le désert des âmes endormies, où les avertissements lancés pour la Justice retombent sans trouver d’écho.

Aussi, lorsque je veux revoir don Miguel de pied en cap, je ne me contente pas de l’évoquer dans la grande salle monastique de l’Université de Salamanque, ni même dans les rues qui enserrent les monuments vénérables de la cité ; je l’évoque en pleine campagne, dans le grandiose désert des Batuecas et dans les sauvages vallées de las Hurdes, où il y a une dizaine d’années nous vécûmes près d’une semaine à l’air libre, et où don Miguel, sous les torrents de soleil, faisait dans la pierraille, avec des compagnons plus jeunes que lui, des étapes que le plus solide montagnard du pays basque n’eût pas dédaignées. Il savait, dans les pauvres villages, inspirer confiance aux gens les plus humbles et les intéresser à son tour. Il se restaurait d’un verre d’eau, d’un morceau de pain et d’une paire d’œufs frits, et il émerveillait par son endurance, non moins que par sa conversation, notre bon et cher guide le lio Ignacio, de la Alberca.

Il n’y a pas de vie plus simple et mieux ordonnée que celle de don Miguel. Beaucoup, qui ne l’ont jamais vu, l’imaginent comme un révolutionnaire, et nous verrons en quel sens cette épithète lui convient ; mais ce qu’il faut bien établir tout de suite, c’est qu’il ne peut être qu’un révolutionnaire du type religieux, et qu’il n’a rien de commun avec la lignée d’énergumènes, qui a sans doute de très lointains ancêtres dans l’histoire, mais dont nous n’avons pas besoin d’aller chercher le type ailleurs que chez le moujik tartare bolchévisant. Ce révolutionnaire-là est un destructeur qui a confondu les conventions sociales les plus artificielles et les lois de la morale, et qui, ayant violé pêle-mêle les unes et les autres, se pose en redresseur des unes et des autres, sous l’inspiration de ses haines et de ses appétits. Don Miguel n’est pas moins singulier parmi les révolutionnaires que parmi les poètes et parmi les recteurs. Nul ne représente mieux que lui les meilleures qualités de la bourgeoisie. Sa vie a été consacrée tout uniment à sa famille, à ses amis et à son travail. Marié à une femme qui a hérité des plus nobles traditions familiales du pays basque, profondément bonne, très pieuse, il a élevé huit enfants et son foyer a toujours été prêt à recevoir le parent éprouvé, pour lui donner le réconfort de la plus chaude affection. Ses enfants ont grandi dans une atmosphère de sérénité, d’affection et de travail.

De Madrid, ou d’ailleurs, on se représente Unamuno avec les attributs d’anticléricalisme et d’antimilitarisme qui complètent le moderne révolutionnaire ; mais à Salamanque, beaucoup de prêtres, de religieux et d’officiers échangent un salut affectueux avec don Miguel, et à l’occasion s’entretiennent avec lui, sans doute parce qu’ils savent, mieux qu’on ne le sait ailleurs, que la critique souvent violente de cet homme ne vise que les abus et prend toujours les mots dans leur sens franc. J’ai moi-même fait un séjour avec don Miguel chez des religieux et je ne pense pas qu’il ait jamais scandalisé le plus humble d’entre eux. C’est une grande force chez lui, et qui manque à la plupart des révolutionnaires, de n’avoir pas dans sa vie privée de motif de s’insurger contre ce qu’il y a de plus pur et de plus grand dans la morale et dans la religion catholiques. Quand il réclame pour la justice, il ne généralise pas, comme tant d’autres, à partir de rancunes ou d’appétits individuels. La passion personnelle n’est pas à l’origine, mais au terme de sa propagande. Et, à mesure qu’elle se déclare, modifiant en apparence, plus qu’en réalité, la vie paisible, unie et bourgeoise, de l’ancien recteur de Salamanque, elle ordonne et unifie son œuvre intellectuellement tumultueuse, mais provisoirement tumultueuse, et semblable à un mélange où fondraient sous une température croissante des corps inégalement fusibles. Le tumulte intellectuel des années de jeunesse et de première maturité s’ordonne dans la passion ardente et apaisante aux approches d’une vieillesse robuste et sans déchéance.


