Don Juan Tenorio/Partie I/Acte IV

Traduction par Henri de Curzon.
Librairie Fischbacher (p. 119-157).

ACTE QUATRIÈME


LE DIABLE AUX PORTES DU CIEL
PERSONNAGES :
DON JUAN

DOÑA INÈS

DON GONZALO

DON LUIS

CIUTTI

BRIGIDA

DEUX ALGUAZILS

Maison de campagne de Don Juan Tenorio, près de Séville et sur le Guadalquivir. — Balcon au fond. — Deux portes de chaque côté.

SCÈNE Ire

BRIGIDA, CIUTTI

BRIGIDA

Quelle nuit, Dieu m’assiste ! Si j’avais pu compter là-dessus, je ne me serais pas mis au service d’un si fougueux galant. Ah ! Ciutti, je suis moulue ; je ne peux plus me mouvoir.

CIUTTI

Qu’est-ce qui vous fait donc mal ?

BRIGIDA

Tout le corps, et toute l’âme en outre.

CIUTTI

Ah ! c’est que vous n’êtes pas accoutumée au cheval, naturellement.

BRIGIDA

Mille fois j’ai pensé choir. Ouf ! Quel mal de cœur ! Quelle angoisse ! Je voyais, les uns après les autres, défiler devant mes yeux les arbres comme emportés sur les ailes d’un ouragan, dans une telle vitesse et qui me donnait une illusion si infernale que j’aurais perdu les sens si nous avions tardé à nous arrêter.

CIUTTI

Eh bien ! vous verrez de ces choses-là, si vous restez dans cette maison, pour le moins six fois la semaine.

BRIGIDA

Jésus !

CIUTTI

Et cette petite fille, elle repose encore ?

BRIGIDA

Et pourquoi la réveiller ?

CIUTTI

Il est vrai qu’il vaut mieux qu’elle ouvre les yeux dans les bras de Don Juan.

BRIGIDA

Il faut que ton maître ait à ses ordres quelque diable familier.

CIUTTI

Je crois qu’il est lui-même un diable fait homme, car à faire ce qu’il fait, Satan seul s’y aventurerait.

BRIGIDA

Oh ! L’entreprise a été extrême !

CIUTTI

Mais enfin la voilà réussie.

BRIGIDA

Sortir ainsi d’un couvent, au milieu d’une ville comme Séville !

CIUTTI

Ce sont de ces coups de main faits seulement pour un tel homme ; mais que diable dire à cela, si la fortune va toujours à son côté, et si le hasard dort soumis et enchaîné à ses pieds !

BRIGIDA

Oui, vous dites bien.

CIUTTI

Je n’ai pas vu homme d’un cœur plus audacieux : il n’est point de risque qui l’effraye, il ne surgit point de difficulté qui, dans son opiniâtreté à vaincre, le fasse hésiter un instant. Dans tout ce qu’on peut oser il se lance, de tout il se juge capable ; il ne regarde pas où il se fourre, ni le demande jamais. « Il y a ici une aventure, » lui dit-on ; et il répond : « Don Juan y va. » — Mais il tarde bien, vive Dieu !

BRIGIDA

Minuit a sonné à la cathédrale, il y a du temps déjà.

CIUTTI

Et il devait être de retour à minuit.

BRIGIDA

Mais pourquoi n’est-il pas venu avec nous ?

CIUTTI

Il avait là, par la ville, quatre choses encore à régler.

BRIGIDA

Pour le voyage ?

CIUTTI

Je le suppose ; bien qu’il puisse arriver fort aisément que cette nuit on le fasse lui-même voyager du côté de l’enfer.

BRIGIDA

Jésus ! Quelles idées !

CIUTTI

Eh bien ! quoi ? sont-ce des œuvres de charité où nous nous employons, pour que nous espérions mieux ? Mais nous sommes en sûreté, pourvu qu’il soit de retour ici.

BRIGIDA

Tout de bon, Ciutti ?

CIUTTI

Venez à ce balcon et regardez : que voyez-vous ?

BRIGIDA

Je vois un brigantin, à l’ancre dans la rivière.

CIUTTI

Eh bien ! son patron attend seulement les ordres de Don Juan pour nous transporter, quoi qu’il arrive, sains et saufs en Italie.

BRIGIDA

En vérité ?

