Traduction par Mme Bressant.
Librairie Hachette et Cie (3p. 91-100).


CHAPITRE VII.

L’agent fidèle.


Edith sortit seule ce jour-là et rentra bientôt. Dix heures venaient à peine de sonner, quand sa voiture entra dans la rue qu’elle habitait. Son visage exprimait toujours la même froideur qu’au moment de sa toilette, et la guirlande de fleurs qui ornait son front encadrait toujours le même sourcil froid et hautain. Mais on aurait préféré la voir de sa main arracher avec colère les feuilles et les fleurs de sa guirlande, ou froisser cette guirlande en cherchant dans son trouble un endroit pour y reposer sa tête égarée ; oui, on aurait préféré la voir en proie à la colère plutôt que de la voir ainsi froide et calme. Elle semblait si résolue, si fière, si impitoyable, qu’on eût dit que rien au monde n’était capable d’adoucir cette nature violente, et que tout dans la vie avait contribué à l’endurcir à jamais.

Arrivée à la porte de la maison, elle allait monter le perron, quand une personne, sortant doucement du vestibule, s’approcha la tête découverte, pour lui offrir le bras. Le domestique ayant été repoussé par le galant cavalier, elle ne pouvait faire autrement que d’accepter ce bras qu’elle reconnut bientôt.

« Comment se porte votre malade, monsieur ? dit-elle avec un sourire moqueur.

— Il va mieux, madame, dit Carker ; il est même en bonne voie de guérison. Je l’ai quitté pour la nuit. »

Elle le salua de la tête et montait déjà l’escalier, quand il suivit pour lui dire d’en bas :

« Madame, oserai-je vous demander la faveur de quelques minutes d’entretien ? »

Elle s’arrêta et abaissa sur lui son regard.

« Le moment est inopportun, monsieur, dit-elle. Je suis fatiguée. S’agit-il d’une affaire pressante ?

— Très-pressante, répondit Carker. Puisque j’ai eu le bonheur de vous rencontrer, permettez-moi d’insister pour une audience. »

Elle regarda un moment cette bouche souriante, et lui la regarda aussi. Elle était debout sur les marches et en la voyant dans tout l’éclat de sa riche toilette, il se disait encore : Dieu qu’elle est belle !

« Où est miss Dombey ? demanda-t-elle tout haut au domestique.

— Dans le petit salon.

— Conduisez-nous dans cette pièce ! » Et tournant de nouveau ses yeux vers le gentleman attentif au bas de l’escalier, elle l’avertit par un léger signe de tête qu’il pouvait la suivre : elle continua de monter.

« Pardon, madame ! pardon, madame Dombey ! s’écria Carker, qui d’un bond léger se trouva à ses côtés ; oserai-je vous supplier de ne pas laisser miss Dombey assister à cet entretien ?

L’œil vif d’Edith affronta son regard, mais toujours avec la même froideur contenue.

« Je voudrais épargner à miss Dombey, dit Carker à voix basse, la confidence que j’ai à vous faire. Je vous laisserai libre du moins, madame, de décider après si vous croyez qu’elle doive en avoir ou non connaissance. Je vous faisais cette demande, par déférence pour vous. Après notre dernier entretien, ce serait affreux de ma part d’agir autrement. »

Elle détourna lentement ses yeux de dessus le visage de Carker et s’adressant au domestique, elle lui dit : « Conduisez-nous dans une autre pièce. » Le domestique les introduisit dans un salon, et ayant allumé les bougies en toute hâte, il disparut. Tant qu’il fut présent, pas un mot ne fut prononcé. Edith se plaça en reine sur un sofa près du feu et M. Carker le chapeau à la main et les yeux baissés, se tenait devant elle à une petite distance.

« Avant de vous entendre, monsieur, dit Edith quand la porte fut fermée, je vous prie de vouloir bien m’écouter.

— M’entendre adresser la parole par madame Dombey, répondit-il, même quand elle me fait des reproches que je ne mérite pas, est un honneur si grand pour moi que, ne fussé-je pas son dévoué serviteur en toutes choses, elle me trouverait toujours prêt à satisfaire ses désirs de grand cœur.

— Si vous êtes chargé par celui que vous venez de quitter, monsieur, de quelque message pour moi, ne tentez pas de m’en faire part, car je ne le recevrai pas. » M. Carker leva les yeux comme pour feindre la surprise ; mais le regard d’Edith soutint le sien, et il resta la bouche entr’ouverte.