Ce n’est point ici le lieu d’analyser l’œuvre de la jeunesse de notre auteur. L’analyse demanderait trop de place, et elle ne présente pas pour le lecteur français le même genre d’intérêt, ni la même ampleur d’intérêt, que pour le lecteur espagnol. Mais nous devons tout au moins faire comprendre ce que nous en avons appelé le tumulte.

Il y en a un signe tout extérieur : Unamuno a écrit dans tous les genres littéraires. Je dois même ajouter in quibusdam aliis. Il a écrit en prose et en vers, non point pour faire étalage de virtuosité savante, mais parce qu’il fallait qu’il écrivît en vers. Il a écrit des poésies lyriques, et son Christ de Velazquez a des passages d’épopée. Il a écrit sur la religion, sur l’histoire, sur la philosophie, sur la morale, sur la littérature et sur la science. Il a écrit sur lui-même et sur les autres, mais en parlant de lui-même, comme dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse, il est toujours (en profondeur) très largement humain, et, en parlant des autres, il apparaît toujours mettant dans sa réalité autant de don Miguel qu’Alonso Quijano mettait de don Quichotte dans la sienne. Il a écrit sur les hommes et sur les pays, sur son pays basque et sur les autres pays d’Espagne et d’Ibérie, mais ses hommes sont enracinés dans la terre et dans la préhistoire, et ses pays sont humanisés. Il a décrit et même dessiné, mais aussi il a médité. Il a publié des nouvelles et des romans, des romans proprement dits, comme son admirable Paz en la guerra, dont le titre peut servir d’épigraphe à sa propre histoire, et des romans (quibusdam aliis, disions-nous) pour lesquels il faudrait un autre titre, comme il l’explique dans la préface de sa « nivola » Niebla, Il a encore fait éclater le cadre des genres littéraires en établissant entre les uns et les autres des communications et comme des circuits ; soudain, dans son Rosario de Sonetos liricos, une étincelle jaillit par l’effet d’un courant venu de ses essais sur la religion ; et où classera-t-on le livre qu’il a écrit sur la vie de don Quichotte et de Sancho ?

Ce n’est pas tout. Il a été surtout un essayiste, et l’essai est comme la cellule de pensée élémentaire dont les combinaisons infiniment nombreuses avec d’autres cellules sont le germe de toutes les formes littéraires. Une œuvre comme le Sentiment tragique de la vie, pour ne citer que celle-là est l’aboutissement de plusieurs des essais rassemblés (ou non encore rassemblés, ou restés dans des conversations) dans les neuf volumes d’Ensayos qu’il a déjà publiés.

Unamuno connaît ce qu’il y a de meilleur chez nos auteurs classiques et chez nos auteurs contemporains, et il connaît tous ces auteurs par leurs œuvres et non par des manuels ; il les juge en toute indépendance espagnole ; il cherche la substance, tout en étant capable d’apprécier les moindres nuances et les raffinements de la forme, et il sait trouver cette substance ou cette beauté même chez ceux que ne désigne plus ou que ne désigne point encore la voix publique, un Senancour ou un Amiel dans le passé, un Angellier, un Charles-Louis Philippe dans le présent. Je ne donne ces noms qu’à titre d’exemples, pour indiquer jusqu’où va l’information d’Unamuno. Et si j’ajoute qu’il connaît la pensée et la littérature de l’Angleterre et de l’Italie aussi bien que celle de la France, qu’il sait très bien l’allemand et la pensée allemande, lit le danois, et, à l’aide des langues nombreuses qu’il possède, peut approcher mieux que personne du secret des littératures qu’il n’aborde pas directement (car c’est bien quelque chose de plus de voir la Russie, par exemple, au travers d’auteurs français, d’auteurs anglais, et d’auteurs allemands que de la voir seulement au travers des auteurs d’une seule nation), on reconnaîtra que ce professeur de grec, qui suit de près le mouvement de l’admirable littérature portugaise et tous les essais de l’Amérique latine (sans exclure l’Amérique anglo-saxonne), pourrait bien être l’humaniste le plus complet de notre époque, et qu’il n’est personne sans doute, en aucun pays, qui n’ait à puiser, et beaucoup, dans ses essais.

