Revue des Deux Mondes2e période, tome 39 (p. 384-444).
DOMINIQUE

DERNIERE PARTIE.


XII.

J’en avais fini avec les jours heureux[1] ; cette courte pastorale achevée, je retombai dans de grands soucis. À peine installés dans le petit hôtel qui devait leur servir de pied-à-terre à Paris, Madeleine et M. de Mièvres se mirent à recevoir, et le mouvement du monde fit irruption dans notre vie commune.

— Je serai chez moi une fois par semaine pour les étrangers, me dit Madeleine ; pour vous, j’y suis tous les jours. Je donne un bal la semaine prochaine ; y viendrez-vous ?

— Un bal !… Cela ne me tente guère.

— Pourquoi ? Le monde vous fait peur ?

— Absolument comme un ennemi.

— Et moi, reprit-elle, croyez-vous donc que j’en sois bien éprise ?

— Soit. Vous me donnez l’exemple, et je vous obéirai.

Le soir indiqué, j’arrivai de bonne heure. Il n’y avait encore qu’un très petit nombre d’invités réunis autour de Madeleine, près de la cheminée du premier salon. Quand elle entendit annoncer mon nom, par un élan de familiarité qu’elle ne tenait nullement à réprimer, elle fit un mouvement vers moi qui l’isola de son entourage et me la montra de la tête aux pieds comme une image imprévue de toutes les séductions. C’était la première fois que je la voyais ainsi, dans la tenue splendide et indiscrète d’une femme en toilette de bal. Je sentis que je changeais de couleur, et qu’au lieu de répondre à son regard paisible, mes yeux s’arrêtaient maladroitement sur un nœud de diamans qui flamboyait à son corsage. Nous demeurâmes une seconde ainsi, elle interdite, moi fort troublé. Personne assurément ne se douta du rapide échange d’impressions qui nous apprît, je crois, de l’un à l’autre que de délicates pudeurs étaient blessées. Elle rougit un peu, sembla frissonner des épaules, comme si subitement elle avait froid, puis, s’interrompant au milieu d’une phrase qui ne voulait rien dire, elle se rapprocha de son fauteuil, y prit une écharpe de dentelles, et le plus naturellement du monde, s’en couvrit.

Ce seul geste pouvait signifier bien des choses ; mais je voulus n’y voir qu’un acte ingénu de condescendance et de bonté qui me la rendit plus adorable que jamais et me bouleversa pour le reste de la soirée. Elle-même en garda pendant quelques minutes un peu d’embarras. Je la connaissais trop bien aujourd’hui pour m’y tromper. Deux ou trois fois je la surpris me regardant sans motif, comme si elle eût été encore sous l’empire d’une sensation qui durait ; puis des obligations de politesse lui rendirent peu à peu son aplomb. Le mouvement du bal agit sur elle et sur moi en sens contraire : elle devint parfaitement libre et presque joyeuse ; quant à moi, je devins plus sombre à mesure que je la voyais plus gaie, et plus troublé à mesure que je découvrais en elle des attraits extérieurs qui d’une créature presque angélique faisaient out simplement une femme accomplie.

Elle était admirablement belle, et l’idée que tant d’autres le savaient aussi bien que moi ne fut pas longue à me saisir le cœur aigrement. Jusque-là, mes sentimens pour Madeleine avaient par miracle échappé à la morsure des sensations venimeuses. — Allons, me dis-je, un tourment de plus ! — Je croyais avoir épuisé toutes les faiblesses. Mon amour apparemment n’était pas complet : il lui manquait un des attributs de l’amour, non pas le plus dangereux, mais le plus lait.

Je la vie entourée ; je me rapprochai d’elle. J’entendis autour de moi des mots qui me brûlèrent ; j’étais jaloux.

Être jaloux, on ne l’avoue guère ; ces sensations ne sont pas cependant de celles que je désavoue. Il est bon que toute humiliation profite, et celle-ci m’éclaira sur bien des vérités ; elle m’aurait rappelé, si j’avais pu l’oublier, que ce sentiment exalté, contrarié, malheureux, légèrement gourmé et tout près de se piquer d’orgueil, ne s’élevait pas de beaucoup au-dessus du niveau des passions communes, qu’il n’était ni pire ni meilleur, et que le seul point qui lui donnait l’air d’en différer, c’est d’être un peu moins possible que beaucoup d’autres. Quelques facilités de plus l’auraient infailliblement fait descendre de son piédestal ambitieux, et comme tant de choses de ce monde dont l’unique supériorité vient d’un défaut de logique ou de plénitude, qui sait ce qu’il serait devenu. s’il avait été moins déraisonnable ou plus heureux ?

- Vous ne dansez pas ? me dit Madeleine un peu plus tard en me rencontrant sur son passage, et je m’y trouvais souvent sans le vouloir.

- Non, je ne danserai pas, lui dis-je.

Pas même avec moi ? reprit-elle avec un peu d’étonnement. Ni avec vous ni avec personne.

Comme vous voudrez, dit-elle en répondant sèchement à mes airs bourrus.

Je ne lui parlai plus de la soirée, et je l’évitai, tout en la perdant de vue le moins possible.

Olivier n’arriva qu’après minuit. Je causais avec Julie, qui n’avait dansé qu’à contre-coeur et ne dansait plus, quand il entra calme. aisé, souriant, les yeux armes de ce regard direct dont il se cou- vrait comme d’une épée tendue chaque fois qu’il se trouvait en présence de visages nouveaux, et surtout de visages de femmes. Il alla serrer la main de Madeleine. Je l’entendis s’excuser de ce qu’il arrivait si tard ; puis il fit le tour du salon, salua deux ou trois femmes dont il était connu, s’approcha de Julie, et, s’asseyant fa- milièrement à côté d’elle :- Madeleine est très bien… Et toi aussi.. tu es très bien, ma petite Julie, dit-il à sa cousine avant mėme d’avoir examiné sa toilette. Seulement, reprit-il sur le même ton de lassitude ennuyée, tu as là des neuds roses qui te brunissent un peu trop. Julie ne bougea pas. D’abord elle eut l’air de ne pas entendre, puis elle fixa lentement sur Olivier l’émail bleu noir de ses pru- nelles sans flammes, et après quelques secondes d’un examen ca. pable de déraciner même la ferme contenance d’Olivier :- Voulez- vous me conduire auprès de ma seur ? me dit-elle en se levant. Je fis ce qu’elle voulait, après quoi je me hâtai de rejoindre Olivier. – Tu as blessé Julie ? lui dis-je. C’est possible, mais Julie m’agace. - Et puis il me tourna le dos pour couper court à toute insistance. J’eus le courage, était-ce un courage ? de rester jusqu’à la fin du bal. J’avais besoin de revoir Madeleine presque seul à seul, et de la posséder plus étroitement après le départ de tant de gens qui se l’étaient pour ainsi dire partagée. J’avais supplié Olivier de m’al- tendre en lui représentant qu’il avait d’ailleurs à réparer sa venue tar live. Bonne ou mauvaise, cette dernière raison, dont il n’était pas dupe, ent l’air de le décider. Nous étions, l’un vis-à-vis de l’autre, dans ces veines de cachoterie qui faisaient de notre amitié. toujours très clairvoyante, la chose la plus inégale et la plus bizarre. Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/391 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/392 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/393 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/394 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/395 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/396 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/397 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/398 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/399 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/400 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/401 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/402 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/403 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/404 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/405 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/406 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/407 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/408 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/409 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/410 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/411 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/412 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/413 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/414 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/415 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/416 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/417 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/418 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/419 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/420 de la vie des idées à vous on dégoûter dès le premier jour où l’on y met le pied. De plus ils sont inséparables, et c’est un couple hideux que tout le monde ne voit pas. Malheur à ceux qui les aperçoivent trop jeunes ! Moi, je les ai toujours connus. Ils étaient au collège, et c’est là peut-être que tu as pu les apercevoir ; ils n’ont pas cessé de l’habiter un seul jour pendant les trois années de platitude et de mesquineries que j’y ai passées. Permets-moi de te le dire, ils venaient quelquefois chez ta tante et aussi chez mes deux cousines. J’avais presque oublié qu’ils habitaient Paris, et je continue de les fuir, me jetant dans le bruit, dans l’imprévu, dans le luxe, avec l’idée que ces deux petits spectres bourgeois, parcimonieux, craintifs et routiniers ne m’y suivront pas. Ils ont fait plus de victimes à eux deux que beaucoup de passions soi-disant mortelles ; je connais leurs habitudes homicides, et j’en ai peur…

Il continua de la sorte sur un ton demi-sérieux qui contenait l’aveu d’incurables erreurs, et me faisaient vaguement redouter des découragemens dont vous connaissez l’issue. Je le laissai dire, et quand il eut fini : — Iras-tu prendre des nouvelles de Julie ? lui dis-je.

— Oui, dans l’antichambre.

— La reverras-tu ?

— Le moins possible.

— As-tu prévu ce qui l’attend ?

— J’ai prévu qu’elle se mariera avec un autre, ou qu’elle restera fille.

— Adieu, lui dis-je, bien qu’il n’eût pas encore quitté ma chambre.

— Adieu, me dit-il.

Et nous nous séparâmes sur ce dernier mot, qui n’atteignit pas le fond de notre amitié, mais qui brisa toute confiance, sans autre éclat et sèchement, comme on brise un verre.


XV.

Il y avait plus d’un grand mois que je n’avais vu Madeleine cinq minutes de suite sans témoin, et plus longtemps encore que je n’avais obtenu d’elle quoi que ce fût. qui ressemblât à ses aménités d’autrefois. Un jour je la rencontrai par hasard dans une rue déserte du quartier que j’habitais. Elle était seule et à pied. Tout le sang de son cœur reflua vers ses joues quand elle m’aperçut, et j’eus besoin, je crois, de toute ma résolution pour ne pas courir à sa rencontre et la serrer dans mes bras en pleine rue.

— D’où venez-vous et où allez-vous ? — Ce fut la première question que je lui adressai en la voyant ainsi égarée et comme aventurée dans une partie de Paris qui devait être le bout du monde pour Mme de Nièvres.

— Je vais à deux pas d’ici, me répondit-elle avec un peu d’embarras, faire une visite.

Elle me nomma la personne chez qui elle allait.

— Que je sois reçue ou non, reprit-elle aussitôt, séparons-nous. Il est bon qu’on ne nous voie pas ensemble. Il n’y a plus rien d’innocent dans vos démarches. Vous avez fait de telles folies que désormais c’est à moi d’être prudente.

— Je vous quitte, lui dis-je en la saluant.

— À propos, reprit Madeleine au moment où je m’éloignais, je vais ce soir au théâtre avec mon père et ma sœur : il y a une place pour vous, si vous la voulez.

