Traduction par Mme Bressant.
Librairie Hachette et Cie (1p. 229-246).


CHAPITRE XV.

Finesse incroyable du capitaine Cuttle et sa nouvelle démarche en faveur de Walter Gay.


Walter fut, pendant plusieurs jours, fort préoccupé des affaires de la Barbade. Il ne savait trop à quelle résolution s’arrêter. Il se berçait d’un faible espoir que M. Dombey n’avait pas eu l’intention de lui donner cet ordre, ou qu’il changerait d’idée et lui dirait de ne pas s’embarquer. Mais comme rien au monde ne venait confirmer cette pensée (d’ailleurs assez invraisemblable), et que les jours s’écoulaient, sans lui laisser de temps à perdre, il comprit qu’il lui fallait agir sans s’oublier plus longtemps.

Ce qui tourmentait le plus Walter était d’apprendre à son oncle le changement survenu dans sa position. Il ne pouvait se dissimuler que ce serait pour le vieillard un coup terrible. Comment donc se décider, par une nouvelle aussi inattendue, à jeter le trouble dans le cœur de ce pauvre oncle Sol, à peine remis de ses tourments pécuniaires et au moment où il venait de recouvrer si bien sa gaieté, que la petite salle à manger avait repris son aspect accoutumé ? L’oncle Sol avait déjà donné à M. Dombey, au jour fixe de l’échéance un à-compte sur la somme qu’il lui avait prêtée, et il espérait pouvoir bientôt payer le reste de sa dette. Quelle pénible nécessité d’aller l’attrister encore, quand il venait de surmonter si vaillamment ses embarras pénibles !

Et pourtant se sauver en fugitif sans l’avertir seulement, c’était impossible. Il fallait le prévenir, mais comment ? C’était là le point difficile. Quant à se demander s’il fallait partir ou ne point partir, Walter ne pensait même pas qu’il lui fût permis de choisir. M. Dombey lui avait dit franchement qu’il était jeune et que les affaires de son oncle étaient en mauvais état, et M. Dombey, par le regard qui avait accompagné cette remarque, lui avait parfaitement fait comprendre que, s’il refusait de partir, il pourrait rester chez son oncle, si tel était son plaisir, mais qu’on ne le garderait pas dans la maison de commerce. Son oncle et lui avaient de grandes obligations à M. Dombey, depuis la demande que lui avait adressée Walter lui-même. Peut-être commençait-il en secret à désespérer de jamais gagner la faveur de son patron. Il n’était pas sans avoir remarqué que M. Dombey se montrait disposé à l’humilier de temps en temps, quoique bien injustement. Mais aux yeux de Walter les procédés de M. Dombey, quels qu’ils fussent, ne changeaient rien à ce qu’il lui devait : Walter avait à remplir un devoir, il le remplirait.

Quand M. Dombey l’avait regardé en lui disant qu’il était jeune et que les affaires de son oncle étaient en mauvais état, il y avait sur son visage une expression dédaigneuse. M. Dombey semblait croire que le jeune homme n’était pas fâché de vivre à rien faire aux crocs d’un pauvre vieillard, gêné et malaisé : son cœur généreux en avait été mortifié. Pour prouver à M. Dombey, autant que cela se pouvait sans se servir de la parole, pour lui prouver qu’il l’avait mal jugé, Walter s’était efforcé, après l’entrevue relative aux grandes Indes, de montrer encore plus d’entrain et d’activité qu’auparavant : chose difficile dans un caractère déjà si vif et si zélé. Il était trop jeune et trop inexpérimenté pour penser que peut-être ces qualités mêmes n’étaient pas du goût de M. Dombey et que se montrer souple, chercher à être agréable à ce grand personnage, quand il avait témoigné son mécontentement à tort ou à raison, n’était pas un moyen de lui donner bonne opinion de soi. Qui sait même si cet homme si fier de son importance, en voyant le jeune homme déployer la même activité, le même zèle ne se croyait pas bravé et intéressé d’honneur à l’humilier !

« Au bout du compte, il faut avertir l’oncle Sol, » pensait Walter. Mais Walter avait peur que sa voix ne tremblât, que son visage n’exprimât pas l’espérance qu’il aurait voulu feindre, s’il allait annoncer lui-même cette nouvelle au vieillard, et s’il voyait dans les rides de sa figure rembrunie le triste effet des premiers mots qu’il pourrait lui en dire. Il résolut donc d’avoir recours aux services du capitaine Cuttle, cet habile et puissant médiateur, et le dimanche arrivé, il sortit après le déjeuner, pour gagner de nouveau le quartier du capitaine.

Chemin faisant, il se rappelait avec plaisir que Mme Mac-Stinger se rendait tous les dimanches matin à une grande distance pour assister au service du révérend Melchisédech Howler. Ce brave homme, chassé un jour des docks de la compagnie des Indes occidentales sur le faux soupçon (probablement accrédité par un ennemi), de percer les barriques avec un vilebrequin pour appliquer ses lèvres à l’orifice, avait prédit que la fin du monde arriverait dans deux ans, jour pour jour, à dix heures du matin, et il avait ouvert un salon sur la rue pour les messieurs et les dames de la secte de Ranting. Or, dès la première réunion, les instructions du révérend Melchisédech avaient produit un tel effet, que, dans l’entraînement passionné d’une danse sacrée qui servait de clôture au service, le troupeau tout entier, enfonçant le plancher, était tombé au travers dans une cuisine souterraine, où il avait même brisé, dans sa chute, un cylindre à lessive, appartenant à une de ses ouailles.

