Dix ans d’autonomie financière - L’Algérie depuis 1901

Dix ans d’autonomie financière - L’Algérie depuis 1901
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 4 (p. 417-444).
DIX ANS D’AUTONOMIE FINANCIÈRE

L’ALGÉRIE DEPUIS 1901

La loi organique, instituant le Budget spécial de l’Algérie, porte la date du 19 décembre 1900, et l’exercice 1901 fut le premier du nouveau régime ; on peut, après dix ans écoulés, en étudier l’évolution et en présenter le bilan. Contre la formule impériale du royaume arabe, une réaction naturelle avait peu à peu conduit l’administration française de l’Algérie au système des rattachemens. Le décret du 5 septembre 1881 faisait de tous les services algériens des sections des directions métropolitaines correspondantes ; tous les dossiers étaient étudiés, toutes les décisions étaient prises à Paris. Le gouverneur général, « roi fainéant dans le palais d’un vice-roi, » n’avait pas le droit de nommer le moindre fonctionnaire ; les dépenses de l’Algérie, dispersées à travers les chapitres du budget national, ne pouvaient être rapprochées et contrôlées par les travailleurs les plus résolus.

Cependant des plaintes s’élevaient contre ces pratiques qui sacrifiaient maladroitement la colonie ; l’Algérie sentit plus vivement le poids des rattachemens lorsque, depuis 1888 environ, l’arrêt des libéralités métropolitaines suspendit l’essor commencé de ses travaux publics : les finances de la France n’étaient plus en puissance de poursuivre l’œuvre de l’outillage économique, de part et d’autre de la Méditerranée en même temps. Les gouverneurs généraux d’alors, MM. Tirman et Jules Cambon, en profitèrent pour habituer peu à peu l’opinion publique à l’idée d’une autonomie administrative et fiscale de l’Algérie ; des parlementaires vinrent sur place étudier la colonie et rapportèrent en France, avec une impression profonde de ses ressources latentes, la conviction raisonnée que les rattachemens lui étaient mortels ; telle est la conclusion d’ensemble qui se dégage des rapports de la Commission sénatoriale d’enquête que présida Jules Ferry (1892), des beaux travaux, restés classiques, de Burdeau (1891) et de M. Jonnart (1892).

Un décret, daté du 31 décembre 1896, marque le point de départ des réformes : il spécifie que le gouverneur général « sera consulté sur la nomination de tous les hauts fonctionnaires ; » ceux-ci toutefois gardent le droit de correspondre directement avec leurs chefs techniques, à Paris. Peu après, sur la proposition du gouverneur général Laferrière, le décret du 23 août 1898 institue les Délégations financières algériennes ; ce n’était là encore qu’un Comité consultatif, aux pouvoirs fiscaux mal définis, malgré son titre, mais recruté d’après un principe judicieux de représentation des intérêts : colons, « non-colons, » indigènes musulmans formaient trois délégations ; pour les deux premières, le vote était réservé aux citoyens majeurs de vingt-cinq ans. Français depuis douze ans au moins, et attachés à l’Algérie par une résidence minimum de trois années ; quant aux indigènes, distingués officiellement pour la première fois en Arabes et en Kabyles, ils devaient avoir des représentans élus par des procédés un peu plus compliqués, et d’autres nommés par le gouverneur général.

Constituées pour la première fois en 1898, les Délégations n’assumèrent leur rôle essentiel qu’en 1901, lorsqu’elles furent appelées à délibérer sur le budget spécial de l’Algérie : la métropole se décidait à émanciper sa colonie et, par une intelligente libéralité, elle comprit que l’émancipation ne pouvait aller sans une constitution de dot. Les débats qui précédèrent le vote du budget spécial sont, à cet égard, très explicites ; il n’est pas question d’abandonner à l’Algérie ses recettes et de lui faire porter immédiatement le faix de toutes ses dépenses ; il est prévu, au contraire, que l’on calculera les dépenses laissées à sa charge suivant les ressources dont elle peut disposer. En chiffres ronds, les recettes réalisées en territoire algérien montaient alors à 56 millions de francs (1900) ; les dépenses civiles, y compris la garantie d’intérêts aux chemins de fer (24 millions), atteignaient 78 millions. Laissant de côté les dépenses militaires, — aussi bien l’entretien du 19e corps d’armée est une nécessité impériale autant que locale, — on voit qu’en défalquant la garantie, l’équilibre s’établissait approximativement entre les deux colonnes ; c’est sur ces principes, avec quelques retouches de détail, que fut établi le budget spécial. La métropole déclara qu’elle acquitterait la garantie d’intérêts pendant vingt-cinq ans, délai jugé suffisant pour permettre à l’Algérie de renforcer ses ressources, afin de s’en charger ensuite.

Le budget spécial est, chaque année, discuté et voté par les Délégations, après avoir été préparé par le gouvernement général. Il comporte des dépenses obligatoires et des dépenses facultatives, celles-ci se référant surtout aux chapitres dont les Algériens sont qualifiés eux-mêmes pour régler la dotation, travaux publics, police locale, etc. ; l’initiative des dépenses appartient à l’administration. Voté par les Délégations, le budget est transmis au Conseil supérieur, qui peut réduire, mais non augmenter les chiffres des divers chapitres, il est transmis par le gouverneur général au ministre de l’Intérieur, qui le présente à la signature du Président de la République, et rendu exécutoire sous la forme d’un décret. On a parfois reproché à cette procédure son manque de simplicité ; l’observation n’est pas sans fondement, surtout si l’on pense que chaque Délégation délibère séparément et que les mêmes ordres du jour viennent ensuite devant l’Assemblée plénière. Cependant les inconvéniens ne seraient sensibles que si des rivalités paralysaient la marche du budget à travers cette filière ; en fait, ici comme en bien d’autres cas politiques, ce n’est pas tant la machine qui importe, que l’art et l’entente mutuelle des mécaniciens : jusqu’à présent, les rouages algériens n’ont pas grincé.

Dotée d’un budget spécial, l’Algérie se trouva placée en face de ses responsabilités ; elle put s’intéresser à elle-même, travailler à son avenir, dresser le tableau comparatif de ses besoins et de ses ressources, en un mot, faire acte de majorité. La personnalité civile lui est expressément reconnue par la loi de 1900 : elle a donc le droit d’emprunter, et pourra ainsi continuer, en l’adaptant mieux à ses conditions particulières, le programme des travaux publics entamés à l’origine des rattachemens ; le gouverneur général Laferrière estimait qu’il ne lui faudrait pas moins de 300 millions pour créer, à peu près de toutes pièces, l’outillage qui lui manquait ; elle n’inspirerait confiance aux prêteurs qu’en se montrant économe, sagement progressiste, de sorte que le budget spécial était un encouragement à une bonne politique financière ; il avait aussi l’avantage d’éclairer la métropole sur sa colonie, trop mal connue jusque-là ; l’expansion algérienne, nettement délimitée, apparaissait dès lors un des aspects les plus intéressans de la croissance nationale ; auparavant, cette perspective d’ensemble était fermée, parce qu’il n’était possible de la découvrir que par tiroirs, au fond des avenues de chaque service administratif.


Jamais il n’entra dans l’intention des législateurs de 1900 de récupérer ultérieurement sur l’Algérie ce que l’on pourrait appeler les frais d’éducation de son adolescence ; mais il est fort légitime que, l’ayant mise à même de vivre sa vie propre, la métropole s’inquiète de diminuer progressivement les sacrifices qu’elle lui coûte encore. Cet esprit, dont la générosité n’exclut pas la prévoyance, s’est exprimé notamment par la loi du 23 juillet 1904, qui a réglé en Algérie le nouveau régime des chemins de fer : l’Algérie a reçu par ce texte la libre disposition de ses réseaux ferrés, avec les charges correspondantes ; mais la métropole lui alloue, pour la dédommager des frais de la garantie d’intérêts, une subvention décroissante, fixée d’abord à 18 millions. Dès lors, maîtresse de ses chemins de fer, l’Algérie a pu en étudier la refoute et le développement ; puis elle n’est plus exposée, en 1926, à se trouver brusquement en face d’une annuité nouvelle de 15 à 20 millions à servir. Peut-être toutes les libertés corrélatives du budget spécial ne sont-elles pas encore conférées à l’Algérie ; mais la loi de 1904 marque un progrès décisif. Jusqu’alors l’Algérie, en matière de chemins de fer, était demeurée pratiquement rattachée, c’est-à-dire irresponsable et impuissante.