— Permettez,… lui dis-je en ayant l’air de réfléchir à des engagemens que je n’avais pas, ce soir je ne suis pas libre.

— J’avais pensé,… ajouta-t-elle avec la douceur d’un enfant pris en faute, j’espérais…

— Cela me serait tout à fait impossible, répondis-je avec un sang-froid cruel. — On eût dit que je prenais plaisir à lui rendre caprice pour caprice et à la torturer.

Le soir, à huit heures et demie, j’entrais dans sa loge. Je poussai la porte aussi doucement que possible. Madeleine eut le sentiment que c’était moi, car elle affecta de ne pas même tourner la tête. Elle resta tout entière occupée de la musique, les yeux attachés sur la scène. Ce fut seulement au premier repos des chanteurs que je pus m’approcher d’elle et la forcer à recevoir mon salut.

— Je viens vous demander une place dans votre loge, lui dis-je en la mettant de moitié dans une fourberie, à moins que cette place ne soit réservée à M. de Nièvres.

M. de Nièvres ne viendra pas, répondit Madeleine en se retournant du côté de la salle.

On donnait un immortel chef-d’œuvre. La salle était splendide. Des chanteurs incomparables, disparus depuis, y causaient des transports de fête. L’auditoire éclatait en applaudissemens frénétiques. Cette merveilleuse électricité de la musique passionnée remuait, comme avec la main, cette masse d’esprits lourds ou de cœurs distraits, et communiquait au plus insensible des spectateurs des airs d’inspiré. Un ténor, dont le nom seul était un prestige, vint tout près de la rampe, à deux pas de nous. Il s’y tint un moment dans l’attitude recueillie et un peu gauche d’un rossignol qui va chanter. Il était laid, gras, mal costumé et sans charme, autre ressemblance avec le virtuose ailé. Dès les premières notes, il y eut dans la salle un léger frémissement, comme dans un bois dont les feuilles palpitent. Jamais il ne me parut si extraordinaire que ce soir-là, soirée unique et la dernière où j’aie voulu l’entendre. Tout était exquis, jusqu’à cette langue syllabique, fluide, voltigeante et rhythmée, qui donne à l’idée des chocs sonores, et fait du vocabulaire italien un livre de musique. Il chantait l’hymne éternellement tendre et pitoyable des amans qui espèrent. Une à une et dans des mélodies inouïes, il déroulait toutes les tristesses, toutes les ardeurs et toutes les espérances des cœurs bien épris. On eût dit qu’il s’adressait à Madeleine, tant sa voix nous arrivait directement, pénétrante, énuie, discrète, comme si ce chanteur sans entrailles eût été le confident de mes propres douleurs. J’aurais cherché cent ans dans le fond de mon cœur torturé et brûlant avant d’y trouver un seul mot qui valût un soupir de ce mélodieux instrument qui disait tant de choses et n’en éprouvait aucune.

Madeleine écoutait haletante. J’étais assis derrière elle, aussi près que le permettait le dossier de son fauteuil, où je m’appuyais. Elle s’y renversait aussi de temps en temps, au point que ses cheveux me balayaient les lèvres. Elle ne pouvait pas faire un geste de mon côté que je ne sentisse aussitôt son souffle inégal, et je le respirais comme une ardeur de plus. Elle avait les deux bras croisés sur sa poitrine, peut-être pour en comprimer les battemens. Tout son corps, penché en arrière, obéissait à des palpitations irrésistibles, et chaque respiration de sa poitrine, en se communiquant du siège à mon bras, m’imprimait à moi-même un mouvement convulsif tout pareil à celui de ma propre vie. C’était à croire que le même souffle nous animait à la fois d’une existence indivisible, et que le sang de Madeleine et non plus le mien circulait dans mon cœur entièrement dépossédé par l’amour.

À ce moment, il se fit un peu de bruit dans une loge située de l’autre côté de la salle, où deux femmes entraient seules, en grand étalage, et fort tard pour produire plus d’effet. À peine assises, elles commencèrent à lorgner, et leurs yeux s’arrêtèrent sur la loge de Madeleine. Madeleine involontairement fit comme elles. Il y eut pendant une seconde un échange d’examen qui me glaça d’effroi, car au premier coup d’œil j’avais reconnu un visage témoin d’anciennes faiblesses et retrouvé des souvenirs détestés. En voyant ce regard persistant fixé sur nous, Madeleine eut-elle un soupçon ? Je le crois, car elle se tourna tout à coup comme pour me surprendre. Je soutins le feu de ses yeux, le plus immédiat et le plus clairvoyant que j’aie jamais affronté. Il se serait agi de sa vie que je n’aurais pas été plus déterminé dans un acte de témérité qui me demanda le plus grand effort. Le reste de la soirée se passa mal. Madeleine parut moins occupée de la musique et distraite par une idée gênante, comme si ce vis-à-vis malencontreux l’importunait. Une ou deux fois encore elle essaya d’éclairer ses doutes, puis elle devint étrangère à tout ce qui se passait autour d’elle, et je compris qu’elle se retirait au fond de sa pensée.

Je la reconduisis jusqu’à sa voiture. Arrivé là, le marchepied baissé, Madeleine enfouie dans ses fourrures : — Me permettez-vous de vous accompagner ? lui dis-je ; je reviendrais à pied, ce qui, par une pareille nuit, me plairait.

Il n’y avait aucune réponse à me faire, surtout en présence de M. d’Orsel et de Julie. La demande était d’ailleurs des plus simples. Je montai avant même qu’on me l’eût permis.

Il n’y eut pas un mot de dit pendant ce trajet sur un pavé bruyant, au pas rapide et retentissant des chevaux. M. d’Orsel fredonnait en souvenir de la pièce. Julie m’examinait à la dérobée, puis se collait le visage aux vitres et regardait les rues. Madeleine, à demi renversée, comme elle l’eût été sur un lit de repos, froissait par un geste nerveux un énorme bouquet de violettes qui toute la soirée m’avait enivré. Je voyais l’éclat bizarre et fiévreux de ses yeux fixes. J’étais dans un grand trouble, et je sentais distinctement qu’il y avait d’elle à moi je ne sais quoi de très grave, comme un débat décisif.

Elle descendit. la dernière, et je tenais encore sa main que déjà M. d’Orsel et Julie montaient devant nous le perron de l’hôtel. Elle fit un pas pour les suivre, et laissa tomber son bouquet. Je feignis de ne pas m’en apercevoir.

— Mon bouquet, je vous prie ? me dit-elle, comme si elle eût parlé à son valet de pied.

Je le lui tendis sans dire un seul mot ; j’aurais sangloté. Elle le prit, le porta rapidement à ses lèvres, y mordit avec fureur, comme si elle eût voulu le mettre en pièces.

— Vous me martyrisez et vous me déchirez, me dit-elle tout bas avec un suprême accent de désespoir ; puis, par un mouvement que je ne puis vous rendre, elle arracha son bouquet par moitiés : elle en prit une, et me jeta pour ainsi dire l’autre au visage.

Je me mis à courir comme un fou, en pleine nuit, emportant, comme un lambeau du cœur de Madeleine, ce paquet de fleurs où elle avait mis ses lèvres et imprimé des morsures que je savourais comme des baisers. Je m’en allai au hasard, ivre de joie, me répétant un mot qui m’éblouissait comme un soleil levant. Je ne m’inquiétais ni de l’heure ni des rues. Après m’être égaré dix fois dans le quartier de Paris que je connaissais le mieux, j’arrivai sur les quais. Je n’y rencontrai personne. Paris tout entier dormait, comme il dort entre trois et six heures du matin. La lune éclairait les quais déserts et fuyans à perte de vue. Il ne faisait presque plus froid : c’était en mars. La rivière avait des frissons de lumière qui la blanchissaient, et coulait sans faire le moindre bruit entre ses hautes bordures d’arbres et de palais. Au loin s’enfonçait la ville populeuse, avec ses tours, ses dômes, ses flèches, où les étoiles avaient l’air d’être allumées comme des fanaux, et le Paris du centre sommeillait confusément, étendu sous des brumes. Ce silence et cette solitude portèrent au comble le sentiment subit qui me venait de la vie, de sa grandeur, de sa plénitude et de son intensité. Je me rappelais ce que j’avais souffert, soit dans les foules, soit chez moi, toujours dans l’isolement, en me sentant perdu, médiocre, et continuellement abandonné. Je sentis que cette longue infirmité ne dépendait pas de moi, que toute petitesse était le fait d’un défaut de bonheur. — Un homme est tout ou n’est rien, me disais-je. Le plus petit devient le plus grand ; le plus misérable peut faire envie ! — Et il me semblait que mon bonheur et mon orgueil remplissaient Paris.

Je fis des rêves insensés, des projets monstrueux, et qui seraient sans excuses s’ils n’avaient pas été conçus dans la fièvre. Je voulais voir Madeleine le lendemain, la voir à tout prix. Il n’y aura plus, me disais-je, ni subterfuges, ni déguisemens, ni habileté, ni barrières qui prévaudront contre ce que je veux et contre la certitude que je tiens. J’avais toujours à la main ces fleurs brisées. Je les regardais, je les couvrais de baisers ; je les interrogeais comme si elles avaient gardé le secret de Madeleine ; je leur demandais ce que Madeleine avait dit en les déchirant, si c’étaient des caresses ou des insultes… Et je ne sais quelle sensation effrénée me répondait que Madeleine était perdue, que je n’avais plus qu’à oser !

Dès le lendemain, je courus chez Mme de Nièvres. Elle était sortie. J’y revins les jours suivans : Madeleine était introuvable. J’en conclus qu’elle ne répondait plus d’elle-même, et qu’elle recourait aux seuls moyens de défense qui fussent à toute épreuve.

Trois semaines à peu près se passèrent ainsi, dans une lutte contre des portes fermées et dans des exaspérations qui faisaient de moi une sorte de brute égarée, entêtée contre des barrières. Un soir on me remit un billet. Je le tins un moment fermé, suspendu devant moi, comme s’il eût contenu ma destinée.

« Si vous avez la moindre amitié pour moi, me disait Madeleine, ne vous obstinez pas à me poursuivre ; vous me faites mal inutilement. Tant que j’ai gardé l’espoir de vous sauver d’une erreur et d’une folie, je n’ai rien épargné qui j)rit réussir. Aujourd’hui je me dois à d’autres soins que j’ai trop oubliés. Faites comme si vous n’habitiez plus Paris, au moins pour quelque temps. Il dépend de vous que je vous dise adieu ou au revoir. »

Ce congé banal, d’une sécheresse parfaite, me produisit l’effet d’un écroulement. Puis à l’abattement succéda la colère. Ce fut peut-être la colère qui me sauva. Elle me donna l’énergie de réagir et de prendre un parti extrême. Ce jour-là même, j’écrivis un ou deux billets pour dire que je quittais Paris. Je changeai d’appartement, j’allai me cacher dans un quartier perdu, je fis appel à tout ce qui me restait de raison, d’intelligence et d’amour du bien, et je recommençai une nouvelle épreuve dont j’ignorais la durée, mais qui, dans tous les cas, devait être la dernière.


