Don Lopez et la guerre du Paraguay
II. La Plata, Brazil and Paraguay, by commander Kennedy, 1 vol. ; London 1869, E. Stanford.
La lutte sanglante qui depuis cinq ans désole les rives du Paraguay semble terminée, les derniers succès obtenus par M. le comte d’Eu paraissent être définitifs. Les guerres de la conquête et de l’indépendance méritent sans doute, pour les résultats politiques qu’elles ont produits, d’occuper dans l’histoire de l’Amérique une place plus considérable que celle qu’y tient la guerre dont nous venons d’être les témoins ; mais cette dernière a été de beaucoup la plus importante par la grandeur des opérations militaires et par les sacrifices de tout genre qu’elle a coûtés aux parties engagées. S’il fallait s’en rapporter aux chiffres que fournit un journal de Buenos-Ayres, et qu’il donne pour rigoureusement exacts, la guerre qui a mis aux prises depuis 1864 le Paraguay d’un côté, le Brésil, la république argentine et l’Uruguay de l’autre, coûtait déjà aux alliés, le 1er septembre dernier, 189, 000 hommes, et presque 1 milliard 800 millions de francs. Quant aux malheureux Paraguayens, il est encore impossible d’estimer, même approximativement, le chiffre des pertes qu’ils ont dû faire : tout ce que l’on sait, c’est que leur pays est ruiné pour de longues années, c’est que partout où pénètrent les troupes alliées, elles ne rencontrent que des populations exténuées par la misère et par les maladies, tristes débris d’un peuple décimé qui ne peut plus vivre que par la commisération du vainqueur. C’est une situation des plus lamentables et sur laquelle la Revue a déjà, et à diverses reprises, appelé l’attention[1]. Aujourd’hui que le drame touche à son dénoûment, nous voulons en faire un résumé rapide en profitant des révélations que les péripéties de la crise suprême ont mises en lumière.
I.
L’abondance des témoignages qui se produisent chaque jour ne permet plus de douter que le véritable auteur de cette guerre désastreuse ait été le président de la république du Paraguay. Sous un nom qui éveille des idées de liberté, le gouvernement républicain du Paraguay représentait en réalité un despotisme absolu. Les lois et les institutions n’étaient dans ce malheureux pays que de vains mots destinés à tromper la crédulité des étrangers, la volonté du chef était toute-puissante ; elle régnait sans partage et sans frein. Le jour où le président de la république prit le parti d’engager les hostilités, il ne consulta personne, et ses sujets ne furent pas moins surpris par sa résolution que ceux-là mêmes qu’il attaquait.
Le président, aujourd’hui déchu, de la république du Paraguay est l’aîné des cinq enfans qu’a laissés le président don Carlos Lopez, qui lui-même avait succédé, en 1840, à la présidence, ou, pour mieux dire, au despotisme du célèbre docteur Francia, son parent. Le président don Carlos Lopez ne paraît pas avoir abusé extraordinairement de sa toute-puissance, au moins à l’égard des individus. Il respectait les personnes à peu près autant que despote peut le faire. Heureux dans ses rapports avec ses voisins, il parvint à faire reconnaître la république du Paraguay par le Brésil en 1846, par la confédération argentine en 1852, et presque immédiatement après par toutes les puissances. De là à entretenir des rapports réguliers avec l’extérieur et à conclure des traités avec l’étranger, il n’y avait qu’un pas : en 1853, la navigation des fleuves de l’Amérique fut ouverte à tous les pavillons. Ce fut un événement considérable dans la politique du Nouveau-Monde, et peut-être y aurait-il beaucoup de bien à dire du règne de Lopez Ier sans l’idée funeste qu’il eut d’organiser un état militaire hors de proportion avec les nécessités du pays. En agissant ainsi, il croyait peut-être faire œuvre de prudence ; mais il préparait sans s’en douter à son fils des tentations qui doivent être maintenant comptées parmi les causes de la ruine de ce dernier.
Ce fils, le maréchal don Francisco Solano Lopez II, est né en 1827. S’il faut en juger par ses portraits, c’est un homme de bonne mine, aux traits réguliers, à la physionomie intelligente, quoique peu ouverte ; ses yeux noirs à certains momens de passion brillent d’un très vif éclat, mais son regard à l’état ordinaire paraît être embarrassé dans une sorte de voile qui n’encourage guère la confiance. Ses manières sont élégantes et dignes, elles font deviner l’homme qui n’a jamais connu les petites misères de la vie, et qui depuis sa première jeunesse a été habitué à l’exercice du commandement. Il sait être, quand il le veut, persuasif, insinuant ; mais le plus souvent il est froid, réservé, impénétrable. Quoique ses passions soient des plus violentes, il sait les concentrer et les cacher au fond de son cœur, comme il convient à un hidalgo, à un chef de sangre azul.
L’éducation du maréchal Lopez, si nous attachons au mot éducation le sens qu’on lui donne ordinairement en Europe, a été très imparfaite ; les circonstances locales et la faiblesse paternelle n’ont pas permis qu’il en fût autrement. On ne doit pas oublier en effet que son enfance s’est écoulée sous le règne du docteur Francia, à une époque où toute lumière était systématiquement éteinte au Paraguay, et qu’à peine âgé de dix-huit ans il fut associé à la toute-puissance paternelle et nommé ministre de la guerre.
Depuis dix ans, le brigadier-général don F. S. Lopez (ce n’est que plus tard qu’il a pris le titre de maréchal) était revêtu de ces fonctions lorsque son père se résolut à l’envoyer passer dix-huit mois en Europe avec la mission de faire ratifier les traités que la république du Paraguay venait de conclure avec l’Italie, la France et l’Angleterre pour établir la liberté de navigation des grands fleuves de l’Amérique au profit de tous les pavillons. Le jeune Lopez avait alors vingt-huit ans, ses habitudes d’esprit étaient prises, son caractère était presque formé, et l’on peut se demander si ce voyage, qui, dix ans plus tôt et accompli dans d’autres conditions, aurait pu lui être si profitable, n’a pas été plutôt pour lui une chose fâcheuse. On était alors en 1855, c’est-à-dire au plus fort de la guerre de Crimée, et l’Europe tout entière retentissait du bruit des armes. C’est par ce côté que le spectacle de notre civilisation paraît avoir surtout agi sur l’âme du jeune voyageur, car il semble qu’avec les plaisirs les questions militaires aient été les seuls objets de ses préoccupations pendant le temps de son séjour parmi nous. Encore est-il plus juste de dire qu’il se laissa séduire par les apparences extérieures d’un art qu’il ne sut pas approfondir. Accueilli par la société la plus élevée avec autant de curiosité que d’intérêt, il jouissait en se prodiguant de l’effet qu’il croyait produire, et se trouvait singulièrement flatté dans son orgueil de la brillante position qui lui était faite. Bien que très jeune, il comptait déjà dix ans de grade de général, et ceux qu’on lui présentait comme les moins âgés des généraux étaient tous des hommes mûrs. Il était ministre plénipotentiaire, accrédité comme tel, et parmi les diplomates dont l’étiquette le faisait l’égal il ne rencontrait guère que des hommes blanchis sous le harnais, parvenus à ce poste à force de travaux et d’expérience. Au lieu d’être éclairé par les contrastes et d’y trouver matière à réfléchir sur les hasards de la naissance et de la fortune, il ne vit dans tout cet éclat extérieur qui l’environnait qu’un hommage rendu à son propre mérite. Il se laissa enivrer par toutes les séductions de l’amour-propre et par bien d’autres encore. Toujours est-il qu’après dix-huit mois de séjour en Europe, son père, le président don Carlos Lopez, crut devoir le rappeler au Paraguay, redoutant pour lui les délices de nos Babylones et de nos Capoues. Le mal était peut-être avancé déjà, s’il faut en juger par les adieux que le jeune Lopez fit à la société européenne. Il partit emmenant avec lui une femme mariée, mais séparée de son mari, qu’il avait rencontrée dans le tourbillon de Paris. Cette dame, Irlandaise d’origine, bien qu’élevée en France, a depuis joué un rôle des plus importans dans les affaires du Paraguay sous le nom de Mme Mary Lynch, qui n’est pas son nom légal. Lopez a eu d’elle cinq enfans aujourd’hui vivans, sans compter ceux qu’il a eus, dit-on, de plusieurs autres femmes, mais dont il ne s’occupe pas. Au contraire il s’est toujours montré un très tendre père pour ceux qui sont nés de Mme Lynch. Il les avoue publiquement pour ses enfans, et il n’est pas impossible qu’il eût épousé leur mère, si elle eût été libre, ou si l’église catholique eût permis le divorce. Malgré quelques caprices passagers, Lopez lui est resté toujours très attaché ; c’est peut-être la seule personne qui ait exercé une influence réelle sur son esprit, et aujourd’hui elle partage courageusement sa mauvaise fortune.
De retour au Paraguay, le jeune Lopez, enivré de rêves dangereux et se considérant, grâce aux connaissances qu’il pensait avoir acquises en Europe, comme très supérieur à son entourage, se jeta avec ardeur dans la voie que malheureusement son père lui avait ouverte. Reprenant le commandement de l’armée et de l’administration de la guerre, il pressa la construction des forteresses et des établissemens qui étaient commencés ou projetés ; il engagea un personnel d’étrangers de toutes les nations pour créer des usines et confectionner un matériel de guerre, surtout il multiplia le nombre des régimens et des soldats, artillerie, infanterie, cavalerie. C’est ainsi qu’il employa son temps pendant les six années qui s’écoulèrent entre son retour en Amérique et la mort de son père, survenue en 1862. Il déploya tant de persévérance et d’activité qu’à la fin, paraît-il, don Carlos Lopez prit quelque ombrage des manœuvres de son fils. Au Paraguay, dans un pays où les jésuites ont exercé une si longue et si puissante influence, il n’est pas étonnant que l’espionnage soit devenu le grand ressort de la politique intérieure, et que l’héritier du pouvoir, nous dirions de la couronne s’il ne s’agissait d’une république, ait été l’objet d’une surveillance spéciale. Le vieux Lopez ne s’en rapportait entièrement à personne ; il faisait chez son fils les visites, on pourrait dire les descentes les plus imprévues, à toute heure du jour et de la nuit, prenant ses précautions pour ne pas être annoncé, défendant aux serviteurs et aux aides-de-camp de faire savoir qu’il entrait dans la maison, tombant comme une bombe dans le cabinet de son fils, s’emparant des papiers et les parcourant avec une ardeur inquiète, comme s’il eut dû y trouver la trace de quelque perfidie. Hâtons-nous d’ajouter qu’il ne put jamais rien découvrir de compromettant, et que les ennemis les plus déclarés du maréchal Lopez n’ont jamais osé l’accuser d’avoir fourni le plus léger prétexte à l’humeur soupçonneuse de son père.
Devenu à son tour maître du pouvoir, il dépensa encore presque deux ans à perfectionner son attirail de guerre, puis, un jour du mois de décembre 1864, se croyant enfin prêt, il commença d’agir. On raconte qu’au moment d’ordonner la saisie du paquebot brésilien le Marquès-de-Olinda, saisie qui fut le premier acte des hostilités, il hésita longtemps, et ne se décidait à donner l’ordre fatal qu’en se répétant à lui-même : « Jamais je ne serai mieux en mesure, jamais je ne trouverai une occasion plus favorable. »
Lopez croyait être en mesure parce qu’il avait organisé une armée de plus de 80, 000 hommes, tandis que les adversaires qu’il allait liguer contre lui n’avaient pas alors le quart de ce nombre de soldats à lui opposer, parce que dans ses magasins, sur les remparts d’Humayta, de Curupayty, etc., il avait plus d’armes et de munitions que l’on n’en aurait certainement pu trouver dans les places fortes ou dans les arsenaux réunis du Brésil, de la confédération argentine et de la république de l’Uruguay. Dans les deux derniers de ces états, il n’existait pas de troupes régulières, il y avait seulement des milices, et au Brésil, pour faire la garde et la police d’un territoire égal aux cinq sixièmes de l’Europe, il n’y avait alors qu’une armée de 17,000 hommes, répandus par petits détachemens dans toutes les provinces, et qui ne pouvaient, dans tous les cas, être mobilisés qu’en très faible partie. Au contraire Lopez était concentré sur un terrain que la nature a préparé admirablement pour la défensive. De plus, il pensait mettre à profit les hostilités alors pendantes entre la Bande-Orientale et le Brésil, et auxquelles il ne lui semblait pas impossible que la confédération argentine vînt se mêler. Il espérait tirer parti de la jalousie que nourrissent tous les états qui composent la confédération contre la prépondérance de Buenos-Ayres. Il comptait profiter de ces discordes, et réaliser, grâce à la supériorité de son armement, les grands desseins de son ambition.
L’événement a prouvé que tous ses projets n’étaient que de vains rêves, fruits avortés de l’orgueil et de l’inexpérience. À la façon dont il s’y prit pour attaquer ses adversaires, il ne réussit qu’à mettre la paix entre eux et à les réunir contre lui ; il amena le résultat le plus extraordinaire sous la forme d’une alliance efficace et durable entre les Portugais du Brésil d’un côté et les Espagnols de la confédération argentine et de l’Uruguay de l’autre. Celui qui, avant l’agression de Lopez, se fût avisé de prédire la possibilité d’une pareille alliance n’eût fait que soulever autour de lui des rires d’incrédulité. C’est cependant ce qui est résulté de la folle conduite du dictateur paraguayen, à qui le plus simple bon sens et l’exemple de ses prédécesseurs auraient dû enseigner que les querelles intestines de ses voisins étaient pour lui des garanties de sécurité, et qu’il devait par-dessus tout éviter d’y mettre la main. Ses combinaisons militaires n’ont pas eu plus de succès que sa politique ; mais aussi n’était-ce pas le comble de la témérité à lui, chef d’une petite population de 1 million 200,000 environ, pauvre, inerte, ignorante, sans commerce et sans industrie, d’aller provoquer 12 ou 13 millions d’hommes bien autrement actifs et éclairés que les malheureux Guaranis du Paraguay, bien autrement riches et industrieux, maîtres d’un gros budget et d’un grand crédit, pouvant enfin dès le premier moment le bloquer chez lui et lui couper toutes communications avec le reste du monde ?
