Librairie Henry du Parc (p. 123-144).
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VI


Charles Cros : Le Coffret de santal. — L’inventeur. — Les monologues. — André Gill : la Muse à Bibi. — La recherche de l’éditeur. — Les Fleurs du Bitume.


C’était à Nina qu’était dédié le Coffret de santal, volume de vers écrits par le poète Charles Cros. Poète et aussi mathématicien, inventeur d’une foule de choses chimiques, entre autres la photographie des couleurs ; mais inventeur aussi du monologue, tel était Charles. Figure d’Hindou, cheveux crépus, frêle moustache noire, teint basané. De l’esprit, de la gaieté, de l’entrain, et en même temps de la science, de la rêverie, et de l’observation. Rarement homme fut mieux doué. Il eut pour patrons et protecteurs scientifiques le duc de Chaulnes et le comte de Montblanc, et l’Académie couronna son volume de vers le Coffret de santal.

Là, c’était la chanson du poète chinois Li-Tai-Pé, ou le poème de Gottlieb, avec ce vers en refrain :

Hou ! hou ! hou ! le vent souffle dans les branches

C’était aussi la ballade de l’archer :

Elle avait de beaux cheveux blonds
Comme une moisson d’août, si longs
Qu’ils lui tombaient jusqu’aux talons.

Et d’autres encore, des sonnets tristes ou pervers, des visions blanches ou fanées, roses ou noires :

Avec les Fleurs, avec les Femmes,
Avec l’Absinthe, avec le Feu,
On peut se divertir un peu,
Jouer son rôle en quelque drame.

L’Absinthe, bue un soir d’hiver,
Éclaire en vert l’âme enfumée ;
Et les Fleurs, sur la bien-aimée,
Embaument devant le Feu clair.

Puis, les baisers perdent leurs charmes,
Ayant duré quelques saisons ;
Les réciproques trahisons
Font qu’on se quitte un jour sans larmes.


On brûle lettres et bouquets,
Et le Feu se met à l’alcôve ;
Et, si la triste vie est sauve,
Reste l’Absinthe et ses hoquets…

Les portraits sont mangés de flammes…
Les doigts crispés sont tremblotants…
On meurt d’avoir dormi longtemps
Avec les Fleurs, avec les Femmes.

Ce poète est éminemment complexe. Un de ses biographes a dit de lui :

« À onze ans, Charles Cros est pris de la folie des langues orientales. Il les apprend surtout en bouquinant sur les quais, ou en se faufilant aux cours publics dans les jambes des graves auditeurs de la Sorbonne. À seize ans, il est en état de professer l’hébreu et le sanscrit, ce qu’il fait avec un certain succès. Je me contenterai de citer deux élèves du jeune professeur : M. Michel Bréal, de l’Institut, professeur au Collège de France, est son élève pour l’hébreu ; M. Paul Meyer, professeur au Collège de France, est son élève pour le sanscrit[1]. À dix-huit ans, il entre aux sourds-muets comme répétiteur. Il y fait le cours de chimie, et invente le phonographe, qu’il appelle le paléophone. Il commence alors la médecine, l’exerce avant d’être reçu docteur, et s’obstine à ne pas le devenir ; il veut rester un fantaisiste échevelé en science comme en littérature.

« J’ai parlé plus haut du phonographe. Cros en décrivait le principe et la construction dans un pli cacheté, déposé à l’Académie des sciences, le 30 avril 1876. Peu de temps après, la Semaine du clergé (10 octobre 1876), d’après les indications de Charles Cros, confiées à l’abbé Leblanc, donnait une description perfectionnée et complète de cet instrument. Huit mois et demi après, l’Américain Edison prenait son brevet, remplaçant simplement par une feuille d’étain le verre enduit de noir de fumée de Charles Cros.

