Dix pages du journal d’un fou
DIX PAGES DU JOURNAL D’UN FOU.
nfini ! infini !
Oh ! qui me donnera l’aile infatiguée du condor ? qui sellera la foudre sous mon jarret nerveux ? qui m’emportera dans le coup de vent des tempêtes ?
Je voudrais me plonger dans les incommensurabilités des firmaments, m’éblouir dans les irradiations des aurores, me rouler, éperdu, dans le vide immense.
Oh ! les mondes inconnus qui dorment au delà de l’horizon ; oh ! les Otahitis souriantes qui chantent au delà des lointains, enivrées dans la musique des lèvres, confondues. J’ai froid.
Mon cœur grelotte dans ma poitrine.
Ces murailles me regardent, elles viennent à moi, elles s’avancent, elles étendent leur manteau de pierre au-dessus de ma tête, elles vont m’étouffer, — ah !…
Pourquoi m’a-t-on enfermé ?
Oh ! les forêts ! avec la houle des grands vents qui tordent les feuillages, et le murmure inarticulé des cascades lointaines pâmées dans les fraisiers ! — On marche longtemps le long des sentiers rougis par les framboises, un merle pleure dans un chêne, le pivert frappe de son bec l’écorce blanche des bouleaux, et ce bruit retentit longuement au-dessus des causeries des arbres. Puis, l’on s’assied sur le penchant d’une colline, dans le gazon épais, entre les mousses ; autour il y a de grosses pierres qu’embrassent les lichens et les bruyères ; devant soi on a un vallon noir et silencieux, il dort au pied d’une colline qui rougît de recevoir les derniers baisers du soleil.
Au-dessus le ciel bleu plane, immense.
Et pendant que l’oreille se noie dans les halètements de la forêt, on regarde, avec un regard fixe, flamber, dans les nuages des horizons, des embrasements de cités inconnues ou des éruptions de volcans en délire.
Les hommes sont méchants, je les hais.
Quand un homme me touche, je frissonne comme au contact d’un reptile.
Les hommes sont lâches, ils frappent les fous et les enfants.
Être fou ! — La folie c’est l’oubli, et l’oubli c’est le bonheur !
Je voudrais être fou !
Mais on ne peut plus être fou ! le monde est trop vieux.
Rien ne peut plus ni nous étourdir ni nous étonner. Notre corps est fait au poison de toutes les sciences ; notre cervelle ne peut plus s’envoler, elle n’a plus d’ailes, nous l’avons tant secouée au vent de tous les systèmes, qu’elle gît, comme un oiseau plumé, dans les décombres de ce temple écroulé qui s’appelait le cœur.
La folie, c’est l’exubérance de la force, et nous sommes si faibles et si débiles que nous n’avons même plus la force de douter.
Je voudrais bien être marchand de bonbons, je mangerais ma marchandise.
De l’or ! avoir de l’or !
Si j’avais un million, j’irais sur le balcon du Café de Paris et je jetterais mes pièces d’or sur le boulevard, afin de voir combien d’hommes tueraient leur ami pour avoir quelques louis de plus.
Étrange histoire que celle de ma vie !
Je suis fils de roi.
Mon grand-père était roi de ces gitanos qui ont fait trembler le moyen âge et qui vivent encore perdus dans les cryptes de la vieille Égypte.
J’étais né pour régner et je suis esclave !
Ô Christophe Colomb des nouveaux mondes à venir, où es-tu ? où es-tu ?
Le globe a donc été fouillé de part en part, le monde a été retourné comme un vieil habit, et l’on n’y retrouvera donc aucun univers oublié dans une poche ?
Ah ! ah ! ah ! ah ! misère, misère !
La terre est une toupie que le diable fouette.
Tourne, tourne, tourne !
Les canards l’ont bien passé ! et dzing !
Les canards l’ont bien passé ! et vlan !
Notre soleil est une lune manquée ; et depuis les dernières tempêtes sociales il pleut toujours dans notre cœur.
Tout est gris autour de nous ; au lieu de l’épée, nous avons la cravache et nous tombons de cheval ! Tourne, tourne, tourne !
Et je suis fou !
Fou !
On me l’a dit et je le crois !
La folie c’est la sagesse, et la sagesse c’est la folie !
Des mots !
Qu’est-ce que la sagesse ? et la folie ?
Moi je m’ennuyais et je suis devenu fou.
Maintenant je m’ennuie moins.
Oh ! j’ai froid ! Oh ! ces murailles !
Il y coule une goutte, une ! toujours, sans fin, incessamment !
Et cette goutte tombe à intervalles égaux et toujours à la même place !
