Dominique (1863)/11
XI
Ces deux mois de séjour avec Madeleine dans notre maison solitaire, en pleine campagne, au bord de notre mer si belle en pareille saison, ce séjour unique dans mes souvenirs fut un mélange de continuelles délices et de tourments où je me purifiai. Il n’y a pas un jour qui ne soit marqué par une tentation petite ou grande, pas une minute qui n’ait eu son battement de cœur, son frisson, son espérance ou son dépit. Je pourrais vous dire aujourd’hui, moi dont c’est la grande mémoire, la date et le lieu précis de mille émotions bien légères, et dont la trace est cependant restée. Je vous montrerais tel coin du parc, tel escalier de la terrasse, tel endroit des champs, du village, de la falaise, où l’âme des choses insensibles a si bien gardé le souvenir de Madeleine et le mien, que si je l’y cherchais encore, et Dieu m’en garde, je l’y retrouverais aussi reconnaissable qu’au lendemain de notre départ.
Madeleine n’était jamais venue aux Trembles, et ce séjour un peu triste et fort médiocre lui plaisait pourtant. Quoiqu’elle n’eût pas les mêmes raisons que moi pour l’aimer, elle m’en avait si souvent entendu parler, que mes propres souvenirs en faisaient pour elle une sorte de pays de connaissance et l’aidaient sans doute à s’y trouver bien.
« Votre pays vous ressemble, me disait-elle. Je me serais doutée de ce qu’il était, rien qu’en vous voyant. Il est soucieux, paisible et d’une chaleur douce. La vie doit y être très-calme et réfléchie. Et je m’explique maintenant beaucoup mieux certaines bizarreries de votre esprit, qui sont les vrais caractères de votre pays natal. »
Je trouvais le plus grand plaisir à l’introduire ainsi dans la familiarité de tant de choses étroitement liées à ma vie. C’était comme une suite de confidences subtiles qui l’initiaient à ce que j’avais été, et l’amenaient à comprendre ce que j’étais. Outre la volonté de l’entourer de bien-être, de distractions et de soins, il y avait aussi ce secret désir d’établir entre nous mille rapports d’éducation, d’intelligence, de sensibilité, presque de naissance et de parenté, qui devaient rendre notre amitié plus légitime en lui donnant je ne sais combien d’années de plus en arrière.
J’aimais surtout à essayer sur Madeleine l’effet de certaines influences plutôt physiques que morales auxquelles j’étais moi-même si continuellement assujetti. Je la mettais en face de certains tableaux de la campagne choisis parmi ceux qui, invariablement composés d’un peu de verdure, de beaucoup de soleil et d’une immense étendue de mer, avaient le don infaillible de m’émouvoir. J’observais dans quel sens elle en serait frappée, par quels côtés d’indigence ou de grandeur ce triste et grave horizon toujours nu pourrait lui plaire. Autant que cela m’était permis, je l’interrogeais sur ces détails de sensibilité tout extérieure. Et lorsque je la trouvais d’accord avec moi, ce qui arrivait beaucoup plus souvent que je ne l’eusse espéré, lorsque je distinguais en elle l’écho tout à fait exact et comme l’unisson de la corde émue qui vibrait en moi, c’était une conformité de plus dont je me réjouissais comme d’une nouvelle alliance.