Les étrangers cultivés qui passent à Salamanque ont le privilège d’entendre ses conversations, qui sont, pourrait-on dire, comme les essais de ses essais. C’est une chose étonnante que cet homme qui travaille tant, qui écrit tant, et qui, à la différence de beaucoup d’écrivains arrivés, lit tant, trouve encore du loisir à donner généreusement au passant. Il accueille celui-ci près de sa table de travail, sur laquelle se dressent de petits animaux en papier, évolution d’un genre dont la cocotte est l’origine, mais évolution poussée si loin par don Miguel que seuls les techniciens pourront se rendre compte des merveilles réalisées quand je dirai qu’il a créé des quadrupèdes. Le soir, avant le diner, il entraine le visiteur sous les arcades de la magnifique Plaza Mayor où tout Salamanque défile ; mais il est une promenade plus agréable encore et plus intime, c’est celle qu’il fait faire tantôt sur la route de Zamora, où les soleils d’hiver ont une splendeur digne du siècle d’or, tantôt dans le sentier qui longe le Tormès et où un rideau de peupliers tempère les soleils d’été de sa bruissante fraîcheur.

Il suffisait ici de caractériser la période tumultueuse de la vie intellectuelle d’Unamuno. Je ne tenterai pas plus de faire l’inventaire des idées, qui surabondent dans ses essais de toute nature, que de redire nos longs entretiens, plus riches encore, de la bibliothèque où il travaille, de la Plaza Mayor, de la route de Zamora ou des bords du Tormès. Mais il faut bien qu’on sache que le torrent de ses idées, si tumultueux sur les bords, et qui gronde en écumant contre les rochers rencontrés à la traverse, est, au centre, cristallin, et plus puissant que violent ; et puis les eaux sauvages de ses multiples affluents se rassemblent et se disciplinent. En la vigoureuse maturité actuelle de don Miguel, l’innombrable torrent se convertit en fleuve, quoiqu’il conserve un élan formidable et qu’on y puisse encore distinguer, dans le même lit, la rivalité de deux grands courants.

Il nous reste à caractériser cette maturité.


Paz en la guerra, la Paix dans la guerre ! mais aussi, et de plus en plus la paix par la justice, s’il est possible d’arriver à la paix, tant il y a d’injustice à redresser, par tous les chemins où va la chevalerie errante de don Miguel. Parce qu’il est chevalier errant, et par conséquent affrontant les aventures, on dit qu’il change. Mais Paz en la guerra, où s’inscrit la devise à laquelle il est reste fidèle, est de 1897. Je voudrais indiquer ce qu’il y a de continuité dans son œuvre, et le sens de sa guerre et du combat qu’il soutient contre lui-même, ce Basque castillan, cet Espagnol renforcé qui est le plus Européen des Espagnols, ce recteur poète, ce religieux qui fait figure d’anticlérical, ce bourgeois révolutionnaire ; et je voudrais enfin montrer comment il s’est construit une forteresse de sérénité, d’où il sort volontairement pour ses aventures de chevalerie, bien différent de ces épaves humaines, légères de connaissance et de cervelle, que les forces économiques en désordre lancent à l’assaut de la société.

Unamuno est avant tout un auteur religieux. De son œuvre complexe nous pouvons détacher deux grands livres religieux, parce que ces livres nous paraissent être, jusqu’à ce jour, le testament le plus complet de sa pensée, rassemblant le meilleur de ses énergies spirituelles et de son expérience, et parce que, si leurs racines plongent au plus lointain du passé de l’écrivain, ils ont été composés, en grande partie, conjointement, et figurent la dualité qu’il y a chez don Miguel dans sa guerre perpétuelle.

Le premier, le Sentiment tragique de la vie chez les individus et chez les peuples, a été écrit en 1914, et publié la même année ; mais l’auteur le portait en lui depuis longtemps et l’on y retrouve, achevés, de très anciens essais de don Miguel. Je n’insisterai pas sur ce livre austère et âpre, dont nous avons une bonne traduction française [2]. Le sentiment tragique de la vie est le fondement de notre croyance. L’homme est tourmenté d’un conflit profond, mais il vit de ce conflit ; c’est encore la paix dans la guerre ; le conflit du cœur et du cerveau ne laisse debout aucune preuve certaine de ce que nous enseigne la religion ; mais nous avons besoin d’immortalité, nous voulons l’immortalité avec une impérissable passion ; et l’immortalité dont nous avons besoin, à laquelle nous croyons, emporte tout le reste de la religion. Le livre donne la plus riche suite d’illustrations de cette idée fondamentale.