Ces détails, le capitaine Cuttle, dans un accès de gaieté expansive, après boire, les avait confiés à Walter et à son oncle, entre deux couplets de la belle Suzon, le jour où M. Brogley l’huissier avait été soldé. Le capitaine, de son côté, avait l’habitude de se rendre fort exactement à une église du voisinage qui, chaque dimanche matin, ne manquait pas d’arborer le pavillon anglais pour appeler les fidèles ; et, comme le bedeau en titre était infirme, le capitaine avait la bonté de surveiller pour lui les petits garçons turbulents que son croc mystérieux tenait en respect. Connaissant la régularité du capitaine Cuttle, Walter se hâta le plus qu’il lui fut possible pour arriver avant son départ. Aussi, grâce à son pas diligent, il eut la satisfaction, en tournant dans Brig-Place, d’apercevoir l’habit et le gilet bleus, pendus tous deux en dehors de la fenêtre toute grande ouverte du capitaine, pour prendre un petit air de soleil.

Que les yeux d’un mortel eussent jamais pu voir l’habit et le gilet bleus, séparés du capitaine Cuttle, c’était chose incroyable ! Et cependant il était certain qu’il n’était pas dedans ; autrement ses jambes, vu le peu d’élévation des maisons de Brig-Place, auraient obstrué la porte de la rue qui était parfaitement libre. Tout surpris à cette découverte, Walter ne frappa qu’un seul coup.

Il entendit au même moment, à l’étage supérieur, la voix du capitaine qui criait distinctement de sa chambre : « Stinger ! » comme si la visite n’était pas pour lui. Walter frappa alors deux coups.

« Cuttle ! » dit le capitaine aussitôt ; et sans plus tarder on le vit en chemise blanche et en bretelles, avec sa cravate pendant nonchalamment autour de son cou, comme une corde, et son chapeau de toile cirée sur la tête, apparaître à la fenêtre, au-dessus de l’habit et du gilet bleus étalés au soleil.

— Walter ! s’écria le capitaine au comble de la surprise en l’apercevant.

— Oui, oui, capitaine Cuttle, répondit Walter, ce n’est que moi.

— Qu’y a-t-il, mon garçon ? demanda le capitaine d’un ton inquiet, est-ce qu’il y a encore quelque anicroche chez l’ami Gills ?

— Non, non, dit Walter, tout va bien chez mon oncle, capitaine Cuttle. »

Le capitaine témoigna sa satisfaction, et lui dit qu’il allait descendre lui ouvrir la porte, ce qu’il fit aussitôt.

« Vous voilà de grand matin, cependant, Walter, dit le capitaine le regardant encore d’un air de doute, quand ils furent arrivés en haut.

— Le fait est, capitaine Cuttle, dit Walter en s’asseyant, que je craignais que vous ne fussiez sorti, parce que j’ai à vous demander un conseil d’ami.

— Vous l’aurez, dit le capitaine.

— Voulez-vous prendre quelque chose ?

— Je veux prendre votre avis, capitaine Cuttle, répondit Walter en souriant, rien de plus.

— Parlez donc, dit le capitaine, c’est avec plaisir, mon garçon. »

Walter lui raconta ce qui s’était passé, et lui exprima l’inquiétude où il était au sujet de son oncle, en ajoutant que le capitaine Cuttle le tirerait de peine, s’il voulait avoir la bonté de l’aider à adoucir le coup. La surprise, la consternation du capitaine Cuttle, à mesure que Walter parlait, étaient si profondes, et croissaient tellement à chaque parole, qu’on put craindre un moment de le voir disparaître de l’horizon, laissant sa figure désolée désormais sans vie, et par suite son habit bleu, son chapeau de toile cirée et son croc sans maître.

« Vous pensez bien, capitaine Cuttle, poursuivit Walter, que, pour moi, je suis jeune, comme a dit M. Dombey, et qu’il ne faut pas s’inquiéter de moi. Il faut que je fasse moi-même mon chemin dans le monde, je le sais. Mais, en venant ici, j’ai pensé à deux choses qui me préoccupent beaucoup au sujet de mon oncle. Je ne prétends pas dire que je mérite d’être l’orgueil et la joie de son existence, vous me croyez, n’est-ce pas ? Mais je ne le suis pas moins, capitaine. Vous savez que je le suis, hein ! »

Le capitaine sembla faire un effort violent pour sortir de l’abîme léthargique où il se trouvait plongé, et pour retrouver son visage à peu près perdu, mais l’effort resta stérile, le chapeau de toile cirée remua seul en signe d’assentiment. Muette réponse d’une signification inexprimable !

« Si je vis et que je conserve ma santé, dit Walter, et je ne crains rien de ce côté, je ne puis guère, malgré cela, espérer revoir mon oncle, en quittant l’Angleterre. Il est vieux, capitaine, sa vie est une vie d’habitude…

— Oui, oui, Walter, d’habitudes honnêtes et paisibles, dit le capitaine se retrouvant enfin tout entier.

