Traduction par Mme Bressant.
Librairie Hachette et Cie (1p. 189-202).


CHAPITRE XIII.

Nouvelles maritimes et affaires de bureau.


Les bureaux de M. Dombey se trouvaient dans une cour qui servait de passage. Au coin se voyait depuis de longues années une boutique où l’on vendait des fruits de choix ; à droite et à gauche c’étaient des marchands ambulants des deux sexes, qui offraient aux chalands, à tout instant de la journée, depuis dix heures jusqu’à cinq, des pantoufles, des carnets, des éponges, des colliers de chiens et du savon de Windsor ; quelquefois même un chien d’arrêt ou un tableau à l’huile.

Le chien d’arrêt venait là en vue de la Bourse où le goût du sport est très en vogue. Les autres objets de vente s’adressaient au public ordinaire ; mais on respectait trop M. Dombey pour jamais les lui offrir. Quand il paraissait, les marchands de ce genre s’écartaient avec respect. Celui qui avait le plus fort débit de pantoufles et de colliers de chiens et qui se croyait une autorité officielle, ayant d’ailleurs son portrait fixé à la porte d’un artiste dans Cheapside, portait la main au bord de son chapeau quand M. Dombey traversait le passage. Le commissionnaire, s’il n’était pas absent pour une course, ne manquait jamais de se précipiter officieusement en avant pour ouvrir aussi grande que possible la porte du bureau de M. Dombey, et la tenait ouverte, chapeau bas, jusqu’à ce que M. Dombey fût entré.

Les employés ne restaient pas en arrière dans cette émulation de respectueuses déférences. Quand M. Dombey traversait le premier bureau, un chut solennel se faisait entendre. Le bel esprit du comptoir devenait au même instant aussi muet que la longue file des seaux à incendie suspendus derrière lui. À la lueur du jour terne et uniforme, qui s’infiltrait à travers les carreaux dépolis des croisées et par les châssis vitrés, laissant sur le verre un sédiment noir, on voyait les registres et les papiers avec les êtres, courbés dessus, comme enveloppés dans une obscurité favorable au travail, et retirés, à ce que l’on eût dit, aussi loin du monde extérieur que si on les eût vus relégués au fond de la mer ; puis, dans un lointain obscur, on apercevait, comme un fort détaché, une petite chambre humide, où brûlait toujours une lampe à abat-jour ; elle n’eût pas mal représenté la caverne de quelque monstre marin, regardant de son œil rouge ces mystères de l’Océan.

Quand Perch, l’homme de peine, qui avait sa place sur une petite planchette comme une horloge, voyait entrer M. Dombey, ou plutôt quand il sentait arriver M. Dombey (car il avait habituellement un flair instinctif qui l’avertissait de son approche), il courait dans la chambre de M. Dombey, remuait le feu, tirait des entrailles du seau à charbon des morceaux tout frais, mettait sécher le journal sur le garde-feu, préparait la chaise, posait l’écran à sa place et faisait un demi-tour sur ses talons au moment où entrait M. Dombey, pour le débarrasser de son grand manteau et de son chapeau, et les suspendre à la muraille. Puis Perch prenait le journal, le faisait tourner une ou deux fois dans ses mains devant le feu et le plaçait, avec les marques du plus profond respect, sous la main de M. Dombey. Et Perch trouvait si naturel de témoigner le plus profond respect à M. Dombey, que, s’il eût vécu dans un pays où il pût se coucher à ses pieds, et lui donner quelque titre du genre de ceux que l’on accorde, dans les contes, au calife Haroun-al-Raschid, il ne s’en serait trouvé que plus satisfait et plus honoré.

Mais, comme en Angleterre, dans les temps modernes, un tel honneur eût été une innovation et une expérience douteuse, Perch était obligé de se contenter de traduire à sa manière, du mieux qu’il pouvait, l’emphase du style oriental, qui aurait dit :

« Vous êtes la lumière de mes yeux. Vous êtes la vie de mon âme. Vous êtes le commandeur du croyant et fidèle Perch. »

Après s’être donné à lui-même cette satisfaction bien imparfaite, il fermait la porte doucement et se retirait sur la pointe du pied, laissant le grand chef seul dans son cabinet, n’ayant plus pour l’admirer, au travers de petites lucarnes, que de vieux tuyaux de cheminées et des derrières de maisons, et surtout une téméraire fenêtre d’un salon de coiffure, à un premier étage, qui ne le perdait pas de vue. Là se trouvait une figure de cire, le matin chauve comme un musulman, et couverte, dans l’après-midi, de cheveux abondants et de favoris magnifiques à la dernière mode du christianisme ; mais elle ne lui montrait jamais que le derrière de sa tête.