Au point de vue de la raison, ces projets étaient insensés ; au point de vue moral, c’était bien pis encore. Le jour où il commença les hostilités, sans déclaration de guerre préalable ni contre le Brésil, ni contre les Argentins, le maréchal Lopez n’était engagé dans aucune contestation sérieuse avec aucun de ses voisins. Il y avait bien des questions de délimitation de frontières qui étaient à régler ; mais il semblait que d’un commun accord on se fût entendu pour les laisser dormir dans les cartons des chancelleries. On ne disputait sur rien, on ne suivait par la diplomatie ni négociations, ni correspondances qui pussent faire prévoir le moindre orage. Ce fut en pleine paix que Lopez attaqua la province brésilienne de Matto-Grosso, en pleine paix qu’il s’empara à coups de canon de la flottille argentine dans les eaux argentines, et envahit l’état argentin de Corrientès. Dans les pièces qu’il a produites depuis pour essayer de justifier ou du moins d’expliquer aux yeux du monde civilisé une conduite aussi étrange et aussi contraire aux premiers principes du droit des gens, le maréchal Lopez n’a donné que de mauvaises raisons. Le lecteur qui voudra être édifié sur ce point n’aura qu’à consulter les témoignages rendus par les neutres, notamment ceux des agens anglais qui, dès l’origine, n’ont pas cessé de faire tous leurs efforts pour ne pas compromettre leur impartialité, et ne se sont jamais mêlés du débat que pour essayer de rétablir la concorde entre tous. Ils n’avaient pas d’autres instructions ni d’autres intérêts. Cependant les parliamentary papers et les dépêches de l’amiral Elliot, commandant la station anglaise dans la Plata, celles de MM. Thornton et Gould, qui furent successivement ministres anglais à Buenos-Ayres, sont unanimes pour condamner le maréchal Lopez et même pour contredire les allégations de faits sur lesquels il prétendait s’appuyer. Les agens des États-Unis qui, eux aussi, observaient la plus stricte neutralité, et qui ont fait les plus louables tentatives de médiation amicale entre les belligérans, les agens des États-Unis rendent des jugemens semblables. Celui d’entre eux qui, sur les lieux, a vu naître la guerre et en a suivi les phases pendant plusieurs années, M. Washburn, est même beaucoup plus sévère que les Anglais sur le compte du dictateur.
S’ensuit-il que le maréchal Lopez n’ait fait en prenant les armes qu’un coup de tête sans cause et sans but ? Non, assurément ; mais comme il ne s’est pas encore expliqué lui-même, comme il n’a encore révélé ses motifs et ses projets dans aucun document authentique, on ne peut que former des conjectures sur ses desseins probables. Cependant, en réunissant tout ce que l’on sait déjà, il n’est pas très difficile de se retracer la chimère qu’il a poursuivie. Elle n’est pas née dans un esprit vulgaire, elle ne manque pas de grandeur ambitieuse ; mais après avoir d’abord commis l’impardonnable faute de ne savoir pas mettre le droit de son côté, il commit encore la faute non moins considérable de viser un but que ses moyens ne lui permettraient pas d’atteindre, et de vouloir embrasser ce qu’il n’était pas capable d’étreindre. L’objet plus que probable de son ambition était de porter sa frontière au sud jusque sur les bords de la Plata, en conquérant les deux états argentins de Corrientès et d’Entre-Rios, où il avait noué beaucoup d’intrigues, et où il s’attendait à trouver de l’appui dans une population qui se compose pour une forte proportion de Guaranis, frères des habitans du Paraguay,
Quoi qu’il en soit, les événemens vinrent montrer dès le début combien étaient vaines les conceptions militaires sur lesquelles le maréchal Lopez avait échafaudé son plan d’opérations et ses rêves d’agrandissement. Dans toute guerre, quiconque veut faire des conquêtes doit prendre l’offensive et occuper le territoire de ses adversaires. Or, dès qu’il essaya de mettre ses troupes en mouvement, le maréchal Lopez découvrit bien vite que, n’ayant pas songé à se pourvoir d’une marine capable de faire la guerre sur les fleuves, il était par le fait bloqué chez lui, et sans qu’il en coûtât de grands efforts à ses ennemis. Une escadrille de quelques bâtimens légers, aidée par les circonstances topographiques, y suffit largement. Quant aux expéditions que, pour obéir à la logique de sa situation, il commença par lancer sur la province de Matto-Grosso et ensuite sur l’état de Corrientès, elles furent rapidement détruites par l’ennemi ou réduites à l’impuissance par le seul fait des circonstances locales. La première, qui envahissait un territoire sur lequel le maréchal Lopez, il l’a dit dans des pièces rendues publiques, prétendait que le Brésil organisait une armée pour la conquête du Paraguay, ne rencontra qu’un détachement de 400 hommes qui, après avoir repoussé dans leur poste de Coïmbra une première attaque des Paraguayens, s’empressèrent de profiter de la nuit et de deux petits bateaux à vapeur qu’ils avaient à leur disposition pour se mettre en sûreté, bien au loin sur le Haut-Paraguay. Du reste, ils ne laissaient derrière eux qu’un pays à peu près désert et livré à l’état de nature que les Paraguayens finirent par évacuer d’eux-mêmes, faute d’y pouvoir vivre. L’autre expédition ne fut pas moins stérile en résultats, quoiqu’elle fût organisée sur une échelle beaucoup plus importante. Cette fois ce fut une véritable armée que le maréchal Lopez, entrant en guerre contre la république argentine, dirigea sur l’état de Corrientès. Il donnait pour raison de sa conduite et il alléguait comme griefs d’abord les injures que lui adressait la presse de Buenos-Ayres, puis le recrutement qui se faisait, disait-il, dans cette capitale pour le compte du Brésil, et enfin le refus que le gouvernement argentin, désireux de garder la neutralité entre les belligérans, venait de lui signifier, comme au Brésil, de le laisser passer sur son territoire. Cette armée était forte d’environ 40, 000 hommes, sous les ordres du général Roblès. L’avant-garde entra dans la ville de Corrientès le vendredi saint 14 avril 1865. Elle se présentait en amie, appelant ses frères les Correntinos aux armes, promettant de les débarrasser du joug de Buenos-Ayres, s’engageant à payer tout ce qu’elle consommerait, et proclamant enfin un gouvernement provisoire ; puis elle attendit, comptant sur l’effet que ces promesses allaient produire et sur le résultat des intrigues que le gouvernement de Lopez avait essayé de nouer dans le pays. Rien ne bougea cependant, ni dans le Corrientès ni dans l’Entre-Rios ; au contraire le principal personnage de l’Entre-Rios, l’ancien président de la république argentine, le général Urquiza, dont Lopez avait espéré et promis le concours à ses sujets, fit mine de réunir ses troupes, et le général Cacerès, l’un de ceux que l’on avait désignés comme membres du gouvernement provisoire, appela de son côté toute la population à prendre les armes contre les envahisseurs. Ceux-ci, frustrés dans les espérances qu’ils avaient conçues, se bornèrent à s’étendre prudemment sur la rive gauche du Parana, en détachant vers l’est et sous la conduite du colonel Estigarribia un corps de 12,000 hommes. Ce corps, après avoir traversé l’état de Corrientès, se dirigea sur l’Uruguay, avec la prétention d’envahir le territoire de la Bande-Orientale, où le triomphe du parti colorado et l’avènement du général Venancio Florès à la présidence de la république de l’Uruguay, favorisés par les Argentins et par le Brésil, étaient dénoncés par le maréchal Lopez comme un autre casus belli.
Il est plus facile d’imaginer que de décrire l’effet produit dans les pays intéressés quand on y reçut, presque coup sur coup, les nouvelles de ces agressions. Le sentiment public éclata en démonstrations tumultueuses et en cris de vengeance ; mais, pour se venger avec autant de rapidité que l’opinion l’aurait désiré, il aurait fallu une organisation militaire qui manquait partout. D’un autre côté, s’il était à peu près inévitable que les trois gouvernemens si cruellement provoqués dussent se réunir contre l’ennemi commun, il n’était pas moins certain que chacun apporterait dans la question des intérêts différens, et qu’à la distance où ils étaient placés les uns des autres, loin du théâtre des événemens, ils avaient besoin de temps pour se reconnaître et pour s’entendre. De Buenos-Ayres à Montevideo on compte seulement une quarantaine de lieues, qu’un bateau à vapeur peut franchir en douze ou quinze heures ; mais de ces deux villes à Rio de Janeiro, d’où l’alliance allait avoir à tirer ses principales ressources en hommes et en matériel, il n’y a pas moins de 500 lieues marines, comme il y en a 200 encore de Buenos-Ayres et de Montevideo à Corrientès, où il importait d’aller au plus vite combattre et arrêter l’invasion. Heureusement il se trouvait alors dans les eaux de la Plata une escadre brésilienne dont on allait pouvoir tirer parti. Commandée par l’amiral baron de Tamandaré, elle avait été appelée dans ces parages par suite des différends engagés tout récemment entre le Brésil et le gouvernement de Montevideo. Quoique ces différends eussent été apaisés, elle attendait encore pour partir les ordres de son gouvernement.
Il n’est donc pas étonnant que les alliés n’aient pu se présenter devant l’ennemi qu’aux premiers jours du mois de juin 1865, six semaines seulement après l’invasion de Corrientès. Il y a lieu au contraire de louer la promptitude et l’efficacité de leurs résolutions, car ils débutèrent par un brillant succès. Lopez venait de commettre l’imprudence d’envoyer au-devant de l’escadre brésilienne une flottille composée de huit navires, parmi lesquels il n’en était pas un qui put être qualifié de bâtiment de guerre ; il s’ensuivit un combat livré, le 11 juin, dans les eaux de Riachuelo, sur le Parana, à quelques lieues au-dessous de Corrientès. Malgré la très grande bravoure qu’ils déployèrent en cette occasion, comme d’ailleurs dans toutes les actions de la guerre, les Paraguayens furent complètement battus, leurs navires furent pris, détruits ou mis hors de service. Leur chef, le capitaine Mesa, mourut quelques jours après des suites de sa blessure à Humayta, où Lopez, dans la fureur que lui avait inspirée cet échec, l’avait fait jeter en prison. Le véritable auteur du désastre était cependant celui qui avait donné l’ordre de livrer ce combat inégal ; mais c’est ainsi qu’on l’a vu se conduire pendant toute la guerre : téméraire, imprudent quand il s’agissait des autres, prodigue sans nécessité au sang de ses soldats, exigeant d’eux des choses impossibles, en même temps que très prudent pour lui-même et très préoccupé de sa sécurité personnelle. Ses adversaires, qui ont eu tant de généraux tués ou blessés sur le champ de bataille, reprochent au maréchal Lopez de n’avoir jamais été aperçu au milieu du feu. À cela ses aides-de-camp, entre autres le lieutenant-colonel Thompson, répondent qu’il y a une excellente raison pour qu’il en soit ainsi : c’est que le maréchal s’est toujours tenu fort soigneusement à l’écart, et que, même quand il était avec l’armée, mais toujours à distance respectueuse et hors de la portée des canons, il s’ingéniait encore pour échapper aux lunettes de l’ennemi, circulant en compagnie de deux ou trois personnes pour ne point attirer l’attention, changeant l’uniforme de ses cent-gardes, remplaçant leurs casques par les chapeaux de paille du pays, dans la crainte qu’en les voyant aller et venir on ne parvînt à deviner la position de son quartier-général.
Le combat de Riachuelo ouvrit les yeux au général Roblès sur la réalité de la situation. Ne trouvant pas d’appui dans le pays, voyant grossir chaque jour les forces de ses ennemis, et séparé de sa base d’opérations par le Parana qu’il avait à dos, il craignit d’être coupé de ses communications par l’escadre brésilienne, maîtresse de la navigation du fleuve, et se mit en mesure d’évacuer le Corrientès pour rentrer dans le Paraguay. Quand il eut connaissance de ce projet, le maréchal Lopez en conçut une grande irritation ; il envoya aussitôt le général Bruguez prendre le commandement de l’armée, et fit jeter le général Roblès dans une prison pour le fusiller six mois plus tard, ainsi que ses deux aides-de-camp. Peut-être Roblès avait-il prévu les choses d’un peu loin, car Bruguez parvint à se maintenir dans le pays jusqu’à la fin du mois d’octobre. Les Argentins, que commandait alors le général Paunero, ne le pressaient point, ils avaient encore l’infériorité numérique, et ils n’exposaient qu’avec une prudence raisonnable leurs bataillons de nouvelles levées, très ardens, mais très inexpérimentés. Aussi, jusqu’à l’évacuation, la guerre se borna-t-elle à des escarmouches d’avant-garde, où de part et d’autre on déploya beaucoup de valeur, où l’on dépensa beaucoup de sang, mais sans en venir à un engagement sérieux.