CIUTTI

Et ne craignez rien pour notre sécurité, car le navire est le meilleur voilier qui vogue sur la mer.

BRIGIDA

Chut ! J’entends Doña Inès…

CIUTTI

Je m’en vais, alors ; car Don Juan a recommandé que vous seule dussiez lui parler.

BRIGIDA

Il a bien fait, car je m’entends à ceci.

CIUTTI

Adieu donc.

BRIGIDA

Sois en paix.


SCÈNE II

DOÑA INÈS, BRIGIDA

DOÑA INÈS

Mon Dieu ! Quels rêves j’ai fait ! Je suis folle ! Quelle heure doit-il être ? — Mais qu’est ceci, pauvre de moi ! Je ne me rappelle pas avoir jamais vu ce logement. Qui m’a portée ici ?

BRIGIDA

Don Juan.

DOÑA INÈS

Toujours Don Juan !… Mais parle ; tu es aussi ici, Brigida ?

BRIGIDA

Oui, Doña Inès.

DOÑA INÈS

Eh bien ! dis-moi, par charité, où nous sommes ? Cet appartement est-il du couvent ?

BRIGIDA

Non pas ; celui de là-bas était un vilain trou, où il n’y avait rien que pauvreté.

DOÑA INÈS

Mais enfin où sommes-nous ?

BRIGIDA

Regardez, regardez par ce balcon, et vous comprendrez la distance qu’il y a d’un couvent de religieuses à une maison de campagne de Don Juan.

DOÑA INÈS

Cette maison de campagne est à Don Juan ?

BRIGIDA

Je crois qu’elle est bien à vous.

DOÑA INÈS

Mais je ne comprends pas, Brigida, ce que tu dis.

BRIGIDA

Écoutez. Vous étiez, dans le couvent, à lire, avec beaucoup d’angoisse, une lettre de Don Juan, quand éclata en un moment un incendie formidable.

DOÑA INÈS

Jésus !

BRIGIDA

Épouvantable, immense : la fumée était vraiment si épaisse que l’air en devint palpable.

DOÑA INÈS

Je ne me souviens pas…

BRIGIDA

Toutes deux, occupées avec la lettre, nous oubliions notre existence même, moi écoutant, vous lisant. Et, en vérité, elle était si tendre, que nous attribuions, entre nous, à sa lecture, la gêne intérieure que nous éprouvions. Déjà nous pouvions à peine respirer, et les flammes prenaient à nos lits ; nous allions être asphyxiées, quand Don Juan, qui vous adore et qui rôdait autour du couvent, voyant croître avec le vent la flamme dévastatrice, s’aperçut que vous alliez en être environnée et, avec une valeur inouïe, se précipita pour vous sauver par le passage qu’il put trouver le meilleur. Vous, à le voir ainsi pénétrer dans la cellule à l’improviste, vous vous êtes évanouie… : c’était forcé, et il fallait s’y attendre. Lui alors, vous voyant choir ainsi, vous enleva dans ses bras et prit la fuite ; je le suivis, et il nous arracha au feu. Où pouvions-nous aller à cette heure ? Vous étiez toujours évanouie, moi je restais à moitié étouffée. Il se dit donc : « Jusqu’à l’aurore, je les garderai dans ma maison. » Et nous voilà, Doña Inès, ici.

DOÑA INÈS

Donc cette maison est la sienne ?

BRIGIDA

Oui.

DOÑA INÈS

En vérité je ne me rappelle rien de tout cela. Mais… dans sa maison !… Oh ! sortons-en sur l’heure… J’ai celle de mon père.

BRIGIDA

Je suis de votre avis ; mais voilà… c’est que…

DOÑA INÈS

Quoi ?

BRICIDA

C’est que nous n’y pouvons aller.

DOÑA INÈS

Par exemple ! voilà qui m’étonne.

BRIGIDA

De Séville nous sépare…

DOÑA INÈS

Quoi ?

BRIGIDA

Voyez : le Guadalquivir.

DOÑA INÈS

Nous ne sommes pas dans la ville ?

BRIGIDA

Nous nous trouvons à une lieue de ses murailles.

DOÑA INÈS

Oh ! Nous sommes perdues !

BRIGIDA

Je ne sais, en vérité, pourquoi.