Entre M. Dombey et le public, que l’on recevait au milieu du premier bureau, dont il fallait sans doute attribuer l’atmosphère froide et humide au voisinage du glacial Dombey dans son cabinet, se trouvaient deux degrés intermédiaires. M. Carker, dans son bureau, était le premier ; M. Morfin dans le sien était le second. Chacun de ces messieurs occupait une petite pièce, grande à peu près comme un cabinet de bains, ouvrant sur le corridor en dehors de la porte de M. Dombey. M. Carker, en sa qualité de grand vizir, habitait la pièce qui touchait à celle du sultan ; M. Morfin, officier d’un ordre inférieur, habitait la pièce la plus rapprochée des commis.

Le dernier de ces deux messieurs était un vieux garçon, de mine réjouie, avec des yeux noisette, habillé de noir jusqu’au buste ; mais à partir des jambes, ses vêtements étaient de ce gris mélangé, moitié poivre et moitié sel. Ses cheveux noirs étaient tachetés çà et là de quelques mèches grises, comme si le temps les eût éclaboussés en passant, et ses favoris étaient déjà tout blancs. Il avait pour M. Dombey un grand respect et lui rendait les hommages dus à sa position. Mais comme il avait dans le caractère un fonds de gaieté, et ne se sentait jamais à son aise devant ce personnage solennel, il n’éprouvait aucune jalousie des nombreuses conférences dont M. Carker avait l’avantage de jouir avec le patron, et se trouvait heureux au contraire, dans son for intérieur, d’avoir à remplir des fonctions qui l’exposaient rarement à se voir désigné pour un tel honneur. Il était grand amateur de musique dans son genre, après la fermeture des bureaux, et il avait pour son violoncelle une affection toute paternelle. Une fois la semaine il le faisait transporter d’Islington, sa résidence habituelle, à un certain club tout près de la banque, où chaque mercredi des amateurs comme lui se réunissaient pour exécuter des quatuor du genre le plus ébouriffant.

M. Carker était un homme de trente-huit à quarante ans, il avait le teint frais et deux rangées de dents éclatantes, dont la régularité et la blancheur ne faisaient grâce à personne. Il était impossible d’échapper à leur exhibition, car il ne parlait jamais sans les étaler à la vue, et s’était composé un sourire habituel, qui ne passait pas, du reste, le bord de ses lèvres, et ressemblait assez à la grimace d’un chat effarouché. Il affectait de porter une cravate blanche bien roide, à l’exemple de son chef de file, et ses habits, étroitement serrés à sa taille, étaient toujours boutonnés du haut en bas. Son rôle auprès de M. Dombey était bien entendu et parfaitement exécuté. Il prenait avec lui un ton de familiarité mesuré sur le sentiment qu’il avait de la distance qui les séparait.

« Monsieur Dombey, d’un homme comme moi à un homme tel que vous, il n’y a aucune marque d’humilité, compatible avec les affaires que nous traitons ensemble, qui puisse me sembler suffisante. J’y renonce, monsieur, j’aime mieux vous l’avouer franchement. Je sens que je ne pourrais jamais parvenir à vous témoigner mon humilité comme je le voudrais, et je compte sur votre indulgence pour me dispenser de l’essayer vainement. » Quand M. Carker eût porté ces paroles imprimées sur une pancarte attachée à sa boutonnière pour les tenir toujours sous les yeux de M. Dombey, il n’aurait pas été plus explicite qu’il ne l’était dans l’expression de ses sentiments.