— Vous avez bien raison, reprit Walter en secouant la tête, mais ce n’est pas là ce que je voulais dire ; j’entendais parler de l’habitude de vivre avec moi. Et si, comme vous le dites avec vérité, j’en suis sûr, si la perte de sa maison, dont il était menacé, ainsi que de tous les objets auxquels il est attaché depuis tant d’années, eût pu avancer ses jours, ne pensez-vous pas qu’il puisse aussi mourir plus tôt s’il vient à perdre…

— Son neveu ! s’écria le capitaine, oui, vraiment !

— Eh bien donc ! reprit Walter d’un ton qu’il s’efforçait de rendre gai, il faut faire votre possible pour lui laisser croire que notre séparation, après tout, ne sera que momentanée. Mais, comme je sais le contraire, capitaine Cuttle, ou que j’ai bien peur de le savoir, et comme je dois à mon oncle, pour tant de raisons, toute ma tendresse, ma soumission, mon respect, je crains d’être bien maladroit en cherchant à le tromper. C’est pourquoi je désire si vivement que vous le préveniez, capitaine. Voilà le premier point.

— Tirez au large d’un nœud ou deux, s’écria le capitaine comme dans un rêve.

— Qu’avez-vous dit, capitaine Cuttle ? demanda Walter.

— Tenez bon ! » répondit le capitaine d’un air distrait.

Walter s’arrêta un moment pour voir si le capitaine n’avait rien autre chose à ajouter mais comme il ne disait rien de plus, il continua :

« Voici le second point, capitaine Cuttle. C’est avec peine que je vous le dis ; mais je ne suis pas dans les bonnes grâces de M. Dombey. J’ai toujours cherché à faire de mon mieux, et j’ai toujours fait tout ce que j’ai pu ; mais il ne m’aime pas. Vous me direz qu’on n’est pas maître de ses sympathies ou de ses antipathies. C’est possible. Toujours est-il que je suis bien sûr qu’il ne m’aime pas. Il ne m’envoie pas à la Barbade comme à un poste avantageux ; il dédaigne même de me le faire voir sous un jour plus favorable qu’il ne l’est en réalité, et je doute fort que cette position puisse jamais me faire avancer dans la maison ; il se pourrait même au contraire que ce ne fût jamais pour moi qu’un cul-de-sac. Mon oncle ne doit rien savoir de tout cela, capitaine Cuttle, et il faut même que nous lui fassions voir la chose comme avantageuse et pleine d’avenir. Si je vous dis la vérité, c’est que je désire, dans le cas où il serait possible de me donner un coup de main là-bas, avoir au moins dans mon pays un ami qui connaisse ma véritable situation.

— Walter, mon garçon, répondit le capitaine, dans les Proverbes de Salomon vous lirez les mots suivants : « Puissions-nous ne jamais manquer d’un ami dans le besoin, ni d’une bouteille à lui offrir ! » Quand vous aurez trouvé ce passage, Walter, prenez-en note. »

Et le capitaine lui tendit la main d’un air de bonne foi et de franchise qui en disait bien long : puis il répéta encore, tant il était fier de l’exactitude et de l’à-propos de sa citation : « Quand vous l’aurez trouvé, prenez-en note. »

« Capitaine Cuttle, dit Walter en serrant à grand’peine dans ses deux mains la main immense que lui avait tendue le capitaine, après mon oncle Sol, vous êtes bien la personne au monde que j’aime le plus ; il n’y a personne au monde en qui j’aie autant de confiance. Quant à partir, capitaine Cuttle, cela m’est bien égal ; qu’est-ce que cela peut me faire ? Si j’avais été libre de chercher moi-même fortune, si j’avais été libre de partir comme simple matelot, ou d’aller m’aventurer au bout du monde, je serais parti sans regret ! Je serais parti volontiers, il y a longtemps, au risque de ce qui pouvait en arriver. Mais c’était contraire aux désirs de mon oncle, et aux plans qu’il avait formés pour moi, et je n’en parlai plus. Mais ce qui me fâche, capitaine Cuttle, c’est que nous nous sommes quelque peu trompés, et que, si je songe à ma situation dans la maison Dombey, je ne vois pas que je sois beaucoup plus avancé que le premier jour où j’y suis entré ; j’ai peut-être même un peu reculé, car on avait l’air assez bien disposé pour moi dans le principe, ce qui n’existe plus maintenant, j’en suis sûr.

Reviens donc, Whittington, murmura le désolé capitaine, après avoir regardé Walter quelques moments.

— Oui, oui, répliqua Walter en riant, je reviendrai bien des fois, j’en ai peur, capitaine Cuttle, avant que le vent fasse aussi venir de mon côté une chance heureuse, comme la sienne. Non pas que je me plaigne, ajouta-t-il de cet air vif, animé et plein d’énergie qui lui était naturel. Je n’ai pas à me plaindre. Je suis pourvu. J’ai de quoi vivre. Si je quitte mon oncle, je vous le laisse, capitaine Cuttle, et je ne puis le laisser en de meilleures mains. Si je vous ai dit tout cela, ce n’est pas que je désespère, non, non ; mais c’est pour vous convaincre que je n’ai pas le choix dans la maison Dombey. Il faut que j’aille où l’on m’envoie, il faut que j’accepte ce que l’on me donne. Pour mon oncle, du reste, il n’est pas mauvais qu’on m’éloigne. M. Dombey peut lui être très-utile, comme il le lui a déjà prouvé, vous vous rappelez dans quelles circonstances, capitaine Cuttle, et je suis bien persuadé qu’il ne lui sera pas moins utile quand je ne serai plus là pour réveiller chaque jour son mécontentement. Ainsi, hourra ! pour les Indes, capitaine Cuttle ! Que dit donc cette ballade que chantent les matelots ?