DOÑA INÈS

Tu me déconcertes positivement, Brigida… Je ne sais quels sont les filets qu’entre ces murailles, je le crains, tu es en train de me tendre. Jamais je n’ai quitté le cloître, et j’ignore les usages du monde extérieur ; mais j’ai de l’honneur ; je suis noble, Brigida, et sais que la maison de Don Juan n’est pas un asile convenable pour moi. Une je ne sais quelle angoisse secrète me le dit ici en ce moment. Viens, fuyons !

BRIGIDA

Dona Inès, il vous a sauvé la vie.

DOÑA INÈS

Oui, mais il m’a empoisonné le cœur.

BRIGIDA

Vous l’aimez donc ?

DOÑA INÈS

Je ne sais… Mais, par pitié, fuyons vite cet homme, au seul nom de qui le cœur me manque. Ah ! c’est toi qui m’as donné un papier écrit de la main de cet homme, et c’est quelque charme maudit que tu me donnais là, renfermé en lui. Une seule fois je le vis, par une jalousie, et c’est toi qui m’as dit qu’il était à cette place pour moi. C’est toi, Brigida, à toute heure, qui venais me parler de lui, rappelant à mon souvenir ses grâces fascinatrices. C’est toi qui me dis qu’il m’était destiné par mon père et me juras en son nom qu’il m’aimait. Tu dis que je l’aime ?… Eh bien ! donc, si c’est là aimer, oui, je l’aime ; mais je sais que je me rends infâme aussi par cette passion, Et si mon faible cœur m’attire vers Don Juan, mon honneur et mon devoir m’entraînent loin de lui. Partons donc ; partons d’ici, avant que cet homme ne vienne, car peut-être n’aurais-je pas la force si je le voyais près de moi. — Allons, Brigida !

BRIGIDA

Attendez. N’entendez-vous pas ?

DOÑA INÈS

Quoi ?

BRIGIDA

Un bruit de rames.

DOÑA INÈS

Oui, tu dis bien ; nous retournerons en bateau à la ville.

BRIGIDA

Regardez, regardez, Doña Inès.

DOÑA INÈS

Assez !… Pour Dieu ! partons.

BRIGIDA

Oh ! impossible que nous sortions.

DOÑA INÈS

Pour quelle raison ?

BRIGIDA

Parce que c’est lui qui dans cette petite barquette s’approche sur la rivière.

DOÑA INÈS

Ah ! donnez-moi des forces, mon Dieu !

BRIGIDA

Il arrive ; le voici qui touche terre. Ses gens nous feraient retourner ici ; et puis, avant de nous en aller, il est nécessaire qu’au moins nous prenions congé de Don Juan.

DOÑA INÈS

Soit, mais allons-y à l’instant. Je ne veux pas le voir une fois de plus.

BRIGIDA (à part)

Il te fera relever les yeux, quand tu le rencontreras face à face. — Allons.

DOÑA INÈS

Allons.

CIUTTI (au dehors)

Elles sont ici.

DON JUAN (au dehors)

Éclaire.

BRIGIDA

Il nous cherche !

DOÑA INÈS

C’est lui.


SCÈNE III

Les mêmes ; DON JUAN

DON JUAN

Où allez-vous, Doña Inès ?

DOÑA INÈS

Laissez-moi sortir, Don Juan.

DON JUAN

Que je vous laisse sortir ?

BRIGIDA

Señor, quand il saura l’affaire de l’incendie, le Commandeur sera inquiet pour sa fille.

DON JUAN

L’incendie !… Ah !… Ne vous donnez pas de souci au sujet de Don Gonzalo, car le message que je lui ai envoyé le fera dormir tranquille.

DOÑA INÈS

Vous lui avez dit ?…

DON JUAN

Que vous vous trouviez en sûreté, sous ma protection, et respiriez enfin librement les souffles purs de la campagne. (Brigida s’en va.)

Calme-toi donc, ô ma vie ; repose ici, et oublie un moment la triste prison si sombre de ton couvent. Ah ! N’est-il pas certain, ange d’amour, que sur ces rives écartées la lune brille plus pure et qu’on respire mieux ?

Ces brises qui vaguent dans l’air, emplies des senteurs simples des fleurs champêtres nées sur ce charmant rivage ; cette eau limpide et sereine, que croise sans crainte la barque du pêcheur attendant en chantant le jour, n’est-il pas certain, ô ma colombe, qu’elles respirent l’amour ?

