Librairie Henry du Parc (p. 241-252).
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X


Le journal le Globe. — La Revanche des Bêtes. — Le Figaro. — La Société protectrice des animaux. — Les conférences. — Le phalanstère. — Les imprécations de Camille. — Le duel à l’iodure de liquidium. — Fête à Bois-Colombes. — La rencontre de Rodolphe Salis.


Eh bien ! me croira qui voudra, ni les séances hydropathiques, ni les journaux, ni les revues, malgré les satisfactions énormes d’amour-propre qu’elles fournissaient à mon cerveau naïvement extasié de Méridional parisianisé, ne nourrissaient mon estomac, hélas ! habitué aux quatre repas du collège.

Ayant eu le tort de jeter ma démission au nez du ministre (en résumé, pour être franc, je m’étais platement fait mettre en disponibilité), je devais lutter contre les éléments et les nécessités : pluie ou faim, froid ou soif, comme un sauvage.

Pendant un temps, mon frère Léo Goudeau, récemment sorti de Saint-Cyr et qui tenait garnison à la caserne du Château-d’Eau, put m’aider dans cette entreprise. Mais, devenu subitement amoureux d’une Polonaise, grande musicienne, lui qui était déjà féru de musique, crut devoir démissionner. — Serait-ce une maladie de famille ? — Ce fut sur le nez du ministre de la guerre que cette démission tomba. J’en fus marri ; car, si les revues et les journaux hydropathiques ne nourrissaient pas leur homme, fût-il président, la musique ne me semblait pas devoir être une vache à lait… Et de fait elle ne le fut point.

Très heureusement, par l’entremise de Paul Bourget, j’entrai au Globe, où je fus chargé de dépouiller les journaux de province.

Ce fut alors que je pus de nouveau travailler. Je redevins l’heureux président. Tout semblait réussir à la fois. Le Figaro insérait la Revanche des Bêtes. Je faisais à la salle des Capucines une série de conférences, et la Revanche était — ô prodige ! — couronnée par la Société protectrice des animaux : médaille d’argent. Les hydropathes avaient donné une séance, à la salle Pierre Petit ; que dis-je ? à la suite d’une conférence faite sur eux aux Capucines, les terribles hydropathes parcoururent le boulevard, en poussant des chansons extravagantes devant les passants ahuris et ne s’arrêtèrent qu’en un café du faubourg Montmartre, où un limonadier, récemment installé, leur offrait un énorme punch. Quoi encore ? Sollicité par la Société protectrice des animaux, je vins, en plein jour, acteur improvisé, réciter cette Revanche devant les quatre mille protecteurs, installés sur les gradins du Cirque d’hiver. La manie des grandeurs me reprenait, je ne donnai point ma démission au Globe ; mais j’envoyai mon frère à ma place. Il sut très bien s’y faire un trou : de militaire, devenu musicien, il s’improvisa journaliste, bien plus vite que ne l’eût fait un poète. Sous le pseudonyme de Léo Montancey, il entra ensuite au Figaro, et de là au Triboulet quotidien.

Or, tandis que ces succès prosaïques sauvaient une partie de la famille, les succès poétiques, de pure vanité, m’avaient remis sur le pavé sonore, et de nouveau j’écoutais les vagues chansons du bitume.

C’est alors que je rencontrai le blanquiste B.....l. Ce blanquiste avait toujours eu l’arrière-pensée de fonder un phalanstère. Il s’ouvrit à moi, j’approuvai hautement ce projet : l’association, il n’y a que cela. Deux pauvres sont plus forts en s’unissant, et une dizaine de pauvres sont énormes et influents. Tel était notre raisonnement. Nous étions déjà deux pannés, nous n’eûmes pas à aller bien loin pour en découvrir huit autres, dont une femme, Marylka la Polonaise. Dans un phalanstère, une femme est indispensable : la cuisine et le ravaudage. Le bon blanquiste B.....l était locataire d’un sixième, rue Catherine-d’Enfer (elle doit s’appeler autrement aujourd’hui, peu importe). À part le jeune étudiant Br… qu’on surnommait le Pacha, parce que son père était ingénieur à Constantinople, à part ce pacha, qui voulut absolument être adjoint-cuisinier, afin d’aider Marylka dans l’épluchage des légumes, on tira les autres fonctions domestiques au sort. Le destin me désigna comme laveur de vaisselle. Je ne me sentais, je l’avoue, aucune vocation ; mais je dus obéir. Le premier jour, je mis un certain zèle ; puis je me relâchai, on constata avec amertume que les assiettes, les plats, les fourchettes — sauf ceux et celles que je me réservais — ne brillaient pas absolument. Mon égoïsme froid fut sévèrement jugé, et je fus privé de légumes. Je me moquais des légumes à cette époque. Ensuite on me priva de tout, hormis le pain. Je me résignai plus difficilement. Alors j’imaginai un stratagème. Feignant une faiblesse, bien naturelle dans un phalanstérien si mal nourri, et une maladresse d’anémique, je brisai trois ou quatre assiettes en les lavant, et cassai quelques verres. Ce fut fini ; on me chassa de l’office, et on me mit… au charbon. Cela consistait à aller quérir chez l’Auvergnat les combustibles variés. Je n’avais qu’un chapeau haut-de-forme pour ces expéditions, et ce devait être un singulier spectacle, lorsque je passais, mon seau à la main, et des fagots sous le bras.