« Pour le port de la Barbade !
Camarade,
Gai, gai.
Adieu la vieille Angleterre !
Si chère.
Gai, gai. »

Ici le capitaine répéta en chœur :

Gai, gai, gai, gai.

Le dernier vers arriva jusqu’aux oreilles d’un brave patron de navire qui n’était pas tout à fait à jeun et qui logeait juste en face. Aussitôt, dans son ardeur joyeuse, il saute à bas de son lit, ouvre sa croisée, et, de l’autre côté de la rue et de toute la force de ses poumons, il se met à chanter avec eux le fameux refrain. L’effet fut magnifique. Quand il lui fut impossible de tenir plus longtemps la dernière note, le patron fit entendre un terrible ohé ! en partie comme salut amical, en partie pour prouver qu’il n’avait pas perdu la respiration. Après quoi il referma sa fenêtre et retourna se coucher.

« Et maintenant, capitaine Cuttle, dit Walter en lui tendant son habit et son gilet bleus d’un air affairé, si vous voulez venir annoncer les nouvelles à l’oncle Sol, car il y a déjà longtemps qu’il devrait les connaître, je vais vous quitter à la porte et m’aller promener jusqu’au soir. »

Le capitaine cependant paraissait fort peu goûter la commission, et ne semblait pas avoir en lui-même grande confiance pour l’exécuter. Il avait arrangé la vie future et les aventures de Walter d’une façon si différente et tellement à sa satisfaction ; il s’était tant de fois félicité de ses combinaisons ! Il avait tout pénétré, tout prévu ; tout était si complet, si parfait, que de voir tout d’un coup s’écrouler son rêve et d’aider lui-même à constater cette déconfiture, c’était un grand effort à faire sur lui-même. Et puis ce n’était pas chose facile au capitaine d’évacuer les idées entrées depuis longtemps dans sa tête sur ce sujet, pour les remplacer à bord par une nouvelle cargaison, avec toute la rapidité que réclamait la circonstance, sans confondre tout pêle-mêle et sans embrouiller les affaires. Si bien qu’au lieu d’endosser son gilet et son habit avec une promptitude qui pût répondre à l’agitation de Walter, il refusa positivement d’endosser pour le moment les habits que lui tendait l’autre, et le prévint qu’avant d’aborder une question si grave, il avait besoin de se ronger un peu les ongles.

« C’est une vieille habitude que j’ai prise depuis cinquante ans, Walter, dit le capitaine. Et quand vous voyez Cuttle se ronger les ongles, mon garçon, vous pouvez dire que Cuttle est enfoncé. »

Le capitaine donc mit son croc entre ses dents pour se ronger les ongles, et considéra le sujet dans toutes ses parties avec un air de profonde sagesse, qui prouvait l’importance des réflexions dans lesquelles il était absorbé et la haute portée du problème qu’il voulait résoudre.

« J’ai un ami, murmura le capitaine d’un ton préoccupé ; en ce moment il côtoie Whitby. En voilà un qui vous donnerait son avis sur ce sujet-là comme sur bien d’autres qu’on pourrait lui proposer : il rendrait six points à tous les membres du parlement qu’il les battrait encore. C’est un homme qui a été deux fois jeté par-dessus bord et qui ne s’en porte pas plus mal pour cela. Quand il faisait son apprentissage, il a reçu pendant trois semaines des coups de barres de fer sur la tête en veux-tu en voilà, ce qui ne l’empêche pas d’avoir la tête aussi solide que qui que ce soit sur le continent. »

Malgré son respect pour le capitaine Cuttle, Walter ne put s’empêcher intérieurement de se réjouir de l’absence de cet oracle, et d’espérer que l’on n’aurait recours à la solidité de cet esprit clairvoyant qu’au moment où ses affaires seraient déjà réglées.

« Si vous lui montriez, à cet homme-là, les bouées de votre port de Londres, dit le capitaine Cuttle du même ton, il vous dirait que ça ne ressemble pas plus à des bouées que les boutons de l’habit de votre oncle. Il n’y a pas un de vos vieux marins à jambe de bois qui lui aille à la cheville ; à la cheville, entendez-vous bien, mon garçon.

— Comment se nomme-t-il, capitaine Cuttle ? demanda Walter, décidé à montrer de l’intérêt pour l’ami du capitaine.

— Il se nomme Bunsby, dit le capitaine ; mais pour un homme de sa taille, le nom ne fait rien à la chose. »

Le capitaine n’ajouta pas d’autre explication à la louange qu’il venait de donner à son ami en forme de conclusion, et Walter n’en demanda pas plus long. Car avec la vivacité d’esprit qui lui était naturelle, il se mit à repasser dans sa tête les points importants de son affaire, et s’aperçut bientôt que le capitaine était retombé dans ses profondes pensées, ses yeux ombragés par ses épais sourcils étaient fixés ardemment sur lui, mais il était évident qu’il ne le voyait ni ne l’entendait, qu’il était plongé dans ses réflexions.

De fait, le capitaine Cuttle travaillait dans sa tête à de si grands desseins, que, loin d’être enfoncé, comme il le disait, il se plongeait à plaisir dans la profondeur de l’abîme sans pouvoir en trouver le fond. Peu à peu il devint tout à fait clair pour lui qu’il y avait là quelque erreur, et que bien certainement c’était Walter qui se trompait et non pas lui.

