Doctrine de la vertu/Texte entier


Doctrine de la vertu
Traduction par Jules Barni.
Auguste Durand (p. 3-184).






PRÉFACE.


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S’il y a sur quelque objet une philosophie (un système de connaissances fondées sur des concepts rationnels), il doit y avoir aussi pour cette philosophie un système de concepts rationnels purs, indépendants de toute condition empirique[1], c’est-à-dire une métaphysique. – Reste à savoir seulement si pour donner à chaque partie de la philosophie pratique, c’est-à-dire de la science des devoirs, et par conséquent à la doctrine même de la vertu (à l’éthique), le caractère d’une véritable science (un caractère systématique), et non pas seulement celui d’un assemblage de maximes détachées (un caractère fragmentaire), il faut s’appuyer sur certains éléments métaphysiques. – Cela n’est douteux pour personne quant à la doctrine pure du droit, car elle n’envisage que la forme[2] de la liberté dont il s’agit de limiter l’action extérieure par ses propres lois, et elle fait ainsi abstraction de toute fin, ou de toute matière de la volonté. La doctrine des devoirs est donc ici une pure doctrine scientifique[3] (doctrina scientiæ)[Note de l’auteur 1]

Mais il semble tout à fait contraire à l’idée de cette partie de la philosophie qui s’appelle la doctrine de la vertu de remonter jusqu’aux éléments métaphysiques, afin de faire du concept du devoir, dégagé de tout élément empirique (de tout sentiment), un mobile pour la volonté. Car comment se faire une idée de la force extraordinaire et de la puissance herculéenne dont nous aurions besoin pour triompher de nos passions les plus vives, s’il fallait que la vertu tirât ses armes de l’arsenal de la métaphysique, cette chose de spéculation, accessible à si peu d’hommes ! Aussi quiconque veut enseigner la vertu dans une assemblée, dans une chaire ou dans un ouvrage populaire, se rend-il ridicule en se parant de lambeaux de métaphysique. — Mais il n’est pas pour cela inutile, et encore moins ridicule, de chercher dans la métaphysique les premiers principes de la doctrine de la vertu, car tout vrai philosophe doit remonter aux premiers principes du concept du devoir : sans quoi il n’y aurait en général ni sûreté ni pureté à espérer pour la doctrine de la vertu. Un moraliste populaire peut bien se contenter d’invoquer un certain sentiment, que l’on désigne sous le nom de sentiment moral, à cause de l’effet que l’on en attend, lorsque, pour reconnaître si une certaine action est ou non un devoir de vertu, il se pose cette question : «  Si chacun prenait en tout cas ta maxime pour loi générale, resterait-elle d’accord avec elle-même ? » Mais si le sentiment seul nous faisait un devoir de prendre ce principe pour critérium, ce devoir ne serait plus dicté par la raison ; ce ne serait plus qu’une sorte d’instinct, et par conséquent quelque chose d’aveugle.

Dans le fait il n’y a point de principe moral qui se fonde, comme on se l’imagine, sur un sentiment ; celui dont nous venons de parler n’est autre chose en réalité qu’une vague conception de cette métaphysique qui réside au fond de la raison de chaque homme. C’est ce qu’aperçoit aisément le maître qui cherche à instruire son élève, suivant la méthode socratique[4], sur l’impératif du devoir, et sur l’application de ce concept à l’appréciation morale de ses actions. — Il n’a pas besoin pour cela d’exposer ce concept (d’en faire la technique) d’une manière toute métaphysique, et de parler toujours un langage scolastique, à moins qu’il ne veuille faire de son élève un philosophe. Mais il faut que la pensée remonte jusqu’aux éléments de la métaphysique, sans quoi il n’y a ni sûreté, ni pureté, ni même aucune espèce d’influence à espérer pour la doctrine de la vertu.

Que si l’on s’écarte de ce principe fondamental, et que l’on parte d’un sentiment pathologique, ou d’un sentiment purement esthétique, ou même du sentiment moral (en tant qu’il est subjectivement, et non objectivement pratique) ; en d’autres termes, si l’on part de la matière de la volonté, de son but, et non de sa forme, c’est-à-dire de la loi, afin d’arriver ainsi à déterminer les devoirs : alors il n’y aura certainement plus d’éléments métaphysiques de la doctrine de la vertu, — car le sentiment est toujours physique, quelle que soit d’ailleurs la cause qui l’excite. — Mais alors aussi la doctrine de la vertu, qu’elle s’adresse aux écoles ou aux assemblées, etc., sera corrompue dans sa source. En effet, les mobiles dont on se sert pour arriver à une bonne fin (à l’accomplissement de tous les devoirs) ne sont pas chose indifférente. — La métaphysique a donc beau déplaire à ces soi-disant philosophes qui prononcent sur la morale à la manière des oracles[5] ou des génies[6], c’est un devoir rigoureux pour ceux qui se livrent à cette science, de remonter jusqu’à la première, même pour y chercher les éléments de la doctrine de la vertu, et de commencer par s’asseoir sur les bancs de ses écoles.

Il est vraiment étonnant qu’après tout ce qui a été dit jusqu’ici pour montrer comment le principe du devoir ne saurait sortir que de la raison pure, on puisse encore songer à le ramener à la doctrine du bonheur. On imagine bien en définitive un certain bonheur moral qui ne serait pas produit par des causes empiriques ; mais c’est là une fiction contradictoire. — Il est vrai que lorsque l’homme pensant est parvenu à vaincre les penchants qui le poussaient au vice, et qu’il a conscience d’avoir fait son devoir, en dépit de tous les obstacles, il se trouve dans un état de paix intérieure et de contentement que l’on peut très-bien appeler du bonheur, et où la vertu est à elle-même sa propre récompense. — Or, dit le partisan de la doctrine du bonheur[7], ce plaisir, ce bonheur est précisément le mobile qui nous porte à la vertu. Le concept du devoir, selon lui, ne détermine pas immédiatement notre volonté, mais nous ne sommes poussés à faire notre devoir qu’au moyen du bonheur que nous avons en perspective. — Mais il est clair que, pour pouvoir attendre cette récompense de la seule conscience du devoir accompli, il faut avoir eu d’abord cette conscience ; c’est-à-dire qu’il faut se sentir obligé à faire son devoir avant de savoir que le bonheur en doit être la conséquence, et qu’ainsi l’on ne peut songer à cela tout d’abord. La doctrine dont nous parlons tourne donc dans un cercle avec son explication[8]. En effet, le partisan de cette doctrine ne peut espérer d’être heureux (ou de goûter la félicité intérieure), s’il n’a pas conscience d’avoir fait son devoir ; et il ne peut être poussé à faire son devoir que par l’espérance du bonheur qu’il se procurera ainsi. — Il y a en outre une contradiction dans cette subtilité. En effet, d’un côté, il faut qu’il fasse d’abord son devoir, sans se demander ce qui en résultera pour son bonheur, et que par conséquent il agisse d’après un principe moral ; mais de l’autre, il ne peut reconnaître quelque chose pour son devoir, s’il n’en espère quelque bonheur, et par conséquent le principe de sa conduite sera pathologique, c’est-à-dire un principe justement contraire au premier.

J’ai ailleurs (dans le Recueil mensuel de Berlin) ramené, je crois, à sa plus simple expression la différence du plaisir pathologique et du plaisir moral. Le plaisir qui précède nécessairement l’observation d’une loi et qui nous pousse ainsi à suivre cette loi, est pathologique, et notre conduite rentre alors dans l’ordre naturel ; mais celui que précède nécessairement la loi, et qui ne peut être senti qu’à cette condition, appartient à l’ordre moral. — Si l’on méconnaît cette distinction et que l’on substitue le principe du bonheur (l’eudémonie) à celui de la liberté, sur lequel doit reposer la législation intérieure (l’éleuthéronomie), la conséquence sera la mort insensible (l’euthanasie) de toute morale.

La cause de cette erreur est bien simple. L’impératif catégorique, qui dicte les lois morales d’un ton absolu[9], ne peut entrer dans l’esprit de ceux qui sont exclusivement accoutumés aux explications physiologiques, quoiqu’ils se sentent irrésistiblement obligés par lui. Mais le mécontentement de ne pouvoir s’expliquer ce qui est tout à fait en dehors de ce cercle, je veux dire la liberté de la volonté, quelque beau que soit pour nous le privilége d’être capables de concevoir une telle idée, ce mécontentement, joint aux orgueilleuses prétentions de la raison spéculative, qui, dans d’autres champs, sent si fortement sa puissance, pousse les hommes à former contre cette idée une sorte de coalition générale pour défendre l’omnipotence de la raison théorétique ; et de là vient que l’on s’acharne aujourd’hui, et que l’on s’acharnera peut-être longtemps encore, mais en définitive en pure perte, à attaquer et, autant que possible, à rendre suspect le concept moral de la liberté.



INTRODUCTION

À LA DOCTRINE DE LA VERTU.




Le mot éthique signifiait autrefois la doctrine des mœurs (philosophia moralis) en général, qu’on appelait aussi la doctrine des devoirs. Plus tard on trouva convenable de n’appliquer ce mot qu’à une partie de la philosophie morale, je veux dire à celle qui traite des devoirs qui ne tombent pas sous des lois extérieures (à celle que désigne si justement l’expression allemande Tugendlehre[10]) ; de sorte qu’aujourd’hui le système de la doctrine générale des devoirs se divise en doctrine du droit (jurisprudentia), laquelle est susceptible d’être traduite en lois extérieures, et doctrine de la vertu (ethica), laquelle échappe à toute législation de ce genre ; et l’on peut s’en tenir là.


I.


EXPLICATION DU CONCEPT D’UNE DOCTRINE DE LA VERTU.


Le concept du devoir emporte déjà par lui-même celui d’une contrainte[11] exercée par la loi sur le libre arbitre. Or cette contrainte peut être extérieure ou intérieure[12]. L’impératif moral, par son décret catégorique (le devoir absolu[13]), indique une contrainte qui ne s’applique pas à tous les êtres raisonnables en général (car il peut y en avoir de saints), mais seulement aux hommes, c’est-à-dire à des êtres à la fois sensibles et raisonnables, qui ne sont pas assez saints pour n’avoir pas l’envie de violer la loi morale, tout en reconnaissant son autorité, et, alors même qu’ils lui obéissent, pour la suivre volontiers (sans rencontrer de résistance dans leurs penchants), d’où vient justement qu’une contrainte est ici nécessaire[Note de l’auteur 2]. — Mais, comme l’homme est un être libre (moral), si l’on considère la détermination intérieure de la volonté (le mobile), le concept du devoir ne peut impliquer d’autre contrainte que celle qu’on exerce sur soi-même[14] (par l’idée seule de la loi). C’est ainsi seulement qu’il est possible de concilier cette contrainte (fût-elle même extérieure) avec la liberté de la volonté ; mais à ce point de vue le concept du devoir rentre dans le domaine de l’éthique.

Les penchants de la nature forment donc, dans le cœur de l’homme, des obstacles à l’accomplissement du devoir, et lui opposent des forces puissantes qu’il se doit à certains égards juger capable de combattre et de vaincre par la raison, non pas dans l’avenir, mais à l’instant même (en même temps qu’il en a la pensée) ; c’est-à-dire qu’il doit se juger capable de pouvoir ce que la loi lui prescrit absolument comme ce qu’il doit faire.

Or la force et le dessein arrêté avec lesquels on résiste à un puissant mais injuste adversaire, s’appellent le courage[15] (fortitudo), et le courage, lorsqu’il s’agit de l’adversaire que le sentiment moral trouve en nous, devient la vertu[16] (virtus, fortitudo moralis). La partie de la doctrine générale des devoirs qui soumet à des lois, non pas la liberté extérieure, mais la liberté intérieure, est donc une doctrine de la vertu.

La doctrine du droit ne s’occupait que de la condition formelle de la liberté extérieure (qu’elle faisait consister dans l’accord de la liberté avec elle-même, en considérant ses maximes comme des lois générales), c’est-à-dire du droit. L’éthique, au contraire, nous offre en outre une matière (un objet du libre arbitre), un but de la raison pure, qu’elle présente en même temps comme une fin objectivement nécessaire, c’est-à-dire comme un devoir pour nous. – En effet, comme les penchants de la sensibilité tendent à des fins (comme matière de la volonté), qui peuvent être contraires au devoir, la raison législative ne peut résister à leur influence qu’en leur opposant à son tour un but moral, qui doit être donné à priori et indépendamment de toute inclination.

On appelle fin[17] l’objet d’une volonté (d’un être raisonnable), déterminée par l’idée même de cet objet à le réaliser. – Or je puis bien être forcé par d’autres à faire certains actes qui tendent comme moyens à une certaine fin, mais non pas à me proposer cette fin à moi-même ; moi seul je puis me proposer pour fin quelque chose. – Mais si je suis, en outre, obligé de me proposer pour but quelque chose qui rentre dans les concepts de la raison pratique, et par conséquent de donner pour principe de détermination à ma volonté, outre un principe formel (tel que celui qu’implique le droit), un principe matériel, une fin qui puisse être opposée à celle qui résulte des penchants de la sensibilité, j’ai alors le concept d’une fin qui est un devoir en soi ; et la science n’en peut revenir à celle du droit, mais à l’éthique, c’est-à-dire à cette partie de la morale dont le concept n’implique autre chose qu’une contrainte exercée sur soi-même au nom des lois morales.

Par la même raison on peut encore définir l’éthique le système des fins de la raison pure pratique. – Fin et devoir de contrainte, ces deux expressions distinguent les deux divisions de toute la doctrine des mœurs. Si l’éthique contient des devoirs à l’observation desquels on ne puisse être contraint (physiquement) par d’autres, c’est justement parce qu’elle est une science de fins ; car de subir ou d’exercer ici une contrainte de ce genre, c’est chose contradictoire.

Mais il résulte aussi de la précédente définition de la vertu, rapprochée de l’obligation, dont le caractère propre a été également indiqué, que l’éthique est une doctrine de la vertu (doctrina officiorum virtutis). — En effet, la détermination du libre arbitre qui consiste à se proposer une fin est la seule qui échappe, par sa nature même, à toute contrainte extérieure et physique. On peut bien me forcer à faire quelque chose qui ne soit pas un but pour moi (mais seulement un moyen pour un but poursuivi par autrui) ; mais on ne saurait me contraindre à m’en faire un but. Je ne puis donc avoir un but sans me le faire moi-même ; le contraire serait contradictoire : ce serait un acte de la liberté qui ne serait plus libre. — Mais il n’y a point de contradiction à se proposer à soi-même une fin qui est en même temps un devoir ; car alors je me contrains moi-même, ce qui est très-conciliable avec la liberté[Note de l’auteur 3]. — Comment une telle fin est-elle possible ? voilà maintenant la question. Car la possibilité de concevoir une chose (l’absence de contradiction) ne suffit pas pour établir la possibilité de la chose même (la réalité objective de son concept).


II.


EXPLICATION DU CONCEPT D’UNE FIN, QUI EST AUSSI UN DEVOIR.


On peut concevoir de deux manières le rapport de la fin au devoir : on peut, en effet, ou bien en partant de la fin, chercher la maxime des actions conformes au devoir ; ou bien au contraire, en partant de cette maxime, chercher la fin qui est en même temps un devoir. – La doctrine du droit suit la première méthode. Chacun reste libre de donner à ses actions le but qui lui convient ; mais la maxime de ses actions est déterminée à priori : c’est à savoir que la liberté de l’agent puisse s’accorder, suivant une loi générale, avec celle de chacun.

L’éthique suit une méthode opposée. Elle ne saurait partir des fins que l’homme peut se proposer, et prononcer d’après cela sur les maximes qu’il doit suivre, c’est-à-dire sur son devoir ; car ces fins ne seraient pour ces maximes que des principes empiriques, d’où ne pourrait sortir aucune idée de devoir, le concept catégorique du devoir ayant uniquement sa racine dans la raison pure ; et c’est pourquoi, si les maximes étaient tirées de ces fins (qui sont toutes intéressées), à proprement parler, il ne pourrait être question de l’idée du devoir. – Ce sera donc le concept du devoir qui, dans l’éthique, nous conduira à des fins, et fondera sur des principes moraux les maximes à suivre, relativement aux fins que nous devons nous proposer.

Après avoir indiqué ce que c’est qu’une fin qui est un devoir en soi, et comment une telle fin est possible, il ne reste plus qu’à montrer pourquoi les devoirs de cette nature portent le nom de devoirs de vertu.

À tout devoir correspond un droit, c’est-à-dire une faculté morale en général[18] (facultas moralis generation) ; mais à tous ne correspondent pas des droits dans autrui (facultas juridica), en vertu desquels il peut nous contraindre ; il n’y a que les devoirs de droit qui soient dans ce cas. — De même à toute obligation éthique[19] correspond le concept de la vertu ; mais tous les devoirs éthiques ne sont pas pour cela des devoirs de vertu. En effet, ceux-là ne sont pas des devoirs de vertu qui regardent moins un certain but (servant de matière, d’objet à la volonté) que le principe formel[20] des déterminations morales de la volonté (ce principe, par exemple, que l’on doit faire par devoir l’action conforme au devoir). On ne peut donner le nom de devoir de vertu qu’à une fin, qui soit en même temps un devoir. Aussi y a-t-il divers devoirs de ce genre (par conséquent aussi diverses vertus), tandis que, sous le premier point de vue, il n’y a qu’un devoir, mais qui s’applique à toutes les actions (l’intention vertueuse).

Il y a entre les devoirs de vertu et les devoirs de droit cette différence essentielle, qu’à l’égard de ceux-ci une contrainte extérieure est moralement possible, tandis que ceux-là ne supposent d’autre contrainte que celle qu’on peut exercer librement sur soi-même. — Pour des créatures saintes (qui ne pourraient pas même être tentées de manquer à leur devoir) il n’y aurait point de doctrine de la vertu, mais seulement de la morale. En effet celle-ci implique une autonomie de la raison pratique, tandis que la première en contient en même temps une autocratie, c’est-à-dire qu’elle suppose la conscience, non pas immédiatement perceptible, mais rigoureusement déduite de l’impératif catégorique, du pouvoir de se rendre maître des penchants contraires à la loi morale. La moralité humaine a son plus haut degré ne peut être encore que de la vertu. Supposez-la tout à fait pure (entièrement indépendante de l’influence de tout mobile étranger au devoir), vous avez alors cet idéal (dont nous devons toujours tendre à nous rapprocher) que l’on a coutume de personnifier poétiquement sous le nom de sage.

Mais il ne faut pas non plus définir et considérer la vertu comme une sorte d’aptitude[21], et (pour emprunter ce langage au mémoire couronné du prédicateur Cochius) comme une longue habitude[22] des actions moralement bonnes, acquise par l’exercice. Car, si cette habitude n’est pas l’effet de principes réfléchis, fermes et de plus en plus épurés, comme tout autre mécanisme issu d’une raison techniquement pratique, elle ne sera ni préparée pour tous les cas, ni suffisamment garantie contre les changements que de nouvelles tentations peuvent produire.


REMARQUE.


À la vertu, laquelle = + a, est opposée, comme logiquement contradictoire (contradictoric oppositum), le manque de vertu[23] (la faiblesse morale), qui = 0, et, comme son contraire (contrarie s. realiter oppositum) le vice, qui = − a. C’est une question, non seulement inutile, mais inconvenante, que de demander si les grands crimes n’exigent point, par hasard, plus de force d’âme que les grandes vertus. En effet, nous entendons par force d’âme la fermeté de résolution dans l’homme, considéré comme un être doué de liberté, par conséquent en tant qu’il est maître de lui-même (dans son bon sens), ou que l’état de son âme est sain. Mais les grands crimes sont des paroxysmes dont l’aspect fait frémir tout homme sain d’esprit. Toute la question reviendrait donc à savoir si un homme, dans un accès de délire, peut avoir plus de force physique que lorsqu’il est dans son bon sens ; et c’est ce que l’on peut très-bien accorder, sans lui attribuer pour cela une plus grande force d’âme, si l’on entend par âme le principe vital de l’homme qui jouit du libre usage de ses forces. En effet, puisque les crimes ont leur principe dans la puissance des penchants qui affaiblissent la raison, ce qui ne prouve aucune force d’âme, la question dont il s’agit serait assez semblable à celle de savoir si, dans l’état de maladie, un homme peut montrer plus de force que dans l’état de santé ; ce que l’on peut nier sans hésiter, puisque la santé consistant dans l’équilibre de toutes les forces corporelles de l’homme, la maladie est un affaiblissement dans le système de ces forces, qui seul peut servir à reconnaître la santé absolue.


III.


du principe de la conception d’une fin qui est aussi un devoir


On appelle fin un objet du libre arbitre, dont l’idée détermine celui-ci à le réaliser. Toute action a donc une fin, et comme personne ne peut avoir une fin, sans s’être fait un but de l’objet même de sa volonté, c’est un acte de la liberté du sujet agissant, et non point un effet de la nature, d’avoir une fin dans ses actions. Mais, comme cet acte, qui détermine une fin, est un principe pratique qui ne prescrit pas les moyens, mais la fin même (et dont par conséquent les prescriptions ne sont pas relatives, mais absolues), c’est un impératif catégorique de la raison pure pratique, par conséquent un impératif qui joint un concept de devoir à celui d’une fin en général.

Or il doit y avoir une fin de ce genre et un impératif catégorique qui y corresponde. Car, puisqu’il y a des actions libres, il doit y avoir aussi des fins auxquelles tendent ces actions comme à leur objet. Et parmi ces fins il doit aussi y en avoir quelques-unes, qui soient en même temps (c’est-à-dire d’après l’idée même que nous nous en faisons) des devoirs. — En effet, s’il n’en existait point de ce genre, toutes les fins n’auraient aux yeux de la raison pratique que la valeur de moyens relativement à d’autres fins, et un impératif catégorique serait impossible ; ce qui ruinerait toute morale.

Il ne s’agit donc pas ici des fins que l’homme se fait d’après les penchants de sa nature sensible, mais des objets du libre arbitre, s’exerçant d’après ses lois, dont il se doit faire un but. Les premières forment une sorte de téléologie[24] technique (subjective), que l’on peut appeler proprement pragmatique, et qui contient les règles prescrites par la prudence dans le choix des fins ; les seconds composent la téléologie morale (objective). Mais cette distinction est ici superflue, car la morale se distingue déjà clairement par son concept de la physique (ici de l’anthropologie), en ce que, tandis que celle-ci repose sur des principes empiriques, la téléologie morale au contraire, qui traite des devoirs, repose sur des principes fournis à priori par la raison pure pratique.


IV.


quelles sont les fins qui sont aussi des devoirs.


Ce sont : la perfection de soi-même[25], — et le bonheur d’autrui[26].

On ne peut intervertir ici le rapport des termes, c’est-à-dire considérer comme des fins, qui seraient en soi des devoirs pour la même personne, le bonheur personnel d’une part, et de l’autre la perfection d’autrui.

En effet, quoique le bonheur personnel soit une fin que poursuivent tous les hommes (en vertu du penchant de leur nature), on ne peut sans contradiction considérer cette fin comme un devoir. Ce que chacun veut déjà de soi-même inévitablement n’appartient pas au concept du devoir ; car le devoir implique une contrainte exercée pour un but qu’on ne suit pas volontiers. Il est donc contradictoire de dire qu’on est obligé à travailler de toutes ses forces à son propre bonheur.

Il y a également contradiction à prendre pour fin la perfection d’autrui, et à se croire obligé d’y contribuer. En effet la perfection dans un autre homme, en tant que personne, consiste précisément en ce qu’il est lui-même capable de se proposer certaines fins d’après ses propres idées sur le devoir, et il est contradictoire d’exiger de moi (de m’imposer comme un devoir) que je fasse à l’égard d’un autre une chose dont seul il est capable.



V.


explication de ces deux concepts.
A.


PERFECTION DE SOI-MÊME


Le mot perfection donne lieu à plus d’une équivoque. Il désigne quelquefois un concept qui est du ressort de la philosophie transcendentale, celui de la totalité des éléments divers, dont l’ensemble constitue une chose[27] ; mais il désigne aussi un concept qui relève de la téléologie, et alors il signifie la convenance des propriétés d’une chose avec une fin. Dans le premier sens, la perfection pourrait être appelée quantitative[28] (matérielle), et, dans le second, qualitative[29] (formelle). Celle-là doit nécessairement être une, car le tout d’une chose est un ; mais de celle-ci il peut y avoir plusieurs sortes dans une chose, et c’est de cette dernière que nous avons ici à nous occuper spécialement.

Quand on dit que c’est un devoir en soi de se proposer pour but la perfection qui est propre à l’homme en général (c’est-à-dire à l’humanité), on veut parler de celle qui réside dans ce qui peut être l’effet des actions de l’homme, et non dans ce qui est en lui un don de la nature ; car autrement elle ne serait pas un devoir. Elle ne peut donc être autre chose que la culture de nos facultés (ou de nos dispositions naturelles), au premier rang desquelles il faut placer l’intelligence, ou la faculté qui fournit les concepts, par conséquent aussi ceux qui se rapportent au devoir, et, avec lui, la volonté, ou la faculté de donner satisfaction à tous les devoirs en général (d’où sort la moralité intérieure[30]). 1o C’est pour l’homme un devoir de travailler à se dépouiller de la rudesse de sa nature, de l’animalité (quoad actum), pour se rapprocher toujours davantage de l’humanité, qui seule le rend capable de se proposer des fins ; de chasser son ignorance par l’instruction, et de corriger ses erreurs. Et cela, ce n’est pas seulement la raison techniquement pratique qui le lui conseille relativement à d’autres fins (celles de l’art), mais la raison moralement pratique qui le lui ordonne absolument : elle lui fait de cette fin un devoir, qu’il doit remplir pour se rendre digne de l’humanité qui réside en lui. 2o C’est pour lui un autre devoir de pousser la culture de sa volonté jusqu’au plus pur sentiment de la vertu, c’est-à-dire de donner la loi même pour mobile à ses actions, quand il agit conformément au devoir, et d’obéir à cette loi par devoir, ce qui est, en matière de pratique morale, la perfection intérieure. Ce sentiment, qui est l’effet produit en nous par une volonté, qui se donne à elle-même sa loi, sur notre faculté d’agir conformément à cette loi, s’appelle le sens moral (c’est comme un sens spécial, sensus moralis) ; et, quoique l’on en abuse souvent, en s’imaginant qu’il précède la raison (semblable au génie de Socrate), ou qu’il peut se passer de ses jugements, il est pourtant une perfection morale, qui consiste à se faire sa propre fin de toute fin particulière qui est en même temps un devoir.


B.


BONHEUR D’AUTRUI.


La nature humaine désire et recherche inévitablement le bonheur, c’est-à-dire un contentement de son état dont la durée soit certaine ; mais ce n’est pas pour cela une fin qui soit en même temps un devoir. – Comme quelques philosophes font encore une distinction entre le bonheur moral et le bonheur physique (le premier qui consiste dans le contentement de notre personne et de notre propre valeur morale, et par conséquent dans ce que nous faisons ; le second, dans ce dont la nature nous gratifie, par conséquent dans ce dont nous jouissons comme d’un don étranger) ; sans relever ici l’abus de l’expression (qui renferme déjà une contradiction), il faut remarquer que la première espèce de satisfaction rentre exclusivement dans le titre précédent, c’est-à-dire dans la perfection. En effet, pour se sentir heureux de la seule conscience de son honnêteté, il faut déjà posséder cette perfection, que nous avons posée précédemment comme une fin qui est en même temps un devoir.

Quand donc il est question d’un bonheur auquel ce doit être pour moi un devoir de tendre comme à ma fin, il s’agit nécessairement du bonheur des autres hommes, de la fin (légitime[31]) desquels je fais ma propre fin. C’est à eux-mêmes que reste le soin de juger de ce qui est propre à les rendre heureux ; seulement, à moins qu’ils n’aient le droit de les exiger de moi comme leur étant dues, il m’appartient aussi de leur refuser certaines choses, qu’ils jugent propres à cet effet, mais auxquelles je n’attribue pas la même vertu. Mettre en regard de cette fin une prétendue obligation de cultiver mon propre bonheur (physique), et faire ainsi un devoir (une fin objective) de cette fin qui est naturelle en moi et qui est purement subjective ; c’est là une objection spécieuse, que l’on dirige souvent contre la précédente division des devoirs (no IV), et qui a besoin d’être relevée.

L’adversité, la douleur, l’indigence, poussent singulièrement les hommes à l’oubli de leurs devoirs ; l’aisance, la force, la santé, la prospérité en général, ayant une influence contraire, peuvent aussi, à ce qu’il semble, être considérées comme des fins qui sont en même temps des devoirs ; de telle sorte que ce serait un devoir pour moi, non-seulement de concourir au bonheur d’autrui, mais aussi de cultiver mon propre bonheur. – Mais alors même ce n’est pas le bonheur, c’est la moralité du sujet qui est le but ; il n’est que le moyen légitime[32] d’écarter les obstacles qui s’opposent à ce but. Aussi personne autre n’a-t-il le droit d’exiger de moi le sacrifice de mes fins, quand elles ne sont pas immorales. Chercher l’aisance pour elle-même n’est pas directement un devoir ; mais c’en peut bien être un indirectement, de détourner de soi la misère, comme une mauvaise conseillère. Mais alors, encore une fois, ce n’est pas mon bonheur, mais ma moralité, que je me fais un but et en même temps un devoir de conserver intacte.


VI.


L’éthique ne donne pas de lois pour les actions (comme le fait la doctrine du droit), mais seulement pour les maximes des actions


Le concept du devoir est immédiatement lié à celui d’une loi (alors même que j’y fais en outre abstraction de toute fin, comme matière du devoir) ; et c’est ce qu’indique déjà le principe formel du devoir ou de l’impératif catégorique : « Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être une loi universelle. » Seulement dans l’éthique je conçois cette loi comme celle de ma propre volonté, laquelle pourrait être aussi la volonté des autres, et non comme celle de la volonté en général ; car dans ce cas on aurait un devoir de droit, c’est-à-dire une espèce de devoir qui ne rentre pas dans le champ de l’éthique. – Les maximes sont considérées ici comme des principes subjectifs, qui ont seulement qualité pour former une législation générale[33] ; ce qui n’est qu’un principe négatif (celui de ne point répugner à une loi en général). – Mais alors comment peut-il y avoir encore une loi pour les maximes des actions ?

Le concept d’une fin, qui est en même temps un devoir, appartenant proprement à l’éthique, est le seul qui puisse fonder une loi pour les maximes des actions ; car la fin subjective (que chacun poursuit) est subordonnée à la fin objective (que chacun se doit proposer). L’impératif qui nous ordonne de prendre pour fin ceci ou cela (par exemple le bonheur d’autrui), porte sur la matière de la volonté (sur un objet). Or, comme il ne peut y avoir d’action libre, sans que l’agent y ait en vue un certain but (comme matière de sa volonté), quand il s’agit d’une fin qui est en même temps un devoir, les maximes des actions, considérées comme moyens pour certaines fins, ne sont soumises à d’autre condition qu’à celle de pouvoir convenir à une législation générale. La fin qui est en même temps un devoir peut nous faire une loi de suivre ces maximes ; mais pour les maximes mêmes, il suffit qu’elles puissent s’accorder avec une législation générale.

En effet, les maximes des actions peuvent être arbitraires[34], et ne sont restreintes par d’autre condition que par celle de convenir à une législation générale, servant de principe formel aux actions. Mais une loi ne laisse rien d’arbitraire dans les actions, et diffère par là de toute recommandation[35] (où l’on se borne à indiquer les moyens les plus propres à atteindre une fin).


VII.


Les devoirs d’éthique sont d’obligation large, tandis que les devoirs de droit sont d’obligation stricte.


