Librairie Henry du Parc (p. 174-204).
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VIII


Les séances des hydropathes. — Les poètes diseurs. — Les jeunes acteurs. — Dénombrement quasi homérique. — À moi le Bottin ! — Hydropathesques chansons. — Les chants populaires. — Proclamons les principes de l’art !


Je voudrais donner la sensation de ces séances extraordinaires, parfois tumultueuses à propos de rien, le plus souvent paisibles, tandis que les auteurs et les diseurs aimés apparaissaient sur la scène… (car il y eut une scène, rue de Jussieu, et place Saint-Michel, no 1). Je voudrais n’être point fastidieux pour le lecteur, et me montrer aussi complet que possible. Bien des jeunes gens ont passé par là, dont le nom peut m’échapper aujourd’hui ; mais à l’impossible nul n’est tenu. Ce n’était point une petite église que les hydropathes, mais une sorte de forum ouvert à tous ; dès lors, le recensement est à peu près impossible. Je citerai donc au hasard sans parti pris, comme si, de nouveau élu président, j’avais à organiser une séance hydropathisante. — Ô vieux siège curule, pipe présidentielle, et bocks d’honneur ! Sapristi ! c’est beau d’être jeune !

Dénombrons ! dénombrons ! C’était Maurice Rollinat qui venait, de sa grande voix de lamentation, chanter les Platanes de Dupont dont il avait écrit la musique, ou qui, secouant sa chevelure sur son front, dardant de terribles regards, et tordant sa bouche en un satanique rictus, débitait le terrible Soliloque de Troppmann, ou quelqu’une de ses autres pièces : Mademoiselle Squelette, la Dame en cire, etc.[1]. Auteur, acteur, compositeur, chanteur et pianiste, Maurice Rollinat obtenait un succès incroyable, en torturant les nerfs de ses auditeurs. Si je devais seulement citer les pièces, ou les musiques, qui firent trépigner les hydropathes, dans un délire d’applaudissements, je serais obligé de prendre la liste de ses poèmes, les Brandes et les Névroses, et de ses chants publiés chez Hartman. Qui n’a fait que le lire, n’a point connu ce merveilleux artiste.

C’était Paul Mounet qui d’une voix métallique disait la Conscience, de V. Hugo, ou le Testament de Murger ; parfois, se déguisant en ouvrier, retroussant ses manches sur ses larges biceps, passant un foulard rouge autour de son cou solide, et laissant flotter une blouse bleue sur son dos, il jouait la Grève des Forgerons. C’était Villain[2] qui récitait la Ballade à la Lune, d’André Gill :

Bon sang d’bon dieu, fait-y un vent.
Je mets pas un pas l’un l’aut’ devant ;
J’arriv’rai jamai’ à Montrouge.
C’est-y qu’j’ai bu ; non, j’ai rien bu ;
Et d’abord ça m’est défendu
Si c’ n’est avec Alphonse Lerouge.

C’était Leloir[3] qui venait chanter d’une voix de fausset la si charmante et archaïque chanson, écrite par Émile Pessard, sur des paroles attribuées à Mlle  de Longueville :

Il est certain qu’un jour de l’autre mois
M’est advenu bien merveilleuse chose ;

Toute seulette étais au coin du bois,
Vint mon ami plus frais que n’est la rose ;
Il me baisa, d’un baiser sage et doux,
Et puis après, il me fit chose amère,
Si que lui dis, me mettant en courroux :
— Tenez-vous coi, j’appellerai ma mère.

...............
...............
Il est certain qu’alors il m’arriva.
Chose nouvelle à quoi n’estais pas faicte.
Et quasi morte, un baiser m’acheva,
Qui me rendit les yeux clos, et muette ;
Me réveillai, mais d’un réveil si doux
Que remourus tant il me fit grand’ chère,
Si que lui dis, sans me mettre en courroux :
« Tenez-vous coi, j’appellerai ma mère ! »

C’était Coquelin Cadet à qui l’on demandait trois ou quatre monologues, et, pour finir, le Hareng saur, de Charles Cros.

Il était un grand mur, nu, nu, nu
...............
J’ai conté cette histoire, simple, simple, simple,
Pour ennuyer les gens graves, graves, graves,
Et amuser les enfants petits, petits, petits.

Et les grands enfants s’amusaient aussi.

