Documents diplomatiques français (1871-1914), série 1, tome 3/04

Les Italiens dans la baie d’Assab ; leurs prétentions sur l’Afrique.
Documents diplomatiques français (1871-1914), série 1, tome 3, Texte établi par Sébastien Charléty (Commission de publication des documents diplomatiques français), Imprimerie nationale (p. 4-5).

4.

M. de Noailles, Ambassadeur de France à Rome, à M. de Freycinet, Ministre des Affaires étrangères.

D. n° 8.
Rome, 9 janvier 1880.

Les journaux italiens annoncent que deux bâtiments de la Compagnie Rubattino ont jeté l’ancre dans la baie d’Assab, sur la côte sud occidentale de la mer Rouge, au nord de la côte des Somalis, dans l’Erythrée actuelle, et en ont pris possession. J’ai déjà eu l’occasion d’adresser au Département quelques renseignements relatifs à cette expédition. J’ai su depuis, et d’une manière positive que le Gouvernement italien l’avait préparée de longue main et qu’il y attachait une grande importance. Le mot d’ordre avait été donné à tous les journaux de garder le silence à ce sujet. C’est par une indiscrétion du Popolo Romano que l’on a su, au mois de novembre dernier, qu’une expédition allait partir prochainement pour Assab.

À cette occasion, je dois signaler à Votre Excellence les articles assez nombreux parus dans les journaux italiens sur l’Egypte et sur Tunis. C’est le journal de M. Crispi, la Riforma, qui se montre le plus ardent. On dirait que l’Italie a, sur toute l’Afrique, des droits imprescriptibles, et que c’est lui faire tort, presque l’offenser, que de ne pas s’y effacer partout devant elle. C’est ainsi que l’Italie voit d’un œil jaloux les efforts que nous avons faits pour sauver d’une catastrophe imminente les finances égyptiennes[1] et empêcher que la banqueroute ne livre l’Egypte en proie à ceux qui la convoitent. Elle voit aussi de mauvais œil que la France, justement soucieuse des intérêts spéciaux que lui crée le voisinage de l’Algérie et de la Tunisie, cherche à développer son influence dans la Régence et tienne à ce que cette influence reste toujours prépondérante. Cette disposition d’esprit malheureusement n’existe pas que dans le journalisme italien, elle se retrouve dans le Gouvernement et j’ai pu remarquer à plusieurs reprises que le Cabinet actuel présidé par M. Cairoli montrait une impatience que ne témoignait pas, l’hiver dernier, le Cabinet que dirigeait M. Depretis. J’ai été moi-même sondé à ce sujet sous le couvert d’entretiens platoniques et de conversations officieusement amicales. Je n’ai pas laissé engager la discussion comme on l’aurait voulu. J’ai même donné à la conversation un certain tour de badinage qui me permettait, sans froisser aucune susceptibilité, d’employer des arguments plus énergiques qu’on ne le fait d’habitude dans les conversations d’affaires. Je crois, en effet, très important de ne laisser entrer dans l’esprit des Italiens aucune illusion dont ils chercheraient plus tard à s’autoriser contre nous, ni de laisser échapper aucune parole, même de complaisance, qu’ils ne manqueraient pas ensuite d’invoquer.

Depuis que j’ai l’honneur de représenter la France en Italie, je me suis tenu toujours sur une extrême réserve, et spécialement pour ce qui touche la Tunisie ; j’ai, résistant à des sollicitations qui me venaient de différents côtés, toujours repoussé toute idée, toute apparence d’engagements qui pourrait à quelque titre que ce soit lier dans l’avenir notre liberté, que nous avons tout intérêt à garder pleine et entière, quels que puissent être d’ailleurs nos desseins.

J’espère que cette manière de voir aura l’assentiment de Votre Excellence et que l’attitude que j’ai cru devoir maintenir sera approuvée par elle.

P. S. — Je signalerai à l’attention de Votre Excellence une lettre d’un voyageur allemand M. Rohlfs qui invite l’Italie à fonder une colonie dans la Tripolitaine. Cette pièce se trouve aux pièces jointes.

  1. Voir t. II, 1re série, nos 326, 353, 451, 452.