Cette harmonie que le vent recueille parmi ces milliers d’oliviers en fleurs, agités par son souffle paisible ; ces accents très doux que prête à son chant le rossignol, habitant de leurs cimes, comme il appelle l’aube prochaine, n’est-il pas vrai, ô ma gazelle, qu’ils respirent l’amour ?

Et ces paroles, qui filtrent insensiblement dans ton cœur, déjà suspendu aux lèvres de Don Juan, et dont les images vont enflammer dans ton âme un feu fécond jamais encore allumé, n’est-il pas vrai, ô mon étoile, qu’elles respirent l’amour ?

Et ces deux perles liquides qui se détachent doucement de tes radieuses prunelles, me conviant à les boire pour ne les pas voir s’évaporer dans leur propre chaleur ; et ces vives couleurs qui n’habitaient pas ton visage, n’est-il pas vrai, ma beauté, qu’elles respirent l’amour ?

Oh ! oui, très gracieuse Inès, miroir et lumière de mes yeux ; m’écouter sans colère comme tu le fais, c’est de l’amour. Regarde donc ici, à tes pieds, toute l’orgueilleuse dureté de ce traître cœur, qui ne croyait pas se rendre ; regarde, car il adore, ô ma vie, l’esclavage de ton amour.

DOÑA INÈS

Silence, pour Dieu, oh ! silence, Don Juan ; car je ne pourrai résister longtemps, sans mourir, à une angoisse si nouvelle pour moi. Ah ! Taisez-vous, par pitié ; car, en vous entendant, il me semble que mon cerveau se trouble et que mon cœur s’embrase. Ah ! Vous m’avez donné à boire un philtre infernal, sans doute, qui vous aide à soumettre la vertu de la femme. Peut-être, possédez-vous, Don Juan, une amulette mystérieuse, qui m’attire à vous secrètement comme un irrésistible aimant. Peut-être Satan a-t-il placé en vous son regard fascinateur, sa parole séductrice, et l’amour qu’il refuse à Dieu. Et que faut-il que je fasse, pauvre de moi ! sinon tomber en vos bras, puisque vous me ravissez ainsi le cœur, morceau par morceau ? Non ! Don Juan ; il n’est vraiment pas en mon pouvoir de te résister : je vais a toi comme cette rivière va à la mer qui l’aspire. Ta présence me fait sortir de moi-même, tes paroles m’hallucinent, tes yeux me fascinent et ton souffle m’empoisonne. Don Juan ! Don Juan ! Je l’implore de ta pitié de gentilhomme : ou arrache-moi le cœur, ou aime-moi, car je t’adore !

DON JUAN

Ô mon âme ! Cette parole change à tel point mon être que je comprends ce que je puis faire pour que l’Éden s’ouvre à moi. Ce n’est pas, Doña Inès, Satan qui met cet amour en moi ; c’est Dieu, qui veut, par toi, me gagner peut-être à Lui. Non ! l’amour qui se recueille aujourd’hui comme un trésor dans mon cœur mortel n’est pas un amour terrestre comme celui que j’ai éprouvé jusqu’à cette heure ; ce n’est pas cette fugace étincelle que le premier coup de vent éteint ; c’est un incendie qui couve et grandit, immense, dévorant. Chasse donc ton inquiétude, très gracieuse Inès, car je me sens, à tes pieds, capable encore de vertu. Oui, j’irai prosterner mon orgueil devant le noble commandeur, et alors, ou il faudra qu’il me donne ton amour, ou il ne lui restera qu’à me tuer.

DOÑA INÈS

Don Juan de mon cœur !

DON JUAN

Silence ! Avez-vous entendu ?

DOÑA INÈS

Quoi ?

DON JUAN

Oui ; une barque a abordé au bas de ce balcon. Un homme masqué en saute… Brigida, (celle-ci entre) passez tout de suite dans cet appartement, et pardonnez, belle Inès, s’il me faut être seul ici.

DOÑA INÈS

Tarderas-tu ?

DON JUAN

Peu, sans doute.

DOÑA INÈS

Il nous faut aller voir mon père.

DON JUAN

Oui ; dès qu’il commencera de faire jour. Adieu.