C’était Charles Cros lui-même qui venait, avec des gestes bizarres, l’air soucieux, oubliant ces folles parties de rire, dont il est coutumier, pour rêver à tant d’amours défuntes et aux ironies parfois amères des destinées :

Dans les cheveux, flot brun qui submerge le peigne,
Sur tes seins frissonnants, ombrés d’ambre, que baigne
L’odeur des varechs morts dans les galets, le soir,
Je veux laisser tomber, par gouttes, les essences
Vertigineuses — et, plis froids, les patiences
Orientales en fleur d’or sur tulle noir.

Éventrant les ballots du pays de la peste,
J’y trouverai, trésor brodé, perlé, la veste
Qui cache mal ta gorge et laisse luire, nus,
Tes flancs. Et dans tes doigts je passerai des bagues
Où sous le saphir, sous l’opale aux lueurs vagues,
Dorment les vieux poisons aux effets inconnus.
Dans l’opium de tes bras, le haschisch de ta nuque,
Je veux dormir malgré les cris du monde eunuque,
Et le poignard qui veut nous clouer cœur sur cœur,
Qu’entre tes seins, faisant un glissement étrange,
Ton sang de femme à mon sang d’homme se mélange,
Et la Mort cédera devant l’Amour vainqueur.

Ou c’était André Gill, qui, de sa grosse voix, la moustache en croc, et les cheveux en coup de vent, prononçait :

L’HOROSCOPE

Malgré les larmes de ta mère,
Ardent jeune homme, tu le veux,

Ton cœur est neuf, ton bras nerveux,
Viens lutter contre la chimère.

Use ta vie, use tes vœux
Dans l’enthousiasme éphémère,
Bois jusqu’au fond la coupe amère,
Regarde blanchir tes cheveux.

Isolé, combats ! Souffre ! Pense !
Le sort te garde en récompense
Le dédain du sot triomphant,

La barbe auguste des apôtres,
Un cœur pur et des yeux d’enfant
Pour sourire aux enfants des autres.

N’est-ce pas navrant, avec la reculée du souvenir, d’apercevoir cet athlète, gémissant cet « horoscope », lui qui devait être courbé sous les effroyables douches de Charenton.

C’était Charles Frémine, le rude gars normand, le chantre de Floréal, le poète des Pommiers. C’étaient Paul Arène, Buffenoir, Léon Valade. Et Monselet disait le fameux sonnet du cochon :

Je t’adore, ô cochon, cher ange !

C’était Georges Gourdon, que la politique a pris un peu trop et Mélandri, photographe, poète et dramaturge ; Alphonse Laffitte, un gai, Raoul Fauvel, un triste ; Adolphe Martin, qui a su trouver au fameux mot en erde une rime bien inattendue. Un ancien incroyable raconte la bataille de Waterloo, et termine à peu près ainsi, supprimant les r :

Quand les Anglais c’iaient : À l’aide !
Cambonne leu épondit : Mède !

C’était le poète Paul Marrot[4], petit, alerte, et redoutant les courants d’air : il disait des poèmes philosophiques ou des pièces gaies. Les Tambours, la Bourse, les Larmes, les Assiettes peintes, la Tête du moine (que je regrette de ne pouvoir citer). Voici un tableau de rue :

Je vis, traînant sur le pavé,
Un cul-de-jatte lamentable ;
Il était haut comme une table,
Triste comme un tambour crevé.

À ses côtés, sa femme maigre
Demandait des sous aux passants,
En tirant des bruits languissants
Des boyaux d’un violon aigre.

L’estropié faisait pitié,
Son état, qui portait aux larmes,
Ajoutait je ne sais quels charmes
Au violon de sa moitié.


Race humaine, race ironique,
Pour secouer ton embonpoint.
La misère ne suffit point,
Il y faut un peu de musique.

Et Edmond Haraucourt, le poète à double visage, sire de Chambley pour les choses lestes, Haraucourt pour les graves. L’auteur de l’Âme nue et des Amis[5] :

LE BOUCLIER

Le ventre de la femme est comme un bouclier
Taillé dans un métal lumineux et sans tache,
Dont la blancheur se bombe, et descend se plier
Vers l’ombre où sa pointe se cache.

Depuis l’angle d’or brun jusqu’au pied des seins nus,
Il s’étale, voûtant sa courbe grasse et pleine ;
Et l’arc majestueux de ses rebords charnus
Glisse dans les sillons de l’aine.

Tandis que, ciselé sur l’écusson mouvant
Où s’abritent la source et les germes du monde,
Le nombril resplendit comme un soleil vivant,
Un vivant soleil de chair blonde !

— Magique bouclier dont j’ai couvert mon cœur !
Égide de Vénus, ô Gorgone d’ivoire,
Dont la splendeur joyeuse éblouit ma rancœur
Et rayonne dans ma nuit noire !


