Doctrine de la vertu (trad. Barni)/Eléments métaphysiques/Partie 1/Division 1/Ch1/$6

Éléments métaphysiques de la doctrine de la vertu (seconde partie de la Métaphysique des moeurs), suivis d'un Traité de pédagogie et de divers opuscules relatifs à la morale
Traduction par Jules Barni.
Auguste Durand (p. 76-78).


ARTICLE PREMIER.


Du suicide.


§ 6.


La mort volontaire[1] ne peut être appelée suicide[2] (homicidium dolosum) qu’autant qu’on peut prouver qu’elle est en général un crime commis, ou bien simplement sur notre propre personne, ou bien aussi sur la personne d’autrui par le moyen de la nôtre (comme par exemple quand une femme enceinte se donne la mort).

Le suicide est un crime (un meurtre). On peut le considérer aussi comme une transgression de notre devoir envers les autres hommes (comme de celui des époux les uns envers les autres, ou des parents envers les enfants, ou des sujets envers leurs magistrats, ou envers leurs concitoyens ; ou bien encore comme une transgression de notre devoir envers Dieu, en ce sens que l’homme abandonne par là, sans en avoir été relevé, le poste qui lui a été confié en ce monde) ; – mais la question ici est uniquement de savoir si le suicide est une violation du devoir envers soi-même, si, même en laissant de côté toutes les autres considérations, l’homme est obligé de conserver sa vie par cela seul qu’il est une personne, et s’il doit reconnaître là un devoir (et même un devoir strict) envers lui-même.

Il semble absurde que l’homme puisse se faire une offense à lui-même (volenti non fit injuria). Aussi le stoïcien regardait-il comme une prérogative de sa personnalité (de la personnalité du sage) de pouvoir sortir à son gré et tranquillement de la vie (comme on sort d’une chambre pleine de fumée), sans y être poussé par aucun mal présent ou à venir, mais par cette seule raison qu’il ne peut plus être utile à rien en ce monde. — Mais ce courage, cette force d’âme qui nous fait braver la mort et nous révèle quelque chose que l’homme peut estimer encore plus que la vie, aurait dû être pour lui une raison d’autant plus forte de ne pas détruire en lui un être doué d’une puissance si grande, si supérieure aux mobiles sensibles les plus puissants, et par conséquent de ne pas se priver de la vie.

L’homme ne peut abdiquer sa personnalité tant qu’il y a des devoirs pour lui, et par conséquent tant qu’il vit ; et il y a contradiction à lui accorder le droit de s’affranchir de toute obligation, c’est-à-dire d’agir aussi librement que s’il n’avait besoin pour cela d’aucune espèce de droit. Anéantir dans sa propre personne le sujet de la moralité, c’est extirper du monde, autant qu’il dépend de soi, l’existence de la moralité même, laquelle est pourtant une fin en soi ; par conséquent disposer de soi comme d’un pur instrument pour une fin arbitraire, c’est rabaisser l’humanité dans sa personne (homo noumenon), à laquelle pourtant était confiée la conservation de l’homme (homo phænomenon).

Se priver d’une partie intégrante, d’un organe (se mutiler), par exemple donner ou vendre une de ses dents pour qu’elle aille orner les gencives d’un autre, ou se soumettre à la castration pour devenir un chanteur plus recherché, etc., c’est commettre un suicide partiel. Mais il n’en est pas de même de l’amputation d’un membre gangréné, ou qui menace de le devenir et met la vie en danger. On ne peut considérer non plus comme un crime envers sa propre personne l’action de couper quelque partie du corps qui n’est point un organe, comme les cheveux par exemple, quoique cette dernière action ne soit pas tout à fait innocente quand elle a pour but un gain extérieur.

Notes du traducteur modifier

  1. Die willkührliche Entleibung seiner selbst.
  2. Selbstmord, littéralement meurtre de soi-même ; notre mot suicide, tiré du latin, traduit mal ici l’expression allemande. J. B.

Notes de l’auteur modifier