« Il est inutile, continua-t-elle, que je vous demande si vous êtes venu avec une mission de ce genre. Voilà déjà quelque temps que je m’y attends.

— C’est, en effet, ma mauvaise fortune, dit-il, qui m’amène ici, tout à fait contre mon gré, avec une semblable mission. Permettez-moi de vous dire que je suis chargé de deux messages. Celui-là est le premier.

— Eh bien ! monsieur, qu’il n’en soit plus question, répondit-elle, ou si vous y revenez…

— Madame Dombey peut-elle croire, dit Carker en se rapprochant d’elle, que je me permettrai d’y revenir, quand elle me l’a défendu ? Se peut-il que madame Dombey, sans pitié pour ma triste position, soit tellement décidée à me confondre avec celui dont je tiens mes pouvoirs, qu’elle conserve à mon égard les plus injustes et les plus opiniâtres préventions ? »

Edith abaissa sur lui son œil noir ; l’indignation dilatait déjà ses fières narines, gonflait les veines de son cou, soulevait la blanche palatine jetée négligemment sur ses épaules, dont la blancheur n’avait rien à craindre, pour la comparaison, du voisinage de la fourrure éclatante.

« Monsieur, lui dit-elle, pourquoi venir ici me parler de mon amour et de mes devoirs pour mon mari ? Pourquoi vous donner l’air de croire que je suis heureuse avec lui et fière de cette union ? Comment osez-vous me braver, quand vous savez… Oui, vous le savez, monsieur, car je l’ai vu, dans chacun de vos regards, je l’ai compris dans chacune de vos paroles… Vous savez qu’au lieu d’affection, il n’y a entre nous qu’aversion et mépris, que je le méprise autant que je me méprise moi-même d’être devenue sa femme. Moi injuste ! si j’avais fait justice au contraire de tous les tourments que vous m’avez fait subir, de toutes les insultes que vous m’avez jetées à la face, j’aurais dû vous tuer ! »

Elle lui demandait pourquoi il osait la braver. Si elle n’avait pas été aveuglée par son orgueil, par sa colère, et le sentiment de son humiliation, tout en le regardant avec fierté, elle aurait lu la réponse sur le visage de Carker. Il l’avait justement bravée pour l’amener à cette déclaration.

Elle ne vit pas la réponse ou ne parut pas s’inquiéter s’il la portait ou non écrite sur son visage. Elle ne vit que la honte et les luttes qu’elle avait déjà soutenues, qu’elle aurait encore à soutenir, et elle se roidit contre son sort. Tandis que, l’œil fixe, elle s’occupait de ses pensées plutôt que de lui, elle arrachait avec colère les plumes de l’aile d’un rare et bel oiseau, qui était attaché par un fil d’or à son bras pour lui servir d’éventail et les éparpillait sur le parquet.

Il ne se laissa pas déconcerter par son regard ; au contraire, il resta debout devant elle de l’air d’un homme qui avait sa réponse toute prête et qui n’attendait, pour la faire, que de voir tomber les signes de colère qu’elle n’avait pu maîtriser ; alors, regardant fixement ses yeux brillants, il lui dit :

« Je sais, madame, et je savais, avant ce jour, que je ne suis pas dans vos bonnes grâces. Oui, je savais même pourquoi. Vous venez de me parler si ouvertement, je suis si soulagé par votre confidence…

— Confidence ! » répéta-t-elle avec dédain.

Il n’eut pas l’air de s’apercevoir de cette interruption et continua : « Non, je ne chercherai pas à dissimuler. J’ai vu, dès le premier coup d’œil, qu’il n’y avait aucune affection de votre part pour M. Dombey. Comment l’affection pouvait-elle exister entre deux êtres si différents ? J’ai vu depuis que des sentiments plus violents que l’indifférence avaient germé dans votre cœur. Pouvait-il en être autrement dans les circonstances où vous vous êtes trouvée placée ? Mais devais-je vous dire tout ce que je savais ?

— Deviez-vous, monsieur, répondit-elle, feindre de croire le contraire, et m’humilier chaque jour par vos audacieux mensonges ?

— Je le devais, madame, répliqua-t-il vivement. Si je n’avais pas agi ainsi, je ne pourrais vous parler, comme je le fais, et j’ai prévu (qui pouvait mieux le prévoir que moi ? car mieux que personne je connais le caractère de M. Dombey), j’ai prévu que, si votre caractère ne devenait pas aussi souple, aussi soumis que celui de sa première femme, ce que je ne pouvais guère croire… (Un sourire plein de fierté lui prouva qu’il pouvait répéter cela hardiment). Non, je ne pouvais le croire et j’ai prévu qu’une explication comme celle que nous avons en ce moment pourrait être utile.