Méduse qui fais fuir de mon cœur attristé
Le dragon de l’Ennui dont rien ne me délivre ;
Arme de patience avec qui j’ai lutté
Contre tous les dégoûts de vivre !

Je t’aime d’un amour fanatique et navrant ;
Car mes seuls vrais oublis sont nés dans les luxures,
Et j’ai dormi sur toi comme un soldat mourant
Qui ne compte plus ses blessures.

C’est pourquoi ma douleur t’a dressé des autels
Dans les temples déserts de mon âme embrunie ;
Et j’y viens adorer les charmes immortels
De ta consolante harmonie.

Et le poète belge Georges Rodenbach, dont un critique a dit qu’il était le Coppée de la Belgique, récitait quelques pièces de son premier volume : Les Tristesses[6].

Moi qui rêve toujours, moi qui n’ai jamais ri,
Je ne puis résister à l’amour qui m’obsède.
Il faut que j’ouvre enfin mon cœur et que je cède,
Et que j’offre aux baisers mon profil amaigri.

L’étude dont mon rêve idéal s’est nourri,
Dans le drame des jours, n’est qu’un triste intermède ;
C’est l’amour, l’amour seul qui sera le remède,
Car la vie est la tombe où l’amour a fleuri !…

Je vais donc me livrer à l’instinct qui l’emporte,
Et — dût mon cœur saigner ! — je vais ouvrir la porte,
Mais toi, femme inconnue et vague que j’attends,


En entrant, souviens-toi que tout ce cœur est vierge,
Que c’est un temple rempli de rêves éclatants,
Et ne t’y conduis pas comme dans une auberge.

C’était Fernand Icres qui faisait dire par Lebargy la pièce suivante :

LE PACTE
À Émile Goudeau.

Un soir, Faust, délaissant grimoires et cornues,
Écoutait les vents froids gémir sur la forêt ;
Il regardait flotter les blancs linceuls des nues,
Et, sentant le grand ciel vide, il désespérait.

Alors, soudain, des voix on ne sait d’où venues,
Comme des cris aigus d’un loup qui hurlerait,
Jettent à ses côtés des notes inconnues…
La salle s’illumine et Satan apparaît.

Satan ! quand, à l’appel sombre du vieil athée,
Tu vins ainsi, tu vis la plume ensanglantée
Frissonner sous l’effroi dont hésitait sa main.

Eh bien ! pour une nuit d’amour et de délire ;
Méphisto ! donne-moi le fatal parchemin,
Et je le signerai sans trembler, — et sans lire.

Icres, l’ami, l’élève de Léon Cladel, préludait ainsi. Puis, quand il eut composé l’Ancienne, le Mitron etc., etc., il se risqua à dire lui-même, ce qui en somme était le but des hydropathes.

Félix Décori, avec son frère Louis Décori, devenu acteur, et qui créa si nature le rôle de Marie-Pierre dans la Glu de Richepin, jouait la scène de don Salluste et de don César de Bazan dans Ruy-Blas, il jetait aussi alors sonnets sur sonnets, et des ballades. Je ne cite rien. Félix Décori est aujourd’hui un des meilleurs parmi les jeunes avocats d’assises. Il a peut-être oublié cette si jolie chose sur laquelle Fragerolle a délicatement posé une touche de musique sentimentale :

Margot ! la joue en fleur, la lèvre parfumée,
Sourit au doux parler d’un damoiseau muguet.

Maintenant il clame : « Messieurs de la Cour, messieurs les jurés. C’est une victime sociale qui… » Parfois, il doit regretter Margot, nous aussi… à moins que — oui ! un sonnet est si vite commis entre deux plaidoiries.

C’était Félicien Champsaur, qui, sobre de gestes, avec une toute faible voix, murmurait :

Quand celle qu’il aimait, après avoir, six mois,
Sans se plaindre, souffert, avec douceur fut morte,

Comme mourait l’avril, — il ferma bien sa porte
Et revint près du lit, sans raison et sans voix.

Sentant peser sur lui les implacables lois,
Il ne pleura pas, mais rêveur d’étrange sorte,
Près du cadavre blanc, paré pour qu’on l’emporte,
Il écrivit des vers, les yeux fixes parfois.

Dans ces vers, il cela son âme, l’être même ;
Pour la femme adorée, il fit un long poème,
Douloureux et poignant, un monde… un univers…

C’était un pur chef-d’œuvre, élégie immortelle,
Dans le cercueil béant, lui, muet, mit ses vers,
Pour qu’ils ne fussent lus de personne autre qu’elle.

