Dodone et ses ruines

DODONE

Dodone et ses ruines, par Constantin Carapanos, 1 volume de texte in-4o  et 1 volume de planches ; Paris, 1878, Hachette.

Quand on passe de Thessalie en Épire, la route naturelle, — celle que suivirent dans le sens opposé Jules César et, à sa suite, Pompée avant de se combattre à Pharsale, et, bien des siècles avant eux, les antiques populations qui se répandirent dans les plaines thessaliennes, — est assurément une des plus belles qu’on puisse voir ; mais elle est surtout remarquable par un contraste. On vient de remonter les sources du Pénée à travers des chênes et des platanes, des forêts de hêtres et de pins, et les derniers détours du chemin ont fait apercevoir encore, au-dessus des rochers qui renferment les curieux monastères des Météores[1], la riche vallée de ce beau fleuve jusqu’aux cimes majestueuses de l’Ossa et de l’Olympe qui marquent la place de Tempé : on franchit le col de Mezzovo, et tout change de face. Ce sont des pentes rapides, âpres, nues ; c’est une nature tourmentée et dure, qui ne s’ouvre et ne s’épanouit librement nulle part ; le lac lui-même, qui longe la montagne et sur lequel la ville turque de Janina présente en face ses minarets, tempère à peine le caractère de sévérité qui domine de ce côté de la chaîne du Pinde. Telle paraît aujourd’hui la région qu’occupait l’antique Thesprotie, centre des religions les plus augustes et les plus sombres qui aient présidé à la naissance de la Grèce.

C’est là, comme au milieu des hautes montagnes de l’Arcadie, que s’étaient localisées les légendes infernales. On y montrait le marais achérusien, les fleuves de l’Achéron et du Cocyte, un Aornos (sous la forme latine Averne), où Orphée était venu évoquer les morts. D’après une tradition, c’était la femme du roi des Thesprotes que Pirithoüs avait voulu enlever avec l’aide de Thésée, et telle était l’origine des poèmes sur la descente aux enfers des deux héros et sur leur tentative contre Proserpine. On croyait enfin que le poète de l’Odyssée avait emprunté à la Thesprotie les élémens de sa description des enfers. Dans l’état actuel du pays, un point surtout semble avoir conservé l’impression de ces légendes infernales, ou du moins fait comprendre par son aspect qu’elles se soient attachées à de pareils lieux : c’est la petite vallée sauvage de Souli, le mauvais Souli, Kako-Souli, pour donner le nom tout entier. Je me rappelle être arrivé en novembre, par le froid et la neige, au fort de Kiafa, qui la domine du haut du rocher dont il occupe la pointe. Juste en face, à travers une klisoura, c’est-à-dire une étroite ouverture taillée à pic dans le roc de la montagne, roulait un torrent, dont le cours reparaissait au loin, avant de se perdre dans la mer, au milieu de marais formés par les pluies des jours précédens. Le soleil venait de se coucher ; ses feux rouges, apparaissant par places sous des nuages noirs, embrasèrent pendant quelques instans une partie du ciel et toutes ces eaux des marécages, du fleuve et de la mer, puis s’éteignirent en livrant tout à la nuit. Sans doute cet effet était accidentel ; mais la disposition des lieux et la nature du pays s’y prêtaient singulièrement. Ce petit fleuve, qui traverse les rochers de Souli, c’est l’ancien Achéron.

