Documents biographiques/Édition Garnier/60



LX.

MARTIN SHERLOCK À FERNEY[1].
1776.
Ferney, ce 26 avril 1776.

Le marquis d’Argence, d’Angoulême, me donna une lettre pour M. de Voltaire, dont il était l’ami intime. Toute personne recommandée par M. d’Argence était sûre d’être bien accueillie à Ferney. M. de Voltaire me fit beaucoup de politesses ; ma première visite fut de deux heures, et il me pria pour dîner le lendemain. Chaque jour, en sortant de chez lui, j’entrais dans une auberge, où j’écrivais les choses les plus remarquables qu’il m’avait dites, que voici.

Il me rencontra dans le vestibule ; son neveu, M. d’Hornoy, conseiller au parlement de Paris, le soutenait par le bras ; il me dit d’une voix très-faible : « Vous voyez un homme très-vieux, qui fait un grand effort pour avoir l’honneur de vous voir ; voulez-vous bien vous promener dans mon jardin, il vous fera plaisir, car il est à l’anglaise ; ce fut moi qui introduisis cette mode en France, et tout le monde la saisit avec fureur ; mais les Français parodient vos jardins, ils mettent trente arpents en trois. »

De son jardin on voyait les Alpes, le lac, la ville de Genève et ses environs, qui sont fort riants ; il disait : It is a beautiful prospect (c’est un beau coup d’œil). Il prononçait ces mots assez bien.

Sherlock. — Depuis quand avez-vous été en Angleterre ?

Voltaire. — Il y a cinquante ans au moins.

Son neveu. — C’était dans ce moment-là que vous avez fait imprimer la première édition de votre Henriade.

Nous parlâmes lettres alors, et depuis ce moment, il oublia qu’il était vieux et malade, et il parla avec la chaleur d’un homme de trente ans. Il disait beaucoup d’horreurs contre Moïse et contre Shakespeare.

Voltaire. — Votre Shakespeare est détestablement traduit par M. de La Place. Il a substitué de La Place à Shakespeare ; moi, j’ai traduit les trois premiers actes de Jules César avec fidélité. Un traducteur devrait perdre son esprit, et prendre celui de son auteur : si l’auteur est bouffon, il faut que le traducteur le soit aussi. Shakespeare avait toujours un bouffon : c’est le goût du siècle, qu’il avait pris des Espagnols. Les Espagnols avaient toujours un bouffon ; tantôt c’était un dieu, tantôt c’était un diable ; tantôt il priait, tantôt il se battait.

Nous parlâmes de l’Espagne.

Voltaire. — C’est un pays dont nous ne savons pas plus que des parties les plus sauvages de l’Afrique, et qui ne mérite pas la peine d’être connu. Si un homme veut y voyager, il faut qu’il porte son lit, etc. Quand il entre dans une ville, il faut aller dans une rue pour acheter une bouteille de vin, un morceau de mulet dans une autre, il trouve une table dans une troisième et il y soupe. Un seigneur français passait par Pampelune : il envoya chercher une broche, il n’y en avait qu’une dans la ville, et celle-là était empruntée pour une noce.

Son neveu. — Voilà un village que M. de Voltaire a fait bâtir.

Voltaire. — Oui, nous sommes libres ici : coupez un petit coin et nous sommes hors de la France. J’ai demandé de certains priviléges pour mes enfants ici, et le roi m’a accordé tout ce que j’ai demandé, et a déclaré le pays de Gex libre de tous les impôts des fermiers généraux, de sorte que le sel, qui se vendait auparavant à dix sols la livre, ne va actuellement qu’à quatre : je n’ai point d’autre chose à demander, excepté de vivre.

Nous entrons dans la bibliothèque.

Voltaire. — Voilà bien de vos compatriotes. (Il y avait Shakespeare, Milton, Congreve, Rochester, Shaftesbury, Bolingbroke, Robertson, Hume, etc.) Robertson est votre Tite-Live, son Charles-Quint[2] est écrit avec vérité. Hume a écrit son Histoire[3] pour être loué ; Rapin[4], pour instruire ; et l’un et l’autre a atteint son but.