Elle est très espagnole, cette exigence d’immortalité : « Je parlais un jour, raconte don Miguel, avec un paysan ; et je fis cette supposition, qu’il. existât en effet un Dieu, souverain Maître du ciel et de la terre, Conscience de l’Univers, sans que pour cela l’âme de chaque homme fût immortelle au sens traditionnel et concret de ce mot. Le paysan me répondit : Mais alors, pourquoi serait-il Dieu [3] ? »

Mais l’originalité espagnole est sans cesse, dans ce livre, contrôlée et humanisée par des rapprochements avec ce qui n’est point espagnol ; l’abondance des idées d’Unamuno, pour ne pas dire leur surabondance, permet une quantité de citations qu’une autre œuvre ne supporterait pas, et presque toutes ces citations sont européennes. Dès la fin de son premier chapitre, Unamuno indique, parmi les hommes qui ont eu le sentiment tragique de la vie, Marc-Aurèle, saint Augustin, Pascal, Rousseau, René, Obermann, Thomson, Léopardi, Vigny, Lenau, Kleist, Amiel, Quental et Kierkegaard. Il n’y a pas là si l’on prend garde que Pascal et, par annexion, saint Augustin, y sont à titre de Jansénistes, un seul grand auteur catholique ; il n’y a pas un Espagnol. Enfin ces noms confirment l’annonce du titre ; le livre est tragique. L’homme n’a la croyance qu’à la condition de ne pas se reposer dans la lutte douloureuse qui enfante la croyance.

Mais en même temps qu’il composait cette œuvre sombre, don Miguel en composait une autre d’une radieuse blancheur ; si la coïncidence chronologique n’est pas complète, c’est seulement en ce que la composition de l’œuvre de sérénité et de joie intérieure empiète sur une époque d’incomparable tragédie.

Le Christ de Velazquez, le poème dont nous allons maintenant parler, n’a paru en effet qu’en 1920, mais l’auteur travaillait à cette œuvre splendide depuis au moins dix ans ; il y travaillait quand il écrivait et publiait non seulement le Sentiment tragique, mais plus d’un des essais qui conduisent au sentiment tragique. L’histoire de ce poème éclaire d’une vive lumière la biographie spirituelle de son auteur et son mode de travail ; il vaut la peine d’en retenir quelques détails précis.

La première fois que don Miguel me parla du Christ de Velazquez, ce fut le 17 août 1911 : je pourrais presque dire à quelle heure, et l’on va voir pourquoi.

J’étais allé cette année-là avec Unamuno et un ami français, au sanctuaire de Notre-Dame de France, qui se trouve au sommet de la Peña de Francia, à quinze lieues environ au Sud-Ouest de Salamanque ; nous avions passé quelques journées dans la plus pure sérénité, dans la plus magnifique lumière qui se puisse voir et respirer, chez les excellents Dominicains qui gardent le sanctuaire fondé au XVe siècle, par le Français Simon, surnommé Vela. Pour le 15 août nous étions descendus au village de la Alberca qui, au pied de la montagne de France et non loin du ruisseau de France, conserve au milieu de l’été (à plus de mille mètres d’altitude et à l’exposition au Nord) la délicieuse fraîcheur de ses châtaigneraies. Mais ce qui, ce jour-là nous attirait surtout, c’est que ce très pittoresque village conserve de belles traditions de siècles qui sont ailleurs lointains. Le lendemain de l’Assomption, sur la place de l’Église, après la grand’messe, des hommes du pays jouent deux pièces : la première est composée par un Albercano sur un thème consacré qui laisse peu de place à la fantaisie individuelle : c’est la lutte du protestantisme et du catholicisme ; la seconde est quelque chef-d’œuvre populaire. L’après-midi a lieu sur la place publique une capea, course de taureaux, telle qu’on peut l’organiser au village, où l’on houspille assez longtemps l’animal, qui ne doit être mis à mort que le lendemain.

Don Miguel n’avait abandonné la splendeur et la paix religieuse de la Peña que pour la traditionnelle représentation du 16 août. Il consentit encore à voir le premier acte de la capea, mais, le matin de la mise à mort, nous quittâmes la Alberca. Chacun portait en un petit paquet les objets indispensables dans le plus rustique des déplacements ; nous n’avions voulu distraire de la fête personne, et, moins que toute autre personne, notre bon guide le tio Ignacio. Nous ne pûmes d’ailleurs empêcher celui-ci de nous engager dans le chemin serpentant qui est le plus court chemin de la Alberca à Arroyo Muerto. Nous devions, au bout de trois ou quatre lieues, attendre à proximité de ce village le passage de la diligence qui conduit à Tamames (depuis lors révolution des genres a transformé la diligence en auto), puis à la Fuente San Esteban, où l’on prend le train pour Salamanque.