Plus près du lac de Janina se trouvait le sanctuaire de Dodone, le plus ancien de tous les sanctuaires de la Grèce, fondé par les Pélasges antérieurement au développement du polythéisme, et non moins vénéré par les races brillantes qui leur avaient succédé. « Grand Zeus, Dodonéen, Pélasgique, qui habites au loin et règnes sur la froide Dodone : » telle est, à un moment décisif de l’Iliade, l’invocation d’Achille. Ainsi, même en plein épanouissement de l’héroïsme achéen, la pensée des guerriers de la Hellade, le royaume de Pelée, se reporte, dans les élans de ferveur religieuse, vers l’ancienne patrie d’au-delà des monts où habite toujours leur grande divinité ; même sur les bords troyens, ils invoquent la lointaine image des rudes et tristes contrées qu’elle a sanctifiées en y établissant sa première demeure. Dodone est pour les Grecs le premier lieu où leur religion ait pris une forme. Un rameau détaché de la grande migration pélasgique qui se dirigeait vers l’Italie y est descendu, et il semble qu’il y ait conçu l’idée d’un dieu unique de la nature et des hommes, dieu de l’air et des orages, dieu de la terre, dont les profondeurs sont remuées par sa puissance mystérieuse, et surtout dieu des eaux fécondes, qui d’un seul point de la montagne jaillissent en sens divers et se répandent en grands cours d’eau. Dans la région de Mezzovo prennent leur source l’Achéloüs, le fleuve le plus considérable de la péninsule hellénique, l’Arachtus, l’Aoüs, le Pénée, un affluent de l’Haliacmon. Bientôt auprès du dieu unique paraît son épouse Dioné, née d’un dédoublement de lui-même, et ainsi se fortifie le principe personnel et bienfaisant qui s’apercevait à peine dans les ombres de la foi primitive. L’apparition distincte de ce principe, c’est la naissance même de la Grèce, qui, seule dans tout l’Orient, confiante et libre, vivifie la foi par le mouvement de l’esprit et l’élan de l’imagination.

Le sanctuaire de Dodone vient d’être retrouvé par M. Carapanos. On le cherchait généralement plus près du lac de Janina ; la plupart le plaçaient à Castritza. Seul, il y a une vingtaine d’années, M. Gaultier de Claubry, alors membre de l’École française d’Athènes, conduit par une exploration de l’Épire aux ruines importantes situées près de Tcharacovista, que presque tout le monde attribuait à l’antique Passaron, la capitale de la Molossie, eut la pensée d’y mettre Dodone. Il avait raison ; mais cette hypothèse d’un jeune homme, contredite par l’opinion à peu près unanime des voyageurs et des savans, et seulement consignée dans un mémoire inédit qu’il avait envoyé à l’Académie des inscriptions, passa inaperçue[2]. M. Carapanos apporte aujourd’hui à l’appui de cette attribution des argumens irréfutables : il a fouillé les ruines de Tcharacovista, et ses fouilles ont mis au jour une grande quantité d’offrandes et d’inscriptions qui ont rapport à Zeus Naïos et à Dioné, les deux grandes divinités de Dodone, ainsi qu’à leur oracle. C’était donc bien là, dans une vallée haute, humide et froide, qu’était le temple. La montagne élevée, à laquelle les ruines sont adossées, est le Tomaros ; la petite enceinte garnie de tours qui dépasse de deux ou trois mètres le sol de la colline, c’est l’ancienne acropole ; le grand et beau théâtre, si bien conservé, dont les gradins s’étagent au-dessous, n’a pas servi aux fêtes que les rois d’Épire donnaient dans leur capitale, mais, comme le prouvent des inscriptions, à la célébration des jeux naïens en l’honneur de Zeus Naïos et de Dioné ; enfin ces murs qui descendent de la colline à côté du théâtre marquent l’enceinte sacrée où s’élevaient diverses constructions religieuses, et d’abord le temple de Jupiter, dont les ruines se confondent avec celles d’une église chrétienne qui lui avait succédé.

Cette enceinte était naturellement désignée comme le champ principal de l’exploration qui a été si heureusement conduite par M. Carapanos. Aussi est-ce de là que proviennent les nombreux objets qu’on a vus figurer avec honneur à l’exposition du Trocadéro. Les artistes ont remarqué parmi ces objets de beaux bronzes, dont un certain nombre remontent à une date très ancienne : des statuettes comme le satyre à pieds de cheval, si vivant malgré son caractère archaïque ; des ornemens estampés et ciselés qui appartenaient à des cuirasses, à des casques votifs, à des ustensiles de diverse nature, précieux témoignages de la variété de l’art grec. Figures d’animaux, belles têtes humaines, combats de héros, fictions mythologiques, feuilles et fleurs, spirales, volutes, dessins ornementaux, se succèdent et se combinent dans une abondance de motifs qui fait apprécier toutes les ressources de la toreutique. Quoi de plus riche et de plus intéressant par exemple que cette Scylla, dont le torse et la tête se détachent avec grâce sur deux larges feuilles d’acanthe, tandis qu’au-dessous de la ceinture des chiens s’élancent en aboyant et les anneaux squameux de deux grandes queues de poisson s’arrondissent au-dessus des vagues ? Dans plusieurs de ces ouvrages, l’art a de la grandeur, malgré l’exiguïté des dimensions ; il est grand par le style, par la science du modelé, par la sûreté et la liberté de l’exécution. Heureux privilège de ces artistes inconnus qui trouvaient, pour guider l’habileté de leur main, des traditions fermement établies et un sens héréditaire de l’ornementation que la Grèce avait encore assoupli et perfectionné en l’empruntant à l’Orient ! Heureuses conditions de la vie antique qui leur offraient tout près d’eux une source inépuisable d’inspiration dans une mythologie noble, gracieuse, spirituelle, à la fois fidèle et supérieure à la nature, capable d’idéal et laissant le champ libre à la fantaisie ! Ils semblent avoir créé pour toujours le riche trésor où la ciselure moderne, quels que soient ses mérites propres d’invention, puise la plupart de ses idées.