« Le bagage scientifique de Charles Cros est très considérable. Je citerai seulement sa production artificielle d’améthystes, saphirs, rubis, topazes, etc. (cristallisation et coloration de l’alumine), et sa photographie des couleurs, qui remplacera complètement l’ancienne photographie. Étude sur les moyens de communication avec les planètes, où il prétend que Mars et Vénus nous font depuis longtemps des signes que nous ne comprenons pas. La Mécanique cérébrale, travail gigantesque présenté à l’Académie des Sciences, etc., etc. »

Il a de qui tenir. Sa famille est essentiellement artistique et scientifique. Son père était un savant de premier ordre, son frère Antoine Cros est poète et médecin, Henry Cros est sculpteur. Pour sortir de cette analyse trop sèche et sérieuse, je veux conter une légende qui a cours dans les ateliers. Voici.

Les trois fils Cros viennent un matin déjeuner chez leur père. Antoine est plus grave que de coutume, et annonce qu’au dessert il fera une communication importante. Entre la poire et le fromage, le docteur Antoine tenant un petit papier à la main profère : « Mon cher père, mes chers frères, j’ai enfin découvert le moyen de rendre tous les hommes immortels. J’en ai les preuves là-dessus. »

Aussitôt, Charles et Henry battent des mains : « Bravo ! bravo ! Enfin !!! »

Mais le père est demeuré sombre ; sa figure prend une indicible expression de souffrance.

— Eh bien ! père ? demande Antoine.

Alors le père se leva et dit : « Quoi ? tu veux prolonger, éterniser cette vie misérable, chétive, où fleurissent les injustices, les poisons, les lèpres physiques et morales ? Tu veux nous lier pour toujours à cette planète basse et arriérée ? Tu voudrais nous priver des cieux attendus ?… Non, mon fils, tu ne feras pas cela ? Non, je t’en supplie… »

Les trois frères demeurèrent atterrés ; puis suppliants, ils crièrent : « Laisse, laisse donner l’immortalité aux hommes !!! »

Le père inflexible déclara : « Je ne le peux pas ! non !!! »

Alors, pâle, Antoine jeta dans le feu le mystérieux papier, tandis que ses frères disaient : « Père, père, tu n’es qu’un Saturnien, tu dévores tes fils ! »

Telle est la légende. La vérité est que les trois frères, extraordinairement doués, se montraient dès lors capables de tout entreprendre et de tout mener à bien, quand la constance les soutenait dans leurs entreprises.

La persévérance, cette vertu bovine, qui permet d’aller jusqu’au bout du sillon, n’échut point en partage à Charles, être ailé, cueillant un peu de rosée et de miel sur les fleurs, sans vouloir en condenser utilement le suc. Grand trouveur d’idées que d’autres exploitèrent, témoin Edison.

Lui, qui avait inventé le monologue, ce genre qui eut tant de succès, et réussit encore si bien, se plaignait — oh ! amicalement, sans nulle aigreur — que ce fût plutôt Coquelin cadet qui en bénéficiât que lui-même.

L’Obsession, le Bilboquet (un pur chef-d’œuvre d’ironie voilée) et tant d’autres pièces dont la liste serait trop longue, dites par le fantaisiste comédien, consacrèrent sa réputation dans les concerts et les soirées. Naturellement, Cadet donnait le nom de l’auteur ; mais, quoi ? le public s’écriait : « Quel esprit ! ce Cadet ! quelle verve ! où trouve-t-il tout cela ? » Allez donc réagir là contre. Si bien pourtant que Charles Cros demeurait à peu près inconnu, seul dans son cabinet de travail ou dans son laboratoire, à l’heure même où, dans les salons à la mode, ses œuvres enchantaient les auditeurs.

Un soir de tristesse, chose bien rare chez Charles, il m’exprimait cela en ces termes : Ni gloire, ni argent, c’est dur !

Aussi dès lors je m’enfonçais dans mon système : faire dire par les poètes eux-mêmes leurs propres œuvres ; trouver une scène quelconque, et jeter en face du public les chanteurs de rimes, avec leur accent normand ou gascon, leurs gestes incohérents ou leur gaucherie d’allure ; mais avec cette chose particulière, cette saveur de l’auteur produisant lui-même au jour l’expression de sa pensée.