Depuis 1904, le budget spécial n’a subi aucune transformation capitale ; mais il s’est largement développé, comme un organisme sain et bien venu. La plus-value générale de l’Algérie, pendant les dix premières années du XXe siècle, a été rapide et vraiment admirable. La population, tant européenne qu’indigène, n’a cessé de s’accroître, en même temps que s’amélioraient les conditions de l’hygiène sociale ; malgré les vicissitudes climatériques dont l’homme n’a pu s’affranchir, mais dont il atténue déjà la malfaisance, le mouvement du commerce a doublé ; pour la première fois, en 1910, il a dépassé un milliard de francs. Les recettes des chemins de fer d’intérêt général, qui étaient de 28 millions en 1901, dépassent, en 1910, 45 millions et demi, en dépit de nombreux abaissemens de taxes. Tous les budgets, sans exception, se sont soldés en excédent : 3 millions pour 1909, qui fut une année de crise, plus de 9 millions en 1903, année d’abondance. La progression du rendement des impôts procède donc d’une progression des ressources imposables, c’est-à-dire qu’elle n’accuse aucun excès de fiscalité ; il y aurait lieu de s’étonner, de s’alarmer presque, s’il n’en était ainsi, en constatant que le budget ordinaire, fonds d’emprunts déduits, a passé de 55 millions en 1901 à 88 millions en 1908 et doublé le cap de 100 millions l’année dernière[1].

Le poids total des impôts n’a pas été augmenté depuis 1901 ; il y aurait eu plutôt, en ce qui concerne le budget spécial, un léger adoucissement des charges du contribuable algérien ; la montée des dépenses, considérable mais raisonnée, a toujours été compensée par la montée parallèle des recettes normales. À plusieurs reprises, la métropole a déclaré applicables à l’Algérie des lois qui n’avaient pas été faites pour elle, et qui ont creusé des brèches profondes dans son budget ; ainsi la loi du 28 janvier 1903, qui réduisait la taxe sur les sucres, étendue à l’Algérie par décrets des 2 juillet 1903 et 23 août 1904, représentait pour l’exercice 1909, d’après le rapport de M. Cochery, un manque à gagner de plus de 3 millions ; la loi du 6 mars 1906, fixant la taxe des lettres à dix centimes, coûtait pendant la première année 800 000 francs au budget spécial. Plus tard, la colonie a dû participer aux frais d’entretien et de transport de ses condamnés, puis aux subventions des services maritimes. Or non seulement elle a, sans faiblir, supporté ces charges nouvelles, mais elle s’en est imposé de volontaires, devançant même la métropole, par exemple, pour améliorer le sort de ses instituteurs.

Les dépenses qu’elle a le plus volontiers multipliées sont celles que son statut organique qualifie de facultatives, voirie, hydraulique agricole, colonisation, forêts ; elle n’a pas ménagé les sacrifices pour l’enseignement, pour l’assistance aux Européens et aux indigènes. On ne saurait prétendre qu’il y ait là mégalomanie somptuaire ; de mieux en mieux consciente de ses besoins, l’Algérie sait trouver, sur son propre sol, de quoi les satisfaire ; les Délégations, dans l’examen des projets du gouvernement général, ont toujours fait preuve de la prudence la plus réaliste. Toutes ces dépenses nouvelles ont été couvertes presque sans que des surtaxes appréciables aient été établies. Les droits de consommation sur les alcools, fabriqués ou introduits en Algérie, ont été, il est vrai, relevés en 1903 et 1907 ; une taxe de consommation sur les tabacs date de 1906 ; mais si l’on tient compte des dégrèvemens du sucre et des détaxes postales, on s’aperçoit que ces innovations correspondent à un déplacement plutôt qu’à une aggravation d’impôts. Il était inévitable que les contribuables atteints par ces changemens tentassent de s’y opposer ; mais, de la discussion même qui fut instituée aux Délégations sur la taxe des tabacs, il ressort que cette charge a été, en somme, acceptée de bonne grâce. Quelques-uns craignaient, à la faveur de cet impôt, une invasion des tabacs français, qui eût ruiné les planteurs algériens ; le gouverneur général calma ces inquiétudes et fit ressortir le caractère tout fiscal de la nouvelle taxe, en déclarant que tous les tabacs entrant en Algérie seraient soumis aux droits.

Pourvue de revenus solides et croissans, l’Algérie était en droit de recourir, sans témérité, à l’émission d’emprunts ; la loi du 7 avril 1902 en approuva un premier, de 50 millions, qui fut émis, sensiblement par tiers, en trois tranches (juillet 1902, janvier 1905 et avril 1906) ; un second emprunt, de 175 millions, conformément à la loi du 28 février 1908, est présentement en cours de réalisation. L’emprunt de 1902 fut affecté aux travaux les plus urgens, hydraulique, routes, ports, colonisation, forêts ; il n’en fut rien réservé pour les chemins de fer, parce qu’en 1902 l’Algérie n’était pas encore maîtresse de son réseau ferré ; au contraire, l’emprunt de 1908, à concurrence de près de 100 millions, aura pour objet la réfection et le développement des chemins de fer. Lorsque ce dernier aura été entièrement émis, l’Algérie aura une dette de 225 millions représentant une charge annuelle peu inférieure à 10 millions pour intérêts et amortissement. Au lendemain du vote de l’emprunt de 1908, la métropole témoigna sa bienveillance à l’Algérie en lui facilitant les premiers recouvremens : comme les conditions générales du marché étaient alors peu favorables, le Trésor lui consentit une avance de 25 millions, à 3,50 pour 100, aide obligeante qui permit de n’interrompre ni de ralentir aucune des améliorations en cours.

Quant aux annuités dues pour les chemins de fer, l’Algérie trouve aussi de réels avantages à la convention de 1904 ; la subvention forfaitaire de la métropole, fixée pour 1911 à 16 800 000 francs, suffit largement à couvrir tous les risques issus des anciens contrats. De plus, cette convention abandonnait à l’Algérie la part de ses excédens de recettes qu’elle devait auparavant, selon la loi du 19 décembre 1900, verser à la métropole ; c’est une somme appréciable, qui est employée en travaux de chemins de fer. Le rachat de l’Est algérien, effectué en 1908, se chiffre par une annuité d’une dizaine de millions, et ce total montera encore, du fait du rachat des lignes algériennes du Bône-Guelma, voté par les Délégations en 1910. Cette dernière opération n’est pas liquidée encore ; nous souhaitons qu’elle ne réserve pas de mécomptes au budget spécial, qui a résolu jusqu’ici avec un bonheur exceptionnel les questions financières posées par la réorganisation indispensable de ses chemins de fer.


On aurait tort de croire que le budget de l’Algérie s’établit en équilibre, chaque année, naturellement et sans effort ; il doit sa force à la prospérité du pays, sans doute, mais aussi à des circonstances extérieures, dont la moindre n’est pas la constante circonspection des ordonnateurs. En 1906, lorsque l’impôt sur le tabac fut reconnu nécessaire, il y eut chez certains Algériens une sorte de stupeur : Comment ! il faudrait donc s’ingénier, désormais, pour accommoder les recettes aux dépenses ! En effet, cet équilibre n’est pas encore inébranlable ; la fortune de l’Algérie ne repose pas sur des ressources assez multiples pour qu’il n’y ait plus rien à craindre des caprices de la nature nord-africaine ; le mouvement d’ensemble est une hausse continue, sans doute, mais qui ne monte pas sans oscillations ; l’étude détaillée des recettes des chemins de fer, par exemple, indique combien les transactions sont intimement dépendantes des récoltes ; peu à peu, la science affranchit les producteurs, en leur apprenant à diminuer et à diviser leurs risques, mais il y a là un élément supérieur d’incertitude, qui déconseille les audaces trop peu préparées. Ces idées ont été plusieurs fois exposées par des rapporteurs du budget, très avertis et nullement pessimistes, devant le Conseil supérieur et les Délégations.