Il faut aller chercher dans les planches données par M. Carapanos la représentation de tous ces objets de bronze. Des explications ajoutées par l’auteur et par des connaisseurs tels que MM. de Witte et Heuzey en facilitent beaucoup l’intelligence. Cette belle publication offre aussi aux archéologues, avec le détail des explorations et des fouilles, d’intéressantes inscriptions. Quelques-unes sont des actes publics ou privés, conservés autrefois dans le temple, suivant l’usage des Grecs, qui confiaient à leurs dieux la garde des pièces où étaient engagés l’intérêt et l’honneur de l’état ou même seulement des particuliers. Les plus nombreuses et celles qui en même temps piquent le plus la curiosité ont un caractère religieux. Enfin M. Carapanos, dans une suite de chapitres qui forment un mémoire étendu, expose l’histoire de Dodone depuis l’origine de l’oracle jusqu’à la destruction du temple, et réunit tout ce qu’on sait sur le culte et les procédés de divination, en ayant soin, ce dont les érudits lui sauront particulièrement gré, de donner tous les textes qui se rapportent à son sujet.

Depuis quelques années, les archéologues se sont remis avec une nouvelle ardeur à fouiller le sol de la Grèce. Athènes, Tanagre, la plaine de Troie, Olympie, Mycènes, Éphèse, Milet, les îles de Samothrace, de Chypre, de Délos, tous ces points divers du monde hellénique et d’autres encore ont été ainsi explorés par des chercheurs animés d’une véritable émulation scientifique. Il n’est pas indifférent de remarquer que notre École française d’Athènes, malgré l’exiguïté de ses ressources, a su se faire dans ces découvertes une part très honorable, depuis les fouilles de Beulé à l’acropole d’Athènes jusqu’à celles de MM. Lebègue et Homolle à Délos. Dans ces différentes recherches, celles qui se font sur les emplacemens des sanctuaires fatidiques ne sont pas les moins intéressantes. Ce qu’on y retrouve en effet, c’est la vie antique dans ce qu’elle avait de plus profond, et de plus essentiel : là étaient le fondement et la consécration des lois sociales, la règle et le soutien des âmes ; là se renouait par les rites et par les croyances, entre les habitans de la terre et ceux qu’elle avait reçus dans son sein, la chaîne de la destinée humaine brisée par la mort. Quand MM. Conze et Hauser, reprenant dans l’île de Samothrace des travaux entrepris par MM. Deville et Coquart, ont trouvé dans un temple de l’époque macédonienne une excavation pratiquée auprès d’un autel intérieur pour recevoir les libations et le sang des victimes, avec quel intérêt n’a-t-on pas reconnu la persistance de l’ancienne croyance homérique, telle qu’elle apparaît dans l’Évocation de l’Odyssée ! Ulysse, invoquant les divinités infernales et la noble foule des morts, verse des libations et le sang chaud des moutons noirs dans la fosse qu’il vient de creuser avec son épée : aussitôt les fantômes accourent et se précipitent, avides de boire, et de retrouver ainsi pour quelques instans le sentiment et la connaissance. Tirésias lui-même, le devin privilégié, boit avant de prédire au héros la suite de ses aventures. De même les offrandes versées dans l’excavation demi-circulaire qu’avait ménagée près de l’autel des sacrifices l’architecte du temple dorique de Samothrace allaient jusque dans l’intérieur de la terre éveiller la bienveillance des puissances infernales, auxquelles la foi attribuait une action directe sur la destinée humaine. Dans cette île comme ailleurs, certaines conditions physiques avaient déterminé le culte local, et les divinités auxquelles s’adressaient les sacrifices étaient sans doute surtout les dieux Cabires, sortes de génies volcaniques, qui présidaient au feu souterrain et à la génération, qu’on honorait par des cérémonies mystérieuses et dont le pouvoir s’exerçait particulièrement sur la mer et sur les marins ; mais la pensée première, si vivement exprimée dans la peinture homérique, formait le fond invariable de ces rites religieux.