Dès cette époque, j’en parlais de la sorte. On m’objectait que les poètes manqueraient ainsi un peu de cette dignité pontificale qu’on leur impose au nom de je ne sais quoi ; de plus, quelques-uns se sentaient trop timides pour déclamer leurs poèmes devant plus de trois ou quatre personnes, et encore leur fallait-il avoir derrière eux la cheminée d’un salon, ou le coin d’un piano, pour se donner une contenance. Je répondais que les troubadours et les trouvères, qui furent grands à leur époque, mêlaient l’art de bien dire à l’art de bien penser et de bien exprimer ; que, d’ailleurs, l’art du comédien, après avoir été honni pendant longtemps, était acclamé dans les milieux les plus collets montés, qu’ils tiraient gloire et argent des vers des poètes, et que, ma foi, les poètes, sans prétendre à l’argent, devaient récupérer tout au moins la gloire. J’ajoutais que la timidité est bientôt vaincue par l’exercice, et je me citais en exemple, moi qui avais été la plus timide des gazelles provinciales. On me laissait dire. J’ajoute ici que, depuis, à l’user, cette doctrine a paru bonne, et que tel ou tel poète que je ne nommerai point, et qui prétendait contraire à toute dignité professionnelle de jeter soi-même à la foule les rimes pudiques, n’a pas hésité plus tard à faire des conférences devant un public payant, soit à Paris, soit en Belgique, soit en Suisse, en s’efforçant, autant que possible d’atteindre à l’art du comédien. Quand bien même les hydropathes n’auraient produit que cela, ce serait quelque chose.

D’ailleurs, cette publicité nouvelle semblait devoir s’imposer vers 1877-1878 ; car, à cette époque, les journaux littéraires du quartier Latin ou de Montmartre étaient morts ou enterrés. Seuls, quelques recueils où les abonnés payaient pour faire insérer leurs vers végétaient, en offrant comme prime d’insérer gratuitement le poème et la photographie du lauréat d’un concours mensuel. C’est ainsi que fut fondé le Parnasse, par Georges Berry, qui s’occupait alors plus de poésie que de voirie, et ne songeait point, j’imagine, qu’il deviendrait jamais un conseiller municipal de la bonne ville de Paris.

Ce Parnasse a pourtant eu l’heureuse fortune de découvrir un poète, Edmond Haraucourt, et un jeune littérateur qui cachait son nom d’Émile Michelet sous le pseudonyme transparent de Telehcim.

Georges Berry devait d’ailleurs fonder bien d’autres journaux avant de trouver sa véritable voie. Ce sont ces tâtonnements des débuts, ces vagabondages à travers des idées voisines, que j’appelle la Bohème de l’Esprit. On bat les buissons creux, jusqu’à ce qu’on trouve enfin la pie au nid, et alors la bohème devient un rêve du passé, et l’on est un homme arrivé.

Pour le poète errant, le quartier Latin semblait horriblement désert. Point de bureau de rédaction, où l’on pût disserter à tort ou à raison ; plus de petits cabarets, tels que le Sherry-Gobbler. Hélas ! Joséphine avait fermé, pour cause de fin de bail, et s’en était allée on ne savait où, dans le Marais, croyait-on.

Parfois l’illustre Sapeck passait rapide, avec André Gill, chez lequel il travaillait, afin de devenir un profond caricaturiste comme son maître. Le pauvre maître, dont l’esprit devait sombrer dans la folie, donnait alors l’exacte sensation d’un franc mousquetaire : un grand chapeau auquel il ne manquait qu’un panache — et encore il semblait vraiment que le panache se dressât vers le ciel ou se courbât sous le vent, tant la tête altière, les longs cheveux, la moustache relevée, donnaient un port superbe à cette coiffure. Oui, le panache y était, nous l’y avons vu, je vous jure, quand André Gill passait, ample, la poitrine bombée, soulignant d’un grand geste large ou arrondi ses phrases pompeuses et imagées. Oui, mousquetaire ! Non point peut-être par vocation d’orgueil, ni par mépris pour le reste des humains. Non certes : ceux qui le connurent le mieux ont tous déclaré qu’au fond Gill était un timide. Cette timidité, il la dissimulait sous une grande éloquence apprêtée. Sa pose — ce que les envieux appelaient sa pose — n’était que l’effort d’un mouton enragé. Cette âme de doux artiste est morte de ce disparate.