Le budget spécial, en effet, est un instrument délicat : après moins d’un siècle d’occupation française, dont plus de moitié de guerres et de tâtonnemens, l’Algérie ne nous offre pas le spectacle d’une société entièrement constituée, en possession d’une fortune adulte. Avant de lui imposer les obligations que peuvent accepter de plus vieux pays, il convient de laisser le temps faire son œuvre et, provisoirement, de tenir compte des inégalités du climat, du passif hypothécaire de la propriété, de la juxtaposition de races diverses, encore incomplètement associées. Le contribuable algérien n’acquitte pas, il est vrai, toutes les taxes qui chargent celui de France, mais il serait absolument impolitique de lui en faire grief et de poursuivre une politique d’assimilation fiscale ; les organismes jeunes veulent être ménagés et valent surtout par leur vigueur de réaction contre l’ambiance ; un poids trop lourd ou mal appliqué briserait leur ressort. Tel est exactement le cas du budget spécial algérien ; il doit être traité suivant les méthodes libérales des initiateurs de 1900 ; aussi bien la métropole n’y est-elle pas moins intéressée que la colonie elle-même.

La loi organique réserve justement un « droit de regard » au parlement métropolitain ; tous les ans, des rapports sont présentés aux Chambres, qui sont de véritables revues de la situation de l’Algérie, préfaces souvent copieuses de la courte loi autorisant la colonie à lever ses impôts. La série de ces documens permet de connaître comment le budget spécial incorpore peu à peu des dépenses que la France conservait d’abord à sa charge ; les Algériens le savent et ne s’en offensent pas ; de ce chef, la liste de leurs débours s’allonge chaque année, mais il y aurait folie à prétendre imprimer à ce mouvement une marche trop rapide ; la Commission du budget de la Chambre ne songea-t-elle pas, un jour, à demander d’un seul coup 5 millions comme contribution aux dépenses militaires du 19e corps ? On ne prend pas assez garde, en France, que les budgets locaux algériens, départementaux et municipaux, sont grevés proportionnellement plus que les nôtres par les lois sociales récemment votées et qu’il y a là par contre-coup pour le budget spécial, peu apparente encore, une menace prochaine. Que la métropole fasse donc confiance à l’Algérie, et considère que l’élasticité du budget spécial est une force nationale ; l’emploi que l’Algérie a fait de ses ressources depuis dix ans est d’ailleurs une invitation à développer l’expérience, plutôt qu’à la réduire et, ainsi, à la fausser.

L’émancipation administrative de l’Algérie n’a été acquise que pièce à pièce, longtemps après son émancipation financière, et n’est même pas complète aujourd’hui. L’autorité du gouverneur général a été, depuis 1901, étendue successivement à la plupart des services, douanes, forêts, postes et télégraphes, trésorerie ; un décret du 27 juin 1901 plaça sous ses ordres le général commandant le 19e corps d’armée, et le contre-amiral commandant la marine en Algérie. Le système des rattachemens a prévalu jusqu’ici pour les cultes, avec dispositions particulières depuis la loi de séparation, pour la justice et pour l’instruction publique. Les Algériens et beaucoup de bons esprits dans la métropole demandent que ces derniers souvenirs d’un régime aboli disparaissent le plus tôt possible, mais ici l’on se heurte à des résistances, bureaucratiques plus encore que parlementaires. Autour du gouverneur général, des directions nouvelles ont été organisées, par transformation des bureaux jadis détachés des administrations centrales ; on a pu les comparer à de petits ministères algériens ; elles sont présentement au nombre de huit, sans compter le cabinet et le secrétariat général.

L’effort, dans tous les services de l’Algérie financièrement autonome, a tendu à une adaptation de plus en plus exacte des procédés administratifs aux conditions de la colonie. La collaboration constante des Délégations, issues d’un électorat uniquement algérien, avec les services publics a contribué à donner à ceux-ci un sens plus juste des originalités coloniales, et à discréditer l’esprit d’assimilation, qui est en même temps autoritaire et routinier. Le voisinage de la Tunisie, où les circonstances internationales nous contraignirent à l’invention souple du Protectorat, n’a pas été inutile à cette rénovation de l’administration algérienne ; les Délégations ont eu certainement pour premier modèle la Conférence consultative de la Régence. De plus en plus cohérente, unie sous la direction suprême du gouverneur général, l’administration algérienne est donc réglée sur les principes mêmes qui sont ceux du budget spécial ; on ne saurait méconnaître qu’elle a fait beaucoup, en dix ans ; elle a bénéficié de la continuité des impulsions reçues des deux seuls gouverneurs généraux que la colonie ait connus de 1901 à 1911, MM. Paul Révoil et Jonnart.

La dissociation du budget du Sud fut une conséquence d’abord ajournée de la loi de décembre 1900. Le Sud algérien, avec sa population de 450 000 indigènes et de 10 000 Européens, dispersés sur un immense territoire, est bien différent de la zone littorale de colonisation, du Tell ; à mesure que le domaine français se précise sur les « terres légères » du Sahara, on peut le considérer comme la partie septentrionale de nos steppes nord-africaines, autant que comme un boulevard méridional de l’Algérie. Mais il avait été occupé par des troupes venant du Nord ; il avait été découpé en bandes méridiennes, attribuées aux départemens algériens. Il était impossible, sous ce régime, soit d’en préciser les ressources ou les dépenses propres, soit d’en organiser l’administration rationnelle. Le « budget du Sud » est devenu autonome depuis le 1er  janvier 1904 ; sur les revenus locaux qui lui ont été abandonnés (pour la plupart, démembremens des anciens budgets départementaux), il paie sans difficulté ses dépenses civiles ; quant à ses dépenses militaires, elles ressortissent au budget métropolitain de la Guerre. Le budget du Sud est préparé par le gouverneur général et rendu exécutoire par décret ; il est, depuis 1905, assorti d’une caisse de réserve ; il a permis depuis cinq ans nombre d’innovations intéressantes, écoles, infirmeries, sociétés de prévoyance, lutte contre les moustiques, etc. ; il vient (1910) de recevoir l’autorisation de construire le chemin de fer de Biskra à Touggourt et encourage les études qui ont pour but la traversée pratique de notre Afrique saharienne, télégraphie avec ou sans fil, aviation, en attendant le chemin de fer.

Mais ce Sud n’est déjà plus l’Algérie. Dans la colonie proprement dite, l’administration réformée s’est inquiétée, toujours avec sollicitude, souvent avec succès, d’améliorer la production et la circulation. Les personnes qui visitent l’Algérie maintenant, après l’avoir vue quelques années auparavant, sont étonnées de la rapide transformation des villes, des habitations rurales et même de la vie des indigènes ; le mouvement est moins vertigineux sans doute que dans les pays neufs de l’Amérique du Sud, où la terre inoccupée s’offre, indéfinie, au labeur des colons, mais l’impression d’ensemble est celle d’une poussée vigoureuse, d’une admirable moisson qui lève. L’administration n’avait d’autre devoir que d’éclairer et, si possible, de hâter ce mouvement ; étrangère aux préoccupations d’intérêt immédiat, qui sont celles des particuliers, elle pouvait se proposer les tâches qui réclament un effort prolongé et, pour ainsi dire, des placemens à long terme ; spécialisée à l’Algérie, elle s’appliquerait à pénétrer les secrets de la nature africaine, à stimuler et soutenir, sans pourtant s’y substituer, les initiatives particulières.


