Doctrine de la vertu (trad. Barni)/Eléments métaphysiques/Partie 1/Division 1/Ch2/$11

Éléments métaphysiques de la doctrine de la vertu (seconde partie de la Métaphysique des moeurs), suivis d'un Traité de pédagogie et de divers opuscules relatifs à la morale
Traduction par Jules Barni.
Auguste Durand (p. 96-100).


ARTICLE III.
De la fausse humilité.


§ 11.


L’homme considéré dans le système de la nature (homo phænomenon, animal rationale) est un être de médiocre importance, et il a une valeur vulgaire (pretium vulgare) qu’il partage avec les autres animaux que produit le sol. En outre, comme il s’élève au-dessus d’eux par l’intelligence et qu’il peut se proposer à lui-même des fins, il en tire une valeur intrinsèque d’utilité (pretium usus), qui fait qu’on préfère sous ce rapport un homme à un autre, c’est-à-dire que, dans les rapports des hommes considérés au point de vue animal ou comme choses, il a un prix analogue à celui d’une marchandise, mais inférieur pourtant à la valeur du moyen général d’échange, de l’argent, dont le prix est pour cette raison considéré comme éminent (pretium eminens).

Mais, considéré comme personne, c’est-à-dire comme sujet d’une raison moralement pratique, l’homme est au-dessus de tout prix ; car, à ce point de vue (homo noumenon), il ne peut être regardé comme un moyen pour les fins d’autrui, ou même pour ses propres fins, mais comme une fin en soi, c’est-à-dire qu’il possède une dignité (une valeur intérieure absolue), par laquelle il force au respect de sa personne toutes les autres créatures raisonnables, et qui lui permet de se mesurer avec chacune d’elles et de s’estimer sur le pied de l’égalité.

L’humanité qui réside en sa personne est l’objet d’un respect qu’il peut exiger de tout autre homme, mais dont il ne doit pas non plus se dépouiller. Il peut et il doit donc s’estimer d’après une mesure qui est à la fois petite et grande, suivant qu’il se considère comme être sensible (dans sa nature animale), ou comme être intelligible (dans sa nature morale). Mais, comme il ne doit pas se considérer seulement comme une personne en général, mais encore comme un homme, c’est-à-dire comme une personne ayant des devoirs envers elle-même, que lui impose sa propre raison, son peu de valeur[1] comme homme animal[2] ne saurait nuire à la conscience de sa dignité comme homme raisonnable[3], et il ne doit pas renoncer à cette estime morale qu’il peut avoir pour lui-même en cette dernière qualité. En d’autres termes, il ne doit pas poursuivre sa fin, qui est un devoir en soi, d’une manière basse et servile (anima servili), comme s’il s’agissait de solliciter une faveur : ce serait abdiquer sa dignité ; mais il doit toujours maintenir en lui la conscience de la noblesse de ses dispositions morales, et cette estime de soi est un devoir de l’homme envers lui-même.

La conscience et le sentiment de notre peu de valeur morale en comparaison de ce qu’exige la loi est l’humilité morale (humilitas moralis). Se persuader au contraire, faute de se comparer à la loi, que l’on possède cette valeur à un très-haut degré, c’est ce que l’on peut appeler l’orgueil de la vertu[4] (arrogantia moralis). — Rejeter toute prétention à quelque valeur morale que ce soit, dans l’espoir d’acquérir par là une valeur cachée, c’est une fausse humilité morale (humilitas moralis spuria) ou une bassesse d’esprit[5].

L’humilité qui consiste à faire peu de cas de soi-même en se comparant avec les autres hommes (même avec tout être fini en général, fût-ce un ange) n’est pas un devoir ; bien au contraire tenter d’égaler les autres, ou même de les surpasser dans ce genre d’humilité, en se persuadant qu’on acquérera ainsi une plus grande valeur morale, c’est là une ambition[6] (ambitio) qui est directement contraire au devoir envers autrui. Mais rabaisser sa propre valeur morale, dans le dessein de se servir de ce moyen pour obtenir la faveur d’un autre (quel qu’il soit), cette action (l’hypocrisie et la flatterie[7]) est une fausse (une feinte) humilité, et, comme elle est un avilissement de la personnalité, elle est contraire au devoir envers soi-même. La véritable humilité doit être nécessairement le fruit d’une comparaison sincère et exacte de soi-même avec la loi morale (avec sa sainteté et sa sévérité) ; mais en même temps de ce que nous sommes capables d’une législation intérieure telle que l’homme (physique) se sent forcé de respecter l’homme (moral) dans sa propre personne, il suit que nous devons nous sentir élevés[8] et nous estimer hautement nous-mêmes, car, nous avons le sentiment d’une valeur intérieure (valor), qui nous met au-dessus de tout prix (pretium), et nous confère une dignité inaliénable (dignitas interna), bien propre à nous inspirer du respect (reverentia) pour nous-mêmes.


§ 12.


Ce devoir relatif à la dignité de l’humanité en nous, et qui par conséquent est un devoir envers nous-mêmes, peut se traduire d’une manière plus ou moins claire dans les préceptes suivants :

Ne soyez point esclaves des hommes. — Ne souffrez pas que vos droits soient impunément foulée aux pieds. – Ne contractez point de dettes, pour lesquelles vous n’offriez pas une entière sécurité. — Ne recevez point de bienfaits dont vous puissiez vous passer, et ne soyez ni parasites, ni flatteurs, ni (ce qui ne diffère du vice précédent que par le degré) mendiants. Soyez donc économes, afin de ne pas tomber dans la misère. — Les plaintes et les gémissements, même un simple cri arraché par une douleur corporelle, c’est déjà chose indigne de vous, à plus forte raison si vous avez conscience d’avoir mérité cette peine. Aussi un coupable ennoblit-il sa mort (en efface-t-il la honte) par la fermeté avec laquelle il meurt. – L’action de se mettre à genoux ou de se prosterner jusqu’à terre, n’eût-elle d’autre but que de représenter d’une manière sensible[9] l’adoration des choses célestes, est contraire à la dignité humaine. Il en est de même de la prière qu’on fait en présence de certaines images ; car alors vous vous humiliez non devant un idéal, que vous présente votre raison, mais devant une idole qui est votre propre ouvrage.

Notes du traducteur modifier

  1. Seine Geringfügigkeit.
  2. Als Thiermensch.
  3. Als Vernunftmensch.
  4. Tugendstolz.
  5. Geistliche Kriecherei.
  6. Hochmuth.
  7. Heuchelei und Schmeichelei. Il y a ici sur l’étymologie de ces mots une note qu’on ne saurait traduire en français, à moins de conserver dans la traduction les expressions allemandes sur lesquelles elle porte, et c’est ce que je vais faire, en ayant soin seulement de les expliquer entre parenthèses :
    « Heucheln (proprement häucheln) [en français, faire l’hypocrite] semble dérivé de ächzenden, die Sprache unterbrechenden Hauch (Stoszseufzer) [c’est-à-dire soupir entrecoupé] ; et schmeicheln [flatter], de schmiegen [plier], ce qui, comme habitude, a été appelé schmiegeln, et enfin par le haut allemand schmeicheln. »
  8. Erhebung.
  9. Sich dadurch zu versinnlichen.

Notes de l’auteur modifier