Pendant ce temps, que devenaient les 12,000 hommes détachés sous les ordres du colonel Estigarribia ? Après une marche paisible, mais laborieuse, car elle avait à traverser des contrées désertes et inondées, cette division était parvenue sur les bords de l’Uruguay ; là, ayant épuisé ses provisions de bouche et rencontrant, bien qu’à un moindre degré, les mêmes difficultés que la division de Barrios au Matto-Grosso, elle avait été obligée, pour trouver à vivre, de se partager en deux colonnes qui descendirent les deux rives de l’Uruguay. Tandis qu’elles cheminaient péniblement, les gouvernemens du Brésil et de la Bande-Orientale s’efforçaient de réunir quelques ressources pour aller au secours de leurs territoires attaqués. Le premier prêt fut le général Florès ; il était plus proche du théâtre des événemens, et, par suite des circonstances où venait de se trouver la république de l’Uruguay, il avait sous la main quelques troupes disponibles. Se portant au-devant des Paraguayens par la rive droite de l’Uruguay, il rencontra, le 15 août 1865, l’une de leurs colonnes qu’il tailla en pièces au combat de Yatay. Presque tous ceux des Paraguayens qui ne furent pas tués ou blessés dans l’action tombèrent aux mains des Orientaux. Très peu de jours après, l’empereur du Brésil, accouru de Rio de Janeiro avec ses deux gendres, le comte d’Eu et le duc de Saxe-Cobourg, bloquait l’autre colonne paraguayenne dans la petite ville d’Uruguyana et la forçait à se rendre prisonnière de guerre le 5 septembre. Bien traités par les Brésiliens, les prisonniers, qui s’attendaient à être réduits. en esclavage, formèrent quelques mois plus tard une légion de l’armée alliée, qui combattit avec fidélité pendant toute la guerre.
Lorsque le maréchal Lopez connut ces événemens, il fit déclarer le colonel Estigarribia traître à la patrie ; en même temps, comprenant la gravité de la situation pour son armée, qui occupait encore le Corrientès, il lui donna l’ordre de repasser le Parana. Les Paraguayens étaient entrés en amis sur le territoire argentin, ce fut en ennemis qu’ils en sortirent. Ils rançonnèrent toutes les villes, pillérent toutes les maisons, emmenant avec eux plus de 100.000 têtes de bétail, la principale richesse du pays. Cependant l’évacuation, qui commença le 31 octobre, s’accomplit presque sans difficultés. On comprend à la rigueur que le général argentin Paunero, avec le peu de forces dont il disposait, n’ait pas cru devoir poursuivre trop vivement l’ennemi, qui se retirait en conservant toujours la supériorité du nombre et de l’organisation ; mais il est plus difficile d’expliquer pourquoi l’escadre brésilienne, maîtresse du fleuve, ne chercha pas davantage à troubler l’opération et à rendre aux ennemis le mal qu’ils avaient fait à ses alliés.
Sans avoir livré aucune bataille considérable, le maréchal Lopez avait éprouvé durant ces neuf mois de guerre des dommages très sérieux. Loin d’avoir porté un coup sensible à ses adversaires, c’était lui qui avait essuyé des échecs très réels. Obligé de renoncer à l’offensive, qui est toujours d’un si grand avantage à la guerre, il était réduit à se défendre chez lui ; enfin il avait perdu dans ces tentatives stériles une vingtaine de mille hommes, le quart de ses soldats, et peut-être les meilleurs. Par contre, les adversaires qu’il n’avait pas pu entamer avaient eu le temps de se concerter, de signer un traité presque exclusivement dirigé contre sa personne et contre son pouvoir. Après avoir fait de gros emprunts, ils avaient acheté un peu partout des armes et du matériel de guerre, levé des troupes qu’ils commençaient à organiser avec des ressources tirées des États-Unis, de la France, de l’Angleterre et d’ailleurs. La fortune se déclarait en leur faveur ; mais cependant les alliés, qui avaient eu si aisément raison de l’invasion paraguayenne, allaient apprendre à leur tour ce qu’il en coûte, surtout avec des moyens presque improvisés, de porter la guerre chez un peuple résolu à se défendre et sur un terrain que la nature semble avoir préparé tout exprès pour la défensive.
III.
Le Paraguay est un pays dont la superficie est estimée à 76.000 milles carrés géographiques, c’est-à-dire qu’il est très sensiblement plus grand que la France, bien qu’il ne contienne guère plus de 1.200.000 ou 1.300.000 habitans, à peine les deux tiers de la population de Paris. Il se présente aux yeux sous la forme d’un angle ou d’un V majuscule, dont l’ouverture est tournée vers le nord et dont les côtés sont figurés presque régulièrement par le Parana et le Paraguay, qui dessinent exactement ses frontières orientale et occidentale. Après l’Amazone, ce sont les deux plus grands fleuves de l’Amérique du Sud. C’est le confluent de ces deux puissans cours d’eau qui forme, au midi, le sommet de l’angle, et c’est de là qu’ils partent pour aller se jeter, plus au sud encore, dans le vaste estuaire de la Plata, après avoir traversé les états argentins de Corrientès et d’Entre-Rios, deux noms dont le sens indique assez clairement quelle est la configuration topographique de ces contrées. Il résulte de cette configuration que le Paraguay, dans l’état actuel de la civilisation américaine, ne peut être attaqué militairement ni par le nord, ni par l’est, ni par l’ouest. Au nord, on a vu ce qui est arrivé aux Paraguayens quand ils ont voulu opérer, même avec de très faibles détachemens, dans le Matto-Grosso. Par l’est, c’est-à-dire sur le cours du Parana supérieur, une attaque ne serait pas plus facile, on n’y trouverait pas plus de routes, ni d’habitans, ni de ressources ; on y trouverait encore plus de forêts, plus de cours d’eau, plus de terrains inondés et impraticables à tout le matériel qu’une armée traîne après elle. D’ailleurs, appliquant avec la rigueur la plus absolue le système d’isolement politique et commercial qu’il avait imposé au Paraguay, le docteur Francia a fait dans le temps détruire et évacuer les quelques centres de population que les jésuites, en vue des facilités de transport que pouvaient offrir le Parana et ses affluens, avaient jadis fondés dans ces contrées. Par la frontière de l’ouest, c’est-à-dire du côté du Paraguay, toute entreprise militaire serait encore bien plus impossible, s’il existait des degrés dans l’impossible. De ce côté, le Paraguay ne confine qu’à un immense désert s’étendant depuis le pied des Andes jusqu’à la rive droite du fleuve, sur laquelle les Paraguayens possèdent à peine quelques établissemens. C’est le désert du Grand-Chaco, où errent les misérables et rares débris des quelques tribus indiennes qui ont pu échapper au joug de la civilisation en se réfugiant dans ce vaste océan de verdure, de lacs, de marais et de rivières. Le Paraguay, situé au milieu des terres, n’est donc abordable que par le Parana inférieur ; c’est la seule route ouverte à une invasion.
Loin de se développer sur une surface plane, le continent de l’Amérique, qui s’étend en latitude presque d’un pôle à l’autre, se présente par ses reliefs et dans ses parties promises à la civilisation sous la forme de deux grands bassins qu’unit l’isthme du Mexique et que sépare, dans le voisinage de l’équateur, la mer des Antilles. L’un, celui du nord, que possèdent presque complètement les États-Unis, est plus large que l’autre, car de New-York à San-Francisco on compte 50 degrés de longitude, et 25 à peine de Rio de Janeiro à Lima, dans l’Amérique méridionale ; en revanche, le bassin du sud est beaucoup plus allongé que l’autre, s’étendant du nord au sud depuis la vallée de l’Amazone jusqu’aux confins de la Patagonie sur plus de 40 degrés de latitude, tandis qu’il en est à peine 16 de différence entre Québec et la Nouvelle-Orléans. Comme traits distinctifs, il faut encore remarquer que l’un est entièrement situé dans la plus belle partie de la zone tempérée, que l’autre se trouve enclavé, pour les deux tiers de sa superficie, sous la zone torride, — que l’un par conséquent se prête beaucoup plus facilement que l’autre aux entreprises de la race blanche, et d’autant mieux qu’il est presque exclusivement occupé par une seule race. L’Amérique du Sud au contraire se partage entre des peuples divers d’origine et très disposés à se tenir en échec jusqu’au jour où la force, sinon la raison, ayant enfin prononcé, ils devront s’entendre pour reconnaître et accepter un droit international, un ordre politique dont leurs prédécesseurs leur ont à peine légué les premiers principes.
Malgré de telles dissemblances, ces deux bassins offrent cependant, surtout au point de vue des dispositions topographiques, des analogies très saisissantes. Ainsi ils sont tous deux limités au nord par deux grandes vallées, ici celle des lacs de l’Amérique du Nord et du Saint-Laurent, là celle de l’Amazone, l’Amazone et le Saint-Laurent coulant tous les deux dans le même sens de l’ouest à l’est pour se jeter l’un et l’autre dans l’Atlantique. De même, dans les deux parties du continent, les côtes orientale et occidentale sont dessinées par des chaînes de montagnes qui approchent très près des rivages. Du côté de la mer, ces montagnes, à l’est comme à l’ouest, présentent uniformément des pentes rapides dont le maximum d’élévation se trouve presque sur les bords des deux océans, tandis qu’elles s’abaissent vers le continent par degrés beaucoup plus ménagés, de telle sorte que toutes les sources auxquelles elles donnent naissance et toutes les eaux qui tombent du ciel sont forcément déversées vers l’intérieur. Cela est vrai dans l’Amérique du Nord comme dans l’Amérique du Sud. Il y a plus, presque tous les cours d’eau qui appartiennent à l’un comme à l’autre bassin ne se dirigent pas seulement vers l’intérieur, mais encore ils s’infléchissent plus ou moins symétriquement vers le sud pour aller chercher vers le milieu du bassin quelque grande artère, quelque grand collecteur qui porte dans la même direction (le sud-est) le tribut de leurs flots : dans le bassin du nord le Mississipi, dans le bassin du sud les fleuves puissans dont les embouchures se confondent dans le grand estuaire de la Plata.
Ces données générales, qu’il faut avoir toujours présentes à l’esprit quand on veut se rendre compte de la plupart des crises qu’a traversées la politique américaine, expliquent aussi la condition particulière du Paraguay par rapport à ses voisins. Il forme l’unique passage que de longtemps encore la république argentine et celle de l’Uruguay pourront emprunter pour le développement de leurs relations avec l’intérieur du continent ; c’est presque la seule route que le Brésil puisse suivre pour établir des rapports entre ses provinces du littoral, où sa population est concentrée, et ses dépendances de l’ouest, qui ont besoin de circuler sur les deux grands fleuves dont elles possèdent les sources et presque tout le cours. Ces trois états sont nécessairement condamnés aux derniers efforts pour s’assurer la liberté de ces passages.
Les Guaranis, qui composent l’immense majorité de la population paraguayenne, sont les descendans d’une race indienne qui paraît avoir joué autrefois un rôle important dans ces contrées et s’être étendue sur un espace de territoire beaucoup plus vaste que celui où elle est aujourd’hui concentrée. Nous avons déjà dit que l’on trouve en nombre considérable des débris de cette population dans les états argentins de Corrientès et de l’Entre-Rios, où sa langue est encore très répandue ; nous pouvons ajouter qu’il en est de même dans une grande partie du Brésil, où, par exemple, la plupart des noms de lieux qui n’ont pas été changés par les Portugais sont encore des noms guaranis, témoignage irrécusable de la présence et du séjour de ce peuple. C’est une race à la fois brave, douce et docile, dont l’assujettissement ou la réduction, comme on disait aux siècles derniers, ne semble pas avoir coûté de grands efforts aux missionnaires ni aux conquistadores. Ceux-ci d’ailleurs ne se montrèrent pas au Paraguay les mauvais maîtres qu’ils furent en d’autres pays, et puis ils y furent toujours très peu nombreux. Les premiers explorateurs avaient cependant commencé par faire grand bruit de leurs découvertes ; ils en avaient même si bien vanté l’importance que, pendant quelques années, le gouvernement métropolitain crut devoir transporter à l’Assomption le siège de la vice-royauté, d’abord fixé à Buenos-Ayres. Le motif de cette résolution, c’était l’espoir que l’on avait conçu de trouver par le Paraguay et par ses affluens une route qui mènerait au Pérou, au pays de l’or, en épargnant aux voyageurs le pénible et long détour du Cap-Horn ; mais on avait compté sans le désert du Grand-Chaco, qui était alors à peine connu de nom, et qui même encore aujourd’hui n’a été exploré que de la manière la plus imparfaite. Les difficultés que l’on y rencontra dissipèrent bientôt les illusions, le gouvernement alla de nouveau s’établir à Buenos-Ayres, et les aventuriers renoncèrent à se lancer dans une voie qui ne conduisait à rien. Le Paraguay ne fut plus alors qu’une dépendance administrative et fort négligée de Buenos-Ayres, quoique plus tard, lors de l’expulsion des jésuites, on lui ait annexé la province des Missions. C’est parce qu’il prétendait avoir hérité de tous les droits de l’ancienne vice-royauté sur le Paraguay que le gouvernement de Buenos-Ayres se refusa pendant si longtemps à le reconnaître comme état indépendant.