Je commençais ainsi à me laisser voir sous beaucoup d’aspects qu’elle avait pu soupçonner, mais sans les comprendre. En jugeant à peu près des habitudes normales de mon existence, elle arrivait à connaître assez exactement quel était le fond caché de ma nature. Mes prédilections lui révélaient une partie de mes aptitudes, et ce qu’elle appelait des bizarreries lui devenait plus clair à mesure qu’elle en découvrait mieux les origines. Rien de tout cela n’était un calcul ; j’y cédais assez ingénument pour n’avoir aucun reproche à me faire, si tant est qu’il y eût là la moindre apparence de séduction ; mais que ce fût innocemment ou non, j’y cédais. Elle en paraissait heureuse. De mon côté, grâce à ces continuelles communications qui créaient entre nous d’innombrables rapports, je devenais plus libre, plus ferme, plus sûr de moi dans tous les sens, et c’était un grand progrès, car Madeleine y voyait un pas fait dans la franchise. Cette fusion complète, et de tous les instants, dura sans aucun incident pendant deux grands mois. Je vous cache les blessures secrètes, sans nombre, infinies ; elles n’étaient rien, si je les compare aux consolations qui aussitôt les guérissaient. Somme toute, j’étais heureux ; oui, je crois que j’étais heureux, si le bonheur consiste à vivre rapidement, à aimer de toutes ses forces, sans aucun sujet de repentir et sans espoir.
M. de Nièvres était chasseur, et c’est à lui que je dois de l’être devenu. Il me dirigeait avec beaucoup de cordialité dans ces premiers essais d’un exercice que depuis j’ai passionnément aimé. Quelquefois Mme de Nièvres et Julie nous accompagnaient à distance ou nous attendaient sur les falaises pendant que nous faisions de longues battues dans la direction de la mer. On les apercevait de loin, comme de petites fleurs brillantes posées sur les galets, tout à fait au bord des flots bleus. Quand le hasard de la chasse nous avait entraînés trop avant dans la campagne ou retenus trop tard, alors on entendait la voix de Madeleine qui nous invitait au retour. Elle appelait tantôt son mari, tantôt Olivier ou moi. Le vent nous apportait ces appels alternatifs de nos trois noms. Les notes grêles de cette voix, lancée du bord de la mer dans de grands espaces, s’affaiblissaient à mesure en volant au-dessus de ce pays sans écho. Elles ne nous arrivaient plus que comme un souffle un peu sonore, et quand j’y distinguais mon nom, je ne puis vous dire la sensation de douceur et de tristesse infinies que j’en éprouvais. Quelquefois le soleil se couchait que nous étions encore assis sur la côte élevée, occupés à regarder mourir à nos pieds les longues houles qui venaient d’Amérique. Des navires passaient tout empourprés des lueurs du soir. Des feux s’allumaient à fleur d’eau : soit la vive étincelle des phares, soit le fanal rougeâtre des bateaux mouillés en rade, ou le feu résineux des canots de pêche. Et le vaste mouvement des eaux, qui continuait à travers la nuit et ne se révélait plus que par ses rumeurs, nous plongeait dans un silence où chacun de nous pouvait recueillir un nombre incalculable de rêveries.
À l’extrémité du pays, sur une sorte de presqu’île caillouteuse battue de trois côtés par les lames, il y avait un phare, aujourd’hui détruit, entouré d’un très-petit jardin, avec des haies de tamarix plantés si près du bord qu’ils étaient noyés d’écume à chaque marée un peu forte. C’était assez ordinairement le lieu choisi pour les rendez-vous de chasse dont je vous parle. L’endroit était particulièrement désert, la falaise y était plus haute, la mer plus vaste et plus conforme à l’idée qu’on se fait de ce bleu désert sans limites et de cette solitude agitée. L’horizon circulaire qu’on embrassait de ce point culminant du rivage, même sans quitter le pied de la tour, offrait une surprise grandiose dans un pays si pauvrement dessiné qu’il n’a presque jamais ni contours ni perspectives.