— Utile à qui, monsieur ? demanda-t-elle d’un ton dédaigneux.

— À vous, madame. Je ne veux pas dire à moi-même. Ce serait me faire valoir que de parler encore de la confiance que M. Dombey m’accorde jusqu’à un certain point et dont j’aurais le droit de me vanter. Mais je craindrais de dire quelque chose de désagréable à une personne dont l’aversion et le mépris sont si amers. »

Il prononça ces derniers mots avec force.

« Il est fort honnête de votre part, monsieur, dit Edith, d’avouer que la confiance de M. Dombey a des bornes et de parler de ce ton d’humilité, vous qui êtes son premier conseiller et son premier flatteur.

— Son conseiller, oui, dit Carker ; son flatteur, non. Je dois l’avouer, il y a des choses que je ne peux pas dire. Notre intérêt et les convenances sociales nous obligent souvent à faire des choses qui ne nous plaisent pas. Journellement on voit des associations d’intérêt et de convenance, des amitiés d’intérêt et de convenance, des affaires d’intérêt et de convenance, des mariages d’intérêt et de convenance. »

Elle mordit sa lèvre de corail, mais sans changer l’expression de son regard froid et sombre.

« Madame, dit M. Carker en s’asseyant dans un fauteuil placé près d’elle, de l’air le plus respectueux, pourquoi hésiterais-je, maintenant que je suis dévoué à votre service, à vous parler ouvertement ? Il était bien naturel qu’une dame, douée comme vous l’êtes de tant de qualités, crût possible de changer sur certains points le caractère de son mari et de le rendre meilleur.

— Ce n’était point naturel pour moi, monsieur, répondit-elle. Je n’ai jamais rien espéré ni rien désiré de tel. »

Ce visage, si fier et si hautain, témoignait qu’il était décidé à ne point porter le masque qu’il lui offrait, qu’il était disposé au contraire à se montrer sous son vrai jour, s’inquiétant peu de le faire devant lui.

« Au moins il était naturel, reprit-il, que vous crussiez possible de vivre avec M. Dombey comme sa femme, sans vous soumettre à son joug et sans en venir à des querelles aussi violentes. Mais, madame, vous ne connaissiez pas M. Dombey ; vous avez pu vous en assurer depuis, quand vous avez conçu cette pensée. Vous ne saviez pas combien il est exigeant et fier, ou combien, si j’ose parler ainsi, il est l’esclave de sa propre grandeur. Il marche attelé à son char de triomphe comme une bête de somme, ne s’inquiétant que de le tirer derrière lui en dépit de tous les obstacles. »

Ses dents brillaient de plaisir à cette image ridicule.

« M. Dombey, continua-t-il, est capable, en vérité, de n’avoir pas plus de considération pour vous, madame, que pour moi. La comparaison est bien forte, je le sais, mais elle est juste. M. Dombey, dans la plénitude de son pouvoir, m’a demandé d’être son intermédiaire entre vous et lui, ce sont ses propres paroles. Il sait que je ne vous suis pas agréable, et il a l’intention de faire de moi un instrument de punition pour dompter votre résistance. Il se flatte qu’un serviteur à gages comme moi est un ambassadeur que sa femme doit être humiliée de recevoir. Quand je parle de sa femme, je n’entends pas la dame accomplie à laquelle j’ai le bonheur de m’adresser en ce moment, car une pareille dame n’existe pas dans son esprit ; mais il suffit que vous soyez Mme Dombey, un autre lui-même, pour qu’il vous juge offensée par le choix d’un pareil intermédiaire entre vous. Quant à moi, vous pensez bien qu’il ne s’en inquiète guère, et qu’il ne s’imagine pas même que je puisse avoir le moindre sentiment qui me soit personnel, quand il me dit ouvertement à quel but il m’emploie ; et vous pouvez croire qu’il ne fait pas plus de cas de vos propres sentiments quand il vous impose un tel messager. Car vous n’avez pas oublié sans doute qu’il vous l’impose. »

Elle le regardait toujours avec attention ; mais il la regardait de même, et vit que cette allusion à la connaissance qu’il avait de ce qui s’était passé entre elle et son mari perçait et torturait son cœur hautain comme l’aurait fait un dard empoisonné.