Et bien d’autres sonnets : les Violettes (si jolies et parisianistes !) ; la Libellule, etc., etc.,[7].

Champsaur fit mieux encore que de dire des vers aux hydropathes, il écrivit sur eux un article en tête du Figaro. Son entrée au Figaro lui valut du reste un duel, où il blessa son adversaire, mais, en revanche, le journaliste tua du coup le poète ; il est vrai que, des cendres, il sortit un romancier, l’auteur de miss America, parisienne étude, et du Cœur avec bien des et cœtera.

Et Jean Floux, dont le volume de vers très parisiens est introuvable, et Théodore Massiac dont le livre, manuscrit, attend l’imprimeur, et Gaston Sénéchal, que les destins bizarres ont réduit à donner des conseils au préfet de l’Yonne, et Guy Tomel, qui disait un conte archaïque, les Veilleuses du Paradis, et Victor Zay qui mourut si jeune, et Léo Trézenick qui débitait ses Gouailleuses, et Charles Lomon, l’auteur de Jean d’Acier, joué au Théâtre-Français, et Louis Tiercelin, et Armand Masson, et Joseph Gayda, le méridional blond, qui avait moins d’accent que Fernand Icres, mais débitait avec lenteur les vers de son Volume, et Eugène Godin l’auteur des Cités noires, et Mac-Nab, et Georges Lefebvre, qui monta la Cruche cassée au théâtre Taitbout et disait si drôlement les Grenouilles qui, et bien d’autres… exigeraient pour être dénombrés le talent spécial d’Homère. Et encore Homère dormait parfois.

Voici pourtant surgir, du fond de ma mémoire, Guilleminot, un barde à lunettes, presque aveugle, à moitié sourd, et idéaliste, qui déclamait, au milieu de rires aigus et inentendus, des lambeaux d’un Vercingétorix ; il eut pourtant son succès avec une piécette dont les strophes se terminaient par ce refrain

Quand vous passez par le chemin des ornes (sic),
Gens mariés, prenez garde à vos cornes,
Il fait un vent à décorner les bœufs.

Je dois pourtant réserver une place d’honneur à ceux qui furent vice-présidents, dès le début comme Georges Lorin, un peu plus tard, comme Georges Moynet et Grenet-Dancourt.

Lorin présidait peu, il n’aimait pas faire de l’autorité (c’était pourtant nécessaire) ; il préférait crayonner des binettes, ou ciseler des monologues en vers. Ce sont des promenades parisiennes : les Maisons, les Gens, les Affiches, les Dames, la Ronde (un petit chef-d’œuvre), les Ombrelles, les Éventails, les Voitures, les Arbres et bien d’autres et cœtera, dont fut composé plus tard le volume intitulé Paris-Rose[8], illustré par Cabriol et Luigi Loir. Il fallait entendre Lorin débiter ces vers d’une voix vague, neigeuse :

Avec leurs yeux carrés, rangés
Comme des soldats en bataille,
Les maisons en pierre de taille,
Regardant les flots passagers

De Parisiens, d’étrangers,
Courant, au milieu des dangers
Du trottoir traître et des voitures,
Après l’or et les aventures,
Avec des pas lourds ou légers.

Georges Lorin, pas bachelier, simple Parisien des écoles communales, aimant son Paris, a vingt fois trouvé des accents tout spéciaux pour chanter sa grand’ville en déshabillé. C’est, lui, un moderniste. Qui sait si, plus tard, les poètes sauront le grec ? Parfois, dans la toge du poète, les pieds de Lorin s’embarrassent, et déchirent un peu l’étoffe ; puis, bast ! une pirouette, un lazzi de gavroche, une larme de spectateur ému et sincère de l’Ambigu, et il se retrouve bon Parisien d’atelier, doux rêveur d’asphalte, guettant à la lune les minois qui passent, ou bien les vitres qui s’allument, se garant des voitures, et mordant son mouchoir pour dissimuler des sanglots. Ce doux rêveur fut mon premier camarade… mais quel mauvais président d’hydropathes ! trop libéral, trop libéral !

Un autre vice-président, c’était Georges Moynet. Encore un Parisien, né à Versailles, mais joyeux, et pas versificateur pour un liard — il a essayé de versifier une opérette, son collaborateur est devenu fou. Moynet était architecte, et, ma foi, menait la vie joyeuse, sans souci, cueillant des aventures inouïes avec tranquillité. Le soir des banquets professionnels, on lui demandait de narrer quelques-unes de ces aventures épiques. Il le faisait de bonne grâce, et l’on se tordait.