Le Pacha et la Polonaise ne s’entendaient plus du reste pour confectionner les repas. Il fut convenu qu’ils auraient chacun leur jour. Or, quand c’était la Polonaise qui était de service, le Pacha affectait de ne point manger, trouvant tout exécrable ; la Polonaise, à son tour, jeûnait, quand le Pacha cuisinait. C’était effrayant !

Ce phalanstère finit par se dissoudre sous le poids des dettes. L’association n’est peut-être qu’un vain mot. Si j’ai rappelé ici cet essai de saint-simonisme, c’est qu’une histoire absolument fantastique s’y rattache.

Il y avait un jeune homme, maigre et petit, qui venait nous voir de temps à autre. Quand il voulait déjeuner, il apportait des œufs. Nous l’appelions Camille, parce que — chose inattendue ! — il avait l’habitude au dessert, au café, n’importe où, de déclamer les Imprécations de Camille, dès qu’on parlait littérature. Étrange ! étrange ! c’était ainsi !

On lui persuada de venir aux hydropathes réciter ce splendide monologue de Corneille. Camille ne se fit pas prier. Ah ! ce fut une belle soirée ! Avertis par je ne sais qui, les fumistes s’étaient donné rendez-vous, on fit un succès à Camille, on le couvrit de fleurs, on l’ensevelit sous des couronnes. B.....l, le bon blanquiste, n’avait pu assister à ce triomphe, et, le lendemain, par plaisanterie, il se mit à m’invectiver, prétendant que j’aurais dû l’avertir ; une fausse querelle s’ensuivit, en présence de Camille, qui vainement s’interposait.

Bref ! un duel fut résolu, à la suite du mot bourgeois, jeté par l’un de nous à la face de l’autre.

Préparatifs du duel — tous les hydropathes étant dans le secret de la mystification, je pris Camille pour témoin et l’on partagea les autres rôles aux différents membres du phalanstère. La Polonaise faisait de la charpie, et, comme elle était assez souvent prise d’un fou rire, elle prétendit que c’était nerveux. On choisit comme arme le pistolet moyen âge à trente pas. Les témoins décidèrent que la rencontre aurait lieu dans les terrains vagues du Luxembourg, ce qui permettait de dater, sans mensonge, notre procès-verbal de la frontière du Luxembourg. Camille objecta bien que les sergents de ville nous arrêteraient, les autres répondirent qu’on se battrait à minuit ; comme il insistait, redoutant que le bruit n’attirât les représentants de l’autorité, on lui cloua la bouche par une savante dissertation sur l’iodure de liquidium qui fait partir les pistolets sans aucun fracas.

Bref ! pendant que les témoins débattaient les conditions, que la Polonaise effilochait de la charpie, que le Pacha, élevé à la dignité de docteur pour la circonstance, se procurait une trousse, et plaçait entre les branches d’une pince une énorme balle préalablement teintée en rouge, le blanquiste et moi, nous tirions à la courte paille à qui, qui, qui serait blessé (nous le chantions même). Le sort tomba sur le plus jeune, c’était moi. Je fis une déchirure à ma chemise, et me teignis la poitrine en rouge, avec un point noirâtre au milieu.

Le duel eut lieu en effet à minuit. On nous plaça. Le signal fut donné, je tirai le premier… On avait mis de la poudre dans le bassinet, et l’étincelle de la pierre (ils étaient à pierre nos moyen âge), y ayant mis le feu, produisit un jet pareil à une chandelle romaine, un jet silencieux — ô iodure de liquidium ! — Naturellement le blanquiste était manqué. Ce fut terrible ! lui me visa longuement : « Mais tirez ! tirez ! » lui criait-on… Il visait toujours ; enfin il tira. Même jet de chandelle romaine coupant la nuit noire… mais je roulai par terre, poussant des cris inarticulés, serrant convulsivement ma poitrine.

— Là ! là ! C’est là, disais-je.

Le Pacha, s’étant jeté sur moi, put extraire la balle dans l’obscurité, la balle de la pince, toute rouge… horreur ! il la montra à Camille effaré.