« S’il y a réellement quelque projet en train pour les Indes, pensait le capitaine, bien sûr il est tout autre que ne se l’imagine Walter, qui, après tout, n’est qu’un enfant sans expérience. Ce ne peut être qu’un nouveau moyen de lui faire faire sa fortune avec une promptitude inaccoutumée. S’il y a quelque petite brouille entre eux (le capitaine voulait dire entre M. Dombey et Walter), il suffira d’un mot dit à propos par un ami pour rétablir la paix et remettre la barque à flot. »

Voici où ces considérations conduisaient le capitaine : comme il avait eu le plaisir de faire connaissance avec M. Dombey, en passant dans sa société une demi-heure des plus agréables à Brighton (le jour où Walter et lui avaient emprunté la somme), en hommes du monde qui se comprennent parfaitement et qui sont tout disposés à bien faire les choses, ils pourraient facilement arranger une petite affaire de ce genre en allant droit au fait.

Il s’agissait donc tout simplement pour lui, en sa qualité d’ami, de diriger ses pas du côté de la demeure de M. Dombey, sans en parler à Walter. Là il dirait au domestique : « Seriez-vous assez bon, mon garçon, pour prévenir M. Dombey que le capitaine Cuttle est ici ? » Puis il prendrait M. Dombey à part, en ami, en s’accrochant à sa boutonnière, lui expliquerait l’affaire, le coulerait à fond et reviendrait triomphant.

À mesure que ces réflexions se présentaient à son esprit, et que peu à peu elles prenaient cette forme et cette tournure, son visage s’éclaircissait comme une matinée douteuse fait place à une journée resplendissante. Ses sourcils, qui s’étaient rapprochés avec une expression du plus mauvais augure, se détendirent et n’exprimèrent plus que la sérénité. Ses yeux, qui s’étaient presque fermés, tant son esprit était tendu par de graves pensées, s’ouvrirent tout grands ; un sourire, qui d’abord n’avait fait sur son visage que trois petites marques, l’une au coin droit de sa bouche, et les deux autres au coin de chaque œil, envahit bientôt toute sa figure, et, montant jusqu’à son front, souleva le chapeau de toile cirée, comme si, après s’être enfoncé d’abord avec le capitaine Cuttle, il venait, comme lui, de se remettre heureusement à flot.

Enfin le capitaine cessa de se ronger les ongles et dit :

« Maintenant, Walter, mon garçon, vous pouvez m’aider à endosser ces hardes. »

Le capitaine voulait parler de son habit et de son gilet.

Walter ne pouvait comprendre pourquoi le capitaine mettait sa cravate avec tant de soin, roulant les deux bouts pour en faire une sorte de queue qu’il passa dans un anneau d’or massif, sur lequel était peint dans un médaillon, en souvenir d’un ami mort, un tombeau entouré d’une belle petite grille de fer et ombragé par un saule pleureur. Il se demandait aussi pourquoi il tirait son col de chemise au risque de faire craquer en bas la toile d’Irlande, et de manière à se décorer le visage d’une véritable paire de visières ; pourquoi enfin il changeait de souliers pour mettre une incomparable paire de brodequins qu’il ne portait jamais que dans les grandes occasions. Le capitaine étant enfin attifé à sa complète satisfaction, se regarda du haut en bas dans un miroir à barbe qu’il décrocha dans ce but, saisit son bâton noueux et dit qu’il était prêt.

Quand ils furent dehors, Walter remarqua que la démarche du capitaine avait un air plus délibéré que de coutume, mais il ne s’en étonna pas, attribuant ce changement aux brodequins.

Ils avaient à peine fait quelques pas qu’ils rencontrèrent une marchande de fleurs ; le capitaine s’arrêta tout court comme frappé d’une idée lumineuse et fit emplette du plus gros bouquet du panier : c’était un bouquet magnifique, étalé en éventail, composé des fleurs les plus éclatantes, et qui avait environ deux pieds et demi d’envergure.

Armé de ce léger présent destiné à M. Dombey, le capitaine continua sa route avec Walter jusqu’au moment où ils furent arrivés à la porte de l’opticien. Là ils s’arrêtèrent tous deux.

« Vous allez entrer ? dit Walter.

— Oui, » répondit le capitaine ; car il pensa qu’il lui fallait se débarrasser de Walter avant d’aller plus loin, et qu’il valait mieux faire sa grande visite un peu plus tard.

« Et vous n’oublierez rien ? dit Walter.

— Non, répondit le capitaine.

— Je vais donc aller faire un petit tour, dit Walter, pour ne pas vous gêner, capitaine Cuttle.

— Oui, un grand petit tour, mon garçon, » lui cria le capitaine.

Walter de la main lui fit signe que c’était son intention et il disparut.

Il n’avait pas de but de promenade déterminé, mais il pensa qu’il serait bien dans les champs ; que là il pourrait réfléchir à la vie inconnue qui s’ouvrait devant lui et méditer tranquillement à l’ombre d’un arbre. Il ne connaissait pas de champs plus agréables que ceux qui environnent Hampstead, ni de route plus directe pour s’y rendre que de passer devant la maison de M. Dombey.