Une autre raison protégea les Guaranis, c’est qu’on ne découvrit dans leur pays aucune mine de métaux précieux. Ils n’eurent rien à démêler avec ces avides chercheurs d’or qui, pour satisfaire leur cupidité, firent mourir de misère tant de millions d’hommes au Mexique et au Pérou. Ceux qui vinrent s’établir au Paraguay se contentèrent d’être des propriétaires féodaux, et ne paraissent pas avoir été de trop méchans seigneurs. L’espèce de servage qu’ils imposèrent à la population révolterait les sentimens du XIXe siècle ; mais pour l’époque il était modéré, et a duré jusqu’à nos jours presque sans modifications, si ce n’est celles que lui a fait subir l’usurpation du pouvoir absolu par les présidens de la république. Voici comment les choses se passèrent à l’origine. Les concessions délivrées au nom du roi partagèrent tout le territoire et toute la population en encomiendas ou commanderies de yanaconas et en encomiendas de mitaya. Les yanaconas, hommes, femmes, enfans, étaient des serfs dans toute l’acception du mot, on pourrait même dire des esclaves, sauf que leurs maîtres n’avaient pas le droit de les vendre. Dans le système de mitaya, le titulaire ne pouvait disposer que du travail des hommes âgés de dix-huit ans au moins et de cinquante ans au plus, et cela seulement pendant soixante jours de l’année. Toutefois, lorsqu’ils étaient devenus chrétiens, les uns et les autres étaient libérés après deux générations, et c’est l’application plus ou moins scrupuleuse de ce règlement qui a fourni un noyau de population libre, établie surtout dans les villes. Succédant à la domination espagnole, le célèbre docteur Francia ne changea presque rien en apparence à cet état de choses, mais en réalité il le modifia profondément dans l’intérêt de sa politique soupçonneuse et tyrannique. Ainsi il interdit à ses sujets tout droit de voyager, de faire aucun commerce, d’entretenir aucune relation avec leurs voisins, et en même temps, par les monopoles qu’il institua, par les confiscations qu’il fit prononcer au bénéfice du domaine public, il devint presque le seul propriétaire du pays, comme il y était le seul fabricant et le seul commerçant. L’aristocratie locale, ou du moins ce qui en existait encore, se trouva presque ruinée par le fait, mais sans que sa ruine profitât d’aucune façon aux classes inférieures. Ce ne fut pas tout. Allant plus loin encore dans son système de division et de réduction des gens ou des familles à l’impuissance, le dictateur partagea toute la population en quatre castes, les blancs, les mulâtres, les Indiens et les noirs, interdisant toute espèce d’alliance d’une caste à l’autre, et se réservant d’ailleurs le droit de revenir à son gré sur ce premier partage, c’est-à-dire de faire descendre dans les castes inférieures les familles qui pourraient lui causer quelque ombrage ; puis, comme c’était un homme qui se croyait tout permis, il finit par ordonner que, même dans l’intérieur d’une caste, il ne pourrait se conclure de mariages que par sa permission. C’était là le régime qui s’appelait la république au Paraguay et qui était encore en vigueur sous le règne du maréchal Lopez.
Quant aux missions fondées par les jésuites, elles étaient, comme on le sait, régies, sous l’administration des révérends pères, par le communisme le plus pur et le plus absolu. Malgré le dégoût que doit nous inspirer un pareil régime, nous ne pouvons pas dire que les Indiens en aient souffert matériellement. Au moins ne connaissons-nous aucun exemple de soulèvement, aucun souvenir d’agitation qui prouve que les populations soumises à ce joug étrange l’aient jamais supporté avec mécontentement. Bien loin de là, tous les témoignages qui ont été rendus sur ce sujet, mais il faut dire que ce sont des témoignages de jésuites, tendent à faire croire que les Indiens se prêtaient facilement au système, et même y jouissaient d’un certain bonheur relatif, surtout quand on le compare à la vie qu’auparavant ils menaient dans leurs forêts. D’ailleurs ils n’étaient pas exploités par leurs maîtres, c’était de l’obéissance et non de l’argent que les jésuites exigeaient d’eux. On les traitait presque toujours comme des enfans, et le reste du temps comme des troupeaux ; mais on employait honnêtement à l’amélioration de leur sort matériel le produit d’un travail qui n’avait rien d’excessif, et dont il n’était rien distrait que ce qui était nécessaire pour payer la capitation et autres impôts levés par le fisc royal. Les missionnaires eux-mêmes vivaient dignement, mais simplement, et, au dire des voyageurs qui ont tout récemment encore parcouru ces contrées, il paraît certain que le souvenir des révérends pères n’y éveille que des sentimens sympathiques. Peut-être aussi les fonctionnaires de la république ont-ils contribué par leur conduite à entretenir ces sympathies. Cependant, soit que cette race des Guaranis ait un caractère tout particulier, soit que ce régime ne fut pas aussi absolument mauvais que nous sommes portés à l’imaginer, il dura longtemps encore après l’expulsion des jésuites, et ne fut aboli qu’en 1848 par le président don Carlos Lopez, probablement avec des intentions fiscales. Son fils avait donc l’avantage d’avoir affaire à une population admirablement façonnée par ses devanciers à l’obéissance, et qui allait donner de cette qualité des preuves merveilleuses en se défendant énergiquement dans ses foyers. C’est la seconde phase de la guerre.
IV.
La plaine dans laquelle le maréchal Lopez attendait les alliés peut être considérée comme un quadrilatère dont les côtés sont figurés à l’ouest par le Paraguay, au sud par le Parana, à l’est et au nord par le Tebicuary, un cours d’eau de moindre importance, qui, sorti à l’est de la cordillère paraguayenne, se jette dans le Paraguay après avoir longé le pied des montagnes au sein desquelles se trouve le territoire cultivable et habité. La superficie de ce quadrilatère peut être évaluée à un millier de lieues carrées et même plus, équivalant à plusieurs de nos départemens. C’est une solitude complète : ni villages, ni habitations, ni habitans ; à peine dans la saison sèche quelques rares troupeaux viennent brouter l’herbe des terrains, ou, pour mieux dire, des vases momentanément abandonnées par les eaux. C’est plus triste, plus désolé et plus insalubre que les maremmes de la Toscane ou de la campagne de Rome ; on n’y rencontre même pas de ruines pour éveiller quelque intérêt dans l’âme du voyageur. Deux ou trois hauteurs s’élèvent à peine au-dessus de la surface plate du pays ; rien que des lacs et des étangs, et d’immenses marais que l’on appelle tantôt esteros et tantôt carrisals selon la végétation qui les a envahis, selon qu’ils émergent plus ou moins pendant la saison sèche. Au contraire, pendant la saison des hautes eaux et des pluies équatoriales, les deux grands fleuves qui enserrent ce territoire l’inondent presque complètement. Accourant du nord et chargés de tous les tributs que leur versent d’innombrables affluens, ils franchissent leurs bords et se précipitent avec une violence extrême et par cent brèches différentes dans ces terrains bas qu’ils ravinent et bouleversent. Toutefois en se combattant et se résistant mutuellement, aidés d’ailleurs par le travail de la végétation qui s’empare des dépôts charriés par eux, ces cours d’eau ont fini par former avec la suite des âges des renflemens de terrains et comme des digues naturelles, sur lesquels ont poussé de loin en loin quelques rares pieds d’arbres qui servent de points de repère au voyageur, et varient seuls la monotone perspective de ces solitudes.
Le système défensif de cette plaine, que les circonstances locales rendaient déjà si difficile à envahir, s’appuyait sur divers ouvrages de fortification. Sachant que le Paraguay offrait la seule route par laquelle ou pût essayer de tourner la position formidable qui couvrait le haut pays, c’était sur ce fleuve que le maréchal Lopez avait disposé ses moyens de défense artificielle, dans des lieux bien choisis : Curupaity et Humayta.
Curupaity, que l’on rencontre d’abord à 5 ou 6 lieues en amont du confluent des fleuves, est un ouvrage régulier qui présentait en batterie sur ses remparts une cinquantaine de pièces de canon. Construit sur une rive escarpée et continuellement minée par le courant, il était impossible à prendre d’escalade, et il n’y avait pas à songer à le réduire avec des navires, même cuirassés. Du côté de la terre, il était complètement à l’abri d’un coup de main, ainsi que les alliés l’apprirent plus tard à leurs dépens. Toutefois on ne devait le considérer que comme un ouvrage avancé qui couvrait les approches de Humayta, situé à 2 lieues plus au nord en ligne directe, mais à une distance plus que double par la route du fleuve. Humayta était la clé de tout le système, et l’on n’avait rien épargné pour en faire un établissement des plus importans. Construite sur une berge et élevée d’une dizaine de mètres au-dessus du niveau de l’eau, sur un coude du fleuve, cette place affectait la forme d’un fer à cheval qui se présenterait du côté de sa partie concave, de sorte que toutes les batteries établies sur cette concavité pouvaient concentrer sur un point unique les feux des cent pièces de canon qui armaient les remparts. La rapidité du courant et l’étroitesse du chenal navigable, qui en cet endroit n’excède pas 300 mètres, ajoutaient encore à la force de la position. Pour compléter enfin tous les moyens de défense accumulés de ce côté, le lit du fleuve était semé de torpilles, il était barré d’une rive à l’autre avec des chaînes et des estacades flottantes derrière lesquelles se tenaient, tout prêts à s’élancer sur l’ennemi, des brûlots, des chatas ou radeaux portant de l’artillerie, etc.
Le sommet de cette partie de la berge sur laquelle s’élève Humayta se développa sur une longueur de plus de 2,000 mètres, et confine par ses deux extrémités nord et sud à des carrisals ou marais qui sont en communication avec le fleuve pendant la saison des hautes eaux. Du côté de la terre, c’est-à-dire vers l’intérieur, cette élévation de la berge s’étend sur une superficie profonde d’environ 4, 000 mètres sur 2,000 de large ; au-delà, on ne trouve plus que des marécages et des rivières. L’eau en a été utilisée pour remplir les fossés des retranchemens qui entourent complètement toute la position et se développent avec leurs redans, leurs rentrans et leurs saillans sur une longueur de 13 ou 14 kilomètres. À l’intérieur de ces ouvrages se trouvent les casernes, les hôpitaux, l’église, les magasins, les bâtimens d’administration, qui ont été préparés pour contenir une garnison ou plutôt une armée d’une vingtaine de mille hommes. D’ailleurs, au nord comme au sud, en amont comme en aval du fleuve, ou ne peut trouver qu’à plusieurs lieues d’Humayta des points sur lesquels il serait possible de tenter un débarquement, mais un débarquement, qui, vu la nature du pays, ne mènerait à rien. La seule direction par laquelle on puisse en approcher, c’est par l’est, par les terrains détrempés de la plaine que nous avons décrite, et encore, pour se couvrir de ce côté, les Paraguayens avaient construit deux forts détachés, Tuyucué et Tayi ou Establicimiento, dont il fallait s’emparer avant de pouvoir se porter sur Humayta.
Quoiqu’il eût été obligé de se replier et de rentrer sur son territoire, on comprend aisément que le maréchal Lopez dut attendre les alliés avec confiance dans des positions aussi redoutables. Il les attendit longtemps, car ce fut seulement vers le milieu d’avril 1866, c’est-à-dire cinq mois pleins après le départ des Paraguayens, qu’ils franchirent à leur tour le Parana, sur un point nommé Itapiru et situé presque au confluent des deux fleuves, à 3 ou 4 kilomètres du Paso de la Patria, village qui sert de lieu d’entrepôt aux communications qui s’échangent entre les rives paraguayenne et argentine. Le maréchal Lopez, qui avait eu tout le temps de se préparer, avait couvert ce point de fortifications passagères, et il y avait amené une nombreuse artillerie ; mais lorsqu’il se vit pris en flanc par l’armée qui débouchait d’Itapiru et canonné de front par la flotte brésilienne, il prit le parti de se retirer dans l’intérieur en abandonnant presque sans combat aux alliés les magasins et une partie du matériel qu’il avait réuni en ce lieu.
À ce moment, l’armée alliée, commandée par le général Bartolome Mitre, président de la confédération argentine, pouvait se composer d’une cinquantaine de mille hommes. Celle que le maréchal Lopez lui opposait était fort inférieure en nombre, car, outre les 20,000 hommes que lui avaient coûtés les expéditions de Corrientès et de Matto-Grosso, elle avait déjà, au dire du colonel Thompson, qui servait avec elle, perdu une trentaine de mille hommes par les maladies et par suite des travaux extraordinaires que le maréchal Lopez faisait exécuter dans ce pays malsain. Malgré la rigueur extrême avec laquelle il poussait le recrutement, il ne lui restait plus guère que 30,000 hommes, moins peut-être.
Ne prenant que le temps d’établir leurs dépôts et d’organiser leurs moyens de communication avec la rive argentine, les alliés s’empressèrent de marcher à l’ennemi. Celui-ci, encore plein de confiance, leur épargna, comme on dit, la moitié du chemin en prenant lui-même l’initiative de l’attaque, les 2 et 24 mai, dans deux actions sanglantes où l’honneur des armes resta aux alliés, mais sans produire pour eux d’avantages bien sensibles. Les officiers paraguayens disent cependant qu’après la journée du 24 mai, la plus importante des deux à beaucoup près, leur armée était désorganisée, et qu’au lieu de s’arrêter, si les alliés avaient poursuivi leurs succès jusqu’au bout, ils n’auraient pas rencontré d’obstacles et seraient peut-être entrés dans Humayta à la suite des vaincus.
Cependant la poursuite était à peu près impossible sur ce terrain difficile, dans l’état où se trouvait l’armée alliée et avec les moyens dont elle pouvait alors disposer. Une victoire, même complète, désorganise toujours plus ou moins l’armée victorieuse, surtout quand le succès a été acheté par des pertes considérables. Ensuite les maladies sévissaient dans les rangs des alliés, qui se trouvaient déjà au mois de juin réduits à 30, 000 hommes. D’ailleurs les services étaient encore très imparfaitement organisés ; nous avons de cette époque une lettre adressée à sa femme par le général Florès, président de la république de l’Uruguay et commandant du contingent oriental, qui raconte que ses troupes et lui sont restés trois jours sans manger.
Quoi qu’il en soit, les alliés ne se crurent pas en mesure de pousser immédiatement leurs avantages. Ils s’arrêtèrent là où la victoire les avait conduits, c’est-à-dire à deux lieues environ vers le nord de leur point de débarquement, le Paso de la Patria, et ils s’y retranchèrent. Sous le rapport défensif, la position de ce lieu, appelé Tuyuti, était bonne. C’est une langue de terre presque complètement entourée par l’Estero-Bellaco ou par les cours d’eau qui l’alimentent ; elle couvrait bien les alliés, mais par contre elle avait le défaut de ne pas offrir des débouchés faciles, inconvénient réel pour une armée qui devait tôt ou tard reprendre l’initiative. On le reconnut bientôt lorsqu’au mois de juillet le général Florès attaqua les lignes que les Paraguayens étaient venus établir sur la gauche des alliés, en un lieu nommé Potrero-Sauce, qui commande en effet dans cette direction les débouchés de Tuyuti. L’action fut sanglante, et, quoique les Paraguayens y perdissent 2,500 hommes, tués ou blessés, ils gardèrent leurs positions.