À Delphes, les recherches, si fructueuses à d’autres points de vue, de MM. Foucart et Wescher n’ont rien mis au jour qui se rapporte à cet ordre d’idées ; mais à Délos M. Lebègue a déblayé l’ancien sanctuaire prophétique. On sait aujourd’hui où il était, quels étaient l’aspect et le caractère du monument. Ce grossier appareil, formé de dix grandes dalles à peine taillées et ajustées deux à deux à l’entrée d’une fissure de la montagne du Cynthe, qu’on appelle communément dans le pays, à cause de sa forme, la Porte de pierre, c’était la toiture du vieux temple. Les deux parvis du rocher lui servaient de murs latéraux. Il était fermé au fond par le rétrécissement du ravin et en avant par deux petits murs de construction cyclopéenne, au point de jonction desquels était pratiquée une porte pour laisser entrer le jour dans cette espèce de caverne. Était-ce bien un temple ? Ne serait-ce pas tout simplement quelque ancienne étable qu’une illusion d’archéologue transforme en sanctuaire ? Non ; car voici vers le fond, dans l’axe de la porte, le pied en marbre de la statue du dieu encore fixé sur sa base. Cette base, par un contraste significatif, consiste en un bloc de granit brut et irrégulier : c’est une pierre sacrée, ce qu’on appelait un bætyle ; peut-être l’objet du culte primitif, conservé par un scrupule religieux dans son premier état quand on y plaça la statue, à un âge où la foi demandait aux arts leurs chefs-d’œuvre pour honorer dignement la divinité.

Assurément les travaux que M. Homolle vient d’achever l’été dernier dans la partie plus voisine de la mer où se pressaient les monumens anciens présentent un grand intérêt. Aux artistes il donne le temple de marbre d’Apollon, si bien déblayé et fouillé qu’ils ont tous les élémens d’une restauration, et des statues de diverses époques, surtout précieuses pour la connaissance du style archaïque ; aux érudits il ouvre de nouveaux champs d’étude par une masse de documens épigraphiques, principalement instructifs sur l’administration de ce qu’on peut appeler la fortune du dieu de Délos. Je ne sais cependant si l’on ne se sent pas plus profondément touché en retrouvant le vieux sanctuaire de la montagne, qu’aucune inscription, ni aucune œuvre d’art ne recommande aux archéologues, mais qui se révèle et s’impose par sa simplicité et sa rudesse même. Sans doute tous ces débris de marbre dont le rivage est couvert évoquent naturellement l’image des brillantes théories qu’on y voyait aborder au printemps et des belles fêtes qui se célébraient dans la cité religieuse ; mais cette construction grossière, qui dans la solitude d’un îlot désert se présente encore aujourd’hui à peu près telle qu’elle sortit, il y a trois mille ans, des mains inexpérimentées de son architecte, est un témoignage parlant de la foi de ces âges reculés. Voilà bien ce qu’a pu faire avec ses instrumens imparfaits la peuplade inconnue, carienne ou pélasgique, qui voulut y abriter son dieu. C’est dans cet antre, où l’effort de son industrie n’avait fait que compléter le rocher, qu’elle avait cru reconnaître le signe de l’inspiration fatidique, et ce signe y resta imprimé jusqu’au dernier jour du paganisme, car l’empereur Julien y interrogeait encore l’avenir.