Sherlock. — Vous avez connu milord Chesterfield[5] ?

Voltaire. — Oui, je l’ai connu ; il avait beaucoup d’esprit.

Sherlock. — Vous connaissez milord Hervey[6].

Voltaire. — J’ai l’honneur d’être en correspondance avec lui.

Sherlock. — Il a des talents.

Voltaire. — Autant de brillant que milord Chesterfield, et plus de solidité.

Sherlock. — Milord Bolingbroke et vous étiez d’accord que nous n’avons pas une seule bonne tragédie.

Voltaire. — C’est vrai : Caton[7] est supérieurement bien écrit ; Addison avait beaucoup de goût, mais l’abîme entre le goût et le génie est immense. Shakespeare avait un génie étonnant, mais point de goût : il a gâté le goût de la nation ; il a été leur goût depuis deux cents ans ; et ce qui est le goût d’une nation pendant deux cents ans le sera pendant deux mille ; ce goût-là devient une religion ; et il y a dans ce pays-là beaucoup de fanatiques à l’égard de cet auteur.

Sherlock. — Vous avez connu personnellement milord Bolingbroke ?

Voltaire. — Oui, il avait la figure imposante et la voix aussi ; dans ses ouvrages beaucoup de feuilles et peu de fruits ; des expressions entortillées et des phrases qui ne finissent point.

Vous voyez là, dit-il, l’Alcoran, qui est bien lu au moins, — il était marqué partout par des morceaux de papier. — Voilà Historic Doubts par M. Horace Walpole[8], — qui avait aussi beaucoup de marques. — Voilà le portrait de Richard III, vous voyez qu’il était assez beau garçon.

Sherlock. — Vous avez fait bâtir une église ?

Voltaire. — C’est vrai ; et c’est la seule de l’univers en l’honneur de Dieu ; vous avez des églises bâties à saint Paul, à sainte Geneviève, mais pas une à Dieu.

Voilà ce qu’il m’a dit le premier jour : vous n’attendez aucune liaison dans ce dialogue, parce que je n’ai écrit que ce qu’il a dit de plus frappant. Peut-être ai-je écorché quelques-unes de ses phrases ; mais autant que je pouvais m’en rappeler, j’écrivais ses propres paroles.

Ferney

Le lendemain, en nous asseyant à dîner il dit : « Nous sommes ici for Liberty and Property (pour la liberté et pour la propriété). Ce monsieur est un jésuite[9], il porte son chapeau ; moi, je suis un pauvre malade, je porte mon bonnet de nuit. »

Je ne me rappelle pas à propos de quoi il citait ces vers :

Here lies the Mutton-eating King
Whose promise none relies on :
Who never said a foolish thing
And never did a wise one.

Mais c’était à propos de Racine qu’il citait ces deux autres :

The weighty bullion of one sterling fine
Drawn in French wire wou’d thro’whole pages shine.

Sherlock. — Les Anglais préfèrent Corneille à Racine.

Voltaire. — C’est que les Anglais ne savent pas assez la langue française pour sentir la beauté du langage de Racine, et l’harmonie de sa versification. Corneille doit leur plaire davantage, parce qu’il a des choses plus frappantes ; mais Racine aux Français, parce qu’il a plus de douceur et de tendresse.

Sherlock. — Comment avez-vous trouvé la chère anglaise ?

Voltaire. — Très-fraîche et très-blanche.

Il faut se rappeler que quand il fit ce calembour sur les femmes, il était dans sa quatre-vingt-troisième année.

Sherlock. — Leur langue ?

Voltaire. — Énergique, précise et barbare : c’est la seule nation qui prononce leur A, e.

Il citait le mot Handkerchief pour preuve de la bizarrerie de leur prononciation.

