Documents biographiques/Édition Garnier/44



XLIV.

PROCÈS-VERBAL[1]

concernant

UN LIVRE INTITULÉ ABRÉGÉ DE L’HISTOIRE UNIVERSELLE

attribué à m. de voltaire.

Chez Jean Néaulme, libraire à la Haye et à Berlin, 1753[2].

Cejourd’hui 22 février 1754, après midi, fut présent devant les soussignés notaires, messire François-Marie Arouet de Voltaire, gentilhomme ordinaire de la chambre du roi et membre de l’Académie française, de celles de Rome, de Bologne, de Toscane, d’Angleterre, d’Écosse, et de Russie ; lequel nous a représenté un manuscrit in-4°, usé de vétusté, relié en un carton qui paraît aussi fort vieux, intitulé Essai sur les Révolutions du monde et sur l’Histoire de l’esprit humain, depuis le temps de Charlemagne jusqu’à nos jours, 1740 ; lequel ledit sieur comparant a dit avoir reçu hier 21 du courant, venant de sa bibliothèque de Paris, dans un paquet contre-signé « Bouret ».

Il nous a montré pareillement un livre imprimé en deux volumes in-12, intitulé Abrégé de l’Histoire universelle, depuis Charlemagne jusqu’à Charles-Quint, par M. de Voltaire ; à la Haye, chez Jean Néaulme, en l’année 1753 ; et nous avons reconnu que ledit abrégé était en quelque partie tiré du manuscrit dudit sieur comparant, à nous exhibé, en ce que tous deux commencent de la même façon : Plusieurs esprits infatigables ayant, etc.

Nous avons reconnu pareillement la différence très-grande qui est entre ledit manuscrit et ledit imprimé par les observations suivantes :

1° Nous avons trouvé à la première page du manuscrit, ligne 3 : Les historiens en cela ressemblent à quelques tyrans dont ils parlent : ils sacrifient le genre humain à un seul homme.

Et dans l’édition de Jean Néaulme nous avons trouvé : Les historiens, semblables en cela aux rois, sacrifient le genre humain à un seul homme.

Sur quoi l’auteur a protesté qu’il se pourvoirait en temps et lieu contre ceux qui ont défiguré son ouvrage d’une manière si odieuse.

2° Page 39 du manuscrit : Le roi de Perse eut un fils qui, s’étant fait chrétien, fut indigne de l’être, et se révolta contre lui.

Dans l’édition de Jean Néaulme on a supprimé malignement ces mots essentiels : fut indigne de l’être.

3° Page 46 dudit manuscrit, à l’article de Mahomet : Le vulgaire turc ne voit pas ces fautes, les adore ; et les imans n’ont pas de peine à persuader ce que personne n’examine.

On a mis dans l’imprimé : Le vulgaire, qui ne voit pas ces fautes, les adore ; et les docteurs emploient un déluge de paroles pour les pallier.

Cette affectation de mettre docteurs à la place d’imans nous a paru sensible.

4° Page 65 du manuscrit : Il était impossible de ne pas révérer une suite presque non interrompue de pontifes qui avaient consolé l’Église, étendu la religion, adouci les mœurs des Hérules, des Goths, des Vandales, des Lombards et des Francs.

Tout ce passage, qui contient plus de deux pages, est entièrement oublié dans l’édition de Hollande.

5° Page 71 du manuscrit : C’est une chose très-remarquable que de près de quatre-vingts sectes qui avaient déchiré l’Église depuis sa naissance, aucune n’avait eu un Romain pour auteur, si on excepte Novatien.

Ce passage ne se trouve, non plus que tout ce qui suit, dans l’édition de Jean Néaulme.

6° Page 99 du manuscrit : Il paraît qu’il y avait alors environ sept à huit fois moins d’argent en France, en Italie, et vers le Rhin, qu’il n’y en a aujourd’hui.

L’édition de Hollande porte : Il paraît qu’il y avait alors autant d’argent qu’aujourd’hui.

Par quoi l’auteur se plaint de l’ignorance autant que de la mauvaise foi de celui qui a vendu à Jean Néaulme un manuscrit si différent du véritable.

7° Page 282 du manuscrit : Rome a toujours condamné ces coutumes ridicules et barbares : il y a toujours eu plus de gravité, plus de décence à Rome qu’ailleurs. Et on sentait qu’en tout cette Église était faite pour donner des leçons aux autres.

Ni ce passage, ni les deux précédents, ne se trouvent dans l’édition de Hollande.

8° Page 208 du manuscrit et suivantes, tout ce qui est dit dans cet endroit sur les croisades ne se trouve point dans l’imprimé.

9° Le chapitre 41e, intitulé, dans le manuscrit, Mœurs et Usages aux xiiie et xive siècles, n’est point dans l’imprimé.

10° Le chapitre 42e, page 334 du manuscrit, intitulé De l’Orient, et particulièrement de Gengiskan, n’est point dans l’imprimé.

11° Page 370 du manuscrit, dans le chapitre des templiers, depuis ces mots : À l’endroit où est à présent la statue équestre de Henri IV, il y a cinq pages entières qui ne sont point dans l’imprimé.