Amené aux hydropathes, il fut dénoncé comme un diseur de premier ordre, se défendit, puis, harcelé, céda, et réimprovisa ces choses invraisemblables : Le Canard, le Phoque, la Bergère Watteau, et bien d’autres. Après audition — un rêve ! — l’Hydropathe le pria de libeller sur papier ordinaire ces récits fantasques, il céda encore, et peu à peu fut formée une collection que l’éditeur Jules Lévy, roi des incohérents, et hydropathe aussi, a publié sous ce titre Entre-Garçons. La vocation littéraire de Moynet nuisit à l’architecture, qui a peut-être en lui perdu un Vitruve ; car il avait publié déjà dans la bibliothèque des Merveilles, les Merveilles du Théâtre ; mais nous avons gagné un roman étonnant, d’une profondeur d’observation merveilleusement cruelle sous sa forme gaie, et d’un style serré, précis, vivant. Je saisis l’occasion de dire que Zonzon (c’est le titre de ce roman) n’a obtenu qu’un ou deux articles (de Sarcey par exemple, très bien) ; mais Moynet ne s’étonne pas pour si peu, il en écrira un autre.

À cette époque, il jetait aux éclats de rire une pâture de monologues invraisemblables. Aussi il a été vice-président. Hé ! hé !

C’était Grenet-Dancourt, le futur auteur de Trois Femmes pour un mari, ce grand succès, acteur et auteur, qui disait l’Aigle du casque de Hugo, et de lui (dans la note noire) la Tombe du supplicié ; puis, dans le ton comique : Une Nuit terrible ou bien Adam et Ève[9].

Galipaux, avec des monologues de son ami Paul Bilhaud, à moins que Paul Bilhaud ne les dît lui-même.

Et puis d’autres jeunes élèves du Conservatoire, tels que Calmettes, Buef, Jules Lévy, devenu depuis empereur des incohérents, et… éditeur. Ils disaient des poèmes de Sully-Prudhomme, de Silvestre, de Mendès — J’ai de la sorte appris par cœur le Consentement.

Baudelaire, Musset et Lamartine avaient aussi leur très large part, et Alfred de Vigny, écorchés quelquefois par les acteurs imberbes, mais toujours applaudis par les spectateurs hydropathes, qui frais émoulu de leurs lycées complétaient de la sorte leur éducation poétique.

Le côté fumiste et tintamarresque était représenté par Charles Leroy, qui, là, débitait par tranches son Colonel Ramollot ; par Jules Jouy qui, de sa voix de phonographe, détaillait ses chansons folles, et préludait à ces futurs succès du Chat Noir.

Tout cela, et bien d’autres choses encore, s’entremêlait en un programme surchargé.

Parfois, le président cédait sa sonnette à Puy-Puy et redevenant Émile Goudeau, l’auteur des Fleurs du Bitume, récitait les Romaines, ou les Grecs, ou les Polonais, les jours où il se sentait en belle humeur parisienne ; parfois, attristé par les mauvais coups que le destin épargne peu aux bohémiens, il choisissait quelque pièce de la Saison de spleen, la Marche, par exemple :

J’ai mis trop loin, trop haut, le rêve de ma vie,
Vision d’avenir aimée et poursuivie
À travers de longs jours de deuil.

J’étais parti joyeux, sans regarder derrière,
Lutteur, je me fiais à ma force guerrière
Et je n’avais que de l’orgueil…
....................
J’ai compté bien longtemps les bornes de la route ;
Et disais : « En marchant de la sorte, sans doute
« J’arriverai là-bas, ce soir ! »
Et les pas succédaient aux pas, les vais aux côtes ;
Mes rêves étaient loin, et mes étoiles hautes,
Et le ciel bleu devenait noir…
....................
Désirer ! Devenir ! c’est la loi de nature !
Marche encore et toujours ! marche ! si d’aventure
Tu touchais ton but de la main,
Laissant derrière toi l’oasis et la source,
Vers un autre horizon tu reprendrais ta course :
Tu dois mourir sur un chemin ![10]

Quelquefois Puy-Puy, le vice-président comte Alfred de P…, entraîné par l’exemple, se levait, ajustait son monocle, et après avoir légèrement rectifié l’alignement de sa barbe à la Henri IV, disait l’Aiguille, que Barthélemy improvisa, un soir, chez la marquise de Talabot, au moment où cette dame, un peu vive, s’était assise, à son dam, sur une aiguille, cachée en un coussin. Je donne ici ce morceau qui, je crois, est assez rare, et d’un ton aimablement gaulois, dont nous sommes déshabitués :

L’AIGUILLE.

