Doctrine de la vertu (trad. Barni)/Eléments métaphysiques/Partie 1/Division 1/Ch2/$9

Éléments métaphysiques de la doctrine de la vertu (seconde partie de la Métaphysique des moeurs), suivis d'un Traité de pédagogie et de divers opuscules relatifs à la morale
Traduction par Jules Barni.
Auguste Durand (p. 87-90).


CHAPITRE SECOND.
DES DEVOIRS DE L’HOMME ENVERS LUI-MÊME, EN TANT QU’ÊTRE MORAL.
Ils sont opposés aux vices du mensonge, de l’avarice et de la fausse humilité (de la bassesse).

ARTICLE PREMIER.
Du mensonge.
§ 9.

La plus grande transgression du devoir de l’homme envers lui-même, considéré simplement comme être moral (envers l’humanité qui réside en sa personne), c’est le contraire de la véracité, c’est-à-dire le mensonge (aliud lingua promptum, aliud pectore inclusum gerere). Il est de soi-même évident que toute fausseté volontaire dans l’expression de ses pensées (qui dans la doctrine du droit ne prend le nom de mensonge que quand elle porte atteinte au droit d’autrui), encourt inévitablement cette dure qualification dans l’éthique, pour qui l’absence de tout dommage ne légitime point une chose mauvaise en soi. Le déshonneur (qui consiste à devenir un objet de mépris moral) suit le mensonge, et accompagne le menteur comme son ombre. — Le mensonge peut être extérieur (mendacium externum), ou intérieur. Par le premier, l’homme se rend méprisable aux yeux des autres ; par le second, ce qui est encore pis, il se rend méprisable à ses propres yeux, et offense la dignité de l’humanité dans sa personne. Nous n’avons à tenir compte ni du tort que le mensonge peut causer aux autres hommes, puisque ce n’est pas là ce qui fait le caractère propre de ce vice (autrement il ne serait autre chose que la violation d’un devoir envers autrui), ni de celui que le menteur peut se faire à lui-même, car, considéré comme un défaut de prudence, il serait en contradiction avec les maximes pragmatiques[1] mais non avec les maximes morales, et par conséquent il ne pourrait être considéré comme la transgression d’un devoir. — Le mensonge est l’avilissement et comme l’anéantissement de la dignité humaine. Un homme qui ne croit pas lui-même ce qu’il dit à un autre (fût-ce à une personne idéale), a encore moins de valeur que n’en a une simple chose ; car quelqu’un peut tirer parti de l’utilité de cette chose, puisque c’est un objet réel qui lui est donné, tandis que, si en prétendant communiquer à un autre ses pensées, on se sert de mots qui signifient (à dessein) le contraire de ce que l’on pense, on se propose une fin qui va directement contre la destination naturelle de la faculté de communiquer ses pensées, et par conséquent on abdique sa personnalité ; aussi le menteur est-il moins un homme véritable que l’apparence trompeuse d’un homme. — La véracité dans les déclarations s’appelle aussi loyauté[2] ; quand il s’agit de promesse, probité[3], et en général bonne foi[4].

Le mensonge (dans le sens que l’éthique attache à ce mot[5]), comme fausseté volontaire en général, n’a pas besoin d’être nuisible aux autres pour être déclaré condamnable ; car, à ce point de vue, il serait une violation du droit d’autrui. Il peut bien avoir uniquement pour cause la légèreté, ou un bon naturel ; on peut même s’y proposer une fin réellement bonne ; toujours le moyen qu’on emploie est-il par sa seule forme une offense faite par l’homme à sa propre personne, et une indignité qui le doit rendre méprisable à ses propres yeux.

Il est facile de prouver la réalité de beaucoup de mensonges intérieurs dont les hommes se rendent coupables ; mais il semble plus difficile d’en expliquer la possibilité, parce qu’il semble qu’il faille absolument une seconde personne qu’on ait l’intention de tromper, et que se tromper volontairement soi-même soit une chose contradictoire en soi.

L’homme, en tant qu’être moral (homo noumenon), ne peut se servir de lui-même, en tant qu’être physique (homo phænomenon), comme d’un pur moyen (d’une machine à paroles[6]), qui ne serait point assujetti à la fin intérieure de la faculté de communiquer ses pensées ; il est soumis au contraire à la condition de rester d’accord avec lui-même dans la déclaration (declaratio) de ses pensées, et il est obligé envers lui-même à la véracité. — Il se ment à lui-même, par exemple, lorsqu’il fait semblant de croire à un juge futur du monde, tandis qu’il ne trouve pas réellement en lui cette croyance, mais qu’il se persuade qu’il n’a rien à perdre, mais tout à gagner à professer cette foi en se plaçant par la pensée devant celui qui sonde les cœurs, afin d’obtenir ainsi sa faveur dans tous les cas. Il se ment encore à lui-même lorsque, sans mettre en doute l’existence de ce juge suprême, il se flatte d’obéir à sa loi par respect pour elle, tandis qu’il ne sent en lui d’autre mobile que la crainte du châtiment.

Le défaut de pureté[7] en matière de conscience n’est autre chose qu’un manque de délicatesse de conscience[8], c’est-à-dire de sincérité dans la confession que l’on fait devant son juge intérieur, qu’on se représente comme une autre personne. Par exemple, à traiter les choses à l’extrême rigueur, c’est déjà tomber dans un défaut de ce genre, que de prendre, par amour de soi, un désir pour le fait même, parce qu’il a pour objet une fin bonne en elle-même. Le mensonge intérieur, qui pourtant est contraire au devoir de l’homme envers lui-même, reçoit ici le nom de faiblesse ; elle est semblable à celle d’un amant à qui son désir de ne trouver que des qualités dans la femme qu’il aime rend invisibles les défauts les plus saillants. — Cependant ce manque de sincérité dans les jugements que l’on porte sur soi-même mérite le blâme le plus sévère ; car, dès qu’une fois le principe suprême de la véracité a été ébranlé, le fléau de la dissimulation (qui semble avoir ses racines dans la nature humaine) ne tarde pas à s’étendre jusque dans nos relations avec les autres hommes.

Notes du traducteur modifier

  1. Pragmatischen – C’est l’épithète que Kant a adoptée pour qualifier en général les maximes de la prudence, ou de cette sagesse pratique qui n’est pas la moralité, mais l’intérêt bien entendu. J. B.
  2. Ehrlichkeit.
  3. Redlichkeit.
  4. Aufrichtigkeit.
  5. In der ethischen Bedeutung des Worts.
  6. Sprachmaschine.
  7. Unlauterkeit.
  8. Gewissenhaftigkeit.

Notes de l’auteur modifier