XVI.

Ce changement s’opéra du jour au lendemain et fut radical. Ce n’était plus le moment d’hésiter ni de se morfondre. Maintenant j’avais horreur des demi-mesures. J’aimais la lutte. L’énergie surabondait en moi. Rebutée d’un côté, ma volonté avait besoin de se retourner dans un autre sens, de chercher un nouvel obstacle à vaincre, tout cela pour ainsi dire en quelques heures, et de s’y ruer. Le temps me pressait. Toute question d’âge à part, je me sentais sinon vieilli, du moins très mûr. Je n’étais plus un adolescent qu’un chagrin cloue tout endolori sur les pentes molles de la jeunesse. J’étais un homme orgueilleux, impatient, blessé, traversé de désirs et de chagrins, et qui tombait tout à coup au beau milieu de la vie, — comme un soldat de fortune un jour d’action décisive à midi, — le cœur plein de griefs, l’âme amère d’impuissance, et l’esprit en pleine explosion de projets.

Je ne mis plus les pieds dans le monde, au moins dans cette partie de la société où je risquais de me faire apercevoir et de rencontrer des souvenirs qui m’auraient tenté. Je ne m’enfermai pas trop à l’étroit, j’y serais mort d’étouffement ; mais je me circonscrivis dans un cercle d’esprits actifs, studieux, spéciaux, absorbés, ennemis des chimères, qui faisaient de la science, de l’érudition ou de l’art, comme ce Florentin ingénu qui créait la perspective, et la nuit réveillait sa femme pour lui dire : « Quelle douce chose que la perspective ! » Je me défiais des écarts de l’imagination : j’y mis bon ordre. Quant à mes nerfs, que j’avais si voluptueusement ménages jusqu’à présent, je les châtiai, et de la plus rude manière, par le mépris de tout ce qui est maladif et le parti-pris de n’estimer que ce qui est robuste et sain. Le clair de lune au bord de la Seine, les soleils doux, les rêveries aux fenêtres, les promenades sous les arbres, le malaise ou le bien-être produit par un rayon de soleil ou par une goutte de pluie, les aigreurs qui me venaient d’un air trop vif et les bonnes pensées qui m’étaient inspirées par un écart du vent, toutes ces mollesses du cœur, cet asservissement de l’esprit, cette petite raison, ces sensations exorbitantes, — j’en fis l’objet d’un examen qui décréta tout cela indigne d’un homme, et ces multiples fils pernicieux qui m’enveloppaient d’un tissu d’influences et d’infirmités, je les brisai. Je menais une vie très active. Je lisais énormément. Je ne me dépensais pas, j’amassais. Le sentiment âpre d’un sacrifice se combinait avec l’attrait d’un devoir à remplir envers moi-même. J’y puisais je ne sais quelle satisfaction sombre qui n’était pas de la joie, encore moins de la plénitude, mais qui ressemblait à ce que doit être le plaisir hautain d’un vœu monacal bien rempli. Je ne jugeais pas qu’il y eût rien de puéril dans une réforme qui avait une cause si grave, et qui pouvait avoir un résultat très sérieux. Je fis de mes lectures ce que j’avais fait de mille autres choses ; les considérant comme un aliment d’esprit de toute importance, je les expurgeai. Je ne me sentais plus aucun besoin d’être éclairé sur les choses du cœur. Me reconnaître dans des livres émouvans, ce n’était pas la peine au moment même où je me fuyais. Je ne pouvais que m’y retrouver meilleur ou pire. Meilleur, c’était une leçon superflue, et pire, c’était un exemple à ne point chercher. Je me composais pour ainsi dire une sorte de recueil salutaire parmi ce que l’esprit humain a laissé de plus fortifiant, de plus pur au point de vue moral, de plus exemplaire en fait de raison. Enfin j’avais promis à Madeleine d’essayer mes forces, et ce serment, je voulais le tenir, ne fût-ce que pour lui prouver ce qu’il y avait en moi de puissance sans emploi, et pour qu’elle pût bien mesurer la durée et l’énergie d’une ambition qui n’était au fond que de l’amour converti.

Au bout de quelques mois de ce régime inflexible, j’arrivai à une sorte de santé artificielle et de solidité d’esprit qui me parut propre à beaucoup entreprendre. Je réglai d’abord mes comptes avec le passé. J’avais eu, vous le savez, la manie des vers. Soit complaisance involontaire pour des jours aimables et regrettés, soit avarice, je ne voulus pas que cette partie vivante de ma jeunesse fut entièrement détruite. Je m’imposai la tâche de fouiller ce vieux répertoire de choses enfantines et de sensations à peine éveillées. Ce fut comme une sorte de confession générale, indulgente, mais ferme, sans aucun danger pour une conscience qui se juge. De ces innombrables péchés d’un autre âge, je composai deux volumes. J’y mis un titre qui en déterminait le caractère un peu trop printanier. J’y joignis une préface ingénieuse qui devait du moins les mettre à l’abri du ridicule, et je les publiai sans signature. Ils parurent et disparurent. Je n’en espérais pas plus. Il y a peut-être deux ou trois jeunes gens de mes contemporains qui les ont lus. Je ne fis rien pour les sauver d’un oubli total, bien convaincu que toute chose est négligée oui mérite de l’être, et qu’il n’y a pas un rayon de vrai soleil qui soit perdu dans tout l’univers.

Ce balayage de conscience accompli, je m’occupai de soins moins frivoles. On faisait beaucoup de politique alors partout, et particulièrement dans le monde observateur et un peu chagrin où je vivais. Il y avait dans l’air de cette époque une foule d’idées à l’état nébuleux, de problèmes à l’état d’espérances, de générosités en mouvement qui devaient se condenser plus tard et former ce qu’on appelle aujourd’hui le ciel orageux de la politique moderne. Mon imagination, à demi matée, pas du tout éteinte, trouvait là de quoi se laisser séduire. La situation d’homme d’état était, à l’époque dont je vous parle, le couronnement nécessaire, en quelque sorte l’avènement au titre d’homme utile, pour tout homme de génie, de talent, ou seulement d’esprit. Je m’épris de cette idée de devenir utile après avoir été si longtemps nuisible. Et quant à l’ambition d’être illustre, elle me vint aussi par momens, mais Dieu sait pour qui ! — Je fis d’abord une sorte de stage dans l’antichambre même des affaires publiques, je veux dire au milieu d’un petit parlement composé de jeunes volontés ambitieuses, de très jeunes dévouemens tout prêts à s’offrir, où se reproduisait en diminutif une partie des débats qui agitaient alors l’Europe. J’y eus des succès, je puis le dire sans orgueil aujourd’hui que notre parlement lui-même est oublié. Il me sembla que ma route était toute tracée. J’y trouvais à déployer l’activité dévorante qui me consumait. Je ne sais quel insurmontable espoir me restait de retrouver Madeleine. Ne m’avait-elle pas dit : « Adieu ou au revoir ? » J’entendais qu’elle me revît meilleur, transformé, avec un lustre de plus pour ennoblir ma passion. Tout se mêlait ainsi dans les stimulans qui m’aiguillonnaient. Le souvenir acharné de Madeleine bourdonnait au fond de mes soi-disant ambitions, et il y avait des momens où je ne savais plus distinguer, dans mes rêves anticipés de gouvernement, ce qui venait du philanthrope ou de l’amoureux.

Quoi qu’il en soit, je me résumai d’abord dans un livre qui parut sous un nom fictif. Quelques mois après, j’en lançai un second. Ils eurent l’un et l’autre beaucoup plus de retentissement que je ne le supposais. En très peu de temps, d’absolument obscur, je faillis devenir célèbre. Je savourai délicatement ce. plaisir vaniteux, furtif et tout particulier, de m’entendre louer dans la personne de mon pseudonyme. Le jour où le succès fut incontestable, je portai mes deux volumes à Augustin. Il m’embrassa de tout son cœur, me déclara que j’avais un grand talent, s’étonna qu’il se fût révélé si vite et du premier coup, et me prédit comme infaillibles des destinées à me faire tourner la tête. Je voulus que Madeleine eût l’avant-goût de ma célébrité, et j’adressai mes livres à M. de Nièvres. Je le priais de ne pas me trahir ; je lui donnais de ma retraite une explication plausible ; elle devenait à peu près excusable depuis qu’il était avéré qu’elle avait un but. La réponse de M. de Nièvres ne contenait guère que des remercîmens et des éloges calqués sur des bruits publics. Madeleine n’ajoutait pas un mot aux remercîmens de son mari.

Le léger trouble d’esprit qui suivit ces heureux débuts de ma vie littéraire se dissipa très vite. À l’effervescence excitée par une production prompte, entraînante, presque irréfléchie, succéda un grand calme, je veux dire un moment de sang-froid et d’examen singulièrement lucide. Il y avait en moi un ancien moi-même dont je ne vous parle plus depuis longtemps, qui se taisait, mais qui survivait. Il profita de ce moment de répit pour reparaître et me tenir un langage sévère. Je m’en étais complètement affranchi dans mes entraînemens de cœur. Il reprit le dessus dès qu’il s’agit de choses plus discutables, et se mit à délibérer froidement les intérêts plus positifs de mon esprit. En d’autres termes, j’examinai posément ce qu’il y avait de légitime au fond d’un pareil succès, ce qu’il fallait en conclure, s’il y avait là de quoi m’encourager. Je fis le bilan très clair de mon savoir, c’est-à-dire des ressources acquises et de mes dons, c’est-à-être de mes forces vives ; je comparai ce qui était factice et ce qui était natif, je pesai ce qui appartenait à tout le monde et le peu que j’avais en propre. Le résultat de cette critique impartiale, faite aussi méthodiquement qu’une liquidation d’allaires, fut que j’étais un homme distingué et médiocre.

J’avais eu d’autres déceptions plus cruelles, celle-ci ne me causa pas la plus petite amertume. D’ailleurs c’était à peine une déception.

Beaucoup de gens auraient jugé cette situation plus que satisfaisante. Je la considérai tout différemment. Ce petit monstre moderne qu’Olivier nommait le vulgaire, qui lui faisait une si grande horreur, et qui le conduisit vous savez où, je le connaissais, tout comme lui, sous un autre nom. Il habitait aussi bien la région des idées que le monde inférieur des faits. Il avait été le génie malfaisant de tous les temps, il était la plaie du nôtre. Il y avait autour de moi des perversions d’idées dont je ne fus pas dupe. Je ne regimbai point contre des adulations qui ne pouvaient plus en aucun cas me faire changer d’avis ; je les accueillis comme la naïve expression du jugement public à une époque où l’abondance du médiocre avait rendu le goût indulgent et émoussé le sens acéré des choses supérieures. Je trouvais l’opinion parfaitement équitable à mon égard, seulement je fis à la fois son procès et le mien.