12° Le chapitre 45e, De l’Espagne, page 584 du manuscrit, n’est point dans l’imprimé.

13° Page 608 du manuscrit, tout ce qui suit ces mots : Si j’avais blessé mon fils, n’est point dans l’imprimé.

14° Page 626 du manuscrit, depuis ces mots : Tant de bénéfices et si chèrement, tout ce qui suit jusqu’à la page 635 n’est point dans l’imprimé.

Ce premier tome du manuscrit, qui contient 663 pages et qui finit au concile de Constance, est quatre fois plus considérable que les deux tomes entiers imprimés. Et on ne trouve plus que 66 pages dans l’imprimé après l’article du concile de Constance.

L’auteur nous a dit qu’il attend incessamment de Paris le second volume de son manuscrit, qui est aussi épais que le premier, et qui finit au temps de Philippe second ; et qu’ainsi son véritable ouvrage est huit fois plus ample que celui qu’on a mis sous son nom. Nous avons en outre confronté le manuscrit du premier tome, manuscrit à nous exhibé, avec l’édition de Jean Néaulme, intitulée Abrégé de l’Histoire universelle ; et nous n’avons pas trouvé une seule page dans laquelle il n’y ait de grandes différences.

Et le sieur comparant a protesté contre l’édition que Jean Néaulme a osé mettre abusivement sous son nom, la déclarant subreptice, la condamnant comme remplie d’erreurs et de fautes, et digne du mépris de tous les lecteurs.

De tout ce que dessus, après un examen exact, ledit sieur comparant a requis acte, à lui octroyé pour servir et valoir ce qu’il appartiendra.

Fait, lu et passé à Colmar, dans la maison du sieur Jean-Ulric Goll, où réside ledit sieur comparant.

Et a signé avec nousdits notaires la minute, restée vers Besson l’un d’iceux ; les renvois et ratures ci-dessus approuvés.

Callot et Besson[3].



  1. Je donne ce Procès-verbal d’après un imprimé in-12 de neuf pages, beaucoup plus ample que l’impression qui est pages 121-123 de Mon Séjour auprès de Voltaire, par Colini, 1807, in-8°. L’exemplaire que je possède de l’imprimé du Procès-verbal contient six lignes manuscrites, que je crois de Colini. (B.)
  2. Voici l’Avis placé en tête du premier volume de l’Abrégé de l’Histoire universelle, publié par Néaulme en 1753 : Voltaire en eut connaissance lors du voyage qu’il fit à Colmar la même année pour surveiller de plus près l’impression des Annales de l’Empire, qu’il avait composées pour la duchesse de Saxe-Gotha. C’est alors qu’il écrivit à Néaulme les lettres qu’on trouvera dans la Correspondance, tome XXXVIII, page 151, et L, page 483.

    « J’ai lieu de croire que M. de Voltaire ne sera pas fâché de voir que son manuscrit, qu’il a intitulé Abrégé de l’Histoire universelle depuis Charlemagne jusqu’à Charles-Quint, et qu’il dit être entre les mains de trente particuliers, soit tombé entre les miennes. Il sait qu’il m’en avait flatté dès l’année 1742, à l’occasion de son Siècle de Louis XIV, auquel je ne renonçai en 1750 que parce qu’il me dit alors à Potsdam, où j’étais, qu’il l’imprimait lui-même à ses propres dépens. Ainsi il ne s’agit ici que de dire comment cet Abrégé m’est tombé entre les mains, le voici.

    « À mon retour de Paris, en juin de cette année 1753, je m’arrêtai à Bruxelles où j’eus l’honneur de voir une personne de mérite qui, en étant le possesseur, me le fit voir, et m’en fit aussi tout l’éloge imaginable, de même que l’histoire du manuscrit, et de tout ce qui s’était passé à l’occasion d’un Avertissement qui se trouve inséré dans le second volume du mois de juin 1752 du Mercure de France, et répété dans l’Épilogueur du 31 juillet de la même année, avec la réponse que l’on y a faite, et qui se trouve dans le même Épilogueur du 7 août suivant : toutes choses inutiles à relever ici, mais qui m’ont ensuite déterminé à acheter des mains de ce galant homme le manuscrit après avoir été offert à l’auteur, bien persuadé d’ailleurs qu’il était effectivement de M. de Voltaire ; son génie, son style, et surtout son orthographe s’y trouvant partout. J’ai changé cette dernière, parce qu’il est notoire que le public a toutes les peines du monde à s’y accoutumer ; et c’est ce que l’auteur est prié de vouloir bien excuser.... »

  3. Dans l’exemplaire que je possède du Procès-verbal imprimé en neuf pages sont, au bas de la page 9, six lignes que je crois fort être de la main de Colini, et que voici :

    « Le 27 dudit mois, par-devant les mêmes notaires, a été représenté et constaté le second volume dudit manuscrit, contenant cinq cent quatre-vingt-onze pages avec douze cahiers séparés, etc.

    « N. B. On s’est trompé dans quelques gazettes en mettant ce procès-verbal au 25 février ; il est du 22. » (B.)


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