Traduction par Henri de Curzon.
Librairie Fischbacher (p. 229-240).

NOTES


L’occasion de ce livre a été la révélation, au public parisien, de l’œuvre de Zorrilla, par la Compagnie du Théâtre Espagnol de Madrid, lorsqu’elle est venue nous rendre visite pendant l’automne de 1898. Ces artistes, remarquables par la perfection de leur ensemble, et quelques-uns éminents par des qualités personnelles, nous ont donné deux représentations de ce Don Juan Tenorio, qui est resté, depuis sa première représentation en mars 1844, un des succès les plus incontestés et les plus populaires de la scène espagnole.

Cette vogue, que nous ne soupçonnons guère en France, mais qui est là-bas analogue au moins à celle d’Hernani chez nous, a plusieurs causes, dont la première est le regain de fierté castillane et de poésie romantique, d’action forte et de sentiments extrêmes, que la pièce de Zorrilla, d’ailleurs particulièrement lyrique, ramenait sur la scène comme un écho des anciens chefs-d’œuvre du grand siècle des Lope et des Calderon, trop longtemps méconnus.

Puis le caractère de ce Don Juan-là, plus complet, plus conséquent, plus moderne aussi, plus nerveux, et plus intéressant que les autres, dans sa lutte contre le surnaturel qui l’étreint peu à peu, mais respecte le courage de cette résistance même et le sauve, grâce à la sincérité de son dernier amour. — Enfin, certaine tradition curieuse, qui fait que ce « drame religioso-fantastique » est le seul joué, le Jour des Morts, par toute l’Espagne et attire à cette époque, et pendant plus d’une semaine, une affluence hors des proportions habituelles.

Ce n’est pas ici le lieu de faire la critique littéraire de cette pièce remarquable à tant de titres, et d’ailleurs un traducteur est toujours mal fondé à dire du bien de l’œuvre qu’il a entourée de ses préférences et qu’on l’accusera presque d’avoir vue de trop près pour la juger. Cependant, s’il m’était permis d’insister sur quelques points, je ferais remarquer, par exemple, l’effet haletant et de vie intense obtenu par le poète par la rapidité des événements, prodigieuse et pourtant logique, — et surtout si conforme au caractère du héros, qu’on peut dire qu’elle l’achève : les quatre premiers actes se passant en 5 heures de nuit, dans quatre endroits suffisamment distants, et Dieu sait à travers combien de complications, dénouées comme en un jeu par l’imperturbable sang-froid de Don Juan…

J’aimerais aussi à analyser ce quatrième acte, si vibrant de poésie et de passion dans la scène entre Don Juan et Inès, si frémissant d’émotion et de fierté dans celle où Don Juan abaisse pour la première fois son arrogance jusqu’à supplier à genoux le commandeur qui l’insulte… J’étudierais l’originalité de cette invasion de l’élément religieux et fantastique dans la seconde partie (la seule qui justifie le sous-titre), où le surnaturel se glisse dans la réalité sceptique, qui le nie, d’une aussi neuve façon… J’insisterais enfin sur le charme de cette langue, dont au surplus il sera peut-être permis de citer dans le texte l’un des plus exquis passages.

Don José Zorrilla y Moral (1817-1893), occupe une place à part parmi les dramatistes du théâtre espagnol de ce siècle, de cette école nouvelle qui eut la clairvoyance de reconnaître, dans l’abandon des traditions nationales, la décadence incroyable où l’art de la scène était tombé depuis les maîtres anciens, et plus que tout autre il sut retrouver la veine féconde et le bel enthousiasme de jadis. Plus que tout autre, surtout, il fut poète, essentiellement. Ses œuvres, considérables, et dont l’édition compacte forme trois gros volumes, se partagent en poésies de toutes sortes et de tous genres, en poèmes, petits et grands, surtout légendaires, en pièces mi-poétiques, mi-dramatiques, enfin en comédies et drames, de divers styles. Toutes ces productions, où se reconnaît l’inspiration des Chateaubriand et des Lamartine, comme la passion de la vieille Espagne, sont pénétrés du plus noble esprit romantique et chrétien, et parées de séductions lyriques et musicales irrésistibles.