Une étrange nouvelle est ici parvenue !
On prétend qu’embusquée au milieu d’un fauteuil,
Une aiguille a percé votre peau blanche et nue,
Dans un endroit soustrait aux profanes coups d’œil.

Pardonnez-lui, madame, un crime involontaire,
Un crime non commis dans un but libertin,
Sans doute elle pensait remplir son ministère,
Et n’être pas coupable en piquant du satin.

Dieu merci ! de la peur que vous avez conçue
Il ne vous reste plus qu’un cuisant souvenir.
Et cette histoire a pris une comique issue,
Alors qu’elle pouvait tragiquement finir.

Ah ! madame, pour vous quelle triste aventure !
Quel deuil pour votre époux ! si, s’égarant ailleurs,
Cette aiguille, exercée à l’œuvre des tailleurs,
Au lieu de faire un point, eût fait une couture.

Les hydropathes changèrent plusieurs fois de local. La rue de Jussieu, derrière les animaux féroces du jardin des Plantes, les vit longtemps, puis une cave sise sous le café de l’Avenir, 1, place Saint-Michel ; le public se renouvela plusieurs fois, les poètes jeunes vinrent : Laurent Tailhade, Jean Moréas, d’Esparbès, Marsolleau, Ajalbert, etc.

Quant au public, il ne s’agirait plus d’être Homère pour le dénombrer, Bottin y suffirait à peine. Notez que chaque année, durant quatre ans, de nouveaux venus s’avancent sur cette terre bénie qui s’appelle le quartier Latin, où l’on devient ancêtre au bout de cinq ans, et momie en dix années.

Nous avons vu là, depuis des hommes politiques tels que M. Viette, le ministre, jusqu’aux hommes de science comme le Dr  Monin, une série d’auditeurs. Des peintres à foison, Dillon, Willette, Mesplès, René Gilbert, Michel de l’Hay, Luigi Loir, Bastien-Lepage et d’autres. Puis des fantaisistes, tels que Bryois, tour à tour secrétaire de théâtre et voyageur au Congo, etc., etc., etc.

Et maintenant parlons un peu musique. Oh ! quelques noms à peine. La pianiste polonaise Marylka Krysinska, le violoncelliste merveilleux Jean Tolbecque, le compositeur Léo Goudeau (Montancey) qui a laissé deux ou trois œuvres légères dont P. P. G. et Musique éparse sont les meilleures ; l’organiste Maurice Petit, le compositeur Georges Vuidet, le violoniste suédois Zetterquist, le compositeur Marcel Legay. Ici un tiret : Maurice Rollinat avec ses compositions macabres, et sa terrible voix de deux octaves, âpre, dure, perforante. Et le subtil de Sivry, le doux cabaliste, avec parfois tout un orchestre. Puis, le maître musicien, le maître chanteur des hydropathes, Georges Fragerolle : je cite parmi ses compositions le Noël de Jean Richepin, la Promenade de Bouchor, le Chat botté d’André Gill, Si voulez, mademoiselle d’Émile Goudeau ; dès cette époque, avec un talent incontestable, il prenait les paroles des poètes et leur donnait les ailes de la musique, et surtout, il les chantait lui-même avec une voix de baryton Martin douce et forte, franche et souple. Ç’a été le maestro des hydropathes, comme il l’est du Chat Noir. D’autres compositions telles que la Marche de Macbeth suffiraient à le classer ; mais il n’en abuse pas, et préfère chanter ce qui sonne net, et entre bien dans l’oreille. À quand son opéra-comique ?

Je ne puis rien citer du compositeur, n’est-ce pas ? J’entends néanmoins en écrivant ces lignes un tas de tradéri, la la la, farafanfan, la la lère… Et puis les bravos des gens attablés. Bis ! bis ! bis !

Seulement il était un peu fumiste, ce Fragerolle, et allumait en ce temps-là trop de feux de bengale dans la salle des séances. Les musiciens ne sont pas parfaits.

Existaient aussi — ô musique nécessaire ! — les chansons répétées en chœur[11].

Comme il y avait deux ou trois clans aux hydropathes : les poètes rêveurs, les versificateurs gais, les tintamarresques, et les fumistes, plus les braves auditeurs, les chansons adoptées sont de genre très divers.