Cet insuccès fit changer pour un temps le plan d’opérations des alliés. Renonçant à pousser devant eux l’armée qui leur faisait face, ils essayèrent de la tourner par sa droite, c’est-à-dire par le fleuve Paraguay, en employant les bateaux cuirassés qui commençaient à leur arriver. L’idée était juste, comme l’expérience le démontra plus tard, mais à la condition d’être appliquée autrement qu’elle ne le fut d’abord. Le maréchal Lopez sentait bien aussi que c’était le point faible de son système, et que la conséquence inévitable du passage des alliés par le fleuve était de le forcer à abandonner presque sans coup férir tout ce terrain sur lequel il espérait que ses ennemis viendraient perdre leurs efforts et leur santé. Aussi depuis quelque temps s’occupait-il très activement de perfectionner et de multiplier les moyens de défense si formidables qu’il avait déjà établis sur le fleuve et que nous avons décrits plus haut. Dans cette vue, il avait tout récemment changé ce qui n’était d’abord qu’une simple batterie de côte à Curuzu, à une lieue au-dessous de Curupaity, en un camp retranché armé d’une quinzaine de pièces de gros calibre, sans compter les canons de campagne, et occupé par une division de û ou 5, 000 hommes sous les ordres du général Diaz. La position était forte, défendue de presque tous les côtés par le fleuve ou par un carrisal : on ne pouvait l’aborder que par une berge étroite. Les alliés cependant se décidèrent à l’attaquer. Un corps de 14,000 hommes, commandé par le général Porto-Alegre et soutenu par 7 canonnières cuirassées, fut chargé de l’opération et il y réussit. Dans ce combat, l’un des navires brésiliens, le Rio de Janeiro, ayant abordé une torpille, sombra presque immédiatement avec son équipage. C’est le seul exemple que l’on puisse citer pendant toute cette guerre de l’effet des torpilles malgré la profusion avec laquelle les Paraguayens se servirent de ces engins, et plusieurs fois à leur propre détriment : ils en souffrirent plus que leurs ennemis. D’ailleurs ils avaient encore perdu dans cette occasion plus de 2,000 hommes, tués, blessés ou prisonniers ; le reste de la garnison se sauva par la rive sur Curupaity. Le maréchal Lopez, en apprenant le résultat de la journée, fit décimer rigoureusement tous les soldats d’un bataillon, qu’il accusa d’avoir faibli, et quant aux officiers, la moitié d’entre eux furent fusillés comme traîtres à la patrie. Pour désigner les victimes, on las fit tirer à la courte paille.
Après cette action, Lopez, sentant bien l’importance du coup qui venait de lui être porté, demanda au général Mitre une entrevue qui eut lieu le 12 septembre 1866, mais qui ne produisit aucun résultat. Le général argentin repoussait toute ouverture qui n’aboutirait pas à l’exécution du traité signé par les alliés. Or, si ce traité offrait la paix au Paraguay en lui garantissant son indépendance et son autonomie, il imposait aussi comme condition l’éloignement du maréchal Lopez, et c’était naturellement un point auquel celui-ci ne voulait pas consentir.
Le succès avait rendu la confiance aux alliés, et bientôt après un corps nombreux commandé par le général Mitre en personne tenta de refaire le 22 septembre à Curupaity ce qui avait si bien réussi à Curuzu ; mais là on rencontra des obstacles beaucoup plus formidables. Construit depuis plus longtemps, revêtu en partie de maçonnerie, étudié avec plus de soin, Curupaity avait aussi une garnison et une artillerie plus nombreuses : 49 pièces de gros calibre sur ses remparts seulement. Le feu de la flottille ne produisit presque aucun effet sur de pareils ouvrages, et les assaillans, massés en colonne serrée sur la berge étroite qui leur ouvrait seule un passage pour arriver jusqu’au pied des murailles, furent accablés par un feu dont tous les coups portaient dans leurs masses profondes. En vain les bataillons argentins, qui tenaient la tête de la colonne, s’avancèrent-ils avec la plus brillante ardeur, en vain pénétrèrent-ils jusqu’au bord du fossé ; ils ne purent le franchir et finirent par être obligés de battre en retraite en laissant le terrain couvert de cadavres. Dans cette infructueuse attaque, les pertes des alliés furent très nombreuses ; ils avouèrent dans leur bulletin 4,000 hommes, mais les Paraguayens prétendent avoir ramassé sur le champ de bataille plus de 5,000 tués ou blessés. De ces derniers, très peu échappèrent, à peine une douzaine peut-être. La misère commençait à se faire cruellement sentir dans le camp des Paraguayens ; ils achevaient les blessés pour s’emparer plus aisément de leurs sacs, de leurs armes, de leurs habits. Eux-mêmes ils n’eurent à regretter dans cette journée que des pertes insignifiantes.
À la suite de cet échec, les opérations actives restèrent suspendues jusqu’au mois de juillet de l’année suivante, pendant dix mois qui marquèrent un temps de douloureuses épreuves physiques et morales pour les alliés. D’abord leur entente parut très menacée. Des tentatives d’insurrection qui éclatèrent dans la confédération argentine entraînèrent le départ d’une partie de son contingent. Le général Mitre lui-même fut rappelé par ces circonstances à Buenos-Ayres en novembre 1866, et le bruit s’accrédita qu’il songeait à se retirer de l’alliance. On en disait ou on en faisait dire autant des Orientaux, qui ne pouvaient que très difficilement entretenir le corps de troupes déjà si faible par lequel ils étaient représentés dans le camp des alliés. Les Brésiliens étaient presque seuls à soutenir le fardeau de la guerre, et quand on comparait à l’importance des sacrifices consommés l’insignifiance des résultats obtenus, il ne paraissait pas déraisonnable de croire qu’ils allaient, eux aussi, abandonner l’entreprise. Une pointe qui les avait conduits dans un lieu pestilentiel, juste à 2 lieues de leur point de débarquement, c’était, avec l’occupation de Curuzu, tout ce que les alliés avaient pu faire depuis plus de deux ans que la guerre durait. Encore était-on bien maître, de ces deux points ? Lorsque vint la saison des hautes eaux, Curuzu fut complètement submergé par la crue du fleuve, et le camp de Tuyuti inondé. Pour comble d’infortunes, aux maladies qui sévissaient déjà sur les troupes vint s’ajouter le choléra, si bien qu’au mois de mai 1867 les hôpitaux des alliés contenaient plus de 13,000 malades, — plus que le tiers, la moitié peut-être de l’effectif réel. Dans une position aussi critique, que faire ? Évacuer, ou, si l’on avait le courage de la persévérance, rester sur la défensive, comme on y resta en effet, en perfectionnant les chemins et les établissemens.
La situation du maréchal Lopez n’était pas plus florissante. Les pertes qu’il avait déjà faites le mettaient à son tour dans l’impossibilité de prendre l’offensive. En réalité, il était épuisé d’hommes et obligé de prendre les enfans pour repeupler les cadres affaiblis de ses régimens. Il était contraint de supprimer plusieurs de leurs numéros pour recomposer des corps avec les débris de ceux qui avaient été le plus éprouvés. Dans sa détresse, le dictateur allait jusqu’à enrégimenter les femmes pour en faire des valets d’armée, une sorte de train des équipages militaires, qui transportaient le matériel sur leurs têtes ou sur leurs dos, quand elles n’étaient pas employées dans les hôpitaux ou bien aux travaux de défense dont il couvrait le pays. C’est à cette époque que par des prodiges d’activité il compléta un système de retranchemens qui reliaient tout l’ensemble de ses positions. Depuis Curupaity jusqu’à Humayta, il fit construire, en décrivant dans l’intérieur, sur un développement de 30 kilomètres au moins et en prenant la live gauche du fleuve pour corde, un grand arc de cercle qui couvrait ces deux points importans par une ligne de fortifications continue et parfois double. Prévoyant même le cas d’une retraite forcée, il ordonna la construction sur la rive droite du fleuve, dans le désert du Grand-Chaco, d’une route militaire qui, partant d’un point nommé Timbo, situé à 2 lieues au-dessus de Humayta, offrait de plus à l’armée paraguayenne l’avantage de pouvoir manœuvrer aisément sur l’une et l’autre rive du Paraguay. C’était encore un grand ouvrage qui n’avait pas moins de 90 kilomètres de développement, comprenait la traversée de beaucoup de marécages et la construction de cinq grands ponts, sans compter celui qui était à jeter sur la rivière Vermejo, l’affluent le plus considérable que le Paraguay reçoive sur la rive droite. Tous ces travaux étaient l’œuvre d’un homme ingénieux, actif, opiniâtre ; mais étaient-ils aussi l’œuvre d’un homme sage et prudent ? On ne saurait le croire. D’abord l’événement démontra que toutes ces fortifications pouvaient être tournées sans grandes difficultés ; ensuite elles nécessitèrent la présence au camp de toute la population valide, dont une partie fut décimée par les maladies ; l’agriculture fut par suite négligée, et il en résulta une effroyable famine ; enfin, en éparpillant ses moyens et son monde sur de si grands espaces, le dictateur se mettait lui-même hors d’état de profiter de l’affaiblissement de ses ennemis. Si au contraire il eût réuni ses ressources, s’il eût dirigé une attaque à fond sur le camp de Tuyuti lorsque les alliés s’y trouvaient dans la misérable condition que nous avons dite, n’aurait-il pas eu de grandes chances pour les contraindre à repasser à leur tour le Parana ?
Il ne faut pas imaginer néanmoins que pendant ces dix mois on ne fit de part et d’autre que s’observer l’arme au bras. Il n’était presque pas de jour qui ne fût signalé par quelqu’une de ces stériles escarmouches d’avant-postes auxquelles se laissent si facilement entraîner les armées de nouvelle formation. Il n’y a que les vieilles troupes qui soient ménagères de leur sang, qui sachent économiser leurs efforts en vue d’un coup décisif à porter. Le maréchal Lopez se plaisait à ce jeu cruel et inutile, il croyait aguerrir ses hommes ; il ne réfléchissait pas qu’il ne disposait pas de forces aussi considérables que celles de ses adversaires, et que ses soldats, aimés pour la plupart de fusils à pierre, ne luttaient pas dans des conditions d’égalité avec les fusils rayés et perfectionnés des alliés. Dans ces tirailleries, comme on disait dans la langue militaire du siècle dernier, il périt encore beaucoup de monde.
Ainsi se passa le temps jusqu’à la fin de juillet 1867, époque où le général Mitre, étant revenu de Buenos-Ayres et ayant reçu des renforts qui portaient l’effectif de son armée à plus de 40,000 hommes, reprit les opérations actives en changeant tout son premier plan de campagne. Au lieu de se développer par sa gauche, comme il avait d’abord essayé de le faire sans succès, il résolut d’opérer par sa droite. C’était presque renoncer à l’appui de la flotte, c’était s’imposer la condition de n’avancer qu’avec une extrême lenteur, car dans cette direction il était de nécessité absolue de construire pied à pied toutes les routes indispensables aux transports de l’armée ; mais du moins on avait l’avantage de manœuvrer en terrain libre, et, en profitant de la supériorité numérique que l’on avait recouvrée, on pouvait espérer d’envelopper Humayta, et de faire tomber, comme conséquence, toutes les positions dont cette place était la clé. Cette considération était décisive. Aussi le 22 juillet 1867, laissant 12 ou 13,000 hommes dans son camp de Tuyuti, qui pendant tous ces délais avait été complètement retranché, le général Mitre prit avec 30,000 hommes la direction de Tuyucué, qui fut à peine défendu et enlevé sans coup férir.
Toutefois, pendant que ce mouvement se dessinait à l’extrême droite des alliés, il se tentait sur leur gauche une expérience dont le succès allait produire les conséquences les plus importantes pour le résultat de la campagne. Si l’attaque ; dirigée l’année précédente par le général Mitre avait abouti à un échec militaire, elle avait néanmoins fourni un enseignement que l’on voulait mettre à profit. Les bâtimens cuirassés qui avaient été engagés contre Curupaity n’avaient eu, il est vrai, par leur artillerie, toute grosse qu’elle fût, aucun effet sur les murailles de la forteresse ; en revanche, les pièces de fort calibre dont celle-ci était armée n’avaient pas été plus efficaces contre les cuirasses des navires. On tira de ce fait la conclusion que, s’il était inutile d’engager les bâtimens cuirassés dans des combats d’artillerie avec les batteries de la terre, on pouvait du moins les faire défiler presque impunément sous le canon de ces ouvrages, de telle sorte qu’en respectant un ou deux points seulement, mais en les franchissant, on deviendrait maître de toute la navigation et du moyen de communication le plus important de l’ennemi. La plus grande difficulté à vaincre serait celle de ravi- tailler les navires que l’on aurait ainsi lancés en avant ; cette difficulté, on pouvait la résoudre en construisant sur la rive droite du fleuve une route qui servirait à approvisionner ces forteresses flottantes, rapides et invulnérables. On se mit à l’œuvre, et, la route étant à peu près en état, une escadrille brésilienne défila le 15 août sous les remparts de Curupaity sans qu’il en résultât pour elle aucune avarie sérieuse. Le problème était résolu : tout le système de défense inventé par le maréchal Lopez et poursuivi avec de si grandes dépenses d’hommes et d’argent était ou allait être tourné, pris à revers, réduit à l’impuissance.