Le sanctuaire de Dodone représente un âge de la religion grecque encore plus ancien que celui de Délos. Il en marque le berceau, et le hasard de la transmission des témoignages antiques a permis que nous sachions mieux comment s’y faisaient les révélations prophétiques. Jupiter y eut pour premiers interprètes les antiques Selli, dont la vie austère et dure était soumise à une règle ascétique, bien contraire à l’esprit de l’hellénisme, mais en rapport avec le sombre caractère de la religion primitive, qui absorbait ses prêtres en elle-même : « Les Selli qui dorment sur le sol et ne se lavent pas les pieds, » disait Homère ; « les Selli, habitans de la montagne, ayant la terre pour couche, » dit encore Sophocle. Des femmes, les Péléiades, eurent aussi, dès une très haute antiquité, pour fonction de transmettre les réponses de l’oracle. Leur nom préoccupait beaucoup Hérodote. Dans son ardeur à poursuivre la solution des problèmes religieux, il avait visité Dodone à la suite de ses voyages en Égypte et dans la Cyrénaïque, et rapprochant, selon l’esprit habituel de sa théologie, les traditions de ces contrées si distantes, il était arrivé à cette conclusion, qu’autrefois une prêtresse du temple de Jupiter dans la ville égyptienne de Thèbes avait été transportée à Dodone, où elle avait fondé le culte du dieu qu’elle honorait dans sa patrie. Son langage barbare et inintelligible l’avait fait assimiler par les Dodonéens à un oiseau, à une colombe, sens du mot grec Péléiade, et comme en sa qualité d’Égyptienne elle avait la peau brune, on dit, dans la légende qui se forma au sujet de son arrivée, qu’une colombe noire, douée d’une voix humaine, avait rendu des oracles sur le chêne sacré de Jupiter. Curieux exemple de la crédulité raisonneuse des Grecs et des puérilités où s’égarait leur imagination, qui fait sourire et touche en même temps quand on voit ce puissant esprit, qui a la force de créer l’histoire, se perdre avec cette conscience naïve dans ses tentatives d’explication sur ce qu’il regarde comme les signes conducteurs de l’humanité.

Quant aux révélations elles-mêmes, elles se rattachaient surtout à l’idée d’une manifestation naturelle du grand dieu de l’air : c’était le souffle de la divinité invisible qui agitait les feuilles frémissantes du chêne sacré, du chêne aux nombreuses langues, comme l’appelle Sophocle ; c’est surtout de cet arbre prophétique, rempli de l’inspiration divine, qu’il est question dans les textes classiques. Ou bien encore le souffle de Jupiter faisait résonner des bassins d’airain, disposés de manière à se transmettre et à varier les sons indéfiniment prolongés. Avec le temps, ce dernier mode de divination se modifia par l’invention d’un appareil ingénieux dont parlent Strabon et d’autres auteurs, sans s’accorder parfaitement sur les détails. Une petite statue, armée d’un fouet, était placée au-dessus ou auprès d’un bassin de bronze. Quand le vent s’élevait, le fouet, formé d’une triple chaînette garnie d’osselets, allait frapper le vase de métal. Ce qui est certain, c’est que le bassin résonnait longtemps, d’où le nom de bassin de Dodone, appliqué communément aux bavards. Ces frémissemens des feuilles, ces bruits de l’airain, c’était la voix divine que les Selli et les Péléiades interprétaient. Ils interrogeaient aussi le murmure des eaux, dans lesquelles, d’après une conception analogue, se faisait entendre le souverain dispensateur de la fécondité, le dieu de l’humide vallée du Tomaros. Des racines mêmes du chêne prophétique, si l’on en croit un ancien témoignage, sortait une source que l’on est tenté d’identifier avec la fontaine intermittente mentionnée par Pline, dont les eaux glacées, quand on en approchait une torche éteinte, avaient la propriété merveilleuse de la rallumer. « Une torche prend feu au milieu des eaux et flotte brillante au gré des vents, » dit le poète Lucrèce. C’était sans doute cette fontaine dont le bruit, convenablement interprété, devenait une révélation de la pensée de Jupiter. Enfin la divination par les sorts était aussi en usage à Dodone. Les moyens de consultation étaient donc multipliés dans ce lieu privilégié, tout plein de la divinité primitive, premier centre où elle avait réuni les ancêtres des Hellènes, les Grecs, comme les appelle Aristote, et où elle les avait initiés aux premiers élémens de la vie civilisée.