Je me souviens qu’un jour j’essayai une épreuve plus convaincante encore que toutes les autres. Je pris dans ma bibliothèque un certain nombre de livres tous contemporains, et, procédant à peu près comme la postérité procédera certainement avant la fin du siècle, je demandai compte à chacun de ses titres à la durée, et surtout du droit qu’il avait de se dire utile. Je m’aperçus que bien peu remplissaient la première condition qui fait vivre une œuvre, bien peu étaient nécessaires. Beaucoup avaient fait l’amusement passager de leurs contemporains, sans autre résultat que de plaire et d’être oubliés ; quelques-uns avaient un faux air de nécessité qui trompait, vus de près, mais que l’avenir se chargera de définir. Un tout petit nombre, et j’en fus effrayé, possédaient ce rare, absolu et indubitable caractère auquel on reconnaît toute création divine ou humaine, de pouvoir être imitée, mais non suppléée, et de manquer aux besoins du monde, si on la suppose absente. Cette sorte de jugement posthume, exercé par le plus indigne sur tant d’esprits d’élite, me démontra que je ne serais jamais du nombre des épargnés. Celui qui prenait les ombres méritantes dans sa barque m’aurait certainement laissé de l’autre côté du fleuve. Et j’y restai.

Une fois encore j’entretins le public de mon nom, du moins de mon personnage imaginaire ; ce fut la dernière. Alors je me demandai ce qui me restait à faire, et je fus quelque temps à me résoudre. Il y avait à cela une difficulté de premier ordre. Ma vie, détachée de bien des liens, comme vous voyez, et désabusée de bien des erreurs, ne tenait plus qu’à un fil ; mais ce fil, horriblement tendu, plus résistant que jamais, me garrottait toujours, et je n’imaginais point que rien pût le briser.

Je n’entendais presque plus parler de Madeleine, excepté par Olivier, que je voyais peu, ou par Augustin, que Mme de Nièvres avait attiré chez elle, surtout depuis l’époque où j’avais disparu. Je savais vaguement quel était l’emploi de sa vie extérieure ; je savais qu’elle avait voyagé, puis habité Nièvres, puis repris ses habitudes à Paris deux ou trois fois, pour les quitter de nouveau presque sans motif et comme sous l’empire d’un malaise qui se serait traduit par une perpétuelle instabilité d’humeur et par des besoins de déplacement. Quelquefois je l’avais aperçue, mais si furtivement et à travers un tel trouble que chaque fois j’avais cru faire une sorte de rêve pénible. Il m’était resté de ces fugitives apparitions l’impression d’une image bizarre, d’un visage défait, comme si les noires couleurs de mon esprit eussent déteint sur cette rayonnante physionomie.

À cette époque à peu près, j’eus une grande émotion. Il y avait une exposition de peinture moderne. Quoique très ignorant dans un art dont j’avais l’instinct sans nulle culture, et dont je parlais d’autant moins que je le respectais davantage, j’allais quelquefois poursuivre à propos de peinture des examens qui m’apprenaient à bien juger mon époque, et chercher des comparaisons qui ne me réjouissaient guère. Un jour, je vis un petit nombre de gens qui devaient être des connaisseurs arrêtés devant un tableau et discourant. C’était un portrait coupé à mi-corps, conçu dans un style ancien, avec un fond sombre, un costume indécis, sans nul accessoire : deux mains splendides, une chevelure à demi perdue, la tête présentée de face. ferme de contours, gravée sur la toile avec la précision d’un émail, et modelée je ne sais dans quelle manière sobre, large et pourtant voilée, qui donnait à la physionomie des incertitudes extraordinaires, et faisait palpiter une âme émue dans la vigoureuse incision de ce trait aussi résolu que celui d’une médaille. Je restai anéanti devant cette effigie effrayante de réalité et de tristesse. La signature était celle d’un peintre illustre. Je recourus au livret : j’y trouvai les initiales de Mme de Nièvres. Je n’avais pas besoin de ce témoignage. Madeleine était là devant moi qui me regardait, mais avec quels yeux ! dans quelle attitude ! avec quelle pâleur et quelle mystérieuse expression d’attente et de déplaisir amer !

Je faillis jeter un cri, et je ne sais comment je parvins à me contenir assez pour ne pas donner aux gens qui m’entouraient le spectacle d’une folie. Je me mis au premier rang ; j’écartai tous ces curieux importuns qui n’avaient rien à faire entre ce portrait et moi. Pour avoir le droit de l’observer de plus près et plus longtemps, j’imitai le geste, l’allure, la façon de regarder, et jusqu’aux petites exclamations approbatives des amateurs exercés. J’eus l’air d’être passionné pour l’œuvre du peintre, tandis qu’en réalité je n’appréciais et n’adorais passionnément que le modèle. Je revins le lendemain, les jours suivans ; je me glissais de bonne heure à travers les galeries désertes, j’apercevais le portrait de loin comme un brouillard ; il ressuscitait à chaque pas que je faisais en avant. J’arrivais, tout artifice appréciable disparaissait ; c’était Madeleine de plus en plus triste, de plus en plus fixée dans je ne sais quelle anxiété terrible et pleine de songes. Je lui parlais, je lui disais toutes les choses déraisonnables qui me torturaient le cœur depuis près de deux années ; je lui demandais grâce, et pour elle, et pour moi. Je la suppliais de me recevoir, de me laisser revenir à elle. Je lui racontais ma vie tout entière avec le plus lamentable et le plus légitime des orgueils. Il y avait des momens où le modelé fuyant des joues, l’étincelle des yeux, l’indéfinissable dessin de la bouche donnaient à cette muette effigie des mobilités qui me faisaient peur. On eût dit qu’elle m’écoutait, me comprenait, et que l’impitoyable et savant burin qui l’avait emprisonnée dans un trait si rigide l’empêchait seul de s’émouvoir et de me répondre. Quelquefois l’idée me venait que Madeleine avait prévu ce qui arrivait : c’est que je la reconnaîtrais, et que je deviendrais fou de douleur et de joie dans ce fantastique entretien d’un homme vivant et d’une peinture. Et, suivant que j’y voyais des compassions ou des malices, cette idée m’exaspérait de colère, ou me faisait fondre en larmes de reconnaissance.

Ce que je vous dis Là dura près de deux grands mois, après quoi, le lendemain d’un jour où je lui fis des adieux vraiment funèbres, les salles furent fermées, et le portrait disparu me laissa plus seul que jamais.

À quelque temps de là, je reçus la visite d’Olivier. Il était sérieux, embarrassé et comme chargé d’un cas de conscience qui lui pesait. Rien qu’à le voir, je me sentis trembler.

— Je ne sais pas ce qui se passe à Nièvres, me dit-il ; mais tout y va mal.

— Madeleine ?… lui dis-je avec épouvante.

— Julie est malade, me dit-il, assez malade pour qu’on s’inquiète. Madeleine elle-même n’est pas bien. Je voudrais y aller, mais la situation ne serait pas tenable. Mon oncle m’écrit des lettres fort désolées.

— Et Madeleine ?… lui dis-je encore, comme s’il y avait un autre malheur qu’il me cachât.

— Je te répète que Madeleine est dans un triste état de santé. Au reste cet état n’a point empiré depuis quelque temps, mais il continue.

— Olivier, que tu ailles à Nièvres ou non, j’y serai demain. Personne ne m’a chassé de la maison de Madeleine, je m’en suis éloigné volontairement. J’avais dit à Madeleine de m’écrire le jour où elle aurait besoin de moi ; elle a des motifs pour se taire, j’en ai pour courir à elle.

— Tu feras absolument ce que tu voudras. En pareil cas, j’agirais comme toi, sauf à m’en repentir, si le remède était pire que le mal.

— Adieu.

— Adieu.


XVII.

Le lendemain, j’étais à Nièvres. J’y arrivai dans la soirée, un peu avant la nuit. C’était en novembre. Je me fis descendre à quelque distance de la grille, en plein bois. Je traversai la cour d’entrée sans être aperçu. À l’extrémité des communs, à droite, un feu brillait dans les cuisines. Deux fenêtres déjà éclairées se détachaient en lumière sur la façade du château. J’allai droit au vestibule dont la porte était seulement poussée ; quelqu’un le traversait au moment où j’y entrai. Il faisait très sombre. — Mme de Nièvres ? dis-je en croyant parler à une femme de chambre. La personne à qui je m’adressais se retourna brusquement, vint droit à moi et jeta un cri. C’était Madeleine.

Elle resta pétrifiée de surprise, et je lui pris la main sans trouver la force d’articuler une seule parole. Le peu de jour qui venait du dehors lui donnait la blancheur inanimée d’une statue ; ses doigts, tout à fait inertes et glaces, se détachaient insensiblement de mon étreinte comme la main d’une morte. Je la vis chanceler ; mais au geste que je fis pour la soutenir, elle se dégagea par un mouvement d’inconcevable terreur, ouvrit démesurément des yeux égarés, et me dit : « Dominique !… » comme si elle se réveillait et me reconnaissait après deux années d’un mauvais sommeil ; puis elle fit quelques pas vers l’escalier, m’entraînant avec elle et n’ayant plus ni conscience ni idée. Nous montâmes ensemble côte à côte, nous tenant toujours par la main. Arrivée dans l’antichambre du premier étage, une lueur de présence d’esprit lui revint : — Entrez ici, me dit-elle, je vais prévenir mon père. Je l’entendis appeler son père et se diriger vers la chambre de Julie.

Le premier mot de M. d’Orsel fut celui-ci : — Mon cher fils, j’ai beaucoup de chagrin.

Ce mot en disait plus que tous les reproches et se planta dans mon cœur comme un coup d’épée.