Pendant la crise phylloxérique, en France, le vignoble algérien fut étendu par des colons immigrans, avec une passion fiévreuse. Bien que le phylloxéra ait passé la Méditerranée dès 1895, gagné l’Oranie d’abord, puis Constantine et enfin Alger (1907), les planteurs n’ont pas désarmé ; le service phylloxérique, actif et bien renseigné, les a munis de porte-greffes, a organisé des leçons pratiques dans les localités atteintes, multiplié pépinières et stations d’essais. Puis, la surproduction ayant conduit à la mévente, on s’est préoccupé d’aider la viticulture en facilitant le commerce des vins et d’autres produits de la vigne, mistelles, moûts stérilisés. L’administration a organisé des missions d’enquête à l’étranger et la vente exceptionnelle de la récolte de 1910 n’arrêtera pas la recherche d’innovations nécessaires, concertée entre les producteurs et les services publics. En matière de céréales, sur la demande des agriculteurs et s’associant au gouvernement tunisien, dont les intérêts sont les mêmes que ceux de l’Algérie, le gouvernement général a envoyé un représentant au Congrès nord-américain du Dry farming (octobre 1910) ; ce délégué a rapporté des observations de haute valeur, d’après lesquelles notre Afrique du Nord pourra entreprendre des cultures de céréales partout où le sol reçoit 300 millimètres de pluie par an ; on en réclamait 650, avec les vieilles méthodes, dont les colons nord-africains, et même les indigènes, ne veulent plus.

L’Arabe et, trop souvent, le paysan français sont les ennemis des arbres ; cependant notre colonie méditerranéenne, exposée à des pluies diluviennes que suivent de longues sécheresses, a besoin d’un revêtement forestier, pour assurer au mieux la conservation et la distribution des eaux. Nous avions importé naguère notre code forestier, et nous prétendions exploiter les forêts de l’Aurès suivant les mêmes formules que celles du Jura ou de Fontainebleau. En 1898, le produit le plus net des boisemens algériens était celui des amendes infligées aux indigènes, pour délits de pacage, de vol de bois, etc. ; les incendies, allumés par la malveillance, détruisaient d’immenses réserves. Le gouvernement général, investi de la direction du service forestier, prépara une législation spéciale, qui fut consacrée par la loi du 21 février 1903 ; il fit aménager des routes, s’efforça de concilier l’intérêt des pasteurs indigènes avec la défense de la forêt, allotit des domaines en vue de coupes réglées, élabora tout un programme de reboisement des régions de sources, et en même temps d’études sur les emplois possibles des bois algériens. Parallèlement, il dressait une sorte de carte hydraulique de l’Algérie, précisait les conditions les meilleures pour l’établissement de barrages, et le dessèchement des paliers marécageux à assainir pour la colonisation. Certes, tout n’est pas fait, loin de là ; mais dès maintenant les incendies de forêts ont beaucoup diminué, les revenus forestiers sont un chapitre notable du budget, 5 millions en 1909 ; de tous côtés, des syndicats de propriétaires. Européens et indigènes, sont prêts à concourir aux travaux d’hydraulique agricole : il fallait, à tous ces progrès, le cadre d’une administration algérienne.

C’est dans le même ordre d’idées que l’on poursuit la transformation du régime foncier métropolitain, nullement convenable en un pays où beaucoup d’indigènes ne connaissent que la propriété collective, et où l’on doit surtout viser à faciliter la constitution et la circulation de la fortune immobilière. L’exemple de la Tunisie, en possession depuis 1885 d’une bonne loi d’immatriculation, fondée sur l’Act Torrens d’Australie, celui de Madagascar, qui est plus récent, ont déterminé l’administration algérienne à préparer des textes analogues. Les procédés du crédit agricole ne seront pas non plus les mêmes, sur un sol exposé à des vicissitudes très amples, qu’en des contrées où la nature est plus anciennement apprivoisée. Les colons sont les premiers à demander le concours technique des pouvoirs publics, sous des formes précises, qu’ils déterminent en fonction des besoins constatés ; brisant le moule administratif, ils souhaitent qu’une entente algéro-tunisienne, faisant l’économie de doubles emplois, concentre ses ressources d’expériences et d’enquêtes sur quelques établissemens largement outillés ; l’idée a été lancée, et bien accueillie, d’ouvrir à l’Université d’Alger une Faculté d’agriculture, telle qu’il en existe en plusieurs villes des États-Unis. Ce n’est pas aux colons algériens que l’on reprochera de se méfier de la science ; le gouvernement général, d’accord avec eux, s’efforce d’encourager la science en vue des applications pratiques.


Ainsi la production de l’Algérie non seulement s’accroît, mais se diversifie et se raffine sans cesse. Nous avons choisi, pour le démontrer, quelques faits caractéristiques ; il eût été facile de multiplier les exemples, si nous avions voulu parler de l’élevage, des primeurs, des fruits, etc. En revanche, l’exploitation du sous-sol, pourtant fort riche, demeure médiocre ; les combinaisons les mieux préparées, comme celle de l’Ouenza, sont annihilées par l’obstination de certaines hostilités métropolitaines. Nous aurons à y revenir plus loin ; constatons ici seulement le contraste entre l’essor, partout où le nouveau régime administratif laisse à l’Algérie sa liberté, et la stagnation là où sévissent encore les tyrannies stériles des rattachemens. Cette remarque prend une force nouvelle, pour qui examine les conditions de la circulation, à travers l’Algérie d’abord, entre l’Algérie, la métropole et l’étranger, ensuite. Un bon régime de transports est l’auxiliaire indispensable d’une production en voie de hausse. L’Algérie a déjà profondément remanié l’organisation intérieure de ses chemins de fer, dont la loi de 1904 l’a instituée maîtresse ; de même elle va compléter heureusement l’outillage de ses ports ; mais elle n’est pas libre de régler à sa guise les services maritimes, ni la jonction de ces services avec les voies ferrées du continent ; et là où s’arrête son autorité souveraine, là aussi commencent pour elle de graves et d’ailleurs inévitables difficultés.

Les chemins de fer algériens furent établis, à l’origine, suivant le plan tout stratégique et restreint du maréchal Vaillant, en 1857. Ministre de la Guerre, Vaillant n’avait prévu qu’une ligne parallèle à la côte, de Tlemcen à Constantine, par Oran et Alger ; des embranchemens devaient y relier divers ports. Pour tout le reste, au hasard des influences, aussi bien sous l’Empire que pendant les premières années de la République, des voies furent établies, çà et là ; des concessions voisines chevauchèrent l’une sur l’autre ; les tarifs et les horaires, entre des compagnies rivales ou étanches, sur des voies de largeurs diverses, s’embrouillèrent en une inextricable confusion. Cinq sociétés, à l’origine du budget spécial, se partageaient un réseau de 3 500 kilomètres. Les contrats de concession, fondés sur le principe général de la garantie d’intérêts, étaient rédigés de telle manière que les Compagnies se voyaient invitées à construire aux moindres frais et à exploiter aussi peu que possible. Il serait puéril de taxer d’inintelligence les auteurs de ces conventions : leur erreur procéda de leur ignorance de l’Algérie ; ils ne lui soupçonnaient aucun avenir économique ; jamais, pensaient-ils, ses voies ferrées n’auraient à porter un trafic intense ; il suffisait donc de services convenables pour la circulation des troupes et leurs ravitaillemens ; c’était, en matière de chemins de fer, la théorie du royaume arabe et des petits rendemens.

Eveillée à la conscience de sa valeur, l’Algérie ne pouvait se contenter de cette archéologie : la réforme des chemins de fer, recommandée par Burdeau dès 1891, préparée par les premières sessions des Délégations, fut consacrée par la loi du 23 juillet 1904. Aussitôt le gouverneur général s’occupa de la tâche la plus immédiate, la refonte des tarifs ; la Compagnie P.-L.-M. fut la première à unifier les taxes sur ses lignes Alger-Oran et Philippeville-Constantine ; puis une entente fut conclue entre le P.-L.-M., l’Ouest algérien et le réseau oranais de l’État ; à la fin de 1905, l’unification était réalisée, pour la petite vitesse, à l’Ouest d’Alger. À l’Est, le même progrès fut retardé par les négociations avec l’Est algérien que, finalement, les Délégations décidèrent de racheter ; cette opération fut approuvée par décret du 25 août 1907 ; les tarifs de l’Ouest sont appliqués depuis juin 1908 sur l’ancien Est algérien, actuellement exploité en régie ; il en sera de même, prochainement, pour le Bône-Guelma, racheté conformément au vote des Délégations en mai 1910[2] ; la direction algérienne des chemins de fer s’occupe présentement des tarifs de grande vitesse ; en même temps qu’unifiées, les taxes ont été sensiblement abaissées, double avantage pour les chargeurs. L’emprunt de 1908 prévoit le renforcement de plusieurs lignes existantes par des travaux trop longtemps différés, et la construction de lignes nouvelles ; l’ensemble des réseaux algériens sera porté, celles-ci achevées, à 4 150 kilomètres ; ce ne peut être un chiffre définitif, mais l’étape, dès maintenant franchie, était probablement la plus dure ; il est de principe, désormais, que les chemins de fer sont un organe, et l’un des plus vitaux, de cette stratégie pacifique que l’on nomme colonisation.