SCÈNE IV

DON JUAN, CIUTTI

CIUTTI

Señor.

DON JUAN

Qu’est-ce qui arrive, Ciutti ?

CIUTTI

Il y a là un homme, cape relevée, qui insiste beaucoup pour vous voir.

DON JUAN

Qui est-ce ?

CIUTTI

Il dit qu’il ne peut se découvrir qu’à vous, et que la chose est ainsi pressée parce qu’elle intéresse votre vie à tous deux.

DON JUAN

Et en lui tu n’as reconnu marque ni signe aucun qui nous oriente ?

CIUTTI

Aucun ; mais il vient bien décidé à vous voir.

DON JUAN

Il a des gens avec lui ?

CIUTTI

Point d’autres que les rameurs de la barque.

DON JUAN

Qu’il entre.


SCÈNE V

DON JUAN ; et un instant après CIUTTI et DON LUIS, cape relevée.

DON JUAN

Nous jouons, chacun pour notre part, notre vie ?… Mais si peut-être c’était un traître, venu jusqu’à ma maison de campagne en suivant ma trace… Qu’il me trouve donc, en ce cas, les armes à la ceinture.

(Il ceint son épée et accroche à sa ceinture une paire de pistolets qu’il avait déposés sur la table à son arrivée. Dans cet instant entre Ciutti, conduisant Don Luis, qui, la cape relevée jusqu’aux yeux, attend d’être seul avec Don Juan. Celui-ci fait un signe à Ciutti pour qu’il se retire.)


SCÈNE VI

DON JUAN, DON LUIS

DON JUAN (à part)

Bonnes façons. — Soyez le bienvenu, caballero.

DON LUIS

Heureux de vous rencontrer, señor.

DON JUAN

Parlez sans crainte.

DON LUIS

Je n’en eus jamais.

DON JUAN

Eh bien ! Dites pourquoi vous venez à cette heure et avec tant de fièvre ?

DON LUIS

Je viens vous tuer, Don Juan.

DON JUAN

D’après ceci, vous êtes Don Luis ?

DON LUIS

Le cœur ne vous a pas trompé : ne gaspillons pas le temps, Don Juan ; il n’y a plus de place pour tous les deux sur la terre.

DON JUAN

En conclusion, señor Mejia, est-ce à dire que parce que je vous ai gagné le pari, vous voulez que la fête s’achève en allant nous battre ?

DON LUIS

Vous avez trouvé la raison : Nous avons parié la vie, force est maintenant de payer l’enjeu.

DON JUAN

Je suis de la même opinion. Mais, voyons, je dois vous avertir que c’est vous qui l’avez perdu.

DON LUIS

C’est bien pourquoi je vous l’ai apporté ; mais je ne crois pas qu’un caballero doive jamais mourir, quand il porte épée à la ceinture, comme un mouton marqué par son maître pour l’abattoir.

DON JUAN

Et moi je ne crois pas que vous ayez jamais trouvé jour à me faire prendre pour un boucher de profession.

DON LUIS

D’aucune façon ; et vous voyez bien, puisque je viens vous chercher, que je dois me fier beaucoup à vous.

DON JUAN

Pas plus que vous ne le pouvez. Et pour vous mieux montrer ma générosité de gentilhomme, dites-moi, Mejia, si je puis encore satisfaire votre honneur. C’est loyalement que je vous ai gagné le pari ; mais s’il vous a piqué tellement au vif, voyez si vous y découvrez quelque remède, et je l’appliquerai.

DON LUIS

Il n’y en a pas d’autre que celui que je vous ai proposé, Don Juan. Vous m’avez chargé de liens, vous êtes entré d’assaut dans la maison en usurpant ma place ; et puisque c’est ma place que vous avez prise pour triompher de Doña Ana, ce n’est pas vous, Don Juan, qui avez gagné, car vous jouiez pour un autre.

DON JUAN

Ce sont ruses de joueur.

DON LUIS

Eh bien ! Je ne veux pas vous les passer, et au lieu d’elles, prenons maintenant le cœur même pour enjeu.

DON JUAN

Vous le hasardez donc comme revanche de Doña Ana de Pantoja ?