— J’ai su que Julie était malade, lui dis-je sans faire aucun effort pour déguiser le tremblement de ma voix qui défaillait. J’ai su aussi que Mme de Nièvres était souffrante, et je viens vous voir. Il y a si longtemps…

— C’est vrai, reprit M. d’Orsel, il y a longtemps… La vie sépare ; chacun a ses devoirs et ses soucis…

Il sonna, fit allumer les lampes, m’examina rapidement comme s’il eût voulu constater je ne sais quel changement en moi, analogue aux altérations profondes que ces deux années avaient produites chez ses enfans. — Vous avez vieilli, vous aussi, reprit-il avec une sorte de bienveillance et d’intérêt tout à fait affectueux. Vous avez beaucoup travaillé, nous en avons la preuve…

Puis il me parla de Julie, des vives inquiétudes qu’ils avaient eues, mais qui heureusement étaient dissipées depuis quelques jours. Julie entrait en convalescence, ce n’était plus qu’une affaire de soins, de ménagemens et de quelques jours de repos. Il passa encore une fois d’un sujet à un autre. « Vous voilà un homme, continua-t-il, et déjà célèbre. Nous avons suivi tout cela avec le plus sincère intérêt. » Il marchait de long en large, me parlant ainsi, sans suite, et de la façon la plus décousue. Ses cheveux étaient entièrement blancs ; sa grande taille un peu voûtée lui donnait un air singulièrement noble de vieillesse anticipée ou de lassitude.

Madeleine vint nous interrompre au bout de cinq minutes. Elle était habillée de couleurs sombres et ressemblait, avec la vie de plus, au portrait qui m’avait tant ému. Je me levai, j’allai à sa rencontre ; je balbutiai deux ou trois phrases incohérentes qui n’avaient aucun sens ; je ne savais plus ni comment expliquer ma venue, ni comment combler tout à coup ce vide énorme de deux années qui mettait entre nous comme un abîme de secrets, de réticences et d’obscurités. Je me remis pourtant en la voyant beaucoup plus sûre d’elle-même, et je lui parlai aussi posément que possible de l’alerte qui m’avait été donnée par Olivier. Quand je prononçai ce nom, elle m’interrompit : — Viendra-t-il ? me dit-elle.

— Je ne crois pas, répondis-je ; du moins de quelques jours. Elle fit un geste de découragement absolu, et nous retombâmes tous les trois dans le plus pénible silence.

Je demandai où était M. de Nièvres, comme s’il était possible d’admettre qu’Olivier ne m’eût pas informé de son voyage, et je parus étonné de le savoir absent.

— Oh ! nous sommes dans un grand abandon, reprit Madeleine. Tous malades ou à peu près. Il y a dans l’air de mauvaises influences ; la saison est malsaine et n’est pas gaie, ajouta-t-elle en jetant les yeux sur les hautes fenêtres à fermeture ancienne, dont le jour aux trois quarts éteint bleuissait encore imperceptiblement les vitres.

Elle se mit alors, sans doute pour échapper à l’embarras d’une conversation impossible, à parler des misères des gens qui l’entouraient, de l’hiver qui s’annonçait par des maladies chez les uns, chez les autres par des détresses, d’un enfant qui se mourait dans le village, que Julie avait assisté, soigné jusqu’au jour où, gravement atteinte elle-même, elle avait dû remettre à d’autres son rôle, malheureusement impuissant contre la mort, de sœur de charité. Madeleine semblait se complaire dans ces récits pitoyables, et énumérer avec je ne sais quelle sombre avidité toutes ces calamités voisines qui formaient autour de sa vie un concours de conjonctures attristantes. Puis elle fit comme M. d’Orsel et me parla de moi tantôt avec réserve, tantôt au contraire avec un abandon admirablement calculé pour nous mettre tous à l’aise.

Mon intention était de lui faire une simple visite et de regagner dans la soirée l’auberge du village où j’avais retenu une chambre ; mais Madeleine en disposa autrement : je m’aperçus qu’elle avait donné des ordres pour qu’on m’établît au second étage du château, dans un petit appartement que j’avais occupé déjà, lors de mon premier séjour à Nièvres.

Le soir même, avant de nous séparer, moi présent, elle écrivit à son mari. — J’apprends à M. de Nièvres que vous êtes ici, me dit-elle.

Et je compris ce qu’une pareille précaution prise en ma présence contenait de scrupules et de résolutions loyales.

Je n’avais pas vu Julie. Elle était faible et agitée. La nouvelle de mon arrivée, malgré tous les ménagemens possibles, lui avait causé une secousse très vive. Quand il me fut permis le lendemain d’entrer dans sa chambre, je trouvai la malade étendue sur un long canapé, dans un ample peignoir qui dissimulait l’exiguïté de ses formes et lui donnait des airs de femme. Elle était très changée, beaucoup plus que ne pouvaient s’en apercevoir ceux qui l’approchaient à toutes les minutes du jour. Un petit épagneul dormait à ses pieds, la tête appuyée sur le bout de ses pantoufles. Il y avait à portée de sa main, sur un guéridon garni d’arbustes et de plantes en fleurs, des oiseaux en cage qu’elle élevait, et qui chantaient gaîment au milieu de ce jardinet d’hiver. Je regardai ce mince visage, miné par la fièvre, amaigri et bleui autour des tempes, ces yeux creusés, plus ouverts et plus noirs que jamais, où flambait dans l’obscurité des prunelles un feu sombre, mais inextinguible, et cette pauvre fille amoureuse et à demi morte sous le mépris d’Olivier me fit une peine horrible.

— Guérissez-la, sauvez-la, dis-je à Madeleine quand nous l’eûmes quittée ; mais ne l’abusez plus !

Madeleine eut l’air de douter encore, comme s’il lui fût resté un faible espoir dont elle ne voulait pas à toute force se séparer.

— Ne pensez plus à Olivier, repris-je résolument, et ne l’accusez pas plus que de raison.

Je lui fis connaître les motifs bons ou mauvais qui décidaient du sort de sa sœur. J’expliquai le caractère d’Olivier, sa répugnance absolue pour tout mariage. J’insistai sur ce sentiment peut-être déraisonnable, mais sans réplique, qu’il rendrait une femme malheureuse, et non pas une, mais toutes sans exception. J’atténuais ainsi ce que sa résistance pouvait avoir de blessant.

— Il en fait une question de probité, dis-je à Madeleine comme dernier argument.

Elle sourit tristement à ce mot de probité, qui s’accordait si mal avec l’irréparable malheur dont la responsabilité pesait à ses yeux sur Olivier.

— Il est le plus heureux de nous tous, dit-elle. Et de grosses larmes coulèrent sur ses joues.

Dès le surlendemain, Julie put faire quelques pas dans sa chambre. L’indomptable vigueur de ce petit être, exercée secrètement par tant de dures épreuves, se réveilla, non pas lentement, mais en quelques heures. À peine en convalescence, on la vit se raidir contre le souvenir humiliant d’avoir été pour ainsi dire surprise en faiblesse, se prendre de lutte avec le mal physique, le seul qu’elle pût vaincre, et le dominer. Deux jours plus tard, elle eut la force de descendre seule au salon, repoussant tout appui, quoiqu’une sueur de défaillance perlât sur son front à peau mince, et que de petites pâmoisons la fissent tressaillir à chaque pas. Ce jour-là même, elle voulut sortir en voiture. Nous la conduisîmes dans les allées les plus douces du bois. Il faisait beau. Elle en revint ranimée, rien que pour avoir respiré la senteur des chênes dans de grands abatis chauffés par un soleil clair. Elle rentra méconnaissable, presque avec des rougeurs, tout émue d’un frisson fiévreux, mais de bon augure, qui n’était que le retour actif du sang dans ses veines appauvries. J’étais consterné de la voir renaître ainsi pour si peu, d’un rayon de soleil d’hiver et d’une odeur résineuse de bois coupé, et je compris qu’elle s’acharnerait à vivre avec une obstination qui lui promettait de longs jours misérables.

— Parle-t-elle quelquefois d’Olivier ? demandai-je à Madeleine.

— Jamais.

— Elle pense à lui constamment ?

— Constamment.

— Et cela durera, vous le croyez ?

— Toujours, répondit Madeleine.

Aussitôt affranchie du trop réel souci qui depuis trois semaines l’attachait au chevet de Julie, Madeleine eut l’air de perdre tout à coup la raison. Je ne sais quel étourdissement la prit qui la rendit extraordinaire et positivement folle d’imprévoyance, d’exaltation et de hardiesse. Je reconnus ce regard foudroyant d’éclat qui m’avait appris le soir du théâtre que nous étions en péril, et portant toutes choses à outrance, morceau par morceau, elle me jeta pour ainsi dire son cœur à la tête, comme elle avait fait ce soir-là de son bouquet.

Nous passâmes ainsi trois jours en promenades, en courses téméraires soit au château, soit dans les futaies, trois jours inouïs de bonheur, si le sentiment de je ne sais quelle enragée destruction de son repos peut s’appeler du bonheur, sorte de lune de miel effrontée et désespérée, sans exemple ni pour les émotions ni pour les repentirs, et qui ne ressemble à rien, sinon à ces heures de copieuses et funèbres satisfactions pendant lesquelles on permet tout aux gens condamnés à mourir le lendemain.

Le troisième jour, elle exigea, malgré mes refus, que je montasse un des chevaux de son mari. « Vous m’accompagnerez, me dit-elle ; j’ai besoin d’aller vite et de me promener très loin. » Elle courut s’habiller, fit seller un cheval que M. de Nièvres avait dressé pour elle, et, comme s’il se fût agi de se faire audacieusement enlever devant ses domestiques en plein jour : « Partons, » me dit-elle.

À peine arrivée sous bois, elle prit le galop. Je fis comme elle, et je la suivis. Elle hâta le pas dès qu’elle me sentit sur ses talons, cravacha son cheval, et sans motif le lança à fond de train. Je me mis à son allure, et j’allais l’atteindre quand elle fit un nouvel effort qui me laissa derrière. Cette poursuite irritante, effrénée, me mit hors de moi. Elle montait une bête légère et la maniait de façon à décupler sa vitesse. À peine assise, tout le corps soulevé pour diminuer encore le poids de sa frêle stature, sans un cri, sans un geste, elle filait éperdument et comme emportée par un oiseau. Je courais moi-même à toute allure, immobile, les lèvres sèches, avec la fixité machinale d’un jockey dans une course de fond. Elle tenait le milieu d’un sentier étroit, un peu encaissé, raviné par le bord, où deux chevaux ne pouvaient passer de front, à moins que l’un des deux ne se rangeât. La voyant obstinée à me barrer le passage, je grimpai sous bois, et je l’accompagnai quelque temps ainsi, au risque de me briser la tête cent fois pour une ; puis, le moment venu de lui couper la route, je franchis le talus, tombai dans le chemin creux et y mis mon cheval en travers. Elle vint s’arrêter court à deux pas de moi, et les deux bêtes, animées et tout écumantes, se cabrèrent un moment, comme si elles avaient eu le sentiment que leurs cavaliers voulaient combattre. Je crois vraiment que Madeleine et moi nous nous regardâmes avec colère, tant cette joute extravagante mêlait d’excitations et de défis à d’autres sentimens intraduisibles. Elle se tint devant moi, sa cravache à pommeau d’écaille entre les dents, les joues livides, les yeux injectés et m’éclaboussant de lueurs sanglantes ; puis elle fit entendre un ou deux éclats de rire convulsifs qui me glacèrent. Son cheval repartit ventre à terre.