Je me souviens qu’un jour Madeleine et M. de Nièvres voulurent monter au sommet du phare. Il faisait du vent. Le bruit de l’air, que l’on n’entendait point en bas, grandissait à mesure que nous nous élevions, grondait comme un tonnerre dans l’escalier en spirale, et faisait frémir au-dessus de nous les parois de cristal de la lanterne. Quand nous débouchâmes à cent pieds du sol, ce fut comme un ouragan qui nous fouetta le visage, et de tout l’horizon s’éleva je ne sais quel murmure irrité dont rien ne peut donner l’idée quand on n’a pas écouté la mer de très-haut. Le ciel était couvert. La marée basse laissait apercevoir entre la lisière écumeuse des flots et le dernier échelon de la falaise le morne lit de l’Océan pavé de roches et tapissé de végétations noirâtres. Des flaques d’eau miroitaient au loin parmi les varechs, et deux ou trois chercheurs de crabes, si petits qu’on les aurait pris pour des oiseaux pêcheurs, se promenaient au bord des vases, imperceptibles dans la prodigieuse étendue des lagunes. Au delà commençait la grande mer, frémissante et grise, dont l’extrémité se perdait dans les brumes. Il fallait y regarder attentivement pour comprendre où se terminait la mer, où le ciel commençait, tant la limite était douteuse, tant l’un et l’autre avaient la même pâleur incertaine, la même palpitation orageuse et le même infini. Je ne puis vous dire à quel point ce spectacle de l’immensité répétée deux fois, et par conséquent double d’étendue, aussi haute qu’elle était profonde, devenait extraordinaire, vu de la plate-forme du phare, et de quelle émotion commune il nous saisit. Chacun de nous en fut frappé diversement sans doute ; mais je me souviens qu’il eut pour effet de suspendre aussitôt tout entretien, et que le même vertige physique nous fit subitement pâlir et nous rendit sérieux. Une sorte de cri d’angoisse s’échappa des lèvres de Madeleine, et, sans prononcer une parole, tous accoudés sur la légère balustrade qui seule nous séparait de l’abîme, sentant très-distinctement l’énorme tour osciller sous nos pieds à chaque impulsion du vent, attirés par l’immense danger, et comme sollicités d’en bas par les clameurs de la marée montante, nous restâmes longtemps dans la plus grande stupeur, semblables à des gens qui, le pied posé sur la vie fragile, par miracle, auraient un jour l’aventure inouïe de regarder et de voir au-delà.
C’était là comme une place marquée.
Je sentis parfaitement que, sous un pareil frisson, une corde humaine devait se briser. Il fallait que l’un de nous cédât ; sinon le plus ému, du moins le plus frêle. Ce fut Julie.
Elle était immobile à côté d’Olivier, sa petite main tremblante placée tout près de la main du jeune homme et fortement crispée sur la rampe, la tête penchée vers la mer, avec des yeux demi-fermés, cette expression d’égarement que donne le vertige, et presque la pâleur d’un enfant qui va mourir. Olivier s’aperçut le premier qu’elle allait s’évanouir, il la prit dans ses bras. Quelques secondes après, elle revint à elle en poussant un soupir d’angoisse qui souleva son mince corsage.
« Ce n’est rien, » dit-elle en réagissant aussitôt contre cet irrésistible accès de défaillance, et nous descendîmes.
On n’eut plus à parler de cet incident, qui fut oublié sans doute comme beaucoup d autres. Je me le rappelle aujourd’hui, en vous parlant de nos promenades au phare, comme étant la première indication de certains faits très-obscurs qui devaient avoir leur dénouement beaucoup plus tard.
Quelquefois, quand le temps était particulièrement calme et beau, un bateau venait nous prendre à la côte au bout de la prairie et nous conduisait assez loin en mer. C’était un bateau de pêche, et dès qu’il avait gagné le large, on amenait les voiles ; puis, dans une mer lourde, plate et blanche au soleil comme de l’étain, le patron de la barque laissait tomber des filets plombés. D’heure en heure on retirait les filets, et nous voyions apparaître toute sorte de poissons aux vives écailles et de produits étranges, surpris dans les eaux les plus profondes ou arrachés pêle-mêle avec des algues du fond de leurs retraites sous-marines. Chaque nouveau sondage amenait une surprise ; puis on rejetait le tout à la mer, et le bateau s’en allait à la dérive, maintenu seulement par le gouvernail et légèrement incliné du côté où les filets plongeaient. Nous passions ainsi des journées entières à regarder la mer, à voir s’amincir ou s’élever la terre éloignée, à mesurer l’ombre du soleil qui tournait autour du mât comme autour de la longue aiguille d’un cadran, affaiblis par la pesanteur du jour, par le silence, éblouis de lumière, privés de conscience et pour ainsi dire frappés d’oubli par ce long bercement sur des eaux calmes. Le jour finissait, et quelque fois c’était en pleine nuit que la marée du soir nous ramenait à la côte et nous déposait de plain-pied sur les galets.