DON LUIS

Oui ; et tout retard m’irrite pour laver une tache si affreuse. Don Juan, je l’aimais, moi, vraiment ; mais par ce que vous avez entrepris, vous l’avez rendue impossible à vous comme à moi.

DON JUAN

Pourquoi l’avez-vous mise en jeu, alors ?

DON LUIS

Parce que je ne pouvais penser que vous pussiez la gagner. Et… Mais par saint André, allons nous battre, car ceci m’impatiente.

DON JUAN

Descendons sur le rivage.

DON LUIS

Ici même.

DON JUAN

Ce serait imprudent : ne voyez-vous pas que, dans cet appartement, le vainqueur serait arrêté ? Mais vous avez une petite barque ?

DON LUIS

Oui.

DON JUAN

Eh bien, qu’elle porte à Séville celui qui restera.

DON LUIS

Cela est mieux… Sortons donc.

BON JUAN

Attendez.

DON LUIS

Qu’arrive-t-il ?

DON JUAN

J’entends du bruit.

DON LUIS

Ne perdons donc pas un moment.


SCÈNE VII

DON JUAN, DON LUIS, CIUTTI

CIUTTI

Señor, sauvez votre vie.

DON JUAN

Qu’est-ce donc ?

CIUTTI

Le commandeur, qui arrive avec des gens armés.

DON JUAN

Laisse-lui libre accès, mais à lui seul.

CIUTTI

Mais señor…

DON JUAN

Obéis-moi. (Ciutti s’en va.)


SCÈNE VIII

DON JUAN, DON LUIS

DON JUAN

Don Luis, puisque vous vous êtes lié à moi, et vous en faites ici la preuve en venant dans ma maison, je n’hésiterai pas à vous supplier, connaissant ma valeur, de m’attendre un instant.

DON LUIS

Je n’ai jamais conçu de doutes sur une valeur qui est si notoire, mais je ne me fie pas à vous.

DON JUAN

Remarquez que mon pari comportait deux entreprises, et qu’elles ont réussi toutes deux…

DON LUIS

Vous avez conquis en même temps ?…

DON JUAN

Oui : celle du couvent est ici. Et puisque celui qui en a le droit vient la réclamer à Don Juan, et comme vous pouvez me tuer, je ne dois pas laisser derrière moi une question qui reste en suspens.

DON LUIS

Mais considérez, qu’introduire entre nous deux quelqu’un qui puisse empêcher l’affaire, ce semble être…

DON JUAN

Quoi ?

DON LUIS

Vous dispenser de vous battre.

DON JUAN

Misérable !… Vous seul pouvez douter de Don Juan ! Mais entrez ici, vive Dieu ! et ne prenez pas tant d’inquiétude pour votre vengeance, car cette question-ci réglée avec cet homme, je vous jure, Don Luis, sur mon renom, que nous nous battrons aussitôt.

DON LUIS

Mais…

DON JUAN

Par toute une légion de diables ! entrez ici : il y a assez de noblesse en moi pour vous donner encore satisfaction. D’ici vous voyez et vous entendez ; cette porte vous reste librement ouverte : si vous trouvez ma conduite douteuse, agissez comme il vous plaira.

DON LUIS

J’accepte, si vous ne menez pas l’affaire trop opiniâtrement.

DON JUAN

Comptez le temps à votre guise ; mais, vive Dieu ! il y a moment pour tout.

(Don Luis entre dans la chambre que Don Juan lui indique.)

On monte déjà. (Don Juan écoule.)

DON GONZALO (au dehors)

Où est-il ?

DON JUAN

C’est lui.


SCÈNE IX

DON JUAN, DON GONZALO

DON GONZALO

Où est ce traître ?

DON JUAN

Il est ici, commandeur.

DON GONZALO

À genoux ?

DON JUAN

Et à tes pieds.

DON GONZALO

Tu es vil jusque dans tes crimes.

DON JUAN

Vieillard, retiens ta langue, et m’écoute un seul instant.