D’abord, les deux marches hydropathesques, écrites par Georges Lorin ; voici quelques strophes du Bon Diable :

Des gens à très bonne tête,
Troubleurs de fête (bis)
Disent de moi bien du mal,
C’est égal !
Dans mon enfer on s’amuse,
Du moins je le crois ;
La grande reine est la Muse
L’Art est le grand roi…
Je suis bon diable !
Ah ! ah ! venez avec moi.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans mon antre, on ressuscite
La réussite (bis) ;
On n’y chante point les vers
De travers.
Chacun descend dans l’arène,

Sans peur du tournoi.
La sympathie est la reine,
Le bon sens est roi…
Je suis bon diable !
Ah ! ah ! venez donc avec moi.

Puis, à la suite des premières vacances (car il y a des vacances au quartier Latin), la Ronde du retour.

Enfin, voici les amis, tour à tour,
Hydropathes,
Sans épates,
Sur leurs pattes,
De retour.
Longues furent vos absences !…
De profundis les vacances !
On voit, fortes,
Vos cohortes,
Par les portes,
Revenir.

Déjà, l’archet guette les violons,
Et l’artiste
Pianiste
Suit la piste
Des points ronds !
Adieu donc ! les paysages,
Lacs, torrents, ruisseaux, rivages,
Foins, fougères,
Ménagères,
Les bergères,
Le grand’air…


C’est maintenant, au rythme de nos vers,
Qu’on évoque,
Mont, bicoque,
Roc baroque,
Ou prés verts.
Le président fait sa tête[12],
Il agite sa sonnette :
« Du silence !
« Qu’on commence ! »
Bonne chance,
Et grand succès !

Cela se chantait à deux cents voix. Rude effet. Eut également beaucoup de succès le Noël de Richepin, musique de Fragerolle[13].

Noël ! Noël ! les amoureux
Sont bien heureux ; car c’est pour eux
Qu’est fait le manteau gris des brumes ;
Sonnez, cloches ! cloches, sonnez !
Le pauvre diable, dans son nez,
Entend carillonner les rhumes.

Noël ! Noël ! les bons dévots
S’en vont chanter, comme des veaux,
Près de l’âne autour de la crèche….
Notre homme trouverait plus neuf
De manger un quartier du bœuf,
Et dit que ça sent la chair fraîche.

...............
Noël ! Noël ! le prêtre dit
Que, parmi nous, Dieu descendit
Pour consoler le pauvre hère….
Celui-ci voudrait bien un peu
Boire à la santé du bon Dieu ;
Mais Dieu n’a rien mis dans son verre.
Noël ! Noël !

À côté de ces mélopées artistiques, il y avait la chanson demi-politique, la mazarinade. J’en demande pardon aux dieux tombés, mais cela est historique. Ces paroles sont d’un gentilhomme, M. de C…, voilé sous le pseudonyme de de Loya :

Nous avons eu, sur le trône de France,
Des maréchaux, des rois, des empereurs,
Tous ces gens-là barbotaient nos finances.
Y n’en faut plus, Français, y a pas d’erreur.
Grévy fait r’naître nos cœurs à l’espérance,
Il est intègre et joue bien au billard ;
C’est tout c’qu’il faut pour gouverner la France
À ce jeu-là l’on n’perd pas cinq milliards.

Refrain :

Elle est sauvé’ not’ sainte république
Allons, Français, n’ayons tous qu’un seul cri,
Pour acclamer Grévy le Jurassique
Crions, Français : Vive Jules Grévy !
Vive Grévy !


Plus de Mexiqu’, plus de folles conquêtes,
Plus de galas, plus de ruineuses cours ;
Tout pour le peup’, à lui toutes les fêtes
Plein’ de lampions, de drapeaux, de discours ;
Not’ président sait fair’ des beaux messages,
Son diadème est un chapeau gibus ;
Et dédaignant les somptueux équipages
Pour ses six sous, il mont’ dans l’omnibus.
Refrain.

On voit dans quel genre d’esprit cela était conçu, je ne donne pas les deux derniers couplets, dont l’actualité seule faisait le mérite.

Pour mon compte, je préférais de beaucoup les vieilles chansons populaires, telles que le Cycle du vin.

Le vigneron s’en va planter sa vigne
Vigni, vignons, vignons le vin ;
La voilà la jolie vigne au vin
La voilà, la jolie vigne !

De vigne en terre ! la voilà la jolie terre !
Terri, terrons, terrons le vin ;
La voilà la jolie terre au vin !
La voilà, la jolie terre !

Et de terre en cep, de cep en branche, de branche en grappe, et toujours.


Grappi, grappons, grappons le vin,
La voilà la jolie grappe au vin,
La voilà la jolie grappe.

De grappe en hotte, de hotte en cuve : La voilà la jolie cuve !!! avec un arrêt suspensif. Puis de cuve en tonne, de tonne en cruche, de cruche en pinte, de pinte en verre, de verre en bouche, et à chaque mot le : Bouchi, bouchons, bouchons le vin !