Le rôle extraordinaire et presque imprévu que les bâtimens cuirassés ont ainsi joué dans cette guerre, non par le fait de leur puissance offensive, mais par l’unique condition de leur invulnérabilité, mérite les réflexions de tous ceux qui s’occupent d’études militaires. Quant à l’artillerie, pour le dire en passant, elle ne réussit pas mieux que les torpilles. Les deux armées étaient cependant pourvues, et en abondance, de modèles de toutes les pièces qui ont été inventées dans ces derniers temps en Europe ou en Amérique, et elles en firent un grand usage, car les consommations de munitions furent immenses, ainsi qu’il est ordinaire de la part de jeunes troupes. Néanmoins les résultats furent uniformément très médiocres. Si les navires légèrement cuirassés des Brésiliens n’eurent pour ainsi dire pas à en souffrir, les fortifications des Paraguayens ne furent, en revanche, que très faiblement entamées. Lorsque Humayta se rendit, il aurait dû avoir reçu quinze ou vingt mille projectiles des plus gros calibres, et c’était à peine s’il en portait quelques traces sérieuses. Le fait s’explique en partie, puisque la place ne fut jamais bombardée qu’à de longues distances ; mais cela ne suffit pas pour rendre compte du peu d’efficacité de toute cette artillerie, surtout quand on se rappelle qu’à Curupaity, à Humayta, à Angostura, les canonnières blindées des Brésiliens passèrent presque impunément et presque à bout portant devant des canons de très fort calibre. Il n’y eut en réalité d’efficaces dans cette guerre que les pièces de campagne employées, non contre les obstacles matériels, mais contre les bataillons.
Cependant les alliés cheminaient sur leur droite, mais lentement à cause des difficultés du terrain et de l’obligation où ils étaient de repousser les sorties que les Paraguayens faisaient presque chaque jour. Aussi ne fut-ce qu’après trois mois de travaux et de combats qu’ayant encore emporté sur leur route Establicimiento, ils arrivèrent jusque sur le Paraguay en un point nommé Tayi, situé sur la rive droite du (leuve, en amont de Humayta. La distance qu’ils avaient parcourue depuis Tuyuti dans cette marche laborieuse était tout au plus de 35 kilomètres ; mais, dès le jour de son arrivée à Tayi, le 2 novembre, le général brésilien Menna-Barreto montra quelle était l’importance du mouvement qu’il venait d’accomplir en canonnant deux vapeurs paraguayens qui descendaient le fleuve, traînant à la remorque des bateaux chargés de matériel à destination de Humayta. Les communications de l’armée paraguayenne étaient donc, sinon coupées, au moins très menacées. Du reste, il en coûtait cher aux alliés pour occuper ce point, si important qu’il fût. Le prix de transport d’un boulet de 150 de Tuyuti à Tayi revenait à 65 francs, celui d’une tonne de charbon à 825 francs, et le reste à l’avenant.
Lopez ne se méprit pas sur les dangers de sa position. Aussi, dès le lendemain du jour où les 6,000 Brésiliens du général Barreto s’étaient établis à Tayi, il dirigea des lignes qu’il occupait toujours en présence de l’ennemi une sortie en masse sur le camp de Tuyuti. L’idée était certainement juste, et, si elle avait pu se réaliser, elle aurait sans doute forcé les 25,000 ou 30,000 hommes que les alliés avaient répandus dans la plaine à se replier sur leur base d’opération ; mais, pour réussir, il aurait fallu avoir plus de monde que le maréchal Lopez n’en put réunir : 8,000 hommes seulement. Les Paraguayens cependant se lancèrent à l’attaque avec leur impétuosité et leur bravoure habituelles, ils escaladèrent sur quelques points les parapets du camp ; ils prétendent même qu’ils l’eussent probablement emporté ou incendié, si leurs soldats, excités par la misère, ne se fussent débandés pour piller les magasins de l’ennemi. Ce qui est certain, c’est qu’au bruit de cette attaque la garnison de Tuyucué s’élança de sa position à son tour, et, prenant les Paraguayens en flanc, les força de rentrer dans leurs lignes après avoir encore perdu plus de 2,000 des leurs.
Ses troupes ayant rapporté du butin et trois drapeaux enlevés sur les parapets des ouvrages ennemis, Lopez fit proclamer pompeusement par tout le Paraguay qu’il avait obtenu une éclatante victoire. Il savait bien cependant que c’était un échec, et qu’au lieu de forcer ses adversaires à se concentrer, comme il l’avait espéré, c’était lui qui était maintenant contraint de le faire. En effet, il donna l’ordre d’évacuer sa première ligne de défense et de faire refluer sur Humayta la plus grande partie de son immense matériel d’artillerie (plus de cent cinquante pièces). Les Paraguayens purent procéder à cette opération sans être troublés par les alliés, qui de leur côté employèrent tranquillement les trois mois qui suivirent à se fortifier dans leurs camps, à diriger des approvisionnemens de tout genre sur l’importante position de Tayi. On aurait pu croire à une trêve tacite entre les deux armées sans les incessantes canonnades auxquelles elles se livraient sur tous les points du vaste théâtre qu’elles occupaient ; mais c’était une canonnade engagée à de longues distances et par suite inoffensive. La fin de l’année s’écoula au milieu de ces travaux intérieurs et de ces démonstrations aussi coûteuses qu’inutiles.
L’année 1868 allait au contraire apporter de très grands changemens dans les situations respectives des belligérans. Elle s’inaugura d’abord par la retraite du général B. Mitre, que la mort inattendue du vice-président de la confédération argentine rappelait à Buenos-Ayres, au siège du gouvernement de la république. Le 14 janvier 1868, il remit le commandement en chef de l’armée alliée au maréchal Caxias, qui depuis le mois de novembre 1866 commandait le contingent et la flotte du Brésil. C’était la plus grande illustration de l’armée brésilienne, l’officier le plus ancien et le plus élevé en grade. Il s’était d’abord fait connaître par l’habileté et l’énergie avec lesquelles il avait, pendant la minorité de l’empereur dom Pedro II, comprimé une tentative d’insurrection dans la province de Saint-Paul. Cela l’avait mis bien en cour, et depuis lors on s’était toujours adressé à lui dans les occasions où le Brésil avait eu à faire quelque développement de forces un peu sérieux. Ainsi c’était lui qui commandait en 1852 le contingent brésilien à la bataille de Caseros, où succomba le gouvernement du Dictateur Rosas, On pouvait dire qu’il avait réussi dans toutes ses missions, et récemment encore il avait dirigé avec un mérite réel le mouvement tournant qui avait porté le général Barreto jusqu’à Tayi. Il avait l’avantage de prendre le commandement d’une armée déjà éprouvée par trois ans de travaux et de combats, et que des renforts arrivés depuis peu en proportion considérable venaient de reporter au chiffre d’environ 50, 000 hommes.
Le plan qu’il paraît avoir adopté consistait à ne pas donner un plus grand développement aux opérations qui venaient de s’accomplir par terre, et qui enfermaient dans un cercle toutes les positions paraguayennes ; il chercha plutôt à s’étendre sur le fleuve. En effet, le 13 février 1868, trois canonnières cuirassées, qui avaient été construites à Bio de Janeiro et qui en arrivaient, commencent par franchir sans accident la passe de Curupaity, puis le 18 elles se joignent à celles qui les avaient précédées au mois d’août, et franchissent ensemble la passe de Humayta. Des six bâtimens qui tentèrent l’entreprise, un seul resta en arrière, non qu’il eût éprouvé des avaries, mais uniquement parce que sa machine était trop faible pour remonter le courant, très rapide en cet endroit. Il alla rejoindre ceux qui occupaient les eaux de Curupaity. Les autres passèrent sans dommages réels, bien qu’ils dussent, à cause des sinuosités du fleuve, rester, pendant quarante-deux minutes et à une distance de 200 ou 300 mètres au plus, exposés à l’innombrable artillerie qui garnissait les remparts de Humayta. Ils allèrent alors rallier la division qui s’était établie à Tayi. Par suite de ce mouvement, l’investissement de toutes les positions de Lopez était presque complet ; il n’y avait plus de passage libre pour l’armée paraguayenne, si elle voulait sortir du cercle où elle était enfermée, que par Humayta et par la route commencée sur la rive droite du fleuve, sur la limite du Grand-Chaco.
La situation était devenue très critique, d’autant plus que le jour même où la flotte brésilienne franchissait la passe de Humayta, le 18 février, la division du général Barreto s’emparait de la redoute de Cierva, poste intermédiaire entre Tayi et Humayta, et que, le 22, les navires cuirassés des Brésiliens, manœuvrant en route libre, venaient montrer leur pavillon à l’Assomption, sous les murs de la capitale, qui était désormais à leur merci. Les alliés étaient, sauf sur un ou deux points, les maîtres du cours du fleuve, depuis son confluent avec le Parana jusqu’aux extrémités du pays. Lopez sentit le péril, et peut-être comprit-il alors la faute qu’il avait faite en dépensant tant d’argent, tant de forces et tant d’hommes pour l’exécution de travaux et d’ouvrages qui devenaient un embarras plutôt qu’un appui, car il n’avait pas les moyens de les défendre et de les occuper, réduit qu’il était à 15,000 ou 20,000 hommes, à ordonna dès lors d’évacuer Curupaity et tous les ouvrages qu’il avait fait élever au sud du Tebicuary, ne réservant que la place de Humayta, où il laissa provisoirement une garnison de 3,600 hommes, laquelle devait être encore réduite plus tard, lorsque le dictateur aurait assuré sa retraite personnelle. Le 2 mars, en effet, sans plus tarder, il traversa Humayta, gagnant le Grand-Chaco, qu’il remonta pendant une vingtaine de lieues avant de repasser sur la rive droite avec les troupes et le matériel qu’il traînait à sa suite. Le passage se faisait de nuit, dans des circonstances qui devaient singulièrement humilier l’orgueil de Lopez. Aussi prétend-on qu’arrivé à ce degré de sa mauvaise fortune il eut l’idée d’abandonner la partie, de traverser le Grand-Chaco pour se rendre en Bolivie et de là en Europe. Si véritablement il agita cette résolution dans son esprit, on doit regretter qu’il ne l’ait pas suivie ; il eût épargné à son peuple, aux alliés, à lui-même, de douloureux sacrifices. Quoi qu’il en soit, nous le retrouvons bientôt au nord du Tebicuary, ayant établi son quartier-général en un point nommé San-Fernando, station de la route ordinaire du Paso de la Patria à l’Assomption. Alors, à force d’activité et d’énergie, il essaie de se refaire, il attend les chances que peut lui offrir encore la résistance de Humayta ; mais son humeur, déjà si cruellement aigrie, s’irrite encore, il ordonne de nouvelles extentions ; sous prétexte de conspiration, il fait arrêter son frère Benigno, qu’il garde enchaîné près de lui.
Les alliés le laissent d’abord dans cette position sans chercher à l’y inquiéter, tous leurs efforts sont alors concentrés sur Humayta, qui est devenu leur véritable objectif et qu’ils resserrent autant que la disposition des lieux permet de le faire. Avec leurs bâtimens cuirassés, avec les batteries qu’ils établissent à Andai sur un îlot situé à portée du canon de la place, ils parviennent à rendre très périlleuses les communications d’une rive à l’autre, même dans le rayon de feux des batteries ennemies ; mais les Paraguayens ne se découragent pas : si dans les eaux de Humayta même ils ne peuvent plus continuer leurs travaux d’évacuation, ils inventent de se créer des passages par les cours d’eau et les marais qui entourent Humayta du côté de l’intérieur et qui communiquent par plusieurs brèches de la rive avec le haut du fleuve. Pendant un certain temps et en se glissant sous le couvert de la végétation qui envahit les carrisals et les esteros, en se servant d’une trentaine de barques légères qui leur étaient restées, ils purent dissimuler leurs manœuvres à la vigilance de l’ennemi ; néanmoins un jour arriva où ils furent découverts, et alors les alliés, armant les embarcations de leurs bâtimens, vinrent à leur tour les chercher dans les routes secrètes qu’ils s’étaient frayées. Il s’ensuivit de nombreux combats qui retardèrent jusqu’au 5 août la capitulation de la place. La garnison, réduite à 1,200 hommes, se rendit avec tous les honneurs de la guerre, et elle les avait bien mérités. Depuis quelque temps déjà ses vivres étaient complètement épuisés, et dans les quatre derniers jours de la défense plus de 200 hommes étaient, à la lettre, morts de faim. La chute de Humayta était l’événement le plus considérable qui se fût encore accompli, et il est permis de croire qu’après avoir obtenu ce succès, si les alliés eussent montré plus d’activité, ils auraient pu frapper des coups décisifs.
L’on vit alors se renouveler le spectacle assez extraordinaire, quoique peut-être explicable par les difficultés de la topographie, mais que les deux adversaires avaient déjà présenté plus d’une fois depuis le commencement de la guerre. On eût dit qu’une trêve fût intervenue, que de part et d’autre on se fût interdit de troubler l’ennemi dans ses opérations. — Les alliés commencent par employer tranquillement tout le mois d’août et la première partie du mois suivant à s’installer dans Humayta, où ils transportent leur matériel, leurs approvisionnemens, leurs hôpitaux, etc., puis le 23 septembre, ayant reconnu la nouvelle position que venait de prendre Lopez et qu’ils croient ne pouvoir attaquer de front, ils s’occupent presque exclusivement de construire et de perfectionner, sur la rive droite du Paraguay, la route qui doit leur permettre de faire avancer leur armée pour aller prendre à revers les nouveaux ouvrages des Paraguayens. De son côté, Lopez s’établit à une dizaine de lieues au-dessous de l’Assomption, derrière le Pykysyry, affluent de la rive gauche du Paraguay. C’est une petite rivière peu large mais très profonde, qui n’est en réalité que le déversoir du grand lac de Ypoa, lequel se développe sur plusieurs lieues de longueur dans l’intérieur des terres, et forme avec les marais qui l’avoisinent une barrière infranchissable. De plus, et à très peu de distance au-dessus de l’embouchure du Pykysyry, le fleuve décrit un coude très accentué, presque à angle droit ; la position est entourée ainsi sur trois de ses faces par des obstacles très sérieux. La seule route qui communique librement avec l’intérieur n’est pas à la portée des alliés, qui n’auraient pu l’atteindre que par de très longs détours, et en cas de revers elle offre encore aux Paraguayens un moyen de retraite assuré. Au point de vue militaire, la position est donc très forte. Lopez, avec son activité ordinaire, s’empresse de la couvrir d’ouvrages qu’il garnit d’une centaine de pièces de canon ; il fait construire notamment de puissantes batteries à Angostura et à Villeta pour défendre l’entrée du Pykysyry et celle du Buey-Muerto, l’un des bras du Paraguay.