« Si je vous ai rappelé tout cela, madame, ce n’est pas dans l’intention de rendre plus violente votre rupture avec M. Dombey, le ciel m’en préserve ! Quel avantage pourrais-je en tirer ? Je voulais seulement vous démontrer qu’il est impossible à M. Dombey de compter les autres pour quelque chose quand il s’agit de lui. Nous tous qui l’entourons, nous l’avons, je dois l’avouer, chacun suivant notre position, confirmé dans cette manière de voir ; mais si nous n’avions agi ainsi nous-mêmes, d’autres l’auraient fait à notre place, ou ne seraient pas restés près de lui. Depuis le jour de sa naissance, M. Dombey a été habitué à commander. Pour mieux dire, il n’a jamais eu affaire qu’à des personnes soumises et dépendantes, qui ont fléchi le genou et courbé la tête devant lui. Il n’a jamais su ce que c’est que de voir lutter contre lui un orgueil irrité et un ressentiment violent.

— Oh ! il le saura maintenant ! » parut-elle dire, bien que ses lèvres fussent immobiles et ses yeux toujours fixes.

Il vit trembler une fois encore la palatine blanche, et le plumage du bel oiseau se froisser une fois encore contre le sein courroucé de sa fière maîtresse : alors il souleva un nouveau coin du voile sous lequel il s’était caché.

« M. Dombey, cet honorable gentleman, dit-il, n’en est pas moins disposé à dénaturer les faits pour les arranger à son point de vue, quand on lui résiste : c’est la conséquence naturelle de son caractère. Je vais vous en donner la preuve la plus évidente ; mais pardonnez-moi, madame, la folie de ce que je vais vous dire, ce n’est pas à moi qu’elle peut être imputée. M. Dombey croit sincèrement que la sévère leçon qu’il a donnée à sa femme dans une occasion particulière dont elle doit se souvenir, avant la mort bien regrettable de Mme Skewton, a produit sur elle un grand effet et l’a même tout à fait subjuguée sur le moment. »

Edith éclata de rire. Quel éclat de rire amer et discordant ! Il n’en fut pas pour cela plus désagréable à Carker.

« J’en ai fini avec ce sujet, madame. Votre opinion est si arrêtée, et, j’en suis persuadé, si inébranlable (il prononça ces mots lentement et en les accentuant fortement), que je crains vraiment d’encourir de nouveau votre mécontentement, en vous avouant que malgré tant de défauts qui me sont bien connus, je me suis habitué à M. Dombey, et que j’ai pour lui de l’estime. Mais par cet aveu, croyez-moi, je ne cherche pas à me targuer d’un sentiment si antipathique au vôtre, et qui ne doit pas me gagner non plus, je le crains, votre sympathie. (Oh ! comme il accentua ces mots !) J’ai voulu seulement vous donner dans cette circonstance malheureuse l’assurance de mon zèle à vous servir et de l’indignation que je ressens contre le rôle qu’on me fait jouer. »

Elle restait les yeux fixés sur lui comme si elle eût craint de les en détourner.

Et alors il souleva complétement le voile qui le cachait !

« Il se fait tard, dit-il après un moment de silence, et vous m’avez dit que vous étiez fatiguée. Je passe donc sans transition au second point de cet entretien. Je dois vous recommander, madame, vous supplier même de toutes mes forces, pour des raisons à moi connues, de vous observer attentivement dans vos démonstrations d’amitié pour miss Dombey.

— M’observer ! que voulez-vous dire ?

— Veillez avec soin, madame, à ne pas témoigner trop d’affection à cette jeune fille.

— Trop d’affection ! monsieur, dit Edith en fronçant le sourcil et se levant aussitôt. Qui se permet de se faire juge de mon affection et d’y mettre des bornes ? Est-ce vous, par hasard ?

Oh ! madame, oserais-je me le permettre ? et il était tout troublé ou feignait de l’être.

— Qui donc, alors ?

— Ne pouvez-vous le deviner ?

— Je ne veux pas le deviner, répondit-elle.

— Madame, reprit-il après un moment d’hésitation, pendant lequel ils s’étaient regardés tous deux comme auparavant, je me trouve fort embarrassé. Vous m’avez dit que vous ne vouliez recevoir aucun message, et vous m’avez défendu de revenir là-dessus ; mais les deux sujets sont si étroitement liés l’un à l’autre, qu’il me faut violer la défense que vous m’avez faite, ou bien, madame, il faut vous contenter de l’avis d’une personne qui a maintenant toute votre confiance, bien que cette confiance il l’ait acquise au prix de votre mécontentement.