DON GONZALO

Que peut-il y avoir dans ta langue, qui efface ce que ta main a écrit sur ce papier ? Aller surprendre, infâme ! la candide simplicité de qui ne pouvait prévenir le poison de pareilles lettres ! Verser dans son âme vierge, traîtreusement, le fiel dont regorge la tienne, vide de vertu et de foi ! Faire ainsi dessein de couvrir de boue la haute dignité de mon blason, comme s’il était un haillon qu’un marchand rejette ! Est-ce là, Tenorio, la valeur que tu exaltes ? Est-ce là cette audace proverbiale qui te fait craindre du vulgaire ? C’est avec les vieillards et les jeunes filles que tu la montres ?… Et pour quoi ? Vive Dieu ! Pour venir ainsi leur lécher les pieds et te montrer dépourvu en même temps de valeur et d’honneur.

DON JUAN

Commandeur !…

DON GONZALO

Misérable ! Tu as ravi ma fille Inès de son couvent : moi je viens chercher ta vie ou mon bien.

DON JUAN

Jamais devant un homme je n’ai courbé mon front altier, jamais je n’ai supplié ni mon père ni mon roi. Et puisque je conserve, à tes pieds, la posture où tu me vois, considère, Don Gonzalo quelle raison puissante je dois avoir.

DON GONZALO

Ta raison, c’est la peur de ma justice.

DON JUAN

Pour Dieu ! Entends-moi, commandeur, ou je ne saurai me contenir, et serai tel que je fus toujours, et que je ne veux pas être, à cette heure.

DON GONZALO

Vive Dieu !

DON JUAN

Commandeur, j’idolâtre, moi, Doña Inès, et suis persuadé que le ciel me l’a voulu octroyer pour guider mes pas vers le sentier du bien. Ce n’est pas la beauté que j’ai aimée en elle, ni ses grâces que j’ai adorées ; ce que j’adore en Doña Inès, Don Gonzalo, c’est la vertu. Ce que juges ni évêques n’ont pu faire de moi avec des prisons et des sermons, sa candeur l’a pu. Son amour m’a changé en un autre homme, a régénéré mon être, et elle, elle peut faire un ange de qui fut un démon. Écoute donc, Don Gonzalo, l’offre que peut te faire l’audacieux Don Juan Tenorio, à genoux à tes pieds. Je serai esclave de ta fille ; je vivrai dans ta maison ; tu gouverneras mes biens et me diras : « Ceci doit être ainsi. » Pendant le temps que tu me fixeras, je resterai prisonnier volontaire ; toutes les preuves que tu exigeras de mon audace ou de mon arrogance, de la façon que tu ordonneras, je te les donnerai avec soumission. Et quand ton jugement estimera que je la puisse mériter, je lui donnerai un bon époux, et elle me donnera le paradis.

DON GONZALO

Assez, Don Juan ! Je ne sais comment j’ai pu me contenir, en entendant tant de honteuses preuves de ton infâme hardiesse. Don Juan, tu es un couard, quand tu te vois en face du danger, et il n’est bassesse que tu n’oses pour te tirer d’affaire.

DON JUAN

Don Gonzalo !

DON GONZALO

Et je rougis de te contempler ainsi à mes pieds, implorant de la pitié ce que tu pariais obtenir de la force.

DON JUAN

Tout ainsi se paye, Don Gonzalo, du même coup.

DON GONZALO

Jamais ! Jamais ! Toi son époux ? Je la tuerai d’abord. Allons, remets-la-moi tout de suite, ou, si ma parole est sans effet, je te percerai la poitrine dans ta vile posture.

DON JUAN

Songe bien, Don Gonzalo, que tu vas me faire perdre, avec elle, jusqu’à l’espoir de mon salut possible.

DON GONZALO

Et qu’ai-je à voir, moi, Don Juan, avec ton salut ?

DON JUAN

Commandeur, c’est toi qui me perds !

DON GONZALO

Ma fille !

DON JUAN

Considère bien que par tous les moyens que j’ai pu, j’ai voulu te satisfaire ; et que c’est les armes à la ceinture que j’ai supporté tes outrages, en te proposant la paix à genoux à tes pieds !


SCÈNE X

Les mêmes ; DON LUIS (éclatant d’un rire ironique)

DON LUIS

Très bien, Don Juan.

DON JUAN

Vive Dieu !

DON GONZALO

Quel est cet homme ?

DON LUIS

Un témoin de sa peur, et un ami pour vous, commandeur.

DON JUAN

Don Luis !

DON LUIS

J’en ai vu assez, Don Juan, pour connaître quel usage tu peux faire de ton arrogante valeur. Qui frappe par derrière et s’humilie dans le danger est aussi vil que le larron qui vole et s’enfuit.