À cette époque, l’armée du maréchal Lopez pouvait être estimée à 10,000 hommes, en grande partie de nouvelle levée. S’étant rapprochée de ses magasins et du pays habité, elle souffrait moins du manque de vivres qu’elle n’en avait souffert dans le sud, mais les munitions lui manquaient. On n’avait pas pu approvisionner les pièces à cent coups, l’on avait eu la plus grande peine à compléter quatorze paquets de cartouches par homme, tant la poudre et les projectiles étaient devenus rares. L’armée alliée au contraire était convenablement approvisionnée ; mais de 50,000 hommes, qu’elle comptait au mois de janvier, elle avait été réduite par les maladies et par les combats à 32,000, les trois contingens compris. C’étaient naturellement les Brésiliens qui, étant de beaucoup les plus nombreux, avaient fourni le plus grand nombre de victimes. Nous ne saunons en établir le chiffre ; nous savons cependant par un discours du ministre de la guerre aux députés à Rio qu’au mois d’août 1868 le Brésil avait déjà expédié à l’armée d’opérations 84, 209 hommes. Combien survivaient ?
Les hostilités recommencèrent avec le mois de décembre, et cette fois elles furent poussées par le maréchal Caxias avec une remarquable vigueur. L’armée alliée, s’étant élevée par la route du Grand-Chaco, sur la rive droite du Paraguay, passa le fleuve en un lieu nommé San-Antonio, à 10 kilomètres environ au-dessus de Villeta, prenant ainsi à revers les positions occupées par Lopez sur le Pykysyry. Le 5 décembre, elle vint attaquer les avant-postes de Villeta et s’engagea dans une série de combats sanglans qui durèrent jusqu’au 27. Tous ces combats tournèrent à l’avantage des alliés, mais en leur coûtant fort cher, car ils y perdirent encore 8 ou 10,000 hommes, tués ou blessés. Quant aux Paraguayens, qui se défendirent pendant ces vingt jours avec un courage et un acharnement remarquables, ils furent complètement défaits ; il n’échappa que des fuyards et des hommes isolés. Lopez, qui avait juré à ses soldats de vaincre ou de mourir avec eux dans cette crise suprême, s’enfuit avant la consommation du désastre, abandonnant aux vainqueurs ses bagages, ses voitures, ses papiers, et jusqu’à plusieurs de ses esclaves du sexe féminin. Toutefois, avant de tourner la tête de son cheval vers le Cerro-Leon, il avait pris sa revanche à sa manière contre les revers de la fortune. Toujours en proie aux rêves de conspirations qui l’obsédaient, il ne partit pas sans avoir ordonné plusieurs exécutions nouvelles, entre autres celle de son frère Benigno.
On a peine à comprendre comment le maréchal Caxias, qui le 27 décembre, jour du combat décisif d’Ita Yvate, comme disent les Guaranis, ou de Lomas Valentinas, comme disent les Espagnols, avait sous la main 3 ou 4,000 hommes de cavalerie, ne fit pas poursuivre le maréchal Lopez. Peut-être, s’étant emparé du cours du fleuve et de tous les points fortifiés par l’ennemi, ayant détruit et dissipé son armée, ayant pris ou anéanti la plus grande partie de son matériel, le maréchal Caxias était-il convaincu que la guerre était finie. Toujours est-il qu’il s’empressa de le proclamer par un ordre du jour rendu public, et que, se contentant de faire une entrée solennelle à l’Assomption (2 janvier 1869), il s’embarqua pour Rio sans même attendre l’autorisation de son gouvernement.
VI.
Si le maréchal Caxias s’attendait à être accueilli comme un triomphateur, il fut bien déçu lorsqu’il débarqua, le 11 février 1869, à Rio Janeiro. Sans être blessante, la réception fut assez froide. L’opinion, et elle ne se trompait pas, refusait de croire que la guerre fût en effet terminée. Le bon sens général se rendait bien compte qu’après tout, et malgré tant de victoires, on était seulement maître du cours du fleuve, que l’intérieur du pays n’était ni occupé, ni même entamé, que dans ces circonstances l’opiniâtreté du maréchal Lopez, aidée par le dévouement extraordinaire de la population, trouverait encore de nouvelles ressources pour recommencer la lutte. Aussi, après quelques jours d’hésitation, il fut décidé qu’on reprendrait les opérations actives, et qu’on irait jusqu’au bout. C’est la troisième phase de la guerre.
Dans cette situation des esprits, le choix du général à nommer n’était pas chose moins importante au point de vue politique qu’au point de vue militaire. Plus sa position personnelle serait élevée, plus il deviendrait évident aux yeux de tous que l’on s’engageait sans réserve. On pensa alors au comte d’Eu, qui depuis le commencement de la guerre sollicitait avec instance d’être envoyé au Paraguay, mais qui n’avait encore participé qu’aux opérations de 1865 sur le Parana. Le Brésil étant un pays où le régime parlementaire et constitutionnel est très sincèrement pratiqué, le jeune prince avait dû se résigner, tout gendre qu’il fût de l’empereur dom Pedro, aux volontés des ministres. Nous ne savons d’où venaient les résistances qu’il rencontrait, mais nous pensons qu’il est permis de les attribuer au libéralisme franchement accusé de ses opinions politiques et à la netteté avec laquelle il avait manifesté ses sentimens abolitionistes en matière d’esclavage. C’était une manière de voir qui ne devait pas le mettre tout à fait en grâce auprès des ministres du jour. Quoi qu’il en soit, lorsqu’on eut besoin de lui, on le trouva prêt.
Le comte d’Eu (Gaston d’Orléans), fils aîné de M. le duc de Nemours, a aujourd’hui vingt-huit ans. Il a fait son éducation militaire à l’école d’artillerie de Ségovie en Espagne, et au sortir de l’école il obtint d’être attaché à l’état-major du maréchal O’Donnell, qui commandait alors l’armée espagnole au Maroc. Le jeune prince fit cette campagne avec beaucoup de distinction. Le jour même où il avait rejoint pour la première fois le quartier-général, il avait été décoré pour action d’éclat accomplie sur le champ de bataille. En 1864, il avait épousé sa cousine, la princesse impériale Isabelle, fille aînée de l’empereur dom Pedro II, et héritière de la couronne du Brésil.
Nommé le 22 mars 1869 général en chef de l’armée brésilienne au Paraguay, mais sans pouvoirs pour participer à l’administration du pays, qui était confiée au conseiller d’état Paranhos, le comte d’Eu se hâta de partir. Le 14 avril suivant, il était rendu à l’Assomption. L’état dans lequel il trouva les affaires n’était pas des plus encourageans. Pendant la saison chaude que l’on venait de traverser, les maladies avaient fait de cruels ravages dans l’armée, et de plus, en voyant partir le maréchal Caxias suivi de plusieurs des généraux les plus marquans, bon nombre d’officiers et même de soldats avaient cru pouvoir se permettre d’imiter l’exemple de leurs chefs. L’effectif était par suite descendu fort au-dessous de 25,000 hommes, les malades compris. Autre conséquence non moins naturelle, l’autorité ayant été fort ébranlée par le départ imprévu de ceux qui étaient plus particulièrement chargés de l’exercer, la discipline, qui n’avait pas toujours été la qualité la plus brillante de ces jeunes troupes, s’en était ressentie. De même les administrations et les services spéciaux, ne recevant plus qu’irrégulièrement des directions et des ressources, étaient quelque peu désorganisés ; quant aux chevaux, dont il se fait dans les guerres de l’Amérique une consommation extraordinaire, ce qui en restait était fort au-dessous des besoins. En réalité, presque tout était à reprendre et à réorganiser.
Tandis que le jeune général parait à ces nécessités de premier ordre, le maréchal Lopez avait déjà su profiter du répit qui lui était accordé. Au lieu de s’enfuir en Bolivie, comme le bruit en avait couru après sa défaite à Lomas Valentinas, il était bien vite revenu à l’espérance de tenter encore la fortune, lorsqu’il avait vu qu’il n’était pas poursuivi, pas même inquiété. D’ailleurs son prestige, pour être sans doute atteint par les revers qu’il avait éprouvés, n’était pas évanoui, et le supremo, — c’est le nom que les Paraguayens donnent familièrement à leur chef, — pouvait encore compter sur l’obéissance merveilleuse de son peuple. Aussi, lorsque le comte d’Eu arriva à l’Assomption, le dictateur avait déjà rallié les fuyards, fait de nouvelles levées, réuni les débris de son matériel et repris position.
Si le maréchal Lopez eût été le chef hardi et patriote que l’on nous a quelquefois représenté, il serait allé se jeter alors dans le sud-est, dans la direction du chemin de fer qu’il avait en d’autres temps entrepris de construire pour relier sa capitale avec les parties habitées, cultivées et riches du pays, lesquelles n’avaient pas encore vu les drapeaux ni entendu les canons des alliés. Là, dans un effort malheureux peut-être, mais certainement honorable, il eût essayé d’organiser la résistance, défendant le terrain pied à pied et partageant jusqu’au bout la fortune de ses fidèles ; c’eût été leur rendre dévoûment pour dévoûment. Il ne l’entendait pas ainsi. Dans le cas où le sort des armes eût continué à le trahir, il fût tombé peut-être aux mains de ses ennemis, et c’était un risque qu’à aucun prix il ne voulait courir. Aussi alla-t-il s’établir à une quarantaine de kilomètres de l’Assomption, au nord de la ligne du chemin de fer, dans les gorges du Cerro-Leon, dans les districts que la population si peu considérable du pays n’a pas encore envahis, sur les limites où commencent les solitudes qui lui réservaient le plus de chances d’échapper en cas de malheur. De Luque, station du chemin de fer où il avait transporté le siège de son gouvernement après la chute de Humayta, il le transporta à Peribebuy, derrière les hauteurs du Cerro-Leon, et en même temps il organisait avec son activité habituelle deux manufactures d’armes et de poudre dans deux localités voisines, à Caacupé et à Ibicuy. Quant à ses troupes et à son quartier-général, ils étaient postés en avant, dans les défilés d’Ascurra, faisant face au chemin de fer, dont ils étaient séparés par un grand lac qui ne permettait pas de les aborder de front. Sa droite, du côté de l’Assomption, était défendue par les esteros et les arroyos qui sont répandus entre le Peribebuy et le Manduvira, deux affluens de la rive gauche du Paraguay ; sa gauche se perdait dans des montagnes à peu près désertes et couvertes de forêts vierges. Au point de vue purement militaire, la position était très forte, mais elle était située dans des localités d’où il était fort difficile de tirer des vivres. Quoi qu’il en soit, le maréchal Lopez, oublié en quelque sorte par les alliés, avait pu réunir encore autour de lui une douzaine de mille hommes et environ 80 pièces de canon, lorsque le nouveau général en chef vint prendre possession de son commandement. Depuis quatre mois, et malgré la proximité des lieux, on avait laissé le dictateur libre dans ses mouvemens et dans ses opérations.
C’était une nouvelle campagne à faire et dans des conditions tout autres. Il n’y avait plus à compter sur les services que la flotte avait jusque-là rendus à l’armée, la transportant, la nourrissant, la convoyant, évacuant les malades et les blessés, frayant si bien la route que les places fortes de l’ennemi tombaient presque d’elles-mêmes quand les bâtimens cuirassés les avaient franchies. Désormais, son rôle se bornerait à surveiller les passages du Paraguay pour empêcher Lopez de s’échapper par le désert du Grand-Chaco, et ce serait à peu près tout, car les navires que l’on pouvait employer à ce service étaient d’un trop grand tirant d’eau pour remonter les affluens du fleuve. Afin de déloger Lopez de sa position nouvelle et de le poursuivre, il fallait se lancer dans l’intérieur, dans des pays qui étaient à peine habités, quand ils n’étaient pas complètement déserts, dont on n’avait ni cartes, ni description exacte, desquels on savait seulement qu’ils contenaient des marais impénétrables, de nombreux cours d’eau et des forêts vierges où il serait encore plus difficile d’avancer et de vivre que de vaincre l’ennemi.
Cependant il y avait à tirer parti des 55 ou 60 kilomètres de chemin de fer que Lopez avait fait construire autrefois, mais que maintenant, pour les besoins de sa défense, il s’occupait à ruiner. Lorsqu’on s’en serait rendu maître et qu’on l’aurait réparé, le chemin de fer allait devenir la base d’opérations de l’armée. Toutefois il fallait du temps, et il en fallait aussi pour organiser un service de transports qui suivît la troupe, pour recevoir les renforts et les munitions qui manquaient. À cet égard, on allait être encore très contrarié par une circonstance exceptionnelle. L’année 1869 se signalait par une sécheresse extraordinaire dans tout le bassin du Parana, qu’il fallait remonter depuis Martin-Garcia jusqu’à Corrientès, pour passer de la Plata dans le Paraguay. Il en résultait que parmi les navires qui, les années précédentes, avaient pu faire cette navigation, bon nombre se trouvaient arrêtés par le manque d’eau, et que le Paraguay lui-même, ne rencontrant plus à son embouchure le niveau ordinaire, vidait ses propres eaux dans le Parana avec une abondance et une vitesse inaccoutumées. L’effet de ce drainage se faisait sentir jusqu’à plus de 150 lieues sur le haut du fleuve.