— Vous savez bien, monsieur, qu’il vous est permis de violer ma défense. Parlez donc ! » dit Edith.

Elle était si pâle, si tremblante, si irritée ! Comme il avait bien calculé l’effet de ses paroles !

« D’après ses instructions, je dois, ajouta-t-il à voix basse, vous informer que votre manière d’être à l’égard de Mlle Dombey lui déplaît ; qu’elle peut donner lieu à des rapprochements qui ne lui sont pas avantageux. Il désire que cela change du tout au tout. Si c’est de votre part un attachement sérieux, il espère que vous en ferez le sacrifice. Si ce n’était qu’un jeu, il croit devoir vous avertir que l’objet même de vos attentions perdrait plus qu’il ne gagnerait à la continuation de cette comédie.

— C’est une menace ? dit-elle.

— C’est une menace, répondit-il toujours à voix basse, mais non pas contre vous. »

Edith, se redressant dans sa majestueuse fierté, sembla braver Carker et pénétrer de son œil ardent jusqu’au fond de la conscience de cet homme ; un sourire plein de mépris et d’amertume plissait ses lèvres ; elle s’affaissa, comme si le parquet eût cédé sous ses pieds ; elle serait tombée, s’il ne l’avait prise dans ses bras. Mais elle le repoussa promptement lorsqu’elle sentit qu’il la touchait, et recula de quelques pas en le bravant encore du regard ; puis, enfin, immobile devant lui, elle étendit la main vers la porte en disant :

« Laissez-moi, je vous prie, ne m’en dites pas davantage ce soir.

— J’ai dû insister sur ce point, dit Carker, car si vous ne connaissiez pas les dispositions de M. Dombey, on ne saurait prévoir toutes les conséquences plus ou moins prochaines qui résulteraient de votre ignorance à cet égard. Je sais que Mlle Dombey est affligée du départ de sa vieille domestique : ce n’est pas bien important : cependant vous ne me blâmerez pas, j’espère, d’avoir désiré que Mlle Dombey ne fût pas présente à notre entretien. Puis-je me flatter que vous ne me désapprouvez pas ?

— Non, mais je vous prie de me laisser, monsieur.

— Je savais que votre affection pour la jeune personne, affection vive et sincère, j’en suis bien persuadé, vous rendrait très-malheureuse lorsque vous viendriez à penser que vous avez pu compromettre son bonheur et ruiner ses espérances d’avenir, dit M. Carker d’un ton vif, mais accentué.

— Assez pour ce soir. Laissez-moi, je vous prie.

— Mes fonctions auprès de M. Dombey, mes relations d’affaires avec lui exigeront souvent ma présence ici. Vous me permettrez de vous revoir, de prendre vos conseils sur ce qu’il y aura à faire, et de m’informer de vos désirs. »

Elle lui indiqua la porte du doigt.

« Je ne sais ce que j’ai à faire : dois-je lui dire que je vous ai parlé, ou lui laisser croire que j’ai différé de le faire, parce que je n’ai pas trouvé une occasion favorable, ou prendre tout autre prétexte ? Il sera nécessaire que vous me donniez l’occasion de m’entretenir avec vous très-prochainement.

— En tout autre moment que maintenant, répondit-elle.

— Vous comprenez que, lorsque je désirerai vous voir, Mlle Dombey ne doit pas être présente, et que, si je vous demande une entrevue, je vous la demande en homme qui a le bonheur d’être dans votre intimité, qui vient pour vous rendre tous les services dont il est capable, et peut-être, dans l’occasion, pour détourner de votre tête les malheurs qui peuvent vous menacer. »

Edith le regardant toujours, comme si elle craignait que son œil ne perdît de sa fermeté, s’il se détournait un seul instant, lui dit :

« Oui, mais encore une fois, laissez-moi, je vous prie. »

Il s’inclina, comme par condescendance ; mais, quand il fut à la porte, il se retourna :

« J’ai mon pardon, dit-il ; l’imprudence de ma démarche est justifiée. Oserais-je, au nom de Mlle Dombey, et en mon nom, vous prendre la main avant de sortir ? »

Elle lui présenta une main gantée : celle qu’elle avait meurtrie la veille.

Il la prit, la baisa et se retira. Quand il eut fermé la porte, il agita triomphalement la main qui avait touché celle d’Edith et la posa sur son cœur.