Il jeta un coup d’œil sur la façade : la maison était toujours aussi triste, aussi sombre ; les jalousies étaient fermées, mais la partie supérieure des croisées était toute grande ouverte, et un vent doux, agitant les rideaux et les faisant voltiger çà et là, était le seul signe d’animation à l’extérieur. Walter marcha tout doucement en cheminant devant la maison et se sentit heureux quand il l’eût laissée d’une porte ou deux derrière lui.

Il regarda alors en arrière avec le même intérêt qu’il avait toujours ressenti pour cet endroit depuis l’aventure de l’enfant perdue, il y avait déjà bien des années, et ses regards se dirigeaient surtout vers les rideaux qui s’agitaient. Pendant qu’il regardait ainsi, une voiture s’arrêta devant la porte ; il en vit descendre un grave personnage tout vêtu de noir, avec une grosse chaîne de montre, et la porte se referma sur lui. Quand il fut un peu plus loin, Walter, en se rappelant tout ensemble et la voiture et le personnage, ne douta pas que ce ne fût un médecin. Il se demanda alors qui pouvait être malade ; mais il ne songea à tout cela qu’après avoir marché assez longtemps, distrait par d’autres pensées.

La vue de la maison lui avait surtout fait faire certaines réflexions. Il se plaisait à espérer qu’un jour viendrait peut-être où la charmante enfant, son ancienne amie, qui lui avait toujours témoigné tant de reconnaissance et tant de plaisir à le voir, pourrait intéresser son frère en sa faveur et exercer sur son avenir une influence heureuse. Il trouvait dans cette pensée un charme infini ; plutôt, en ce moment, par l’espoir que la jeune fille se souviendrait toujours de lui, qu’en vue d’un intérêt probable ; mais une autre pensée plus sérieuse venait lui dire tout bas qu’à cette époque, s’il était encore de ce monde, il serait bien loin par delà les mers et oublié, tandis qu’elle serait mariée, riche, fière et heureuse. Quelle raison y aurait-il alors pour qu’elle se souvînt de lui avec intérêt ? Elle ne penserait pas plus à Walter qu’à un des jouets de son enfance. Et encore seulement y penserait-elle autant ?

Et cependant de cette charmante enfant qu’il avait trouvée perdue dans les rues, il s’était fait un tel idéal ; son innocente reconnaissance ce jour-là, la naïveté, la sincérité de ses paroles s’identifiaient tellement avec elle, que Walter, en se disant qu’un jour peut-être elle serait fière, se sentait rougir comme s’il se reprochait de lui faire injure. D’un autre côté, s’il venait à songer que jamais elle pût se marier, il lui semblait que c’était l’outrager non moins cruellement. Décidément, il ne pouvait penser à elle sans revoir toujours cette petite fille si candide, si innocente, si attrayante enfin qu’il avait vue du temps de la bonne Mme Brown. En un mot, Walter s’aperçut que raisonner sur Florence c’était perdre la raison, et qu’il n’avait rien de mieux à faire que de garder son image dans son cœur comme un talisman précieux, insaisissable, invariable, indéfinissable, oui, indéfinissable, si ce n’est qu’en songeant à elle il était sûr d’être heureux, et que sa seule image suffisait pour le détourner du mal comme ferait un bon ange.

Walter erra longtemps dans les champs ce jour-là. Il écoutait chanter les oiseaux, sonner les cloches du dimanche et murmurer les bruits lointains de la ville. Il respirait un air pur, et, regardant parfois au loin, dans les profondeurs de l’horizon, la route qu’il aurait à suivre et le but de son voyage, il ramenait ensuite ses regards sur les vertes prairies de l’Angleterre et les beaux sites de sa patrie. Mais ce fut à peine s’il pensa une fois sérieusement à son départ ; il éloignait nonchalamment cette idée d’heure en heure, de minute en minute, pour continuer de réfléchir toujours sur le même sujet.

Walter avait laissé les champs derrière lui et regagnait sa demeure tout absorbé par ses pensées, quand il entendit tout à coup une voix d’homme qui le hélait, puis, au même instant, une voix de femme qui l’appelait par son nom. Tout surpris, il se retourna aussitôt et s’aperçut qu’un fiacre, qui suivait une direction contraire à la sienne, venait de s’arrêter non loin de lui. Le cocher, penché sur son siège, se retournait pour lui faire des signes avec son fouet, et une jeune femme, sortant à moitié de la voiture, l’appelait de toutes ses forces. Il s’élança vers la voiture et reconnut dans la jeune femme Suzanne Nipper ! Suzanne Nipper, si agitée qu’elle en était toute hors d’elle-même.

« Staggs-gardens, monsieur Walter ! s’écriait miss Nipper. Oh ! monsieur Walter, où est Staggs-gardens, je vous en prie ?

— Eh ! qu’y a-t-il donc ? répondit Walter.

— Oh ! monsieur Walter, Staggs-gardens, je vous en prie, répéta Suzanne.

— Monsieur ! s’écria le cocher s’adressant à Walter dans un transport de désespoir, voilà la vie qu’elle me fait depuis plus d’une mortelle heure ; nous allons, nous venons, nous enfilons un tas de rues sans fond, où elle veut absolument que je passe ! Ah ! j’ai fait bien des courses avec cette voiture dans ma vie, mais je puis bien dire que je n’ai jamais vu pareil train.

— Désirez-vous aller à Staggs-gardens, Suzanne ? demanda Walter.

— Ah ! certainement qu’elle veut y aller, mais où est-ce ? grommela le cocher.