Pendant une minute au moins, je la regardai fuir sous la haute colonnade des chênes, son voile au vent, sa longue robe obscure soulevée avec la surnaturelle agilité d’un petit démon noir. Quand elle eut atteint l’extrémité du sentier et que je ne la vis plus que comme un point dans les rousseurs du bois, je repris ma course en poussant malgré moi un cri de désespoir. Arrivé juste à l’endroit où elle avait disparu, je la trouvai dans l’entre-croisement de deux routes, arrêtée, haletante, et m’attendant le sourire aux lèvres. — Madeleine, lui dis-je en me ruant sur elle et lui prenant le bras, cessez ce jeu cruel ; arrêtez-vous, ou je me fais tuer !

Elle me répondit seulement par un regard direct qui m’empourpra le visage, et reprit plus posément l’allée du château. Nous revînmes au pas sans échanger une seule parole, nos chevaux marchant côte à côte, se frôlant des mâchoires et se couvrant mutuellement d’écume. Elle descendit à la grille, traversa la cour à pied tout en fouettant le sable avec sa cravache, monta droit à sa chambre et ne reparut que le soir. À huit heures, on nous remit le courrier. Il y avait une lettre de M. de Nièvres. Madeleine, en la décachetant, changea de couleur. « M. de Nièvres va bien, dit-elle ; il ne reviendra pas avant le mois prochain. » Puis elle se plaignit d’une grande fatigue et se retira.

Il en fut de cette nuit comme des précédentes : je la passai debout et sans sommeil. Le billet de M. de Nièvres, tout insignifiant qu’il fût, intervenait entre nous comme une revendication de mille choses oubliées. Il eût écrit ce seul mot : « Je suis vivant, » que l’avertissement n’eût pas été plus clair. Je résolus de quitter Nièvres le lendemain, absolument comme j’avais résolu d’y venir, sans autre réflexion ni calcul. À minuit, il y avait encore de la lumière dans la chambre de Madeleine. Un massif d’érables plantés près du château et directement en face de ses fenêtres recevait un reflet rougissant qui toutes les nuits m’apprenait à quelle heure Madeleine achevait sa veillée. Le plus souvent c’était fort tard. Une heure après minuit, le reflet paraissait encore. Je pris des chaussures légères, et je descendis l’escalier à tâtons. J’allai ainsi jusqu’à la porte de l’appartement de Madeleine, situé à l’opposé de celui de Julie, à l’extrémité d’un interminable corridor. Une seule femme de chambre couchait auprès d’elle en l’absence de son mari. J’écoutai : je crus entendre une ou deux fois résonner sèchement une petite toux nerveuse assez habituelle à Madeleine dans ses momens de dépit ou de vive contrariété. Je posai la main sur la serrure ; la clé y était. Je m’éloignai, je revins, et je m’éloignai de nouveau. Mon cœur battait à se rompre. J’étais littéralement hébété, et je tremblais de tous mes membres. Je rôdai quelque temps encore dans le corridor, en pleines ténèbres ; puis je restai cloué sur place sans aucune idée de ce que j’allais faire. Le même soubresaut qui m’avait un beau jour, sous le coup d’alarmes très vives, poussé machinalement à Nièvres et m’y avait fait tomber comme un accident, peut-être comme une catastrophe, me promenait encore, au milieu de la nuit, dans cette maison confiante et endormie, m’amenait jusqu’à la chambre à coucher de Madeleine, et m’y faisait buter comme un homme qui rêve. Étais-je un malheureux à bout de sacrifices, aveuglé de désirs, ni meilleur ni pire que tous mes semblables ? étais-je un scélérat ? Cette question capitale me travaillait vaguement l’esprit, mais sans y déterminer la moindre décision précise qui ressemblât soit à de l’honnêteté, soit au projet formel de commettre une infamie. La seule chose dont je ne doutais pas, et qui cependant me laissait indécis, c’est qu’une faute tuerait Madeleine, et que sans contredit je ne lui survivrais pas une heure.

Je ne saurais vous dire ce qui me sauva. Je me retrouvai dans le parc sans comprendre ni pourquoi ni comment j’y étais venu. Comparativement à l’obscurité totale des corridors., il y faisait clair, quoiqu’il n’y eût, je crois, ni lune ni étoiles. La masse entière des arbres ne formait que de longs escarpemens montueux et noirs au pied desquels on distinguait les sinuosités blanchâtres des allées. J’allais au hasard, je côtoyais les étangs. Des oiseaux s’éveillaient et gloussaient dans les roseaux. Longtemps après, une sensation de froid intense me rappela un peu à moi-même. Je rentrai ; je refermai les portes avec la dextérité des somnambules ou des voleurs, et me jetai tout habillé sur mon lit.

J’étais debout avec le jour, me souvenant à peine du cauchemar qui m’avait fait errer toute la nuit, et me disant : « Je pars aujourd’hui. » J’en informai Madeleine aussitôt que je la vis.

— Comme vous voudrez, répondit-elle.

Elle était horriblement défaite et dans une agitation de corps et d’esprit qui me faisait mal.

— Allons voir nos malades, me dit-elle un peu après midi. Je l’accompagnai, et nous nous rendîmes au village. L’enfant que Julie soignait et qu’elle avait pour ainsi dire adopté était mort depuis la veille au soir. Madeleine se fit conduire auprès du berceau qui contenait le petit cadavre, et voulut l’embrasser ; puis au retour elle pleura abondamment, et répéta le mot enfant avec une douleur aiguë qui m’en apprenait bien long sur un chagrin qui rongeait sa vie et dont j’étais impitoyablement jaloux.

Je m’y pris de bonne heure pour faire mes adieux à Julie et adresser à M. d’Orsel des remercîmens qui voulaient être dits de sang-froid, après quoi, ne sachant plus comment occuper ma journée et ne tenant pour ainsi dire en aucune manière à l’emploi d’une vie que je sentais se détacher de moi minute par minute, j’allai m’accouder sur la balustrade qui dominait les fossés de ceinture, et j’y restai je ne sais combien de temps dans des distractions de pur idiotisme. Je ne savais plus où était Madeleine. De temps en temps, je croyais entendre sa voix dans les corridors ou la voir passer d’une cour à l’autre allant et venant, se déplaçant, elle aussi, sans autre but que de s’agiter.

Il y avait au tournant des douves, à la base d’une des tourelles, une sorte de cellule à moitié bouchée, qui servait autrefois de porte dérobée. Le pont qui la reliait aux allées du parc était détruit. Il n’en restait que trois piles en partie submergées, et que l’eau marécageuse du fossé salissait incessamment de lies écumeuses. Je ne sais quelle envie me prit de me cacher là pour le reste du jour. Je passai d’un pilier sur l’autre, et je me tapis dans cette chambre en ruine, les pieds touchant au courant, dans le demi-jour lugubre de ce vaste et profond fossé où coulaient des eaux de lavoir. Deux ou trois fois je vis Madeleine passer de l’autre côté des douves, et regarder vers les allées comme si elle eût cherché quelqu’un. Elle disparut et revint encore ; elle hésita entre trois ou quatre routes qui menaient du parterre aux confins du parc, puis elle prit, sous un couvert d’ormeaux, l’allée des étangs. Je ne fis qu’un bond pour m’élancer d’un bord à l’autre, et je la suivis. Elle marchait vite, sa coiffure de campagne mal attachée sur ses oreilles, tout enveloppée d’un long cachemire qui l’emmaillottait comme si elle avait eu très froid. Elle tourna la tête en m’entendant venir, rebroussa chemin brusquement, passa près de moi sans me regarder, gagna le perron du parterre et se mit à escalader l’escalier. Je la rejoignis au moment où elle mettait le pied dans le petit salon qui lui servait de boudoir, et où elle se tenait le jour. — Aidez-moi à plier mon châle, me dit-elle.

Elle avait l’esprit et les yeux ailleurs et s’y prenait tout de travers. La longue étoffe chamarrée était entre nous, pliée dans le sens de sa longueur, et ne formait déjà plus qu’une bande étroite dont chacun de nous tenait une extrémité. Nous nous rapprochâmes ; il restait à joindre ensemble les deux bouts du châle. Soit maladresse, soit défaillance, la frange échappa tout à coup de ses mains. Elle fit un pas encore, chancela d’abord en arrière, puis en avant, et tomba dans mes bras tout d’une pièce. Je la saisis, je la tins quelques secondes ainsi, collée contre ma poitrine, la tête renversée, les yeux clos, les lèvres froides, à demi morte et pâmée, la chère créature, sous mes baisers. Puis une terrible contraction la fit tressaillir : elle ouvrit les yeux, se dressa sur la pointe des pieds pour arriver à ma hauteur, et, se jetant à mon cou de toute sa force, ce fut elle à son tour qui m’embrassa.

Je la saisis de nouveau ; je la réduisis à se défendre, comme une proie se débat, contre un embrassement désespéré. Elle eut le sentiment que nous étions perdus ; elle poussa un cri. J’ai honte de vous le dire, ce cri de véritable agonie réveilla en moi le seul instinct qui me restât d’un homme, la pitié. Je compris à peu près que je la tuais ; je ne distinguais pas très bien s’il s’agissait de son honneur ou de sa vie. Je n’ai pas à me vanter d’un acte de générosité qui fut presque involontaire, tant la vraie conscience humaine y eut peu de part ! Je lâchai prise comme une bête aurait cessé de mordre. La chère victime fit un dernier effort ; c’était peine inutile, je ne la tenais plus. Alors avec un effarement qui m’a fait comprendre ce que c’est que le remords d’une honnête femme, avec un effroi qui m’aurait prouvé, si j’avais été en état d’y réfléchir, à quel degré d’abaissement elle me voyait réduit, comme si instantanément elle eût senti qu’il n’y avait plus entre nous ni discernement du devoir, ni égards, ni respect, que cette commisération de pur instinct n’était qu’un accident qui pouvait se démentir ; avec une pantomime effrayante qui répand encore aujourd’hui sur ces anciens souvenirs toute sorte de terreurs et de honte, Madeleine marcha lentement vers la porte, et ne me quittant pas des yeux, comme on agit avec un être malfaisant, elle gagna le corridor à reculons. Là seulement elle se retourna et s’enfuit.

J’avais perdu connaissance tout en me maintenant encore debout. Je me traînai, comme je le pus, jusqu’à mon appartement : je n’avais qu’une idée, c’est qu’on ne me trouvât pas évanoui dans les escaliers. Arrivé devant ma porte, même avant d’avoir pu l’ouvrir, il me fut impossible de me soutenir davantage. Machinalement je m’assurai qu’il n’y avait personne dans les corridors. Le dernier sentiment qui subsista une seconde encore fut que Madeleine était en sûreté, et je tombai raide sur le carreau.