Le maintien de l’ancienne division départementale, peu conforme aux originalités de l’Algérie, n’a pas permis encore de concentrer les progrès sur quelques ports seulement ; l’administration algérienne n’a pu totalement échapper aux influences d’éparpillement qui ont été certainement, en France, l’une des causes de la décadence de notre marine marchande. Alger, Oran, Bône et, à un moindre degré. Bougie, nous paraissent les seuls ports pour lesquels il y ait lieu de consentir de grands sacrifices ; les trois premiers, dans ces dix dernières années, ont été heureusement transformés ; chacun a, dans la colonie, son rôle particulier à jouer, et leurs Chambres de commerce travaillent en conséquence, aussi bien que le gouvernement général. Bône est le port des régions de cultures variées et des mines de l’Est ; Oran, le point de concentration d’une zone moins diverse et plus ouverte, la tête de ligne de l’expansion française vers l’Ouest et le Sud-Ouest du Maghreb ; Alger enfin, la capitale économique de la région le plus anciennement colonisée, une station de relâche sur une route maritime très fréquentée, la capitale intellectuelle aussi de toute l’Afrique franco-musulmane. Toutes ces nuances n’étaient pas sensibles, dans l’Algérie des rattachemens ; nous les voyons maintenant s’accuser et s’éclairer chaque jour.

Mais l’Algérie ne se suffit pas à elle-même ; et ce n’est pas d’elle seule qu’il dépend d’assurer ses relations extérieures. Les contrats des services maritimes, péniblement organisés par la loi du 11 janvier 1898, ont été, faute d’une discussion opportune au Parlement, simplement prorogés de 1908 à 1909, puis de 1909 à 1911 ; sous le régime du monopole de pavillon, qui assimile le commerce franco-algérien au cabotage, ces transports sont le monopole d’un petit nombre de Compagnies, et participent aux difficultés d’exploitation qui entravent ces Compagnies elles-mêmes. En juillet 1909, à la suite des grèves qui, pendant six semaines (22 mai au 4 juillet) arrêtèrent l’activité de Marseille, les Chambres votèrent une loi autorisant le gouvernement à suspendre par décret le monopole de pavillon ; mais les charges de l’armement resteront les mêmes, tant que sera maintenue l’Inscription maritime, et la suspension du monopole paraît une simple menace, toute platonique. L’Algérie n’est donc guère fondée à escompter des réductions du fret sur la métropole et, tout en manifestant son désir d’être consultée sur des améliorations possibles, elle essaie de s’ouvrir des débouchés qui ne soient pas seulement en France. En attendant l’entrée en exploitation de ses minerais de fer de l’Ouenza, retardée par des adversaires que le bon droit le plus évident n’a pas encore réussi à convaincre, elle s’impose aux sympathies par son ardeur au travail, elle finira bien par triompher aussi dans ce procès si malheureusement prolongé ; déjà sa jeune majorité s’affirme glorieuse pour la métropole émancipatrice et pour la race française elle-même.

Par l’exercice de la liberté, l’Algérie, depuis dix ans, a puissamment grandi : nous assistons, sous le régime nouveau inauguré en 1901, à l’éveil d’une société coloniale, pleine de sève juvénile, tour à tour généreuse, passionnée, calculatrice, prompte à dépenser aujourd’hui son effort et demain son épargne ; société bien française, mais pour ainsi dire retrempée aux contacts de la lutte quotidienne avec une terre, avec des hommes qui ne sont pas ceux de la « douce France. » À l’extrême fin du XIXe siècle, ces ardeurs, mal dirigées, s’exaspéraient par leur impuissance même, et tournaient à des violences de guerre civile. Le mouvement antijuif eut des causes plus profondes que ne l’indique ce nom, trop restreint ; faute de pouvoir s’occuper de ses propres affaires, l’Algérie piétinait sur place, s’énervait, s’abandonnait aux suggestions des « mauvais bergers ; » incapable de discerner d’où venait son malaise, elle s’en prenait à des ennemis imaginaires, généralisait et simplifiait, à tort, sur des interprétations tendancieuses de faits particuliers ; la métropole lui déniait le droit de devenir une société, elle descendait à n’être qu’une foule. Ce n’est pas seulement une crise économique ; c’est une crise sociale, autrement foncière et redoutable, qu’a conjurée l’institution du budget spécial.

Après la tourmente antijuive, il fallut aux gouverneurs généraux tout à la fois beaucoup de courage et de diplomatie pour réconcilier les belligérans de la veille et réunir sur un programme commun toutes les bonnes volontés. Ces qualités éminentes distinguaient précisément, sous des formes diverses, M. Paul Révoil et M. Jonnart ; à l’un comme à l’autre, elles assurèrent une popularité d’excellent aloi et conférèrent une autorité qui contribua beaucoup à instaurer le nouveau régime. Nommé par Waldeck-Rousseau en octobre 1900, M. Jonnart fut contraint par des épreuves douloureuses d’abandonner l’Algérie l’année suivante. M. Paul Révoil lui succéda ; dans un banquet de la Réunion d’études algériennes, en février 1902, il traçait, en termes heureux, le plan de l’action gouvernementale en Algérie, rendant justice au labeur des colons, promettant à tous les travailleurs une bienveillance active et raisonnée. Il n’agit pas autrement qu’il ne l’avait annoncé, mais des circonstances d’ordre politique abrégèrent sa mission ; ce fut M. Jonnart, en 1903, qui reprit la tâche lourde et passionnante à laquelle il s’est, pendant plus de sept années, donné à plein cœur.

Dès le vote du budget spécial, il semblait bien qu’en Algérie, le règne des politiciens eût fait son temps. Il n’était pas aisé, cependant, d’acclimater des mœurs nouvelles ; le gouverneur général devait dépenser un art délicat à ménager les transitions, d’autant plus que, dans la métropole, certains théoriciens de l’assimilation ne s’y employaient guère. Pendant l’hiver de 1902-1903, le Parlement fut saisi d’un projet de loi sur les « tribunaux répressifs, » et ce fut, pour les adversaires de cette forme de justice, l’occasion de diatribes empoisonnées contre les colons algériens. L’émotion fut vive, dans toute l’Algérie, au lendemain du procès des insurgés et assassins de Margueritte, — qui fut la condamnation la plus éclatante du vieux système judiciaire algérien. Il ne fallut rien moins, pour calmer ces légitimes colères, que le voyage en Algérie du Président de la République, qui sut trouver pour tous des paroles d’encouragement et de sympathie, exaltant partout un même idéal civique d’entente, de tolérance et d’apaisement. Peu de jours après, en ouvrant la session des Délégations financières, M. Jonnart affirmait sa résolution de marcher dans la voie tracée par les innovations de 1900, de préciser « les institutions spéciales qui conviennent à une jeune colonie, si différente de la vieille France. « Il formulait ainsi l’espoir de tous les Algériens laborieux ; seuls, des agitateurs professionnels devaient craindre l’avènement d’une telle politique ; le moindre mérite du budget spécial n’est pas d’avoir déclassé ces gens-là

Aux représentans qui avaient désormais la charge en même temps que l’honneur de l’autonomie, l’Algérie parut peu à peu ce qu’elle est, avec ses forces et ses faiblesses, avec ses populations diverses, en progrès parallèle et qu’il convient, selon le mot connu de Waldeck-Rousseau, de faire évoluer chacune dans sa civilisation. Aux Délégations financières, les Français rencontraient des notables indigènes, attachés comme eux au progrès commun de l’Algérie ; tous discutaient les mêmes problèmes, apprenaient à se connaître les uns les autres, dégageaient de mieux en mieux les raisons et les avantages de leur solidarité. Les Délégations furent, dès l’origine, un organe excellent de la politique d’association. Cette assemblée avait, au début, rencontré deux séries d’adversaires ; les uns prédisaient qu’elle serait, aux mains du gouverneur général, un instrument servile, une machine à voter des impôts ; les autres la présentaient comme une anticipation de sécession algérienne. La sagesse des Délégués financiers a démenti ces appréhensions ; il serait à souhaiter que les parlemens proprement dits montrassent un goût aussi sûr pour des débats sérieux, approfondis, où les opinions s’expriment avec la plus libre et la plus courtoise vivacité. Dans l’œuvre de la transfiguration récente de l’Algérie, il serait injuste de ne pas faire très large la part des Délégations ; tel rapport sur le budget, sur l’enseignement, sur l’hydraulique agricole soutiendrait la comparaison avec les meilleurs de nos « documens parlementaires. » Pour les initiateurs des lois qui instituèrent les Délégations, il n’est pas de récompense plus distinguée que l’histoire même de cette assemblée.