Il suffit, pour se convaincre de cette dualité de Gill, de comparer les phrases monumentales, les étranges rodomontades demeurées célèbres, et dont il écrasait ses concitoyens, avec certaines poésies publiées au jour le jour, et recueillies plus tard sous ce titre : la Muse à Bibi.

Quoi de plus intimement navrant et doux que cette pièce : le Chat botté ?

Matou charmant des contes bleus,
Chat l’unique trésor des gueux,
Chat qu’on adore
En son enfance, et que, très vieux,
On aime encore
..........
Ah ! qu’il était, mon Chat botté,
Luisant d’amour et de gaîté,
Quand, chat d’audace,
Avec des airs exorbitants,
Il précédait mes beaux vingt ans,
En criant : « Place !
« Place au marquis de Carabas !
« Ohé ! vous tous, là-haut, là-bas,
« Place à mon maître !
« Admirez, peuples étonnés,
« L’homme depuis le bout du nez
« Jusqu’à la guêtre.
« Et d’abord proclamez, manants,
« Que les bois, les prés et les champs,
« Les fleurs nouvelles,
« Les cieux, à dater d’aujourd’hui,
« Sont à lui, les lauriers à lui,
« À lui, les belles !
« Si vous en doutiez par malheur !
« Vous seriez — j’en essuie un pleur,
« Lorsque j’y rêve —
« Ma parole de Chat botté,
« Hachés comme chair à pâté,
« Hachés sans trêve !… »

Ainsi parlait, en ce temps-là,
Mon chat en habit de gala…

Adieu, ajoute-t-il, mélancolique, adieu les rêves !

« Horizons roses ! verts sentiers !
« Châteaux en Espagne ! Paniers !
« Vendange est faite ! »

Et voici le chat botté, hélas !

… fini, moisi,
Débotté pour toujours, quasi —
Paralytique.
Et j’ai grand’peur à tout moment
De voir mourir d’épuisement
L’ami d’enfance,
Que, pour moins de solennité,
J’appelle ici le Chat botté,
Mais qu’on nomme aussi l’Espérance.

Tandis que, lassé de son suprême effort à la Lune rousse, durant la période du 16 mai, le caricaturiste-poète chantait aussi tristement la fuite de ses rêves, il n’en continuait pas moins bravement, bravachement même, avec une naïve fanfaronnade, à rester jeune d’allure, de Bullier à l’Élysée-Montmartre, à travers les cabarets fous, durant les nuits joyeuses, prolongeant quand même l’Espoir, tirant sur la Peau de chagrin, et ne voulant pas encore remiser ce Chat botté tenace dont il était le marquis de Carabas.

Et alors c’est une série d’anecdotes bizarres, de mots extravagamment héroïques, où le comte de Guinnes, caché sous le démocrate André Gill, se révélait aux auditeurs ahuris.

Un jour, on descendait en bande la rue Saint-Jacques. Un camarade taquin poussait Gill, lui disant que sa célébrité, qu’il croyait si grande dans la foule, sa popularité ne dépassait pas les gens de lettres, les artistes et les politiciens.

— Nous allons voir, dit Gill. Et, avisant une échoppe où un gnaff clouait des souliers, il lui dit :

— Vous connaissez André Gill, vous ?

Le gnaff interrompit sa besogne, et, après un instant de réflexion.

— Gille ! dit-il avec un fort accent, Gille ! Non, nous n’avons pas cha dans la partie.

— Mais André Gill, le caricaturiste ?

— Caricaturichte ! fit l’autre ; je ne le connais pas.

— Eh bien ! répliqua le dessinateur, avec un grand geste, eh bien ! vous êtes le seul !

À Bullier, où il fréquentait assidûment, Gill était assis à une table en compagnie de quelques artistes ; une jolie fille vint se mêler à eux.

— Tiens ! dit quelqu’un, tiens ! ma belle ! sois heureuse : voici M. André Gill, que tu dois connaître.

— Ah ! fit-elle. Je crois bien que oui. Et s’adressant à Gill : Est-ce que vous n’avez pas deux frères étudiants en pharmacie.