Tel était Carker le gérant. M. Carker le subalterne, l’ami de Walter, était son frère. Il avait deux ou trois ans de plus que lui, mais il occupait un poste bien inférieur. La place du jeune frère était au haut de l’échelle bureaucratique, et la place du frère aîné tout en bas. Le frère aîné n’avançait pas d’une ligne et ne levait jamais le pied pour monter un échelon. Les jeunes gens lui passaient par-dessus la tête, et montaient, montaient toujours, tandis que lui restait toujours en bas. Il s’était complétement résigné à occuper cette humble condition ; jamais il ne se plaignait, et jamais, bien certainement, il n’espérait faire un pas.

« Comment vous portez-vous ce matin ? » dit M. Carker le gérant, en entrant un jour dans la chambre de M. Dombey, après son arrivée. M. Carker tenait sous son bras une liasse de papiers.

— Comment vous portez-vous, Carker ? dit M. Dombey en se levant de son fauteuil et tournant le dos au feu. Avez-vous là quelque chose pour moi ?

— Je ne pense pas que cela vaille la peine de vous déranger, répondit Carker en feuilletant les papiers. Vous avez une réunion aujourd’hui à trois heures, vous savez ?

— Et une autre à trois heures trois quarts, ajouta M. Dombey.

— Qu’on vous prenne à jamais rien oublier ! s’écria M. Carker en feuilletant encore ses papiers. Si M. Paul hérite de votre mémoire, il ne fera pas bon à lui passer par les mains ; c’était déjà bien assez d’un pour ne pas laisser dormir les affaires.

— Mais vous avez aussi une mémoire fort diligente, dit M. Dombey.

— Oh ! moi, dit le gérant, c’est bien différent, un homme comme moi n’a pas d’autre capital. »

M. Dombey, sans être fâché du compliment, n’en gardait pas moins sa figure cérémonieuse, pendant qu’appuyé contre le marbre de la cheminée il examinait de la tête aux pieds son employé, qui avait l’air de ne pas s’en douter. La roideur et la propreté des vêtements de M. Carker, et une certaine arrogance de manières soit naturelle, soit copiée sur un modèle qui n’était pas loin, donnaient un nouveau prix à son humilité. On eût dit un homme qui ne demanderait pas mieux que de lutter contre un pouvoir plus fort que lui, mais qui se sentait terrassé par la grandeur et la supériorité de M. Dombey.

« Morfin est-il ici ? demanda M. Dombey après un court moment de silence, pendant lequel M. Carker avait feuilleté ses papiers et lu tout bas quelques lignes de leur contenu.

— Morfin est ici, répondit-il en levant les yeux vivement, avec son plus inattendu sourire, entr’ouvrant largement ses lèvres ; il fredonne quelques réminiscences musicales.

— Sans doute de son quatuor d’hier au soir.

— Je l’entends au travers de la muraille qui nous sépare, et j’en ai la tête fendue. Je voudrais qu’il fît un feu de joie de son violoncelle, et qu’il y brûlât de compagnie toute sa musique.

— Vous ne respectez personne, Carker, dit M. Dombey.

— Vous croyez ? demanda Carker en montrant ses dents jusqu’aux gencives avec son sourire de chat. Eh bien, c’est vrai, je respecte peu de gens. Je crois même, murmura-t-il, comme se parlant à lui-même, qu’il n’y a guère au monde qu’une seule personne que je respecte. »

S’il disait vrai, c’était là une dangereuse qualité ; s’il mentait, c’était une autre qualité qui n’était pas moins dangereuse. Mais M. Dombey ne pensait peut-être pas de même ; il restait le dos au feu, se redressant de toute sa hauteur et regardant son premier employé avec un maintien plein de dignité, sous lequel semblait se pavaner un sentiment de sa puissance plus grand encore que de coutume.

« En parlant de Morfin, dit M. Carker tirant un papier de son rouleau, il m’annonce la mort d’un jeune homme dans notre comptoir de la Barbade, et nous invite à réserver sur le Fils-et-héritier, qui va faire voile dans un mois ou environ, un passage pour le successeur. Peu vous importe, je suppose qui nous ferons partir. Nous n’avons ici personne qui puisse le remplacer. »

M. Dombey secoua la tête d’un air de suprême indifférence.

« Les appointements ne sont pas forts, fit observer M. Carker en prenant une plume pour écrire une note sur le revers du papier. J’espère que Morfin en gratifiera un neveu orphelin de quelque ami musical. Ce serait un moyen d’arrêter le crin-crin du candidat s’il a du goût pour ce genre d’affaires. Qui est là ? Entrez !