La matinée était digne de la fête. Nous laissions parler don Miguel : nous avions tant de choses à apprendre de lui ! Il abordait mille sujets, car la nature elle-même nous invitait aux digressions, et la route, au décor changeant et aux horizons immenses, était notre guide. Le soleil se chargeait de mettre de l’unité sur toutes choses. C’est là, dans la gloire de cette campagne ardente, que j’entendis don Miguel parler pour la première fois de son Christ de Velazquez.

Mais sûrement, il le méditait depuis longtemps. Il en avait déjà composé de longs fragments, qu’il nous récitait de sa voix sonore, si intelligente et d’articulation si claire qu’elle oblige à comprendre une pensée souvent subtile, toujours originale, et revêtue d’un vocabulaire si riche qu’il en est parfois rare.

Ce fut donc pour nous, ce matin du 17 août 1911, alors que le soleil était déjà ardent, la première et déjà. très consistante révélation de l’œuvre nouvelle, si librement et si fortement inspirée du Christ de Velazquez, de ce Christ si blanc sur un fond de ténèbres, et dont la blancheur semble émaner, éternellement. J’ai retrouvé cette matinée magnifique, par association de souvenirs, dans toute la première partie du poème, sorte de symphonie, ou mieux, grandiose choral en « blanc majeur. »


O lune nue et pure au milieu des étoiles de la nuit, — nue et pure de l’esprit, puissent se convertir — vers toi nos regards, ô lumière — de notre vallée d’amertumes. Car nous, — pauvre humanité, nous ne pouvons autrement — te contempler face à face. Tu es l’Homme, — c’est dans la nudité divine que nous arrive — la lumière éternelle du soleil qui aveuglerait. — C’est toi qui, nous offrant l’image de Dieu, nous fais connaître — avec notre humanité, ce qu’il y a de divin en nous. — À la lumière, luminaire des âmes, — les marbres de l’Hellade se sont revêtus — d’un nouvel éclat, et nous avons vu les dieux de l’Olympe — se mettre à la recherche de ton Père…

Et ton corps d’homme avec sa blancheur de victime — pour les humains, est la Bonne Nouvelle. — Les dieux de l’Hellade ont donné leur corps du haut de la nuée rose de l’Olympe, — pour rassasier de beauté notre regard, — jouissance d’une vie qui passe, — mais Toi seul. Toi la chair souffrante, — chair de douleur d’où le sang se retire, — tu as donné cette chair en pâture à nos entrailles, — comme un pain d’immortalité pour les mortels...


Cependant, nous montions la côte de San Martin del Castañar, qui s’offrait perpendiculaire aux rayons du soleil ; de temps à autre une gousse de genêt, vaincue par la chaleur, craquait ; et le tomillo faisait monter son odeur comme un encens vers le ciel qui le brûlait.

Don Miguel continuait à célébrer en vers magnifiques la splendeur du clair de lune qu’est le Christ de Velazquez :


Pendant la nuit le globe de la lune nous enseigne — comment le soleil entretient la vie, tout caché qu’il est ; — et telle est ta lumière ; car Tu es le témoin, — Toi, le seul témoin de Dieu, et dans notre nuit, — c’est par Toi seulement qu’on atteint le Père Éternel : — seul dans notre nuit ta lumière lunaire — affirme que le soleil est vivant !


Lorsque nous arrivâmes à San Martin del Castañar, à peine une raie d’ombre soulignait le pied des maisons, à gauche de la rue. Don Miguel dédaignait l’ombre, mais ses amis français tâchaient de réduire leurs corps pour y rentrer tout entiers.

Le voyage continua dans la poussière glorieuse de la diligence et s’acheva sous l’étincellement des étoiles à Salamanque.