De toutes ces œuvres, la réputation d’une seule, grâce au sujet surtout, a passé les monts, c’est Don Juan Tenorio. Pendant longtemps cependant, on ne la connut guère que par ouï-dire, parmi les lecteurs français, jusqu’au jour où parut, dans la Revue Britannique, en 1882, une traduction due au regretté Achille Fouquier. Encore celle-ci dépassa-t-elle peu le cercle des espagnolisants, car, sauf un tirage à part fort rare, elle ne parut pas en librairie. C’est cette raison, et aussi l’espoir de serrer d’un peu plus près le texte espagnol, qui m’ont déterminé à entreprendre la version nouvelle que je présente aujourd’hui au public. J’en dois d’ailleurs rendre grâces à l’éditeur-propriétaire, Don Manuel Pedro Delgado, qui m’a accordé avec une parfaite amabilité l’autorisation spéciale nécessaire à cette publication.

Mais je reviens aux représentations parisiennes de l’excellente troupe du « Théâtre Espagnol ». Moins qu’ailleurs, quelques détails sur la façon dont ces artistes ont rendu l’œuvre de Zorrilla doivent paraître superflus ici, puisque les lecteurs, soit qu’ils fassent appel à leurs propres souvenirs, soit qu’ils aient simplement pris plaisir à la lecture, y pourront trouver comme un commentaire vivant aux pages qui précèdent.

Voici d’abord l’exacte distribution des rôles :

Don Juan sres  Diaz de Mendoza
Don Luis Mejia Robles
Don Gonzalo Cirera
Don Diego Valentin
Ciutti Diaz
Butarelli Urquijo
Centellas Allen Perkins
Avellaneda Montenegro
Le sculpteur Torner
Doña Inès sras  Maria Guerrero
Brigida Fernandez
L’abbesse Cancio
Doña Ana Comendador
Lucia Suarez

Le rôle de Dona Inès est un de ceux qui ont le plus fait pour la réputation naissante de Mme Maria Guerrero : fille d’un grand industriel madrilène, elle apportait au théâtre, avec une culture intellectuelle et des dons peu communs, un goût exquis et une distinction parfaite ; elle put, lors de ses débuts à la Comedia, en 1892, se faire encore applaudir dans Don Juan Tenorio par l’auteur lui-même, dont cette gracieuse apparition fut comme une des dernières joies. Nous l’avons trouvée d’une grande simplicité, d’une extrême sobriété d’effets, avec, dans la scène du couvent et celle de la maison de campagne, une grâce naïve relevée par une voix aux exquises câlineries, et en même temps une dignité comme instinctive d’un goût parfait ; avec, dans les dernières apparitions, une douceur toute pénétrée d’au delà.

Quant à M. Fernando Diaz de Mendoza, c’est un gentilhomme de haute race, un grand d’Espagne, qu’une ardente passion pour le théâtre avait conduit à la scène, et qui fut des premiers à répondre à l’appel de Mme Guerrero, lorsque celle-ci, en 1895, déplorant l’abandon où restaient depuis longtemps les chefs-d’œuvre de la scène ancienne, forma autour d’elle une « compagnie » modèle et l’installa dans une salle artistiquement décorée, où très vite la société madrilène se donna rendez-vous. L’année suivante, M. de Mendoza épousait Mme Guerrero, et l’avenir du « Théâtre Espagnol », par cette commune ardeur dans le but littéraire de l’entreprise, par ces talents en accord parfait, par une façon d’être des directeurs avec leurs pensionnaires, qui fit de la compagnie comme une famille, se trouva désormais assuré.

Pour en revenir au personnage redoutable de Don Juan, on comprend qu’il dût convenir essentiellement au talent, d’ailleurs, si souple, mais particulièrement intelligent et distingué de M. de Mendoza. Il y a montré partout autant de style que de caractère, avec une sérénité froide dans l’audace, avec une nervosité concentrée et pleine d’autorité dans l’explosion des sentiments contraires qui se disputent l’âme de Don Juan. Dans le quatrième acte surtout, lorsque, un genou en terre, devant le commandeur, mais pâlissant sous l’insulte, les narines frémissantes, la gorge serrée, il étouffait ses cris de colère, il donnait une impression vraiment inoubliable.

Les autres rôles étaient excellemment tenus, chacun dans leur caractère et leur relation avec l’ensemble, — car c’est un des mérites qui ont le plus frappé dans cette troupe : ce jeu était la vie même, sans procédés traditionnels ni effets escomptés d’avance, sans fausse note ni dissonance indépendante de l’accord total. — Il faut cependant mettre hors de pair l’interprétation du rôle de Brigida par Mme Fernandez. Il est impossible de donner plus de relief et de vérité sobre à cette répugnante figure de vieille entremetteuse dévote : sa scène avec Inès au couvent, lorsqu’elle lui remet le livre de Don Juan, a de ces traits qu’on n’oublie plus. Je recommande au souvenir de ceux qui y ont assisté sa façon de dire : « Un papelito ! » quand la lettre tombe du volume et qu’Inès demande ce que c’est.