— Je vous demande bien pardon, monsieur Carker. Je ne savais pas que vous fussiez ici, monsieur, répondit Walter tenant à la main plusieurs lettres cachetées et toutes fraîches arrivées. Monsieur Carker frère, monsieur… »

À ce nom, M. Carker le gérant parut confus et humilié, ou du moins affecta de le paraître. Il fixa ses yeux sur M. Dombey avec un regard plein d’inquiétude, et qui semblait demander grâce, puis il les baissa vers la terre et garda quelques moments le silence.

« Je croyais, monsieur, dit-il tout à coup en se tournant avec colère du côté de Walter, vous avoir instamment prié de ne jamais parler de M. Carker frère.

— Je vous demande pardon, reprit Walter, je voulais dire seulement que M. Carker frère m’avait assuré que vous étiez sorti ; sans cela je n’aurais pas frappé à la porte quand vous étiez occupé avec M. Dombey. Ce sont des lettres pour M. Dombey, monsieur.

— Très-bien ! monsieur, répondit M. Carker le gérant en les arrachant violemment de sa main. Retournez travailler. »

Mais en les prenant avec si peu de cérémonie, M. Carker en laissa tomber une sans s’en apercevoir ; M. Dombey ne vit pas non plus la lettre qui était à ses pieds. Walter hésita un moment, pensant que l’un ou l’autre la remarquerait ; mais voyant que ni l’un ni l’autre ne se baissait, il s’arrêta, revint sur ses pas, la ramassa et la déposa sur le bureau de M. Dombey. Toutes ces lettres étaient venues par la poste ; et le hasard voulut que celle-ci fût justement le bulletin que Mme Pipchin envoyait régulièrement chaque semaine. Comme d’habitude, la suscription était de la main de Florence, car Mme Pipchin n’était pas précisément une femme de plume. L’attention de M. Dombey ayant été appelée ainsi sur cette lettre par le mouvement de Walter, il se redressa, le regarda avec colère, comme s’il eût pensé que Walter l’avait choisie à dessein parmi toutes les autres.

« Vous pouvez sortir, monsieur ! » dit M. Dombey avec hauteur.

Il froissa la lettre dans sa main, et, suivant de l’œil Walter qui se retirait, il la mit dans sa poche sans en rompre le cachet.

Il vous faut quelqu’un pour aller dans les Indes, me disiez-vous ? fit M. Dombey avec vivacité.

— Oui, répondit Carker.

— Envoyez-y le jeune Gay.

— Très-bien, très-bien ! Rien n’est plus facile, dit M. Carker sans témoigner la moindre surprise. Il reprit aussitôt la plume pour changer l’endos qu’il avait mis d’abord, et il écrivit aussi froidement que la première fois : « Y envoyer le jeune Gay. »

— Rappelez-le, » dit M. Dombey.

M. Carker obéit à la minute, et Walter revint de même.

« Gay, dit M. Dombey en le regardant par-dessus l’épaule, il y a un…

— Un emploi, dit M. Carker la bouche fendue jusqu’aux deux oreilles.

— Dans les Indes, à la Barbade. Je vais vous faire partir, dit M. Dombey dédaignant de farder la vérité, pour remplacer un employé subalterne dans notre comptoir de la Barbade. Dites à votre oncle, de ma part, que je vous ai choisi pour aller dans les Indes. »

Walter était suffoqué d’étonnement, et n’eut que la force de répéter ces derniers mots :

« Dans les Indes !

— Il faut que quelqu’un y aille. Vous êtes jeune et bien portant, dit M. Dombey ; les affaires de votre oncle ne sont pas en bon état. Dites à votre oncle que vous avez votre nomination. Pourtant, vous ne partirez pas encore. Vous avez à vous un mois ou deux peut-être.

— Y resterai-je, monsieur ? demanda Walter.

— Si vous y resterez, monsieur ! répéta M. Dombey en se tournant un peu plus de son côté. Que voulez-vous dire ? Carker, que veut-il dire ?

— Si c’est pour y résider, monsieur ? balbutia Walter.

— Mais, certainement, » répondit M. Dombey.

Walter s’inclina.

« C’est tout ce que j’avais à vous dire, reprit M. Dombey en reprenant ses lettres. En temps opportun, Carker, vous lui donnerez toutes les explications nécessaires pour ses préparatifs. Il est inutile qu’il attende, Carker.

— Il est inutile que vous attendiez, Gay, dit M. Carker en montrant ses dents jusqu’aux gencives.

— À moins que, dit M. Dombey s’arrêtant dans sa lecture, sans lever les yeux de dessus la lettre, et semblant prêt à écouter, à moins qu’il n’ait quelque chose à dire.

— Non, monsieur, répondit Walter tout ému, tout troublé, tout étourdi par la multitude de tableaux qui se présentaient à la fois à son esprit. Il voyait au premier rang le capitaine Cuttle, avec son chapeau de toile cirée, tout pétrifié d’étonnement chez Mme Mac-Stinger ; et son oncle, son pauvre oncle pleurant son départ dans la petite salle à manger. Monsieur, je ne sais… je… je vous suis bien obligé, monsieur.

— Il est inutile qu’il attende, Carker, » dit M. Dombey.

Et comme M. Carker répétait ces derniers mots, tout en rassemblant lui-même ses papiers comme pour quitter aussi la chambre, Walter comprit qu’attendre plus longtemps serait une indiscrétion impardonnable, d’autant plus qu’il n’avait rien à dire. Il s’éloigna donc tout à fait abasourdi.

En suivant le corridor, toujours comme sous l’impression d’un rêve pénible, il entendit la porte de M. Dombey se refermer et M. Carker sortir du cabinet. Puis aussitôt, M. Carker l’appela.

« Amenez votre ami, M. Carker frère, dans mon cabinet, s’il vous plaît, monsieur. »

Walter se rendit dans le bureau d’entrée et remplit sa commission auprès de M. Carker frère. Celui-ci quitta à l’instant la cloison près de laquelle il était assis tout seul dans un coin, et se rendit avec lui dans le cabinet de M. Carker le gérant.

Ce gentleman se tenait debout le dos au feu, les mains sous les pans de son habit, et par-dessus sa cravate blanche son regard était aussi peu engageant qu’aurait pu l’être celui de M. Dombey lui-même. Il les reçut sans rien changer à la roideur de son maintien et sans adoucir l’expression sombre et dure de son visage. Seulement, il fit signe à Walter de fermer la porte.

— John Carker, dit le gérant, quand la porte eut été fermée, en se tournant tout à coup vers son frère et montrant ses deux rangées de dents frissonnantes comme pour le mordre, en vertu de quel traité avec ce jeune homme suis-je obsédé, pourchassé par votre nom ? N’est-ce pas encore assez, John Carker, d’être votre parent et de ne pouvoir me soustraire moi-même à cette…

— Dites à cette honte, James, fit l’autre à voix basse, en s’apercevant qu’il cherchait un mot. C’est là ce que vous voulez dire, et vous avez raison. Dites à cette honte.

— Eh bien ! oui, à cette honte, dit son frère d’un ton amer ; mais faut-il le dire et le trompeter sans cesse en présence même du chef de la maison ? Même dans des moments de conférence confidentielle ? Pensez-vous, John Carker, que votre nom soit fait pour être accolé à ces mots conférence confidentielle.

— Non, répondit l’autre, non, James. Dieu sait que je n’ai pas une telle présomption.

— Quelle est donc votre pensée alors, dit son frère, et pourquoi vous jetez-vous toujours sur mon chemin. Ne m’avez-vous pas déjà assez fait de tort ?

— Je ne vous ai jamais fait de tort sciemment, James.

— Vous êtes mon frère, dit le gérant, voilà un tort assez grand déjà.

— Celui-là, je suis bien fâché de ne pouvoir le réparer. Je voudrais que vous en eussiez vous-même le pouvoir aussi bien que la volonté. »

Pendant cette conversation, les yeux de Walter allaient d’un frère à l’autre avec une expression de douloureux étonnement. Celui qui était l’aîné par les années, quoique le cadet par position, se tenant les yeux fixés vers la terre, la tête inclinée, écoutait humblement les reproches de son frère. Le ton et le regard qui accompagnaient ces reproches, et la présence de Walter qui ne pouvait cacher ni sa surprise ni son embarras, les rendaient bien amers, et pourtant il ne cherchait pas à protester, et levait seulement sa main droite d’un ton suppliant qui semblait dire : « Épargnez-moi. » Il était là, devant son frère comme devant un bourreau, tendant la joue à ses coups, lui, un homme de cœur pourtant, comme s’il eût été retenu par une force puissante et affaibli par les souffrances.

Vif et généreux dans ses sentiments, et se regardant comme la cause innocente de ces reproches, Walter se mit à parler avec toute l’émotion qu’il ressentait :

« Monsieur Carker, dit-il en s’adressant au gérant, vraiment, je vous assure, je suis le seul coupable. Par une étourderie, dont je ne saurais trop me blâmer, j’ai… j’ai bien des fois sans doute prononcé le nom de M. Carker, le subalterne, bien inutilement. J’ai laissé son nom glisser souvent de mes lèvres, malgré vos ordres précis. Mais la faute vient de moi, de moi seul, monsieur. Nous n’avons jamais échangé une seule parole sur ce sujet, et bien rarement sur tout autre. Mais je vous avoue que ce n’était pas tout à fait étourderie de ma part, monsieur, ajouta Walter après un moment de silence ; car je me suis senti attiré vers M. Carker depuis le premier jour de mon entrée ici, et je ne pouvais m’empêcher de parler de lui quelquefois, quand je pense à lui si souvent ! »

Walter parlait du fond de son cœur, et dans toute la sincérité de son âme. Car en regardant cette tête inclinée, ces yeux baissés, cette main levée pour demander grâce, il se disait en lui-même : « Pourquoi ne le dirais-je pas, puisque je le pense ? Pourquoi ne pas témoigner en faveur de ce malheureux sans consolation et sans ami ? »

« La vérité est, monsieur Carker, que vous m’avez toujours évité, dit Walter avec des larmes dans les yeux, tant il était ému. Oui, et c’est à mon profond chagrin et à mon sincère regret. Quand je suis entré ici, et toujours depuis, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour être votre ami, autant du moins que je pouvais l’être à mon âge ; mais tous mes efforts ont été inutiles.

— Et remarquez bien, Gay, dit M. Carker en l’arrêtant vivement, qu’ils seront encore bien plus inutiles, si vous persistez à appeler toujours l’attention sur le nom de M. John Carker. Ce n’est pas le moyen de faire plaisir à M. John Carker lui-même. Demandez-lui s’il n’est pas de mon avis.

— C’est vrai, dit le frère, cela n’avance à rien ; cela ne sert qu’à amener des scènes comme celle-ci, et Dieu sait si j’aurais voulu l’éviter. On ne peut me donner de meilleures preuves d’amitié, qu’en m’oubliant, en me laissant suivre ma route sans me questionner, sans faire attention à moi. »

Ces dernières paroles, M. John Carker les prononça bien distinctement comme pour les graver dans la tête de Walter.

« Comme j’ai vu que vous ne retenez guère ce que les autres vous disent, Gay, reprit M. Carker le gérant en se chauffant les mains d’un air de grande satisfaction, j’étais bien aise de vous le faire dire une bonne fois par l’autorité la plus compétente, et il montrait son frère. J’espère que vous ne l’oublierez plus maintenant. C’est tout, Gay, vous pouvez vous retirer. »

Walter ouvrit la porte pour sortir et allait la refermer sur lui, quand il entendit les deux frères causer encore ensemble et prononcer son nom. Il s’arrêta incertain, la main sur le bouton de la porte qu’il laissa ouverte, ne sachant s’il devait rentrer ou sortir. Ce fut ainsi qu’il entendit sans le vouloir la suite de la conversation.

« Soyez moins dur avec moi, si vous pouvez, James, dit John Carker. Quand je vous dis qu’en observant ce jeune homme, je me suis senti remuer toutes les fibres du cœur. Et comment pouvais-je n’être pas ému quand j’ai là (et il frappait sur sa poitrine), quand j’ai là mon histoire gravée à jamais. Dès qu’il est entré dans cette maison pour la première fois, j’ai cru deviner en lui un autre moi-même.

— Un autre vous-même ! répéta le gérant d’un ton dédaigneux.

— Non pas tel que je suis maintenant, mais tel que j’étais quand j’entrai ici pour la première fois, aussi confiant, aussi étourdi, aussi jeune et inexpérimenté, tout plein des mêmes pensées vives et aventureuses ; tout rempli des mêmes qualités et pouvant être entraîné comme moi au bien comme au mal.

— J’espère pour lui que non, dit son frère d’un ton ironique et qui semblait cacher une arrière-pensée.

— Vous me frappez cruellement ; votre bras est rude et les blessures que vous faites sont profondes, reprit son frère qui parlait (du moins à ce que pensait Walter) comme si une arme cruelle se fût enfoncée en effet dans sa poitrine. Oui, je pensais tout cela du temps qu’il n’était encore qu’un enfant. Je le croyais ; j’en étais convaincu. Aussi quand je l’ai vu se promener étourdiment sur le bord du gouffre caché où tant d’autres marchent gaiement et du haut duquel…

— Vieille excuse ! interrompit son frère en tisonnant le feu. Tant d’autres ! croyez-vous qu’il y en ait tant qui se tiennent debout ? Dites plutôt du haut duquel il y en a tant qui tombent.

— Non, du haut duquel il y en a un qui est tombé, reprit l’autre, un voyageur qui s’avança sur la même route, enfant comme lui, qui fit chaque jour un nouveau faux pas, qui glissa peu à peu plus bas, et qui, continuant à trébucher toujours, tomba tout de son long au fond du gouffre, brisé et meurtri. Songez à ce que j’ai dû souffrir en observant ce jeune homme.

— C’est à vous seul qu’il faut vous en prendre, répondit son frère.

— Oui, à moi seul, fit-il avec un soupir. Je ne cherche pas à faire partager à d’autres le blâme ou la honte.

— Vous avez fait partager la honte, » murmura James Carker entre ses dents.

Et à travers un si grand nombre de dents si serrées, il lui était facile de faire résonner ses murmures.

« Ah ! James, reprit son frère, parlant pour la première fois d’un ton de reproche, et semblant, par le son de sa voix, avoir caché son visage dans ses mains, j’ai été depuis ce jour pour vous un marchepied bien utile. Vous m’avez passé librement sur le corps pour grimper où vous êtes. Ne m’écrasez pas encore de votre talon ! »

Il se fit un moment de silence. Puis on entendit M. Carker le gérant qui remuait ses papiers, comme s’il eût résolu de mettre fin à l’entrevue. Au même moment son frère se rapprocha de la porte.

« Je termine, dit-il. Je l’ai observé et suivi des yeux avec tant de crainte et de tremblement, que c’était déjà une punition pour moi, jusqu’au moment où il a eu passé la place où j’ai fait ma première chute, et alors, eussé-je été son père, je crois que jamais je n’aurais remercié le ciel aussi sincèrement. Je n’osais ni le prévenir, ni l’avertir ; mais si j’avais découvert la moindre des choses, je lui aurais mis mon exemple sous les yeux. Je craignais qu’on ne me vit lui parler de peur qu’on ne pût croire que je lui donnais de mauvais conseils, que je cherchais à l’induire à mal, à le corrompre, peut-être même de peur de lui faire du tort réellement. Qui sait si mon mal n’est pas contagieux ? Mon histoire n’était-elle pas le pendant de celle du jeune Walter Gay ? Ne soyez donc pas étonné des sentiments qu’il a réveillés en moi, et si vous le pouvez, James, pensez à moi avec plus de bienveillance. »

En disant ces derniers mots, il sortit et se trouva en face même de Walter. Il devint un peu plus pâle quand il le vit là, et plus pâle encore quand Walter lui saisissant la main lui dit tout bas :

« Monsieur Carker, laissez-moi vous remercier, je vous en prie. Laissez-moi vous dire tout ce que je ressens pour vous ! Combien je suis affligé d’avoir été la cause malheureuse de tout ceci ! Combien je vous regarde maintenant presque comme mon protecteur et mon guide ! Combien, combien je vous suis obligé et combien je vous plains ! »

Walter parlait ainsi en lui serrant fortement les deux mains dans les siennes et sachant à peine, dans son trouble, ce qu’il disait ni ce qu’il faisait.

La chambre de M. Morfin se trouvait tout près ; elle était vide, la porte était toute grande ouverte ; ils y entrèrent tous deux d’un commun accord, car dans le corridor il y avait toujours quelque allant ou venant. Quand ils furent là, Walter aperçut sur le visage de M. Carker des traces de son émotion, et ce visage était si changé qu’il avait de la peine à le reconnaître.

« Walter, dit-il en posant sa main sur l’épaule du jeune homme, une immense distance me sépare de vous, et m’en séparera toujours, je l’espère. Savez-vous ce que je suis ?

— Ce que vous êtes ? allaient murmurer les lèvres de Walter qui le regardait attentivement.

— C’était déjà commencé, dit Carker, avant ma vingt et unième année, il y avait longtemps qu’on me tentait, mais je ne commençai pas avant cette époque. J’ai volé la maison, quand j’eus atteint ma majorité. Je l’ai volée encore plus tard. Avant mes vingt-deux ans tout fut découvert, et alors, Walter, je suis mort au monde. »

La question que Walter s’apprêtait à faire resta encore suspendue sur ses lèvres, sans qu’il pût l’articuler ni trouver rien autre chose à dire.

« Le chef de la maison fut bon pour moi. Puisse le ciel récompenser le vieillard de son indulgence ! Et son fils aussi, notre nouveau chef, qui venait alors d’entrer dans l’association où j’avais inspiré d’abord grande confiance ! On m’appela dans ce cabinet, qui est maintenant le sien ; jamais, depuis, je n’y suis entré, et j’en sortis alors ce que je suis. Depuis bien des années je suis resté assis à la même place, seul comme maintenant, mais mes torts bien connus me gardaient là comme un exemple. Ils ont eu tous compassion de moi, et ne m’ont pas retiré mon pain. Les années ont apporté quelque adoucissement à cette partie de ma triste expiation, car, à l’exception des trois chefs de la maison, je crois qu’il n’y a personne ici qui sache mon histoire tout entière. Avant que le petit garçon grandisse et qu’il la connaisse, mon coin pourra bien être vide. Plaise au ciel qu’il le soit ! Voilà tout le changement pour moi depuis le jour où j’ai laissé derrière moi dans ce cabinet où j’ai comparu, jeunesse, espoir, tout commerce avec les honnêtes gens. Que Dieu vous conduise, Walter, et qu’il vous garde vous et les vôtres dans le chemin de l’honneur, ou qu’il vous frappe plutôt de mort ! »

Quand Walter cherchait plus tard à se rappeler ce qui s’était passé en lui, dans cette terrible confidence, il se souvenait seulement d’avoir tremblé des pieds à la tête, et d’avoir fondu en larmes en sentant un frisson glacial lui courir sur le corps.

Walter le vit un instant après penché sur son pupitre, silencieux comme auparavant, aussi abattu, aussi humble. En l’observant ainsi plongé tout entier dans son travail, il comprit que M. Carker avait résolu de ne plus s’entretenir avec lui ; il se mit alors à réfléchir et à repasser dans sa tête tout ce qu’il venait de voir et d’entendre en si peu de temps ; ce n’était pas seulement l’histoire des deux frères qui l’agitait, il se demandait s’il était bien vrai qu’il eût reçu l’ordre de partir dans les Indes ; s’il était vrai qu’il lui fallût bientôt dire un dernier adieu à son oncle Sol, au capitaine Cuttle, à ses rencontres rares et éloignées avec Florence Dombey (non, voulait-il dire, avec Paul Dombey) ; hélas ! à tout ce qu’il aimait, à tout ce qu’il chérissait, à tout ce qu’il espérait chaque jour, chaque heure de sa vie.

Mais il n’était que trop vrai : déjà la nouvelle s’en était répandue même dans le bureau d’entrée ; car, pendant que le cœur triste, il songeait à tout cela, la tête appuyée sur sa main, Perch, l’homme de peine, descendit de sa tablette d’acajou, et, le tirant légèrement par la manche :

« Je vous demande pardon, monsieur, lui dit-il tout bas à l’oreille, mais je vous serais bien obligé si vous pouviez, quand vous serez là-bas, me faire parvenir, à bon compte, un pot de confitures de gingembre pour Mme Perch, quand elle se relèvera de ses couches, qui ne tarderont pas. »