Cette proposition est une conséquence de ce qui précède. En effet, si la loi ne peut ordonner qu’une maxime pour les actions et non pas les actions mêmes, c’est un signe qu’elle laisse au libre arbitre une certaine latitude (latitudo) dans la pratique (dans l’observance), c’est-à-dire qu’elle ne peut indiquer d’une manière déterminée comment et jusqu’où il faut agir pour remplir la fin qui est en même temps un devoir. – On ne doit pas, d’ailleurs, entendre par devoir large la permission de se soustraire aux maximes des actions, mais seulement un devoir dont la maxime est limitée par les autres (par exemple l’amour du prochain par celui des parents), ce qui dans le fait agrandit le champ de la pratique de la vertu. – Plus le devoir est large, plus aussi est imparfaite l’obligation d’agir pour l’homme ; mais plus, dans l’observation d’un devoir large, il rapproche du devoir strict (du droit), sa maxime (son intention), plus sa conduite est vertueuse.

Les devoirs imparfaits ne sont donc que des devoirs de vertu. L’accomplissement de ces devoirs est le mérite[36] (meritum), qui =  +  a ; la transgression de ces mêmes devoirs, à moins que le sujet ne se fasse un principe de s’y soustraire, n’est pas encore le démérite[37] (demeritum), qui = − a, mais seulement le défaut de valeur morale, qui = 0. La force de résolution, dans le premier cas, mérite seule proprement le nom de vertu (virtus) ; la faiblesse, dans le second, n’est pas tant un vice (vitium) qu’un défaut de vertu[38], un manque de force morale (defectus moralis)[39]. Toute action contraire au devoir s’appelle transgression[40] (peccatum) ; mais une transgression réfléchie et devenue un principe est proprement ce que l’on nomme vice[41] (vitium).

Quoique la conformité des actions au droit (qui fait un homme juste aux yeux de la loi[42]) ne soit pas quelque chose de méritoire, cependant la conformité des maximes de ces actions, considérées comme des devoirs, au droit, c’est-à-dire le respect du droit, est méritoire. En effet, par là. l’homme se donne pour but le droit de l’humanité, ou même des hommes, et il étend ainsi son concept du devoir au delà des limites de ce qu’il doit juridiquement[43] (officium debiti) ; car les autres, en vertu de leur droit, peuvent bien exiger de moi certaines actions conformes à la loi, mais ils ne sauraient exiger que je prenne la loi elle-même pour mobile de ces actions. Il en est de même de ce précepte général de l’éthique : « Agis par devoir d’une manière conforme au devoir. » Enraciner et entretenir en soi cette intention est une chose méritoire, comme la précédente, puisqu’elle dépasse le devoir que la loi impose aux actions, et que la loi même y est prise pour mobile.

Par la même raison, on peut encore regarder comme des devoirs d’obligation large tous ceux auxquels on donne pour principe subjectif leur récompense morale[44], mais, il est vrai, afin de les rapprocher autant que possible d’une stricte obligation, en s’en faisant, au nom de la loi de la vertu, une sorte d’habitude[45]. Je veux parler de ce plaisir moral qui dépasse le simple contentement de soi-même (lequel peut être purement négatif), et que l’on vante en disant que la vertu trouve dans notre conscience sa propre récompense.

Quand ce mérite, qui consiste à seconder les autres hommes dans celles de leurs fins qui sont naturelles et sont reconnues telles par tous (à faire son bonheur de leur bonheur), est un mérite à leurs yeux, c’est alors ce que l’on pourrait appeler un doux mérite[46] : la conscience de ce mérite procure une jouissance morale dont les hommes sympathiques à la joie d’autrui sont portés à s’enivrer[47]. Mais ce rude mérite[48], qui consiste à procurer à d’autres, par exemple à des ingrats, leur véritable bien, même alors qu’ils ne le reconnaissent point pour tel, n’a pas ordinairement un semblable contre-coup : fût-il plus grand que dans le premier cas, il ne produit que le contentement de soi-même.


VIII.


exposition des devoirs de vertu comme devoirs larges.


1. Perfection de soi-même, considérée comme une fin, qui est aussi un devoir.


a. Perfection physique, c’est-à-dire culture de toutes les facultés en général, qui sont nécessaires à l’accomplissement des fins proposées par la raison. On voit tout de suite que c’est là un devoir, et par conséquent une fin en soi, et que ce travail, auquel nous devons nous livrer, indépendamment même de tous les avantages qu’il peut nous procurer, a son principe dans un impératif absolu (moral), et non dans un impératif conditionnel (pragmatique). La faculté de se proposer en général quelque fin est le caractère essentiel de l’humanité (ce qui la distingue de l’animalité). On ne peut donc songer à la fin de l’humanité qui réside en notre personne, sans admettre en même temps que la raison veut et exige comme un devoir que nous nous rendions dignes de l’humanité par la culture en général, et que nous travaillions, en tant que cela dépend de nous-mêmes, à acquérir ou à développer le pouvoir de remplir toutes sortes de fins possibles. C’est en effet notre devoir de cultiver les dispositions que la nature a mises en nous, mais qu’elle y a mises à l’état brut, et c’est par là que nous nous élevons du rang de l’animal à celui de l’homme : il y a donc là un devoir absolu.

Mais ce devoir est un devoir d’éthique, c’est-à-dire un devoir d’obligation large. Il n’y a point de principe rationnel qui prescrive d’une manière déterminée jusqu’où l’on doit pousser la culture (le développement ou l’amélioration des facultés de notre esprit en matière de connaissance ou d’art). D’ailleurs la différence des positions où les hommes peuvent se trouver rend très-arbitraire le choix du genre d’occupation auquel ils peuvent consacrer leur talent. — Il n’y a donc pas ici de loi de la raison pour les actions, mais seulement pour les maximes des actions, et cette loi peut s’exprimer ainsi : « Cultive les facultés de ton esprit et de ton corps, de manière à les rendre propres à toutes les fins qui peuvent s’offrir à toi, ignorant quelles sont celles que tu auras à poursuivre. »

b. Culture de la moralité en nous. La plus grande perfection morale de l’homme consiste à faire son devoir, et à le faire par devoir (de telle sorte que la loi ne soit pas seulement la règle, mais encore le mobile des actions). – Or, au premier abord, il semble que ce soit là une obligation sainte, et que le principe du devoir exige de chaque action, avec la précision et la sévérité d’une loi, non-seulement la légalité, mais encore la moralité, c’est-à-dire l’intention ; mais dans le fait la loi se borne ici à prescrire de chercher uniquement la maxime de l’action, c’est-à-dire le principe de l’obligation, dans la loi même, non dans les mobiles sensibles (les avantages ou les inconvénients), – et par conséquent ce n’est point l’acte même qu’elle prescrit. – En effet il n’est pas possible à l’homme de pénétrer assez avant dans les profondeurs de son propre cœur pour s’assurer pleinement, même dans un seul acte, de la pureté morale et de la sincérité de son intention, n’eût-il d’ailleurs aucun doute sur la légalité de cet acte. Combien de fois cette faiblesse qui écarte chez un homme l’audace du crime n’a-t-elle point été prise par lui pour une vertu (tandis que la vertu renferme au contraire une idée de force) ; et combien peut-être vivent une longue vie sans faillir, qui n’ont pour eux que le bonheur d’échapper à toutes les tentations, et qui ignorent même tout ce qu’il y a de valeur morale dans la pureté des intentions qui déterminent les actions !

Le devoir d’estimer la valeur de ses actions, non d’après leur légalité, mais d’après leur moralité (d’après l’intention) n’est donc aussi que d’obligation large ; la loi n’exige pas que cet acte intérieur même ait lieu dans le cœur de l’homme ; elle nous prescrit seulement cette maxime d’action, de travailler de tout notre pouvoir à faire que, dans tous les actes conformes au devoir, la pensée du devoir même nous soit un mobile suffisant.

2. Bonheur d’autrui considéré comme une fin qui est aussi un devoir.

a. Bien-être physique[49]. La bienveillance peut être illimitée, car elle ne suppose pas nécessairement un acte extérieur. Mais il est difficile d’en dire autant de la bienfaisance, surtout, quand au lieu de la pratiquer par inclination (par amour) pour d’autres, il s’agit de la pratiquer par devoir, en sacrifiant et en mortifiant notre concupiscence. – Que cette bienfaisance soit un devoir, c’est ce qui résulte de la considération suivante : comme l’amour de soi est inséparable du besoin d’être aimé aussi des autres (afin d’en obtenir du secours à l’occasion), on fait ainsi de soi-même une fin pour les autres ; mais cette maxime ne peut recevoir un caractère obligatoire que de la qualité qui la rend propre à former une loi universelle, c’est-à-dire de la volonté de considérer aussi les autres comme des fins pour nous. C’est ainsi que le bonheur d’autrui peut être considéré comme une fin qui est aussi un devoir.

Mais si je dois faire aux autres le sacrifice d’une partie de mon bien-être, sans chercher s’ils m’en tiendront compte, mais parce que cela est un devoir, il est impossible de déterminer au juste jusqu’où ce sacrifice doit aller. Il importe beaucoup à cet égard de savoir ce qui est vraiment un besoin pour chacun suivant sa manière de sentir ; et il faut laisser à chacun le soin de le déterminer. Le sacrifice de son propre bonheur et de ses vrais besoins au bonheur et aux besoins d’autrui deviendrait une maxime contradictoire en soi si on l’érigeait en loi universelle. — Ce devoir n’est donc qu’un devoir large ; il nous laisse la latitude de faire plus ou moins, et il est impossible d’en fixer les limites. — La loi ne s’applique pas ici à des actions déterminées, mais seulement à des maximes.

b. La satisfaction morale[50] des autres (salus moralis) fait aussi partie du bonheur d’autrui, auquel il est de notre devoir de concourir ; mais ce devoir est purement négatif. Quoique la douleur qu’un homme ressent, lorsque sa conscience lui reproche quelque mauvaise action, ait une origine morale, elle est physique, quant à l’effet, comme l’affliction, la crainte ou tout autre état maladif. — Il n’est pas sans doute de mon devoir d’empêcher quelqu’un de sentir ce reproche intérieur quand il le mérite : c’est son affaire ; mais je ne dois rien faire qui soit de nature à l’induire en tentation à l’égard des choses que sa conscience lui reprocherait ensuite, c’est-à-dire que je ne dois lui donner aucun scandale. — Mais il n’y a pas de limites déterminées où l’on puisse renfermer ce soin que nous devons prendre de la satisfaction morale de nos semblables ; et c’est pourquoi il n’y a là qu’une obligation large.


IX.


ce que c’est qu’un devoir de vertu.


La vertu est la force de résolution que montre l’homme[51] dans l’accomplissement de son devoir. — Toute force n’est révélée que par les obstacles qu’elle peut surmonter. Or dans la vertu les obstacles viennent des penchants de la nature, qui entrent en lutte avec la résolution morale ; et, comme c’est l’homme lui-même qui oppose ces obstacles aux maximes de sa raison, la vertu est une contrainte exercée sur soi-même : mais elle n’est pas cela seulement (car autrement on pourrait chercher à vaincre un penchant de la nature par un autre), c’est aussi une contrainte qu’on exerce sur soi d’après un principe de liberté intérieure, c’est-à-dire au moyen de la simple idée de son devoir, telle qu’elle résulte de la loi formelle du devoir.

Tous les devoirs renferment l’idée d’une contrainte[52] imposée par la loi ; mais la contrainte qu’impliquent les devoirs d’éthique ne peut être que l’effet d’une législation intérieure, tandis que celle qu’impliquent les devoirs de droit, peut être en outre l’objet d’une législation extérieure. On retrouve donc dans les deux cas l’idée d’une contrainte, que cette contrainte soit exercée par soi-même ou par autrui. Or on peut appeler vertu la puissance morale que suppose la première, et acte de vertu l’action qui résulte d’une telle intention (du respect pour la loi), alors même que la loi exprime un devoir de droit. C’est en effet la doctrine de la vertu qui ordonne de tenir pour sacré le droit des hommes.

Ce qu’il y a de la vertu à faire n’est point pourtant par là même un devoir de vertu proprement dit. Cela peut ne concerner que la forme[53] des maximes, tandis que le devoir de vertu porte sur la matière de ces maximes, c’est-à-dire sur une fin, que l’on conçoit en même temps comme un devoir. — Mais, comme l’obligation imposée par l’éthique de se proposer des fins, qui peuvent être en assez grand nombre, n’est qu’une obligation large, puisqu’elle contient simplement une loi pour les maximes des actions, et que la fin est la matière (l’objet) de la volonté, il y a donc, suivant les différentes fins légitimes, plusieurs devoirs différents, que l’on appelle des devoirs de vertu (officia honestatis), par la raison qu’ils ne sont soumis à aucune contrainte extérieure, mais seulement à celle qu’on peut exercer librement sur soi-même, et qu’ils déterminent la fin qui est en même temps un devoir.

Considérée comme une conformité de la volonté avec chaque devoir fondée sur une ferme résolution, la vertu est une, comme tout ce qui est formel. Mais, relativement à le fin des actions, qui est en même temps un devoir, c’est-à-dire à ce que l’on doit se proposer pour but (la matière de nos actions), il peut y avoir plusieurs vertus ; et, comme on appelle devoir de vertu l’obligation d’agir suivant la maxime qui prescrit telle ou telle fin, il suit qu’il y a aussi plusieurs devoirs de vertu.

Voici le principe suprême de la doctrine de la vertu : « Agis suivant une maxime dont chacun puisse se proposer les fins suivant une loi générale. » — D’après ce principe, l’homme est une fin aussi bien pour lui-même que pour les autres, et il ne suffit pas qu’il ne lui soit pas permis de se servir de lui-même et des autres comme de simples moyens (car il pourrait alors se montrer indifférent à cet égard), mais c’est en soi un devoir pour l’homme de se faire une fin de l’homme en général.

Ce principe de la doctrine de la vertu ne comporte point de preuve, en tant qu’impératif catégorique, mais une déduction tirée de la raison pure pratique. — Ce qui, dans les relations de l’homme avec lui-même et avec les autres, peut être une fin est une fin pour la raison pure pratique ; car elle est une faculté de concevoir des fins en général[54], et par conséquent elle ne saurait sans contradiction rester indifférente à leur égard, c’est-à-dire n’y prendre aucun intérêt, puisqu’alors elle ne déterminerait pas les maximes des actions (lesquelles ont toujours un but), et que par conséquent il n’y aurait point de raison pratique. Mais la raison pure ne peut prescrire à priori aucune fin sans la présenter en même temps comme un devoir, et c’est ce devoir qu’on appelle devoir de vertu.


X.


le principe suprême de la doctrine du droit était analytique ; celui de la doctrine de la vertu est synthétique.


Il est clair, d’après le principe de contradiction, que la contrainte extérieure, en tant qu’elle est une résistance opposée à la liberté extérieure, au nom des lois générales auxquelles cette liberté doit se soumettre pour être d’accord avec elle-même (en tant qu’elle est un obstacle opposé à l’obstacle même de la liberté), il est clair, dis-je, que cette contrainte peut très-bien se concilier avec des fins en général, et je n’ai pas besoin de sortir du concept de la liberté pour la concevoir, quelle que soit d’ailleurs la fin que chacun se propose. — Le principe suprême du droit est donc une proposition analytique.

Au contraire le principe de la doctrine de la vertu dépasse le concept de la liberté extérieure, et y joint en outre, suivant des lois générales, celui d’une fin, dont il fait un devoir. Ce principe est donc synthétique. — Sa possibilité est contenue dans sa déduction (§ IX).

L’extension du concept du devoir au delà de celui de la liberté extérieure, et de la limitation apportée à cette liberté par la seule forme qui lui permette de s’accorder entièrement avec elle-même, cette extension qui à la contrainte extérieure substitue la liberté intérieure, c’est-à-dire la faculté de se contraindre soi-même, non pas au moyen d’autres penchants, mais au moyen de la raison pure pratique (laquelle repousse tous ces auxiliaires), cette extension consiste à poser des fins, dont en général le droit fait abstraction, et elle s’élève par là au-dessus du devoir de droit. — Dans l’impératif moral, lequel entraîne nécessairement la supposition de la liberté, la loi, le pouvoir de la remplir, et la volonté qui détermine les maximes, sont tous les éléments qui constituent le concept du devoir de droit. Mais le concept du devoir de vertu contient en outre, avec celui d’une contrainte intérieure, celui d’une fin, que nous ne nous proposons pas naturellement, mais que nous devons nous proposer, et qui par conséquent est contenue dans la raison pure pratique, dont la fin suprême et absolue (laquelle est elle-même un devoir) consiste en ce que la vertu est à elle-même sa propre fin et trouve sa récompense dans le mérite qu’elle donne aux hommes. Aussi la vertu, dans son idéal, brille-t-elle d’un si vif éclat qu’elle paraît, au regard des hommes, éclipser la sainteté même, laquelle est au-dessus de toute tentation[Note de l’auteur 4]. C’est là une illusion : comme nous n’avons pas de mesure pour apprécier le degré de notre force, ainsi que la grandeur des obstacles que nous avons pu surmonter (c’est-à-dire les penchants de notre nature), nous sommes conduits à prendre les conditions subjectives de l’estimation d’une grandeur pour les conditions objectives de la grandeur en soi. Mais, si on la compare aux fins humaines, qui toutes ont leurs obstacles à surmonter, il est vrai de dire que le prix de la vertu, en tant qu’elle est à elle-même sa propre fin, surpasse de beaucoup celui de toute l’utilité, de toutes les fins empiriques et de tous les avantages qu’elle peut avoir pour conséquence.

On peut très-bien dire que l’homme est obligé à la vertu (considérée comme une force morale). Car, quoique, à parler absolument, on puisse et l’on doive supposer dans l’homme le pouvoir (facultas) de surmonter, par sa liberté, tous les penchants contraires de sa nature sensible, ce pouvoir, considéré comme une force (robur), est quelque chose que l’on acquiert nécessairement, en fortifiant le mobile moral (la représentation de la loi) par la contemplation (contemplatione) de la dignité de cette loi purement rationnelle qui réside en nous, en même temps que par l’exercice (exercitio).


XI.


Le schème des devoirs de vertu peut être, conformément aux principes précédents, représenté de la manière suivante :


MATIÈRE DES DEVOIRS DE VERTU.
DEVOIRS
INTÉRIEURS
DE
VERTU.
3.
 
4.
 
DEVOIRS
EXTÉRIEURS
DE
VERTU.
Fin personnelle, Fin d’autrui,
qui est aussi un devoir à laquelle c’est aussi pour moi
pour moi. un devoir de concourir.
(ma propre perfection.)
 
 
(le bonheur d’autrui)
 
 
3.
 
4.
 
La loi, La fin,
qui est aussi un mobile. qui est aussi un mobile.
C’est là dessus que repose C’est là-dessus que repose
la moralité
 
la légalité
 
de toute libre détermination de la volonté.
FORME DES DEVOIRS DE VERTU.


XII.


prédispositions esthétiques de l’âme relativement aux idées de devoir en général[55].


Il y a des qualités morales telles que, quand on ne les possède pas, il ne peut y avoir de devoir qui oblige de les acquérir. Ce sont le sentiment moral, la conscience, l’amour du prochain, et le respect de soi-même. On n’est point obligé de posséder ces qualités, car ce sont des conditions subjectives qui disposent l’homme à l’idée du devoir, et non des conditions objectives, servant de fondement à la moralité. Elles sont toutes des prédispositions (prædispositiones) esthétiques, mais naturelles, à être affecté par des idées de devoir ; et ces prédispositions, on ne peut considérer comme un devoir de les posséder, mais chaque homme les possède, et, grâce à elles, est capable d’être obligé. — La conscience que nous en avons n’est point d’origine empirique ; elle ne peut être que la conséquence de la loi morale, ou l’effet qu’elle produit sur l’esprit.


a.


Du sentiment moral.


Ce sentiment est la capacité de recevoir du plaisir ou de la peine de la seule conscience de l’accord ou du désaccord de notre action avec la loi du devoir. — Toute détermination de la volonté va de la représentation d’une action possible, et à laquelle le sentiment du plaisir ou de la peine fait attacher un intérêt, à l’action elle-même ; mais l’état esthétique (l’affection du sens intime) est ou un sentiment pathologique, ou un sentiment moral. — Le premier précède la représentation de la loi ; le second n’en peut être que la conséquence.

Or ce ne peut être un devoir de posséder ou d’acquérir le sentiment moral, car la conscience de l’obligation suppose toujours ce sentiment : on ne saurait autrement avoir conscience de la contrainte qu’implique l’idée du devoir. Tout homme (en tant qu’être moral) le porte donc originairement en lui-même ; et la seule obligation qu’il puisse avoir à cet égard, c’est de le cultiver, et même de le fortifier par l’admiration qu’inspire son impénétrable origine. Or c’est ce qu’on ne manquera pas de faire, en le dégageant de tout attrait pathologique, pour le considérer dans toute sa pureté, tel que l’excite au plus haut degré la seule idée de la raison.

C’est improprement que l’on désigne ce sentiment sous le nom de sens moral ; car par le mot sens on entend ordinairement une faculté théorétique de perception, qui se rapporte à un objet, tandis que le sentiment moral (en tant que plaisir ou peine en général) est quelque chose de purement subjectif, qui ne donne aucune connaissance. — Il n’y a point d’homme dépourvu de tout sentiment moral ; car, si quelqu’un en était entièrement privé, il n’existerait pas moralement ; et si, pour appliquer à la morale le langage de la médecine, la force vitale qui est en elle n’avait plus la vertu d’exciter ce sentiment, alors l’humanité se résoudrait (comme par des lois chimiques) en pure animalité, et se confondrait sans retour avec la masse des autres êtres physiques. — Mais, quoique l’on se serve souvent de cette expression, nous n’avons pas plus pour le bien et le mal (moral) de sens particulier, que nous n’en avons pour la vérité ; nous avons la capacité d’être mus dans notre libre arbitre par la raison pure pratique[56], ou par la loi qu’elle prescrit, et c’est cela que nous appelons le sentiment moral.


b.


De la conscience.


De même la conscience[57] n’est pas quelque chose que l’on puisse acquérir, et il n’y a pas devoir qui prescrive de se la procurer ; mais tout homme, comme être moral, la porte originairement en lui. Dire qu’on est obligé d’avoir de la conscience reviendrait à dire qu’on a le devoir de reconnaître des devoirs. En effet la conscience est la raison pratique représentant à l’homme son devoir, dans tous les cas où s’applique la loi morale, afin de l’absoudre ou de le condamner. Elle n’a donc point de relation à un objet, mais seulement au sujet (en qui elle excite le sentiment moral par son action) ; par conséquent elle est un fait inévitable, non une obligation et un devoir. Quand donc on dit que tel homme n’a pas de conscience, on veut dire qu’il ne tient aucun compte de ses arrêts. Car, s’il n’en avait réellement pas, il ne s’imputerait aucune action conforme au devoir, ou ne s’en reprocherait aucune comme y étant contraire, et par conséquent il ne saurait songer au devoir d’avoir une conscience.

Je laisse ici de côté les diverses divisions de la conscience, et me borne à remarquer, ce qui découle de ce qui précède, qu’une conscience erronée est un non-sens. En effet, quand il s’agit de juger objectivement si une chose est ou n’est pas un devoir, je puis bien parfois me tromper ; mais, au point de vue subjectif, quand il s’agit simplement de savoir si j’ai rapproché cette chose de ma raison pratique (qui prononce ici), pour en porter un jugement, je ne puis me tromper, puisque, sans cette comparaison, je n’aurais point porté de jugement pratique, auquel cas il n’y aurait ni erreur ni vérité. Le manque de conscience[58] n’est point l’absence même de la conscience, mais un penchant à ne tenir aucun compte de ses jugements. Quelqu’un juge-t-il qu’il a agi suivant sa conscience, on ne peut rien lui demander de plus, en ce qui concerne l’innocence ou la culpabilité. Il dépend de lui seulement d’éclairer son intelligence sur ce qui est ou n’est pas de son devoir ; mais, quand il en vient ou en est venu à l’action, la conscience parle involontairement et inévitablement. On ne pourrait donc pas même faire un devoir d’agir suivant sa conscience, car autrement il faudrait une seconde conscience, pour avoir conscience des actes de la première. Il n’y a ici d’autre devoir que de cultiver la conscience, de donner son attention à la voix de ce juge intérieur, et d’employer tous les moyens (ce qui par conséquent n’est qu’un devoir indirect) pour la bien entendre.


c.


De l’amour des hommes.


L’amour est une affaire de sentiment, non de volonté : je ne puis aimer, parce que je le veux, et encore moins parce que je le dois (je ne puis être forcé à l’amour) ; un devoir d’aimer est donc un non-sens. Mais la bienveillance[59] (amor benevolentiæ) peut être soumise comme fait à la loi du devoir. À la vérité on donne souvent aussi (quoique très improprement) le nom d’amour à la bienveillance désintéressée qu’on peut montrer à l’égard des hommes ; et même là où il ne s’agit pas seulement du bonheur d’autrui, mais du libre et entier sacrifice de toutes ses fins à celles d’un autre être (même d’un être supérieur à l’humanité), on parle d’un amour qui est en même temps un devoir pour nous. Mais tout devoir implique une contrainte, quoique ce puisse être une contrainte exercée sur soi-même au nom d’une loi. Or ce que l’on fait par contrainte, on ne le fait pas par amour.

C’est un devoir de faire du bien aux autres hommes dans la mesure de son pouvoir, qu’on les aime ou qu’on ne les aime pas, et ce devoir ne perdrait rien de son importance, alors même qu’on aurait fait cette triste remarque, que notre espèce, vue de près, n’est malheureusement pas faite pour inspirer beaucoup d’amour. — La misanthropie au contraire est toujours haïssable, alors même que, sans aller jusqu’à l’hostilité ouverte, elle se contente de fuir les hommes[60]. Car la bienveillance reste toujours un devoir, même à l’égard du misanthrope, qu’on ne saurait aimer sans doute, mais auquel on peut toujours faire du bien.

Haïr le vice dans l’homme n’est ni un devoir ni une chose contraire au devoir ; c’est simplement un sentiment d’aversion qu’il inspire, sans que la volonté y exerce ou en reçoive quelque influence. La bienfaisance au contraire est un devoir. Celui qui la pratique souvent et dont les bienfaits sont un heureux résultat, peut finir par aimer réellement ceux auxquels il a fait du bien. Quand on dit qu’il faut aimer son prochain comme soi-même, cela ne signifie pas qu’il faut l’aimer d’abord et, au moyen de cet amour, lui faire ensuite du bien, mais qu’il faut lui faire du bien, et que cette bienfaisance déterminera en nous l’amour des hommes (ou nous fera une habitude du penchant à la bienfaisance en général).

Autrement l’amour du plaisir[61] (amor complacentiæ) serait seul directement prescrit. Or avoir pour devoir cet amour (comme un plaisir immédiatement lié à la représentation de l’existence d’un objet), c’est-à-dire être contraint à ce plaisir, c’est chose contradictoire.


d.


Du respect.


Le respect[62] (reverentia) est aussi quelque chose de purement subjectif : c’est un sentiment d’une espèce particulière ; ce n’est pas un jugement porté sur un objet qu’il serait de notre devoir de réaliser ou de seconder. Considéré comme devoir, il ne pourrait être représenté que par le respect que nous aurions pour lui. En faire un devoir, reviendrait donc à faire un devoir du devoir même. C’est pourquoi, quand on dit que l’estime de soi[63] est un devoir pour l’homme, on parle improprement ; il vaudrait mieux dire que la loi qui réside en lui arrache inévitablement son respect pour son propre être, et que ce sentiment (d’une espèce particulière) est le fondement de certains devoirs, c’est-à-dire de certaines actions qui s’accordent avec le devoir envers soi-même. Mais on ne peut pas dire que le respect de soi-même soit un devoir pour lui ; car on ne saurait en général concevoir un devoir, sans avoir déjà en soi-même du respect pour la loi.


XIII.


principes généraux de la métaphysique des mœurs qui doivent être suivis dans l’étude d’une doctrine pure de la vertu


1o Il ne peut y avoir pour un devoir qu’un seul principe d’obligation ; et, quand on en apporte deux ou plusieurs preuves, c’est un signe certain, ou bien qu’on n’en a pas encore de preuve suffisante, ou bien que l’on prend pour un seul et même devoir plusieurs devoirs différents.

En effet, toutes les preuves morales, en tant que preuves philosophiques, ne peuvent se faire qu’au moyen d’une connaissance rationnelle fondée sur des concepts[64], et non, comme celles que fournissent les mathématiques, par la construction de concepts. Ces dernières admettent plusieurs preuves pour une seule et même proposition, parce que dans l’intuition à priori il peut y avoir plusieurs manières de déterminer les propriétés d’un objet, qui toutes reviennent au même principe. – Si par exemple, pour établir le devoir de la véracité, on allègue comme preuve d’abord le préjudice que le mensonge occasionne aux autres hommes, et ensuite aussi l’indignité[65] dont se frappe le menteur et l’atteinte qu’il porte au respect de lui-même, la première preuve porte sur un devoir de bienveillance, non sur un devoir de véracité, et par conséquent ce que l’on établit par là, ce n’est pas le devoir qu’il s’agit de prouver, mais un autre. – Que si, en alléguant plusieurs preuves en faveur d’une seule et même proposition, on se flatte de compenser par le nombre des raisons le manque de poids de chacune d’elles en particulier, c’est là un expédient tout à fait indigne d’un philosophe, et qui dénote une absence complète de loyauté et de bonne foi ; – en effet on a beau juxta-poser diverses raisons suffisantes, les unes ne donneront pas aux autres ce qui leur manque en certitude, ou même en probabilité. Il faut que ces raisons, formant une série unique de principes et de conséquences, s’élèvent jusqu’à la raison suffisante : elles ne peuvent prouver qu’à cette condition. — Et pourtant c’est là le procédé ordinaire de l’art oratoire.

2o On ne doit point chercher la différence de la vertu et du vice dans le degré suivant lequel on pratique certaines maximes, mais seulement dans la qualité spécifique de ces maximes (dans leur rapport avec la loi) ; en d’autres termes, ce fameux principe (d’Aristote) que la vertu consiste dans un juste milieu entre deux vices opposés, est faux[Note de l’auteur 5]. Proposera-t-on, par exemple, une bonne économie domestique comme le milieu à suivre entre deux vices, la prodigalité et l’avarice : si on la considère comme une vertu, on ne peut lui assigner pour origine ni l’amoindrissement successif du premier de ces deux vices (arrivant à l’épargne), ni l’augmentation des dépenses restreintes par le second, comme si, partant de points opposés, ces deux vices finissaient par se rencontrer au sein d’une bonne économie. Au contraire, chacun d’eux a sa propre maxime, qui est nécessairement en contradiction avec celle de l’autre.

Par la même raison, on ne peut considérer en général aucun vice comme une pratique excessive de certaines actions (e. g. prodigalitas est EXCESSUS in consumendis opibus), ou au contraire comme une pratique trop bornée de ces actions (e. g. avaritia est DEFECTUS, etc.). Car, comme on ne détermine point ainsi le degré, et que c’est de là pourtant qu’on fait dépendre la question de savoir si la conduite est ou non conforme au devoir, on ne saurait définir aucun vice par ce moyen.

3o Les devoirs d’éthique ne doivent pas être estimés d’après le pouvoir qui appartient à l’homme de satisfaire à la loi, mais au contraire cette puissance morale doit être estimée d’après la loi, qui commande catégoriquement ; ils ne dépendent point par conséquent de la connaissance empirique que nous avons des hommes, tels qu’ils sont, mais de la connaissance rationnelle qui nous les fait concevoir tels qu’ils doivent être pour être conformes à l’idée de l’humanité.

Les trois maximes que nous venons d’indiquer comme devant présider à l’exposition scientifique d’une doctrine de la vertu, sont opposées à ces vieux apophthegmes :

1. Il n’y a qu’une seule vertu et qu’un seul vice.

2. La vertu consiste à garder un juste milieu entre deux vices opposés. 3. La vertu (comme la prudence) doit être tirée de l’expérience.


XIV.


De la vertu en général.