— Des frères ! répondit Gill avec sa grosse voix de basse, des frères ! J’en ai ; mais ils sont en marbre, et debout sur des socles, au Louvre !

Les anecdotes de ce genre fourmillent dans la biographie du grand dessinateur. Un de ses amis, revenu récemment du Midi, lui faisait visite :

— Et, dit le caricaturiste, où êtes-vous allé, mon cher ?

— À Nice.

— À Nice ? Quoi faire, à Nice ?

— Dame ! répliqua l’autre, me baigner dans la Méditerranée.

— Vous baigner ! Moi, quand je veux me laver, je vais vers l’océan : c’est la seule cuvette qui me convienne.

C’est cette disproportion entre la timidité intime du rêveur et l’orgueil de l’homme public qui dut à la longue détraquer ce cerveau brillant. La manie des grandeurs se glissa par la fêlure et saccagea, emportant ensemble le doux poète et le tribun grandiloquent, le bon garçon faubourien et l’assoiffé de millions.

J’aurai l’occasion de reparler de ce disparu, à propos des Hydropathes et du Chat Noir, où il vint porter les dernières lueurs de son esprit chancelant.

La solitude relative où je me trouvais dans ce vieux quartier Latin me laissa le calme nécessaire pour plonger dans mes cartons et en tirer pièce par pièce la valeur d’un volume de vers que j’intitulai Fleurs du Bitume.

Exilé depuis six ans, loin des champs, loin des rivages, vivant exclusivement dans une chambre banale d’hôtel garni, ou errant par les rues, sur les trottoirs bitumés et dans les cafés qui servent de prolongement abrité aux trottoirs, je n’avais pas à composer mon bouquet avec d’autres fleurs que celles qui poussent sur l’asphalte : Poètes vagabonds, filles qui passent, rêveries sous les becs de gaz, pareils à de frêles arbres de lumière, bals publics, restaurants nocturnes. Le porte-monnaie vide, l’estomac creux, le cœur sans amour ! Et parfois, au hasard de quelque gain inespéré qui permet de se rattraper un peu, les morceaux doubles et les baisers triplés ! La goinfrerie des naufragés du Vaisseau de Paris, semblable au radeau de la Méduse ; la gloutonnerie irrassasiée de Bédouins tombant, après de longs jours de jeûne et de soif, en quelque oasis riche de fruits que la faim rend extraordinairement savoureux. Puis les horreurs de la privation ! Les désespoirs solitaires ! Ceux que l’on cache aux passants et qui s’exhalent, la nuit, dans la mansarde, sous le regard des indifférentes étoiles qui tournent lentement au-dessus de la fenêtre à vasistas dont le manche de fer, perpétuellement tendu, — potence à domicile, — semble une invite à quelque définitive pendaison ; tandis qu’un maigre feu de coke, rougeoyant sur une grille minuscule, donne des idées de suicide au réchaud.

Tout cela, j’essayai de le mettre dans le bouquet vénéneux et violent des Fleurs du Bitume.

Le travail acharné me consolait de l’acharnement des huissiers. Et je jouis d’une paix relative, tant que je n’eus pas écrit le mot : Fin.

Mais ce mot fatidique et joyeux, ce mot : Fin, signifiait au contraire : Commencement ; commencement de courses chez les éditeurs, chez les protecteurs possibles, chez les maîtres influents. Fin du poète, commencement du commis voyageur, allant de porte en porte offrir son invendable marchandise. Fin du travail qui porte en lui sa récompense et sa joie, commencement du martyrologe. — Là, l’invincible timidité me reprenait ; j’avais beau dissimuler ce rouleau de papier sous mon manteau, il me semblait que les regards aigus des passants trouaient l’étoffe, déchiraient la couverture et s’égayaient sur les rimes ; il me semblait que, semblables à des guêpes, les vers bourdonnants s’échappaient de ma poche et m’enveloppaient d’un essaim tumultueux qui devait attirer l’attention des petites ouvrières soudeuses et des gavroches narquois. J’allais, la tête baissée sous la honte d’être un poète débutant, pauvre, crotté, ouvrant un vieux parapluie constellé de trous, sous l’averse qui accompagne inévitablement les malchanceux.