Ce fut là que je revins à moi, une ou deux heures après, tout à fait à la nuit, avec le souvenir incohérent d’une scène affreuse. On sonnait le diner : il me fallut descendre. J’agissais, j’avais les jambes libres ; il me semblait avoir reçu un choc violent sur la tête. Grâce à cette paralysie très réelle, j’éprouvais une sensation générale de grande souffrance, mais je ne pensais pas. La première glace où je m’aperçus me montra la figure étrangement bouleversée d’un fantôme à peu près semblable à moi que j’eus de la peine à reconnaître. Madeleine ne parut point, et il m’était presque indifférent qu’elle fût là ou ailleurs. Julie, fatiguée, chagrine, ou inquiète de sa sœur et très probablement bourrelée de soupçons, — car, avec cette singulière fille clairvoyante et cachée, toutes les suppositions étaient permises, et cependant demeuraient douteuses, — Julie ne devait pas nous rejoindre au salon. Je me trouvai seul avec M. d’Orsel jusqu’au milieu de la soirée : j’étais inerte, insensible et comme de sang-froid, tant il me restait peu de sens pour réfléchir et de force pour être agité.

Il était dix heures à peu près quand Madeleine entra changée à faire peur et méconnaissable aussi, comme un convalescent que la mort a touché de près.

— Mon père, dit-elle sur un ton d’inflexible audace, j’ai besoin d’être seule un moment avec M. de Bray.

M. d’Orsel se leva sans hésiter, embrassa paternellement sa fille et sortit.

— Vous partez demain, me dit Madeleine en me parlant debout, et j’étais debout comme elle.

— Oui, lui dis-je.

— Et nous ne nous reverrons jamais !

Je ne répondis pas.

— Jamais, reprit-elle ; entendez-vous ? Jamais. J’ai mis entre nous le seul obstacle qui puisse nous séparer sans idée de retour.

Je me jetai à ses pieds, je pris ses deux mains sans qu’elle y résistât ; je sanglotais. Elle eut une courte faiblesse qui lui coupa la voix ; elle retira ses mains, et me les rendit dès qu’elle eut repris sa fermeté.

— Je ferai tout mon possible pour vous oublier. Oubliez-moi, cela vous sera plus facile encore. Mariez-vous, plus tard, quand vous voudrez. Ne vous imaginez pas que votre femme puisse être jalouse de moi, car à ce moment-là je serai morte ou heureuse, ajouta-t-elle avec un tremblement qui faillit la renverser. Adieu.

Je restais à genoux, les bras étendus, attendant un mot plus doux qu’elle ne disait pas. Un dernier retour de faiblesse ou de pitié le lui arracha.

— Mon pauvre ami ! me dit-elle ; il fallait en venir là. Si vous saviez combien je vous aime ! Je ne vous l’aurais pas dit hier ; aujourd’hui cela peut s’avouer, puisque c’est le mot défendu qui nous sépare.

Elle, exténuée tout à l’heure, elle avait retrouvé par miracle je ne sais quelle ressource de vertu qui la raffermissait à mesure. Je n’en avais plus aucune.

Elle ajouta, je crois, une ou deux paroles que je n’entendis pas ; puis elle s’éloigna doucement comme une vision qui s’évanouit, et je ne la revis plus ni ce soir-là, ni le lendemain, ni jamais.

Je partis au lever du jour sans voir personne. J’évitai de traverser Paris, et je me fis conduire directement à la maison d’extrême banlieue qu’habitait Augustin. C’était un dimanche ; il était chez lui.

Au premier coup d’œil, il comprit qu’un malheur m’était arrivé. D’abord il crut que Mme de Nièvres était morte, parce que, dans sa parfaite honnêteté d’homme et de mari, il n’imaginait pas de malheur plus grand. Quand je lui eus fait connaître le véritable accident qui me réduisait à l’un de ces veuvages qu’on n’avoue pas : — J’ignore ces chagrins-là, me dit-il ; mais je vous plains de toute mon âme. — Et je ne doutais pas qu’il ne me plaignit en effet du fond du cœur, pour peu qu’il raisonnât d’après les pires désastres qu’il pouvait envisager dans l’avenir incertain de sa propre vie.

Il travaillait quand je le surpris. Sa femme était auprès de lui, et elle avait sur ses genoux un petit enfant de six mois qui leur était né pendant mon exil. Ils étaient heureux. Leur situation prospérait, je pus m’en apercevoir à des signes de relative opulence. Ils me donnèrent à coucher. La nuit fut effroyable ; une tempête de fin d’automne régna sans discontinuité depuis le soir jusqu’après le soleil levé. Je ne fis pas autre chose, dans le morne bercement de ce long murmure de vent et de pluie, que de penser au tumulte que le vent devait produire autour de la chambre et du sommeil de Madeleine, si Madeleine dormait. Ma force de réfléchir n’allait pas au-delà de cette sensation puérile et toute physique. L’orage étant dissipé, Augustin m’obligea de sortir dès le matin. Il avait une heure à lui avant de se rendre à Paris. Il me conduisit dans les bois, ravagés par le vent de la nuit ; l’eau courait encore dans les sentiers plongeans, et roulait les dernières feuilles de l’année.

Nous marchâmes longtemps ainsi avant que j’eusse pu recueillir l’ombre d’une idée lucide parmi les déterminations urgentes qui m’avaient amené chez Augustin. Je me rappelai enfin que j’avais des adieux à lui faire. Il crut d’abord que c’était un parti désespéré, pris seulement depuis la veille, et qui ne tiendrait pas contre de sages réflexions ; puis, quand il vit que ma résolution datait de plus loin, qu’elle était le résultat d’examens sans réplique, et que tôt ou tard elle se serait accomplie, il ne discuta ni l’opinion que j’avais de moi-même, ni le jugement que je portais sur mon temps ; il me dit seulement : — Je pense et je raisonne à peu près comme vous. Je me sens peu de chose, et ne me crois pas non plus de beaucoup inférieur au plus grand nombre ; seulement je n’ai pas le droit que vous avez d’être conséquent jusqu’au bout. Vous désertez modestement ; moi je reste, non par forfanterie, mais par nécessité, et d’abord par devoir.

— Je suis bien las, lui dis-je, et de toutes les manières j’ai besoin de repos.

Nous nous séparâmes à Paris en nous disant : Au revoir ! comme on fait d’ordinaire quand il en coûterait trop de se dire adieu, mais sans prévoir le lieu ni l’époque où nous pourrions nous retrouver. J’avais de courtes affaires à régler dont je chargeai mon domestique. J’allai seulement prendre congé d’Olivier. Il se disposait à quitter la France. Il ne me questionna pas sur mon séjour à Nièvres : en m’apercevant, il avait deviné que tout était fini.

Je n’avais plus à lui parler de Julie, il n’avait plus à me parler de Madeleine. Les liens qui nous avaient unis depuis près de dix années venaient de se rompre à la fois, au moins pour longtemps. — Tâche d’être heureux, me dit-il, comme s’il n’y comptait pas plus pour moi que pour lui-même.

Trois jours après mon départ de Nièvres, j’étais à Ormesson. J’y passai la nuit seulement auprès de Mme Ceyssac, que mon retour éclaira sur bien des choses, et qui me donna à entendre qu’elle avait souvent déploré mes erreurs dans sa tendre pitié de femme pieuse et de demi-mère. Le lendemain, sans prendre une heure de véritable repos dans cette course lamentable qui me ramenait au gîte comme un animal blessé qui perd du sang et ne veut pas défaillir en route, le lendemain soir, à la nuit tombée, j’arrivais en vue de Villeneuve. Je mis pied à terre aux abords du village ; la voiture continua de suivre la route pendant que je prenais un chemin de traverse qui me conduisait chez moi par le marais.

Il y avait quatre jours et quatre nuits qu’une douleur fixe me bri lait le cœur et me tenait les yeux aussi secs que si je n’eusse jamais pleuré. Au premier pas que je fis sur le chemin des Trembles, il y eut en moi un tressaillement de souvenirs qui rendit la douleur plus cuisante et cependant un peu moins tendue.

Il faisait très froid. La terre était dure, la nuit presque complète, au point que la ligne des côtes et la mer ne formaient plus qu’un horizon compacte et tout noir. Un reste de rougeur s’éteignait à la base du ciel et blêmissait de minute en minute. Un chariot passait au loin près de la falaise ; on l’entendait cahoter et crier sur le pavé gelé. L’eau des marais était prise ; par endroits seulement, de larges carrés d’eau douce, qui ne gelaient point, continuaient de se mouvoir doucement, et demeuraient blanchâtres. Six heures sonnèrent au clocher de Villeneuve. Le silence et l’obscurité devenaient si grands, qu’on aurait cru qu’il était minuit. Je marchais sur les levées, et je ne sais comment je me rappelai qu’à cet endroit-là même autrefois, dans de froides nuits pareilles, j’avais chassé des canards. J’entendais au-dessus de ma tête le susurrement rapide et singulier que font ces oiseaux en volant très vite. Un coup de fusil retentit. Je vis la lueur de la poudre, et l’explosion m’arrêta court. Un chasseur sortit de sa cachette, descendit vers la mare et se mit à y piétiner ; un autre lui parla. Dans cet échange de paroles brèves dites assez bas, mais que la nuit rendait très distinctes, je saisis comme un son de voix qui me frappa.

— André ! criai-je.

Il y eut un silence, après quoi je répétai de nouveau : — André !

— Quoi ? dit une voix qui ne me laissa plus aucun doute. André fit quelques pas à ma rencontre. Je le distinguais assez mal, quoiqu’il dépassât de toute la taille la levée obscure. Il avançait lentement, un peu à tâtons, sur ce chemin foulé par des pas d’animaux ; il répétait : Qui est là ? qui m’appelle ? avec un émoi croissant, et comme s’il hésitait de moins en moins à reconnaître celui qui l’appelait et qu’il croyait si loin.

— André ! lui dis-je une troisième fois, quand il n’eut plus qu’un ou deux pas à faire.

— Comment ? quoi ?… Ah ! monsieur, monsieur Dominique ! dit-il en laissant tomber son fusil.

— Oui, c’est moi, c’est bien moi, mon vieux André !…

Je me jetai dans les bras de mon vieux domestique. Mon cœur, à la fin de ses contraintes, éclata de lui-même et se fondit librement en sanglots.


XVIII.