Rien n’était plus innocent pour tous, et cependant je me rappelle aujourd’hui ces heures de prétendu repos et de langueur comme les plus belles et les plus dangereuses peut-être que j’aie traversées dans ma vie. Un jour entre autres le bateau ne marchait presque plus. D’insensibles courants le conduisaient en le faisant à peine osciller. Il filait droit et très-lentement, comme s’il eût glissé sur un plan solide ; le bruit du sillage était nul, tant l’eau se déchirait doucement sous la quille. Les matelots se taisaient, réunis dans le faux pont, et tous mes compagnons, hormis Julie, sommeillaient sur les planches chaudes de la barque, à l’abri de la voile étendue sur l’arrière en forme de tente. Rien ne bougeait à bord. La mer était figée comme du plomb à demi-fondu. Le ciel limpide et décoloré par l’éclat de midi, s’y reproduisait comme dans un miroir terni. Il n’y avait pas un bateau de pêche en vue. Seulement, au large et déjà coupé à demi par la ligne de l’horizon, un navire, toutes voiles déployées, attendait le retour de la brise de terre, et s’y préparait, comme un oiseau de grand vol, en ouvrant ses hautes ailes blanches.
Madeleine, à demi couchée, dormait. Ses mains molles et légèrement ouvertes s’étaient séparées de celles du comte. Elle avait la pose abandonnée que donne le sommeil. La chaleur concentrée sous la tente animait ses joues d’ardeurs un peu plus vives, et je voyais dans l’écartement de ses lèvres briller l’extrémité de ses petites dents blanches, comme les deux bords d’une coquille de nacre. Il n’y avait personne autre que moi pour assister au sommeil de cet être charmant. Julie, perdue dans je ne sais quelle confuse aspiration, surveillait attentivement le départ du grand navire qui appareillait. Alors je tâchai de fermer les yeux, je voulus ne plus voir, je fis de sincères efforts pour oublier. Je me levai, j’allai m’asseoir à l’avant, sans ombre sur la tête, appuyé contre le beaupré brûlant ; puis malgré moi mes yeux revenaient à la place où Madeleine dormait dans ses mousselines légères, étendue sur la rude toile qui lui servait de tapis. Étais-je ravi ? Étais-je torturé ? J’aurais plus de peine encore à vous dire si j’aurais souhaité quelque chose au delà de cette vision décente et exquise qui contenait à la fois toutes les retenues et tous les attraits. Pour rien au monde, je n’aurais fait le plus petit mouvement qui pût en suspendre le charme. Je ne sais combien dura ce véritable enchantement, peut-être plusieurs heures, peut-être seulement plusieurs minutes ; mais j’eus le temps de beaucoup réfléchir, autant qu’un esprit peut le faire lorsqu’il est aux prises avec un cœur absolument privé de sang-froid.
Quand mes compagnons s’éveillèrent, ils me trouvèrent occupé à regarder le sillage.
« Le beau temps ! dit Madeleine avec un épanouissement de femme heureuse.
— Et qui ferait tout oublier, ajouta Olivier, ce qui n’est pas dommage.
— Seriez-vous homme à avoir des soucis ? demanda en souriant M. de Nièvres.
— Qui le sait ? » répondit Olivier.