Puis de bouche en ventre, et de ventre en pisse.

Pissi, pissons, pissons le vin !

Enfin de pisse en terre :

Terri, terrons, terrons le vin !

Et le cycle peut recommencer, comme tout bon cycle.

Une autre encore, dans le genre gaulois et libre, ce sont les trois canonniers (pardon, mesdames !)

Trois canonniers sont sortis de l’enfer
Un soir par la fenêtre !

bis

Il paraîtrait que Lucifer
N’en était (bis) plus le maître.

La sentinelle qui les gardait
Était un frèr’ minime.

bis

Elle leur cria par trois fois : halte-là !
Halte-là ! halte-là ! Qui vive !
Les trois canonniers lui ont répondu :
Nous somm’ trois bons bougr’ qui te pissons au c…

C’était un chœur formidable et soldatesque… Encore une :

Ah ! si la Seine était de ce bon vin de Beaune,
Et que mon gosier fût large de cinq cents aunes,
Je m’en irai dessous un pont,
Là, je m’étendrai tout du long ;
Et je ferai descendre
La Seine dans mon ventre.

Et si le roi Henry voulait me le défendre,
Je lui dirais : Beau roi Henry
Gardez Paris,
Paris avec Vincennes,
Mais laissez-moi ma Seine !

La Marguerite (ou Madeleine) coiffée de six bouteilles de vin, déjà citée plus haut, la Ballade de Jésus-Christ qui s’habille en pauvre, et la terrible chanson de la Femme du roulier.

Ah ! c’est la femme, c’est la femme du roulier,
Qui s’en va de porte en porte et d’auberge en auberge,
Pour chercher son mari,
Tire-li
Avec une lanterne.

Elle réclame son mari ; son mari est ivre-mort et couché avec une servante ; toute pleurante, elle retourne au logis, clamant son désespoir :

Mes pauv’s enfants, plaignez votre malheur,
Plaignez votre destin d’avoir un pareil père ;
Je l’ai trouvé couché,
Tire-lé,
Avec une autre mère !

Il a bien fait, répondirent les enfants,
Il a bien fait d’coucher avec la femm’ qu’il aime ;
Et, quand nous serons grands,
Tire-lan,
Nous ferons tous de même !

Dans une note, assurément moins féroce, il y avait les Principes de l’Art de Charles Cros, dont on a pu entendre récemment quelques couplets au Vaudeville, dans l’Affaire Clémenceau. Ce sont des sculpteurs qui parlent :

Proclamons les princip’ de l’art,
Que personn’ ne bouge !
La terre glais’, c’est comm’ le homard.
Un’ deuss’, quand c’est cuit, c’est rouge.

Proclamons les princip’ de l’art !
Que tout le monde se saoûle !
Le plâtre est bien un peu blafard…
Un’, deuss’, mais il coul’ bien dans l’moule…


Proclamons les princip’ de l’art,
Que tout l’monde s’épanche ;
Le marbre est un’ matière à part :
Un’, deuss’, y en n’a pas d’plus blanche.

Et l’on proclamait les principes de l’art, avec des cris farouches de Gaulois exaspérés, et, parfois, pour ajouter au tumulte, le barde Quellien venait pousser le cri du chouan : Hou-ou-ouhouh !

Dans un englobement rapide, j’ai essayé de donner la sensation de ce que pouvaient être ces séances, où la gaminerie de la jeunesse se mêlait à un vif amour de l’art sous ses formes les plus diverses.



  1. Les Brandes, les Névroses de Maurice Rollinat, Charpentier, édit.
  2. De la Comédie-Française.
  3. Alors, au troisième Théâtre-Français (ancien Déjazet), depuis à la Comédie-Française.
  4. Lemerre, éditeur.
  5. Charpentier, éditeur.
  6. Tristesses, Lemerre, éditeur.
  7. Édités chez Lemerre.
  8. Paris-Rose, Ollendorff, éditeur.
  9. Les monologues de Grenet-Dancourt ont obtenu, depuis, une renommée européenne et même américaine, dits par Coquelin aîné. Ils sont édités chez Ollendorff.
  10. Fleurs du Bitume (1re édit. Lemerre). Nlle édit. Ollendorff.
  11. Dans son numéro du 10 septembre 1887, l’Intermédiaire des chercheurs demandait quelles étaient les chansons hydropathesques. En voici donc quelques-unes.
  12. Merci.
  13. Chanson des Gueux, Dreyfous éditeur.