Composées à l’image de la société algérienne, les Délégations apportèrent au gouvernement général la collaboration la plus loyale et la mieux informée ; il serait équitable, aujourd’hui, qu’elles fussent consultées sur l’application de toutes les lois métropolitaines, avant leur extension à l’Algérie, particulièrement pour toutes celles qui ont trait à la sécurité, à la politique indigène et aux travaux publics. La société indigène de l’Afrique du Nord est pareille au sol lui-même, morcelée, chaotique, tant qu’une force du dehors ne lui imprime pas un mouvement harmonique de concentration ; ce n’est pas là un vice de l’Islam, mais plutôt une caractéristique géographique ; telle était la Maurétanie que les Romains conquirent, telle l’Afrique des hérésiarques donatistes au temps de saint Augustin, telle l’Algérie du dey Hussein et d’Abd-el-Kader, tel, aujourd’hui, en marge des pays d’occupation française, l’empire marocain des chérifs. Mais, si l’Islam n’est pas la cause essentielle de cet émiettement social, il n’en opposa pas moins à la direction française un obstacle religieux que les Romains, les seuls régulateurs de l’Afrique du Nord avant nous, n’ont pas connu : de là, pour nous plus encore que pour eux, l’urgence d’une législation spécialement faite pour ces populations et pour ces pays.

La France a toujours répudié le système barbare, et d’ailleurs imprévoyant, de l’extermination des indigènes, voire du refoulement. Mais elle est persuadée aujourd’hui que l’assimilation n’est pas une utopie moins condamnable et que la politique réaliste, en Algérie, sera de rapprochement, d’association, non de confusion. L’Européen représente, parmi les indigènes, une force d’ordre et de progrès ; il a droit à une protection particulière et le premier devoir du gouvernement est d’assurer sa sécurité. Comment imposer aux indigènes, qui d’abord ne mesurent que la gêne de leur voisinage, le respect des colons et des administrateurs européens ? En entourant, d’abord, les personnes et les biens des garanties les mieux concertées ; en intervenant, ensuite, dans l’existence sociale des indigènes eux-mêmes, pour les amener peu à peu à reconnaître tous les droits du travail, à renoncer entre eux aux procédés de la justice sommaire qui était celle de la primitive humanité. Le problème de la sécurité est donc double et comporte une solution en deux parties : une police de sûreté et un code particulier de l’indigénat.

Nos théoriciens de France s’indignent, à la pensée qu’un administrateur pourra, en condamnant ses administrés indigènes, violer le principe de la séparation des pouvoirs. Mais ont-ils jamais vécu, ne fût-ce que quelques jours, dans le bled algérien ? Ont-ils jamais été témoins d’une nefra, ou bataille d’indigènes sur un marché ? Ont-ils vu les femmes arabes se presser autour des fontaines, loin des douars, pour la corvée quotidienne de l’eau ? S’ils sont étrangers à tout cela, ils peuvent sourire, à l’énoncé des délits spéciaux du code de l’indigénat, « tumultes sur les marchés ou près des fontaines ; » ils ne savent pas que les indigènes paisibles sont unanimes avec les colons pour demander le maintien de ce code et aussi du droit de punir laissé aux administrateurs ; nos sujets musulmans comprennent cette justice rapide et non procédurière ; ils en apprécient l’entière gratuité. Une loi de 1904 a prorogé les pouvoirs disciplinaires des administrateurs pour une période qui expire le 31 décembre 1911 ; on peut admettre quelques corrections légères, par exemple la suppression de l’internement administratif, qui d’ailleurs tombe en désuétude, une législation plus libérale du permis de circulation imposé aux natifs, mais l’abolition générale des pouvoirs disciplinaires serait une faute capitale contre la sécurité de l’Algérie, un retour offensif, sur le terrain de la justice, de l’esprit des rattachemens.

Persuadons-nous, en effet, que les indigènes ne sont pas tous, tant s’en faut, de malheureux journaliers ou de pauvres pasteurs dépossédés par les conquêtes de la charrue française. L’élément musulman, en Algérie, ne croît pas seulement en nombre, mais aussi en valeur économique, même intellectuelle ; des indigènes sont aujourd’hui propriétaires, tout comme des Français, cultivent par des procédés modernes, figurent à titre d’enchérisseurs dans les ventes de biens fonciers ; ceux-là réclament, aussi vivement que nos colons, qu’on les protège contre le maraudage ; ils ont approuvé, en 1905, l’institution des gardes ruraux indigènes, cavaliers plus mobiles que les gendarmes, le renforcement du contrôle des recherches, l’organisation d’un service anthropométrique, la concentration des services de police en une direction de la sûreté. Rien n’est plus faux que d’imaginer, en Algérie, un prolétariat indigène, auxiliaire jamais résigné, toujours opprimé, de la colonisation ; il faut simplement prendre garde que les musulmans pauvres, cultivateurs routiniers, très peu prévoyans pour la plupart, sont plus durement atteints que les colons par les vicissitudes des récoltes ; et les années mauvaises les montreront excités, prêts à la révolte là où, quelques mois plus tôt, ils berçaient leur indifférence de la joie espérée d’une belle moisson.

La distinction capitale, en effet, entre le colon et l’indigène non instruit, est que ce dernier n’a pas la notion du prix du temps : aussi ni la même justice ni le même enseignement ne sont applicables aux uns et aux autres. Nous commençons, aujourd’hui, à comprendre ces indigènes ; eux-mêmes s’aperçoivent que la France est pour eux une tutrice bienveillante et nous trouvons, dans leurs rangs, des collaborateurs en nombre croissant, à proportion que nous définissons mieux les procédés administratifs qui leur conviennent. L’assistance médicale aux indigènes a été pourvue de ressources spéciales, par décrets des 11 novembre 1902 et 28 novembre 1903 ; des bureaux de bienfaisance pour indigènes ont été institués à partir de 1903 ; les Sociétés de prévoyance, sagement développées, ont joué un rôle des plus actifs pendant la disette de l’année 1909. Il n’est pas vrai que toutes ces innovations soient un simple décor administratif : les Kabyles, tout particulièrement, qui sont des paysans dans l’âme, ont souvent demandé qu’on envoyât des moniteurs agricoles pour leur apprendre à tailler l’olivier et le figuier ; quelques-uns d’entre eux ont formé, en 1909, une société tout indigène d’études économiques, le Progrès saharidjien. Contrairement à ce que l’on répète parfois en France, les colons sont les premiers à se féliciter de nouveautés de ce genre, qui élèvent le niveau social de l’indigène, et lui confèrent une valeur supérieure de consommateur et de producteur.

Ainsi les indigènes conquièrent une place qui cesse d’être subalterne, dans la société algérienne. Quelques personnes croient le moment venu de les faire entrer plus directement dans la cité française, en les soumettant à la conscription militaire : à notre avis, cette réforme serait largement prématurée. Le renforcement de notre armée métropolitaine, atteinte par la baisse de la natalité française, est assurément souhaitable, mais la conscription des indigènes, en Algérie, serait présentement une imprudence grave. L’élite seulement de nos sujets, — une petite minorité, — nous est sincèrement ralliée ; le temps n’accomplit son œuvre que lentement parmi les autres, d’autant plus que, par la constitution même de la famille musulmane, l’éducation moderne de la femme est encore un problème à peine posé. Le service militaire obligatoire emporterait bientôt le droit de vote : sans que nous ayons le loisir d’y insister ici, ce sont là des conséquences qu’il faut envisager avant de prendre aucune résolution précipitée. Nous avons en Algérie des sujets qui s’engagent volontiers comme soldats ; il est facile de multiplier, si l’on veut, les engagemens volontaires ; mais, si nettement partisans que nous soyons de l’association entre Français et indigènes, le moment ne nous paraît pas venu de changer le principe même de ce recrutement.