Le vent ne se leva point. La mer, absolument morte, nous retint au large jusqu’à la nuit tombante. Vers sept heures, au moment où la pleine lune apparut au-dessus des terres, toute ronde et dans des brouillards chauds qui la rougissaient, on fut obligé, faute d’air, de prendre les avirons. Ce que je vous raconte, — jadis quand j’étais jeune, plus d’une fois il m’a passé par la tête de l’écrire ou, comme on disait alors de le chanter. À cette époque, il me semblait qu’il n’y avait qu’une langue pour fixer dignement ce que de pareils souvenirs avaient, selon moi, d’inexprimable. Aujourd’hui que j’ai retrouvé mon histoire dans les livres des autres, dont quelques-uns sont immortels, que vous dirais-je ? Nous revînmes aux étoiles, au bruit des rames, conduits, je crois, par les bateliers d’Elvire.
Ce furent là les adieux de la saison ; presque aussitôt les premières brumes arrivèrent, puis les pluies, qui nous avertirent que l’hiver approchait. Le jour où le soleil, qui nous avait comblés, disparut pour ne plus se montrer que de loin en loin et dans les pâleurs de son déclin, j’y vis comme un triste présage qui me serra le cœur.
Ce jour-là, et comme si le même avertissement de départ eût été donné pour chacun de nous, Madeleine me dit :
« Il est temps de penser aux choses sérieuses. Les oiseaux que nous devions si bien imiter sont partis depuis un mois déjà. Faisons comme eux, croyez-moi ; voici la fin de l’automne, retournons à Paris.
— Déjà, » lui dis-je avec une expression de regret qui m’échappa.
Elle s’arrêta court, comme si pour la première fois elle eût entendu un son nouveau.
Le soir, il me sembla qu’elle était plus sérieuse, et qu’avec une adresse extrême elle me surveillait d’assez près. Je réglai ma tenue en vue de ces indications, bien légères sans doute et cependant assez inquiétantes. Les jours suivants, je m’observai davantage encore, et j’eus la joie de retrouver la confiance de Madeleine et de me tranquilliser tout à fait.
Je passai les derniers moments qui nous restaient à rassembler, à mettre en ordre pour l’avenir toutes les émotions si confusément amassées dans ma mémoire. Ce fut comme un tableau que je composai avec ce qu’elles contenaient de meilleur et de moins périssable. Ce dernier nuage excepté, on eût dit, à les voir déjà d’un peu loin, que ces jours cependant mêlés de beaucoup de soucis n’avaient plus une ombre. La même adoration paisible et ardente les baignait de lueurs continues.
Madeleine me surprit une fois dans les allées sinueuses du parc, au milieu de mes réminiscences. Julie la suivait, portant une énorme gerbe de chrysanthèmes qu’elle avait cueillie pour les vases du salon. Un clair massif de lauriers nous séparait.
« Vous faites un sonnet ? me dit-elle en m’interpellant à travers les arbres.
— Un sonnet ? lui dis-je ; à quel propos ? Est-ce que j’en suis capable ?
— Oh ! pour cela oui, » dit-elle en jetant un petit éclat de rire qui retentit dans le bois sonore comme un chant de fauvette.
Je rebroussai chemin, et, la suivant dans la contre-allée, toujours une épaisseur de taillis entre nous deux :
« Olivier est un bavard ! lui criai-je.
— Nullement bavard, dit-elle. Il a bien fait de m’avertir ; sans lui, je vous aurais cru une passion malheureuse, et je sais maintenant ce qui vous distrait : ce sont des rimes, » ajouta-t-elle en insistant de la voix sur ce dernier mot, qui résonna de loin comme une impertinence joyeuse.
Nous touchions au moment du départ, que je ne pouvais encore m’y résoudre. Paris me faisait plus peur que jamais. Madeleine allait y venir. Je l’y verrais, mais à quel prix ? Elle présente, je ne risquais plus de défaillir, du moins de tomber si bas ; mais pour un danger de moins combien d’autres surgiraient ! Cette vie que nous avions menée ici, cette vie de loisir et d’imprévoyance, silencieuse et exaltée, si constamment et si diversement émue, cette vie de réminiscences et de passions, tout entière calquée sur d’anciennes habitudes, reprise à ses origines et renouvelée par des sensations d’un autre âge, ces deux mois de rêve, en un mot, m’avaient replongé plus avant que jamais dans l’oubli des choses et dans la peur des changements. Il y avait quatre ans que j’avais quitté les Trembles pour la première fois, vous vous souvenez peut-être avec quel dur détachement. Et les souvenirs de ces adieux, les premiers qu’il m’ait fallu faire à des objets aimés, se ranimaient à la même date, au même lieu, dans des conditions extérieures à peu près semblables, mais cette fois combinés avec des sentiments nouveaux, qui les rendaient bien autrement poignants.