Entre 1911 et l’année de la guerre, don Miguel vécut dans une grande intimité avec son œuvre. Tout occupé du problème religieux, il méditait alors son Sentiment tragique. Là sans doute, il n’avait pas la certitude sereine de celui qui a trouvé, mais il ne faudrait pas dire non plus que constamment il cherchât en gémissant. Anxieux, certes, il l’était, et surtout très conscient, conscient à la façon janséniste, de la gravité tragique de sa recherche ; mais il sentait aussi d’une façon très espagnole, selon la tradition catholique partout retrouvée hors de lui et en lui-même, qu’il n’eût pas tant cherché la Voie, la Vérité et la Vie, s’il ne les eût déjà trouvées. C’est alors que coïncida l’œuvre philosophique en prose avec le poème religieux en vers, celle-là toute frémissante d’angoisse et où la certitude semble toujours conquise de haute lutte, fortifiée pour résister aux retours offensifs du doute, et celui-ci tout illuminé de la sérénité qui émane du chef-d’œuvre de Velazquez, source intarissable de blanche lumière, immobile en sa plénitude comme ces eaux pures qui sourdent avec tant de calme et de puissance que pas un grain de sable ne tremble au fond de leur transparence, et que pas une onde ne fait frémir le ciel à leur surface. Contraste bien espagnol que la composition conjuguée de ces deux œuvres, et contraste fort qui se résout en harmonie !

Les années qui précédèrent la guerre conduisaient à la guerre ; je revis plusieurs fois don Miguel et chaque fois je m’entretins avec lui de cette guerre qui venait. Il voyait, avec beaucoup de pénétration, à quel point le conflit qui approchait de sa phase militaire intéressait l’Espagne ; et c’est pourquoi il devait tant souffrir un peu plus tard de constater que dans sa patrie beaucoup ne comprenaient pas, ou ne voulaient pas comprendre, que derrière la neutralité militaire et diplomatique, qui pouvait être opportune et digne, il fallait accomplir une œuvre de reconstitution spirituelle supposant une amitié avec les nations insurgées contre les applications que les Empires centraux faisaient de leurs doctrines morales et politiques.

Le Sentiment tragique parut avant la guerre ; mais cette œuvre, vivante comme toutes les œuvres d’Unamuno, c’est-à-dire plus réelle dans son esprit, où elle continuait d’évoluer, que dans le livre où elle paraissait fixée, se remplit d’un surcroit d’angoisses d’où les certitudes se dégageaient moins bien. Je revis don Miguel en mai 1916. J’étais sorti pour un mois de ma tranchée et j’avais l’honneur d’accompagner en Espagne, comme secrétaire, la mission de l’Institut de France qui avait réuni MM. Etienne Lamy, Bergson, Widor, Edmond Perrier et Imbart de la Tour (ce dernier en avait été l’organisateur). La mission, après avoir visité Madrid, Séville, Grenade et Cordoue et s’être adjoint M. Pierre Paris, qui donnait alors à la France, outre les incomparables services de toujours, le plus cher de son sang, se rendit à Salamanque, en passant par Avila et par Peñaranda. Sur le quai de la gare de Peñaranda, j’aperçus la silhouette immuable de don Miguel. Une déception se mêla à la joie d’Unamuno : celle de ne pas voir M. Bergson, qui avait dû se séparer du reste de la mission au retour d’Andalousie.

Une de mes premières questions fut pour le Christ de Velazquez. Mais à cette époque les ténèbres s’épaississaient autour de la blancheur du Christ. Il y avait, en apparence, divorce entre l’auteur et son œuvre de prédilection. Sans doute l’auteur en souffrait, mais sa souffrance pouvait .être atténuée parce que le temps même lui manquait pour travailler à cette œuvre. La conversation qui s’engagea (Unamuno parlait le français à nos académiciens, parfaitement, comme il sait le parler, et avec un accent qui, dit-il, fait partie de sa personnalité espagnole), me montra que, en effet, tout le temps que pouvait lui laisser son enseignement était pris par la polémique qui était sa guerre. Évidemment, à cette époque, sa réputation bien assise d’hétérodoxie tournait à une réputation d’anticléricalisme, mais cette réputation était injuste, et elle lui était faite par ceux dont il flétrissait quotidiennement avec raison l’ignorance et la mauvaise foi.

Certes, à cette époque, l’image du Christ était toujours en lui ; mais c’était le Christ de l’agonie, celui du Jardin des Oliviers et du Lamma sabachtani ; ce n’était pas le Christ tout blanc de Velazquez, témoin fidèle du Dieu vivant et qui a consommé avec son sacrifice le salut du monde.