M. Diaz, dans Cintti, mérite également de vrais éloges, car jamais il ne cherchait à relever ce rôle modeste avec quelqu’une des singeries ordinaires d’un Leporello. M. Cirera avait une belle allure rude dans le commandeur, et M. Robles de la vivacité dans Don Luis. Mme Cancio, enfin, se montrait une abbesse pleine de dignité et savait se garder, dans la poétique description des charmes du cloître, de toute allure insinuante et cafarde.

Pour la mise en scène, elle suivait scrupuleusement, à peu d’exceptions près (aux derniers actes) les indications données dans la pièce même. — Il est à peine besoin d’ajouter qu’aucune coupure n’a été pratiquée dans le texte ; l’action est d’une rapidité telle qu’il serait étrange de chercher à l’abréger encore.

Quelques mots sur le texte même termineront cette longue postface. — Don Juan Tenorio est écrit, d’une façon générale, en cette forme de vers de 7 ou 8 pieds qui est classique et nationale dans le théâtre espagnol. Les rimes en sont variées suivant diverses combinaisons, tantôt croisées, tantôt couplées, sans plan déterminé. Voici les principales exceptions à cette forme générale :

Première Partie ; Acte II : Les scènes VI, VII et XI sont écrites en sortes de stances de 10 vers (le dernier est souligné exprès dans le texte) de huit pieds, comme le reste de la pièce, sauf que les six premiers sont croisés de vers de 1, 2 ou 3 pieds (v. 2, 4, 6.) Cela donne une grande vivacité à ce dialogue, écrit d’ailleurs sur un ton enjoué, comme railleur et relevé d’assonances. Les rimes, au nombre de 4, sont ainsi disposées : 1-2, 3-4, 5-6-7-(8-9)-10.

Acte IV : Dans la scène III, la déclaration d’amour de Don Juan à Dona Inès est écrite en décimas, c’est-à-dire en stances de 10 vers (toujours de 8 pieds) avec quatre rimes ainsi disposées : 1-(2-3)-4-5 ; 6-7-(8-9)-10.

Deuxième Partie ; Acte Ier : Les scènes III et IV sont presque entièrement en décimas encore, avec assonances finales sur les mots afán et sepultura répétés successivement par Don Juan et l’Ombre de Doña Inès.

Acte II : Mêmes strophes et même observation au moment de la seconde apparition de l’Ombre de Dona Inès, scène IV et début de la scène V.

Acte III : La scène I, où Don Juan revient au Panthéon des Tenorio pour répondre à l’invitation du commandeur, est exceptionnellement en vers de 11 pieds, ce qui lui donne une allure plus solennelle et marque la désespérance et l’incertitude qui décidément envahissent l’âme de Don Juan.

Je ne veux pas finir sans donner ici, comme je l’ai promis, un exemple des qualités lyriques du drame de Zorrilla, et je le choisirai justement parmi les décimas que je viens de noter : les séductrices paroles qu’adresse Don Juan à Inès dans sa maison de campagne.

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Esta aura que vaga llena
de los sencillos olores
de las campesinas flores
que brota esa orilla amena ;
esa agua limpia y serena
que atreviesa sin temor
la barca del pescador
que espera cantando el día,
¿no es cierto, paloma mía,
que están respirando amor ?


Esa armonía que el viento
recoge entre esos millares
de floridos olivares,
que agita con manso aliento
ese dulcísimo acento
con que trina el ruiseñor,
de sus copas morador,

llamando al cercano día,
¿no es verdad, gacela mia,
que están respirando amor ?


Y estas palabras que están
filtrando insensiblemente
tu corazón, ya pendiente
de los labios de Don Juan,
y cuyas ideas van
inflamando en su interior
un fuego germinador
no encendido todavía
¿ne es verdad, estrella mía,
que están respirando amor ?


Y esas dos liquidas perlas
que se desprenden tranquilas
de tus radiantes pupilas
convidándome á beberlas,
evaporarse á no verlas
de si mismas al calor,
y ese encendido color
que en tu semblante no había,
¿no es verdad, hermosa mía,
que están respirando amor ?


¡Oh! , bellisima Inès,
espejo y luz de mis ojos ;
escucharme sin enojos
como lo haces, amor es ;

mira aquí á tus plantas, pues,
todo el altivo rigor
de este corazón traidor
que rendirse ne creía,
adorando, vida mía,
la esclavitud de tu amor.


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