Doctrine de la vertu (trad. Barni)/Eléments métaphysiques/Partie 1/Division 1/Ch1/$7

Éléments métaphysiques de la doctrine de la vertu (seconde partie de la Métaphysique des moeurs), suivis d'un Traité de pédagogie et de divers opuscules relatifs à la morale
Traduction par Jules Barni.
Auguste Durand (p. 79-82).

ARTICLE II.
De la souillure de soi-même par la volupté.


§ 7.


De même que l’amour de la vie nous a été donné par la nature pour notre conservation personnelle, de même l’amour du sexe a été mis en nous pour la conservation de l’espèce. Chacun d’eux est une fin de la nature[1], par où l’on entend cette liaison de cause à effet, où, sans attribuer pour cela de l’intelligence à la cause, on la conçoit cependant, par analogie avec une cause intelligente, comme si elle produisait son effet avec intention. Or il s’agit de savoir si l’usage des facultés qui nous ont été données pour la conservation ou pour la reproduction de l’espèce est soumis, relativement à la personne même qui les possède, à une loi du devoir restrictive, ou si nous pouvons, sans manquer à un devoir envers nous-mêmes, nous servir de nos facultés sexuelles pour le seul plaisir physique et sans égard au but pour lequel elles nous ont été données. — On démontre dans la doctrine du droit que l’homme ne peut se servir d’une autre personne pour se procurer ce plaisir, que sous la condition expresse d’un pacte juridique, où deux personnes contractent des obligations réciproques. Mais ici la question est de savoir si, par rapport à cette jouissance, il y a un devoir envers soi-même dont la transgression souille[2] (je ne dis pas seulement ravale[3]) l’humanité dans sa propre personne. Le penchant à ce plaisir s’appelle amour de la chair[4] (ou simplement volupté). Le vice qui en résulte se nomme impudicité[5], et la vertu opposée à ce vice, chasteté[6]. Lorsque l’homme est poussé à la volupté, non par un objet réel, mais par une fantaisie qu’il se crée à lui-même, et qui par conséquent est contraire au but de la nature, on dit alors que la volupté est contre nature[7]. Elle est même contraire à une fin de la nature, qui est encore plus importante que celle même de l’amour de la vie, car celle-ci ne regarde que la conservation de l’individu, tandis que la première regarde celle de l’espèce. —

Que cet usage contre nature (par conséquent cet abus) des organes sexuels soit une violation du devoir envers soi-même, et même un des plus graves manquements à la moralité, c’est ce que chacun reconnaît aussitôt qu’il y songe, et même la seule pensée d’un pareil vice répugne à tel point que l’on regarde comme immoral de l’appeler par son nom, tandis qu’on ne rougit pas de nommer le suicide, et que l’on n’hésite pas le moins du monde à le montrer aux yeux dans toute son horreur (in specie facti). Il semble qu’en général l’homme se sente honteux d’être capable d’une action qui rabaisse sa personne au-dessous de la brute. Bien plus, a-t-on à parler, dans une société honnête, de l’union sexuelle (et en soi purement animale) que le mariage autorise, il y faut mettre une certaine délicatesse et y jeter un voile.

Mais il n’est pas aussi aisé de trouver la preuve rationnelle[8] qui démontre que cet usage contre nature des organes sexuels, et aussi celui qui, sans être contre nature, n’a pas pour fin celle de la nature même, sont inadmissibles, comme étant une violation (et même, dans le premier cas, une violation extrêmement grave) du devoir envers soi-même. — Cette preuve se fonde sans doute sur ce que l’homme rejette ainsi (avec dédain) sa personnalité, en se servant de lui-même comme d’un moyen pour satisfaire un appétit brutal. Mais on n’explique point par là comment le vice contre nature dont il s’agit ici est une si haute violation de l’humanité dans notre propre personne, qu’il semble surpasser, quant à la forme (l’intention), le suicide lui-même. N’est-ce pas que rejeter fièrement sa vie comme un fardeau, ce n’est pas du moins s’abandonner lâchement aux inclinations animales, et que cette action exige un certain courage, où l’homme montre encore du respect pour l’humanité dans sa propre personne, tandis que ce vice qui consiste à se livrer tout entier au penchant animal, fait de l’homme un instrument de jouissance, et par cela même une chose contre nature, c’est-à-dire un objet de dégoût, et lui ôte tout le respect qu’il se doit à lui-même ?

Notes du traducteur modifier

  1. Naturzweck.
  2. Schändung.
  3. Abwürdigung.
  4. Fleischeslust.
  5. Unkeuschheit.
  6. Keuschheit.
  7. Unnatürlich.
  8. Vernunftbeweis.

Notes de l’auteur modifier