Je l’entends ! le jour, la nuit, à toute heure elle tombe, tombe, tombe !
Oh ! cette goutte me fait peur !
Suavia ! Suavia ! ô ma belle épousée aux grands yeux bleus, comme tes cheveux étaient doux ! comme ton baiser était plein de ciel !
Dis-moi, te souviens-tu de ces longues rêveries au clair de lune sur les marges de l’étang, quand pleuraient les courlis ; qu’est-ce que nous nous disions ?
Je ne m’en souviens plus, mais c’était doux, et bon, et…
Oh ! cette goutte qui tombe toujours !
J’ai peur, j’ai froid !
Ma mère ! ma mère !
Où es-tu, ma mère ?
Sais-tu que ton fils, ton Johann est fou ? dis, le sais-tu ?
Fou !
Mais non, tu ne le sais pas ! Tu es partie pour le grand voyage ! tu es morte !
Oh ! que j’ai froid !
Je l’aimais comme un frère, Arnold ! Il m’avait dit : Sois mon ami, la route de la vie est dure et pénible pour le poëte qui marche seul ; nous irons à deux en nous donnant la main. Et si l’un tombe, l’autre le relèvera. Et moi j’avais répondu : Je serai ton ami !
Oh ! comme il était méchant, Arnold !
Et comme il m’a fait du mal !
Ma mère ! ma mère !
Ô mon Dieu ! pourquoi m’avez-vous pris ma mère ?
Pourquoi m’avez-vous volé ma mère ?
Qu’est-ce que je vous avais fait ?
J’avais six ans et l’oiseau bleu du sourire de l’innocence chantait sa douce chanson sur ma lèvre indécise.
Oh ! comme je l’aurais aimée, ma mère !
Comme je l’aurais aimée, mon Dieu, si vous me l’aviez laissée !
Je veux des tartines de confitures, moi ! Comme c’est bon des tartines de confitures avec du beurre et des radis roses ! J’en veux, moi ! On coupe le pain bien ras et on étend les confitures avec le beurre sur le pain, avec le couteau.
Oh ! un couteau ! si j’en avais eu un, j’aurais tué Arnold quand il a dit que j’avais volé, l’infâme !
Ce n’est pas vrai que j’avais volé ! Ô ma mère, vous le savez bien, n’est-ce pas ? là-haut, dans ce beau ciel bleu où vous causez avec le bon Dieu et la bonne Vierge Marie, et les petits anges si doux et si charmants !
Oh ! qu’ils doivent être beaux les petits anges avec leur prunelle submergée d’infini et leurs ailes de rose sur leurs épaules de marbre !
Moi j’en avais un, il s’appelait…
Comment s’appelait-il déjà ?
Je ne sais plus, je ne sais plus.
C’est Suavia qui me l’a pris.
Suavia, tu as été méchante !
Pourquoi me prendre mon petit ange ?
Oh ! les vieilles forêts ! les forêts, les forêts !
Savez-vous, les forêts !
Le ténèbre des feuillages où palpite le clair de lune des rayons du soleil vannés par les brises qui baisent les grands chênes au front ; les clairières désertes, sauvages, immobiles, silencieuses, où halète sous les ardeurs du midi le gazon desséché ; les pentes des monticules où les fraises et les framboises rougissent aux caresses délicates du petit ruisseau jaseur, le petit ruisseau qui s’en va, son manteau bleu de ciel sur la hanche, et sa moustache verte fièrement retroussée, le long des berges embaumées, en fredonnant son petit refrain coquet et matamore ; les vieux chênes, couchés en travers des sentiers, dormant de ce sommeil morne que leur donne la hache du bûcheron ; les pelouses cachées derrière les taillis où les cerfs au poil fauve rêvent, l’œil fixe ; et puis, dans le lointain, aux dernières profondeurs des feuillages, la respiration lente et saccadée de la forêt qui souffle comme une poitrine humaine.
Oh ! dormir ou rêver !
Dormir sous les branches, aux marges des forêts, sans songer à l’amour, cette peste du cœur, sans songer à la gloire, cet ananas plein de cendre !
Oh ! dormir ou rêver !
En laissant ces deux morts qu’on appelle le passé et l’avenir gésir paisiblement dans leur commun linceul.
Dormir, sans regrets, sans désirs, sans rêve !
Heureux comme une pierre !
Dormir, ivre d’oubli !
Suavia ! Suavia ! je t’aime, je t’aime toujours !
Paillasse, mon ami, sais-tu ce que tu es !
Tu es un type.
Paillasse, c’est l’humanité.
Le diable, c’est le clown qui fouette Paillasse, et le bon Dieu regarde.