Il faudrait sourire, en se présentant aux aimables Parisiens qui sont éditeurs, il faudrait porter glorieusement le déshonneur d’être jeune et inconnu. Au contraire, avec quelle terreur on approche de la redoutable forteresse des livres, combien de temps l’on reste à épeler les titres des volumes mis en montre, les noms célèbres étalés en bonne place sur la couverture jaune, rouge, bleue ouverte… Le to be or not to be traduit par : Entrerai-je ou n’entrerai-je pas ?… Enfin, décidé quand même, on entre, on est entré, c’est l’heure solennelle ; on essaye d’imprimer à ses lèvres un sourire d’homme aimable, de joyeux Parisien, et c’est un affreux rictus qui se dessine, tordant la bouche, tandis que les yeux s’effarent, qu’une subite moiteur gèle le front et que les tempes se contractent… Tous ceux qui ont passé par là ont plus ou moins senti ces affres ; mais le pauvre, isolé sans répondants, ne se fiant qu’à peine à sa croyance en lui-même, ne s’y fiant même plus du tout, se trouve niais, vague, éperdu dans l’antichambre éditoriale. Les pires vers de son recueil, les phrases les plus obscures, les moins bien équilibrées, dansent dans sa mémoire.

Et selon le caractère, l’âge, l’humeur momentanée du prince éditorial, le malheureux candidat à la gloire reçoit des réponses évasives ou brutales, franches ou dilatoires :

— Des vers ! des vers ! dit l’un. Ah ! non, non, non, fussent-ils signés Homère !

— Faites de la prose, dit l’autre.

Un troisième toise l’importun :

— Comment ! vous, un inconnu, vous osez présenter un volume ? Faites-vous connaître d’abord.

— Mais, pense l’impétrant, si, pour se faire connaître, il faut déjà être connu, c’est une chose bien paradoxale, à moins d’imiter Lacenaire, et d’être connu comme assassin avant de se faire connaître comme poète.

D’autres, enfin, prennent le manuscrit, le gardent trois mois sans le lire, puis le rendent un beau matin comme ils l’ont pris.

À travers cette course folle, on va quémander chez les puissants, ou ceux que l’on croit tels, une lettre pour l’éditeur. C’est de la sorte que j’allai chez Barbey d’Aurévilly et chez Émile Zola.

Barbey d’Aurévilly déclara que j’étais un réaliste odieux, tandis qu’Émile Zola me taxa de romantisme exagéré.

J’en eus vite assez, du jugement des maîtres.

Les grands jurés littéraires ne sont nullement prophètes dans le royaume de la littérature : il est vrai que c’est leur pays.

Deux ans et demi se passèrent de la sorte.

Enfin, l’idée qui m’aurait dû venir la première finit par poindre sur mon horizon dévasté de toutes autres espérances. L’éditeur Lemerre !

Les Fleurs du Bitume, après examen favorable du lecteur d’alors, M. Anatole France, le poète exquis des Noces corinthiennes, aujourd’hui chroniqueur littéraire au Temps, furent acceptées et, malgré une sombre grève de typographes qui ravagea vers cette époque les imprimeries de Paris, publiées en 1878.

Ed’io anché, moi aussi, je pouvais dès lors me promener sous les galeries de l’Odéon, devenir populaire au bal Bullier et croire à mon étoile : j’étais en elzévir sous couverture jaune.

Mes collègues du ministère me mirent sous les yeux quelques forts éreintements, et plusieurs même profitèrent de ce que j’étais devenu poète pour démontrer à mon chef de bureau que je n’avais plus besoin d’avancement : ils me passèrent sur le dos à la promotion suivante.

Que m’importait la bureaucratie ? Avec confiance désormais — naïve, ô naïve confiance ! — j’abordais la vie.

Illusions de bachelier qui croit tout fini quand tout commence ! Mais joyeuses heures ! Premier livre ! premier amour ! Les plus amères critiques ressemblent alors à une constatation de gloire !

On peut bien un peu mourir de faim pour obtenir cela.



  1. Cette opinion d’Alphonse Allais doit être donnée sous toute réserve.