Dominique avait achevé son récit. Il s’arrêta sur ces dernières paroles dites avec la voix précipitée d’un homme qui se hâte et cette expression de pudeur attristée qui suit ordinairement des épanchemens trop intimes. Ce que de pareilles confidences avaient dû coûter à une conscience ombrageuse et si longtemps fermée, je le devinais, et je le remerciai d’un geste attendri auquel il ne répondit que par un mouvement de tête. Il avait ouvert la lettre d’Olivier, dont l’adieu funèbre présidait pour ainsi dire à ce récit, et se tenait debout, les yeux tournés vers la fenêtre où s’encadrait un tranquille horizon de plaine et d’eau. Il demeura ainsi quelque temps dans un silence embarrassé que je ne voulus pas rompre. Il était pâle. Sa physionomie, légèrement altérée par la fatigue ou rajeunie par les lueurs passionnées d’une autre époque, reprenait peu à peu son âge, ses flétrissures et son caractère de grande sérénité. Le jour baissait à mesure que la paix des souvenirs s’établissait aussi sur son visage. L’ombre envahissait l’intérieur poudreux et étouffé de la petite chambre où se terminait cette longue série d’évocations dont plus d’une avait été douloureuse. Des inscriptions des murailles, on ne distinguait presque plus rien. L’image extérieure et l’image intérieure pâlissaient donc en même temps, comme si tout ce passé ressuscité par hasard rentrait à la même minute, et pour n’en plus sortir, dans le vague effacement du soir et de l’oubli.

Des voix de laboureurs qui longeaient les murs du parc nous tirèrent l’un et l’autre d’un embarras réel, celui de nous taire ou de reprendre un entretien brisé.

— Voici l’heure de descendre, dit Dominique, et je le suivis jusqu’à la ferme, où tous les soirs, à pareille heure, il avait quelques soins de surveillance à remplir.

Les bœufs rentraient du labour, et c’était le moment où la ferme s’animait. Accouplés par deux ou trois paires, — car à cause de la lourdeur des terres mouillées on avait dû tripler les attelages, — ils arrivaient traînant leur timon, le mufle soufflant, les cornes basses, les flancs émus, avec de la boue jusqu’au ventre. Les animaux de rechange qui n’avaient pas travaillé ce jour-là mugissaient au fond de l’étable en entendant revenir leurs actifs compagnons. Ailleurs c’étaient les troupeaux déjà renfermés qui s’agitaient dans la bergerie, et des chevaux piétinaient et hennissaient parce qu’on remuait du fourrage au-dessus de leurs mangeoires.

Les gens de service vinrent se ranger autour du maître, tête nue, avec des gestes un peu las. Dominique s’enquit minutieusement si des instrumens de labour d’un emploi nouveau avaient produit les résultats qu’il en attendait : puis il donna ses ordres pour le lendemain, il les multiplia surtout au sujet des semailles, et je compris que toute la semence dont il indiquait ainsi la distribution n’était pas destinée à ses propres terres : il y avait là beaucoup de prêts sans doute, des avances faites ou des aumônes.

Ces précautions prises, il me ramena sur la terrasse. Le temps s’était éclairci. La saison, alternée de soleil, de tiédeurs et de pluies et remarquablement douce, quoique nous eussions passé la mi-novembre, était bien faite pour mettre en joie tout esprit foncièrement campagnard. La journée, si maussade à midi, s’achevait par une soirée d’or. Les enfans jouaient dans le parc, pendant que Mme de Bray allait et venait dans l’allée qui conduisait au bois, surveillant leurs jeux à petite distance. Ils se poursuivaient à travers les fourrés avec des cris imités de bêtes chimériques et les plus propres à les effrayer. Des merles, les derniers oiseaux qui se fassent entendre à cette heure tardive, leur répondaient par ce sifflement bizarre et saccadé pareil à de tumultueux éclats de rire. Un reste de jour éclairait paisiblement la longue tonnelle ; les pampres déjà clair-semés formaient sur le ciel très pâle autant de découpures aiguës, et des rats pillards qui rôdaient le long des poutrelles égrenaient avec précaution les quelques raisins flétris qui restaient aux vignes. Ce calme déclin d’une journée soucieuse menant à des lendemains plus sereins, l’assurance du ciel qui s’embellissait, ces joies d’enfans pour animer le vieux parc à demi dépouillé, la mère confiante, heureuse, servant de lien affectueux entre le père et les enfans, celui-ci grave, songeur, mais raffermi, parcourant à petits pas la riche et féconde allée tendue de treilles, cette abondance avec cette paix, cet accomplissement dans le bonheur, — tout cela formait après notre entretien une conclusion si noble, si légitime et si évidente que je pris le bras de Dominique et le serrai plus affectueusement encore que de coutume.

— Oui, me dit-il, mon ami, me voici arrivé. À quel prix ? vous le savez ; avec quelle certitude ? vous en êtes témoin.

Il y avait dans son esprit un mouvement d’idées qui se continuait, et, comme s’il eût voulu s’expliquer plus clairement sur des résolutions qui se manifestaient d’ailleurs d’elles-mêmes, il reprit encore, lentement et sur un tout autre ton : — Bien des années se sont passées depuis le jour où je suis rentré au gîte. Si personne n’a oublié les événemens que je viens de vous raconter, personne ne semble du moins se les rappeler ; le silence que l’éloignement et le temps ont amené pour toujours entre quelques personnages de cette histoire leur a permis de se croire mutuellement pardonnes, réhabilités et heureux. Olivier est le seul, j’aime à le supposer, qui se soit obstiné jusqu’à. la dernière heure dans ses systèmes et dans ses soucis. Il avait désigné, vous vous en souvenez, l’ennemi mortel qu’il redoutait plus que tous les autres ; on peut dire qu’il a succombé dans un duel à mort avec l’ennui.

— Et Augustin ? lui demandai-je.

— Celui-c’est le seul survivant de mes vieilles amitiés. Il est au bout de sa tâche. Il y est arrivé en droite ligne, comme un rude marcheur au but d’un difficile et long voyage. Ce n’est point un grand homme, c’est une grande volonté. Il est aujourd’hui le point de mire de beaucoup de nos contemporains, chose rare qu’une pareille honnêteté parvienne aussi haut pour donner aux braves gens l’envie de l’imiter.

— Pour moi, reprit M. de Bray, j’ai suivi très tard, avec moins de mérite, moins de courage, avec autant de bonheur, l’exemple que ce cœur solide m’avait donné presque au début de sa vie. Il avait commencé par le repos dans des affections sans trouble, et j’ai fini par là. Aussi j’apporte dans mon existence nouvelle un sentiment qu’il n’a jamais connu, celui d’expier une ancienne vie certainement nuisible et de racheter des torts dont je me sens encore aujourd’hui responsable, parce qu’il y a, selon moi, entre toutes les femmes également respectables une solidarité instinctive de droits, d’honneur et de vertus. Quant au parti que j’ai pris de me retirer du monde, je ne m’en suis jamais repenti. Un homme qui prend sa retraite avant trente ans et y persiste témoigne assez ouvertement par là qu’il n’était pas né pour la vie publique pas plus que pour les passions. Je ne crois pas d’ailleurs que l’activité réduite où je vis soit un mauvais point de vue pour juger les hommes en mouvement. Je m’aperçois que le temps a fait justice au profit de mes opinions de beaucoup d’apparences qui jadis auraient pu me causer l’ombre d’un doute, et comme il a vérifié la plupart de mes conjectures, il se pourrait qu’il eût aussi confirmé quelques-unes de mes amertumes. Je me rappelle avoir été sévère pour les autres à un âge où je considérais comme un devoir de l’être beaucoup pour moi-même. Chaque génération plus incertaine qui succède à des générations déjà fatiguées, chaque grand esprit qui meurt sans descendance, sont des signes auxquels on reconnaît, dit-on, un abaissement dans la température morale d’un pays. J’entends dire qu’il n’y a pas grand espoir à tirer d’une époque où les ambitions ont tant de mobiles et si peu d’excuses, où l’on prend communément le viager pour le durable, où tout le monde se plaint de la rareté des œuvres, où personne n’ose avouer la rareté des hommes…

— Et si la chose était vraie ? lui dis-je.

— Je serais disposé à le croire, mais je me tais sur ce point comme sur beaucoup d’autres. Il n’appartient pas à un déserteur de faire fi des innombrables courages qui luttent là même où il n’a pas su demeurer. D’ailleurs il s’agit de moi, de moi seul, et, pour en finir avec le principal personnage de ce récit, je vous dirai que ma vie commence. Il n’est jamais trop tard, car si une œuvre est longue à faire, un bon exemple est bientôt donné. J’ai le goût et la science de la terre, — mince amour-propre que je vous prie de me pardonner. — Je fertiliserai mes champs mieux que je n’ai fait de mon esprit, à moins de frais, avec moins d’angoisse et plus de rapports, pour le plus grand profit de ceux qui m’entourent. J’ai failli mêler l’inévitable prose de toutes les natures inférieures à des productions qui n’admettaient aucun élément vulgaire. Aujourd’hui, très heureusement pour les plaisirs d’un esprit qui n’est point usé, il me sera permis d’introduire quelque grain d’imagination dans cette bonne prose de l’agriculture et…

Il cherchait un mot qui rendît modestement le véritable esprit de sa nouvelle mission.

— Et de la bienfaisance ? lui dis-je.

— Soit, dit-il, j’accepte le mot pour Mme de Bray, car ceci la regarde exclusivement.

En ce moment même, Mme de Bray ramenait ses enfans essoufflés et tout en nage. Il y eut un instant de complet silence pendant lequel, comme à la fin d’une symphonie qui expire en d’infiniment petits accords, on n’entendit plus que le chuchotement des merles branchés qui jasaient encore, mais ne riaient plus.


Très peu de jours après cette conversation, qui m’avait fait pénétrer dans l’intimité d’un esprit dont la plus réelle originalité était d’avoir strictement suivi la maxime ancienne de se connaître soi-même, une chaise de poste s’arrêta dans la cour des Trembles.

Il en descendit un homme à cheveux rares, gris et coupés court, petit, nerveux, avec tout l’extérieur, la physionomie, l’assiette et la précision d’un homme peu ordinaire et préoccupé d’affaires graves même en voyage, parfaitement mis d’ailleurs, et là encore on pouvait définir des habitudes élevées de situation, de monde et de rang. Il examina vivement ce qu’on apercevait du château, la tonnelle, un coin du parc ; il leva les yeux vers les tourelles et se retourna pour considérer les petites fenêtres en lucarne de l’ancien appartement de Dominique.

Dominique arrivait sur la terrasse ; ils se reconnurent.

— Ah ! quelle surprise, mon bien cher ami ! dit Dominique en marchant au-devant du visiteur les deux mains cordialement ouvertes.

— Bonjour, de Bray, dit celui-ci avec l’accent net et franc d’un homme dont la vérité semblait avoir toute sa vie rafraîchi les lèvres.

C’était Augustin.


EUGENE FROMENTIN.

  1. Voyez la Revue du 15 avril et du 1er mai.