La victoire pour laquelle Unamuno combattait (comme les meilleurs des catholiques, trop isolés, hélas ! alors qu’ils eussent dû avoir l’unanimité autour d’eux), la victoire qui s’annonçait chez nous, au temps de la mission de l’Institut de France, par les premiers exploits de Verdun, ne devait pas mettre fin à la tragédie intime de don Miguel. Je suivais cette tragédie par les lettres qui m’arrivaient au front et me faisaient deviner la fureur des vaincus de son pays, vaincus honteusement, par procuration, et qui se vengeaient en famille sur ceux qui leur avaient en vain désigné le côté du droit et de la victoire. L’époque de notre victoire fut ainsi singulièrement mêlée de joie et d’amertume pour Unamuno. Le triomphe des principes pour lesquels avaient combattu les Alliés rendait plus douloureux pour lui, qui vraiment avait été à la peine dans la grande alliance, le contact avec ceux qui, au cours de quatre années si longues et si chargées d’événements, n’avaient rien oublié, que les traditions chevaleresques de l’Espagne, ni rien appris, que l’art d’encenser les ennemis de leur patrie.


Je retrouvai don Miguel, quelques mois après l’armistice. Le printemps de 1919 commençait à resplendir sur Salamanque. Unamuno était déjà sous le coup des poursuites exercées à l’occasion de ses articles parus dans El Mercantil Valenciano. A peine osais-je m’enquérir de la grande œuvre conçue au temps lointain dont la guerre nous séparait. Homme de peu de foi que j’étais ! Les poursuites n’avaient fait que rendre toute sa sérénité à ce grand lutteur. Son poème religieux était à peu près terminé, et la publication n’en était retardée que par la crise de l’édition, aiguë alors en Espagne comme en France. Don Miguel prenait ce retard en patience et peut-être l’estimait-il providentiel, tant était peu préparée à lire et à comprendre son poème la grande majorité de ses amis et de ses ennemis. Pour moi, j’admirais que cet homme qui, si souvent, comme journaliste, plongeait aux plus violents tourbillons de la tempête mondiale, plus rude encore dans le réduit presque fermé de l’Espagne, n’eût pas perdu l’habitude de s’élever d’un coup d’aile vers les hauteurs sereines où il retrouvait la poésie de la Bible et la candeur souveraine du Christ de Velazquez.

Les événements semblaient le distraire avec obstination de son œuvre. Pendant l’été de 1920, il fut enfin jugé, et il fut condamné. Sa sérénité s’affirma encore. Son cas était prévu dans un décret d’amnistie ; mais il ne voulait pas d’amnistie et il se pourvut en cassation. La plus grave pénalité dont le Gouvernement, sans le vouloir assurément, l’ait menacé, ce fut de le désigner, en le persécutant, comme candidat aux élections législatives. J’ai déjà dit que don Miguel, qui avait cru de son devoir de ne pas se dérober à l’appel du parti républicain, eut la chance de n’être pas élu.

Quelques jours après les élections, paraissait El Cristo de Velazquez, poème admirable qui se compose de quatre séries d’« Élévations. » La première exalte et explique les symboles du Christ dans l’Écriture, et elle exprime une inépuisable blancheur, dans le ton donné par Velazquez ; la deuxième dit l’abandon et les souffrances de l’Homme-Dieu, mais dans sa compassion de la souffrance divine, c’est un réconfort que puise le chevalier, errant lui-même, isolé et souffrant pour la justice ; la troisième partie est un grand reliquaire où sont enseignés tous les détails du corps martyrisé, mais vainqueur de la mort, et revêtu déjà d’éternelle blancheur ; et la dernière est un austère cantique de victoire, la victoire étant la certitude de notre Rédemption par la mort du Christ.

Ici vraiment, don Miguel a trouvé la paix dans la guerre ; la grande paix, qui n’est pas celle que le monde donne, et qui n’est pas non plus une paix qu’il puisse retirer. Ici don Miguel a bâti sa forteresse de sérénité, inexpugnable.

Mais il ne considère pas qu’il ait le droit de s’y retrancher. Il y a tant d’hommes qui souffrent, sans que leur souffrance ait le mérite et la beauté qu’elle a chez ceux qui souffrent volontairement pour la justice ! Il faut supprimer cette souffrance innombrable, obscure et vile.