Je proposai pour la veille même du départ une promenade qui fut acceptée. Ce devait être la dernière, et, sans prévoir l’avenir, je supposais, je ne sais trop pourquoi, que les chemins de mon village ne nous reverraient jamais ensemble. Le temps était à demi pluvieux, et par cela même, disait Madeleine, que son éducation de province avait aguerrie, très-bien approprié à des visites d’adieux. Les dernières feuilles tombaient ; des débris roussâtres se mêlaient assez tristement à la rigidité des rameaux nus. La plaine, dépouillée et sévère, n’avait plus un brin de chaume sec qui rappelât ni l’été ni l’automne, et ne montrait pas une herbe nouvelle qui fît espérer le retour des saisons fertiles. Des charrues s’y promenaient encore de loin en loin, attelées de bœufs roux, d’un mouvement lent et comme embourbées dans les terres grasses. À quelque distance que ce fût, on distinguait les attelages. Cet accent plaintif et tout local se prolongeait indéfiniment dans le calme absolu de cette journée grise. De temps en temps, une pluie fine et chaude descendait à travers l’atmosphère, comme un rideau de gaze légère. La mer commençait à rugir au fond des passes. Nous suivîmes la côte. Les marais étaient sous l’eau ; la marée haute avait en partie submergé le jardin du phare et battait paisiblement le pied de la tour, qui ne reposait plus que sur un îlot.
Madeleine marchait légèrement dans les chemins détrempés. À chaque pas, elle y laissait dans la terre molle la forme imprimée de sa chaussure étroite à talons saillants. Je regardais cette trace fragile, je la suivais, tant elle était reconnaissable à côté des nôtres. Je calculais ce qu’elle pouvait durer. J’aurais souhaité qu’elle restât toujours incrustée, comme des témoignages de présence, pour l’époque incertaine où je repasserais là sans Madeleine ; puis je pensais que le premier passant venu l’effacerait, qu’un peu de pluie la ferait disparaître, et je m’arrêtais pour apercevoir encore dans les sinuosités du sentier ce singulier sillage laissé, par l’être que j’aimais le plus, sur la terre même où j’étais né.
Au moment où nous approchions de Villeneuve, je montrai de loin la route blanchâtre qui sort du village et s’étend en ligne droite jusqu’à l’horizon.
« Voilà la route d’Ormesson, » dis-je à Madeleine.
Ce mot d’Ormesson sembla réveiller en elle une série de souvenirs déjà affaiblis ; elle suivit attentivement des yeux cette longue avenue plantée d’ormeaux, tous pliés de côté par les vents de mer, et sur laquelle il y avait au loin des chariots qui roulaient, les uns pour rentrer à Villeneuve, les autres pour s’en éloigner.
« Cette fois, reprit-elle, vous n’y voyagerez plus seul.
— En serai-je plus heureux ? répondis-je. Serai-je plus certain de ne rien regretter ? Où retrouverai-je ce que je laisse ici ? »
Madeleine alors me prit le bras, s’y appuya avec l’apparence d’un entier abandon, et me répondit un seul mot :
« Mon ami, vous êtes un ingrat ! »
Nous quittâmes les Trembles au milieu de novembre, par une froide matinée de gelée blanche. Les voitures suivirent l’avenue, traversèrent Villeneuve, comme autrefois je l’avais fait. Et je regardais alternativement et la campagne, qui disparaissait derrière nous, et l’honnête visage de Madeleine assise en face de moi.