Il raconta une anecdote de Swift. Milady Cartwright, femme du vice-roi d’Irlande, dans le temps de Swift, lui disait : « L’air de ce pays-ci est bon. » Swift se jeta à genoux : « De grâce, milady, ne dites pas cela en Angleterre, ou ils y mettraient un impôt. »

Il dit ensuite que, quoiqu’il ne pût pas prononcer parfaitement l’anglais, son oreille était sensible à l’harmonie de leur langue et de leur versification ; que Pope et Dryden avaient le plus d’harmonie dans la poésie, Addison dans la prose.

Voltaire. — Comment avez-vous trouvé les Français ?

Sherlock. — Aimables et spirituels ; je ne leur ai trouvé qu’un seul défaut, ils imitent trop les Anglais.

Voltaire. — Comment, vous nous trouvez dignes d’être originaux nous-mêmes ?

Sherlock. — Oui, monsieur.

Voltaire. — Et moi aussi ; mais c’est de votre gouvernement que nous sommes jaloux.

Sherlock. — J’ai trouvé les Français plus libres que je ne les avais crus.

Voltaire. — Oui, quant à se promener, à manger tout ce qu’il veut, à se reposer sur son fauteuil, le Français est assez libre. Mais quant aux impôts..... Ah ! monsieur, que vous êtes heureux ; vous pouvez faire tout ; nous sommes nés dans l’esclavage, et nous mourrons dans l’esclavage ; nous ne pouvons pas même mourir comme nous voulons, il faut avoir un prêtre.

En parlant ensuite de notre gouvernement, il disait : « Les Anglais se vendent, ce qui est une preuve qu’ils valent quelque chose ; nous autres Français, nous ne nous vendons point ; vraisemblablement, c’est que nous ne valons rien. »

Sherlock. — Que pensez-vous de l’Héloïse ?

Voltaire. — Elle ne se lira plus dans vingt ans.

Sherlock. — Mlle  de Lenclos[10] a bien écrit ses lettres.

Voltaire. — Elle n’en a jamais écrit une ; c’était ce malheureux Crébillon.

Il disait que les Italiens étaient une nation de fripiers ; que l’Italie était une garde-robe, dans laquelle il y avait beaucoup de vieux habits d’un goût parfait. « C’est encore à savoir, dit-il, lesquels des sujets du Grand Turc ou du pape sont les plus vils. »

Il parla de l’Angleterre et de Shakespeare, et il expliqua à Mme  Denis une partie de la scène de Henri V, où le roi fait sa cour à la reine Catherine en mauvais français[11] ; et de la scène où cette reine prend une leçon d’anglais de sa dame d’atours, et où il y a des équivoques très-forts, surtout sur le mot pied, et en s’adressant à moi, il dit : « Mais voilà ce que c’est qu’un auteur, il sera tout pour faire de l’argent. »

Voltaire. — Quand je vois un Anglais rusé et aimant les procès, je dis : voilà un Normand qui est venu avec Guillaume le Conquérant ; quand je vois un homme doux et poli, en voilà un qui est venu avec les Plantagenets ; un brutal, voilà un Danois : car votre nation, aussi bien que votre langue, est un galimatias de plusieurs autres.

Après dîner, en passant par un petit salon où il y avait une tête de Locke, une de la comtesse de Conventry, et plusieurs autres, il me prend par le bras et m’arrête : « Connaissez-vous ce buste ? C’est le plus grand génie qui ait existé : quand tous les génies de l’univers seraient rassemblés, il conduirait la bande. »

C’était de Newton et de ses propres ouvrages qu’il parlait toujours avec le plus de chaleur.


Si vous n’avez pas le temps de lire un court détail de minuties sur l’article de Voltaire, passez cette lettre.

Son château est commode et assez bien meublé ; parmi d’autres tableaux, on voyait le portrait de l’impératrice de Russie et celui du roi de Prusse, qui lui avait été envoyé par ce souverain, ainsi que son propre buste en porcelaine de Berlin avec l’inscription : Immortali.

Ses armoiries de noblesse[12] sont sur sa porte et sur toutes ses assiettes, qui sont d’argent ; au dessert, les cuillères, les fourchettes et les lames de couteau étaient de vermeil ; il y avait deux services et cinq domestiques, dont trois étaient en livrée : il n’est pas permis à un domestique étranger d’y entrer.

