Dix Années de roman français
Il serait assez téméraire de prétendre offrir, dès aujourd’hui, aux lecteurs de la Revue, l’esquisse complète et détaillée de l’histoire du roman français au cours des dix dernières années. Moins encore pourrait-on songer à établir une sorte de catalogue technique des livres et des noms qui furent, durant ce bref espace, mis en vedette. Aussi me hâté-je de reconnaître le défaut de recul ainsi que maintes lacunes inévitables dans les réflexions qui vont suivre. Des artistes d’un très réel mérite, des œuvres très intéressantes ne trouveront point leur place, — et je le regrette, — dans cette sorte de vue perspective qu’il m’a paru intéressant d’ébaucher sous la forme d’un résumé rapide et synthétique. Heureux encore si j’arrive à y préciser, sans trop d’aridité, quelles furent, depuis l’effacement du naturalisme, les tendances dominantes dans le genre romanesque ! Quelque nombreuses, quelque contradictoires, quelque embrouillées que puissent être les influences agissantes, une orientation primordiale se dessine presque toujours, après deux ou trois lustres, dans l’évolution d’une littérature ou d’une esthétique. Le présent travail offrira peut-être cette utilité d’en établir la coordination et l’ensemble : il n’a point d’autre ambition ?
Le mouvement qui, déjà vers 1895, se manifestait dans le roman, la tendance à mêler tous les genres et à s’affranchir des écoles, n’a cessé d’aller en s’accentuant.
Quelques observateurs hâtifs en ont conclu à une riche et nombreuse diffusion d’écoles : n’en faudrait-il pas plutôt déduire l’absence d’école maîtresse, ou même une sorte d’anarchie confuse à laquelle serait livré momentanément ce domaine de la littérature d’imagination ? Pour peu qu’on y veuille réfléchir, on sera bien forcé de reconnaître qu’il n’y a plus d’écoles aujourd’hui, mais bien des influences et des imitations, et que les apparences d’écoles encore subsistantes répondent seulement à quelques groupemens arbitraires. La confusion qui semble régner dans les productions actuelles de nos romanciers n’est, aussi bien, qu’une répercussion de l’anarchie générale à laquelle tendent les ardeurs fiévreuses de notre époque. Si, pourtant, nous en venons à rechercher quelles causes ont pu amener ce fléchissement des maîtrises dirigeantes, nous en découvrirons de singulièrement diverses.
Il faudra noter, principalement, l’individualisme impérieux dont la littérature française se pénètre de plus en plus, à mesure que tous les genres donnent un peu l’impression d’être épuisés et que chacun, néanmoins, poursuit une originalité trop souvent fuyante ou inaccessible. Mais, presque au même degré, devrait entrer en ligue de compte la débâcle du naturalisme. Elle ne fit que précéder le déclin où semble tombé à son tour le roman de psychologie pure, né lui-même d’une réaction contre l’école antérieure. Il y a vingt ans, le roman naturaliste, sorti du réalisme relatif de Balzac et de la conception pessimiste de Flaubert, régnait absolument. Il s’effondra vite, parce qu’il eut le tort de borner toute son esthétique à la description exacte et méticuleuse des milieux et des mœurs, et parce que, comme on l’a dit, « à force de ne voir partout que des faits, on avait oublié les idées. »
Les idéalistes, ayant d’abord profité de cette chute, choppèrent contre recueil opposé. Pour avoir voulu régénérer le roman par l’emploi d’une psychologie presque uniquement dressée à surprendre et à noter le jeu des plus furtifs mouvemens de l’âme, ils ont quintessencié à l’excès, ils ont trop raffiné, trop subtilisé ; ils sont vite devenus ennuyeux. Toutefois, ni le naturalisme, ni l’école psychologique ne disparurent sans laisser des traces de leur influence. Un grand nombre d’œuvres notoires dérivent, actuellement encore, de Flaubert, des Goncourt et aussi de Zola. Le roman d’aujourd’hui leur doit un renouveau d’exactitude, un rajeunissement pittoresque, une attention plus soutenue et plus éclairée dans la peinture des milieux, ainsi que le souci d’un cadre élargi et précisé, souci presque inconnu jusqu’à Madame Bovary.
N’hésitons point, en revanche, puisque c’en est ici l’occasion, à rendre le naturalisme responsable de l’une des plaies qui ont le plus violemment attaqué l’organisme du roman moderne depuis le jour où l’école de Médan parvint à triompher. Je veux parler de la pornographie littéraire. Ce n’est pas que la grivoiserie et même l’obscénité ne soient toujours demeurées comme un feu latent qui couve à toutes les époques dans les sous-sols du donjon romanesque, et cela, je le crois bien, dans toutes les littératures. Car c’est fort injustement que la langue française, véhicule universel des idées et des sentimens, se trouve incriminée par le fait de tous les impudens qui, pour arriver à une profitable diffusion, lui empruntent son admirable lexique. Sans nous occuper même des ignominies fabriquées en terre batave et mises au compte de la France, il ne faut pas oublier que les livres français les plus audacieux et les romans les plus cyniques restent plutôt des articles d’exportation. Lus à l’étranger, presque uniquement par des étrangers, — auxquels il serait bien aisé pourtant, s’ils le voulaient, de trouver dans leurs propres officines de quoi satisfaire leurs goûts les plus spéciaux, — ces ouvrages contribuent à faire la fortune du lieu commun légendaire « de la corruption française, » non moins que celle du cliché classique sur le « dévergondage » de la littérature au pays de Molière.