Pendant des siècles, les plus beaux de la Grèce, l’oracle de Dodone fut consulté de tous les points du monde hellénique par les états et par les particuliers. Sans doute celui de Delphes, situé sur la limite de la vraie Grèce, qui au nord ne dépassait guère le Parnasse, fut encore plus fréquenté, plus riche en offrandes et en monumens des arts, et semble enfin devoir être plutôt considéré comme le centre religieux et national des peuples grecs. Cependant on ne voit pas que dans les temps où leur vie fut le plus active et le plus indépendante, le sanctuaire de Dodone, malgré son éloignement, ait été l’objet d’une vénération moins profonde. Apollon lui-même, selon l’antique croyance, n’était que le prophète de son père. À peine né, dans l’hymne homérique, il prend possession de ses attributs et s’écrie : « Je dirai par mes oracles les décrets infaillibles de Zeus. » Il était donc naturel que Dodone, où le dieu suprême faisait sentir son inspiration directe, gardât sur Delphes, comme sur les autres foyers prophétiques, une sorte de prééminence ; et c’est ce qui semble confirmé par quelques faits. « Consultez à Dodone et à Delphes, pour savoir s’il est de votre intérêt pour le présent et pour l’avenir de faire ce que je vouas conseille. » Telle est la conclusion d’un plan de réformes financières et politiques proposé par Xénophon aux Athéniens. Les deux oracles sont ainsi souvent associés, comme régulateurs de la vie politique ou religieuse. Le caractère de législateurs religieux leur est conservé par Platon lui-même, bien autrement hardi que Xénophon dans les innovations qu’il conçoit. Démosthène, voulant autoriser de la sanction la plus haute la satisfaction qu’il réclame pour l’insulte qu’il a reçue dans les fonctions de chorège aux fêtes de Bacchus, rappelle que ces fêtes sont consacrées par les oracles de Delphes et de Dodone. Voilà plus d’exemples qu’il n’en faut pour prouver l’autorité qu’avait conservée le sanctuaire prophétique de l’Épire aux âges les plus florissans de l’histoire grecque.

Quand la perte de la liberté ébranla tout en Grèce, Dodone eut particulièrement à souffrir de la dissolution des élémens constitutifs de la société primitive. Détruit une première fois par les Étoliens, pillé par les Thraces, alliés de Mithridate, le temple ne fut relevé que longtemps après, probablement vers le règne d’Adrien, si favorable aux restaurations païennes. Et ce qui était tout aussi grave que les ruines matérielles et moins facile à réparer, c’est que la foi l’abandonnait. Le Jupiter de Lucien se plaint à Ménippe que son foyer de Dodone soit plus froid que les Lois de Platon ou que les syllogismes de Chrysippe. Cependant ce ne fut pas une désertion complète, et l’oracle fut consulté jusqu’à la fin du paganisme. Des monnaies trouvées près du temple paraissent à l’auteur des fouilles attester cette persistance du culte de Zeus Naïos et de Dioné, et il croit pouvoir appuyer, en outre, cette conclusion sur des consultations dont il a fait aussi la découverte au milieu d’autres inscriptions et de débris d’ex-voto. Mais ce dernier genre de monument, jusqu’ici complètement inconnu, a par lui-même des titres très particuliers à notre intérêt.

On a pu voir ces consultations dans les vitrines du Trocadéro, et sans doute, parmi ceux dont elles ont attiré l’attention, il en est plus d’un qui ne s’est pas douté que ces petites lames de plomb portassent des caractères épigraphiques, tant les légers traits dont ils sont formés se distinguent difficilement au milieu des accidens du métal et de la couleur. Il y en a plus de quatre-vingts. M. Carapanos et un épigraphiste très exercé, M. Foucart, ont uni leurs efforts, et, à force de patience et de sagacité, ils ont réussi à en déchiffrer la moitié. Les curieuses révélations sur la piété antique qu’ils y ont trouvées les ont bien récompensés de leurs peines.

Un certain nombre de demandes sont adressées par des peuples. Par exemple les Corcyréens demandent auquel des dieux ou des héros ils doivent offrir des sacrifices et des prières pour recouvrer la concorde. Qu’on relise dans Thucydide le récit des dissensions dont ils étaient travaillés de son temps, et l’on sentira ce qu’une pareille consultation, au milieu de ces violences et de ces haines sans merci, pouvait contenir d’émotion et d’ardentes angoisses.