La vertu signifie une force morale de la volonté. Mais cela n’en épuise pas l’idée ; car on pourrait trouver aussi une force de ce genre dans un être saint (supérieur à l’homme), en qui nul penchant contraire ne ferait obstacle à la loi de sa volonté, et qui par conséquent suivrait volontiers cette loi en tout point. La vertu est donc la force morale que montre la volonté d’un homme dans l’accomplissement de son devoir, lequel est une contrainte morale exercée par sa propre raison législative, en tant qu’elle se constitue elle-même en un pouvoir qui exécute la loi. — Elle n’est pas elle-même un devoir, ou ce n’est pas un devoir de la posséder (car autrement il faudrait admettre une obligation au devoir), mais elle commande, et elle accompagne son commandement d’une contrainte morale (possible au point de vue des lois de la liberté intérieure), qui, devant être irrésistible, suppose une force dont nous ne pouvons mesurer le degré qu’au moyen de la grandeur des obstacles que l’homme se crée à lui-même par ses penchants. Les vices, ces fruits des coupables pensées, sont les monstres qu’elle est appelée à combattre : aussi cette force morale, ou ce courage[66] (fortitudo moralis) est-il pour l’homme le plus grand et même le seul véritable titre de gloire[67]. C’est proprement la sagesse, la sagesse pratique, car elle consiste à se donner pour but le but final de l’existence des hommes sur la terre. — Ce n’est qu’en la possédant que l’homme est libre, sain, riche, roi, etc., et n’a rien à craindre ni du hasard, ni du destin : il se possède lui-même, et l’homme vertueux ne peut perdre sa vertu.

On fait bien de vanter l’idéal de l’humanité considérée dans sa perfection morale, et tous les exemples du contraire que l’on oppose, en alléguant ce que les hommes sont maintenant, ce qu’ils ont été, ou ce qu’ils seront probablement dans l’avenir, ne peuvent rien ôter à la réalité pratique de cet idéal. L’anthropologie, qui se fonde uniquement sur des connaissances empiriques, ne saurait porter la moindre atteinte à l’anthroponomie[68], qui dérive d’une raison dictant des lois absolues ; et, quoique la vertu (dans son rapport aux hommes et non à la loi) puisse aussi çà et là être appelée méritoire et jugée digne d’une récompense, il faut pourtant, de même qu’elle est sa propre fin, la considérer comme étant à elle-même sa propre récompense.

Quand on considère la vertu dans toute sa perfection, on ne se la représente donc pas comme une chose que l’homme possède, mais comme une chose qui possède l’homme ; car dans le premier cas il semblerait que l’homme ait eu le choix (auquel cas il aurait encore besoin d’une autre vertu pour préférer la vertu à toute autre chose qui s’offrirait à lui). — Concevoir (comme cela est inévitable) plusieurs vertus, ce n’est pas autre chose que concevoir divers objets moraux, auxquels la volonté est portée par le principe unique de la vertu ; il en est de même des vices opposés à ces vertus. L’expression qui personnifie le vice et la vertu est un procédé esthétique, mais qui renferme un sens moral. — Une esthétique des mœurs n’est pas une partie de la métaphysique des mœurs, mais elle en est une représentation[69] subjective : en effet les sentiments qui accompagnent la force nécessitante de la loi morale, en rendent l’efficacité sensible ; tels sont par exemple le dégoût, l’horreur, etc., qui représentent d’une manière sensible[70] l’aversion morale, et servent de contre-poids aux mobiles purement sensibles.


XV.


du principe de la distinction de la doctrine de la vertu et de la doctrine du droit.


Cette distinction, sur laquelle repose aussi en général la grande division de la doctrine des mœurs, se fonde sur ce que le concept de la liberté, qui est commun à l’une et à l’autre, rend nécessaire la division des devoirs en devoirs de liberté extérieure et devoirs de liberté intérieure, lesquels seuls appartiennent à l’éthique. — C’est pourquoi cette liberté intérieure doit servir ici de préliminaire (discursus præliminaris), comme condition de tout devoir de vertu (de même que plus haut nous avons présenté la doctrine de la conscience comme la condition de tout devoir en général).


remarque.


de la doctrine de la vertu, considérée d’après le principe de la liberté intérieure.


:xxL’habitude[71] (habitus) est une facilité d’action et une perfection subjective de l’arbitre[72] de l’homme. — Mais toute facilité[73] de ce genre n’est pas une libre habitude (habitus libertatis) ; car, quand elle devient une accoutumance[74] (assuetudo), c’est-à-dire quand la répétition fréquente de l’action nous en fait une nécessité, l’habitude ne procède plus alors de la liberté, et par conséquent ce n’est plus une habitude morale. On ne peut donc définir la vertu, l’habitude de produire des actions libres conformes à la loi, mais celle « de se déterminer à agir par l’idée même de la loi ; » et alors cette habitude n’est pas une qualité de l’arbitre, mais de la volonté[75], laquelle est, par la règle qu’elle admet, une faculté de désirer[76] d’où découlent des lois universelles. Il n’y a que cette espèce d’habitude qui puisse être rapportée à la vertu.
:xxMais la liberté intérieure exige deux conditions : que l’on soit maître de soi[77] dans un cas donné (animus sui compos), et que l’on ait l’empire de soi-même[78] (imperium in semetipsum), c’est-à-dire que l’on réprime ses affections, et que l’on commande à ses passions. Dans ces deux états, le caractère[79] est noble[80] (erecta indoles) ; dans le cas contraire, il est lâche[81] (indoles abjecta, serva).


XVI.


la vertu exige d’abord l’empire de soi-même.


Il y a une différence essentielle entre les affections et les passions. Les affections appartiennent au sentiment, en tant que, précédant la réflexion, il la rend difficile ou impossible. Aussi dit-on qu’elles sont soudaines[82] (animus præceps) ; et la raison, par l’idée de la vertu, ordonne en pareil cas de se contenir[83]. Pourtant cette faiblesse dans l’usage de notre entendement, jointe à la force du mouvement de l’âme[84], n’est que l’absence de la vertu[85] ; c’est, pour ainsi dire, quelque chose de puéril et de faible, qui peut très-bien se rencontrer avec la meilleure volonté, et qui offre encore au moins cet avantage, que la tempête sera bientôt calmée. Un penchant à une affection (par exemple à la colère), ne va donc pas si bien avec le vice que la passion. Celle-ci au contraire est un désir[86] sensible devenu une inclination constante (par exemple la haine, par opposition à la colère). Le calme avec lequel on s’y livre laisse place à la réflexion, et permet à l’esprit de se faire des principes à ce sujet, et ainsi, quand l’inclination porte sur quelque chose de contraire à la loi, de la couver, de lui laisser prendre de profondes racines et d’admettre par là (comme de propos délibéré) le mal dans ses maximes, ce qui est alors un mal qualifié, c’est-à-dire un véritable vice. La vertu, en tant qu’elle est fondée sur la liberté intérieure, contient donc aussi pour nous un ordre positif, celui de retenir sous notre puissance (sous l’autorité de la raison), toutes nos facultés et toutes nos inclinations, par conséquent l’ordre d’avoir l’empire de soi-même ; cet ordre s’ajoute à la défense de se laisser dominer par ses sentiments et ses inclinations (au devoir d’apathie) ; car, si la raison ne prend en mains les rênes du gouvernement, ces inclinations et ces sentiments deviennent bientôt les maîtres de l’homme.


XVII.


la vertu présuppose nécessairement l’apathie (considérée comme une force).


Ce mot est pris en mauvaise part, comme s’il signifiait l’insensibilité[87], par conséquent une indifférence subjective à l’égard des objets de la volonté ; on entend par là un défaut. On peut prévenir cette équivoque, en désignant sous le nom d’apathie morale ce genre d’apathie[88], qu’il faut bien distinguer de l’indifférence, et qui est très-nécessaire, car les sentiments qui résultent des impressions sensibles ne perdent leur influence sur le sentiment moral, qu’autant que le respect de la loi devient plus puissant qu’eux tous. — Ce n’est qu’une force apparente et fiévreuse, que celle qui pousse jusqu’à l’affection, ou plutôt y laisse dégénérer le vif intérêt que l’on prend au bien lui-même. Une affection de cette espèce s’appelle enthousiasme ; et c’est ici qu’il faut appliquer cette modération, que l’on a coutume de recommander dans la pratique même des vertus (insani sapiens nomen ferat, æquus iniqui, ULTRA QUAM SATIS EST virtutem si pelat ipsam. Horat.). Autrement il faudrait dire, ce qui est absurde, que l’on peut être trop sage, trop vertueux. L’affection appartient toujours à la sensibilité, quel que soit l’objet qui l’excite. La vraie force de la vertu est la tranquillité d’âme[89], avec la résolution réfléchie et ferme de pratiquer la loi morale. C’est là ce qui constitue l’état de santé dans la vie morale ; l’affection au contraire, même quand elle est excitée par la représentation du bien, est un phénomène qui ne brille qu’un instant et laisse après lui la fatigue. — Celui-là encore ne possède qu’une vertu fantastique, qui n’admet point de choses indifférentes (adiaphora) à la moralité, qui jonche tous ses pas de devoirs, comme d’autant de chausses-trapes, et qui ne trouve pas insignifiant que l’on se nourrisse de viande ou de poisson, de bière ou de vin, quand on se trouve bien de l’un et de l’autre. Introduire de telles minuties[90] dans la doctrine de la vertu, c’est en faire dégénérer l’empire en tyrannie.


remarque.


La vertu est toujours progressive[91], et pourtant c’est toujours pour elle à recommencer[92]. — Elle est toujours progressive, car, considérée objectivement, elle est un idéal inaccessible, mais dont c’est un devoir de se rapprocher

toujours davantage. C’est toujours pour elle à recommencer, car, au point de vue subjectif, l’influence des penchants dont la nature de l’homme est affectée ne permet pas à la vertu de goûter un instant de repos et de tranquillité, avec ses maximes admises une fois pour toutes, et elle fait que quand celle-ci n’est pas en progrès, elle décline infailliblement. C’est qu’en effet les maximes morales ne peuvent être, comme les maximes techniques, fondées sur l’habitude (car cela rentre dans le côté physique des déterminations de notre volonté), et que même, si la pratique de ces maximes se changeait en habitude, le sujet y perdrait la liberté du choix de ses maximes, ce qui est pourtant le caractère de toute action faite par devoir.


XVIII.


notions préliminaires
concernant la division de la doctrine de la vertu


1o Pour ce qui regarde la forme[93], le principe de cette division doit contenir toutes les conditions qui servent à distinguer spécifiquement de la doctrine du droit une autre partie de la doctrine générale des mœurs, et ces conditions sont les trois suivantes : 1o les devoirs de vertu ne sont pas susceptibles d’une législation extérieure ; 2o si tous les devoirs doivent avoir une loi pour fondement, dans l’éthique la loi du devoir ne peut s’appliquer aux actions, mais seulement aux maximes des actions ; 3o (cela résulte de ce qui précède), le devoir d’éthique doit être considéré comme un devoir large, et non comme un devoir strict.

2o En ce qui concerne la matière[94], la doctrine de la vertu ne doit pas être traitée seulement comme une science de devoirs en général, mais aussi comme une science de fins[95] : l’homme est obligé en effet de se concevoir lui-même et de concevoir aussi tout autre homme comme étant une fin pour lui. C’est ce que l’on a coutume d’appeler le devoir de l’amour de soi et celui de l’amour du prochain ; mais ces expressions ne s’accordent pas entre elles, car aimer ne peut être directement un devoir, mais bien agir de telle sorte que l’on se prenne soi-même et que l’on prenne les autres pour but.

3o En ce qui touche, dans le principe du devoir, la distinction de la matière et de la forme (de la finalité et de la légitimité), il faut remarquer que toute obligation de vertu[96] (obligatio ethica), n’est pas un devoir de vertu (officium ethicum s. virtutis) ; en d’autres termes, que le respect de la loi en général ne constitue pas encore une fin à l’état de devoir, car une fin peut seule être un devoir de vertu. — Aussi n’y a-t-il qu’une seule obligation de vertu, tandis qu’il y a plusieurs devoirs de vertu. C’est que, s’il y a plusieurs objets, qui sont pour nous des fins, qu’il est aussi de notre devoir de nous proposer, il n’y a qu’une intention vertueuse, comme principe subjectif de la détermination de remplir son devoir, et que, si cette intention s’étend aussi aux devoirs de droit, on ne peut pourtant pas les appeler à cause de cela des devoirs de vertu. — Toute division de l’éthique ne peut donc porter que sur des devoirs de vertu. La science de ce mode d’obligation par lequel nous nous reconnaissons liés, indépendamment de toute législation extérieure possible, est l’éthique même, considérée dans son principe formel.


remarque.


xxMais comment ai-je été conduit, me demandera-t-on, à diviser l’éthique en doctrine élémentaire et méthodologie, tandis que j’ai pu me passer de cette division dans la doctrine du droit ? — C’est que dans celle-ci il ne s’agissait que de devoirs stricts, tandis que dans celle-là il s’agit de devoirs larges. Aussi la doctrine du droit, qui par sa nature doit être d’une précision rigoureuse, n’a pas plus besoin que les mathématiques pures d’une règle générale (d’une méthode) qui lui enseigne comment elle doit procéder dans ses jugements, mais ils sont vrais par le fait même. — L’éthique au contraire, à cause de la latitude qu’elle laisse à ses devoirs imparfaits, conduit inévitablement à des questions qui poussent le jugement à décider comment une maxime doit être appliquée dans les cas particuliers, ou quelle maxime particulière (subordonnée) elle fournit à son tour (en quoi l’on peut toujours s’enquérir du principe de l’application de cette maxime aux cas qui se présentent) ; et ainsi elle tombe dans une casuistique dont la doctrine du droit n’a point du tout à s’occuper.
xxLa casuistique n’est donc ni une science, ni une partie d’une science ; car elle serait alors dogmatique, et elle est moins une doctrine qui enseigne à trouver quelque chose qu’un exercice qui apprend à chercher la vérité. Elle ne se mêle donc à la science que d’une manière fragmentaire et non systématique (ce qui doit être au contraire le caractère de l’éthique) ; elle ne s’ajoute au système que sous la forme de scholies.
xxIl appartient spécialement à l’éthique, comme methodologie de la raison moralement pratique, d’exercer la raison, plutôt encore que le jugement, dans la théorie des devoirs aussi bien que dans la pratique. La méthode relative au premier exercice (à la théorie des devoirs) se nomme didactique, et elle est ou acroamatique ou érotématique. La méthode érotématique est l’art d’interroger l’élève sur

ce qu’il sait déjà des idées de devoir, soit qu’on ne lui demande que ce qu’on lui a déjà dit, et qu’on s’adresse simplement à sa mémoire, auquel cas la méthode est proprement catéchétique ; soit qu’on suppose que ces connaissances sont déjà contenues naturellement dans sa raison et qu’il n’y a plus qu’à les en tirer, ce qui est la méthode dialogique (socratique).

xxÀ la didactique, comme méthode d’exercice théorétique, correspond, dans la pratique, l’ascétique, c’est-à-dire cette partie de la méthodologie où l’on n’enseigne pas seulement l’idée de la vertu, mais où l’on apprend aussi à mettre en exercice et à cultiver la faculte de la vertu[97], ainsi que la volonté qu’elle exige.
xxD’après ces principes, nous diviserons donc tout le système de l’éthique en deux parties : la doctrine élémentaire et la méthodologie. Chaque partie aura ses divisions principales, et celles de la première partie se subdiviseront elles-mêmes en divers chapitres : en premier lieu, suivant la différence des sujets envers lesquels l’homme est obligé, et en second lieu, suivant la différence des fins que la raison lui enjoint de se proposer, et ses dispositions à l’égard de ces fins[98].


XIX.


La division que la raison pratique donne pour fondement au système de ses concepts dans la doctrine de l’éthique (la division architectonique) peut s’établir sur deux espèces de principes, isolés ou réunis : l’un qui concerne la matière et représente à l’état de système le rapport subjectif des obligés à l’obligeant ; l’autre qui concerne la forme et représente le rapport objectif des lois de l’éthique aux devoirs en général. — La première division est celle des êtres à l’égard desquels on peut concevoir une obligation de vertu ; la seconde serait celle des concepts de la raison pure pratique, qui appartiennent aux devoirs de la première, et qui par conséquent ne sont nécessaires à l’éthique qu’autant qu’on veut faire de celle-ci une science, et enchaîner ainsi méthodiquement toutes les propositions qui ont été trouvées dans la première.






PREMIÈRE DIVISION DE L’ÉTHIQUE,
FONDÉE SUR LA DIFFÉRENCE DES SUJETS ET DE LEURS LOIS.
 
DEVOIRS
de l’homme envers l’homme de l’homme envers les êtres
qui ne sont pas des hommes
envers
lui-même.
envers les
autres hommes.
envers les êtres
supérieurs à
l’homme.
envers les êtres
inférieurs à
l’homme.


SECONDE DIVISION DE L’ÉTHIQUE,
FONDÉE SUR LES PRINCIPES DU SYSTÈME DE LA RAISON PURE PRATIQUE.
 
ÉTHIQUE.
Doctrine élémentaire. Méthodologie.
Dogmatique. Casuistique. Didactique.[99] Ascétique.


On voit que la seconde division, concernant la forme de la science, doit précéder la première, comme plan général du tout.



PREMIÈRE PARTIE.





DOCTRINE ÉLÉMENTAIRE.


DOCTRINE ÉLÉMENTAIRE.




LIVRE PREMIER.
DES DEVOIRS ENVERS SOI-MÊME EN GÉNÉRAL.




INTRODUCTION.
§ 1.
Le concept d’un devoir envers soi-même renferme (au premier aspect) une contradiction.


Si l’on entend le moi obligeant dans le même sens que le moi obligé, le concept du devoir envers soi-même est contradictoire. En effet le concept du devoir implique celui d’une contrainte passive (je deviens obligé). Mais d’un autre côté, comme il s’agit ici d’un devoir envers moi-même, je me représente comme obligeant, par conséquent dans une contrainte active (moi, le même sujet, je suis celui qui oblige) ; et la proposition qui exprime un devoir envers soi-même (je dois m’obliger moi-même) renfermerait une obligation d’être obligé (une obligation passive, qui serait en même temps, le rapport étant toujours pris dans le même sens, une obligation active), c’est-à-dire une contradiction. — On peut encore mettre cette contradiction en lumière, en faisant remarquer que l’obligeant (auctor obligationis) peut toujours délier l’obligé (subjectum obligationis) de l’obligation (terminus obligationis), et que, par conséquent, si tous deux sont un seul et même sujet, l’obligeant n’est point lié par un devoir qu’il s’impose à lui-même.


§ 2.


Il y a pourtant des devoirs de l’homme envers lui-même


Supposez en effet qu’il n’y eût pas de devoirs de cette espèce, il n’y en aurait d’aucune espèce, pas même d’extérieurs. — Car je ne puis me reconnaître obligé envers les autres qu’autant que je m’oblige en même temps moi-même, puisque la loi par laquelle je me regarde comme obligé émane dans tous les cas de ma propre raison pratique, par laquelle je suis contraint, et que je suis ainsi par rapport à moi-même celui qui contraint[Note de l’auteur 6].


§ 3.


Solution de cette apparente antinomie.


Dans la conscience d’un devoir envers lui-même, l’homme se considère, en tant que sujet de ce devoir, sous un double point de vue : d’abord comme être sensible[100], c’est-à-dire comme homme (comme être faisant partie de l’espèce animale), et ensuite comme être rationnel[101] (je ne dis pas seulement comme être raisonnable[102], car la raison pourrait bien être aussi, comme faculté théorétique, l’attribut d’un être corporel vivant), c’est-à-dire comme un être qu’aucun sens ne peut atteindre, et qui ne se révèle que dans des rapports pratiques, où l’incompréhensible attribut de la liberté se manifeste par l’influence de la raison sur la volonté à laquelle elle dicte des lois intérieures.

Or l’homme, comme être physique[103] raisonnable (homo phænomenon), peut être déterminé par sa raison, comme par une cause, à produire des actions dans le monde sensible, et ici le concept de l’obligation ne se montre point encore. Mais le même être, considéré dans sa personnalité, c’est-à-dire comme un être doué de liberté intérieure (homo noumenon) est capable d’obligation, et en particulier d’obligation envers lui-même (envers l’humanité dans sa personne). C’est ainsi que l’homme (considéré sous ce double rapport) peut, sans contradiction, reconnaître un devoir envers lui-même, puisque le concept de l’homme n’est pas pris dans un seul et même sens.


§ 4.


Du principe de la division des devoirs envers soi-même.


On ne peut établir cette division que relativement à l’objet du devoir, et non relativement au sujet qui s’oblige. Le sujet obligé aussi bien que le sujet obligeant n’est toujours que l’homme, et quoique, au point de vue théorétique, il soit permis de distinguer dans l’homme l’âme et le corps comme deux qualités différentes de la nature humaine, il n’est point permis pourtant de les considérer comme deux substances différentes obligeant l’homme, et de diviser en conséquence les devoirs de l’homme envers lui-même en devoirs envers son corps, et devoirs envers son âme. — Ni l’expérience, ni aucune conclusion de la raison ne nous apprennent suffisamment s’il y a dans l’homme une âme (c’est-à-dire si en lui réside un principe distinct du corps et capable de penser indépendamment du corps, ce que l’on appelle une substance spirituelle), ou si au contraire la vie n’est pas une propriété de la matière ; et quand même la première hypothèse serait bien établie, on ne concevrait pas encore des devoirs de l’homme envers un corps (comme envers un sujet obligeant), quoique ce corps fût celui de l’homme.

1. Il n’y aura donc qu’une division objective des devoirs envers soi-même, que l’on divisera d’après leur forme[104] et leur matière[105] ; les uns restrictifs (ou négatifs), les autres extensifs (positifs). Les premiers défendent à l’homme d’agir contre la fin de sa nature, et par conséquent ne concernent que la conservation morale de soi-même ; les seconds ordonnent de se proposer pour but un certain objet de la volonté, et tendent au perfectionnement de soi-même. Les uns et les autres, soit comme devoirs d’omission (sustine et abstine), soit comme devoirs d’action (viribus concessis utere), se rattachent à la vertu, car ce sont également des devoirs de vertu. Les premiers se rapportent à la santé[106] morale (ad esse) de l’homme, considéré comme objet des sens extérieurs à la fois et du sens intime, et ont pour but la conservation de sa nature dans toute sa perfection (comme réceptivité). Les seconds tendent à la richesse[107] morale (ad melius esse ; opulentia moralis), qui consiste dans la possession de la faculté de suffire à toutes les fins, en tant que cette faculté peut être acquise, et qu’elle rentre dans la culture de soi-même (comme perfection active). — Le premier principe des devoirs envers soi-même est exprimé par cette sentence : Vis conformément à la nature (naturæ convenienter vive), c’est-à-dire conserve-toi dans la perfection de ta nature ; le second, dans celle-ci : Rends-toi plus parfait que ne t’a fait la nature (perfice te ut finem ; perfice te ut medium).

2. Il y a aussi une division subjective des devoirs de l’homme envers lui-même, c’est-à-dire une division suivant laquelle le sujet du devoir (l’homme) se considère lui-même, soit comme être animal (physique) et en même temps moral, soit simplement comme être moral.

Or, en ce qui concerne l’animalité de l’homme, il faut reconnaître trois espèces de penchants de la nature ; à savoir : A, le penchant par lequel la nature tend à la conservation de soi-même ; B, celui par lequel elle tend à la conservation de l’espèce ; C, le penchant par lequel elle tend à la conservation de notre faculté de faire un usage convenable de nos forces et de nous procurer les jouissances de la vie animale. — Les vices qui sont ici opposés aux devoirs de l’homme envers lui-même sont : le suicide, l’abus de l’appétit du sexe, et celui des jouissances de la table (qui affaiblit en nous la faculté de faire un usage convenable de nos forces).

Quant à ce qui concerne les devoirs de l’homme envers lui-même, considéré comme être purement moral (abstraction faite de son animalité), ils consistent dans une condition formelle[108], dans l’accord des maximes de sa volonté avec la dignité de l’humanité qui réside en sa personne ; par conséquent dans la défense de se dépouiller soi-même de la prérogative d’être moral, c’est-à-dire de la faculté d’agir suivant des principes, c’est-à-dire encore de la liberté intérieure, et de se rendre ainsi le jouet des penchants de la nature, ou de faire de soi une chose. — Les vices opposés à ces devoirs sont le mensonge, l’avarice et la fausse humilité (la bassesse). Ces vices supposent des principes directement contraires (par leur forme même) au caractère de l’homme, comme être moral, c’est-à-dire à la liberté intérieure, à la dignité naturelle de l’homme ; c’est-à-dire que celui s’y livre a pour principe de n’en avoir point, et par conséquent de n’avoir point de caractère, ou de s’avilir et de se rendre un objet de mépris. — La vertu qui est opposée à tous ses vices pourrait s’appeler honneur[109] (honestas interna, justum sui æstimium), sorte de façon de penser qui est entièrement différente de l’ambition (ambitio), laquelle peut aussi être très-vile ; mais nous la retrouverons plus tard, sous ce titre même, d’une manière particulière.




PREMIÈRE DIVISION.


DES DEVOIRS PARFAITS ENVERS SOI-MÊME.




CHAPITRE PREMIER.
des devoirs de l’homme envers lui-même en tant qu’être animal.


§ 5.


Le premier, sinon le plus important devoir de l’homme envers lui-même, au point de vue de son animalité, est la conservation de lui-même, comme être animal.

Le contraire de ce devoir est la destruction volontaire, ou faite de propos délibéré, de sa nature animale, et cette destruction peut être ou entière ou simplement partielle. — Dans le premier cas, elle prend le nom de suicide (autochiria, suicidium) ; dans le second, elle se subdivise en mutilation matérielle, comme lorsqu’on se prive de certaines parties intégrantes, de certains organes, et en abrutissement formel, comme quand on se prive (pour toujours ou pour un temps) de la faculté de faire physiquement (et par là aussi, d’une manière indirecte, moralement) usage de ses forces. Comme dans ce chapitre il ne s’agit que de devoirs négatifs, et par conséquent d’omissions, les articles des devoirs envers soi-même doivent être ici dirigés contre les vices opposés à ces devoirs.




ARTICLE PREMIER.


Du suicide.


§ 6.


La mort volontaire[110] ne peut être appelée suicide[111] (homicidium dolosum) qu’autant qu’on peut prouver qu’elle est en général un crime commis, ou bien simplement sur notre propre personne, ou bien aussi sur la personne d’autrui par le moyen de la nôtre (comme par exemple quand une femme enceinte se donne la mort).

Le suicide est un crime (un meurtre). On peut le considérer aussi comme une transgression de notre devoir envers les autres hommes (comme de celui des époux les uns envers les autres, ou des parents envers les enfants, ou des sujets envers leurs magistrats, ou envers leurs concitoyens ; ou bien encore comme une transgression de notre devoir envers Dieu, en ce sens que l’homme abandonne par là, sans en avoir été relevé, le poste qui lui a été confié en ce monde) ; – mais la question ici est uniquement de savoir si le suicide est une violation du devoir envers soi-même, si, même en laissant de côté toutes les autres considérations, l’homme est obligé de conserver sa vie par cela seul qu’il est une personne, et s’il doit reconnaître là un devoir (et même un devoir strict) envers lui-même.

Il semble absurde que l’homme puisse se faire une offense à lui-même (volenti non fit injuria). Aussi le stoïcien regardait-il comme une prérogative de sa personnalité (de la personnalité du sage) de pouvoir sortir à son gré et tranquillement de la vie (comme on sort d’une chambre pleine de fumée), sans y être poussé par aucun mal présent ou à venir, mais par cette seule raison qu’il ne peut plus être utile à rien en ce monde. — Mais ce courage, cette force d’âme qui nous fait braver la mort et nous révèle quelque chose que l’homme peut estimer encore plus que la vie, aurait dû être pour lui une raison d’autant plus forte de ne pas détruire en lui un être doué d’une puissance si grande, si supérieure aux mobiles sensibles les plus puissants, et par conséquent de ne pas se priver de la vie.

L’homme ne peut abdiquer sa personnalité tant qu’il y a des devoirs pour lui, et par conséquent tant qu’il vit ; et il y a contradiction à lui accorder le droit de s’affranchir de toute obligation, c’est-à-dire d’agir aussi librement que s’il n’avait besoin pour cela d’aucune espèce de droit. Anéantir dans sa propre personne le sujet de la moralité, c’est extirper du monde, autant qu’il dépend de soi, l’existence de la moralité même, laquelle est pourtant une fin en soi ; par conséquent disposer de soi comme d’un pur instrument pour une fin arbitraire, c’est rabaisser l’humanité dans sa personne (homo noumenon), à laquelle pourtant était confiée la conservation de l’homme (homo phænomenon).

Se priver d’une partie intégrante, d’un organe (se mutiler), par exemple donner ou vendre une de ses dents pour qu’elle aille orner les gencives d’un autre, ou se soumettre à la castration pour devenir un chanteur plus recherché, etc., c’est commettre un suicide partiel. Mais il n’en est pas de même de l’amputation d’un membre gangréné, ou qui menace de le devenir et met la vie en danger. On ne peut considérer non plus comme un crime envers sa propre personne l’action de couper quelque partie du corps qui n’est point un organe, comme les cheveux par exemple, quoique cette dernière action ne soit pas tout à fait innocente quand elle a pour but un gain extérieur.

Questions casuistiques.


Est-ce un suicide que de se dévouer (comme Curtius) à une mort certaine pour sauver la patrie ? — D’un autre côté, le martyre volontaire, qui consiste à se sacrifier au salut de l’humanité en général, doit-il être pris aussi, comme l’action précédente, pour un acte héroïque ?

Est-il permis de prévenir par le suicide une injuste condamnation à mort prononcée par son souverain ? — Même dans le cas où celui-ci le permettrait (comme fit Néron pour Sénèque) ?

Peut-on faire un crime à un grand monarque, mort depuis peu, d’avoir porté sur lui un poison très-subtil, sans doute afin de n’être pas obligé, s’il venait à être fait prisonnier dans la guerre qu’il dirigeait en personne, d’accepter pour sa rançon des conditions onéreuses à son pays ? Car on peut lui supposer cette intention, et il n’est pas nécessaire de ne voir là-dessous que de l’orgueil.

Un homme qui a été mordu par un chien enragé, sentant déjà en lui l’hydrophobie et sachant qu’il n’y a pas d’exemple que quelqu’un en soit revenu, s’est tué, afin, comme il le dit dans un écrit trouvé après sa mort, de ne pas causer, dans les transports de la rage (dont il éprouve déjà les premiers accès), le malheur d’autres hommes ; on demande s’il a bien fait d’agir ainsi.

Celui qui se résout à se faire vacciner met sa vie en danger, quoiqu’il agisse ainsi afin de la conserver, et il se met, vis-à-vis de la loi du devoir, dans un cas beaucoup plus embarrassant que le navigateur, qui du moins ne fait pas la tempête à laquelle il s’expose, tandis que lui, il s’attire lui-même la maladie qui le met en danger de mort. La vaccination est-elle donc permise ?


ARTICLE II.
De la souillure de soi-même par la volupté.


§ 7.