Je me roulais toujours dans les herbes, puis, fatigué de cet exercice, je pris le parti de m’évanouir. Une centaine d’hydropathes, revenant de Bullier, avaient assisté à ce spectacle, et venaient prêter main-forte pour m’emporter. Je fus presque écharpé.

Les porteurs feignirent la plus grande maladresse, me laissant choir de temps à autre. Camille criait comme un diable : « Faites donc attention ! est-ce qu’on traite un blessé comme cela ? »

On lui fit croire qu’il serait poursuivi. Il alla consulter son oncle, qui était député. Celui-ci, après avoir pris connaissance de l’affaire en détail, se contenta de sourire, en lui disant : « Si l’on te poursuivait, reviens me voir ! » Et l’oncle député murmurait songeur : « Terrains vagues du Luxembourg ! minuit ! pistolets moyen âge ! iodure de liquidium !… »

Cette mystification fut le dernier éclat de rire du phalanstère.

Il y eut bien quelques autres duels plus sérieux ; mais ils n’avaient rien de littéraire, et Corneille n’étant point en cause, je ne les narrerai point, non plus que cette splendide soirée donnée par les hydropathes à Bois-Colombes, cette soirée qu’aucun des assistants ne peut se rappeler sans être pris d’un fou rire. Ce sont choses qui se miment et ne se peuvent écrire.

Comment faire comprendre que les hydropathes, donnant une représentation à Bois-Colombes, on n’a jamais su au profit de qui, manquèrent le dernier train, et demeurés prisonniers dans le théâtre, se mirent à boire. Comment des disputes sans nombre comme sans causes s’élevèrent malgré les efforts du président, lequel, voulant séparer deux combattants, les poussa vers une porte, qui s’ouvrant brusquement en face d’un escalier en spirale, engloutit, vers quelque oubliette, les deux acharnés : ils tombèrent dans l’obscurité sans se faire aucun mal, mais sans parvenir, avant un bon quart d’heure, à se reconnaître. Comment quatorze duels furent apaisés, tandis qu’un énergumène allait perpétuellement examiner sur un calendrier l’heure probable du lever du soleil, afin de tuer à l’aurore un adversaire dont il ne se rappelait plus le nom… Comment l’organisateur de la petite fête fut ignominieusement mis à la porte… Comment Taboureux revint avec un billet de chien, et, débarqué à Paris, voulut à toute force rendre visite à un notaire ami de sa famille, vers 7 heures pour le quart… Folie pure !

N’enfermez jamais cinquante hydropathes dans un théâtre de banlieue, ou du moins ne leur laissez pas manquer le dernier train.

De cette époque déjà si lointaine, j’ai souvenance d’une soirée singulière, où, revenant cravaté de blanc et en habit du salon d’une duchesse — oui, une duchesse, authentique — j’eus l’idée bizarre d’aller dire des vers dans une goguette de la rue Galande, où la dureté des temps avait transformé Maurice Petit ex-organiste aux Invalides en modeste accompagnateur de flonflons. Je faillis d’abord être assommé, puis je devins subitement l’ami de ces gens-là, après avoir chanté en leur compagnie, et bu à leur santé. Antithèse.

Ce fut un moment d’existence bien singulier, trouble, joyeux et sombre. Étant tombé réellement malade, je dus partir à la campagne, vers Fontainebleau, où l’excellent ami Paul Marrot dirigeait je ne sais quelle feuille politique. Là, j’écrasai les microbes, et pus me soustraire à la misère physiologique. Quant à l’anémie budgétaire…

Je montais mélancoliquement un soir la pente de la rue des Martyrs, me rendant au cabaret de la Grand’Pinte où j’espérais me rasséréner un peu en bavardant avec Manet, Desboutins et d’autres. J’étais assis depuis quelques minutes, lorsqu’une bande joyeuse fit son entrée. C’était quelques hydropathes montmartrois : le peintre René Gilbert, le géant Parizel et celui-ci et celui-là ; ils vinrent s’asseoir près de moi. Tout à coup Gilbert me dit, en me désignant un jeune homme, robuste, blond fauve, qui les accompagnait :

— Tu ne connais pas Rodolphe Salis ?

— Non, fis-je. Vous n’êtes jamais venu aux hydropathes.

— Jamais, je faisais de la peinture à Cernay, loin des rumeurs de la ville, répondit l’homme blond.

Et puis, il ajouta :

— Je fonde un cabaret artistique boulevard Rochechouart, 84, voulez-vous assister au dîner d’ouverture ?

— Volontiers, lui dis-je.

C’est ainsi que je fis la connaissance de Rodolphe Salis.