Aussi, malgré toute l’ardeur qui l’animait et qu’il avait su communiquer aux siens, fallut-il plus de quatre mois au comte d’Eu pour se mettre en état de commencer les opérations actives. Dans les premiers jours d’août cependant, après une série de combats de détail, de travaux sans fin et sur le terrain et dans le cabinet, il était parvenu à s’étendre jusqu’à l’extrémité du chemin de fer, à le réparer, à reconstruire un grand pont, à faire circuler la locomotive, à établir des dépôts et des places d’armes, à couvrir la ligne par des redoutes pour la mettre à l’abri des surprises de l’ennemi. Enfin le 2 août, ayant pu mobiliser une armée de 17,000 ou 18,000 hommes partagés eu deux corps, dont il commande l’un, et dont l’autre est sous les ordres du général argentin Emilio Mitre, le comte d’Eu se met en mouvement pour réaliser le plan que les reconnaissances lui avaient fait concevoir. Ayant l’avantage du nombre, il avait entrepris de tourner à la fois par la droite et par la gauche les positions de l’ennemi, que le lac Icaparay, situé, comme nous l’avons dit, entre les deux adversaires, empêchait d’aborder de front. Le corps de droite, qu’il commandait, entra le premier en mouvement. Le chemin étant très difficile, on dépensa cinq jours entiers avant de parvenir, à travers les montagnes et les forêts, en un lieu nommé Valenzuela, qui n’est cependant pas éloigné de plus de 30 kilomètres de Paraguary, le point de départ. Sur tout le parcours, il avait fallu repousser les tirailleurs de l’ennemi, et sur un certain nombre de kilomètres ouvrir des passages la hache à la main. Toutefois c’était déjà un grand point d’être arrivé à Valenzuela, car alors on était sorti des défilés du Cerro-Leon ; on n’avait plus qu’à descendre la vallée du Peribebuy ; la position de l’ennemi à Ascurra était tournée et prise à revers. Néanmoins il fallut encore combattre et travailler pendant quatre autres jours pour franchir les quelque quarante kilomètres qui séparent Valenzuela de Peribebuy, la nouvelle capitale de Lopez, qu’il avait entourée de retranchemens garnis d’une nombreuse artillerie. Le 12 août, on donna l’assaut à Peribebuy sur trois colonnes ; l’une était commandée par le général Osorio, qui fut blessé, la seconde par le général Menna Barreto, qui fut tué, la troisième par le comte d’Eu, qui ne fut pas touché, quoiqu’il s’exposât avec un entrain qui convenait peut-être mieux à sa jeunesse qu’à sa position de général en chef. Ses officiers en murmuraient bien un peu ; mais ils ne purent l’empêcher d’entrer l’un des premiers dans les lignes de l’ennemi, salué par les acclamations des soldats. La lutte avait été très sanglante, tout ce qui était dans Peribebuy fut tué, blessé ou fait prisonnier, pas un ne s’échappa ; la place, avec tout ce qu’elle contenait de matériel, avec les papiers de Lopez, ses bagages et ceux de Mme Lynch, tomba au pouvoir des vainqueurs.
Lopez n’était pas présent de sa personne à Peribebuy. Comprenant le danger de la situation, il s’était empressé de se retirer sur Caacupé pour y enlever tout ce qu’il pourrait du matériel qu’il y avait accumulé depuis quatre mois. Le lendemain 13 août, il donnait l’ordre à son armée d’évacuer la position d’Ascurra et de venir le rejoindre à Caraguatay, où il transportait son quartier-général, à quatre-vingts et quelques kilomètres dans le nord-est au-dessus de Peribebuy ; mais cette fois il avait affaire à un général qui était bien résolu à le poursuivre aussi loin et aussi activement qu’il serait possible. Le 16, en effet, le comte d’Eu le surprit à quelques lieues en avant de Caraguatay et lui livra un combat très meurtrier où l’avantage resta encore aux Brésiliens. Le 17, n’ayant pas reçu de distributions depuis quarante-huit heures, ceux-ci s’arrêtèrent pour prendre un peu de repos et attendre le corps du général Emilie Mitre, qui, ayant rencontré sur sa route des obstacles bien plus considérables qu’on ne l’avait supposé, n’avait pas pu rejoindre plus tôt. Il apportait heureusement quelques vivres ; aussi le lendemain 18, nouveau combat, dans lequel les Paraguayens perdent encore une douzaine de canons, et le 21 autre engagement où s’achève la désorganisation de l’armée de Lopez. On essaie de continuer la poursuite pendant quelques milles au-delà de Caraguatay ; mais on tombe dans des marais qui se développent jusqu’à San-Estanislao, où Lopez s’est réfugié, à une centaine de kilomètres plus au nord, et où les troupes ne pourraient pénétrer par la route que les fuyards ont suivie. D’ailleurs les vivres manquent absolument pour les hommes et pour les chevaux, ceux-ci périssent en grand nombre, et les Brésiliens, qui se trouvent portés en si peu de temps si loin de leur base d’opération, sont obligés de changer de plan.
Dans cette série si rapide de brillans combats, la dernière armée de Lopez avait été détruite, toutes ses ressources en matériel avaient été anéanties, il était rejeté au-delà du territoire habité et cultivé, il ne pouvait plus être à craindre ; mais il échappait toujours. Le comte d’Eu, quittant Caraguatay, descendit la vallée du Monduvira en se servant, pour transporter ses malades et ses blessés, des quelques barques que l’on put utiliser, et vint avec ses troupes s’établir à Rosario, sur le Paraguay, où tout son monde était réuni le 11 septembre. Il espérait recevoir en peu de temps les ravitaillemens nécessaires ; mais bien qu’il eût réduit au minimum l’effectif de la colonne légère qu’il voulait emmener avec lui dans cette nouvelle expédition, il ne put être prêt que le 8 octobre. De Rosario, son point de départ, à San-Estanislao, qui était devenu son objectif, la distance en ligne directe n’est pas de plus de 70 kilomètres, et pour le pays le chemin est facile ; aussi put-on y arriver le 14. Lopez n’avait pas attendu ; il était parti le 7 et s’était retiré à une cinquantaine de kilomètres plus loin dans le nord-est et dans les montagnes, à Curuguaty, détruisant tout et enlevant les troupeaux sur son passage. On prétend qu’avant son départ de San-Estanislao il ordonna de nouvelles exécutions, et que son autre frère, Venancio Lopez, fut cette fois au nombre des victimes.
Le comte d’Eu repart de San-Estanislao le 16 octobre, et il pousse jusqu’à Capivira ; mais là le pays devient presque impraticable : on ne rencontre plus que des forêts vierges et désertes qui n’offrent aucune ressource ni pour les hommes ni pour les chevaux. Heureusement le 20 arrive un convoi qui permet d’assurer une demi-ration par homme pendant quelques jours. La joie est dans le camp. Le comte d’Eu se détermine à ne plus agir que par petits détachemens qui occupent un plus grand espace de terrain, qui sont aussi plus faciles à ravitailler. L’un de ces détachemens, commandé par le colonel Fidelis da Silva, est dirigé sur Curuguaty, où il réussit à surprendre, dans la journée du 26 octobre, le camp de Lopez, qu’il met en déroute ; Lopez lui-même échappe encore. Après ce succès, il faut rentrer au camp de Capivira pour se refaire et prendre des vivres ; mais ils sont très rares, et pour surcroît d’embarras on a reçu 3,000 personnes de tout âge et de tout sexe, arrivées dans le plus triste état de dénûment, qui fuient la tyrannie de Lopez et demandent protection contre lui. Les mouvemens sont nécessairement suspendus par suite de ces circonstances, et c’est seulement vers la fin de novembre que le colonel Fidelis da Silva peut se remettre à la poursuite de Lopez, qui s’est transporté à Igatimy, à une cinquantaine de kilomètres dans le nord de Curuguaty. Enfin le 28 novembre la cavalerie brésilienne livre le dernier combat de la campagne aux derniers débris de l’armée de Lopez, qui réussit toujours à échapper, et s’enfonce dans des forêts où il semble qu’il n’y a plus intérêt à le poursuivre. Igatimy, situé en ligne directe à mie cinquantaine de lieues de Valenzuela, du point où avait commencé cette longue série de combats, est en effet le dernier village, le dernier lieu habité que possède le Paraguay du côté du nord. Au-delà commencent les territoires contestés entre le Brésil et le Paraguay, des espaces où ni l’un ni l’autre n’a jamais pénétré, des forêts et des montagnes dont les cimes élevées, connues sous le nom de Cordillères de Macaraju, servent de point de partage entre les deux vallées du Paraguay et du Parana. Négligées jusqu’ici par la civilisation, elles abritent encore dans leurs gorges ou sous leurs ombrages quelques rares tribus d’Indiens indépendans. L’une de ces tribus, les Caguays, auraient, dit-on, donné l’hospitalité à Lopez et à ceux qui sont restés attachés à sa fortune. Les Indiens l’aideront-ils à traverser le grand désert ou bien à faire quelques tentatives sur le territoire paraguayen ? C’est ce qu’il nous est impossible de dire ; mais ce que nous croyons, c’est que, dépourvu comme il est, ses tentatives ne seraient pas à redouter. Ce que nous savons, c’est que, d’après les dernières nouvelles, en date du 10 décembre 1869, les autorités présentes sur les lieux regardent la guerre comme terminée de fait, c’est que l’on renvoie chez elles les troupes alliées en laissant seulement quelques bataillons à la disposition du gouvernement provisoire pour l’assister dans son œuvre de réorganisation du pays ; c’est enfin qu’à Rio de Janeiro il était fort question de rappeler le comte d’Eu, dont la présence au Paraguay ne semble plus avoir d’objet.
Le jeune prince devait couronner cette laborieuse campagne par une victoire d’un autre genre qui nous touche plus encore que ses succès militaires. Le 12 septembre 1869, étant en cours d’opérations, il adressait au gouvernement provisoire de l’Assomption, constitué depuis le 15 août seulement, la lettre suivante :
« Messieurs, sur plusieurs points du territoire de cette république que j’ai parcourue à la tête des forces brésiliennes en opérations contre le dictateur Lopez, il m’est arrivé plusieurs fois de rencontrer des individus se disant esclaves des autres, et nombre d’entre eux se sont adressés à moi pour me demander de leur accorder la liberté et de leur fournir un véritable motif de s’associer à la joie qu’éprouve la nation paraguayenne en se voyant affranchie du cruel gouvernement qui l’opprimait. Leur accorder l’objet de leur demande eût été pour moi une douce occasion de satisfaire les sentimens de mon cœur, si j’avais eu le pouvoir de le faire ; mais le gouvernement provisoire, — dont vos excellences sont chargées, — étant heureusement constitué, c’est à lui qu’il appartient de décider toutes les questions qui concernent l’administration civile du pays. Je ne puis donc mieux agir que de m’adresser à vous, comme je le fais, pour appeler votre attention sur le sort de ces infortunés dans un moment où il n’est question que d’émancipation pour tout le Paraguay ; si vous leur accordez la liberté qu’ils demandent, vous romprez solennellement avec une institution qui a été malheureusement léguée à plusieurs peuples de la libre Amérique par des siècles de despotisme et de déplorable ignorance. En prenant cette résolution, qui influera peu sur la production et les ressources matérielles de ce pays, vos excellences inaugureront dignement un gouvernement destiné à réparer tous les maux qu’a causés une longue tyrannie, et à conduire la nation paraguayenne dans les-voies de cette civilisation qui entraîne les autres peuples du monde. Que Dieu garde vos excellences.
À cette simple et noble lettre, le gouvernement provisoire répondait, le 2 octobre suivant, par un décret en quatre articles qui ordonnait l’abolition immédiate et complète de l’esclavage sur tout le territoire de la république. C’était une victoire morale remportée par l’humanité sur la barbarie, et qui ne valait certes pas moins que les victoires remportées par la force du canon. Il y avait même plus, c’était un engagement pris vis-à-vis du Brésil, où il y a encore plus de 1.800.000 esclaves, envers qui le prince s’oblige solennellement. Souhaitons qu’il réussisse bientôt dans cette œuvre généreuse pour l’honneur même de son pays d’adoption.
Nous avons essayé de retracer l’histoire de cette guerre avec toute l’impartialité dont nous sommes capable, et nous n’avons certainement pas cherché à dissimuler l’immensité des sacrifices qui ont été imposés à tous les belligérans ; mais, comme il n’appartient pas à la raison humaine d’aller jusqu’à l’extrémité du bien, ni à la folie des hommes d’aller jusqu’à l’extrémité du mal, nous avons le ferme espoir que ces sacrifices, si douloureux qu’ils aient été, ne resteront pas sans compensations. Au point de vue politique, c’est un fait important que de voir quatre états, qui jusqu’alors s’étaient disputé la suprématie de ces contrées, contraints de s’entendre pour créer entre eux un équilibre qui ne se calcule plus selon le degré de puissance ou de richesse, mais selon les droits de chacun, sans acception de race ou de nombre, de force ou de crédit, si bien que les vainqueurs d’aujourd’hui sont non-seulement obligés, par le traité d’alliance qu’ils ont conclu, de respecter la souveraineté, l’indépendance et l’autonomie du vaincu, mais même de défendre par les armes et pendant cinq ans au moins les droits de l’ennemi qu’il leur a fallu réduire. En ce sens, nous croyons pouvoir dire qu’il est né dans l’Amérique du Sud un ordre politique nouveau, comme il va bientôt y naître un ordre social meilleur par suite de l’abolition définitive de l’esclavage. C’est la liberté sous toutes ses formes, pratiquée dans toutes les directions où s’exerce l’activité de l’âme humaine, qui désormais doit mener le monde.
- ↑ Voyez la Revue du 15 février 1865, 15 septembre 1866 et 15 décembre 1867. Ce travail s’éloigne un peu du point de vue des études qui l’ont précédé, mais les documens nouveaux qu’il contient devaient appeler notre attention.