DON JUAN

Eh quoi ! ceci encore !

DON LUIS

Et puisque la colère souveraine de Dieu unit, comme tu le vois, le père de Doña Inès et le vengeur de Doña Ana, considère la fin qui t’attend ici : car deux choses dans le même temps t’atteignent, la vengeance ici, et là-bas la justice.

DON GONZALO

Oh ! Je comprends à cette heure… Êtes-vous celui qui… ?

DON LUIS

Je suis Don Luis Mejia, que Dieu vous envoie à temps pour votre vengeance.

DON JUAN

Assez, donc, d’un tel supplice ! Si par mes biens et mon honneur je ne puis montrer ni faire valoir à vos yeux mon sincère sacrifice ; si cette loyale sollicitude, avec laquelle je vous offre tout ce que je puis, vous la prenez pour de la peur, vive Dieu ! et raillez ma vertu ; eh bien ! j’accepte ce que vous me donnez, le terme bref et décisif qu’il me faut, pour me montrer ce Tenorio dont vous mettez en doute la valeur.

DON LUIS

Soit ! Et tombe à nos pieds, digne au moins de ce renom qui te proclame si brave…

DON JUAN

Et que l’enfer l’emporte, donc ! Ulloa, puisque tu forces ainsi mon âme à replonger dans le vice, quand Dieu m’appellera devant son tribunal, c’est toi qui répondras pour moi. (Il lui envoie un coup de pistolet.)

DON GONZALO (tombant)

Assassin !

DON JUAN

Et toi, insensé, qui m’appelles vil larron, va dire, comme preuve de ta raison, que je t’ai tué face à face. (Ils se battent, et il perce Don Luis d’une estocade.)

DON LUIS (tombant)

Jésus !

DON JUAN

Trop tard, ta foi aveugle implore le ciel, Mejia, et ce n’a pas été ma faute. Mais la justice arrive, et il faudra voir, sur ma foi, qui je suis.

CIUTTI (au dehors)

Don Juan !

DON JUAN (s’avançant sur le balcon)

Qui est-ce ?

CIUTTI (au dehors)

Par ici… Sauvez-vous.

DON JUAN

Le passage est libre ?

CIUTTI

Oui ; sautez.

DON JUAN

J’y vais… J’ai appelé le Ciel à mon aide, et il ne m’a pas entendu ; puisqu’il me ferme ses portes, de mes actes sur la terre, que le Ciel réponde, et non pas moi !

(Il saute par le balcon, et on l’entend tomber dans l’eau de la rivière ; en même temps, le bruit des rames montre la fuite rapide de la barque. On entend des coups sur la porte de l’habitation, et peu après entrent les gens de la justice, des soldats, etc.)


SCÈNE XI

Algauzils, soldats ; puis DOÑA INÈS et BRIGIDA

1er ALGUAZIL

Le coup a retenti ici.

2e ALGUAZIL

Il y a encore de la fumée.

1er ALGUAZIL

Dieu saint ! Voici un cadavre.

2e ALGUAZIL

Deux.

1er ALGUAZIL

Et le meurtrier ?

1er ALGUAZIL

Par ici.

(Des hommes pénètrent dans l’appartement où se trouvent Doña Inès et Brigida, et les entraînent sur la scène. Doña Inès reconnaît le cadavre de son père).

1er ALGUAZIL

Deux femmes !

DOÑA INÈS

Ah ! Quelle horreur ! Mon père !

1er ALGUAZIL

C’est sa fille !

BRIGIDA

Oui.

DOÑA INÈS

Ah ! Où es-tu, Don Juan, qui m’oublies ici, dans une telle douleur ?

1er ALGUAZIL

C’est lui l’assassin.

DOÑA INÈS

Mon Dieu ! Me réservais-tu ceci de plus ?

2e ALGUAZIL

Ce Satan s’est jeté sans doute, par ici, dans la rivière.

1er ALGUAZIL

Voyez-les… Ils sont à bord du brigantin Calabrais.

TOUS

Justice pour Doña Inès !

DOÑA INÈS

Mais non contre Don Juan¹ !

¹ Cette scène peut se supprimer à la représentation, l’acte finissant alors avec le dernier vers de la scène précédente.

(Note de l’auteur).
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE