Traduction par Mme Bressant.
Librairie Hachette et Cie (1p. 92-98).


CHAPITRE VII.

Aperçu à vol d’oiseau de la demeure de miss Tox et de l’état
de son cœur.


Miss Tox habitait une obscure petite maison, qui s’était trouvée étranglée et perdue dans la construction d’un quartier élégant, vers l’ouest de Londres, à une époque reculée de l’histoire d’Angleterre. Depuis, elle était restée là, à l’ombre, dans un coin, comme une parente malaisée de la grande rue du beau monde, dont les opulentes maisons la regardaient froidement d’un air de protection. Elle se trouvait séparée de la rue par un espace assez grand, tenant le milieu entre une cour d’entrée et une cour d’écurie, en tout cas la plus triste des impasses, agitée seulement par les coups de marteau répétés, à distance, à la porte des heureux du jour. Ce lieu retiré, où l’herbe poussait entre les pavés, se nommait la place de la Princesse. Sur cette place de la Princesse était aussi la chapelle de la Princesse, avec sa cloche au son argentin, où quelquefois il venait jusqu’à vingt-cinq personnes le dimanche assister au service ; puis un peu plus loin, c’étaient les Armes de la Princesse, fréquentées assidûment par des domestiques de grandes maisons. Une chaise à porteur, qui de mémoire d’homme n’avait jamais changé de place, se trouvait devant les Armes de la Princesse, dans l’intérieur de la grille, et, dans la belle saison, miss Tox avait remarqué que les quarante-huit pointes des barreaux, qu’elle avait souvent comptés, étaient coiffées chacune de son pot à bière renversé.

Outre la maison de miss Tox, il y avait encore sur le même emplacement une autre maison particulière ; car il est inutile de parler d’une grande porte cochère avec deux têtes de lion pour marteaux ; porte qui ne s’ouvrait jamais et qu’on supposait avoir dû servir, dans un temps, d’entrée pour conduire aux écuries. En effet, on respirait sur la place de la Princesse un parfum de cheval, et la chambre de miss Tox, qui donnait sur le derrière, avait vue sur une longue suite d’écuries, où les valets, quelles que fussent leurs occupations, ne manquaient jamais de les entremêler de scènes à grand tapage. De ses fenêtres aussi, miss Tox avait l’avantage de voir suspendus sur les murs, comme les étendards de Macbeth, les vêtements les plus intimes et les plus secrets des cochers, de leurs femmes et de toute leur famille.

Dans la seconde maison particulière de la place de la Princesse, un sommelier retiré, qui avait épousé une femme de charge, louait ses appartements meublés à un célibataire, un major de l’extérieur le plus comique, avec des traits anguleux, un visage enluminé, des yeux qui lui sortaient de la tête, et auquel miss Tox trouvait, comme elle le disait, un je ne sais quoi tout à fait militaire. Un échange de journaux, de petits livres, et d’autres attentions tout aussi platoniques, avaient lieu entre le major et miss Tox, par l’intermédiaire d’un domestique noir au service du major, que miss Tox se contenait d’appeler un naturel, sans rattacher au lieu de sa naissance la moindre idée géographique.

Peut-être ne vit-on jamais un corridor et un escalier aussi étroits que le corridor et l’escalier de la maison de miss Tox. Du haut en bas, c’était la petite maison la plus incommode, la plus tortueuse de toute l’Angleterre ; mais miss Tox en vantait sans cesse l’agréable situation. Dans l’hiver, c’est à peine si l’on y voyait en plein jour, et même dans l’été le soleil ne s’y montrait jamais ; quant à l’air, il n’y fallait pas songer, pas plus qu’à voir des boutiques animer ses murs de clôture fermés au commerce ; pourtant miss Tox de répéter toujours : « Oui, mais quelle agréable situation ! » Le major enluminé, avec ses yeux qui lui sortaient de la tête, pensait comme miss Tox ; il se faisait gloire d’habiter la place de la Princesse, et c’était un véritable bonheur pour lui, quand il le pouvait, de faire tomber la conversation, au club, sur un point qui eût quelque rapport avec les grands personnages de la grande rue du coin, tout simplement pour se donner la satisfaction de les appeler ses voisins.

La triste demeure qu’habitait miss Tox lui appartenait. Elle lui avait été laissée en héritage par le propriétaire du fameux œil de poisson monté en bijou, et dont le portrait avec une perruque poudrée et une petite queue, faisait le pendant de la poignée destinée à prendre sur le feu la cafetière, que l’on accrochait de l’autre côté de la cheminée de la salle à manger. La majeure partie de l’ameublement remontait au temps des perruques poudrées et des queues, sans excepter ni le réchaud, qui traînait partout languissamment sur ses quatre jambes assez grêles, et se trouvait toujours sur le passage, ni la vieille harpe, enjolivée d’une guirlande coloriée de pois de senteur, qui entourait le nom du fabricant.

Le major Bagstock avait atteint cet âge que la littérature honnête appelle poliment le midi de la vie ; c’est-à-dire qu’il commençait à descendre l’autre côté de la glissoire. Il se voûtait, ses joues se creusaient, ses longues oreilles d’éléphant pendaient démesurément et ses yeux et sa physionomie étaient toujours dans cet état d’excitation nerveuse dont nous avons parlé. Avec des dehors si avantageux, le major se flattait d’attirer l’attention de miss Tox, et la supposition gratuite que c’était une belle femme et qu’elle l’honorait d’une œillade, chatouillait doucement son orgueil. Il l’avait donné à entendre plusieurs fois au club, au milieu de toutes les charmantes plaisanteries qu’il faisait sans cesse sur son propre nom. Tantôt il s’appelait le vieux Jo. Bagstock, ou le vieux José Bagstock ; tantôt le vieux J. Bagstock ou encore le vieux Joseph Bagstock ; car le fort du major, ou, pour mieux dire, son éternel dada, c’était de se permettre une foule de familiarités cavalières avec le nom qu’il portait.

« José Bagstock, monsieur, disait le major en faisant tournoyer sa canne, en avalerait douze comme vous. Si vous aviez un peu plus de sang de Bagstock dans les veines, monsieur, cela n’en vaudrait que mieux. Le vieux Jo., monsieur, n’aurait pas loin à aller pour trouver une femme, même en ce moment s’il voulait se marier ; mais il a le cœur solide, ce Jo. Oui, monsieur, il est solide et diablement fin. » Après cette préface, il se mettait à siffler et son teint passait du rouge au pourpre, tandis que ses yeux roulaient convulsivement dans leurs orbites, comme s’ils eussent voulu déménager. »

Malgré les louanges qu’il se prodiguait, le major avait un défaut : il était égoïste, si égoïste, que l’on pouvait douter de trouver jamais une personne plus égoïste de cœur, ou plutôt d’estomac, car il avait beaucoup plus de l’un que de l’autre. Il ne supposait pas qu’il pût être négligé ou dédaigné par qui que ce fût et bien moins par miss Tox que par toute autre.

Et pourtant miss Tox, suivant toute apparence, l’oubliait, oui, l’oubliait tout doucement. Elle avait commencé à l’oublier le jour où elle avait fait la découverte des Toodle. Elle continua à l’oublier, à l’occasion du baptême, et s’habitua ensuite à l’oublier de plus en plus, en laissant accumuler les intérêts des intérêts. Évidemment, il y avait quelqu’un ou quelque chose qui l’avait supplanté dans son esprit.

« Bonjour, madame, dit le major, en rencontrant miss Tox sur la place de la Princesse, quelques semaines après les événements racontés dans le dernier chapitre.

— Bonjour, monsieur, répondit miss Tox, très-froidement.

— José Bagstock, madame, dit le major, avec sa galanterie accoutumée, n’a pas eu le bonheur depuis un temps immémorial, de vous saluer à votre fenêtre. José est bien maltraité, madame, son étoile a pâli. »

Miss Tox s’inclina, mais toujours avec la même froideur.

« Peut-être le fanal de Joe avait-il quitté la ville ? demanda le major.

— Moi, avoir quitté la ville ? Oh ! non, je n’ai pas quitté la ville, dit miss Tox ; j’ai seulement été très-occupée ces derniers temps. Presque tous mes moments sont consacrés à des amis très-intimes. Je n’ai pas un instant à perdre, même à présent. J’ai bien l’honneur de vous saluer, monsieur. »

Et miss Tox, de sa démarche la plus séduisante, disparut de la place de la Princesse. Le major la suivit des yeux, le visage plus rouge que jamais, et se permit entre ses dents quelques remarques qui n’étaient pas des plus complimenteuses.

« Le diable m’emporte, monsieur, dit le major en roulant ses yeux de homard tout autour de la place, et, s’adressant à l’air embaumé qu’on y respirait, il y a six mois cette femme aimait à rencontrer ici Joseph Bagstock. Qu’est-ce que cela signifie ? »

Le major, après avoir mûrement réfléchi, décida dans son esprit qu’il devait y avoir là-dessous quelque piège. Miss Tox certainement tramait, complotait, préparait quelque traquenard.

« Mais on n’attrapera pas José, madame, il est solide, madame, il est solide ; Jo. Bagstock est diablement fin ! » Cette réflexion le tint en bonne humeur tout le reste du jour.

La journée se passa cependant, et bien d’autres encore, sans que miss Tox s’inquiétât du major, ou y pensât le moins du monde. Elle avait eu l’habitude, au temps jadis, de regarder par une de ses petites croisées sombres, comme par hasard, et de répondre en rougissant au salut du major ; mais depuis, elle ne lui accordait plus aucune de ces heureuses occasions et ne semblait pas même s’apercevoir s’il regardait ou non de l’autre côté de la rue. Il est vrai qu’il s’était passé depuis ce temps-là bien des choses. Protégé par l’obscurité de son appartement, le major put remarquer que la demeure de miss Tox avait pris une apparence plus élégante.

Le vieux petit serin habitait maintenant une cage neuve aux barreaux dorés ; divers ornements de carton ou de papiers coloriés ornaient les tables et la cheminée ; un vase de fleurs, quelquefois deux, avaient apparu derrière la croisée. Enfin, miss Tox faisait entendre de temps en temps des études sur cette harpe, dont la guirlande de pois de senteurs était mise en vue avec plus de faste que jamais, et qui se trouvait couronnée d’un livre de musique, les valses de Copenhague, la polka des Oiseaux, copiées de la main même de miss Tox.

Ce qu’il y avait de plus remarquable encore, c’est que miss Tox, depuis quelque temps, portait un demi-deuil des plus coquets. Cette dernière circonstance finit par aider le major à résoudre le problème : miss Tox bien certainement avait fait un petit héritage qui l’avait rendue fière.

Le lendemain du jour où le major Bagstock avait calmé l’agitation de son esprit par cette solution, il était en train de déjeuner, quand il vit dans le petit salon de miss Tox, une apparition étrange, incroyable : la stupéfaction le cloua sur sa chaise pendant quelques instants ; mais tout à coup il se lève, s’élance d’un bond dans la chambre voisine et revient, muni d’une jumelle qu’il braque quelques minutes sur l’apparition.

« C’est un enfant ! monsieur, dit le major, après quelques minutes d’attention et fermant sa lorgnette. Je parie un million. »

Le major n’en revenait pas. Il se mit à siffler, et son regard exprimait un tel ébahissement, que ses yeux d’autrefois étaient caves et mornes, comparés à ceux qu’il roulait en ce moment. Le lendemain, le surlendemain, deux fois, trois fois, quatre fois la semaine il revit le même enfant. Le major continuait à siffler et à rouler ses grands yeux. Il se promenait solitaire sur la place de la Princesse, mais ce n’était plus pour les mêmes motifs qu’autrefois. Miss Tox ne prenait plus garde à lui. Il aurait pu passer du rouge au noir, que miss Tox s’en serait fort peu inquiétée.

En vérité, l’activité de miss Tox était incroyable. Elle ne faisait que traverser la place de la Princesse pour aller chercher l’enfant et la nourrice ; ou bien elle revenait avec eux, rentrait chez elle avec eux, montait une garde perpétuelle pour veiller sur eux. Avec la même persévérance encore, elle soignait elle-même l’enfant, le caressait, cherchait à l’amuser ou rafraîchissait son jeune sang avec des airs variés sur sa harpe. À la même époque aussi, elle fut prise de la manie de regarder un certain bracelet ; quelque temps après ce fut la lune qui la tenait rêveuse des heures entières à sa croisée. Mais elle avait beau regarder le soleil, la lune, les étoiles et son bracelet, elle ne regardait plus le major. Le major cependant sifflait, roulait ses grands yeux, passait d’étonnement en étonnement et marchait à grands pas dans sa chambre sans pouvoir s’expliquer la chose.

« Vous finirez bien certainement, ma chère amie, par gagner le cœur de mon frère, » dit un jour Mme Chick à miss Tox.

Miss Tox pâlit.

« Il ressemble chaque jour davantage à Paul, » ajouta Mme Chick.

Miss Tox ne répondit rien ; mais elle prit Paul, le petit, dans ses bras et le serra si fort contre son cœur, que le chou du joli bonnet en fut tout chiffonné et tout aplati.

« Ma chère, dit miss Tox, ressemble-t-il à sa mère, dont vous deviez me faire faire la connaissance ?

— Pas du tout, répondit Louisa.

— Elle était… jolie, je crois ? balbutia miss Tox.

— Oh ! la pauvre Fanny était intéressante, dit Mme Chick, après un peu de réflexion. Oui, elle était intéressante. Mais elle n’avait pas cette dignité imposante qu’on aurait dû s’attendre naturellement à trouver dans la femme de mon frère, elle n’avait ni cette vigueur, ni cette énergie qui convient à la femme d’un tel homme. »

Miss Tox poussa un profond soupir.

« Mais elle était agréable, reprit Mme Chick, très-agréable, et elle avait des intentions… des intentions excellentes.

— Bon petit ange, dit miss Tox, s’adressant au petit Paul, vrai portrait de votre père ! »

Oh ! quels yeux aurait ouverts le major, s’il avait pu savoir tout ce qu’on fondait d’espérances sur la tête de cet enfant ! tout ce qu’on formait de desseins, de projets ! Comme il fût resté ébahi, s’il avait pu voir tous ces rêves voltiger confus et désordonnés autour du petit bonnet tout froissé de l’enfant, bien insensible à ces émotions ! Au milieu de cette confusion, il aurait pu découvrir sans peine dans l’œil de son ambitieuse voisine quelques pailles, peut-être quelques poutres, qui l’auraient aidé à comprendre la nature du placement incertain que la dame faisait de son affection dans la maison Dombey.

Si l’enfant, en se réveillant dans la nuit, avait vu, groupés dans les plis de ses petits rideaux, les reflets des rêves dont il était l’occasion, il en aurait tremblé, et il eût eu raison ; mais il dormait profondément sans songer ni aux intentions charitables de miss Tox, ni à la surprise du major, ni aux chagrins prématurés de sa sœur, ni aux vues sérieuses de son père. Il dormait et ne se doutait guère qu’il existait dans quelque coin de la terre une maison Dombey et fils.