À côté des indigènes, 5 millions environ, la colonisation a fixé en Algérie plus de 800 000 Européens ; beaucoup de ceux-ci, la majorité, ne sont pas des Français d’origine, mais des Italiens, des Espagnols, des Maltais, etc., des Méditerranéens en général. La loi métropolitaine de 1889 naturalise Français, d’office, tous les fils d’étrangers nés en Algérie, s’ils ne revendiquent à leur majorité la nationalité paternelle. Avons-nous, de ce chef, à craindre un « péril étranger » en Algérie ? Ce n’est pas vraisemblable ; ces nouveaux Français fréquentent nos écoles ; ils font, dans nos régimens, leur service militaire ; ils sont pris très vite par la séduction irrésistible de ce sol neuf, dans lequel s’enracinent leurs intérêts ; les mariages mixtes, les rapports nécessaires avec des administrations toutes françaises, achèvent l’amalgame et c’est, sur la rive méridionale de la Méditerranée, une population néo-française qui grandit ; sa patrie commune, c’est l’Algérie elle-même ; le fils d’immigré, à Constantine ou à Oran, dira : « Je suis Algérien, « du même accent que son cousin, à Buenos-Aires, se déclarera carrément Argentin ; les ancêtres divers revivront ainsi dans des rejetons transplantés, greffes compréhensives et vigoureuses.

Mais la métropole n’en a qu’un devoir plus précis de marquer cette race composite des caractères essentiels de la mentalité française : ces néo-Français, différens par quelques traits de ceux de l’autre bord, doivent demeurer, au fond, des Français quand même, des représentans de notre esprit, des forces productrices de la France. L’enseignement est, à cet égard, un moyen décisif, surtout celui de l’école primaire. On a remarqué, dans le Sud algérien, que des indigènes, des colons français, des ouvriers espagnols avaient cessé de se regarder avec méfiance le jour où, par leurs enfans élèves du même instituteur, ils avaient eu des interprètes qui les rapprochaient en parlant notre langue. Parmi les Européens, surtout, il est urgent de répandre un enseignement vraiment primaire, modeste dans ses leçons et dans ses préoccupations extra-scolaires et, sans malveillance pour personne, sincèrement, constamment national. Peut-être les programmes devraient-ils être rédigés spécialement pour l’Algérie, et déchargés de complications encyclopédiques qui les alourdissent en France : n’oublions pas qu’il y a là-bas une nationalité non pas à maintenir, mais à former.

Pas plus que d’un enseignement élémentaire, la société algérienne ne saurait se passer de culture générale. Nous en sommes, en Algérie, au même point que les Argentins et les Brésiliens, en arrière de quelques années sur les citoyens du Canada ou des États-Unis. Les programmes purement utilitaires n’ont pas suffi aux jeunes nations nord-américaines, qui multiplient, en ce moment, dans leurs Universités, les chaires réservées aux études spéculatives, désintéressées ; ces réalistes se sont avisés que le matérialisme intellectuel appauvrit les cerveaux autant que les cœurs. Les Latins d’Amérique, de leur côté, grisés souvent par le vertige de leur progrès, se prennent à penser, dès qu’ils réfléchissent, qu’il n’est pas de grands peuples sans un idéal ; ils s’attachent à définir et à stimuler une conscience nationale, pour faire de tous leurs résidens des citoyens. La jeune France d’Algérie n’échappe pas à cette loi générale. Alger a obtenu son Université, votée par les Chambres métropolitaines à la fin de 1909 ; cette Université sera technique, elle étudiera les originalités de l’Afrique du Nord, historiques et géographiques, juridiques et médicales, économiques et artistiques ; mais sa tâche nécessaire sera aussi de défendre, dans toute notre colonie, la culture supérieure française, non pas telle ou telle discipline, telle ou telle carrière d’éloquence ou d’érudition, mais une méthode de travailler et de penser, une forme de sensibilité scientifique et de distribution de la science. Il ne nous déplairait pas, dans cet ordre d’idées, que l’Université algéroise, dégagée des règlemens métropolitains, acquît un « droits de regard » sur toutes les institutions d’enseignement de la colonie.


Cette observation nous conduit à marquer combien il est essentiel, pour l’avenir même de l’Algérie, de resserrer les contacts avec la France. Certes, les Algériens sont persuadés que leur budget spécial porte encore et portera longtemps les témoignages de la bienveillance métropolitaine, mais il est dans la nature humaine de montrer moins de reconnaissance pour les bienfaits acquis que d’ardeur à en solliciter de nouveaux. Ici apparaît une fonction régulatrice du gouvernement général. Il arrive aux chefs de services algériens de se trouver pris entre des influences contradictoires, lorsqu’ils s’efforcent de tenir l’équilibre entre les revendications d’intérêts algériens et les exigences des apports français. Le personnel des fonctionnaires tend à se recruter seulement dans la colonie, et pas seulement pour les emplois secondaires ; il en sera ainsi, de plus en plus » surtout lorsque les candidats trouveront, en Algérie même, toutes les facilités de préparation ; ce mouvement est naturel et nous l’estimons irrésistible, mais il faut veiller expressément à ce qu’il ne devienne pas exclusif.

Les budgets des services algériens prévoient des crédits pour « passages en France ; » dans la presse locale et jusqu’aux Délégations, ces crédits ont été à plusieurs reprises discutés, comme favorisant l’exode estival de nombreux contribuables, et raréfiant d’autant les dépenses faites dans la colonie. Ce sont là critiques à courte vue : l’Algérie ne se fera jamais trop connaître par ceux qui l’auront pratiquée, même s’ils n’y ont pas rencontré seulement des satisfactions. A-t-on jamais mesuré ce que ces voyages de vacances de ses fonctionnaires lui avaient attiré de visiteurs, de capitaux, voire de nouveaux résidens ? La propagande spontanée de ces déplacemens est l’une des plus économiques et des plus efficaces. De plus, ces passages fréquens entretiennent les relations, rafraîchissent chez les Algériens les souvenirs de leur pays d’origine, font circuler d’un bord à l’autre de la Méditerranée des hommes et des idées de France ; c’est une des nécessités de l’expansion française.

La colonisation proprement dite est nécessaire, ou, pour être plus exact, le peuplement français. Les lois sur la vente et la concession des terres en Algérie juxtaposent aujourd’hui l’achat à la gratuité ; suivant le texte organique du 13 septembre 1904, deux tiers des lots à concéder ou à vendre doivent être réservés aux immigrans, un tiers aux Algériens. Ces derniers sont toujours les plus empressés à demander des concessions ou à pousser les enchères ; ils estiment insuffisante la proportion qui leur est assignée et ont obtenu, en 1910, qu’elle fût dans certaines conditions portée à la moitié : telle est leur passion pour la propriété foncière qu’ils useraient parfois de subterfuges, de personnes interposées, pour s’assurer indirectement les lots des métropolitains. Chaque année, malgré tout, quelques familles de ruraux français viennent se fixer en Algérie : cet effectif des immigrans français s’accroîtrait probablement si l’administration étendait le système de la concession de lots urbains avec jardins, qui seraient recherchés par des ouvriers. En beaucoup de villages neufs, on manque de serruriers, de bourreliers, de charrons ; sans renoncer aux ruraux, parmi lesquels il faut continuer la propagande, on pourrait s’adresser aussi à la population des villes. La colonisation ouvrière tentée en 1848, après les journées de Juin, a d’abord connu des mécomptes, mais quelques-uns des nouveaux venus et beaucoup de leurs fils sont devenus des colons excellens.