Il passe son temps à lire, à écrire, à jouer aux échecs avec le Père Adam, et à regarder bâtir son village.

L’âme de cet homme extraordinaire a été le théâtre de toutes les ambitions ; il a voulu être homme de lettres universel ; il a voulu être riche ; il a voulu être noble, et il a réussi à tout.

Sa dernière ambition a été de fonder une ville : et en examinant, on verra que toutes ses idées étaient dirigées à ce point. Après la disgrâce de M. de Choiseul, quand le ministère français eut abandonné le projet de bâtir une ville à Versoy pour y établir des manufactures et faire tomber le commerce des Genevois, Voltaire se décida de faire à Ferney ce que le gouvernement français avait voulu faire à Versoy.

Il saisit le moment des dissensions de la République de Genève, et, par de belles promesses, il engagea les exilés à se réfugier chez lui, et plusieurs des mécontents les y suivirent.

Il fit bâtir les premières maisons, et les donna pour un cens perpétuel ; ensuite il prêta de l’argent en rente viagère à ceux qui voulaient bâtir eux-mêmes ; aux uns sur sa tête, à d’autres sur sa tête et sur celle de Mme  Denis.

Son unique objet m’a paru l’agrandissement de ce village ; voilà pourquoi il avait demandé des exemptions d’impôts, et voilà pourquoi il cherchait tous les jours à séduire des ouvriers de Genève pour y établir une manufacture d’horlogerie. Je ne dis pas qu’il ne pensât point à l’argent ; mais je suis persuadé que ce n’était pour lui qu’un objet secondaire.

Les deux jours que je l’ai vu, il portait des souliers de drap blanc, des bas blancs de laine, des culottes rouges, deux gilets avec une robe de chambre et la veste de toile bleue, semée de fleurs jaunes et doublée de jaune ; il portait une perruque grise à trois marteaux, et par-dessus un bonnet de nuit de soie brodé d’or et d’argent.

Il a fait construire, il y a douze ans, son tombeau à côté de son église, en face de son château. Dans l’église, qui est petite, il n’y a rien d’extraordinaire, excepté sur l’autel, où il y a une figure simple en bois doré, sans croix. L’on dit que c’est lui-même, car on prétend qu’il a toujours eu l’idée de faire une religion.



  1. Martin Sherlock, chapelain du comte de Bristol. Lettres d’un voyageur anglais, Genève, 1779, et Neuchâtel, 1781, in-8°. Ces lettres, publiées originairement en français, furent traduites ensuite en anglais, London, 1780, in-4°.
  2. History of Charles V, 1769, 3 vol. in-4°, traduite par Suard, 1771, 2 vol. in-4°.
  3. Son Histoire d’Angleterre, qu’il fit paraître de 1754 à 1761.
  4. Rapin de Thoyras, neveu de Pellisson, auteur d’une Histoire d’Angleterre, 1724, 8 vol. in-4°, souvent louée par Voltaire.
  5. Philippe Dormer Stanhope, comte de Chesterfield, l’auteur des célèbres Letters to his Son, 1774.
  6. John lord Hervey de Seckworth, garde des sceaux sous le ministère Walpole.
  7. Cato, tragédie d’Addison, conçue dans le système français, et représentée en 1713.
  8. Historic Doubts on the life and death of Richard III, 1768. C’est une tentative de réhabilitation de ce prince. Cette édition, faite à Strawberry-Hill, résidence d’Horace Walpole, et où il avait une imprimerie, avait comme frontispice un portrait de Richard III.
  9. Le Père Adam.
  10. Il s’agit ici des Lettres de Ninon de Lenclos au marquis de Sévigné, Paris. 1752, 2 vol. in-12.
  11. King Henry V, acte III, scène iv, et acte V scène ii.
  12. Ces armes étaient : d’azur à trois flammes d’or.


n° 59

n° 60

n° 61