Don Miguel sort de sa forteresse. Nous ne pouvons en être surpris. Ce serait mal comprendre l’homme et son œuvre, ce serait commettre une injustice, non pas seulement littéraire, mais personnelle, que de mépriser les conférences et les articles du publiciste et du journaliste ; car il met là beaucoup de son cœur d’homme, d’homme en chair et en os, de combattant qui donne son sang. Au matin, il sort de sa forteresse et il se lance, tel que l’a dépeint son ami le grand poète Antonio Machado, il y a déjà longtemps, en 1905 : nous l’avons dit, don Miguel ne change pas comme le voudraient faire croire ses ennemis ; et c’est peut-être sa fidélité à son idéal qui lui a mérité de conserver au seuil de la vieillesse la vigueur des jeunes années où il dépensait généreusement la surabondance de ses forces. Il part donc, sous le harnois et le casque qui prêtent à rire...


Este donquijotesco
Don Miguel de Unamuno, fuerte vasco,
Lleva el arnes grotesco
Y et irrisorio casco
Del buen manchego...


Mais le don-quichottesque chevalier qui, monté sur sa chimère, assène des coups formidables aux rustres, aux bandits, aux gens qui vivent du jeu ou de l’usure, s’obstinant dans l’entreprise ridicule de vouloir leur enseigner la Chevalerie, peut-être, un jour, par la puissance de sa foi, réveillera les âmes déchues et reconstituera son peuple dans l’idéal.

C’est qu’il y a dans le peuple espagnol des ressources infinies et une émouvante puissance de résurrection. Peut-être don Miguel, ce grand tourmenté, qui, aux yeux de beaucoup de ses contemporains, semble un destructeur, apparaîtra-t-il à la génération suivante comme l’un des très grands et rares ouvriers de la reconstruction spirituelle de l’Espagne.

Il y a quelques mois, don Miguel reçut une décoration d’un des pays dont il avait âprement défendu, dont il défend encore la cause. Cette « distinction honorifique, » pourtant, détonnerait sur le harnois de don Miguel, si elle ne venait d’un souverain qui fut aussi un chevalier errant, et qui, fièrement, souffrit persécution pour la Justice, Albert Ier de Belgique. Certes, le noble souverain, qui donna en cette occasion une nouvelle preuve de la noblesse de son cœur et de sa mémoire, ne manifestait point ainsi de complaisance pour de prétendus paradoxes, non plus qu’il ne se contentait de marquer son admiration pour un très réel et très grand talent littéraire. Celui dont on peut dire, sans attendre d’autre « jugement de l’histoire, » c’est un roi ; celui qui, à force de braver la mort, a mérité dès maintenant la gloire que d’autres, même grands, n’atteignent qu’au delà de la mort, a compris gue Miguel de Unamuno est précisément le contraire d’un dilettante de la littérature et de l’action.

Fort de sa conscience, don Miguel multiplie ses sorties. Chaque fois qu’il entend un cri d’angoisse, il part. Et c’est en combattant (puisse-t-il encore longtemps combattre !) que don Miguel mourra. Il peut lui arriver, pressé par l’urgence, de se tromper ; mais il a trouvé la paix dans sa guerre, et il mourra dans la sérénité des grandes espérances.

L’homme qui, dans son Rosaire de Sonnets lyriques, a écrit la « Prière de l’athée, » qui déjà décevrait bien les professionnels de l’athéisme, termine ainsi son Christ de Velazquez :

« Accorde-moi, Seigneur, — lorsque, à la fin, je m’en irai perdu, — au sortir des profondes ténèbres de ce monde, — où dans des vanités notre cœur se dessèche, — d’entrer dans la clarté du jour qui est sans fin, — les yeux fixés sur la blancheur de ton corps, — ô fils de l’Homme, ô intégrale Humanité, — au sein de la lumière incréée, immortelle ; — et que mes yeux alors soient dans tes yeux, ô Christ, — et mon regard perdu en Toi, ô mon Seigneur. »


MAURICE LEGENDRE.

  1. Depuis que ces lignes ont été écrites, don Miguel de Unamuno a été reçu par le Roi et cette réception a été considérée en Espagne comme un événement de grande importance.
  2. Par M. Faure-Beaulieu, aux Éditions de la Nouvelle Revue française, Paris. 1917.
  3. Ouvrage cité, p. 9 de l’édition espagnole.