— Je ne sais pas où c’est ! s’écria Suzanne tout égarée. Monsieur Walter, je n’y suis venue qu’une fois avec miss Florence et notre pauvre cher petit Paul, le jour où vous avez trouvé Mlle Florence dans la Cité, car nous l’avions perdue, en revenant à la maison, Mme Richard et moi ; il y avait là un taureau furieux, et puis l’aîné des enfants de Mme Richard ; enfin j’y suis bien revenue une fois depuis, mais je ne me souviens plus de l’endroit, je crois qu’il est rentré sous terre. Ô monsieur Walter, ne m’abandonnez pas, Staggs-gardens, je vous en supplie ! Le petit chéri de miss Florence, notre chéri à tous ! le petit M. Paul, si doux, si gentil ! Ô monsieur, monsieur Walter !

— Grand Dieu ! s’écria Walter, est-il donc bien malade ?

— Le pauvre petit bouton de rose, s’écria Suzanne en se tordant les mains, il a demandé à revoir sa vieille nourrice, et je viens la chercher pour la mener à son chevet, cette chère Mme Staggs, de Polly Toodle-gardens ! »

Tout ému de ce qu’il venait d’apprendre et comprenant trop bien le trouble de Suzanne, maintenant qu’il savait ce qu’elle cherchait, Walter se mit à courir en avant avec une telle ardeur, s’informant tantôt ici, tantôt là, et à droite et à gauche, du chemin de Staggs-gardens, que le cocher pouvait à peine le suivre.

Il n’y avait plus de Staggs-gardens ; Staggs-gardens avait disparu. À la place des vieilles petites baraques de bois s’élevaient de riches palais, dont les colonnes de granit ouvraient, à travers leurs portiques élégants, une vue prolongée sur le chemin de fer. Le grand et misérable terrain où s’étaient amoncelées si longtemps les ordures avait été envahi et il n’en restait plus trace. On voyait maintenant, à la place, des rangées de boutiques toutes remplies de riches objets et de marchandises de prix. Ses rues détournées d’autrefois fourmillaient à présent de voyageurs et de voitures de toute espèce. Ses rues nouvelles, qui longtemps étaient restées inachevées dans la bourbe, sans pouvoir sortir des ornières, formaient maintenant des villas qui offraient tout ce que l’on peut désirer en fait de confort et d’agrément, et devenaient la source d’une foule de jouissances ignorées dans le quartier, jusqu’au jour où elles étaient sorties de terre comme des champignons. Les ponts, qui, dans le temps, ne menaient à rien, conduisaient aujourd’hui à des lieux de plaisance, à des jardins, à des églises, à des promenades salubres. Ces carcasses de maisons et ces embryons de rues neuves avaient marché sur toute la ligne à fond de train ; elles s’étaient avancées, comme à la vapeur, jusque dans la campagne, semblables à un convoi monstre.

Quant au voisinage qui avait hésité à reconnaître le chemin de fer dans ses jours de lutte, il était devenu sage et repentant comme tout bon chrétien doit être en pareil cas, et maintenant il se faisait gloire de son puissant et riche parrain. On trouvait des modèles de chemin de fer sur les mouchoirs de ses marchands de nouveautés, et des journaux de chemin de fer aux vitres de ses marchands de journaux. De tous côtés le chemin de fer donnait à tout son nom : aux hôtels, aux cafés, aux chambres garnies, aux pensions bourgeoises ; tout était au chemin de fer, plans, cartes, vues, couvertures de voyage, flacons, paniers à provisions, et tableaux des départs. Des stations de fiacres et de cabriolets du chemin de fer ; des omnibus du chemin de fer. Il y avait la rue du chemin de fer, la cité du chemin de fer ; partout on ne rencontrait que des flâneurs parasites, des courtisans de chemins de fer, vivant à ses dépens. L’heure du chemin de fer était la seule qu’on vit partout sur les cadrans, comme si le soleil lui-même avait donné sa démission de régulateur. Au nombre des convertis se trouvait le maître ramoneur, naguère un des incrédules de Staggs-gardens, qui vivait maintenant dans une maison toute décorée d’ornements en stuc, haute de trois étages : sur un écriteau verni, tout enjolivé de belles dorures, il s’intitulait à présent entrepreneur du nettoyage à la vapeur des cheminées de chemins de fer.

Tout le jour et toute la nuit par un échange incessant, le cœur de ce grand mouvement recevait et rendait la circulation active de son sang et de sa vie. C’étaient des foules de gens et des montagnes de marchandises qui partaient et qui arrivaient des vingtaines de fois toutes les vingt-quatre heures et produisaient sur place une fermentation sans fin. Les maisons même semblaient toutes prêtes à faire leurs malles pour aller faire un petit tour je ne sais où. De célèbres membres du parlement, qui se moquaient, il n’y a pas plus de vingt ans, des folles théories des ingénieurs au sujet des voies de fer, et ne les avaient pas ménagés alors dans l’examen de leurs plans, partaient maintenant pour le nord, montre en main, et envoyaient à l’avance par le télégraphe électrique des messages pour annoncer leur arrivée. Jour et nuit, les locomotives triomphantes grondaient au loin ou avançaient sans bruit vers le but de leur voyage, et glissaient comme des dragons apprivoisés dans des niches pratiquées à un pouce près pour les recevoir ; elles s’arrêtaient toutes bouillonnantes, toutes frémissantes, et faisaient trembler les murs, comme si elles avaient peine à contenir dans leur sein le secret de la puissance inconnue qu’elles portaient avec elles, et de leurs grands desseins encore inachevés.