Le service militaire devrait être aussi un moyen de mêler les Algériens aux Français de la métropole. La loi de deux ans a fait perdre aux conscrits algériens le bénéfice de la dispense de douze mois qui leur était antérieurement acquise ; sans discuter ici sur l’opportunité de cette suppression, nous pensons qu’il y aurait profit, pour tous, à ce que le service des Algériens fût fait dans des régimens de France, et réciproquement que les corps d’Algérie fussent largement recrutés parmi des conscrits français ; ceux-ci pourraient être choisis de préférence dans les régions qui fournissent de bons candidats à l’émigration, Alpes, Pyrénées, Massif Central. Le travail, à la caserne, doit être surtout militaire et non post-scolaire, mais la vie seule dans une garnison d’Algérie, un mois de manœuvres dans le bled présentèrent au jeune soldat de France assez de spectacles nouveaux pour éveiller sa curiosité et peut-être le fixer dans la colonie. S’il était permis de risquer une opinion sur la transformation de notre régime militaire, nous dirions que l’Algérie est le cadre indiqué pour la formation et l’instruction de régimens français coloniaux, recrutés exclusivement par engagemens volontaires, réserve toujours prête pour des expéditions d’outre-mer, et pépinière de colons, par concessions foncières à l’expiration du service… Mais ceci touche à bien des questions qui ne sont pas seulement algériennes.

Enfin les réunions de Congrès qui se tiennent en Algérie, les caravanes de touristes, les Expositions sont des procédés non négligeables de publicité loyale et de « brassage social. » En 1902, les Sociétés françaises de géographie, saisissant l’occasion d’un problématique millénaire, se réunirent à Oran ; d’autres groupes sont venus depuis, de la Ligue de l’enseignement, des mutualistes, des gymnastes, etc. ; il n’y a pas une fédération tant soit peu vivante qui ne propose à ses adhérens, aux vacances de Pâques en général, l’attrait d’une tournée en Algérie ; et nous ne séparons pas la Tunisie de l’Algérie. N’a-t-on pas organisé naguère une excursion parlementaire dans l’Afrique du Nord, — on dit qu’elle fut riche en découvertes, — et, cette année même, un groupe de députés ne projetaient-ils pas une tournée d’études dans la Chaouïa marocaine ? Le beau vignoble de Bougie, si justement appelé lyonnais, date d’une visite de quelques conseillers généraux du Rhône, en 1880, et nous pourrions citer d’autres cas plus récens d’œuvres considérables, toutes françaises, nées d’enquêtes de ce genre.

Les Expositions de l’Algérie n’ont plus le caractère d’attractions plus ou moins licencieuses reproché à des manifestations plus anciennes. L’utilité en fut exactement expliquée, au cours d’une discussion des Délégations, en mai 1905, à propos de l’Exposition coloniale de Marseille ; l’exotisme y est désormais sacrifié à la documentation sérieuse, sans que le pittoresque y perde nécessairement rien : ainsi le service de la colonisation est fort agréablement présenté dans une maison de colon, celui des forêts dans un coquet pavillon tout entier construit en bois du pays. Ces leçons de choses n’ont pas été données seulement en France, mais en Belgique, en Angleterre ; il nous souvient du plaisir avec lequel les visiteurs anglais de l’Exposition de Londres, et, parmi eux, des coloniaux experts, détaillaient la section de notre Algérie. De telles exhibitions provoquent au tourisme ; très justement les pouvoirs publics encouragent, en Algérie, les syndicats d’initiative, les comités de propagande et d’hivernage ; il n’est pas indifférent de publier que, si la chasse au lion n’est plus qu’un souvenir dans l’Atlas, des sociétés d’alpinistes et de skieurs réservent les surprises les plus attachantes aux amateurs de ces sports, dans la Kabylie, l’Ouarsenis, même aux portes de Blida. L’Algérie pacifiée, colonisée, frayée, commence à faire figure, chez nous, parmi les pays-curieux qu’il est facile de voir, élégant d’avoir vu.


Informés exactement de ce qu’a valu pour l’Algérie le régime que la France lui a délibérément octroyé, nous sommes portés à en réclamer pour elle l’incessante amélioration. L’opinion publique, en France, est résolument favorable à notre belle colonie ; on souhaiterait qu’il en fût de même en ce qui concerne le Parlement ; l’esprit des rattachemens, partout en recul, a trouvé dans l’enceinte législative sa dernière retraite. Il est impossible de traiter l’Algérie avec un dédain plus injuste que ne l’a fait la Chambre dans l’affaire de l’Ouenza, malgré les avis unanimes de toutes les compétences ? Un contrat laborieusement préparé depuis près de dix ans, revêtu de toutes les approbations utiles, assurerait la prochaine exploitation de riches gisemens de fer, dans la province de Constantine ; la Société concessionnaire se chargerait, sans garantie, de construire les 200 kilomètres de voie ferrée réunissant la mine au port de Bône, et sans laquelle elle demeure une richesse inerte ; or les lois exigent un vote des Chambres, car il s’agit d’un chemin de fer d’intérêt général ; depuis deux ans passés, que le projet est au point, la Chambre a toujours différé ce vote de simple bon sens…

Contre une pareille malveillance, l’Algérie proteste, et elle a raison. Les adversaires de l’Ouenza allèguent divers prétextes ; au fond, il s’agit d’empêcher la concession d’une mine à des capitalistes particuliers ; l’Algérie perd chaque année, en redevances sur les minerais qui seraient extraits, un million de francs au bas mot, de quoi gager un emprunt de 25 millions, … mais périsse l’Algérie plutôt qu’un principe ! En attendant, les marchands de fer de Suède et d’Espagne se félicitent que les apports de l’Ouenza ne viennent pas encore diminuer leurs bénéfices ; des concurrens profitent d’une défaillance française ; l’Algérie s’irrite. Des publicistes tracassiers s’emparent de ces doléances, agitant la menace d’un prétendu séparatisme algérien. C’est là calomnie pure ; les Algériens sont profondément Français et, comme le disait un des leurs à ses collègues, en pleine Chambre, « il n’y aura jamais en Algérie d’autre séparatisme que celui que vous créerez ici. » Au cas où le Parlement, captif d’influences impérieuses, ne voudrait pas prendre sur lui d’approuver indirectement, en votant le chemin de fer, la convention de l’Ouenza, il pourrait, interprétant la loi du budget spécial, autoriser l’Algérie à concéder elle-même les voies ferrées dont la construction ne grève pas ses finances ; de cette manière ou d’une autre, il importe de clore cet insupportable litige qui met sottement à l’épreuve la patience des Algériens.

Nous n’aurons pas à regretter, nous plaçant à un point de vue plus élevé, qu’il soit fait droit à leurs désirs légitimes. L’esprit de l’Afrique du Nord est moins doctrinaire que celui de la métropole ou, si l’on préfère, des partis politiques dont la prépondérance y est aujourd’hui dominante ; les Algériens sont des coloniaux, gens de réalisations, comme les Américains dont ils rappellent certains traits ; les Délégations ont représenté, pour la première fois dans notre histoire législative (car l’essai tunisien fut d’abord plus réduit), une tentative pour concilier les droits du suffrage individuel avec le respect des intérêts acquis ; c’est une expérience, et ce peut être aussi un exemple. Une curieuse enquête se poursuit en ce moment, dans la presse métropolitaine, sur la primauté du Midi français dans la politique ; il serait piquant, et il n’est pas impossible, qu’un utile correctif soit apporté au vieux pays par la société néo-française du Midi de son Midi. En souhaitant le développement de l’autonomie algérienne suivant l’orientation du budget spécial, nous exprimons donc, en définitive, un vœu qui ne s’adresse pas à l’Algérie toute seule, mais à l’Algérie liée étroitement à la France, élément dès aujourd’hui notable et demain peut-être décisif de notre équilibre national.


HENRI LORIN.

  1. Le budget total pour 1911, y compris recettes et dépenses sur fonds d’emprunt et prélèvemens sur la caisse de réserve, se balance à 144 550 000 francs. Décret du 20 décembre 1910.)
  2. Le Bône-Guelma n’a pas disparu du fait de ce vote ; il reste une compagnie exclusivement tunisienne. Voyez, à ce sujet, l’étude de M. Lacour-Gayet, dans la Revue du 15 mai 1911.