Cette protestation contre un préjugé qu’il est assez agaçant de voir entretenir avec une ferveur trop intéressée pour n’être pas tendancieuse, ne peut nous dispenser d’admettre la responsabilité de quelques-uns des plus célèbres écrivains dans cette délicate matière.
C’est un signe des temps nullement négligeable, que certaines investigations, jadis abandonnées aux exploiteurs de scandale ou réservées à quelques spécialistes dissimulés, soient aujourd’hui pratiquées au nom d’un prétendu droit de tout dire, par des artistes supérieurement doués d’ailleurs.
Parfois même, ce culte d’un amoralisme aisé, très favorable aux dilettanti, pousse des esprits blasés, las du bel air et des vices alanguis, jusqu’aux pires recherches, et l’on voit des romanciers originaux employer leur art ironique et subtil à écrire des romans déconcertans, comme le Bubu de Montparnasse dû à M. Charles-Louis Philippe, ou comme le Tigre et Coquelicot signé par M. Charles-Henri Hirsch, qui sont narrées avec quelques qualités de style, les véritables éphémérides des hors la loi et de la crapule. Des lettrés, enfin, se réclamant de leur sincérité et de leur ingénuité de nature, affirment que tout être humain a le droit de dire ce qu’il a vu, de décrire tous les milieux qui ont façonné son moi et toutes les influences qu’il a subies, — eût-il assisté aux pires débauches, eût-il vécu dans une atmosphère irrespirable de pourriture, eût-il enduré des contacts inavouables. — Si l’un d’eux est un écrivain de génie, il peut lui arriver alors de créer des livres dont l’émouvante et exécrable ardeur énerve et révolte. Mais le cas est rare, et l’écueil le plus redoutable de cet appel fait aux séductions de la décadence réside dans l’imitation imbécile et plate que cherchent à réaliser des scribes du dernier ordre, innommables ravaudeurs du vice, séduits par le succès de quelques privilégiés.
La fortune du roman psychologique n’a point subi un retour aussi défavorable que celle, du roman naturaliste. Si ses excès ont fatigué les lecteurs qui veulent surtout trouver dans le récit imaginatif un divertissement, l’influence de ses promoteurs demeure plus actuelle et plus durable, aujourd’hui même, que l’action déjà étrangement caduque des naturalistes exagérés.
Et, d’abord, n’est-ce pas à l’école de M. Paul Bourget qu’il faut attribuer l’honneur, pour le roman français à la fin du XIXe siècle, d’avoir prêté à la vie de l’âme et à la mentalité des personnages mis en scène, une observation plus exacte, plus intuitive, et une attention plus sympathique ? N’est-ce pas la réaction provoquée par lui qui a réintégré dans le roman le souci du sentiment poétique et l’élégance qui substitue à la crudité des termes certaine préoccupation cérébrale désormais muée en ironie, — une ironie que nous apprécions d’autant plus qu’elle éloigne l’écrivain comme le lecteur des bassesses recherchées autrefois ?
S’il n’existe plus à proprement parler d’écoles ou, du moins, s’il est vrai de dire qu’aucune école ne peut prétendre conduire le mouvement actuel, il s’est formé des groupemens, sortes de chapelles sans dogmes neufs, mais qui visent à faire prévaloir certaines esthétiques nettement distinctes les unes des autres. Ainsi pourrions-nous, sans nous arrêter aux pseudo-écoles du naturisme ou de l’humanisme, distinguer aujourd’hui, dans le roman français, trois ou quatre courans principaux.
Il y aurait surtout à y rechercher la répercussion du tourment social contemporain, répercussion plus ou moins étroitement associée au réveil des études historiques, ainsi qu’à l’examen des forces qui, à travers les temps, ont pesé sur les sociétés : la fortune du roman de mœurs sociales et collectives s’explique par-là merveilleusement.
Cette même hantise a fait surgir chez beaucoup de romanciers l’inquiétude traditionaliste, un désir pressant de retour au passé. Ces élans, à leur tour, unis déjà chez certains d’entre eux à l’inquiétude des forces morales signalées plus haut et à la poursuite documentaire des fastes historiques, se sont rencontrés principalement parmi les artistes les plus attachés à leur province, parmi des conteurs régionalistes qui, dans la connaissance exacte et chaleureuse de leur sol, ont puisé d’excellentes raisons pour aimer plus tendrement leur foyer natal, le sûr et sacré palladium des mœurs ancestrales.
Tandis qu’ils se livrent au démon intérieur qui fixe à leur activité un but, une pensée d’apostolat, de solidarité ou d’enseignement, d’autres, très nombreux, continuent à n’écrire que pour faire œuvre d’art, à ne conter que pour le plaisir de conter. Des soucis de culture classique, l’utilisation d’une langue mordante ou savoureusement pastichée d’après l’ancien langage du XVIIe siècle, figurent au premier plan de leur idéal esthétique. C’est à tort, d’ailleurs, que l’on a voulu voir une fausse renaissance du classicisme dans ces contes philosophiques et satiriques dont M. Anatole France fut presque seul à associer la ciselure verbale à des vues nihilistes de pamphlétaire social. Il serait, enfin, aussi puéril qu’injuste de ne point mettre en valeur l’un des faits les plus significatifs que le roman français ait eu à enregistrer naguère dans ses annales : je songe à l’envahissement du genre, — sous la poussée du féminisme à la mode, — par un nombre toujours croissant de femmes écrivains.
Est-ce là tout et aurons-nous dit le nécessaire, au moins, quand nous aurons repris avec quelque détail l’analyse de chacun des courans caractéristiques indiqués ici ?
Non, puisque, dans la multiplicité des romanciers indépendans qui semblent n’appartenir à aucun de ces courans, quelques-uns se sont imposés au public d’une manière irrésistible. C’est ainsi que l’évolution de M. Joris-Karl Huysmans vers l’art catholique nous a valu des œuvres fortes et singulières ne relevant presque plus de l’imagination, mais plutôt du genre des mémoires et de l’autobiographie, et qui resteront comme de ferventes études lyriques d’art religieux. La Cathédrale, Sainte Lydwine de Schiedam, l’Oblat, les Foules de Lourdes ont achevé l’œuvre qu’En route faisait entrevoir déjà. De tels travaux, qui contribuent à l’exaltation de la pensée catholique, permettent de joindre aux fidèles de la tradition cet ironiste terrible et courroucé, cet idéaliste enflammé qui, en même temps, demeure un tenant du réalisme incorrigiblement amer, un écrivain savoureux à la plume corrosive, pittoresque et comme perforante. Sans doute ; M. Huysmans fut attiré vers l’Eglise par le prestige de sa grandeur morale et par le culte qu’il portait en lui de la beauté mystique. Gardons-nous néanmoins de négliger le symptôme de ce retour vers l’Eternelle combattue, à l’heure grave dont le glas sonne à nos oreilles et, nous reportant au début du XIXe siècle, après la tourmente révolutionnaire, songeons qu’un élan analogue — toutes proportions gardées d’ailleurs ! — trouva son incomparable expression dans le Génie du Christianisme…
L’exotisme, enfin, a été développé par le goût des voyages et par les facilités nouvelles que créèrent les incessans progrès scientifiques. Ce sera, apparemment, le durable prestige dont l’œuvre entière de Pierre Loti demeurera auréolée, que l’âme des races enfantines ait pu trouver dans cette œuvre une aussi saisissante expression, en même temps qu’elle y trahissait toute sa grâce voluptueuse et un peu obscure. Depuis dix ans environ, — et jusqu’aux Désenchantées, l’un de ses succès les plus retentissans, — Pierre Loti a surtout fixé dans ses écrits les souvenirs d’une existence aventureuse, avec des silhouettes et des fantômes d’Extrême-Orient. Cela forme une série d’ouvrages où son originalité de peintre inimitable de l’exotisme s’est montrée toujours grandissante : les Reflets sur la sombre route, Vers Ispahan, la Troisième Jeunesse de Mme Prune, l’Inde (sans les Anglais), les Derniers Jours de Pékin, etc. Dans ce dernier volume, par exemple, — qui nous reporte aux événemens dont la Chine fut le théâtre après la prise de Pékin, et tandis que les batailles finissaient dans l’effondrement des pagodes ou dans les sinistres lueurs d’incendies grandioses, — apparaissent un laisser-aller plein d’art, une ordonnance savante dans son apparent désordre, des impressions qui ont l’air d’être fugitives et dont la mémoire demeure obsédée. Une gradation insensible y élève notre émotion de la simple curiosité à l’angoisse, de la vibration patriotique aux méditations inquiètes du philosophe et du moraliste. Qui mieux que Pierre Loti a su atteindre la puissance communicative dans les sensations que son art provoque ? L’aiguë et pénétrante sensibilité de celui d’entre nos écrivains qui a le plus fidèlement exprimé l’anxiété mortelle et vague qui pèse sur une époque préoccupée de l’anéantissement final, — la cruelle nostalgie du poète expert à rendre, d’une façon crispée jusqu’à l’oppression, la fuite irréparable des choses, la ruine des civilisations et des empires, — ont trouvé des moyens nouveaux d’expression et éveillé en nous des impressions non ressenties encore. L’idéaliste amer et désabusé qui double chez Pierre Loti un réaliste instinctif et génial, surgit ainsi à chaque page de ce livre pour extraire une leçon grandiose d’un épisode véhément ou furtif. Tout le passé fantasmagorique qui se résume aux yeux de nombreuses générations éblouies dans cette expression « Céleste Empire, » s’abolit sous nos yeux : et cette débâcle tragique, Pierre Loti l’a décrite en quelques tableaux effrayans, éclairés d’une observation directe, mais imprégnés inoubliablement d’une mélancolie recrue et d’une sorte d’horreur. Lui qui, dans ses délicieux volumes sur le Japon, nous donna des albums d’un pittoresque si aigu, lui qui sut évoquer avec une si lumineuse fidélité des paysages de féerie, des scènes comiques ou attendries, voire des gestes de simple grâce animale, il a découvert ici l’élan aveugle de la brute humaine déchaînée et l’épouvante des tortures ingénieuses, affinées par des siècles de pratique infernale.
Dans son art, néanmoins, la même simplicité des moyens se manifeste toujours. Pierre Loti a vu ce que tous ont pu voir ; mais les choses fermées le plus hermétiquement aux yeux de tant d’autres, les symboles les plus jalousement gardés le frappent, lui, et s’illuminent pour ses regards de voyant. Un don mystérieux précise dans son imagination les images éblouissantes ou corrosives qu’il veut sauver de l’oubli. Et sa palette d’artiste lui offre toujours, à point nommé, des couleurs entre toutes adéquates et reconnaissantes. Puis il parle, et une solidarité intense est éveillée en nous par sa parole ; on croit entendre le cri d’une âme tordue par des affres déchirantes et subtiles. C’est qu’il y a au fond même de sa personnalité d’écrivain, une large tendresse de cœur, un sens d’apitoiement toujours éveillé, et prêt à comprendre toutes les douleurs et toutes les misères. Quand nous lisons les Désenchantées, nous nous demandons si quelque vague de ce courant si puissant de solidarité, — que nous verrons envahir les plus remarquables romans d’aujourd’hui, — n’a pas effleuré l’âme de Pierre Loti à son tour et si ce n’est pas comme une contribution à l’élan de nos romanciers vers un art social et économique qu’il faut envisager ce roman de pitié et de compréhension fraternelle ? Nous n’avons pas à rappeler aux lecteurs de la Revue les beautés du récit et la magnificence de son cadre ; il importe pourtant de faire admirer l’enthousiasme et l’éternelle jeunesse de cœur qui brûle, comme un feu mystérieux, sous la conception de l’artiste. Ce ne sont pas seulement d’incomparables paysages dont les lignes se profilent avec une grâce ensorcelante, c’est toute la vie lamentable et somptueuse des pauvres femmes turques, opprimées dans l’étau de coutumes millénaires, qui est reconstituée et racontée avec autant, de généreuse mélancolie que de flamme indignée. L’atroce détresse de ces malheureuses, desséchées moralement et physiquement étiolées sous le ciel paradisiaque de Stamboul, parce que sur elles semble retombée la lourde pierre d’une civilisation morte, voilà ce que les Désenchantées ont pour jamais buriné dans notre mémoire.
Un grand nombre de romanciers ont donc été amenés à introduire un élément nouveau dans la vie des personnages qu’ils créaient pour animer leurs fictions. Ils en sont venus à mêler à la psychologie des héros, ou des groupes destinés à personnifier telle ou telle conception de l’existence, un ressort moral qui n’était plus seulement la passion ou les émois personnels de ces hommes, ni les réactions produites sur leur âme par ces mouvemens. Ils ont prétendu, de plus, montrer en eux l’action des forces sociales et nous faire surprendre les transformations que le travail des idées et que les vicissitudes des mœurs ont opérées dans la vie d’un peuple ou dans l’histoire d’une race. La double influence des préoccupations économiques, d’une part, — c’est-à-dire l’inquiétude née du bouillonnement manifeste dont les couches laborieuses ou souffrantes sont depuis longtemps agitées, — et, d’autre part, le renouveau de curiosité qui s’est porté vers les études historiques avec une force impétueuse dont le succès des « Souvenirs » et des « Mémoires » fournir chaque jour une attestation suffisante, cette double influence a agi finalement sur le roman lui-même, devenu social et collectif.
M. René Doumic, ici même, a caractérisé le roman collectif en disant qu’il emprunte au roman historique son cadre et sa matière. Mais son objet n’est plus de ressusciter de grands personnages, de nous faire pénétrer dans leur intimité, ni de nous montrer comment des êtres fictifs et individuels ont pu se comporter sous l’influence réelle d’un milieu exactement reconstitué. C’est, désormais, la collectivité elle-même, tout un ensemble d’êtres de semblable origine ou associés dans une existence commune, qui devient le véritable héros du roman. Ce genre, à la vérité original et neuf, répond à un besoin de notre imagination. Il ouvre devant elle un vaste champ inexploré et vierge encore ; il peut rendre au roman historique la vitalité et la fécondité, en y faisant pénétrer une psychologie jadis tout à fait négligée ou sacrifiée au décor.
La juxtaposition et la confusion des genres n’a pas épargné le roman social. Il suffit, pour s’en convaincre, de passer en revue la longue théorie des écrivains qui ont été en proie à l’inquiétude dont cette forme littéraire générale est la furtive expression. Théorie imposante et un peu bousculée, qui, pour prendre un exemple parmi les derniers venus, va de M. Léon Frapié, — lequel a exprimé dans la Maternelle, et de façon bien saisissante, les misères et les tares de l’enfance abandonnée, — jusqu’à M. Maurice Barrès, artiste de grande envergure, qui pourrait être réclamé tout à la fois par les romanciers d’histoire collective, les romanciers sociaux, les régionalistes et les tenans de la tradition !
Nous voici invités à faire immédiatement, parmi les nombreux écrivains d’imagination hantés d’une même préoccupation, un premier classement.
Ce groupe initial pourra réunir les romanciers qui se sont tout uniment imposé pour but de peindre dans leurs œuvres la misère du peuple et l’infortune des prolétaires industriels ou agraires, d’interroger la vie des pauvres diables, et de tenter de l’adoucir, soit en montrant sous des couleurs désolées et terrifiantes les plaies dont ils souffrent, soit en proposant quelque remède pour les guérir. Parmi les tout premiers il y aurait lieu de nommer ici M. Edouard Rod.
Dans la plupart de ses romans récens, qui sont d’une inspiration singulièrement probe et vibrante, dans l’Eau courante comme dans l’Incendie, dans Un vainqueur comme dans l’Indocile, il a su joindre, à une grande fidélité de peinture et à la simplicité classique des moyens, une connaissance profonde de la vie morale contemporaine. Au cours des deux derniers, il a magistralement exposé le problème de la situation faite au capital par cette lutte sans merci que le travail a engagée contre lui. Certains passages d’Un vainqueur resteront comme des modèles de discussion lucide et honnête sur ce passionnant sujet. L’Indocile nous suggère une image fidèle du désarroi dans lequel se débat le malheureux que l’on prive systématiquement de toute croyance, pour la remplacer par la panacée illusoire d’un socialisme aussi tyrannique dans son esprit d’intolérance jacobine que ridicule dans ses moyens de crochetage et de mouchardise.
Ses romans qui appartiennent au genre des études sociales étaient fatalement exposés à présenter quelques-uns des défauts propres aux romans à thèse, — puisque l’auteur est acculé à prendre parti, — et nous les découvrons aisément, dans Un vainqueur ou dans l’Indocile, en dépit des efforts visibles pour éviter cet écueil. Mais la politique passionnée est étrangère à M. Rod. Sa mentalité n’est qu’un prolongement de la pitié dont nous avons vu naître les premières manifestations sous l’influence des grands écrivains russes : et cela seul donne à ses œuvres un caractère nettement social. Une solidarité fraternelle très éclairée, un grand dégoût des agitations malfaisantes dues aux politiciens, tels sont les sentimens qui dominent l’œuvre actuelle de l’auteur de l’Ombre descend sur la montagne, et c’est ce que nous trouverons à la base de son pessimisme attristé. Sans doute cherche-t-il à composer une synthèse impersonnelle et probe de la complexité des luttes qui — au milieu de la contradiction des théories — déchirent aujourd’hui la masse des producteurs et celle des travailleurs ; sans doute l’énigme des lois propres à l’organisation sociale existante et l’impossibilité d’échapper à leur force inexorable demeure-t-elle au fond de livres comme Un vainqueur ou comme l’Indocile ; mais, chez l’auteur, le résultat est moins une révolte, une thèse de rébellion ou d’anarchie, qu’un besoin de large et tendre sympathie.
Et tel est bien le sentiment qui domine dans tout un ensemble d’œuvres contemporaines, où l’action sociale se fait sentir moins par une défense de principes — comme c’est au contraire le cas dans Un divorce de M. Paul Bourget, ou comme, à l’opposé, on le constate dans les romans socialistes de M. Jean Grave et de son école, — que par un penchant secret et irrésistible vers les humbles à qui l’existence est dure, vers l’étude de leurs joies fugitives et de leurs longues souffrances.
Il suffit de citer, pour les rattacher encore à ce mouvement, De toute son âme ou Donatienne de M. René Bazin, qui sont de beaux types de romans traditionalistes dont nous aurons à reparler. Mais j’y voudrais joindre aussi certaines productions de MM. J.-H. Rosny. Ces écrivains, sans négliger d’explorer les veines les plus diverses de la mine imaginative, ont tenté, dans le Fardeau, publié récemment et longtemps après le Bilatéral, une étude inquiète et poignante de la pauvreté honteuse, étude dont l’inspiration se relie à celle d’un de leurs romans les plus remarqués : l’Impérieuse Bonté. Puis viendrait M. André Couvreur dont les livres un peu brutaux et engorgés peut-être, (Les Dangers sociaux) ont affirmé avec talent des visées scientifiques et économiques, trop dégagées, — il est vrai, — de certains soucis d’art. Il leur est acquis, du moins, d’avoir dévoilé les misères les plus graves de notre organisme familial et social à l’heure présente. M. Adolphe Brisson dans Florise Bonheur, M. G. Geffroy dans l’Apprentie, s’intéressèrent à l’existence des petites ouvrières parisiennes, le premier avec une sympathie sereine, le second avec plus d’âpreté. Enfin des œuvres comme les Primaires de M. Léon Daudet tiennent sans doute du pamphlet, mais elles sont significatives d’un malaise endémique au même point que le vigoureux roman de M. Jean Nesmy, les Égarés, qui a conquis le public en traçant une analyse impitoyable du mal dont souffre, au moment présent, toute une partie des éducateurs français : l’internationalisme.
Si l’on envisage la production du roman dans la variété si abondante qu’elle a présentée au cours de ces dernières années, on aura vite fait de remarquer que la forme le plus volontiers choisie par les écrivains travaillés de tendances sociales a été le vaste tableau collectif, le roman de foules et d’ensembles. Déjà, dans Germinal, comme du reste dans presque toutes les productions d’Emile Zola, l’effort principal de l’écrivain s’est porté avec insistance sur le maniement et sur la mise en circulation des groupes nombreux de personnages, effort inusité jusqu’à lui, sauf dans telle composition de génie comme les Misérables. L’œuvre du maître de Médan est trop connue pour qu’il puisse y avoir quelque utilité à insister sur ce point. Bornons-nous à noter que, après avoir écrit ses retentissantes compilations où certaines parties demeurent solides, — précisément celles qui touchent à ces ensembles, — Zola a terminé sa carrière par des livres dont ses plus grands admirateurs eux-mêmes ont malaisément tenté de défendre l’esthétique appauvrie. Paris, Fécondité, Travail apparaissent comme des ouvrages indigestes, dans lesquels le parti pris des thèses et la superficialité de l’observation éclatent crûment et achèvent d’en amoindrir la discutable valeur artistique. Et toujours les problèmes sociaux ont hanté despotiquement la pensée de l’auteur des Rongon-Macquart, au point qu’il a fini par se perdre dans le réseau enchevêtré des théories et des expériences.
Mais déjà, au temps même où Emile Zola paraissait innover en ce sens, un mouvement se dessinait assez précis vers le roman social et vers le roman d’histoire ainsi transformé par la psychologie collective.
Ce genre, il est vrai, répond le mieux, et de la façon peut-être la plus attrayante, à toutes nos curiosités comme à la plupart des élans intellectuels ou sentimentaux qui dominent notre société contemporaine. Il prétend nous livrer, en images et en fresques imposantes, un résumé schématique de tout ce qui s’agite dans le monde de la pensée, désormais occupé presque morbidement de philosophie et de sociologie. Tantôt nous avons affaire à un ironiste plein de détachement caustique qui transcrit, en les colorant au gré de ses préférences mentales, les mouvemens de l’histoire politique instantanée : c’est l’œuvre de M. Anatole France, dans le Mannequin d’osier, dans l’Anneau d’améthyste, dans l’Orme du Mail, où, si plaisamment, nous apparut le significatif M. Bergeret. Mais ici la forme, incomparable d’élégance sobre et de nette limpidité, atténue la violence cachée des idées, et c’est pourquoi ce romancier, — qui se révéla artiste si voluptueux dans le Lys rouge, — trouverait sa place naturelle parmi les conteurs auxquels nous attribuons la présente renaissance du classicisme.
Les vrais protagonistes de cette sorte de roman sont M. Paul Adam et MM. Paul et Victor Margueritte. Leurs œuvres les plus récentes nous permettent d’admirer d’abord le don particulier qui leur est commun de faire se mouvoir les vastes ensembles, et d’évoquer puissamment les épopées de l’histoire.
Avant d’insister sur la carrière fournie par ces romanciers dans la direction qui nous occupe, arrêtons-nous un instant encore aux causes génératrices de cette nouvelle transformation opérée dans la fiction romanesque. Le terme même de « roman collectif » appartient, je crois l’avoir dit, à M. René Doumic[1]. D’après lui, la fortune sensationnelle du nouveau genre serait le résultat d’une sorte de fatigue ressentie par le public et par les auteurs eux-mêmes à l’égard de la littérature purement Imaginative. Il y aurait à discuter si les symptômes relevés dans le déclin de certaines formes de cette littérature, et qui pourraient venir d’une surproduction exagérée, doivent être considérés comme l’indice d’une sorte d’épuisement dans les facultés d’invention, d’analyse, d’observation, de création enfin chez les romanciers actuels. Et de même, il n’est pas démontré que les auteurs aient voulu, pour rajeunir le roman, en faire une manière de compromis avec l’histoire, en substituant, de propos délibéré, à une œuvre presque uniquement fantaisiste et fictive, un travail surtout documentaire. Il est aisé de s’en apercevoir si l’on parcourt les derniers parus parmi les principaux romans d’histoire qui sont presque tous sortis d’une inspiration patriotique et du culte pour les résurrections légendaires. Mais nous estimons très exactes les causes que M. René Doumic invoque ensuite pour expliquer le succès du roman collectif. Elles semblent indépendantes de tout épuisement dans les facultés des romanciers ou dans la sève du genre lui-même.
Il convient de parler d’abord ici du renouveau extraordinaire de l’influence de Balzac. Tout comme le colossal auteur de la Comédie humaine, les plus puissamment musclés d’entre nos écrivains d’imagination ont voulu se mettre eux-mêmes tout entiers dans une œuvre de trame continue ; rassembler de nombreux personnages et poursuivre leurs destinées à travers des compositions successives, les montrer en action, et observer leurs mobiles ou le jeu de leur énergie au milieu des aventures les plus diverses. Ainsi se sont-ils efforcés de construire des monumens dont l’imposante architecture rappellerait l’échafaudage immortel de l’œuvre balzacienne. Au même moment, l’engouement inattendu pour les mémoires, pour les souvenirs, pour les memoranda qui ont envahi les marges de l’histoire, a paru leur indiquer la voie. On a vu surgir, à côté des reconstitutions curieusement documentaires analogues au Saint-Cendre ou au Blancador l’Avantageux de M. Maurice Maindron, le roman « d’histoire et de psychologie collective. » Le goût pour les évocations du passé a exigé non plus de secs et graves récits, mais des tableaux vivans, des narrations animées, des anecdotes, des souvenirs intimes. La recherche minutieuse du détail rétrospectif a remplacé l’impressionnisme aux notations ultra-modernistes. Des études purement historiques, où la psychologie s’est introduite pour les transformer, la préoccupation des ensembles, la hantise des sentimens collectifs et celle des phénomènes de l’esprit de corps ont passé dans le roman. « Une foule, un groupe quelconque a une âme qui n’est pas la somme de toutes celles qui la composent, mais qui en est plutôt la résultante. » C’est ainsi que l’on peut rattacher l’avènement de ce genre au retour des curiosités vers l’histoire pittoresque et aux progrès de la psychologie collective.
L’histoire politique a incontestablement dominé la pensée sociale et philosophique de M. Paul Adam et de MM. Paul et Victor Margueritte. Les romans de l’auteur du Thé chez Miranda et principalement la Force, la Ruse, l’Enfant d’Austerlitz, etc., présentent, à côté de leurs défauts, de très grandes qualités. M. Paul Adam intéresse toujours, soit qu’il ait pour principal objet de peindre la vie tumultueuse, grisante, la frénésie des appétits jouisseurs, comme dans la Force, soit qu’il choisisse pour sujet la Restauration, époque grise, contradictoire et confuse, et qu’il s’attache à en raconter les complots, les menées conspiratrices et tout le douloureux travail clandestin qui la mina. Doué d’un pouvoir d’imagination qui n’a pas été accordé à beaucoup de ses imitateurs, capable, dans ses reconstitutions, de préciser les larges teintes des ensembles par une notation exacte du détail le plus mince, et, en apparence, le plus fugitif, M. Paul Adam « voit » les choses sous un angle inédit, et il sait donner à ses décors un relief saisissant, presque toujours vrai. Mais il lui arrive de céder à sa facilité même et au furieux débordement d’idées et de métaphores qui envahissent son cerveau. L’imagination maîtresse agrandit, magnifie tout dans sa vision.
MM. Paul et Victor Margueritte ont tenté avec succès une entreprise analogue. L’œuvre qu’ils ont édifiée et qui, sous le titre d’Une Époque, comprend le Désastre, les Tronçons du Glaive, les Braves Gens, la Commune, demeurera le monument comme moratif, grave et triste, d’une épopée entre toutes inoubliable.
Histoire vécue plutôt que roman, c’est comme le journal de la guerre de 1870, tenu minutieusement à jour, racontant par le détail tous les événemens, expliquant le retentissement et le contre-coup qu’ils eurent, sur l’heure même, dans l’intelligence, dans l’âme et dans le cœur de ceux qui en ont été les acteurs et les victimes, et unissant à une dramatique précision une chaleur et une émotion communicatives. De superbes qualités morales, de vigoureuses qualités d’art caractérisent cette odyssée grandiose et frémissante. Nous aurons vite fait de dire lesquelles. Et, d’abord, qui ne louerait le sentiment si élevé qui a dicté aux fils du général Margueritte leurs premières pages, comme il n’a cessé d’animer tous leurs élans ? ils ont compris qu’à une telle noblesse de sujet devait correspondre une compréhension non moins haute de l’œuvre à élever. Quel sujet plus poignant, en effet, plus apte à faire vibrer des âmes patriotes, et surtout des âmes de soldats, que cette guerre désastreuse, héroïque et farouche ? C’était bien ici l’occasion de réunir toutes les âmes individuelles de ce peuple, pour en faire jaillir l’âme collective ! Aussi la notion du roman collectif n’a-t-elle rencontré, aucune réalisation plus grandiose et plus adéquate que cette tétralogie d’Une Époque. Et c’est, évidemment, leur patriotisme, qui a permis à MM. Margueritte de peindre sous des couleurs aussi vives ; et qui semblent palpiter, un tel passé de tristesse. C’est aussi l’amour de la France qui leur a donné l’inébranlable conviction d’un relèvement futur. Comment eussent-ils pu, sans cet optimisme, mener à bonne fin une œuvre dont chaque page devait rappeler un découragement, un malheur ou une souffrance ? La fusion des deux personnalités qui y collaborèrent prête au style, en divers endroits singulièrement impersonnel, un accent très émouvant ; ailleurs, les écrivains ont réussi à faire jaillir d’incidens simples ou intimes une émotion singulière. A côté des tableaux dont nous sommes frappés, nous pouvons suivre dans ces romans une analyse compréhensive et serrée de l’âme et de l’esprit militaires. Et ainsi ces descriptions d’épopée se haussent à la valeur d’un véritable enseignement psychologique.