De même que l’amour de la vie nous a été donné par la nature pour notre conservation personnelle, de même l’amour du sexe a été mis en nous pour la conservation de l’espèce. Chacun d’eux est une fin de la nature[112], par où l’on entend cette liaison de cause à effet, où, sans attribuer pour cela de l’intelligence à la cause, on la conçoit cependant, par analogie avec une cause intelligente, comme si elle produisait son effet avec intention. Or il s’agit de savoir si l’usage des facultés qui nous ont été données pour la conservation ou pour la reproduction de l’espèce est soumis, relativement à la personne même qui les possède, à une loi du devoir restrictive, ou si nous pouvons, sans manquer à un devoir envers nous-mêmes, nous servir de nos facultés sexuelles pour le seul plaisir physique et sans égard au but pour lequel elles nous ont été données. — On démontre dans la doctrine du droit que l’homme ne peut se servir d’une autre personne pour se procurer ce plaisir, que sous la condition expresse d’un pacte juridique, où deux personnes contractent des obligations réciproques. Mais ici la question est de savoir si, par rapport à cette jouissance, il y a un devoir envers soi-même dont la transgression souille[113] (je ne dis pas seulement ravale[114]) l’humanité dans sa propre personne. Le penchant à ce plaisir s’appelle amour de la chair[115] (ou simplement volupté). Le vice qui en résulte se nomme impudicité[116], et la vertu opposée à ce vice, chasteté[117]. Lorsque l’homme est poussé à la volupté, non par un objet réel, mais par une fantaisie qu’il se crée à lui-même, et qui par conséquent est contraire au but de la nature, on dit alors que la volupté est contre nature[118]. Elle est même contraire à une fin de la nature, qui est encore plus importante que celle même de l’amour de la vie, car celle-ci ne regarde que la conservation de l’individu, tandis que la première regarde celle de l’espèce. —

Que cet usage contre nature (par conséquent cet abus) des organes sexuels soit une violation du devoir envers soi-même, et même un des plus graves manquements à la moralité, c’est ce que chacun reconnaît aussitôt qu’il y songe, et même la seule pensée d’un pareil vice répugne à tel point que l’on regarde comme immoral de l’appeler par son nom, tandis qu’on ne rougit pas de nommer le suicide, et que l’on n’hésite pas le moins du monde à le montrer aux yeux dans toute son horreur (in specie facti). Il semble qu’en général l’homme se sente honteux d’être capable d’une action qui rabaisse sa personne au-dessous de la brute. Bien plus, a-t-on à parler, dans une société honnête, de l’union sexuelle (et en soi purement animale) que le mariage autorise, il y faut mettre une certaine délicatesse et y jeter un voile.

Mais il n’est pas aussi aisé de trouver la preuve rationnelle[119] qui démontre que cet usage contre nature des organes sexuels, et aussi celui qui, sans être contre nature, n’a pas pour fin celle de la nature même, sont inadmissibles, comme étant une violation (et même, dans le premier cas, une violation extrêmement grave) du devoir envers soi-même. — Cette preuve se fonde sans doute sur ce que l’homme rejette ainsi (avec dédain) sa personnalité, en se servant de lui-même comme d’un moyen pour satisfaire un appétit brutal. Mais on n’explique point par là comment le vice contre nature dont il s’agit ici est une si haute violation de l’humanité dans notre propre personne, qu’il semble surpasser, quant à la forme (l’intention), le suicide lui-même. N’est-ce pas que rejeter fièrement sa vie comme un fardeau, ce n’est pas du moins s’abandonner lâchement aux inclinations animales, et que cette action exige un certain courage, où l’homme montre encore du respect pour l’humanité dans sa propre personne, tandis que ce vice qui consiste à se livrer tout entier au penchant animal, fait de l’homme un instrument de jouissance, et par cela même une chose contre nature, c’est-à-dire un objet de dégoût, et lui ôte tout le respect qu’il se doit à lui-même ?


Questions casuistiques.


La fin de la nature dans la cohabitation des sexes est la propagation, c’est-à-dire la conservation de l’espèce ; on ne doit donc pas au moins agir contre cette fin. Mais est-il permis de se livrer à cette cohabitation (même dans le mariage), sans avoir égard à cette fin ?

Par exemple pendant le temps de la grossesse, ou quand (par l’effet de l’âge ou de la maladie) la femme est devenue stérile, ou quand elle ne se sent aucun goût pour l’acte conjugal, n’est-il pas contraire au but de la nature, et par conséquent aussi au devoir envers soi-même, comme cela est vrai du plaisir contre nature, de faire usage de ses organes sexuels ? Ou bien n’y a-t-il pas ici une loi de la raison moralement pratique, qui, dans la collision de ses principes de détermination, permette (par une sorte d’indulgence) quelque chose d’illicite en soi, afin d’empêcher ainsi un mal plus grand encore ? — Sur quoi se fonde-t-on pour traiter de rigorisme[120] (sorte de pédanterie relative à la pratique des devoirs considérés dans ce qu’ils peuvent avoir de large) la limitation d’une obligation large, et pour accorder une certaine latitude aux appétits animaux, au risque de manquer à la loi de la raison ?

L’appétit du sexe s’appelle aussi l’amour (dans le sens le plus étroit de ce mot), et il est dans le fait le plus grand plaisir qui puisse être produit par un objet des sens. – Ce n’est pas simplement un plaisir sensible, comme celui que nous trouvons en des objets qui nous plaisent par la seule réflexion qu’ils occasionnent en nous (la propriété d’éprouver ce plaisir est ce qu’on appelle le goût) ; mais c’est le plaisir de jouir d’une autre personne, et par conséquent c’est un plaisir qui se rattache à la faculté de désirer, et même au plus haut degré de cette faculté, à la passion. On ne saurait d’ailleurs le rapporter ni à l’amour de la bienfaisance ni à celui de la bienveillance, — car tous deux détournent plutôt du plaisir de la chair ; c’est un plaisir d’une espèce particulière (sui generis). Mais l’ardeur[121] qu’il excite n’a proprement rien de commun avec l’amour moral, quoiqu’il puisse s’allier étroitement avec celui-ci, lorsque la raison pratique y intervient avec ses conditions restrictives.


ARTICLE III.


De l’abrutissement de soi-même par l’usage immodéré de la boisson ou de la nourriture.


§ 8.


Le vice qui consiste dans cette sorte d’intempérance n’est point ici jugé d’après le dommage qu’il cause à l’homme, ou d’après les douleurs corporelles et même les maladies qu’il lui attire ; car ce serait alors un principe de bien-être et de commodité[122] (par conséquent de bonheur), qui nous ferait résister à ce vice, et un pareil principe ne peut jamais fonder un devoir, mais seulement une règle de prudence ; du moins ne serait-ce pas le principe d’un devoir direct.

L’intempérance animale dans la jouissance des aliments est un abus de nos moyens de jouissance qui entrave ou épuise la faculté que nous avons d’en faire un usage intellectuel. L’ivrognerie[123] et la gourmandise[124] sont les vices qui se placent sous cette rubrique. Dans l’état d’ivresse l’homme ressemble plutôt à une brute qu’à un homme ; en se gorgeant de nourriture et de boisson, il se rend incapable pour un certain temps d’actions qui exigent de l’adresse et de la réflexion dans l’emploi de ses facultés. — Il est évident que c’est violer un devoir envers soi-même que de se mettre dans un pareil état. Le premier de ces deux états d’abrutissement, qui ravalent l’homme au-dessous même de la nature animale, est ordinairement l’effet de boissons fermentées ou d’autres moyens de s’étourdir, comme l’opium et d’autres produits du règne végétal, et il le séduit en lui apportant pour un moment, avec l’oubli de ses soucis, un rêve de bonheur et même des forces imaginaires ; mais malheureusement l’ivresse amène à sa suite l’abattement et la faiblesse, et, ce qui est le pire, la nécessité d’y recourir de nouveau et toujours davantage. La gourmandise mérite plus encore d’étre mise au rang des jouissances animales, car elle n’occupe que les sens, qu’elle laisse dans un état tout passif, et elle n’excite pas le moins du monde l’imagination comme il arrive dans le cas précédent, où il y a encore place pour un jeu actif de représentations ; elle est donc encore plus voisine de la jouissance brutale.


Questions casuistiques.


Ne saurait-on, sinon à titre de panégyriste du vin, du moins à titre d’apologiste, en permettre un usage voisin de l’ivresse, par cette raison qu’il anime la conversation entre les convives et pousse ainsi les cœurs à s’ouvrir ? — Ou peut-on lui accorder le mérite d’opérer ce qu’Horace vante dans Caton, virtus ejus incaluit mero ?[125] – Mais comment fixer une mesure à celui qui est sur le point de tomber dans un état où ses yeux ne seront plus capables de rien mesurer ? L’usage de l’opium et de l’eau-de-vie, comme moyens de jouissance, est voisin de l’abrutissement ; car, dans ce bien-être imaginaire qu’il leur apporte, il rend les hommes muets, taciturnes, concentrés ; il n’est donc permis qu’à titre de remède. — Le mahométisme, qui interdit absolument le vin, a été par conséquent très-malavisé, en permettant l’opium.

Les banquets, tout en nous invitant formellement à l’intempérance dans les deux espèces de jouissance dont il s’agit ici, ont pourtant, outre l’agrément purement physique qu’ils procurent, quelque chose qui tend à une fin morale, à savoir de retenir ensemble un certain nombre d’hommes et d’entretenir entre eux une longue communication. Toutefois, comme une grande réunion d’hommes (quand elle dépasse le nombre des muses, comme dit Chesterfield) ne permet guère de communiquer entre soi (sinon avec ses plus proches voisins), et que par conséquent les moyens vont ici contre la fin, il y a toujours là une excitation à l’immoralité, c’est-à-dire à l’intempérance et à l’oubli du devoir envers soi-même. Je ne parle pas des incommodités physiques qui pourraient résulter pour nous des excès de la table et dont les médecins nous guériraient peut-être. Jusqu’où s’étend la faculté morale de céder à ces invitations à l’intempérance ?







CHAPITRE SECOND.
DES DEVOIRS DE L’HOMME ENVERS LUI-MÊME, EN TANT QU’ÊTRE MORAL.
Ils sont opposés aux vices du mensonge, de l’avarice et de la fausse humilité (de la bassesse).

ARTICLE PREMIER.
Du mensonge.
§ 9.

La plus grande transgression du devoir de l’homme envers lui-même, considéré simplement comme être moral (envers l’humanité qui réside en sa personne), c’est le contraire de la véracité, c’est-à-dire le mensonge (aliud lingua promptum, aliud pectore inclusum gerere). Il est de soi-même évident que toute fausseté volontaire dans l’expression de ses pensées (qui dans la doctrine du droit ne prend le nom de mensonge que quand elle porte atteinte au droit d’autrui), encourt inévitablement cette dure qualification dans l’éthique, pour qui l’absence de tout dommage ne légitime point une chose mauvaise en soi. Le déshonneur (qui consiste à devenir un objet de mépris moral) suit le mensonge, et accompagne le menteur comme son ombre. — Le mensonge peut être extérieur (mendacium externum), ou intérieur. Par le premier, l’homme se rend méprisable aux yeux des autres ; par le second, ce qui est encore pis, il se rend méprisable à ses propres yeux, et offense la dignité de l’humanité dans sa personne. Nous n’avons à tenir compte ni du tort que le mensonge peut causer aux autres hommes, puisque ce n’est pas là ce qui fait le caractère propre de ce vice (autrement il ne serait autre chose que la violation d’un devoir envers autrui), ni de celui que le menteur peut se faire à lui-même, car, considéré comme un défaut de prudence, il serait en contradiction avec les maximes pragmatiques[126] mais non avec les maximes morales, et par conséquent il ne pourrait être considéré comme la transgression d’un devoir. — Le mensonge est l’avilissement et comme l’anéantissement de la dignité humaine. Un homme qui ne croit pas lui-même ce qu’il dit à un autre (fût-ce à une personne idéale), a encore moins de valeur que n’en a une simple chose ; car quelqu’un peut tirer parti de l’utilité de cette chose, puisque c’est un objet réel qui lui est donné, tandis que, si en prétendant communiquer à un autre ses pensées, on se sert de mots qui signifient (à dessein) le contraire de ce que l’on pense, on se propose une fin qui va directement contre la destination naturelle de la faculté de communiquer ses pensées, et par conséquent on abdique sa personnalité ; aussi le menteur est-il moins un homme véritable que l’apparence trompeuse d’un homme. — La véracité dans les déclarations s’appelle aussi loyauté[127] ; quand il s’agit de promesse, probité[128], et en général bonne foi[129].

Le mensonge (dans le sens que l’éthique attache à ce mot[130]), comme fausseté volontaire en général, n’a pas besoin d’être nuisible aux autres pour être déclaré condamnable ; car, à ce point de vue, il serait une violation du droit d’autrui. Il peut bien avoir uniquement pour cause la légèreté, ou un bon naturel ; on peut même s’y proposer une fin réellement bonne ; toujours le moyen qu’on emploie est-il par sa seule forme une offense faite par l’homme à sa propre personne, et une indignité qui le doit rendre méprisable à ses propres yeux.

Il est facile de prouver la réalité de beaucoup de mensonges intérieurs dont les hommes se rendent coupables ; mais il semble plus difficile d’en expliquer la possibilité, parce qu’il semble qu’il faille absolument une seconde personne qu’on ait l’intention de tromper, et que se tromper volontairement soi-même soit une chose contradictoire en soi.

L’homme, en tant qu’être moral (homo noumenon), ne peut se servir de lui-même, en tant qu’être physique (homo phænomenon), comme d’un pur moyen (d’une machine à paroles[131]), qui ne serait point assujetti à la fin intérieure de la faculté de communiquer ses pensées ; il est soumis au contraire à la condition de rester d’accord avec lui-même dans la déclaration (declaratio) de ses pensées, et il est obligé envers lui-même à la véracité. — Il se ment à lui-même, par exemple, lorsqu’il fait semblant de croire à un juge futur du monde, tandis qu’il ne trouve pas réellement en lui cette croyance, mais qu’il se persuade qu’il n’a rien à perdre, mais tout à gagner à professer cette foi en se plaçant par la pensée devant celui qui sonde les cœurs, afin d’obtenir ainsi sa faveur dans tous les cas. Il se ment encore à lui-même lorsque, sans mettre en doute l’existence de ce juge suprême, il se flatte d’obéir à sa loi par respect pour elle, tandis qu’il ne sent en lui d’autre mobile que la crainte du châtiment.

Le défaut de pureté[132] en matière de conscience n’est autre chose qu’un manque de délicatesse de conscience[133], c’est-à-dire de sincérité dans la confession que l’on fait devant son juge intérieur, qu’on se représente comme une autre personne. Par exemple, à traiter les choses à l’extrême rigueur, c’est déjà tomber dans un défaut de ce genre, que de prendre, par amour de soi, un désir pour le fait même, parce qu’il a pour objet une fin bonne en elle-même. Le mensonge intérieur, qui pourtant est contraire au devoir de l’homme envers lui-même, reçoit ici le nom de faiblesse ; elle est semblable à celle d’un amant à qui son désir de ne trouver que des qualités dans la femme qu’il aime rend invisibles les défauts les plus saillants. — Cependant ce manque de sincérité dans les jugements que l’on porte sur soi-même mérite le blâme le plus sévère ; car, dès qu’une fois le principe suprême de la véracité a été ébranlé, le fléau de la dissimulation (qui semble avoir ses racines dans la nature humaine) ne tarde pas à s’étendre jusque dans nos relations avec les autres hommes.

REMARQUE.
Il est digne de remarque que la Bible date le premier crime par lequel le mal est entré dans le monde, non du fratricide (du meurtre de Caïn), mais du premier mensonge (parce que la nature même se soulève contre ce crime), et qu’elle désigne comme l’auteur de tout mal le menteur primitif, le père des mensonges. La raison ne peut d’ailleurs donner aucune autre explication de ce penchant de l’homme à la fourberie[134], qui doit pourtant avoir précédé. C’est qu’on ne saurait déduire et expliquer un acte de la liberté (comme un effet physique) par la loi naturelle de l’enchaînement des effets et des causes, qui sont des phénomènes.


Questions casuistiques.


Peut-on regarder comme un mensonge la fausseté que l’on commet par pure politesse (par exemple, le très-obéissant serviteur que l’on écrit au bas d’une lettre) ? Personne n’est trompé par là. — Un auteur demande à un de ses lecteurs : Que pensez-vous de mon ouvrage ? On pourrait bien faire une réponse illusoire, et l’on se moquerait ainsi d’une question aussi insidieuse, mais qui a toujours la présence d’esprit nécessaire ? La moindre hésitation à répondre est déjà une offense pour l’auteur ; faut-il donc le complimenter de bouche ?

Si je dis une chose fausse dans des affaires importantes, où le mien et le tien sont en jeu, dois-je répondre de toutes les conséquences qui peuvent en résulter ? Par exemple, un maître a ordonné à son domestique de répondre, si quelqu’un venait le demander, qu’il n’est pas à la maison. Le domestique suit cet ordre ; mais il est cause par là que son maître s’étant évadé, commet un grand crime, ce qu’aurait empêché la force armée envoyée pour l’appréhender. Sur qui retombe ici la faute, suivant les principes de l’éthique ? Sans doute aussi sur le domestique, qui a violé ici un devoir envers lui-même par un mensonge, dont sa propre conscience doit lui reprocher les conséquences.



ARTICLE II.
De l’avarice.


§ 10.


J’entends ici par ce mot, non la cupidité[135] (le penchant à étendre ses moyens d’existence au delà des bornes du véritable besoin), car celle-ci peut être considérée comme une simple transgression d’un devoir envers autrui (du devoir de la bienfaisance), mais la parcimonie[136], qui, lorsqu’elle est honteuse, prend le nom de lésinerie ou de ladrerie[137], et je ne la considère point en tant qu’elle est une négligence de notre devoir de charité envers autrui, mais en tant que, restreignant la jouissance personnelle des moyens d’existence jusqu’au-dessous de la mesure du véritable besoin, elle est une violation du devoir envers soi-même. La condamnation de ce vice peut servir d’exemple pour montrer clairement combien il est inexact de définir les vertus ainsi que les vices par le simple degré, et combien est oiseux le principe d’Aristote, que la vertu consiste à tenir le milieu entre deux vices.

Si en effet je considérais la bonne économie domestique[138] comme un juste milieu entre la prodigalité et l’avarice, et que ce milieu fût déterminé par le degré, on ne pourrait aller d’un vice au vice contraire (contrarie opposito) qu’en passant par la vertu ; celle-ci ne serait plus alors qu’un vice diminué ou plutôt un vice défaillant, et la conséquence serait que, dans le cas présent, le véritable devoir de vertu consisterait à ne faire aucun usage des moyens de jouir de la vie.

Ce n’est pas la mesure de la pratique des maximes morales, mais leur principe objectif qu’il faut prendre pour critérium, quand on veut distinguer un vice de la vertu. – La maxime de la cupidité prodigue[139] est de ne se procurer tous les moyens de bien vivre qu’en vue de la jouissance. — Celle de l’avarice[140] est au contraire d’acquérir et de conserver tous ces moyens, en se proposant uniquement pour but la possession et en s’interdisant la jouissance.

Le caractère propre de cette dernière espèce de vice est ce principe arrêté de posséder les moyens d’arriver à toutes sortes de fins, mais à la condition de renoncer à faire usage d’aucun, et de se priver de tout ce qui peut rendre la vie agréable et douce : ce qui est directement contraire au devoir envers soi-même, au point de vue de la fin[Note de l’auteur 7]. La prodigalité et l’avarice ne diffèrent donc pas simplement par le degré, mais spécifiquement, c’est-à-dire par les maximes opposées sur lesquelles elles se fondent.


Questions casuistiques.


Comme il ne s’agit ici que de devoirs envers soi-même, et que la cupidité (le désir insatiable d’acquérir) en vue de la dépense, de même que l’avarice (la crainte la dépense), ont leur fondement dans l’amour de soi (solipsismus), et ne paraissent condamnables que parce qu’elles conduisent à l’indigence, la prodigalité à une indigence inattendue, l’avarice à une indigence volontaire (puisqu’elle suppose la résolution de vivre misérablement), — la question est de savoir si l’une comme l’autre ne mériteraient pas plutôt le titre d’imprudence que celui de vice, et si par conséquent elles ne sont pas tout à fait en dehors de la sphère des devoirs envers soi-même. Mais l’avarice n’est pas seulement une économie mal entendue ; elle est une soumission servile de soi-même aux biens de la fortune, qui ne nous permet plus d’en rester le maître, et qui est une transgression du devoir envers soi-même. Elle est opposée à la libéralité (liberalitas moralis) des sentiments en général[141] (je ne dis pas à la générosité[142], liberalitas sumptuosa, laquelle n’est que l’application de la première à un cas particulier), c’est-à-dire au principe de l’indépendance à l’égard de toute autre chose que la loi, et elle est ainsi une fraude dont l’homme se rend coupable envers lui-même. Mais qu’est-ce qu’une loi que le législateur intérieur ne sait où appliquer ? Dois-je diminuer mes dépenses de table ou mes dépenses extérieures ? dans la vieillesse ou dans la jeunesse ? ou l’économie est-elle en général une vertu ?




ARTICLE III.
De la fausse humilité.


§ 11.


L’homme considéré dans le système de la nature (homo phænomenon, animal rationale) est un être de médiocre importance, et il a une valeur vulgaire (pretium vulgare) qu’il partage avec les autres animaux que produit le sol. En outre, comme il s’élève au-dessus d’eux par l’intelligence et qu’il peut se proposer à lui-même des fins, il en tire une valeur intrinsèque d’utilité (pretium usus), qui fait qu’on préfère sous ce rapport un homme à un autre, c’est-à-dire que, dans les rapports des hommes considérés au point de vue animal ou comme choses, il a un prix analogue à celui d’une marchandise, mais inférieur pourtant à la valeur du moyen général d’échange, de l’argent, dont le prix est pour cette raison considéré comme éminent (pretium eminens).

Mais, considéré comme personne, c’est-à-dire comme sujet d’une raison moralement pratique, l’homme est au-dessus de tout prix ; car, à ce point de vue (homo noumenon), il ne peut être regardé comme un moyen pour les fins d’autrui, ou même pour ses propres fins, mais comme une fin en soi, c’est-à-dire qu’il possède une dignité (une valeur intérieure absolue), par laquelle il force au respect de sa personne toutes les autres créatures raisonnables, et qui lui permet de se mesurer avec chacune d’elles et de s’estimer sur le pied de l’égalité.

L’humanité qui réside en sa personne est l’objet d’un respect qu’il peut exiger de tout autre homme, mais dont il ne doit pas non plus se dépouiller. Il peut et il doit donc s’estimer d’après une mesure qui est à la fois petite et grande, suivant qu’il se considère comme être sensible (dans sa nature animale), ou comme être intelligible (dans sa nature morale). Mais, comme il ne doit pas se considérer seulement comme une personne en général, mais encore comme un homme, c’est-à-dire comme une personne ayant des devoirs envers elle-même, que lui impose sa propre raison, son peu de valeur[143] comme homme animal[144] ne saurait nuire à la conscience de sa dignité comme homme raisonnable[145], et il ne doit pas renoncer à cette estime morale qu’il peut avoir pour lui-même en cette dernière qualité. En d’autres termes, il ne doit pas poursuivre sa fin, qui est un devoir en soi, d’une manière basse et servile (anima servili), comme s’il s’agissait de solliciter une faveur : ce serait abdiquer sa dignité ; mais il doit toujours maintenir en lui la conscience de la noblesse de ses dispositions morales, et cette estime de soi est un devoir de l’homme envers lui-même.

La conscience et le sentiment de notre peu de valeur morale en comparaison de ce qu’exige la loi est l’humilité morale (humilitas moralis). Se persuader au contraire, faute de se comparer à la loi, que l’on possède cette valeur à un très-haut degré, c’est ce que l’on peut appeler l’orgueil de la vertu[146] (arrogantia moralis). — Rejeter toute prétention à quelque valeur morale que ce soit, dans l’espoir d’acquérir par là une valeur cachée, c’est une fausse humilité morale (humilitas moralis spuria) ou une bassesse d’esprit[147].

L’humilité qui consiste à faire peu de cas de soi-même en se comparant avec les autres hommes (même avec tout être fini en général, fût-ce un ange) n’est pas un devoir ; bien au contraire tenter d’égaler les autres, ou même de les surpasser dans ce genre d’humilité, en se persuadant qu’on acquérera ainsi une plus grande valeur morale, c’est là une ambition[148] (ambitio) qui est directement contraire au devoir envers autrui. Mais rabaisser sa propre valeur morale, dans le dessein de se servir de ce moyen pour obtenir la faveur d’un autre (quel qu’il soit), cette action (l’hypocrisie et la flatterie[149]) est une fausse (une feinte) humilité, et, comme elle est un avilissement de la personnalité, elle est contraire au devoir envers soi-même. La véritable humilité doit être nécessairement le fruit d’une comparaison sincère et exacte de soi-même avec la loi morale (avec sa sainteté et sa sévérité) ; mais en même temps de ce que nous sommes capables d’une législation intérieure telle que l’homme (physique) se sent forcé de respecter l’homme (moral) dans sa propre personne, il suit que nous devons nous sentir élevés[150] et nous estimer hautement nous-mêmes, car, nous avons le sentiment d’une valeur intérieure (valor), qui nous met au-dessus de tout prix (pretium), et nous confère une dignité inaliénable (dignitas interna), bien propre à nous inspirer du respect (reverentia) pour nous-mêmes.


§ 12.


Ce devoir relatif à la dignité de l’humanité en nous, et qui par conséquent est un devoir envers nous-mêmes, peut se traduire d’une manière plus ou moins claire dans les préceptes suivants :

Ne soyez point esclaves des hommes. — Ne souffrez pas que vos droits soient impunément foulée aux pieds. – Ne contractez point de dettes, pour lesquelles vous n’offriez pas une entière sécurité. — Ne recevez point de bienfaits dont vous puissiez vous passer, et ne soyez ni parasites, ni flatteurs, ni (ce qui ne diffère du vice précédent que par le degré) mendiants. Soyez donc économes, afin de ne pas tomber dans la misère. — Les plaintes et les gémissements, même un simple cri arraché par une douleur corporelle, c’est déjà chose indigne de vous, à plus forte raison si vous avez conscience d’avoir mérité cette peine. Aussi un coupable ennoblit-il sa mort (en efface-t-il la honte) par la fermeté avec laquelle il meurt. – L’action de se mettre à genoux ou de se prosterner jusqu’à terre, n’eût-elle d’autre but que de représenter d’une manière sensible[151] l’adoration des choses célestes, est contraire à la dignité humaine. Il en est de même de la prière qu’on fait en présence de certaines images ; car alors vous vous humiliez non devant un idéal, que vous présente votre raison, mais devant une idole qui est votre propre ouvrage.

Questions casuistiques.


Le sentiment de la sublimité de notre destination, c’est-à-dire l’élévation d’âme[152] (elatio animi), qui porte si haut l’estime de soi-même, n’est-elle pas en nous trop voisine de la présomption[153] (arrogantia), qui est directement contraire à la véritable humilité (humilitas moralis), pour qu’il soit sage de nous y exciter, ne fissions-nous même que nous comparer avec les autres hommes et non avec la loi ? Ou au contraire l’abnégation de soi-même n’aurait-elle pas pour effet de donner aux autres une très-médiocre opinion de notre valeur personnelle, et n’est-elle pas ainsi contraire au devoir (de respect) envers soi-même ? Il semble dans tous les cas indigne d’un homme de s’humilier et de se courber devant un autre. Les hautes marques de respect dans les paroles et les manières, même à l’égard d’un homme qui n’a point d’autorité dans l’État, — les révérences, les compliments, les phrases de cour, qui indiquent avec une scrupuleuse exactitude la différence des rangs, mais qui n’ont rien de commun avec la politesse (laquelle est nécessaire même entre gens qui s’estiment également), le Toi, le Lui, le Vous, le Très-noble, le Très-haut, le Très-puissant[154] (ohe, jam satis est ! ) – sorte de pédanterie que les Allemands ont poussée plus loin que tous les autres peuples, excepté peut-être les castes indiennes, — tout cela n’est-il pas la preuve que le penchant à la servilité est très répandu parmi les hommes ? (Hæ nugæ in seria ducunt.) Celui qui se fait ver, peut-il ensuite se plaindre d’être écrasé ?




CHAPITRE TROISIÈME.




PREMIÈRE SECTION.


du devoir de l’homme envers lui-même, considéré comme juge naturel de lui-même.


§ 13.


Tout concept de devoir implique celui d’une contrainte objective exercée par la loi (comme par un impératif moral qui restreint notre liberté), et il appartient à l’entendement pratique qui fournit la règle ; mais l’imputabilité intérieure[155] d’un acte, comme cas soumis à la loi (in meritum aut demeritum) appartient au jugement (judicium), lequel, comme principe subjectif de l’imputabilité de l’action, décide au nom de la loi[156] si cette action a eu lieu ou non comme acte imputable[157] (comme action soumise à une loi), après quoi vient la décision de la raison (la sentence), qui joint à l’action son juste effet (la condamnation ou l’absolution). Et c’est ce qui se passe en justice (coram judicio), ou devant ce qu’on appelle le tribunal (forum) qui est comme une personne morale chargée de procurer à la loi son effet. — Ce tribunal intérieur que l’homme sent en lui ( « devant lequel ses pensées s’accusent ou se justifient mutuellement » ) est la conscience[158].

Tout homme a une conscience et se sent observé, menacé et en général tenu en respect (sorte d’estime mêlée de crainte) par un juge intérieur, et cette puissance qui veille en lui à l’exécution des lois n’est pas quelque chose qui soit son ouvrage (volontaire), mais elle est inhérente à son être. Elle le suit comme son ombre quand il pense s’y soustraire. Il a beau s’étourdir ou s’endormir au sein des plaisirs et des distractions ; il ne saurait s’empêcher de faire parfois un retour sur lui-même, ou de se réveiller, dès qu’il entend sa voix terrible. Il peut bien tomber dans un tel degré d’abjection qu’il en vienne à ne plus s’en soucier ; mais il ne peut jamais éviter de l’entendre.

Cette disposition originaire, à la fois intellectuelle et morale (puisqu’elle a rapport au devoir), qu’on appelle la conscience, a cela de particulier que, quoique l’homme y ait affaire avec lui-même, il se voit forcé par sa raison d’agir comme sur l’injonction d’une autre personne. Car il en est ici comme d’une cause judiciaire (causa). Concevoir celui qui est accusé par sa conscience comme ne faisant qu’une seule et même personne avec le juge, c’est une absurde façon de se représenter un tribunal ; car, alors l’accusateur serait toujours sûr de perdre. — C’est pourquoi, dans tous les devoirs, la conscience de l’homme devra concevoir un autre juge de ses actions qu’elle-même, si elle ne veut pas tomber en contradiction avec elle-même. Or cet autre juge peut être une personne réelle, ou seulement une personne idéale, que la raison se donne à elle-même[Note de l’auteur 8]. Cette personne idéale (ce juge légitime de la conscience) doit pouvoir sonder les cœurs[159] ; car il s’agit d’un tribunal établi dans l’intérieur de l’homme. — En même temps elle doit être le principe de toute obligation[160], c’est-à-dire qu’elle doit être une personne, ou conçue comme une personne dont tous nos devoirs en général puissent être considérés comme des ordres ; car la conscience est le juge intérieur de tous les actes libres. — Or, comme un tel être moral doit avoir en même temps toute puissance (dans le ciel et sur la terre), puisqu’il ne pourrait autrement (ce qui est pourtant une attribution nécessaire à sa qualité de juge) assurer à ses lois l’effet qui leur convient, cet être moral et tout puissant ne peut être que Dieu. Il faut donc concevoir la conscience comme le principe subjectif d’un compte à rendre à Dieu de ses actions ; cette dernière idée est toujours impliquée (quoique d’une manière obscure) dans cette conscience morale de soi-même.

Cela ne veut pas dire d’ailleurs que cette idée, à laquelle sa conscience le conduit inévitablement, autorise l’homme, et à plus forte raison l’oblige à admettre comme réel en dehors de lui un tel être suprême ; car elle ne lui est pas donnée objectivement par la raison théorétique, mais seulement d’une manière subjective par la raison pratique qui s’oblige elle-même à agir conformément à cette idée ; et au moyen de cette idée, suivant une simple analogie[161] avec un législateur de tous les êtres raisonnables du monde, l’homme en vient à considérer une pure direction, la délicatesse de conscience (qu’on appelle aussi religion) comme quelque chose dont il doit répondre devant un être saint différent de lui, mais qui lui est intérieurement présent (dans la raison qui lui dicte les lois morales), et à se soumettre à la volonté de cet être comme à la règle de l’honnête. L’idée de la religion en général n’est là pour l’homme « qu’un principe qui lui fait considérer tous ses devoirs comme des commandements divins. »

I. Dans une affaire de conscience (causa conscientiam tangens), l’homme conçoit une conscience qui l’avertit (præmonens) avant qu’il ne se résolve ; et, quand il s’agit d’une idée de devoir (de quelque chose de moral en soi), dans les cas dont la conscience est l’unique juge (casibus conscientiæ) on ne peut traiter l’extrême scrupule[162] (scrupulositas) de minutie (de micrologie), et regarder une véritable transgression comme une bagatelle (peccatillum), que l’on renverrait (suivant le principe : minima non curat prætor) à la décision arbitraire d’un casuiste. Dire de quelqu’un qu’il a une conscience large revient donc à dire qu’il n’a pas de conscience. —

II. Quand l’acte est résolu, un accusateur s’élève aussitôt dans le sein de la conscience, mais en même temps aussi un défenseur (un avocat) ; et l’affaire ne peut être arrangée à l’amiable (per amicabilem compositionem), mais elle doit être décidée suivant la rigueur du droit.

III. La sentence que la conscience prononce en dernier ressort sur l’homme et par laquelle elle l’absout ou le condamne, est l’arrêt qui termine l’affaire. Il faut remarquer que dans le premier cas la sentence ne décrète jamais une récompense (præmium), en ce sens qu’elle ne nous met point en possession de quelque chose que nous n’avions pas auparavant ; seulement elle nous fait sentir la satisfaction[163] d’avoir échappé au danger d’être trouvé coupable. C’est pourquoi le bonheur que nous donne le témoignage consolant de notre conscience n’est pas un bonheur positif (un sentiment de joie), mais seulement un bonheur négatif (c’est le repos qui succède à l’inquiétude) ; et l’on ne peut attribuer cette espèce de bonheur qu’à la vertu, comme à un combat livré à l’influence que le mauvais principe exerce dans l’homme.




DEUXIÈME SECTION.


de la première loi de tous les devoirs envers soi-même.


§ 14.


Cette loi est : connais-toi toi-même (étudie-toi, sonde-toi), non quant à ta perfection physique (à ta capacité ou à ton incapacité relativement à toutes sortes de fins arbitraires ou même ordonnées), mais quant à ta perfection morale, relativement à ton devoir ; — sonde ton cœur, — afin de savoir s’il est bon ou mauvais, si la source de tes actions est pure ou impure, et de pouvoir y faire la part, soit de ce qui appartient originairement à la substance de l’homme, soit de ce qui dérivent de lui (étant acquis ou contracté) peut lui être attribué et constitue ainsi l’état moral.

Cet examen de soi-même, qui cherche à sonder l’abîme du cœur jusque dans ses profondeurs les plus cachées, et la connaissance de soi-même qui en résulte, voilà le commencement de toute sagesse humaine. En effet la sagesse, qui consiste dans l’accord de la volonté d’un être avec son but final, exige de l’homme qu’il commence par se débarrasser des obstacles interieurs (que lui oppose la mauvaise volonté qu’il porte en lui), et qu’ensuite il travaille à développer en lui les dispositions primitives d’une bonne volonté, lesquelles ne peuvent jamais être entièrement étouffées. Il n’y a, dans la connaissance de soi-même, que la descente aux enfers qui puisse conduire à l’apothéose.


§ 15.


Cette connaissance morale de soi-même bannira d’abord le mépris fanatique[164] de soi-même, comme homme, ou de tout le genre humain en général ; car ce mépris est contradictoire. Il peut bien arriver qu’en vertu des excellentes dispositions que nous avons pour le bien et qui nous rendent respectables, nous trouvions dignes de mépris ceux qui agissent contrairement à ces dispositions, mais ce mépris ne peut tomber que sur tel ou tel homme en particulier, et non sur l’humanité en général. — D’un autre côté, cette connaissance de soi-même ne permettra pas non plus cette estime présomptueuse[165] de soi-même, qui va jusqu’à prendre pour des preuves d’un bon cœur de simples désirs, qui peuvent avoir une certaine vivacité, mais qui sont et restent sans effet. La prière n’est aussi qu’un désir intérieur, se déclarant devant celui qui sonde les cœurs. L’impartialité dans les jugements que nous avons à porter sur nous-mêmes, en rapprochant notre conduite de la loi, et la sincérité dans l’aveu de notre valeur morale ou de ce qui nous manque sous ce rapport, sont des devoirs envers soi-même, qui dérivent immédiatement de ce premier précepte : connais-toi toi-même.



SECTION ÉPISODIQUE.


de l’amphibolie des concepts moraux de réflexion, qui consiste à prendre nos devoirs envers nous-mêmes ou envers les autres comme pour des devoirs envers d’autres êtres[166].


§ 16.


À en juger d’après la seule raison, l’homme n’a de devoirs qu’envers l’homme (envers lui-même ou envers les autres hommes). En effet, son devoir envers quelque sujet est la contrainte morale imposée par la volonté de ce sujet. Le sujet qui impose cette contrainte (qui oblige), doit donc être d’abord une personne. Ensuite il faut que cette personne nous soit donnée comme un objet d’expérience ; car nous devons concourir à la fin de sa volonté, et cela n’est possible que dans la relation réciproque de deux êtres existants, puisqu’un être de raison[167] ne saurait être cause de quelque effet arrivant suivant des fins. Or toute notre expérience ne nous fait connaître d’autre être capable d’obligation (active ou passive) que l’homme. L’homme ne peut donc avoir de devoirs envers d’autre être que l’homme même. Que s’il s’en représente d’une autre espèce, ce ne peut être que par une amphibolie des concepts de réflexion : ses prétendus devoirs envers d’autres êtres ne sont que des devoirs envers lui-même. Ce qui le conduit à cette erreur, c’est qu’il prend ses devoirs relativement à d’autres êtres pour des devoirs envers ces êtres.

Ces prétendus devoirs peuvent se rapporter ou à des êtres impersonnels, ou à des êtres personnels, mais absolument invisibles (inaccessibles aux sens extérieurs). — Les premiers (qui sont au dessous de l’homme[168]) peuvent être ou la nature inorganique, ou la nature organique, mais dépourvue de sensibilité, ou celle qui est en même temps douée de sensation et de volonté (les minéraux, les plantes, les animaux) ; les seconds (qui sont au-dessus de l’homme[169]) peuvent être conçus comme des esprits purs (les anges, Dieu). — Or il s’agit de savoir si entre ces deux espèces d’êtres et l’homme il peut y avoir un rapport de devoir, et quel rapport.

§17.


Relativement aux beautés de la nature inanimée, le penchant à la destruction (spiritus destructionis) est contraire au devoir envers soi-même, car il affaiblit ou éteint dans l’homme un sentiment qui, à la vérité, n’est point moral par lui-même, mais qui suppose une disposition de la sensibilité très-favorable à la moralité, ou qui, tout au moins, nous y prépare : je veux parler du plaisir d’aimer une chose même indépendamment de toute considération d’utilité, et de trouver une satisfaction désintéressée dans les belles cristallisations, ou dans les beautés indéfinissables du règne végétal.

Relativement à cette partie de la création qui est animée, mais privée de raison, la violence et la cruauté avec lesquelles on traite les animaux sont très-contraires au devoir de l’homme envers lui-même ; car on émousse ainsi en soi la compassion qu’excitent leurs souffrances, et par conséquent on affaiblit et on éteint peu à peu une disposition naturelle, très-favorable à la moralité de l’homme, dans ses rapports avec ses semblables. Nous avons le droit de les tuer par des moyens expéditifs (sans les torturer), et de les soumettre à un travail qui n’excède point leurs forces (puisque nous sommes nous-mêmes soumis à cette nécessité) ; mais ces expériences douloureuses que l’on fait sur eux, dans un intérêt purement spéculatif, et alors qu’on pourrait arriver au même but par d’autres moyens, sont choses odieuses. – La reconnaissance même pour les longs services d’un vieux cheval ou d’un vieux chien (comme si c’était une personne de la maison), rentre indirectement dans les devoirs de l’homme, si on les considère relativement à ces animaux ; mais, considéré directement, ce devoir n’est toujours qu’un devoir de l’homme envers lui-même.


§ 18.


Relativement à un être qui est placé tout à fait en dehors des limites de notre expérience, mais dont la possibilité s’accorde pourtant avec nos idées, c’est-à-dire relativement à Dieu, nous avons aussi un devoir, que l’on désigne sous le nom de devoir religieux, c’est à savoir de « considérer tous nos devoirs comme (instar) des commandements de Dieu. » Mais ce n’est point là avoir conscience d’un devoir envers Dieu. Car, comme cette idée émane entièrement de notre propre raison, et que nous la produisons nous-mêmes, soit au point de vue théorétique pour expliquer la finalité dans l’univers, soit pour nous en servir comme d’un mobile dans notre conduite, nous n’avons point ainsi devant nous un être donné, envers lequel nous ayons quelque obligation ; il faudrait pour cela que la réalité en fût d’abord prouvée (ou manifestée) par l’expérience. Seulement c’est un devoir de l’homme envers lui-même d’appliquer à la loi morale cette idée qui se présente irrésistiblement à la raison, et qui est pour nous de la plus grande utilité morale. Dans ce sens (pratique), il peut être vrai de dire que c’est un devoir de l’homme envers lui-même d’avoir de la religion.



DEUXIÈME DIVISION


DES DEVOIRS ENVERS SOI-MÊME.
DES DEVOIRS IMPARFAITS DE L’HOMME ENVERS LUI-MÊME (RELATIVEMENT À SA FIN).




PREMIÈRE SECTION.


du devoir envers soi-même, qui consiste dans le développement et dans l’accroissement de sa perfection naturelle, c’est-à-dire sous le rapport pragmatique.


§ 19.


La culture (cultura) de ses facultés naturelles (des facultés de l’esprit, de l’âme et du corps), comme moyens pour toutes sortes de fins possibles, est un devoir de l’homme envers lui-même. — L’homme se doit à lui-même (en sa qualité d’être raisonnable) de ne pas négliger et laisser en quelque sorte se rouiller les dispositions naturelles et les facultés, dont sa raison peut avoir à faire usage dans la suite ; et, à supposer même qu’il puisse se contenter[170] du degré de puissance qu’il trouve en lui pour satisfaire ses besoins naturels, sa raison doit d’abord l’éclairer, à l’aide de ses principes, au sujet de cette disposition à se contenter d’un médiocre développement de ses facultés, puisque, étant un être capable de se proposer des fins, ou de prendre pour but certains objets, il est redevable de l’usage de ses facultés, non-seulement à l’instinct de la nature, mais encore à la liberté avec laquelle il détermine cette mesure. Il n’est donc pas question des avantages que la culture de nos facultés peut nous procurer (relativement à toutes sortes de fins) ; car, à ce point de vue (suivant les principes de Rousseau), ce serait peut-être à la grossièreté des besoins naturels qu’il faudrait donner la préférence ; mais c’est une loi de la raison moralement pratique et un devoir de l’homme envers lui-même, de cultiver ses facultés (et parmi elles l’une plus que les autres, suivant la nature particulière de ses fins), et de se rendre, sous le rapport pragmatique, propre à la fin de son existence.

Les facultés de l’esprit sont celles dont l’exercice n’est possible qu’au moyen de la raison. Elles sont créatrices, en ce sens que leur usage ne vient pas de l’expérience, mais dérive à priori de certains principes. Telles sont celles auxquelles nous devons les mathématiques, la logique et la métaphysique de la nature. Ces deux dernières se rattachent aussi à la philosophie, je veux dire à la philosophie théorétique ; et, quoique celle-ci ne signifie pas alors, comme son nom l’indique, l’étude de la sagesse, mais seulement la science, elle peut à son tour aider cette étude dans la poursuite de son but.

Les facultés de l’âme sont celles qui sont aux ordres de l’entendement et des règles dont il se sert pour réaliser les desseins qu’il lui plaît de poursuivre ; elles suivent par conséquent le fil de l’expérience. Telles sont la mémoire, l’imagination, et d’autres facultés du même genre, sur lesquelles se fondent l’érudition, le goût (l’embellissement intérieur ou extérieur), etc., et qui fournissent des instruments pour des fins diverses.

Enfin la culture des facultés corporelles (ce que l’on appelle proprement la gymnastique) est le soin de ce qui constitue dans l’homme l’instrument[171] (la matière), sans lequel il ne saurait atteindre aucune de ses fins ; par conséquent veiller sur la vie et sur la durée de l’animal dans l’homme est un devoir de l’homme envers lui-même.


§ 20.


Laquelle de ces perfections naturelles l’homme doit-il préférer, et dans quelle proportion, relativement aux autres, doit-il se la proposer pour fin, s’il veut remplir son devoir envers lui-même ? C’est ce qu’il faut laisser à chacun le soin de décider raisonnablement, suivant qu’il se sent du goût pour tel ou tel genre de vie et les facultés nécessaires pour y réussir, et qu’il fixe son choix en conséquence (soit, par exemple, sur le travail des mains, ou sur le commerce, ou sur la science). Car, pour ne rien dire du besoin de se conserver soi-même, qui ne peut par lui-même fonder aucun devoir, c’est un devoir de l’homme envers lui-même d’être un membre utile dans le monde, puisque cela fait partie de la valeur de l’humanité qui réside en sa propre personne, et à laquelle il ne doit pas déroger.

Mais les devoirs de l’homme envers lui-même, quant à sa perfection physique, ne sont que des devoirs larges et imparfaite, puisque, s’ils fournissent une loi pour les maximes des actions, ils ne déterminent rien relativement aux actions mêmes, à leur mode et à leur degré, mais qu’ils laissent une certaine latitude au libre arbitre.



DEUXIÈME SECTION.


du devoir envers soi-même relativement à l’accroissement de sa perfection morale, c’est-à-dire sous le rapport purement moral.


§ 21.


Il consiste d’abord, au point de vue subjectif, dans la pureté (puritas moralis) de nos intentions en matière de devoir : c’est-à-dire qu’il faut que la loi soit notre seule mobile, que nous n’y mêlions aucune considération empruntée à la sensibilité, et que nos actions ne soient pas seulement conformes au devoir, mais que nous les fassions par devoir. — « Soyez saints » est ici le commandement à suivre. Ensuite, au point de vue objectif, relativement à toute la fin morale, qui a pour objet la perfection, c’est-à-dire tout le devoir et l’accomplissement absolu de la fin morale à l’égard de soi-même, le devoir peut se formuler ainsi : « Soyez parfaits. » Tendre vers ce but n’est jamais pour l’homme que marcher d’une perfection à une autre ; mais « il y a bien quelque vertu, quelque mérite à y tendre. »


§ 22.


Ce devoir envers soi-même est strict et parfait quant à la qualité, quoiqu’il soit large et imparfait quant au degré, et cela à cause de la fragilité (fragilitas) de la nature humaine.

Cette perfection en effet, que notre devoir est de poursuivre, mais non d’atteindre (dans cette vie), et dont par conséquent l’accomplissement ne peut être autre chose qu’un progrès continu, est, par rapport à l’objet (à l’idée que l’on doit se proposer de réaliser), un devoir envers soi-même strict et parfait ; mais, par rapport au sujet, elle est un devoir large et imparfait.

Les profondeurs du cœur humain sont insondables. Qui se connaît assez pour dire, quand il se sent poussé à faire son devoir, si c’est uniquement la considération de la loi qui le détermine, ou s’il n’est pas influencé par d’autres mobiles sensibles, l’espoir de quelque avantage ou la crainte de quelque dommage, qui, dans une autre occasion, pourraient tout aussi bien le pousser au vice ? — Pour ce qui regarde la perfection, comme fin morale, il n’y a sans doute dans l’idée (objectivement) qu’une seule vertu (je parle de cette force morale qu’exigent les maximes[172]), mais dans le fait (subjectivement) il y a une foule de vertus d’espèce différente, au-dessous desquelles il serait impossible de ne pas trouver, si l’on en voulait faire la recherche, quelque défaut de vertu[173] (quoique, à cause de la nature même de ces vertus, on n’ait pas coutume de lui donner le nom de vice). Mais une somme de vertus, dont la connaissance de nous-mêmes ne peut jamais nous montrer suffisamment la perfection ou le défaut, ne peut fonder que le devoir imparfait d’être parfait.

Tous les devoirs envers soi-même, relativement à la fin de l’humanité dans notre propre personne, ne sont donc que des devoirs imparfaits.








DOCTRINE ÉLÉMENTAIRE DE L’ÉTHIQUE.

LIVRE SECOND.
DES DEVOIRS DE VERTU ENVERS LES AUTRES HOMMES

CHAPITRE PREMIER.
DES DEVOIRS ENVERS LES AUTRES HOMMES, CONSIDÉRÉS SIMPLEMENT COMME DES HOMMES.

PREMIÈRE SECTION.
du devoir d’amour envers les autres hommes.

DIVISION.


§ 23.


La division la plus générale de nos devoirs envers autrui est celle qui les partage en devoirs ayant pour caractère d’obliger ceux envers qui on les remplit, et devoirs dont la pratique n’a pas pour conséquence de créer une obligation dans autrui. – La première espèce de devoirs est (relativement à autrui) méritoire[174] ; la seconde est obligatoire[175]. — L’amour et le respect sont les sentiments qui accompagnent la pratique de ces devoirs. Ils peuvent être considérés et exister chacun séparément. Ainsi on peut aimer son prochain, quand même celui-ci mériterait peu de respect ; de même on doit respecter tout homme, quand même on le jugerait à peine digne d’amour. Mais en principe, suivant la loi, ils sont toujours unis en un devoir, de telle sorte seulement que c’est tantôt celui-ci et tantôt celui-là qui constitue le principe auquel l’autre se joint accessoirement. — Ainsi nous nous reconnaissons obligés d’être bienfaisants à l’égard d’un pauvre ; mais, comme le bien que je lui fais dépend de ma générosité, et qu’il y a là quelque chose d’humiliant pour lui, c’est un devoir d’épargner cette humiliation à celui à qui l’on donne, en présentant le bienfait soit comme une simple dette, soit comme un faible service d’amitié, et d’éviter ainsi de porter atteinte au respect qu’il a pour lui-même.


§ 24.


Quand il s’agit des lois du devoir (non des lois physiques), et que nous les considérons dans les rapports extérieurs des hommes entre eux, nous nous plaçons par la pensée dans un monde moral (intelligible), où, suivant une loi analogue à celle du monde physique, l’assemblage des êtres raisonnables (sur la terre) se fait par attraction et répulsion. Grâce au principe de l’amour mutuel[176], ils sont portés à se rapprocher continuellement, et grâce à celui du respect, qu’ils se doivent réciproquement, à se tenir à distance les uns des autres ; et, si l’une de ces deux grandes forces morales venait à manquer, alors (si je puis me servir ici des paroles de Haller en les appliquant à mon objet) « le néant (de l’immoralité) engloutirait dans son gouffre tout le règne des êtres (moraux), comme une goutte d’eau. »


§ 25.


Mais l’amour ne doit pas être considéré ici comme un sentiment (au point de vue esthétique), c’est-à-dire comme un plaisir que nous trouvons dans la perfection des autres hommes, comme amour du plaisir[177] de les voir heureux[178], car on ne peut être obligé par autrui à avoir des sentiments ; il y faut voir une maxime de bienveillance (un principe pratique), ayant pour effet la bienfaisance.

Il en est de même du respect que nous devons témoigner aux autres ; il ne s’agit pas en effet ici simplement de ce sentiment qui résulte de la comparaison de notre propre valeur avec celle d’autrui (comme celui qu’éprouve, par pure habitude, un enfant pour ses parents, un élève pour son maître, un inférieur en général pour son supérieur), mais d’une maxime qui consiste à restreindre notre estime de nous-mêmes au moyen de la dignité de l’humanité dans une autre personne, et par conséquent on doit entendre ici le respect dans le sens pratique (observantia aliis præstanda).

En outre le devoir du libre respect envers autrui, n’étant proprement qu’un devoir négatif (celui de ne pas s’élever au-dessus des autres), et étant ainsi analogue au devoir de droit, qui défend de porter atteinte au bien d’autrui, peut être regardé comme un devoir strict, quoique, comme devoir de vertu, il se lie au devoir d’amour, et que celui-ci doive être considéré comme un devoir large.

Le devoir d’aimer son prochain peut donc encore se formuler ainsi : le devoir de faire siennes les fins d’autrui (pourvu qu’elles ne soient pas immorales) ; et le devoir de respecter son prochain est contenu dans la maxime qui me défend de rabaisser aucun autre homme au rang de pur moyen pour mes propres fins, et d’exiger d’un autre qu’il s’abdique lui-même jusqu’à se faire mon esclave.

En pratiquant envers quelqu’un le premier de ces devoirs, je l’oblige, je mérite de lui ; en pratiquant le second, je m’oblige simplement moi-même, et me borne à ne rien ôter à la valeur qu’un autre a le droit de placer en lui-même, en tant qu’homme.

du devoir d’amour en particulier.
§ 26.


L’amour de l’humanité (la philanthropie), étant considéré ici comme une maxime pratique, et non par conséquent comme l’amour du plaisir de voir les autres heureux, doit consister dans une bienveillance active, et par conséquent regarde les maximes des actions. — Celui qui prend plaisir au bonheur (salus) des hommes, en les considérant simplement comme tels, qui est heureux quand les autres le sont, est dans le sens général du mot un philanthrope. Celui qui n’est content que quand tout va mal pour les autres, est un misanthrope[179] (dans le sens pratique). Celui qui est indifférent à tout ce qui peut arriver à autrui, pourvu que tout aille bien pour lui-même, est un égoïste (solipsista). — Mais celui qui fuit les hommes parce qu’il ne peut trouver aucun plaisir dans leur société, quoiqu’il leur veuille du bien à tous, celui-là est un anthropophobe[180] (un misanthrope dans le sens esthétique), et son éloignement pour les hommes mérite le nom d’anthropophobie.


§ 27.


La maxime de la bienveillance (la philanthropie pratique) est le devoir de chacun de nous à l’égard des autres, que nous les trouvions ou non dignes d’amour ; l’éthique nous l’impose au nom de cette loi de la perfection : Aime ton prochain comme toi-même. — En effet, tout rapport moralement pratique entre les hommes est un rapport conçu par la raison pure, c’est-à-dire un rapport d’actions libres se réglant sur des maximes qui ont le caractère d’une législation universelle, et qui, par conséquent, ne peuvent dériver de l’amour de soi (ex solipsismo prodeuntes). Je veux que chacun me témoigne de la bienveillance (benevolentiam) ; je dois donc être bienveillant à l’égard de chacun. Mais, comme sans moi tous les autres ne sont pas tous les hommes, et que, par conséquent, la maxime n’aurait pas le caractère universel d’une loi, sans laquelle pourtant il ne saurait y avoir d’obligation, la loi du devoir de la bienveillance me comprendra moi-même comme objet de cette bienveillance prescrite par la raison pratique. Cela ne veut pas dire que je sois obligé par là de m’aimer moi-même (car cela arrive inévitablement sans cela, et par conséquent il n’y a aucune obligation à cet égard) ; seulement la raison législative, qui, dans l’idée qu’elle se fait de l’humanité en général, renferme toute l’espèce (moi-même par conséquent), me comprend aussi, en tant qu’elle dicte des lois universelles, dans le devoir de la bienveillance réciproque, qui se fonde sur le principe de l’égalité existant entre tous les autres et moi. Elle me permet donc de me vouloir du bien à moi-même, mais à la condition d’en vouloir à tous les autres ; car c’est à cette seule condition que ma maxime (de la bienveillance) pourra revêtir la forme d’une loi universelle, ce qui est le caractère de toute loi du devoir.


§ 28.


La bienveillance, considérée dans la philanthropie générale, est la plus grande quant à l’étendue, mais la plus petite quant au degré ; et, lorsque je dis que je prends part au bien de tel ou tel homme uniquement en vertu de la philanthropie générale, l’intérêt que je prends ici est le plus petit qui puisse être. Tout ce que je puis dire, c’est que je ne suis pas indifférent à son égard. Mais l’un me touche de plus près que l’autre, et celui qui me touche de plus près en fait de bienveillance, c’est moi-même. Or comment cela s’accorde-t-il avec la formule : Aime ton prochain (ton semblable) comme toi-même ? Si l’un me touche de plus près que l’autre (dans le devoir de la bienveillance), je suis donc obligé à une plus grande bienveillance envers l’un qu’envers l’autre ; et, comme je suis continuellement plus près de moi-même (même au point de vue du devoir) que tout autre, je ne puis dire, à ce qu’il semble, sans me contredire, que je dois aimer chaque homme comme moi-même ; car la mesure de l’amour de soi ne laisserait aucune différence dans le degré. — On voit tout de suite qu’il ne s’agit pas ici seulement de cette bienveillance qui se borne au désir de voir les autres heureux et qui n’est proprement que la satisfaction que nous cause le bonheur d’autrui, sans même que nous ayons besoin d’y contribuer (chacun pour soi, Dieu pour tous), mais de cette bienveillance active et pratique, qui consiste à se proposer pour but le bonheur d’autrui (ce qu’on appelle la bienfaisance). En effet, dans le désir, je puis vouloir également du bien à tous ; mais dans l’action, sans violer l’universalité de la maxime, le degré peut être fort différent, suivant la différence des personnes aimées (dont l’une me touche de plus près que l’autre).






DIVISION DES DEVOIRS D’AMOUR.
CE SONT : A, LES DEVOIRS DE LA BIENFAISANCE ; B, CEUX DE LA RECONNAISSANCE ; C, CEUX DE LA SYMPATHIE.


A.
du devoir de bienfaisance
§ 29.

Se faire du bien à soi-même autant qu’il est nécessaire pour trouver du plaisir à vivre (soigner son corps, pourvu que ce soin n’aille pas jusqu’à la mollesse), est un devoir envers soi-même. — Le contraire de ce devoir est de se priver, par avarice (sordidement) ou par une discipline exagérée de ses penchants naturels (par fanatisme), de la jouissance des plaisirs de la vie ; dans l’un et l’autre cas, l’homme viole son devoir envers lui-même.

Mais comment peut-on exiger comme un devoir de tous ceux qui ont les moyens nécessaires pour cela, outre cette bienveillance[181] qui consiste à souhaiter du bien aux autres hommes (et qui ne nous coûte rien), la pratique même de la bienveillance, c’est-à-dire la bienfaisance[182] à l’égard de ceux qui sont dans le besoin ? — La bienveillance est le plaisir que nous trouvons dans le bonheur (dans le bien-être) d’autrui ; la bienfaisance est la maxime qui consiste à se proposer pour but ce bonheur, et le devoir de la bienfaisance est l’obligation que la raison impose au sujet, de prendre cette maxime pour loi générale. Il n’est pas évident de soi-même qu’une telle loi en général réside dans la raison ; la maxime : « Chacun pour soi, Dieu (la fortune) pour tous, » semble être plus naturelle.


§ 30.


C’est le devoir de tout homme d’être bienfaisant, c’est-à-dire d’aider, suivant ses moyens, ceux qui sont dans la misère à en sortir, sans rien espérer en retour.

En effet tout homme qui se trouve dans le besoin souhaite d’être secouru par les autres. Mais, s’il adoptait pour maxime de ne point secourir les autres à son tour lorsqu’ils seront dans le besoin, ou s’il faisait de la bienfaisance une loi générale facultative[183], alors chacun lui refuserait, ou du moins serait autorisé à lui refuser également son assistance dans le besoin. Cette maxime de l’intérêt personnel se contredit donc elle-même lorsqu’on l’érige en loi universelle, c’est-à-dire qu’elle est contraire au devoir. Par conséquent la maxime de l’intérêt commun qui veut qu’on fasse du bien à ceux qui sont dans le besoin est un devoir général pour les hommes ; car, par cela même qu’ils sont des hommes, ils doivent être considérés comme des êtres raisonnables sujets à des besoins et réunis par la nature dans une même demeure pour s’aider réciproquement.

§ 31.


La bienfaisance, lorsque l’on est riche (que l’on trouve dans son superflu, ou dans ce qui n’est pas nécessaire à ses propres besoins, les moyens de faire le bonheur d’autrui), ne doit presque jamais être considérée par le bienfaiteur même comme un devoir méritoire, quoique par là il oblige les autres. La satisfaction qu’il se procure ainsi, et qui ne lui coûte aucun sacrifice, est une manière de s’enivrer de sentiments moraux. – Aussi doit-il éviter soigneusement d’avoir l’air de penser qu’il oblige les autres ; car autrement son bienfait n’en serait plus véritablement un, puisqu’il semblerait vouloir imposer une obligation à celui auquel il l’accorderait (ce qui ne manquerait pas d’humilier celui-ci à ses propres yeux). Il doit au contraire se montrer lui-même comme obligé ou comme honoré par l’acceptation de ses bienfaits, et par conséquent remplir ce devoir comme une dette contractée[184], si (ce qui vaut mieux encore) il ne trouve le moyen de pratiquer la bienfaisance tout à fait en secret. — Cette vertu est plus grande, lorsque les moyens d’être bienfaisant sont restreints, et que le bienfaiteur est assez fort pour se charger lui-même en silence des maux qu’il épargne aux autres : c’est alors qu’il mérite d’être considéré comme très-riche moralement.


Questions casuistiques.


Jusqu’à quel point faut-il consacrer ses moyens à la bienfaisance ? Ce ne doit pas être au moins jusqu’au point de finir par avoir besoin soi-même de la bienfaisance des autres. — Quel est le prix d’un bienfait qui vient d’une main mourante (que lègue par testament un homme qui est sur le point de sortir de ce monde) ? — Celui qui se sert du pouvoir que lui accorde la loi du pays pour enlever à quelqu’un (à un serf de la glèbe) la liberté d’être heureux à sa manière, peut-il se considérer comme son bienfaiteur, lorsqu’il en prend un soin en quelque sorte paternel, d’après ses propres idées sur le bonheur qui lui convient ? Ou plutôt l’injustice qui consiste à priver quelqu’un de sa liberté n’est-elle pas quelque chose de si contraire au devoir de droit en général que celui qui consent librement à se livrer à un maître, en comptant sur sa bienfaisance, abdique au plus haut degré sa dignité d’homme, et que les soins les plus empressés de son maître pour lui ne peuvent passer pour de la bienfaisance ? Ou bien le mérite de ces soins peut-il être si grand qu’il contrebalance la violation du droit de l’humanité ? — Je ne dois point faire du bien aux autres (sinon aux enfants et aux fous), d’après l’idée que je me fais moi-même du bonheur, mais au contraire consulter celles de tous ceux à l’égard desquels je veux me montrer bienfaisant ; ce n’est pas être réellement bienfaisant à l’égard de quelqu’un, que de lui imposer un bienfait.

La faculté d’être bienfaisant, qui dépend des biens de la fortune, est en grande partie une conséquence des priviléges dont jouissent certains hommes, grâce à l’injustice des gouvernements, laquelle introduit dans les conditions d’existence une inégalité qui rend la bienfaisance nécessaire. Dans un tel état de choses, l’assistance que le riche prête au pauvre mérite-t-elle bien en général le nom de bienfaisance, dont on se vante volontiers comme d’une vertu ?


B.
du devoir de reconnaissance


La reconnaissance consiste à honorer une personne pour un bienfait qu’on en a reçu. Le sentiment qui est lié à ce jugement est un sentiment de respect pour le bienfaiteur (pour celui qui oblige), tandis que le sentiment de celui-ci pour son obligé rentre dans celui de l’amour. — Même une simple bienveillance de cœur, ne se manifestant par aucun effet extérieur, mérite dans l’obligé le nom de devoir de vertu ; car il faut faire ici une distinction entre la reconnaissance active[185] et la reconnaissance purement affective[186].

§ 32.


La reconnaissance est un devoir, c’est-à-dire qu’elle n’est pas seulement une maxime de prudence, ayant pour but d’exciter chez les autres une plus grande bienveillance par le témoignage de l’obligation qu’on leur doit pour les bienfaits qu’on en a reçus (gratiarum actio est ad plus dandum invitatio) ; car alors nous n’userions de la reconnaissance que comme d’un moyen pour d’autres fins personnelles ; mais elle est une nécessité immédiatement imposée par la loi morale.

En outre, la reconnaissance doit être spécialement considérée comme un devoir saint[187], c’est-à-dire comme un devoir dont la violation (en offrant un exemple scandaleux) peut détruire dans son principe même le mobile moral qui nous invite à la bienfaisance. En effet, on appelle saint tout objet moral à l’égard duquel aucun acte ne saurait acquitter entièrement l’obligation contractée (où l’obligé reste toujours obligé). Tout autre devoir est un devoir ordinaire[188]. — Il n’y a aucun moyen de s’acquitter d’un bienfait reçu, parce que celui qui le reçoit ne peut refuser à celui qui l’accorde le mérite et l’avantage d’avoir été le premier à témoigner sa bienveillance. – Mais aussi, même sans aucun acte extérieur (de bienfaisance), la simple bienveillance de cœur à l’égard d’un bienfaiteur est déjà une espèce de reconnaissance. On appelle gratitude[189] un sentiment de ce genre.

Quant à ce qui est de l’extension de la reconnaissance, cette vertu ne s’applique pas seulement aux contemporains, mais aussi aux ancêtres, même à ceux qu’on ne peut signaler avec certitude. C’est aussi la raison pour laquelle on regarde comme une chose convenable de défendre, autant que possible, les anciens qui peuvent passer pour nos maîtres, contre les attaques, les accusations et les mépris dont ils sont souvent l’objet. En revanche, c’est pure sottise que de leur supposer, à cause de leur ancienneté, une supériorité de talents et de bonne volonté sur les modernes, et de mépriser par comparaison tout ce qui est nouveau, comme si le monde était condamné par les lois de la nature à déchoir sans cesse davantage de sa perfection primitive.


§ 33.


Pour ce qui est de l’intensité[190] de cette vertu, c’est-à-dire du degré d’obligation qu’elle impose, on doit l’estimer d’après l’utilité que l’obligé a retirée du bienfait et d’après le désintéressement du bienfaiteur. Le moindre degré est de rendre au bienfaiteur des services équivalents, s’il est dans le cas de les recevoir (pendant sa vie), ou, à son défaut, aux autres hommes. C’est encore de ne regarder jamais un bienfait reçu comme un fardeau dont on serait bien aise de se débarrasser (sous prétexte que l’obligé est dans une position d’infériorité à l’égard de son bienfaiteur, et que cela blesse son orgueil). Il faut l’accepter au contraire comme un bienfait moral, c’est-à-dire comme nous offrant l’occasion de pratiquer cette vertu qui à la profondeur[191] d’une intention bienveillante joint la tendresse de la bienveillance même (l’attention donnée, en vue du devoir, aux moindres obligations), et de cultiver ainsi la philanthropie.


C.
la sympathie est en général un devoir.


§ 34.


La sympathie pour la joie ou la peine d’autrui[192] (sympathia moralis) est à la vérité le sentiment sensible d’un plaisir ou d’une peine (pouvant justement être appelé esthétique) qui s’attache à l’état de satisfaction ou d’affliction d’autrui, et dont la nature nous a déjà rendus susceptibles. Mais c’est encore un devoir particulier, quoique simplement conditionnel, de se servir de cette sympathie comme d’un moyen en faveur de la bienveillance active que prescrit la raison, et c’est ce devoir que l’on désigne sous le nom d’humanité (humanitas) : on ne considère pas seulement ici l’homme comme un être raisonnable, mais aussi comme un animal doué de raison. Or l’humanité peut être placée dans le pouvoir et la volonté de se communiquer les uns aux autres ses sentiments (humanitas practica), ou dans la capacité que nous avons d’éprouver en commun le sentiment du plaisir ou de la peine, que nous donne la nature même (humanitas æsthetica). La première est libre (communio sentiendi libera), et elle se fonde sur la raison pratique ; la seconde est nécessaire (communio sentiendi necessaria), et elle se communique (comme la chaleur ou les maladies contagieuses), c’est-à-dire qu’elle se répand naturellement parmi les hommes qui vivent les uns à côté des autres. La première seule est obligatoire.

Les stoïciens se faisaient une sublime idée du sage, quand ils lui faisaient dire : Je me souhaite un ami, non pour en être moi-même secouru dans la pauvreté, dans la maladie, dans la captivité, etc., mais pour pouvoir lui venir en aide et sauver un homme. Et pourtant ce même sage se disait à lui-même, quand il ne pouvait sauver son ami : Qu’est-ce que cela me fait ? C’est-à-dire qu’il rejetait la compassion.[193]

En effet, si un autre souffre et que je me laisse (au moyen de l’imagination) gagner par sa douleur, que pourtant je ne puis soulager, nous sommes alors deux à en souffrir, quoique (dans la nature) le mal n’atteigne véritablement qu’une personne. Or ce ne peut être un devoir d’augmenter le mal dans le monde, et par conséquent de faire le bien par compassion[194]. L’espèce de bienfait offensant qu’on appelle la pitié[195], et qui exprime une bienveillance pour des êtres indignes, est encore une chose dont les hommes devraient s’abstenir les uns à l’égard des autres ; car qui peut se flatter d’être lui-même digne du bonheur ?


§ 35.


Mais, quoique ce ne soit pas un devoir en soi de partager la douleur ou la joie d’autrui, c’en est un de prendre une part active[196] à son sort, et ainsi en définitive c’est au moins un devoir indirect de cultiver en nous les sentiments sympathiques (esthétiques) de notre nature, et de nous en servir comme d’autant de moyens qui nous aident à prendre part au sort des autres, en vertu des principes moraux et du sentiment qui y correspond. — Ainsi c’est un devoir de ne pas éviter, mais de rechercher au contraire les lieux où se trouvent des pauvres, auxquels manque le plus strict nécessaire ; de ne pas fuir les hôpitaux, ou les prisons, etc., afin de se soustraire à la compassion dont on ne pourrait se défendre ; car c’est là un mobile que la nature a mis en nous pour faire ce que la considération du devoir ne ferait pas par elle seule.

Questions casuistiques.


Ne vaudrait-il pas mieux pour le bien du monde en général que toute la moralité des hommes fût réduite aux devoirs de droit, — pourvu toutefois qu’ils fussent observés avec la plus grande conscience, — et que la bienveillance fût reléguée parmi les choses indifférentes[197] ? Il n’est pas si aisé de voir quelles conséquences cela aurait sur le bonheur des hommes. Mais le monde serait au moins privé d’un grand ornement moral, s’il n’y avait plus de philanthropie ; celle-ci est en soi, indépendamment même des avantages (du bonheur) qu’elle procure, indispensable pour en faire un bel ensemble moral et lui donner toute sa perfection.

La reconnaissance n’est pas proprement l’amour de l’obligé à l’égard du bienfaiteur, mais le respect[198]. En effet, l’amour général du prochain peut et doit avoir pour fondement l’égalité des devoirs ; mais la reconnaissance place l’obligé un degré au-dessous de son bienfaiteur. Ne serait-ce pas l’orgueil de ne souffrir personne au-dessus de soi, ou le déplaisir de ne pouvoir traiter tout le monde sur le pied de la plus parfaite égalité, qui rendrait l’ingratitude si fréquente ?


DES VICES DE LA MISANTHROPIE,


contraires (contrarie oppositis)


AUX VERTUS DE LA PHILANTHROPIE.


§ 36.


Ces vices forment la détestable famille de l’envie, de l’ingratitude et de la joie du malheur d’autrui[199]. — Mais la haine n’est point ici ouverte et violente : elle est secrète et voilée ; ce qui à l’oubli du devoir envers son prochain ajoute encore la bassesse, et constitue en même temps une violation du devoir envers soi-même.

a. L’envie (livor), si l’on entend par là le penchant à voir avec chagrin le bien qui arrive aux autres, alors même qu’on n’en éprouve soi-même aucun préjudice, penchant qui, quand il se traduit en action (quand il nous pousse à diminuer ce bien), est l’envie qualifiée[200], mais qui autrement n’est que de la jalousie[201] (invidentia), c’est là un sentiment qui n’est qu’indirectement mauvais. C’est le déplaisir que nous éprouvons à voir notre propre bien mis dans l’ombre par le bien d’autrui, parce que nous ne savons pas estimer notre bien d’après sa valeur intrinsèque, mais seulement d’après la comparaison que nous en faisons avec celui d’autrui, et que c’est ainsi seulement que nous pouvons nous en rendre sensible l’estimation. — C’est pourquoi l’on dit aussi en parlant de l’union et du bonheur d’un ménage ou d’une famille, etc., que c’est chose digne d’envie, comme s’il était permis dans certains cas de porter envie à quelqu’un. Les premiers mouvements de l’envie sont donc dans la nature de l’homme, et c’est seulement l’exagération de ce sentiment qui en fait un vice hideux. Cette passion chagrine, qui consiste à se tourmenter soi-même, et qui tend (du moins en espérance) à la ruine du bonheur des autres, est contraire au devoir de l’homme envers soi-même aussi bien qu’à son devoir envers ses semblables.

b. L’ingratitude à l’égard d’un bienfaiteur, qui, lorsqu’elle va jusqu’à la haine, est de l’ingratitude qualifiée, mais autrement n’est qu’un manque de reconnaissance[202], ce vice est, il est vrai, au jugement de chacun, extrêmement détestable ; mais l’homme a si mauvaise réputation sous ce rapport, qu’il ne paraît pas invraisemblable que l’on puisse se faire un ennemi de celui dont on est le bienfaiteur. L’origine[203] de ce vice est dans une fausse interprétation de ce devoir envers soi-même, qui consiste à se passer de la bienfaisance des autres et à ne point la provoquer, afin de ne pas contracter d’obligation envers eux, et à aimer mieux souffrir seul les incommodités de la vie, que d’en faire porter le poids aux autres et de devenir ainsi leur obligé : on craint de tomber par là au rang inférieur du protégé vis-à-vis de son protecteur, ce qui est contraire au vrai respect de soi-même (à la fierté que doit inspirer la dignité de l’humanité dans sa propre personne). Aussi nous montrons-nous volontiers reconnaissants envers ceux qui ont dû inévitablement nous prévenir par leurs bienfaits (envers nos ancêtres ou nos parents), tandis que nous sommes avares de reconnaissance à l’égard de nos contemporains, et que même, pour effacer ce rapport d’inégalité, nous leur témoignous tout le contraire. — Mais nous tombons alors dans un vice qui révolte l’humanité, non-seulement à cause du préjudice qu’un pareil exemple doit en général porter aux hommes en les détournant désormais de toute bienfaisance (car ils peuvent encore, guidés par un sentiment purement moral, attacher à leur bienfaisance une valeur intrinsèque d’autant plus grande qu’ils en sont moins récompensés), mais parce que l’amour des hommes est ici comme anéanti et que le défaut d’amour dégénère en haine de qui nous aime.

c. La joie du malheur d’autrui, qui est précisément l’opposé de la sympathie, n’est pas non plus étrangère à la nature humaine : mais, lorsqu’elle va jusqu’à aider à faire le mal, elle fait de la misanthropie un vice qualifié[204] et la montre dans toute sa laideur. Il est sans doute dans la nature, ou conforme aux lois de l’imagination, que, par l’effet du contraste, nous sentions plus fortement notre bien-être ou même notre bonne conduite, lorsque le malheur des autres ou leur conduite scandaleuse, leur folie, vient faire ressortir notre propre état. Mais se réjouir directement de l’existence de ces énormités qui troublent l’ordre universel[205], et par conséquent aller jusqu’à souhaiter des événements de ce genre, c’est le fait d’une secrète haine des hommes et tout l’opposé de l’amour du prochain, que notre devoir nous oblige de cultiver. — L’arrogance[206] qu’inspire une prospérité constante et la présomption[207] que fait naître la bonne conduite (quand elle n’est en définitive autre chose que le bonheur d’avoir toujours échappé jusque-là à la séduction des vices publics), ces deux sentiments, dont l’homme vaniteux se fait un mérite, produisent cette joie maligne, directement contraire au devoir qui se fonde sur le principe de la sympathie et qu’exprime si bien dans Térence la maxime de l’honnête Chrémès : « Je suis homme ; rien d’humain ne m’est étranger. »

De cette joie maligne, la plus douce est le désir de la vengeance ; celui-ci semble d’ailleurs se fonder sur un droit essentiel et même obéir à une obligation à l’amour du droit en se proposant pour but le mal d’autrui, indépendamment de tout avantage personnel.

Toute action qui blesse le droit d’un homme mérite un châtiment ; et ce châtiment venge le crime dans la personne du coupable (il ne répare pas seulement le préjudice causé). Or ce châtiment n’est pas un acte de l’autorité privée de l’offensé, mais d’un tribunal distinct de lui, qui assure leur effet aux lois d’un pouvoir souverain[208], auquel tous sont soumis ; et, si (comme l’exige l’éthique) nous considérons les hommes dans un état juridique, mais se réglant d’après les seules lois de la raison (et non d’après des lois civiles), nul n’a le droit d’infliger des châtiments et de venger les offenses, si ce n’est le suprême législateur moral (Dieu), qui seul peut dire : « La vengeance m’appartient ; je vengerai. » C’est donc un devoir de vertu, non-seulement de ne pas répondre par la haine à l’inimitié des autres, dans un pur esprit de vengeance, mais même de ne pas prier le juge du monde de nous venger ; car chacun de nous a de son côté commis assez de fautes pour avoir lui-même grand besoin de pardon ; et surtout le châtiment ne doit jamais être, en quoi que ce soit, dicté par la haine. — Le pardon[209] (placabilitas) est donc un devoir de l’homme ; mais il ne faut pas le confondre avec cette lâche disposition à supporter les offenses[210] (ignava injuriarum patientia), c’est-à-dire avec cet abandon des moyens rigoureux (rigorosa) d’en prévenir le retour ; car ce serait jeter ses droits aux pieds des autres, et manquer à ce que l’homme se doit à lui-même.


remarque.


xxxTous les vices, qui rendraient la nature humaine odieuse si on les considérait (en tant que vices qualifiés), comme des principes, ne sont pas humains[211] au point de vue objectif, mais ils le sont au point de vue subjectif, c’est-à-dire au point de vue de notre nature, telle que nous la montre

l’expérience. Si donc, pour exprimer toute l’horreur qu’ils inspirent, on peut appeler certains d’entre eux des vices diaboliques, de même que l’on pourrait nommer leurs contraires des vertus angéliques, ces deux expressions ne désignent que des idées d’un maximum que nous concevons comme une mesure propre à nous guider dans l’appréciation du degré de notre moralité, en nous montrant notre place dans le ciel ou dans l’enfer, au lieu de faire de l’homme une sorte d’être intermédiaire qui n’habite ni l’un ni l’autre de ces lieux. Il n’est pas ici nécessaire de décider si Haller n’a pas mieux rencontré en faisant de l’homme « un intermédiaire équivoque entre l’ange et la bête. » Mais le fait de partager en deux[212] un assemblage de choses hétérogènes ne conduit à aucune idée déterminée, et rien, dans l’ordre des êtres dont la différence spécifique nous est inconnue, ne peut nous conduire à une idée de ce genre. La première opposition (des vertus angéliques et des vices diaboliques) est une exagération. La seconde, quoiqu’il soit malheureusement trop vrai que les hommes tombent dans des vices brutaux, ne nous autorise pourtant pas à leur attribuer sur ce point des dispositions inhérentes à leur espèce, pas plus que la forme rabougrie de certains arbres dans une forêt n’est pour nous une raison d’en faire une espèce particulière de végétaux.



DEUXIÈME SECTION.


des devoirs de vertu envers les autres hommes, concernant le respect qui leur est dû.


§ 37.


Modérer ses prétentions en général, c’est-à-dire restreindre volontairement son amour de soi-même, en tenant compte aussi de l’amour de soi chez les autres, c’est ce qu’on appelle la modestie. L’absence de cette modération, ou le défaut de modestie est, dans la prétention d’être aimé des autres, l’amour-propre[213] (philautio), et dans celle d’en être estimé, la présomption[214] (arrogantia). Le respect que je porte à autrui ou qu’il peut exiger de moi (observantia aliis præstanda) consiste à reconnaître la dignité des autres hommes, c’est-à-dire une valeur qui n’a pas de prix, pas d’équivalent contre lequel on puisse échanger l’objet de l’estimation (æstimii). — Le mépris au contraire consiste à regarder une chose comme n’ayant pas de valeur.


§ 38.


Tout homme a le droit de prétendre au respect de ses semblables, et réciproquement il est obligé lui-même au respect à l’égard de chacun d’eux.

L’humanité est par elle-même une dignité : l’homme ne peut être traité par l’homme (soit par un autre, soit par lui-même) comme un simple moyen, mais il doit toujours être traité comme étant aussi une fin ; c’est précisément en cela que consiste sa dignité (la personnalité), et c’est par là qu’il s’élève au-dessus de tous les autres êtres du monde qui ne sont pas des hommes et peuvent lui servir d’instruments, c’est-à-dire au-dessus de toutes les choses. Tout de même donc qu’il ne peut s’aliéner lui-même pour aucun prix (ce qui serait contraire au devoir du respect de soi-même), de même il ne peut agir contrairement au respect que les autres se doivent aussi nécessairement comme hommes, c’est-à-dire qu’il est obligé de reconnaître pratiquement la dignité de l’humanité dans tout autre homme, et que par conséquent c’est pour lui un devoir de montrer du respect à chacun de ses semblables.


§ 39.


Mépriser (contemnere) les autres, c’est-à-dire leur refuser le respect que l’on doit à l’homme en général, est dans tous les cas contraire au devoir ; car ce sont des hommes. Leur accorder intérieurement peu d’estime[215] (despicatui habere) en les comparant avec d’autres, est parfois, il est vrai, chose inévitable ; mais le témoignage extérieur de ce défaut d’estime est une offense. — Ce qui est dangereux n’est point un objet de mépris, et ce n’est pas en ce sens que l’homme vicieux est méprisable : que si je me sens assez fort contre ses attaques pour dire que je le méprise, cela signifie tout simplement que je n’ai aucun danger à craindre de sa part, alors même que je ne songerais point à me défendre contre lui, parce qu’il se montre lui-même dans toute sa bassesse. Mais il n’en reste pas moins que je ne puis refuser tout respect à l’homme vicieux lui-même, comme homme ; car, en cette qualité du moins, il n’en peut être privé, quoiqu’il s’en rende indigne par sa conduite. Aussi faut-il rejeter ces peines infamantes qui dégradent l’humanité même (comme d’écarteler un criminel, de le livrer aux chiens, de lui couper le nez et les oreilles), et qui non-seulement, à cause de cette dégradation, sont plus douloureuses pour le patient (qui prétend encore au respect des autres, comme chacun doit le faire) que la perte de ses biens ou de sa vie, mais encore font rougir le spectateur d’appartenir à une espèce qu’on puisse traiter de la sorte.


remarque.


Là est le fondement du devoir de respecter les hommes même dans l’usage logique de leur raison. Ainsi on ne flétrira pas leurs erreurs sous le nom d’absurdités, de jugements ineptes, etc., mais on supposera plutôt qu’il doit y avoir dans leurs opinions quelque chose de vrai, et on l’y cherchera ; en même temps aussi on s’appliquera à découvrir l’apparence qui les trompe (le principe subjectif des raisons déterminantes de leurs jugements, qu’ils prennent par mégarde pour quelque chose d’objectif), et, en expliquant ainsi la possibilité de leurs erreurs, on saura garder encore un certain respect pour leur intelligence. Si au contraire on refuse toute intelligence à son adversaire, en traitant ses jugements d’absurdes ou d’ineptes, comment veut-on lui faire comprendre qu’il s’est trompé ? — Il en est de même des reproches à l’endroit du vice : il ne faut pas les pousser jusqu’à mépriser absolument l’homme vicieux et à lui refuser toute valeur morale ; car, dans cette hypothèse, il ne saurait donc plus jamais devenir meilleur, ce qui ne s’accorde point avec l’idée de l’homme, lequel, à ce titre (comme être moral), ne peut jamais perdre toutes ses dispositions pour le bien.


§ 40.


Le respect de la loi, lequel considéré subjectivement s’appelle sentiment moral, se confond avec la conscience du devoir. C’est pour cela que le témoignage du respect que l’homme se doit, en tant qu’être moral (estimant son devoir), est lui-même un devoir que les autres ont envers lui, et un droit auquel il ne peut renoncer. — De là l’amour de l’honneur[216], qui, se manifestant dans la conduite extérieure, devient l’honneteté[217] (honestas externa), et dont le mépris s’appelle scandale. En effet, l’exemple de ce mépris peut produire des imitateurs, et il est souverainement contraire au devoir de donner un pareil exemple. Mais prendre scandale d’une chose qui n’est insolite que parce qu’elle s’écarte de l’opinion vulgaire (paradoxon), mais qui en soi est bonne, c’est une erreur (qui consiste à tenir pour illégitime tout ce qui n’est pas usité), c’est une faute dangereuse et funeste pour la vertu. — En effet, le respect qu’on doit aux autres hommes qui nous donnent un exemple ne peut pas aller jusqu’à une aveugle imitation (car on élèverait ainsi l’usage [mos] à la dignité de loi) ; et ce genre de tyrannie de la coutume populaire serait contraire au devoir de l’homme envers lui-même.


§ 41.


L’omission des simples devoirs d’amour est un manque de vertu[218] (peccatum). Mais celle du devoir concernant le respect dû à chaque homme en général, est un vice (vitium). En effet, par la première on n’offense personne ; mais par la seconde on porte atteinte à une légitime prétention de l’homme. — La première transgression est l’opposé de la vertu (contrarie oppositum virtutis) ; mais ce qui, loin d’ajouter quelque chose à la moralité, lui enlève même la valeur que sans cela le sujet pourrait revendiquer, est un vice.

C’est pourquoi les devoirs envers le prochain concernant le respect qui lui est dû ont une expression négative, c’est-à-dire qu’on ne désigne ces devoirs de vertu que sous une forme indirecte (par la défense du contraire).



DES VICES QUI PORTENT ATTEINTE AU DEVOIR DU RESPECT ENVERS LES AUTRES HOMMES.
CES VICES SONT : A, L’ORGUEIL ; B, LA MÉDISANCE ; C, LA RAILLERIE.
A.
l’orgueil.
§ 42.

L’orgueil[219] (superbia, ou, comme ce mot l’exprime, le penchant à s’élever toujours au-dessus des autres) est une espèce d’ambition[220] (ambitio), par laquelle nous demandons aux autres hommes de faire peu de cas d’eux-mêmes en comparaison de nous ; et par conséquent c’est un vice contraire au respect auquel tout homme a le droit de prétendre.

Il diffère de la fierté[221] (animus elatus), qui est une sorte d’amour de l’honneur[222], où le soin de ne rien céder de sa dignité d’homme dans la comparaison avec les autres (aussi a-t-on coutume de la caractériser par l’épithète de noble) ; car il exige des autres un respect que pourtant il leur refuse. — Mais cette fierté elle-même devient une faute et une offense, lorsqu’elle ne fait aussi qu’exiger des autres qu’ils s’occupent de notre importance.

L’orgueil, qui est comme la passion de l’ambitieux voulant voir marcher derrière lui des gens qu’il se croit permis de traiter avec dédain, est injuste et contraire au respect dû aux hommes en général. C’est une folie[223], c’est-à-dire une frivole dépense de moyens pour une chose qui sous un certain rapport ne mérite pas d’être regardée comme une fin. C’est même une sottise[224], c’est-à-dire une absurdité choquante, consistant à se servir de moyens qui doivent produire chez les autres justement tout le contraire de ce qu’on se propose ; car plus l’orgueilleux se montre empressé d’obtenir le respect des autres, et plus chacun le lui refuse. Tout cela est évident de soi. Mais on n’a pas assez remarqué que l’orgueilleux a toujours au fond une âme basse. Car il n’exigerait pas que les autres fissent peu de cas d’eux-mêmes, en se mesurant à lui, s’il ne se jugeait capable, dans le cas où la fortune lui serait contraire, de ramper à son tour et de renoncer à tout respect de la part d’autrui.


B.
la médisance
§ 43.

Les propos malveillants ou la médisance[225] (obtrectatio), par où je n’entends pas la calomnie[226] (contumelia) ou ces faux rapports qu’on peut déférer aux tribunaux, mais seulement ce penchant immédiat à divulguer, sans aucun but particulier, ce qui est préjudiciable à la considération d’autrui, c’est là quelque chose de contraire au respect dû à l’humanité en général, puisque tout scandale donné affaiblit ce respect, qui est pourtant le mobile du bien moral, et nous rend, autant que possible, incrédules à ce sujet.

Propager de propos délibéré (propalatio) une chose qui attaque l’honneur d’autrui, mais qui n’est pas justiciable des tribunaux, quand même cette chose serait vraie d’ailleurs, c’est affaiblir le respect dû à l’humanité en général, de façon à jeter à la fin sur notre espèce même l’ombre du discrédit, et à faire de la misanthropie (de la haine des hommes) ou du mépris la façon de penser dominante, ou à émousser le sens moral par le spectacle fréquent du vice, auquel on finit par s’accoutumer. Au lieu donc de prendre un malin plaisir à dévoiler les fautes d’autrui, afin de s’assurer ainsi la réputation d’un homme de bien, ou du moins d’un homme qui n’est pas pire que les autres, c’est un devoir de vertu de jeter sur les fautes d’autrui le voile de la philanthropie, non-seulement en atténuant nos jugements, mais même en ne les exprimant pas ; car l’exemple du respect que nous accordons aux autres peut les exciter à s’efforcer d’en devenir dignes. — C’est pourquoi l’espionnage des mœurs d’autrui (allotrio-episcopia) est par lui-même une curiosité blessante, à laquelle chacun a le droit de s’opposer, comme à une violation du respect qui lui est dû.


C.
la raillerie[227].
§ 44.


La manie de blâmer à tort et à travers[228] et le penchant à tourner les autres en ridicule, ou l’humeur moqueuse[229], qui consiste à se faire des fautes d’autrui un objet immédiat de divertissement, sont de la méchanceté, et il faut bien les distinguer de la plaisanterie[230], ou de cette familiarité, qui consiste à rire entre amis (mais non d’une manière offensante[231]) de certaines particularités qui ne sont des fautes qu’en apparence, mais qui dans le fait dénotent une supériorité d’esprit, ou qui n’ont parfois d’autre tort que celui d’être en dehors des règles de la mode. Mais le penchant à tourner en ridicule des fautes réelles, ou des fautes imaginaires qu’on présente comme réelles, afin d’enlever à une personne le respect qu’elle mérite, ce qu’on nomme enfin l’esprit caustique[232] (spiritus causticus), annonce un plaisir qui a en soi quelque chose de diabolique, et c’est par conséquent une très-grave violation du devoir de respect envers les autres hommes.

Il faut encore distinguer de ce vice cette manière plaisante, mais railleuse, de renvoyer avec mépris à un adversaire des attaques offensantes (retorsio jocosa), qui fait que le moqueur (ou en général un adversaire méchant, mais faible) est moqué à son tour, et qui est une légitime défense du respect qu’on a le droit d’en attendre. Mais, si l’objet ne prête pas proprement à la plaisanterie, si c’est quelque chose à quoi la raison attache nécessairement un intérêt moral, alors, quelque raillerie que l’adversaire y ait mise de son côté, et quoiqu’il prête lui-même le flanc au ridicule, il est plus conforme à la dignité de l’objet et au respect de l’humanité, ou bien de ne point répondre à l’attaque, ou bien de lui opposer une défense sérieuse et grave.


REMARQUE.


xxOn remarquera que, sous le titre précédent, on a moins vanté les vertus que blamé les vices opposés ; la raison en est dans l’idée du respect, tel que nous sommes obligés de le témoigner aux autres hommes, et qui n’est qu’un devoir négatif. — Je ne suis pas obligé de vénérer[233] les autres (considérés simplement comme hommes), c’est-à-dire de leur témoigner un respect positif. Tout le respect auquel je suis naturellement obligé est celui de la loi en général (revereri legem) ; suivre cette loi, même relativement aux autres hommes, je ne dis pas vénérer les autres hommes en général (reverentia adversus hominem), ou leur prêter en cela quelque chose, c’est là un devoir universel et absolu envers les autres, que l’on peut exiger de chacun, comme le respect qui leur est dû originairement (observantia debita).
xxLes différentes espèces de respect qu’il faut témoigner aux autres suivant la différence de leurs qualités ou de leurs rapports accidentels, c’est-à-dire de l’âge, du sexe, de la naissance, de la force ou de la faiblesse, ou même de l’état et de la dignité, choses qui, en grande partie, reposent sur des institutions arbitraires ; tout cela ne peut être complétement exposé et classé dans des éléments

métaphysiques de la doctrine de la vertu, puisqu’il ne s’agit ici que des principes purement rationnels de cette science.



CHAPITRE SECOND.
DES DEVOIRS DE VERTU DES HOMMES ENTRE EUX, AU POINT DE VUE DE LEUR ÉTAT.
§ 45.


Ces devoirs de vertu ne peuvent, à la vérité, dans l’éthique pure, donner lieu à un chapitre spécial qui les réduise en système ; car ils ne contiennent pas de principes d’obligation des hommes entre eux comme tels, et par conséquent ils ne sauraient former proprement une partie des éléments métaphysiques de la doctrine de la vertu : ce ne sont que les règles de l’application du principe (formel) de la vertu aux cas que présente l’expérience (au matériel), modifiées suivant la différence des sujets ; et c’est pourquoi, comme toutes les divisions empiriques, ils ne permettent point de classification rigoureusement parfaite. Cependant, de même que l’on veut un passage qui conduise de la métaphysique de la nature à la physique au moyen de règles particulières, on demande avec raison à la métaphysique des mœurs de fournir un passage analogue : à savoir de schématiser en quelque sorte les principes purs du devoir, en les appliquant aux cas de l’expérience, et de les tenir tout prêts pour l’usage moralement pratique qu’on en doit faire. — Quelle conduite faut-il donc tenir à l’égard des hommes, quand par exemple ils sont dans un état de pureté morale, ou dans un état de dépravation ? Quand ils sont cultivés ou incultes ? Quelle manière d’être convient au savant ou à l’ignorant ? Quelle fait du savant un homme sociable (poli) dans l’emploi de sa science, ou un pédant de profession ? Quelle sied au praticien ou à celui qui cultive davantage l’esprit et le goût ? Comment enfin doit-on se conduire suivant la différence de la position, de l’âge, du sexe, de l’état de santé, de la richesse ou de l’indigence, etc. ? Ce ne sont pas là pour l’éthique des espèces différentes d’obligation (car il n’y en a qu’une, à savoir celle de la vertu en général), mais seulement des modes d’application (πορίσματα[234]) ; et par conséquent on n’en saurait faire des sections de l’éthique et des membres de la division d’un système (lequel doit dériver à priori d’un concept rationnel), mais seulement les y ajouter sous forme d’appendice. — Mais cette application même suppose une exposition complète du système.






CONCLUSION DE LA DOCTRINE ÉLÉMENTAIRE.
de l’union intime de l’amour et du respect dans l’amitié.
§ 46.


L’amitié (considérée dans sa perfection) est l’union de deux personnes liées par un amour réciproque et un égal respect. — On voit aisément qu’elle est l’idéal de la sympathie et de la bienveillance entre des hommes unis par une volonté moralement bonne, et que, si elle ne produit pas tout le bonheur de la vie, les deux sentiments qui la composent rendent l’homme digne d’être heureux ; d’où il suit que c’est pour nous un devoir de cultiver l’amitié. — Mais, si c’est un devoir imposé par la raison, sinon un devoir commun, du moins un devoir méritoire[235], de tendre à l’amitié comme au maximum des bons sentiments des hommes les uns à l’égard des autres, il est aisé de voir que l’amitié parfaite est une pure idée qu’il est impossible de réaliser absolument, quoiqu’elle soit pratiquement nécessaire. En effet, comment, dans l’union de deux personnes, s’assurer que chacun des deux éléments qui constituent le devoir de l’amitié (par exemple celui de la bienveillance réciproque) est égal de part et d’autre ? Ou, ce qu’il est encore plus important de savoir, comment découvrir quel est dans la même personne le rapport des deux sentiments constitutifs de l’amitié (la bienveillance et le respect), et si, lorsque l’une des deux personnes montre trop d’ardeur dans son amour, elle ne perd point par là même dans le respect de l’autre ? Comment donc espérer que des deux côtés l’amour et le respect s’équilibreront parfaitement, ce qui pourtant est nécessaire à l’amitié ? — On peut en effet regarder l’amour comme une sorte d’attraction, et le respect comme une sorte de répulsion, de telle sorte que le principe du premier veut que l’on se rapproche, tandis que celui du second exige qu’on se tienne l’un vis-à-vis de l’autre à une distance convenable. Cette réserve dans l’intimité, que l’on exprime par cette règle : que les meilleurs amis eux-mêmes ne doivent pas se traiter trop familièrement, est une maxime qui ne s’applique pas simplement au supérieur par rapport à son inférieur, mais réciproquement aussi à l’inférieur par rapport à son supérieur. En effet le supérieur sent, avant qu’on s’en aperçoive, son orgueil offensé ; et, s’il veut bien que l’inférieur suspende un instant les effets du respect qu’il lui doit, il ne veut pas qu’il l’oublie : car, dès qu’il est une fois altéré, le respect intérieur est perdu sans retour, encore que, dans les signes extérieurs (le cérémonial) il reprenne son ancienne allure.

L’amitié, dans sa pureté ou dans sa perfection, conçue comme réalisable (par exemple l’amitié d’Oreste et de Pylade, de Thésée et de Pirithoüs), est le grand cheval de bataille des romanciers. Aristote disait au contraire : Mes chers amis, il n’y a point d’amis ! Les observations suivantes feront encore mieux ressortir les difficultés que présente l’amitié.

À considérer les choses moralement, c’est sans doute un devoir de faire remarquer à un ami les fautes qu’il peut commettre ; car c’est agir pour son bien, et par conséquent c’est un devoir d’amour. Mais l’ami ainsi averti ne voit là qu’un manque d’estime auquel il ne s’attendait pas : il croit avoir déjà baissé dans votre esprit, ou du moins, se voyant ainsi observé et secrètement critiqué, il craint toujours de perdre votre estime. D’ailleurs le seul fait d’être observé et censuré lui paraîtra déjà une chose offensante par elle-même.

Combien dans l’adversité ne souhaite-t-on pas un ami, surtout un ami effectif et trouvant abondamment dans ses propres ressources les moyens de vous secourir ? Mais aussi c’est un bien lourd fardeau, que de se sentir enchaîné à la fortune d’un autre, et chargé de pourvoir à ses nécessités. — L’amitié ne peut donc pas être une union fondée sur des avantages réciproques, mais il faut que cette union soit purement morale. L’assistance sur laquelle chacun croit pouvoir compter de la part de l’autre en cas de besoin, ne doit pas être considérée par lui comme le but et la raison déterminante de l’amitié, — car il perdrait ainsi l’estime de son ami, — mais seulement comme la marque extérieure de cette bienveillance intérieure que chacun suppose dans le cœur de l’autre, sans pourtant vouloir la mettre à l’épreuve, chose toujours dangereuse. Chacun des deux amis a la générosité de vouloir épargner à l’autre ce fardeau, en le portant seul, et il a même soin de le lui cacher entièrement, mais il se flatte toujours de pouvoir compter sûrement, en cas de besoin, sur l’assistance de son ami. Que si l’un reçoit de l’autre un bienfait, peut-être a-t-il encore sujet d’espérer une parfaite égalité d’amour, mais il ne saurait plus compter sur l’égalité du respect ; car, étant obligé par quelqu’un qu’il ne peut obliger à son tour, il se voit manifestement inférieur d’un degré. — Ce sentiment si doux d’une possession réciproque qui va presque jusqu’à fondre deux personnes en une seule, l’amitié en un mot est d’ailleurs quelque chose de si tendre (teneritas amicitiæ) que, si on ne la fait reposer que sur des sentiments, et que l’on ne soumette point cette communication et cet abandon réciproques à des principes, ou à des règles fixes, qui empêchent la trop grande familiarité et donnent pour limites à l’amour réciproque les exigences du respect, elle se verra à chaque instant menacée de quelque interruption, comme celles qui ont lieu souvent parmi les hommes sans éducation, bien qu’elles n’aillent pas toujours jusqu’à la rupture (entre gens du peuple on se bat et l’on se raccommode[236]). Ces sortes de personnes ne peuvent pas se quitter, mais elles ne peuvent pas non plus s’entendre, car elles ont besoin de se chercher querelle pour goûter dans la réconciliation la douceur de leur union. — Dans tous les cas l’amour dans l’amitié ne saurait être une passion[237], car la passion est aveugle dans son choix et elle s’évapore avec le temps.


§ 47.


L’amitié morale (qu’il faut bien distinguer de l’amitié esthétique) est l’entière confiance que deux personnes se montrent l’une à l’autre, en se communiquant réciproquement leurs plus secrètes pensées et leurs plus secrets sentiments, autant que cela se peut concilier avec le respect qu’elles ont l’une pour l’autre.

L’homme est un être destiné à la vie de société, quoiqu’en revanche il soit peu sociable : en cultivant la vie de société, il sent vivement le besoin de s’ouvrir aux autres, même sans songer à en retirer aucun avantage ; mais, d’un autre côté, il est retenu et averti par la crainte de l’abus qu’on peut faire de cette révélation de ses pensées, et il se voit forcé par là de renfermer en lui-même une bonne partie de ses jugements, surtout ceux qu’il porte sur les autres hommes. Il entretiendrait bien volontiers quelqu’un de ce qu’il pense sur les personnes qu’il fréquente, sur le gouvernement, sur la religion, etc. ; mais il n’ose le faire, de peur que les autres, gardant prudemment pour eux leur façon de penser, ne tournent ses paroles contre lui. Il consentirait bien aussi à révéler à un autre ses défauts ou ses fautes ; mais peut-être cet autre lui cachera-t-il les siens, et alors il doit craindre de baisser dans son estime, en lui ouvrant tout son cœur.

Que s’il trouve un homme d’un sens et d’un esprit droits, dans le sein duquel il puisse épancher son cœur en toute confiance et sans avoir rien à craindre, et qui en outre soit d’accord avec lui dans la manière de juger les choses, il peut donner cours à ses pensées ; il n’est plus entièrement seul avec elles, comme dans une prison, mais il jouit d’une liberté dont il se voit privé dans le monde, où il est forcé de se renfermer en lui-même. Chaque homme a ses secrets, et il ne peut les confier aveuglément aux autres, soit à cause de l’indélicatesse de la plupart des hommes, qui ne manqueraient pas d’en faire un usage préjudiciable pour lui, soit à cause de ce défaut d’intelligence qui fait que bien des gens ne savent pas juger et discerner ce qui peut ou non se répéter, soit enfin à cause de l’indiscrétion. Or il est extrêmement rare de rencontrer toutes les qualités opposées à ces défauts, réunies dans une même personne (rara avis in terris, nigroque simillima cygno) ; surtout lorsqu’une étroite amitié exige de cet ami intelligent et discret, qu’il se regarde comme obligé de garder vis-à-vis d’un autre ami, qui passe aussi pour très-discret, le secret qui lui a été confié, à moins que celui qui le lui a confié ne lui en donne expressément la permission.

Pourtant l’amitié purement morale n’est pas un idéal, et ce cygne noir se montre bien réellement de temps à autre dans toute sa perfection. Mais pour cette autre amitié (pragmatique) qui se charge, par amour, des frais d’autrui, elle ne peut avoir ni la pureté ni la perfection désirée, celle qu’exige toute maxime exactement déterminée, et elle n’est que l’idéal d’un vœu, qui dans l’idée de la raison ne connaît point de limites, mais qui dans l’expérience est toujours très-borné.

L’ami des hommes[238] en général (c’est-à-dire l’ami de toute l’espèce) est celui qui prend part esthétiquement au bien de tous les hommes (qui partage leur joie), et qui ne le troublera jamais sans un profond regret. Mais l’expression d’ami des hommes signifie quelque chose de plus strict encore que celle de philanthrope. Car elle exprime aussi la pensée et la juste considération de l’égalité entre les hommes, c’est-à-dire l’idée, que tout en obligeant les autres par des bienfaits, nous sommes nous-mêmes obligés par l’égalité qui existe entre nous ; nous nous représentons ainsi tous les hommes comme des frères réunis sous un père commun qui veut le bonheur de tous. — C’est qu’en effet le rapport du protecteur ou du bienfaiteur au protégé ou à l’obligé est bien un rapport d’amour réciproque, mais non pas d’amitié, puisque le respect qui est dû n’est point égal des deux côtés. Le devoir de vouloir du bien aux hommes comme un ami (l’affabilité nécessaire), et la juste considération de ce devoir servent à prémunir les hommes contre l’orgueil, auquel s’abandonnent ordinairement les heureux, qui possèdent les moyens d’être bienfaisants.



APPENDICE.

DES VERTUS DE SOCIÉTÉ.
(virtutes homileticæ.)
§ 48.


C’est un devoir, aussi bien envers soi-même qu’envers les autres, de pousser le commerce de la vie jusqu’à son plus haut degré de perfection morale (officium, commercii sociabilitas) ; de ne pas s’isoler (separatistam agere) ; de ne pas oublier, tout en plaçant en soi-même le point central et fixe de ses principes, de considérer ce cercle que l’on trace autour de soi comme étant lui-même inscrit dans un cercle qui embrasse tout, c’est-à-dire dans le cercle du sentiment cosmopolitique ; de ne pas seulement se proposer pour but le bonheur du monde, mais de cultiver les moyens qui y conduisent indirectement : l’urbanité dans les relations sociales, la douceur, l’amour et le respect réciproques (l’affabilité et la bienséance) (humanitas æsthetica, et decorum), et d’ajouter ainsi les grâces à la vertu, car cela même est un devoir de vertu.

Ce ne sont là, il est vrai, que des œuvres extérieures[239] ou accessoires[240] (parerga) offrant une belle apparence de vertu, qui d’ailleurs ne trompe personne, parce que chacun sait quel cas il en doit faire. Ce n’est qu’une sorte de petite monnaie ; mais l’effort même que nous sommes obligés de faire pour rapprocher, autant que possible, de la vérité cette apparence ne laisse pas de seconder beaucoup le sentiment de la vertu. Un abord facile[241], un langage prévenant[242], la politesse[243], l’hospitalité[244], cette douceur dans la controverse[245] qui écarte toute dispute, toutes ces formes de la sociabilité sont des obligations extérieures qui obligent aussi les autres, et qui favorisent le sentiment de la vertu, en la rendant au moins aimable.

Ici s’élève la question de savoir si l’on peut entretenir des relations avec des hommes vicieux ? On ne saurait éviter de les rencontrer, car il faudrait pour cela quitter le monde, et nous ne sommes pas nous-mêmes des juges compétents à leur égard. — Mais quand le vice devient un scandale, c’est-à-dire un exemple public du mépris des strictes lois du devoir, et qu’il entraîne ainsi l’opprobre, alors, quand même les lois du pays ne le puniraient pas, on doit cesser les relations qu’on a pu avoir jusque-là avec le coupable, ou du moins les éviter autant que possible ; car la continuation de ce commerce ôterait à la vertu tout honneur, et en ferait une marchandise à l’usage de quiconque serait assez riche pour corrompre ses parasites par les délices de la bonne chair.












DEUXIÈME PARTIE.




MÉTHODOLOGIE.







PREMIÈRE SECTION.


didactique.


§ 49.


L’idée même de la vertu implique qu’elle doit être acquise (qu’elle n’est point innée), et il n’y a pas besoin, pour s’en assurer, d’invoquer la connaissance anthropologique qui résulte de l’expérience. Car la puissance morale de l’homme ne serait pas de la vertu, s’il n’était appelé à montrer sa force de résolution dans sa lutte contre des penchants contraires si puissants. La vertu est le produit de la raison pure pratique, en tant que celle-ci, qui a conscience de sa supériorité, triomphe, au moyen de la liberté, de la puissance des penchants contraires.

De ce que la vertu n’est pas innée, il suit qu’elle peut et doit être enseignée ; l’enseignement de la vertu[246] est donc une doctrine[247]. Mais, comme la doctrine qui enseigne comment on doit se conduire pour se conformer à l’idée de la vertu, ne donne pas seule la force nécessaire pour mettre les règles en pratique, les stoïciens pensaient que la vertu ne s’apprend pas au moyen d’un simple enseignement du devoir et de certaines exhortations (παραινετιχώς[248]), mais qu’il la faut cultiver et exercer en s’appliquant à combattre l’ennemi intérieur qui est nous (ασχητιχώς[249]) ; car on ne peut pas tout ce que l’on veut, quand on n’a pas d’abord essayé et exercé ses forces. En pareil cas, en effet, il faut prendre tout de suite et complétement sa résolution : autrement la conscience[250] (animus), en capitulant avec le vice pour s’en dégager peu à peu, ne serait pas tout à fait pure ou même serait vicieuse, et par conséquent ne produirait aucune vertu (la vertu reposant sur un seul principe).

§ 50.

La méthode de la doctrine[251] (car toute doctrine scientifique doit être méthodique, autrement elle serait désordonnée[252]) ne saurait être fragmentaire, mais elle doit être systématique, pour que la doctrine de la vertu ait le caractère d’une science. — Or elle peut être, ou bien acroamatique, lorsque ceux à qui l’on s’adresse sont simplement auditeurs, ou érotématique, lorsque le maître interroge ses élèves sur ce qu’il veut leur enseigner ; et cette dernière méthode à son tour est dialogique ou catéchétique, suivant qu’il s’adresse à leur raison ou simplement à leur mémoire. Si, en effet, on veut tirer quelque chose de la raison d’un autre, on ne le pourra qu’au moyen du dialogue, c’est-à-dire de questions et de réponses que le maître et l’élève se feront réciproquement. Par ses questions le maître conduira l’esprit de son élève de façon à développer en lui, au moyen des cas qu’il lui propose, l’aptitude à certaines idées (il sera l’accoucheur de ses pensées) ; et l’élève, s’apercevant qu’il est capable de penser par lui-même, fournira à son maître, par les questions qu’il lui adressera à son tour (sur certaines propositions obscures ou douteuses encore pour lui), l’occasion d’apprendre, suivant le docendo discimus, comment il doit interroger.

C’est en effet une chose à exiger de la logique, bien qu’on ne l’ait pas encore suffisamment prise en considération, que l’indication des règles à suivre pour chercher convenablement[253], c’est-à-dire de règles ne s’appliquant pas seulement aux jugements déterminants, mais encore aux jugements préliminaires (judicia prævia), qui conduisent aux pensées. Ce genre de règles peut même servir à diriger le mathématicien dans ses recherches ; aussi bien les met-il souvent en pratique.

§ 51.

Le premier et le plus indispensable instrument doctrinal pour enseigner la vertu à un élève encore inculte, c’est un catéchisme moral. Ce catéchisme doit précéder le catéchisme religieux, et il ne faut pas le mêler comme une chose incidente[254] à l’enseignement de la religion, mais l’enseigner séparément comme un tout indépendant ; car ce n’est qu’au moyen de principes purement moraux qu’on peut passer de la doctrine de la vertu à la religion, puisque autrement les enseignements de celle-ci manqueraient de pureté. — Aussi les plus dignes et les plus grands théologiens se sont-ils fait scrupule de composer un catéchisme renfermant les statuts de la doctrine religieuse[255] et en même temps de s’en rendre garants, tandis qu’on devait croire que c’était là la moindre chose que l’on pût justement attendre du grand trésor de leur savoir.

Au contraire un catéchisme purement moral, contenant l’esquisse des devoirs de vertu, ne donne lieu à aucun scrupule ni à aucune difficulté de ce genre ; car (quant au fond) il peut être tiré de la raison commune à tous les hommes, et (quant à la forme) il doit se conformer aux règles didactiques du premier enseignement. Le principe formel de ce genre d’instruction ne permet pas d’appliquer à cette fin la méthode socratique ou dialogique[256], parce que l’élève ne sait pas encore comment il doit interroger ; c’est donc le maître seul qui interrogera. Mais la réponse qu’il tire méthodiquement de la raison de son élève, doit être exprimée en des termes précis, qu’il ne soit pas facile de changer, et qui puissent être aisément confiés à sa mémoire : c’est par là que la méthode catéchétique se distingue, soit de la méthode acroamatique (où le maître parle seul), soit de la méthode dialogique (où le maître et l’élève se font réciproquement des demandes et des réponses).

§ 52.

Le moyen (technique) expérimental que le maître doit appliquer à la culture de la vertu, c’est de donner lui-même le bon exemple[Note de l’auteur 9] aux autres (d’avoir une conduite exemplaire) ; car l’imitation est pour l’homme encore inculte le premier mobile qui détermine sa volonté à admettre les maximes qu’il s’approprie dans la suite. — L’habitude consiste à établir en soi un penchant persévérant, non pas au moyen de quelque maxime, mais en lui donnant souvent satisfaction : c’est un mécanisme de la sensibilité et non un principe de l’intelligence ; aussi en pareil cas est-il beaucoup plus difficile de désapprendre ensuite que d’apprendre d’abord. — Mais pour ce qui est de la force de l’exemple (soit du bien, soit du mal) qui s’offre au penchant à l’imitation, ce que les autres nous donnent ne saurait fonder aucune maxime de vertu. La vertu, en effet, consiste uniquement dans l’autonomie subjective de la raison pratique de chaque homme, et par conséquent ce n’est pas la conduite des autres hommes, mais la loi qui doit nous servir de mobile. Le maître ne dira donc pas à un élève vicieux : prends exemple sur ce bon petit garçon (si rangé, si studieux) ! car cela ne servirait qu’à lui faire détester son camarade, relativement auquel il se trouverait ainsi placé dans un jour défavorable. Le bon exemple (la conduite exemplaire) ne doit pas servir de modèle, mais seulement de preuve pour montrer que ce qui est conforme au devoir est praticable ; ce n’est pas en comparant un homme avec un autre (considéré tel qu’il est), mais avec l’idée de ce qu’il doit être (de l’humanité), c’est-à-dire avec la loi, que le maître trouvera une règle d’éducation qui ne trompe jamais.


REMARQUE.
fragment d’un catéchisme moral.


Le maître demande à la raison de son élève ce qu’il veut lui enseigner, et si par hasard celui-ci ne sait pas répondre aux questions qui lui sont faites, il lui suggère la réponse (en dirigeant sa raison).

Le maître. Quel est ton plus grand et même ton seul désir dans la vie ?

L’élève (garde le silence).

Le maître. Que tu réussisses en tout et toujours selon tes désirs et ta volonté. — Comment nomme-t-on un pareil état ?

L’élève (garde le silence).

Le maître. On le nomme le bonheur (c’est-à-dire une prospérité constante, une vie de satisfaction, un parfait contentement de son état). Or, si tu avais entre les mains tout le bonheur (possible dans le monde), le garderais-tu tout entier pour toi, ou en ferais-tu part aussi à tes semblables ?

L’élève. Je leur en ferais part ; je rendrais aussi les autres heureux et contents. Le maître. Cela prouve déjà que tu as un assez bon cœur ; montre maintenant que tu as aussi un bon jugement. — Donnerais-tu bien au paresseux de moelleux coussins, sur lesquels il pût passer sa vie dans une douce oisiveté ? à l’ivrogne, du vin en abondance et tout ce qui peut occasionner l’ivresse ? au fourbe, une figure et des manières prévenantes, pour qu’il trompât plus aisément les autres ? à l’homme violent, de l’audace et un bon poignet, pour qu’il pût terrasser qui bon lui semblerait ? Car ce sont là autant de moyens que désire chacun d’eux pour être heureux à sa manière.

L’élève. Non, certes.

Le maître. Tu vois donc bien que, si tu tenais tout le bonheur entre tes mains, et que tu fusses en outre animé de la meilleure volonté, tu ne le livrerais pas encore sans réflexion à chacun selon ses désirs, mais que tu commencerais par te demander jusqu’à quel point il en est digne. — Mais, pour ce qui te regarde, hésiterais-tu à te procurer d’abord tout ce que tu croirais propre à faire ton bonheur ?

L’élève. Oui.

Le maître. Ne te viendrait-il pas aussi à l’esprit de te demander si tu es bien toi-même digne du bonheur ?

L’élève. Sans doute.

Le maître. Eh bien, ce qui en toi tend au bonheur, c’est le penchant ; mais ce qui soumet ce penchant à cette condition, que tu sois d’abord digne du bonheur, c’est la raison ; et la faculté que tu as de restreindre et de vaincre ton penchant par ta raison, c’est la liberté de ta volonté. Veux-tu savoir maintenant comment tu dois t’y prendre pour participer au bonheur et en même temps n’en être pas indigne, c’est dans ta raison seule qu’il faut chercher une règle et une instruction à cet égard ; ce qui signifie que tu n’as pas besoin de tirer cette règle de conduite de l’expérience ou de l’éducation que tu reçois des autres, mais que ta propre raison t’enseigne et t’ordonne exactement ce que tu as à faire. Par exemple, si tu te trouves dans le cas de te procurer ou de procurer à un de tes amis un grand avantage à l’aide d’un adroit mensonge, sans d’ailleurs faire tort à personne, que dit ta raison à ce sujet ?

L’élève. Que je ne dois pas mentir, quelque grand avantage qui en puisse résulter pour moi ou pour mon ami. Mentir est avilissant et rend l’homme indigne d’être heureux. Il y a là une nécessité absolue que m’impose un ordre (ou une défense) de la raison, et devant laquelle tous mes penchants doivent se taire.

Le maître. Comment nomme-t-on cette nécessité immédiatement imposée à l’homme par la raison, d’agir conformément à la loi de la raison même ?

L’élève. On la nomme devoir.

Le maître. Ainsi, l’observation de notre devoir est la condition générale qui seule nous permet d’être dignes du bonheur ; être digne du bonheur et faire son devoir, c’est tout un. Mais, si nous avons conscience d’une volonté bonne et active, qui nous rend à nos propres yeux dignes d’être heureux (ou du moins ne nous en rend pas indignes), pouvons-nous y fonder l’espoir certain de participer à ce bonheur ?

L’élève. Non ! cela ne suffit pas ; car il n’est pas toujours en notre pouvoir de nous procurer le bonheur, et le cours de la nature ne se règle pas de lui-même sur le mérite, mais le bonheur de la vie (notre bien-être en général) dépend de circonstances qui sont loin d’être toutes au pouvoir de l’homme. Notre bonheur n’est donc toujours qu’un désir, qui ne peut devenir une espérance si une autre puissance n’intervient pas.

Le maître. La raison n’a-t-elle pas pour elle bien des motifs d’admettre comme réelle une puissance qui distribue le bonheur suivant le mérite et le démérite des hommes, qui commande à toute la nature et gouverne le monde avec une sagesse suprême, en un mot, de croire en Dieu ?

L’élève. Oui ; car nous voyons dans les œuvres de la nature, que nous pouvons juger, une sagesse si vaste et si profonde, que nous ne pouvons nous l’expliquer autrement que par l’art merveilleusement grand d’un créateur, de qui nous avons aussi raison d’attendre, dans l’ordre moral, qui fait le plus bel ornement du monde, un gouvernement non moins sage ; ce qui fait que, si nous ne nous rendons pas nous-mêmes indignes du bonheur, en manquant à notre devoir, nous pouvons espérer aussi d’y participer.


Dans cette espèce de catéchisme[257], qui doit embrasser tous les articles de la vertu et du vice, il faut bien se garder d’oublier que l’ordre exprimé par le devoir ne se fonde pas sur les avantages ou les inconvénients qui peuvent résulter de son observation ou de sa violation pour l’homme qu’il oblige, ou même pour les autres, mais uniquement sur le pur principe moral, et qu’on ne doit faire mention de ces avantages ou de ces inconvénients que d’une manière accessoire, comme de choses qui n’ont en soi rien de nécessaire, mais qui peuvent servir de véhicules ou d’ingrédients à l’usage de ceux qui ont le palais naturellement faible. C’est ce qu’il y a de honteux dans le vice, et non ce qu’il peut y avoir de préjudiciable[258] (pour l’agent lui-même) qu’il faut mettre partout en relief. En effet, si l’on n’élève pas par-dessus tout la dignité de la vertu dans les actions, l’idée du devoir disparaît elle-même et se résout en prescriptions purement pragmatiques ; car alors l’homme perd la conscience de sa propre noblesse, et elle devient comme une marchandise qu’il vendra au prix que lui en offrent ses trompeuses inclinations.

Mais, si l’on peut expliquer tout cela d’une manière savante et rigoureuse par la propre raison de l’homme, en tenant compte des différences d’âge, de sexe et d’état, il reste encore quelque chose qui doit former comme la conclusion : c’est de savoir ce qui détermine l’âme intérieurement, et place l’homme dans une telle position qu’il ne peut plus se considérer lui-même sans ressentir la plus grande admiration pour les dispositions primitives qui résident en lui, et sans en recevoir une impression qui ne s’efface jamais. — En effet, si, pour clore son éducation, on énumère encore une fois sommairement (on récapitule) ses devoirs dans leur ordre, et si, à propos de chacun d’eux, on lui fait remarquer que tous les maux, toutes les afflictions et toutes les douleurs de la vie, même le danger de la mort, peuvent fondre sur lui, par cela même qu’il demeurera fidèle à son devoir, mais ne sauraient lui enlever la conscience d’être au-dessus de tous ces maux et d’en être le maître ; aussitôt se présente à lui cette question : qu’est-ce en moi que cette puissance qui ose se mesurer avec toutes les forces de la nature, soit en moi-même, soit au dehors, et qui est capable de les vaincre, lorsqu’elles luttent contre mes principes moraux ? Lorsque cette question, dont la solution dépasse tout à fait la portée de la raison spéculative, et qui pourtant se pose d’elle-même, lorsque cette question s’élève dans le cœur, l’incompréhensibilité même qu’on trouve ici dans la connaissance de soi-même doit donner à l’âme une élévation qui l’exalte d’autant plus à remplir saintement son devoir, qu’elle est plus sollicitée à y manquer.

Dans cet enseignement moral catéchétique, il serait très-utile, pour la culture morale qu’on a en vue, de poser, à propos de l’analyse de chaque espèce de devoirs, quelques questions casuistiques, et de mettre ainsi à l’essai l’intelligence des enfants réunis, en demandant à chacun comment il pense résoudre la question proposée. En effet, outre que c’est là une espèce de culture de la raison parfaitement appropriée à la capacité des esprits qui ne sont pas encore formés (car la raison montre beaucoup plus de facilité dans la solution des questions qui concernent le devoir que dans celle des questions spéculatives), et qu’il n’y a pas en général de meilleur moyen d’exercer l’esprit de la jeunesse ; il est dans la nature de l’homme d’aimer ce qu’il a étudié d’une manière scientifique (ce dont la science ne lui est pas étrangère), et ainsi, par des exercices de ce genre, l’élève sera insensiblement conduit à prendre de l’intérêt à la moralité.

Mais il est extrêmement important, dans l’éducation, de ne point mêler (amalgamer) le catéchisme moral avec le catéchisme religieux, et plus encore de ne le point faire succéder à ce dernier ; il faut toujours commencer par le premier, en ayant soin de lui donner toute la clarté et toute l’étendue désirables. Autrement, la religion ne sera plus que pure hypocrisie : on ne se soumettra au devoir que par crainte, et la moralité, n’étant pas dans le cœur, sera mensongère.




DEUXIÈME SECTION.


ascétique.


§ 53.


Les règles de la pratique de la vertu (exercitiorum virtutis) se rapportent à ces deux dispositions de l’âme : le courage et la sérénité (animus strenuus et hilaris) dans l’accomplissement de ses devoirs. Car la vertu a des obstacles à combattre, qu’elle ne peut vaincre qu’en rassemblant ses forces, et en même temps il lui faut sacrifier bien des joies de la vie, dont la perte peut bien parfois rendre l’âme morose et sombre. Or ce que l’on ne fait pas avec plaisir, mais seulement comme une corvée[259], n’a aucune valeur intérieure pour celui qui remplit son devoir dans cet esprit, et ne saurait être aimé : loin de là il évite autant que possible l’occasion de pratiquer ce devoir.

La culture de la vertu, c’est-à-dire l’ascétique morale a pour principe, en tant qu’il s’agit d’un exercice ferme et courageux de la vertu, cette sentence des stoïciens : accoutume-toi à supporter les maux accidentels de la vie, et à t’abstenir des jouissances superflues (sustine et abstine). C’est une espèce de diététique qui consiste à se conserver sain moralement. Mais la santé n’est qu’un bien-être négatif ; elle ne peut être sentie elle-même. Il faut que quelque chose s’y ajoute, qui procure le sentiment de la jouissance de la vie, et qui pourtant soit purement moral. Or c’est le cœur toujours serein dont parle le vertueux Épicure. En effet, qui pourrait avoir plus de raisons de posséder une âme sereine et qui regardera mieux comme un devoir de se placer dans cet état de sérénité et de s’en faire une habitude, que celui qui n’a conscience d’aucune transgression volontaire de la loi morale et qui est certain de ne tomber dans aucune faute de ce genre (hic murus aheneus esto, etc., Horat.) ? L’ascétisme monacal au contraire, qui, par suite d’une crainte superstitieuse ou d’une hypocrite horreur de soi-même, a pour effet de se mortifier et de torturer son corps, n’a rien de commun avec la vertu, mais c’est une sorte d’expiation fanatique, qui consiste à s’infliger à soi-même certains châtiments, et, au lieu de se repentir moralement (c’est-à-dire en prenant la résolution de s’amender), à croire qu’on rachète[260] ainsi ses fautes. Or un châtiment qu’on choisit soi-même et qu’on s’inflige à soi-même est quelque chose de contradictoire (car le châtiment ne peut jamais être infligé que par un autre) ; et, loin de produire cette sincérité d’âme qui accompagne la vertu, il ne peut avoir lieu sans exciter une secrète haine contre les commandements de la vertu. — La gymnastique morale consiste donc uniquement dans cette lutte contre les penchants de notre nature, qui a pour but de nous en rendre les maîtres dans les cas menaçants pour la moralité qui peuvent se présenter, et par conséquent elle nous donne du courage et cette sérénité que l’on ne manque pas de trouver dans la conscience d’avoir recouvré sa liberté. Se repentir de quelque chose (ce qui est inévitable, quand on se rappelle certaines fautes passées, qu’il est même de notre devoir de ne jamais oublier), et s’infliger une pénitence (par exemple le jeûne), non pas dans un intérêt diététique, mais dans une intention pieuse, sont deux actes fort différents, quoiqu’on leur ait attribué à tous deux un caractère moral ; le dernier, qui a quelque chose de triste, de sombre et de sinistre, rend la vertu même odieuse et éloigne ses partisans. La discipline que l’homme exerce sur lui-même ne peut donc être méritoire et exemplaire que grâce à la sérénité qui l’accompagne.








CONCLUSION.

LA RELIGION,
comme science des devoirs envers dieu, est placée au-delà des limites de la pure philosophie morale.


Protagoras d’Abdère commençait un livre par ces mots : « Y a-t-il des dieux ou n’y en a-t-il point ? C’est ce que je ne saurais dire[Note de l’auteur 10]. » Il fut pour ce fait chassé de la cité et de son territoire par les Athéniens, et ses livres furent brûlés sur la place publique (Quinctiliani Inst. Orat. lib. 3, cap. 1). — Or les juges d’Athènes firent en cela, comme hommes, une chose très-injuste[261] ; mais, comme magistrats[262] et comme juges, ils agirent d’une manière juridique[263] et conséquente ; car, comment aurait-on pu prêter serment, s’il n’avait été décrété publiquement et légalement par le pouvoir souverain (de par le Sénat) qu’il y a des dieux ?[Note de l’auteur 11] Mais cette croyance une fois accordée, si l’on admet que la doctrine religieuse est une partie intégrante de la doctrine générale des devoirs, la question est alors de déterminer les limites de la science à laquelle elle appartient, et de savoir si elle doit être considérée comme une partie de l’éthique (car il ne peut être ici question du droit des hommes entre eux), ou comme étant tout à fait en dehors des limites d’une morale purement philosophique.

La forme[264] de toute religion, si l’on définit la religion « l’ensemble de tous les devoirs conçus comme (instar) des commandements divins » appartient à la morale philosophique ; car on n’y considère que le rapport de la raison à l’idée qu’elle se fait à elle-même de Dieu, et l’on n’y transforme pas encore un devoir religieux en un devoir envers (erga) Dieu, en tant qu’être existant en dehors de notre idée, puisque l’on y fait abstraction de son existence. — Que nous devions soumettre tous les devoirs de l’homme à cette condition formelle (c’est-à-dire les rapporter à une volonté divine, donnée à priori), on n’en peut donner qu’une raison subjectivement logique. C’est à savoir que nous ne saurions nous rendre bien sensible[265] l’obligation (la contrainte morale), sans nous représenter un autre


être et sa volonté (dont la raison n’est que l’interprète dans la législation universelle qu’elle nous prescrit), c’est-à-dire Dieu. —— Mais ce devoir relatif à Dieu (proprement à l’idée que nous nous faisons d’un tel être) est un devoir de l’homme envers lui-même ; c’est-à-dire qu’il n’est point l’obligation objective de rendre certains offices à un autre être, mais seulement l’obligation subjective de fortifier le mobile moral dans notre propre raison législative.

Pour ce qui est de la matière[266] de la religion, ou de l’ensemble des devoirs envers (erga) Dieu ou du culte à lui rendre (ad præstandum), elle ne saurait contenir que des devoirs particuliers, qui ne dériveraient pas de la seule raison, cette source de toute législation universelle, et qui par conséquent ne nous seraient pas connus à priori, mais empiriquement, c’est-à-dire appartiendraient uniquement à la religion révélée, comme commandements de Dieu. Par conséquent aussi cette religion supposerait l’existence de cet être et non pas seulement son idée au point de vue pratique, et elle ne devrait pas la supposer arbitrairement, mais la présenter comme donnée immédiatement, ou médiatement, dans l’expérience. Mais une semblable religion, si bien fondée qu’elle pût être d’ailleurs, ne pourrait plus être considérée comme une partie de la morale purement philosophique.

La religion, comme doctrine des devoirs envers Dieu, réside donc en dehors de toutes les limites de l’éthique purement philosophique, et c’est là ce qui explique pourquoi l’auteur de cet ouvrage n’a point, comme cela se pratiquait ordinairement, fait entrer dans son éthique la religion ainsi entendue.

Il peut être question, il est vrai, d’une « religion considérée dans les limites de la raison, » mais qui ne dérive pas de la seule raison et se fonde aussi sur des témoignages historiques et une doctrine révélée, tout en se trouvant d’accord avec la raison pure pratique (celle-ci ne la contredisant point). Mais alors il ne s’agit pas d’une doctrine religieuse pure ; il s’agit d’une doctrine religieuse appliquée à une histoire donnée, et qui par conséquent ne saurait trouver sa place dans une éthique, en tant que pure philosophie pratique.



remarque finale.



xxToutes les relations morales des êtres raisonnables, contenant un principe d’harmonie entre la volonté de l’un et celle des autres, peuvent se ramener à l’amour et au respect ; et, en tant que ce principe est pratique, le motif de la volonté se rapporte, pour l’amour, à la fin d’autrui, et, pour le respect, à son droit. Si parmi ces êtres il en est un qui n’ait que des droits et pas de devoirs envers les autres (Dieu), et que ceux-ci, par conséquent, n’aient envers lui que des devoirs et pas de droits, le principe de leurs rapports moraux est transcendant, tandis que le rapport réciproque des hommes, dont la volonté se limite réciproquement, a un principe immanent.
xxOn ne peut concevoir la fin de Dieu relativement à l’humanité (à sa création et à sa conservation) autrement que comme une fin d’amour, c’est-à-dire comme étant le bonheur de l’homme. Mais le principe de la volonté divine, au point de vue du respect (de la vénération) qui lui est dû et qui limite les effets de l’amour, c’est-à-dire le principe du droit divin, ne peut être autre que celui de la justice. On pourrait dire aussi (en parlant d’une manière humaine)

que Dieu a créé des êtres raisonnables comme par besoin d’avoir en dehors de lui quelque chose qu’il pût aimer ou même dont il pût être aimé. Mais la justice de Dieu, considéré comme punisseur, lui donne sur nous, au jugement de notre propre raison, un droit qui n’est pas seulement aussi grand que le principe précédent, mais qui lui est même supérieur (car c’est un principe restrictif). — En effet la récompense (præmium, remuneratio gratuita), du côté de l’Être suprême, ne peut être considérée comme émanant de sa justice à l’égard d’êtres qui n’ont que des devoirs et n’ont pas de droits vis-à-vis de lui, mais seulement de l’amour et de la bonté (benignitas) : — à plus forte raison ne peut-il y avoir de droit à une rémunération[267] (merces) de la part d’un tel Être, et une justice rémunératrice (justitia brabeutica) est, dans le rapport de Dieu aux hommes, une contradiction.

xxIl y a pourtant, dans l’idée de la justice exercée par un Être dont les fins sont placées au-dessus de toute atteinte, quelque chose qui ne s’accorde pas bien avec le rapport de l’homme à Dieu : c’est à savoir celle d’une lésion qui pourrait être faite au Maître infini et inaccessible du monde ; car il ne s’agit plus là de ces violations du droit que les hommes commettent entre eux et sur lesquelles Dieu prononce comme un juge chargé de punir, mais d’une atteinte portée à Dieu lui-même et à son droit, c’est-à-dire de quelque chose dont le concept est transcendant, ou placé au-dessus de l’idée de toute justice pénale, telle que nous en pouvons trouver quelque exemple (telle qu’elle existe parmi les hommes), et dont les principes transcendants ne peuvent s’accorder avec ceux que nous appliquons dans les divers cas de la vie, et par conséquent sont tout à fait vides pour notre raison pratique.
xxL’idée d’une justice pénale divine est ici personnifiée. Or ce n’est point un être particulier qui exerce cette justice (car alors il y aurait contradiction entre cet être et les principes du droit) ; mais c’est la Justice en substance, pour ainsi dire (qu’on appelle aussi l’éternelle Justice), laquelle, comme le Fatum (le Destin) des anciens poètes philosophes,

est encore au-dessus de Jupiter. C’est cette Justice même qui prononce, conformément au droit, avec une nécessité inflexible et pour nous inaccessible. — En voici quelques exemples :

xxLa peine (suivant l’expression d’Horace) ne perd pas de vue le coupable qui marche fièrement devant elle ; elle le suit toujours, mais en boitant, jusqu’à ce qu’elle l’atteigne. — Le sang injustement versé crie vengeance. — Le crime ne peut demeurer impuni : si le coupable échappe à la punition, sa postérité payera pour lui ; ou, s’il ne reçoit pas son châtiment dans cette vie, il le recevra dans une autre (après la mort) [Note de l’auteur 12] ; et l’on n’admet cette autre vie, on n’y croit volontiers, que pour donner satisfaction aux droits de l’éternelle justice. — Je ne veux pas, disait un jour un prince fort sage, ouvrir au meurtre la porte de mes États, en faisant grâce au duelliste assassin pour lequel vous me suppliez. — Il faut que la dette du péché soit acquittée, dut un innocent s’offrir en victime expiatoire (quoiqu’on ne puisse donner le nom de punition à la souffrance qui retombe sur lui, puisqu’il n’a point péché lui-même). Tous ces exemples montrent que ce n’est point à une personne administrant la justice que l’on attribue ces sentences de condamnation (car elle ne pourrait prononcer ainsi sans se montrer injuste à l’égard des autres), mais que c’est la seule justice, comme principe transcendant, conçu dans un sujet supra-sensible, qui détermine le droit de cet Être, lequel est, il est vrai, d’accord avec la forme de ce principe, mais

contraire à sa matière, à la fin, qui est toujours le bonheur des hommes. — En effet, à voir le nombre éternellement immense des coupables qui étendent sans cesse le compte de leurs crimes, la justice pénale placerait le but de la création, non dans l’amour du Créateur (comme il faut le concevoir), mais dans la stricte observation du droit (elle ferait du droit même le but qui constitue la gloire de Dieu). Or, comme le droit (ou la justice) n’est que la condition restrictive de l’amour (ou de la bonté), cela semble en contradiction avec les principes de la raison pratique, d’après lesquels n’aurait pas dû avoir lieu la création d’un monde amenant un résultat si opposé au dessein de son auteur, qui ne peut avoir pour principe que l’amour.

xxOn voit par là que dans l’Éthique, comme philosophie pure, fondée sur la législation intérieure, les rapports moraux de l’homme avec l’homme sont les seuls qui soient compréhensibles pour nous ; mais que, pour ce qui regarde le rapport de Dieu et de l’homme, il est tout à fait en dehors des limites de notre nature et nous est absolument incompréhensible. Par où se trouve confirmé ce qui avait été avancé plus haut, à savoir que l’Éthique ne peut s’étendre au delà des bornes des devoirs de l’homme envers lui-même et envers les autres hommes.


Notes de l’auteur modifier

  1. Celui qui sait la philosophie pratique n’est pas pour cela un philosophe pratique. Le philosophe pratique est celui qui prend pour principe de ses actions le but final de la raison, et qui d’ailleurs possède le savoir nécessaire pour cela. Mais comme ce savoir a l’action pour objet, il n’a pas besoin d’être poussé jusqu’aux fils les plus déliés de la métaphysique quand il ne s’agit que des devoirs de vertu, et non pas des devoirs de droit, où le mien et le tien doivent être exactement pesés dans la balance de la justice, suivant le principe de l’égalité de l’action et de la réaction, et avoir par conséquent quelque chose d’analogue à la précision mathématique. Alors il est moins question de la connaissance de ce qu’il est de notre devoir de faire (chose qu’il est facile de savoir en remarquant les fins que tous les hommes poursuivent naturellement) que du principe intérieur de la volonté. Il faut, en effet, que la conscience de ce devoir soit en même temps le mobile des actions, et celui-là seul mérite le nom de philosophe pratique qui joint à son savoir ce principe de sagesse.
  2. Toutefois l’homme, en se considérant objectivement au point de vue de la destination que détermine en lui la raison pure pratique (en considérant l’humanité dans sa propre personne), se trouve assez saint, comme être moral, pour ne transgresser qu’à regret la loi intérieure. Il n’y a pas, en effet, d’homme si dégradé qui, en la violant, ne sente en soi une résistance, et n’éprouve pour lui-même un sentiment de mépris qui le force à se faire violence. Or il est impossible d’expliquer comment, dans cette alternative où l’homme se trouve (que représente si bien la fable d’Hercule placé entre la vertu et la volupté), il se montre plus disposé à écouter son inclination que la loi ; car nous ne pouvons expliquer ce qui arrive qu’en le dérivant d’une cause, suivant des lois naturelles, et à ce point de vue, nous ne saurions regarder la volonté comme libre. — C’est pourtant cette contrainte intérieure, cette lutte, et l’impossibilité où nous sommes de l’éviter, qui nous font connaître l’incompréhensible attribut de la liberté.
  3. L’homme est d’autant plus libre qu’il est moins soumis à la contrainte physique et qu’il l’est plus à la contrainte morale (à celle qu’exerce la seule idée du devoir). Celui, par exemple, qui est doué d’une résolution assez ferme ou d’une âme assez forte pour ne pas renoncer, quelque danger qu’on veuille lui faire craindre, à une partie de plaisir qu’il a projetée, mais qui abandonne son projet sans hésitation, je ne dis pas sans regret, dès qu’on lui représente qu’il le ferait manquer à ses devoirs ou négliger un père malade, celui-là, par cela même qu’il ne peut résister à la voix du devoir, fait au plus haut degré preuve de liberté.
  4. Si bien que l’on pourrait varier ainsi les deux vers si connus de Haller :

    L’homme avec ses défauts
    Est supérieur à la foule des anges privés de volonté.

  5. Les formules ordinaires et en quelque sorte classiques en morale : medio tutissimus ibis ; omne nimium vertitur in vitium ; est modus in rebus, etc. ; medium tenuere beati ; virtus est medium vitiorum et utrinque reductum, ces formules expriment une sagesse insipide, qui n’a point de principes déterminés ; car ce milieu à tenir entre deux extrêmes, qui peut me l’indiquer ? L’avarice (comme vice) ne se distingue pas de l’économie (comme vertu), en ce qu’elle pousse celle-ci trop loin, mais elle a un tout autre principe (une tout autre maxime), qui est de placer la fin de l’économie domestique, non dans la jouissance de son bien, mais uniquement dans la simple possession, à l’exclusion de toute jouissance. De même le vice de la prodigalité ne consiste pas dans une jouissance démesurée de son bien, mais dans cette fausse maxime, qui n’admet d’autre fin que l’usage d’une chose, sans songer à sa conservation.
  6. Aussi dit-on, lorsqu’il s’agit par exemple de sauver son honneur ou sa vie : « Je me dois cela à moi-même. » Et l’on s’exprime encore ainsi même quand il s’agit de devoirs de moindre importance, c’est-à-dire d’actes qui n’ont point pour objet le nécessaire, mais le méritoire dans l’accomplissement du devoir ; je dirai, par exemple, que je me dois à moi-même de développer les dispositions qui me rendent propre à la vie de société, etc. (de me cultiver).
  7. Le principe qu’on ne doit faire en aucune chose ni trop ni trop peu, ne signifie rien, car c’est une proposition tautologique. Qu’est-ce que trop faire ? Réponse : plus qu’il n’est bon. Qu’est-ce que faire trop peu ? Réponse : moins qu’il n’est bon. Que veut dire je dois (faire ou éviter quelque chose) ? Réponse : il n’est pas bon (il est contraire au devoir) de faire plus ou moins qu’il n’est bon. Si c’est là la sagesse pour laquelle il nous faut remonter aux anciens (à Aristote entre autres), comme à des esprits qui étaient plus près de la source, nous avons été fort malavisés en consultant de tels oracles. — Il n’y a pas de milieu entre la véracité et le mensonge (comme contradictorie opposita), mais bien entre cette franchise qui consiste à tout dire [Offenherzigkeit], et cette réserve [Zurückhaltung] qui consiste à ne pas dire, en exprimant sa pensée, toute la vérité, quoique tout ce que l’on dise soit vrai (contrarie opposita). Or il semble tout naturel de demander à la doctrine de la vertu de nous indiquer ce milieu. Mais elle ne le peut pas, car ces deux devoirs de vertu ont une certaine latitude d’application (latitudinem), et ce qu’il faut faire ne peut être déterminé par le jugement que d’après les règles de la prudence (les règles pragmatiques), et non d’après celles de la moralité (les règles morales), c’est-à-dire comme un devoir large (officium latum), et non comme un devoir étroit (officium strictum). C’est pourquoi celui qui suit les principes de la vertu peut bien commettre une faute (peccatum) en faisant plus ou moins que ne le prescrit la prudence ; mais on ne saurait lui reprocher comme un vice de s’attacher fermement à ces principes, et, pris à la lettre, ces vers d’Horace sont radicalement faux :
    Insani sapiens nomen ferat, æquus iniqui,
    Ultra quam satis est virtutem si petat ipsam.

    Mais sapiens ne signifie ici qu’un homme prudent (prudens), qui ne rêve pas une perfection de vertu, idéal dont nous devons tendre à nous rapprocher, mais que nous ne pouvons nous flatter d’atteindre, car cela est au-dessus des forces humaines, et il faut bien se garder d’une présomption déraisonnable (fantastique). Autrement, dire qu’on peut être trop vertueux, c’est-à-dire trop attaché à son devoir, reviendrait presque à dire qu’on peut rendre un cercle trop rond ou trop droite une ligne droite.

  8. La double personnalité que l’homme, qui s’accuse et se juge dans sa conscience, doit concevoir en lui-même ; ce double moi, qui d’un côté se voit forcé de comparaître en tremblant devant la barre d’un tribunal, dont la garde lui est confiée à lui-même, et qui, de l’autre, y exerce, en vertu d’une autorité naturelle, la fonction de juge:c’est là une chose qui a besoin d’être expliquée, afin que l’on ne puisse reprocher à la raison de tomber en contradiction avec elle-même. — Moi, accusateur et accusé tout à la fois, je suis bien le même homme (numero idem) ; mais, comme sujet de la législation morale, de celle qui dérive du concept de la liberté, et où l’homme est soumis à une loi qu’il se donne à lui-même (homo noumenon), je dois me considérer comme étant un autre être que l’homme sensible et doué de raison (specie diversus), mais seulement au point de vue pratique ; — car sur la relation causale de l’intelligible avec le sensible, la théorie ne nous apprend rien ; — et cette distinction spécifique est celle des facultés (supérieures et inférieures) qui caractérisent l’homme. C’est le premier homme qui est l’accusateur, et le second qui est juridiquement chargé de la défense de l’accusé (qui est son avocat). Une fois la cause entendue, le juge intérieur, comme une personne investie de la puissance, prononce la sentence sur le bonheur ou le malheur qui doit être la conséquence morale de l’action ; mais sous ce rapport nous ne pouvons, au moyen de notre raison, suivre plus loin la puissance de ce juge interne (considéré comme maître du monde), et nous ne pouvons que respecter son jubeo ou son veto absolu.
  9. Le mot allemand Beispiel, que l’on emploie ordinairement comme synonyme d’Exempel, n’a pas le même sens. Prendre un Exempel, et indiquer un Beispiel pour l’intelligence d’une expression sont deux idées fort différentes. L’Exempel est un cas particulier d’une règle pratique, en tant que cette règle représente une action comme praticable ou impraticable. Au contraire un Beispiel n’est que le particulier (concretum) représenté comme contenu dans le général conçu par l’esprit (abstactum), et l’exhibition purement théorique d’un certain concept.
  10. « De diis, neque ut sint, neque ut non sint, habeo dicere. »
  11. Plus tard, il est vrai, un grand sage, dans sa législation morale, a entièrement interdit le serment comme absurde et touchant presque au blasphème ; mais, dans l’ordre politique, on continue toujours de croire qu’il est absolument impossible de ne pas mettre ce moyen mécanique au service de l’administration de la justice publique, et l’on a imaginé de commodes interprétations pour échapper à cette défense. — Comme ce serait une absurdité de jurer d’abord qu’il y a un Dieu (puisqu’il faut l’avoir déjà supposé, pour pouvoir jurer en général), reste la question de savoir si un serment est possible et valable, lorsque l’on ne jure qu’au cas qu’il y ait un Dieu (sans rien décider à cet égard, à l’exemple de Protagoras). — Dans le fait tous les serments qui sont faits honnêtement et avec réflexion peuvent bien n’avoir pas d’autre sens. — Car que quelqu’un s’offre à jurer simplement qu’il y a un Dieu, il ne semble pas courir en cela un grand risque, qu’il y croie ou non. S’il y a un Dieu (dira le trompeur), j’ai rencontré juste ; que s’il n’y en a point, je ne serai point démenti, et je ne cours aucun danger en faisant un tel serment. — Mais, s’il y a un Dieu, ne court-il pas le danger d’être surpris à mentir volontairement, et cela dans l’intention même de tromper Dieu ?
  12. Il n’est pas même nécessaire de faire intervenir ici l’hypothèse d’une vie future pour se représenter dans toute son intégrité l’exécution de cette peine qui menace le coupable. En effet l’homme, considéré dans sa moralité, est jugé comme un objet supra-sensible en présence d’un juge supra-sensible, et non d’après des conditions de temps ; il n’est question ici que de son existence. Sa vie terrestre, qu’elle soit courte ou longue, ou même éternelle, n’est que son existence phénoménale[268] et le concept de la justice n’a pas besoin d’une détermination plus précise. Aussi bien ne commence-t-on point proprement par admettre la croyance en une vie future, où la justice pénale puisse s’accomplir, mais conclut-on bien plutôt cette vie future de la nécessité de la punition.

Notes du traducteur modifier

  1. Anschauungsbedingung, proprement condition d’intuition.
  2. Das Förmliche
  3. Wissenslehre
  4. Der socratisch zu katechisiren versucht.
  5. Orakelmässig.
  6. Geniesmässig.
  7. Der Eudämonist.
  8. Kant dit : Avec son étiologie. Cette expression technique ne s’emploie chez nous que dans la langue de la médecine, où elle désigne la partie de cette science qui traite des causes des maladies. xxJ. B.
  9. Dictatorisch.
  10. Doctrine de la vertu.
  11. Nöthigung (Zwang).
  12. Ein äusserer oder ein Selbstzwang.
  13. Das Sollen.
  14. Selbstzwang.
  15. Tapferkeit.
  16. Tugend.
  17. Zweck, fin ou but
  18. Je traduis ici, à l’aide de la parenthèse latine qui suit, ce que Kant désigne d’abord par l’expression allemande Befugniss.
  19. Sur l’emploi de cette expression comme adjectif, voyez dans ma traduction de la Doctrine du droit la note de la page 18.
  20. Das Förmliche.
  21. Vermögens.
  22. Als Fertigkeit.
  23. Die negative Untugend.
  24. Zwecklehre.
  25. Eigene Vollkommenheit.
  26. Fremde Glückseligkeit.
  27. Allheit des Mannigfaltigen, was zusammengenommen ein Ding ausmacht.
  28. C’est le mot même dont Kant se sert. Je ne fais que le transporter, tel quel, du texte dans ma traduction.
  29. Même remarque.
  30. Sittliche Denkungsart.
  31. Erlaubten.
  32. Erlaubte.
  33. Die sich zu einer allgemeinen Gesetzgebung blos qualificiren
  34. Willkührlich.
  35. Anpreisung.
  36. Verdienst.
  37. Laster.
  38. Untugend.
  39. Kant ajoute ici sur les mots Tugend (vertu) et Untugend (qui signifie littéralement non-vertu) une parenthèse qu’il m’est impossible de traduire, parce que le mot vertu (virtus) n’a pas en français la même étymologie que le mot Tugend en allemand. « Comme le mot Tugend, dit-il, vient de taugen (valoir, avoir de la valeur), le mot Untugend, d’après l’étymologie, ne signifie autre chose que zu nichts taugen (n’avoir point de valeur). » J. B.
  40. Uebertretung
  41. Laster.
  42. Ein rechtlicher Mensch zu seyn
  43. Schuldigkeit.
  44. Ein subjectives Princip ihrer ethischen Belohnung
  45. Empfänglichkeit derselben nach dem Tugendgesetze. Tout ce paragraphe est assez embrouillé dans le texte, et il est impossible de le traduire très-littéralement. J. B.
  46. Das süsse Verdienst.
  47. In welchem Menschen durch Mitfreude zu Schwelgen geneigt sind.
  48. Das saure Verdienst.
  49. Physische Wohlfahrt.
  50. Moralisches Wohlseyn.
  51. Die Stärke der Maxime des Menschen ; littéralement, la force des maximes de l’homme.
  52. Nöthigung.
  53. Das Formale.
  54. Ein Vermögen der Zwecke.
  55. Aesthetische Vorbegriffe der Empfänglichkeit des Gemüths für Pflichtbegriffe überhaupt.
  56. Empfänglichkeit der freien Willkühr für die Bewegung derselben durch praktische reine Vernunft.
  57. Das Gewissen.
  58. Gewissenlosigkeit
  59. Wohlwollen.
  60. Separatistische Misanthropie.
  61. Die Liebe des Wohlgefallens.
  62. Achtung.
  63. Selbstschätzung.
  64. Aus Begriffen.
  65. Nichtswürdigkeit.
  66. Als Tapferkeit.
  67. Kriegsehre, littéralement, gloire guerrière.
  68. C’est le mot même dont Kant se sert ; je le laisse tel qu’il est. J. B.
  69. Darstellung.
  70. Versinnlichen.
  71. Fertigkeit.
  72. Willkühr.
  73. Leichtigkeit.
  74. Angewohnheit.
  75. Des Willens.
  76. Begehrungsvermögen. Pour bien comprendre tout ceci, il faut se reporter aux définitions que Kant a données des mots arbitre, volonté, faculté de désirer, dans l’Introduction à la métaphysique des mœurs, qui précède la Doctrine du droit. V. trad. franc., p. {{#ifeq :|Page|16|16}}. J. B.
  77. Seiner selbst Meister.
  78. Ueber sich selbst Herr zu seyn.
  79. Gemüthsart.
  80. Edel.
  81. Unedel.
  82. Yäh oder yach.
  83. Sich fassen.
  84. Gemüthsbewegung.
  85. Untugend.
  86. Begierde.
  87. Fühllosigkeit.
  88. Affectlosigkeit.
  89. Das Gemüth in Ruhe.
  90. Kant se sert ici du mot de micrologie.
  91. Im Fortschreiten.
  92. Hebt doch auch immer von Vorne an.
  93. Das Formale.
  94. Das Materiale, c’est-à-dire le contenu de la science.
  95. Zwecklehre.
  96. Tugendverpflichtung.
  97. Tugendvermögen.
  98. Empfänglichkeit für dieselbe.
  99. La première édition donne catéchètique. Note de Schubert
  100. Sinnenwesen.
  101. Vernunftwesen.
  102. Vernünftiges Wesen.
  103. Naturwesen.
  104. Das Formale.
  105. Das Materiale.
  106. Gesundheit.
  107. Wohlhabenheit.
  108. Im Formalen.
  109. Ehrliebe.
  110. Die willkührliche Entleibung seiner selbst.
  111. Selbstmord, littéralement meurtre de soi-même ; notre mot suicide, tiré du latin, traduit mal ici l’expression allemande. J. B.
  112. Naturzweck.
  113. Schändung.
  114. Abwürdigung.
  115. Fleischeslust.
  116. Unkeuschheit.
  117. Keuschheit.
  118. Unnatürlich.
  119. Vernunftbeweis.
  120. Zum Purism.
  121. Das Brünstigseyn.
  122. Behaglichkeit.
  123. Versoffenheit.
  124. Gefrässigkeit.
  125. Narratur et prisci Catonis
      Sæpe mero caluisse virtus.

    Horace, ode 21 du livre III.
  126. Pragmatischen – C’est l’épithète que Kant a adoptée pour qualifier en général les maximes de la prudence, ou de cette sagesse pratique qui n’est pas la moralité, mais l’intérêt bien entendu. J. B.
  127. Ehrlichkeit.
  128. Redlichkeit.
  129. Aufrichtigkeit.
  130. In der ethischen Bedeutung des Worts.
  131. Sprachmaschine.
  132. Unlauterkeit.
  133. Gewissenhaftigkeit.
  134. Gleisnerei. Kant traduit lui-même (entre parenthèses) cette expression allemande par les mots français esprit fourbe.
  135. Den habsüchtigen Geiz.
  136. Den kargen Geiz.
  137. Knickerei oder Knauserei.
  138. Die gute Wirthschaft.
  139. Der verschwenderischen Habsucht.
  140. Des kargen Geizes.
  141. Der Denkungsart.
  142. Freigebigkeit.
  143. Seine Geringfügigkeit.
  144. Als Thiermensch.
  145. Als Vernunftmensch.
  146. Tugendstolz.
  147. Geistliche Kriecherei.
  148. Hochmuth.
  149. Heuchelei und Schmeichelei. Il y a ici sur l’étymologie de ces mots une note qu’on ne saurait traduire en français, à moins de conserver dans la traduction les expressions allemandes sur lesquelles elle porte, et c’est ce que je vais faire, en ayant soin seulement de les expliquer entre parenthèses :
    « Heucheln (proprement häucheln) [en français, faire l’hypocrite] semble dérivé de ächzenden, die Sprache unterbrechenden Hauch (Stoszseufzer) [c’est-à-dire soupir entrecoupé] ; et schmeicheln [flatter], de schmiegen [plier], ce qui, comme habitude, a été appelé schmiegeln, et enfin par le haut allemand schmeicheln. »
  150. Erhebung.
  151. Sich dadurch zu versinnlichen.
  152. Gemüthserhebung.
  153. Eigendünkel.
  154. Das Du, Er, Ihr und Sie, oder Ew. Wohledlen, Hochedlen, Hochedelgeboren, Wohlgeboren.
  155. Innere Zurechnung.
  156. Rechtskräftig.
  157. Als That.
  158. Das Gewissen.
  159. Muss ein Herzenskündiger seyn.
  160. Allverpflichtend.
  161. Nur nach der Analogie mit
  162. Bedenklichkeit.
  163. Frohseyn.
  164. Schwärmerische Verachtung.
  165. Eigenliebige Selbstschätzung.
  166. La première édition portait simplement : « Prendre nos devoirs envers nous-mêmes pour des devoirs envers autrui. » Note de Schubert.
  167. Ein blosses Gedankending.
  168. Aussermenschlichen.
  169. Uebermenschlichen.
  170. Dieses Zufriedenseyn.
  171. Zeug.
  172. Als sittliche Stärke der Maximen.
  173. Irgend eine Untugend.
  174. Verdienstliche.
  175. Schuldige.
  176. Wechselliebe.
  177. Liebe des Wohlgefallens.
  178. J’ajoute ces mots pour plus de clarté.
  179. Menschenfeind.
  180. Menschenscheu.
  181. Wohlwollen.
  182. Wohlthun.
  183. Zum allgemeinen Erlaubnissgesetz.
  184. Als seine Schuldigkeit.
  185. Thätige.
  186. Affectionnelle.
  187. Heilige.
  188. Gemeine.
  189. Erkenntlichkeit.
  190. Intension.
  191. Innigkeit.
  192. Mitfreude und Mitleid.
  193. Mitleidenschaft.
  194. Aus Mitleid.
  195. Barmherzigkeit.
  196. Thätige Theilnehmung.
  197. Unter die Adiaphora.
  198. Achtung.
  199. Schadenfreude.
  200. Qualificirter Neid.
  201. Missgunst.
  202. Unerkenntlichkeit.
  203. Der Grund der Möglichkeit.
  204. Qualificirte Schadenfreude.
  205. Das allgemeine Weltbeste.
  206. Uebermuth.
  207. Eigendünkel.
  208. Eines Oberen Ueber alle.
  209. Versöhnlichkeit.
  210. Schlaffe Duldsamkeit der Beleidigungen.
  211. Sind inhuman.
  212. Das Halbiren.
  213. Eigenliebe.
  214. Eigendünkel.
  215. Geringschätzen.
  216. Ehrliebe.
  217. Ehrbarkeit.
  218. Untugend.
  219. Hochmut.
  220. Ehrbegierde.
  221. Stolz.
  222. Ehrliebe.
  223. Thorheit.
  224. Narrheit.
  225. Die üble Nachrede oder das Afterreden.
  226. Verläumdung.
  227. Die Verhöhnung.
  228. Die leichtfertige Tadelsucht.
  229. Spottsucht.
  230. Scherz.
  231. Welches dann kein Hohnlachen ist.
  232. Die bittere Spottsucht.
  233. Zu verehren.
  234. Des corollaires. Dans le texte, le mot grec que je rétablis est habillé à l’allemande : Porismen.
  235. Ehrenvolle Pflicht.
  236. Pöbel schlägt sich und Pöbel verträgt sich.
  237. Affect.
  238. Menschenfreund.
  239. Aussenwerke, proprement des ouvrages avancés.
  240. Beiwerke.
  241. Zugänglichkeit.
  242. Gesprächigkeit.
  243. Höflichkeit.
  244. Gastfreiheit.
  245. Gelindigkeit im Widersprechen.
  246. Tugendlehre.
  247. Eine Doctrin.
  248. Il y a dans le texte : paränetisch, mais je n’ose suivre l’exemple de Kant en donnant une forme française au mot qu’il germanise ainsi.
  249. Le texte porte : ascetisch. Le mot ascétique au moins est français, mais l’adverbe qu’on pourrait tirer de ce mot ne l’est pas.
  250. Gesinnung.
  251. Die doctrinale Methode.
  252. Tumultuarisch.
  253. Zweckmässig suchen.
  254. Als Einschiebsel.
  255. Für die statutarische Religionslehre.
  256. Die socratisch-dialogische Lehrart.
  257. Catechese.
  258. Die schændlichkeit, nicht die schædlichkeit. Il y a ici une sorte de jeu de mots qu’il est impossible de rendre en français.
  259. Als Frohndienst.
  260. Büssen.
  261. Unrecht.
  262. Als Staatsbeamte.
  263. Rechtlich.
  264. Das Formale.
  265. Anschaulich.
  266. Das Materiale.
  267. Anspruch auf Lohn.
  268. Das Daseyn desselben in der Erscheinung.