L’état de conservation et même le mode de gravure des caractères ne permettent guère de déterminer les dates avec précision, et l’on ne peut affirmer qu’il s’agisse ici des troubles dont le grand historien a tracé le terrible tableau ; mais, à coup sûr, les discordes dont les Corcyréens souffraient au moment où ils imploraient les dieux de Dodone étaient la suite de ces troubles. Longtemps encore après qu’ils avaient éclaté avec tant de force au commencement de la guerre du Péloponèse, le malheureux peuple aspirait vainement à ce bien inappréciable de la concorde qui semblait le fuir. Ce fut là ce qui le détruisit, et l’on nous dit qu’il ne recouvra quelque prospérité que par l’établissement de la domination romaine vers la fin du iiie siècle avant Jésus-Christ. L’inscription est donc probablement antérieure à cette date. Ce qui est intéressant pour nous, c’est de voir et de toucher du doigt cette expression de la détresse d’une cité antique, telle qu’elle a été écrite au seuil du temple sous la dictée de ses députés. L’histoire est pleine de demandes adressées ainsi par un peuple à un oracle ; mais nous ignorions qu’elles étaient consignées à Dodone sur des lames de plomb, et nous ne les avions pas elles-mêmes sous leur forme sensible et matérielle comme nous lui avons aujourd’hui quelques-unes. Les consultations des particuliers se présentent avec un caractère de nouveauté encore plus frappant ; elles sont absolument nouvelles par le sujet comme par la forme.

Plusieurs demandent la santé et la fortune. Rien de plus naturel ; mais ce qui est assez remarquable, c’est qu’ils procèdent à peu près comme le superstitieux de Théophraste qui, après avoir eu un songe, court interroger les devins pour savoir à quel dieu ou à quelle déesse il doit adresser des prières. De même ils prient les dieux de Dodone de leur faire connaître à quel autel ils doivent porter leurs sacrifices et leurs vœux. Le philosophe grec, tout en blâmant d’abord la foi craintive aux songes, semblait donc taxer aussi de superstition la croyance à l’intervention d’une divinité déterminée pour chaque cas, prenant soin des petits intérêts ou des faiblesses de chacun. Que pensait-il des naïvetés dans le genre de celles dont les lames de plomb de Dodone nous donnent la preuve écrite ? Un berger promet au dieu sa reconnaissance s’il réussit dans l’élève de ses moutons. Un autre, qui prend la précaution de ne pas se nommer, demande s’il lui sera avantageux, sans doute dans un partage, d’avoir la maison de ville et la propriété des champs. Agis consulte Zeus Naïos et Dioné au sujet d’oreillers et de couvertures qu’il a perdus ou qu’on lui a volés. Lysanias veut savoir si l’enfant que Nyla porte dans son sein n’est pas de lui. On croirait lire une suite des vœux de l’Icaroménippe. Et que de révélations du même genre n’aurions-nous pas, si le sol avait livré aux explorateurs toute la collection ! Nous achèverions de nous convaincre qu’en fait de puérilités dévotes les modernes ont peu inventé. Pour ne parler que du passé, la dévotion des contemporains de Sénèque à Rome n’était pas plus éclairée, ni surtout plus morale : « Ils murmurent à l’oreille des dieux (c’est-à-dire de leurs statues, dont le gardien du temple leur a permis d’approcher) les prières les plus honteuses ; si quelqu’un les écoute, ils se taisent, et ce qu’ils veulent soustraire à la connaissance des hommes, ils le racontent à Dieu. » Les illusions égoïstes d’une certaine piété se ressemblent dans tous les temps. Il serait curieux de savoir ce que l’oracle répondait aux questions d’Agis et de Lysanias. Peut-être de nouvelles fouilles nous l’apprendront-elles ; car on a trouvé aussi quelques réponses, malheureusement indéchiffrables ou inintelligibles ; mais quand même les recherches seraient assez heureuses pour nous les rendre toutes, il est assez probable que nous ne trouverions dans aucune l’excellent conseil du poète latin, engageant les faiseurs de vœux à souhaiter, avec la santé du corps, la santé de l’esprit, ut sit mens sana in corpore sano.

L’intérêt des découvertes et de la publication de M. Carapanos n’échappe à personne : la vie dévote de la Grèce, ses origines religieuses, éclaircies et étudiées à leur vrai berceau, reparaissent pour ainsi dire sous nos yeux. En consacrant à de pareils travaux sa fortune et son temps, l’auteur sert libéralement la cause de sa patrie.

Jules Girard.
  1. Voyez, dans la Revue du 15 novembre 1877, l’intéressante description de M. E.-M. de Vogüé.
  2. On la trouve cependant mentionnée dans l’Itinéraire de l’Orient, du docteur Isambert ; mais seulement dans la deuxième édition qui a paru en 1873. C’est une preuve de plus de la valeur de cet ouvrage même pour le public savant.