Mais Staggs-gardens avait été détruit jusqu’à la racine. Jour de malheur que celui où pas un « pouce de terre de notre belle patrie, » lisez de Staggs-gardens, ne fut respecté !

À la fin, après bien des questions infructueuses, Walter, suivi de la voiture et de Suzanne, finit par découvrir un homme qui avait jadis habité cette terre maintenant disparue. C’était, s’il vous plaît, le maître ramoneur dont nous avons parlé, et qui, devenu un gros monsieur, frappait un double coup à la porte de sa propre maison.

« J’ai très-bien connu Toodle, dit-il. Il est attaché au chemin de fer ? N’est-ce pas ?

— Oui, oui, monsieur, c’est bien cela, s’écria Suzanne de la portière de la voiture.

— Où demeure-t-il maintenant ? demanda vivement Walter.

— Il habitait dans les bâtiments mêmes de la compagnie, en tournant le second coin à droite, au fond de la cour, la seconde allée à droite encore, au n° 11. Il n’y a pas à vous tromper, continua le maître ramoneur ; dans tous les cas, vous n’avez qu’à demander Toodle le chauffeur, et tout le monde vous indiquera sa demeure. »

En entendant tous ces détails si inespérés, Suzanne Nipper descendit en toute hâte de la voiture ; prit le bras de Walter, et se mit à marcher d’un pas haletant, laissant là le fiacre attendre leur retour.

« Y a-t-il longtemps que le pauvre petit est malade, Suzanne ? demanda Walter en courant.

— Il y a longtemps qu’il est souffrant, dit Suzanne, mais personne ne peut dire depuis combien de temps. »

Et elle ajouta d’un ton plein d’amertume :

« Oh ! les Blimber !

— Les Blimber ? répéta Walter.

— Ô monsieur Walter, dit Suzanne, je ne me pardonnerais pas dans un moment comme celui-ci, et quand on est tout entier à un malheur aussi affreux, non, je ne me pardonnerais pas d’en vouloir à quelqu’un, surtout à des gens dont ce cher petit Paul parle avec amitié, mais il ne m’est pas défendu de souhaiter que toute la famille fût condamnée à casser les pierres sur le chemin, pour macadamiser les routes nouvelles, miss Blimber la première, et la pioche à la main. »

Miss Nipper reprit haleine et se mit à marcher de plus belle, comme si elle se fût soulagée par cette explosion. Walter, qui pendant ce temps, n’avait pas de respiration à perdre en questions, l’accompagna sans rien dire. Bientôt, dans leur impatience, ils poussèrent une petite porte et se trouvèrent dans une salle fort propre et toute pleine d’enfants.

« Où est madame Richard ? s’écria Suzanne Nipper, en regardant autour d’elle. Ô madame Richard, madame Richard, venez avec moi, ma chère amie ?

— Eh quoi ! n’est-ce pas Suzanne ? cria la bonne mère de famille en se levant du milieu du groupe avec son honnête physionomie et au comble de la surprise.

— Oui, madame Richard, c’est moi, dit Suzanne, et je voudrais bien que ce ne fût pas moi, quoique vous puissiez trouver que ce n’est pas très-aimable de ma part de le dire ; mais le petit Paul est très-malade et il a dit à son papa aujourd’hui qu’il voudrait bien voir la figure de sa vieille nourrice ; et son papa et Mlle Florence espèrent que vous allez venir avec moi et avec M. Walter, Mme Richard ; que vous oublierez ce qui s’est passé et que vous ferez amitié à ce pauvre cher petit qui s’en va. Oh ! oui, madame Richard ; qui s’en va ! »

Suzanne se mit à pleurer et Polly pleura aussi de la voir et d’entendre ce qu’elle venait de dire ; et tous les enfants s’approchèrent (y compris les nouveau-nés en masse). M. Toodle qui venait d’arriver de Birmingham, et qui mangeait son dîner dans une marmite, posa son couteau et sa fourchette, mit sur sa tête le chapeau et sur son dos le châle de sa femme, qu’il décrocha derrière la porte, pour les lui présenter, puis lui donnant une tape sur l’épaule il lui dit avec plus de sensibilité dans le cœur que d’éloquence dans le discours : « Allons, Polly ! filons. »

Ils revinrent donc à la voiture longtemps avant que le cocher s’y attendît, et Walter ayant fait entrer Suzanne et Mme Richard dans l’intérieur, se plaça lui-même sur le siège, afin qu’on ne se trompât plus de route. Il les déposa toutes deux sans encombre dans le vestibule de M. Dombey où, par parenthèse, il aperçut, dans un coin, un énorme bouquet qui lui rappela celui que le capitaine avait acheté avec lui le matin. Il serait resté volontiers pour savoir quelque chose de plus sur le petit malade ; il aurait même attendu autant qu’on aurait voulu, s’il avait pu rendre le moindre service ; mais sentant avec peine qu’une telle conduite paraîtrait à M. Dombey présomptueuse et même hardie, il se retira lentement, tristement, le cœur plein d’une pénible inquiétude. Il n’y avait pas cinq minutes qu’il était sorti, quand un homme courut après lui pour le prier de revenir. Walter retourna sur ses pas le plus vite possible et entra dans la sombre demeure, avec de noirs pressentiments.