III

Réponse de Gassendi à la lettre des consuls de la ville de Digne.


Messieurs,

Je rapporte à grande faveur la lettre qu’il vous a pleu me faire l’honneur de m’escrire, et suis seulement très fasché de n’y pouvoir pas respondre avec tout le succès que je souhaiterois bien. Dieu sçait si j’ay de l’inclination à vous servir, tant pour le particulier d’un chacun de vous, comme vous honnorant et estimant de mes bons amis, que pour le general de la ville, que j’ay toujours considéré et chéris très passionement. Mais il faut que j’advoue que je me sens bien foible pour réussir en la rencontre qui vous a donné occasion de m’escrire. Tant que Son Altesse a esté persuadée que la ville avoit de bonnes intentions pour le service du Roy et de la deference pour ses ordres, il ne m’a pas esté malaisé d’obtenir de sa bonté que ceste pauvre ville fust exempte de tant de maux et de souffrances qui ont affligé ses voisines mais maintenant qu’Elle est dans l’impression que la ville, au lieu de tesmoigner de la gratitude pour l’obligation qu’elle luy a de tant de bons et favorables traittements, a tesmoigné de la mauvaise volonté choquer ses bonnes intentions en se bandant ouvertement contre ses ordres, qui alloient purement à l’entrenement des reglements et anciens usages, je ne recognois point qu’il me soit possible d’empescher qu’elle ne tienne désormais nostre ville pour indifférente et au lieu de la choyer comme auparavant, elle ne l’abandonne au mesme traittement que reçoivent tant d’autres dans les malheurs et les rudesses du temps.

J’ay desja non seulement sondé, mais mesme fait tout l’effort que j’ay peu pour la fin que vous m’escrivez ; mais à mon grand regret je n’ay point trouvé de disposition dans son esprit à aggréer ce qui a esté fait, comme l’estimant entièrement contre le bon ordre et la police bien réglée, qu’Elle a à cœur de faire observer. J’ay eu beau lui exaggerer vostre bonne volonté, et la submission que vous tesmoignez de luy vouloir rendre : Elle a pris cela pour un jeu et comme une espèce de mommerie, et après plusieurs instances m’a dit qu’elle n’avoit que faire de toutes ces deputations qui ont de si mauvais fondemens et dont les personnes n’ont point de charactères légitimes. Elle a néantmoins adjousté que si vous estiez si deferens et vos volontez estoient si bonnes, comme je luy représentois, vous n’auriez qu’à obéir à ce qu’elle a desja ordonné, et qu’après que vous l’auriez fait, il y auroit de l’apparence adjouster foy vos protestations, songer à vostre contentement, et continuer de soulager la ville.

C’est là tout ce que j’en ay peu tirer, avec ce que là où Son Altesse estoit sur le point d’envoyer vers ces quartiers là quelques troupes, dont elle ne manque plus d’estre sollicitée de soulager ceux-ci, ou d’y en faire mesme venir d’ailleurs ; j’ay obtenu qu’à tout le moins elle ne le fera point jusques a ce qu’il y ait en tout de plus amples nouvelles.

J’ay tout le desplaisir du monde d’estre si malheureux que de ne pouvoir point procurer en ceste occasion la satisfaction que vous m’avez fait l’honneur de désirer par mon entremise, mais j’espère que Dieu me fera la grace d’estre plus heureux en quelque autre afin que vous ayez sujet de croire que tout mon deffaut consiste en mon impuissance puisque de affection et de bonne volonté je suis véritablement

Vostre tres humble et très obeissant serviteur[1].
Gassend.[2]

De Tolon ce 29 mars 1650[3]

  1. Il me semble que cette lettre, dont le style est si aisé et si coulant, doit faire désirer que l’on recherche et que l’on publie toutes les lettres françaises de Gassendi qui sont conservées, soit dans les dépôts publics de Paris et de la Provence ; soit dans les collections particulières. Il s’est perdu, je le sais, et je le déplore, un grand nombre des lettres écrites par Gassendi à Peiresc, à Bouillau, à Chapelain, etc. mais on pourrait, si l’on cherchait bien, trouver assez de débris d’une aussi précieuse correspondance pour en remplir un volume qui serait des plus goûtés.
  2. Bougerel l’a très-bien remarqué (note de la p. 2) : « Gassend était son véritable nom. Bouche a mis en tête de son Histoire de Provence, une de ses lettres, où il signe Gassend : il n’en prend point d’autre dans ses lettres françaises manuscrites, qui sont dans la bibliothèque de M. le Président Thomassin de Mazaugues. Il traduit son nom par Gassendus ; il l’eût traduit Gassendius, s’il se fut appelé Gassendi, » Les auteurs du Gallia christiana ont, eux aussi, constaté que Gassend est la bonne forme du nom du philosophe (tome III, col. 1139) : Gssendus Gallice Gassend ex ipsusmet epistola ad Bosquetum. L’observation a été reproduite par M. Degérando et par M. Aubé.
  3. J’ai publié dans la livraison de septembre 1874 de la Revue de Marseille et de Provence (p. 473) un billet inédit de Gassendi à Pierre Du Puy (tiré de la collection Du Puy, vol. 803, p. 258) et daté d’Aix la veille des Roys 1649. »