Avec MM. Paul Bourget et Maurice Barres, le roman social devait acquérir pleinement ce dernier caractère.
Ainsi que M. René Doumic l’a bien indiqué, le roman social, tel que l’entendent M. Paul Bourget et son école, se préoccupe avant tout de la lutte entre le passé et le présent, des conflits qui surgissent entre l’idéal d’hier et celui de demain, de la bataille engagée entre les intérêts individuels et les intérêts familiaux, des vicissitudes que traverse l’idée de famille, — par la crise du mariage, par la déchéance de l’autorité paternelle, — et, enfin, des haines de classes.
Les idées sociales dont M. Paul Bourget a systématiquement pris la défense depuis le Disciple, mais qu’il a développées à l’exclusion presque de toute autre dans ses deux études les plus typiques et les plus considérables, — l’Étape et Un divorce, — peuvent se ramener à quatre et se résumer dans la défense de la famille, de l’Eglise, de la monarchie et de l’aristocratie[2]. Par-là se dégage le caractère nettement contre-révolutionnaire de son œuvre présente. Ce n’est point par des raisons de sentiment ou par l’effet de ses tendances politiques, que l’auteur de l’Étape et du Divorce y est arrivé. Il a observé les règles de tradition et de vie des sociétés, — et tout ce qu’il a écrit depuis dix ans n’est que le résultat de cette observation, — en prenant pour seule base de son éthique des circonstances de fait.
Son premier principe est celui de la prédominance de l’idée de famille sur l’idée d’individu. Dans la nation actuelle, issue de la Révolution, l’individu a tous les droits que le passé conférait seulement au groupe familial. A quels excès mène cette erreur ? C’est ce que l’Étape se propose de démontrer. M. Bourget a voulu établir, d’après Bonald et d’après toute l’école traditionaliste, la nécessité des règles à suivre dans l’ascension sociale qui mène les classes inférieures jusqu’au sommet, ainsi que le danger des transferts de castes trop brusques, opérés sans maturité suffisante. Non pas que M. Bourget ait songé à ramener de force et en bloc l’ancien régime avec ses divisions inexorables, et à empêcher, par principe, les migrations de classe exceptionnelles et justifiées ; il a simplement voulu montrer combien étaient salutaires les coutumes qui, dans la vieille société française, préservaient les familles des désordres que nous y voyons généralisés aujourd’hui. Ces coutumes leur assuraient la durée en les défendant elles-mêmes contre la fièvre des ascensions sociales trop rapides, tandis que de nos jours les plus dangereuses lois d’orgueil poussent l’individu à sortir de sa sphère, à dédaigner son milieu, à tendre vers un échelon qu’il est mal préparé à occuper dignement. Telle est la thèse de M. Bourget ; il l’a mise en œuvre avec l’habileté qu’on lui connaît, et il a écrit dans l’Etape le roman le plus balzacien de la littérature française depuis la disparition du grand ancêtre. Les études de caractère y sont pénétrantes, les tableaux de mœurs impressionnans et justes. Sans doute, puisqu’il s’agit d’un roman à thèse, la composition n’est pas absolument pure de tout alliage, et bien qu’il soit facile de justifier individuellement chacun des coups de théâtre qui s’y succèdent, une critique pointilleuse pourrait trouver dans leur assemblage quelque chose de conventionnel. Mais n’est-ce pas une curieuse peinture que celle de l’École Tolstoï ? Où trouver un type plus représentatif que celui de Monneron ? Quelle maîtrise n’y a-t-il pas dans le développement simultané des épisodes qui composent ce roman, dans son observation directe et puissante, dans le fourmillement des personnages ?
Le vrai bien-être pour la famille, tel est donc le premier article du credo social de M. Paul Bourget. La défense de la religion catholique s’y rattache directement parce que l’auteur voit dans l’Eglise une force nécessaire à la vie active du pays. L’Étape devait avoir pour suite Un divorce.
M. Paul Bourget a lui-même caractérisé et résumé comme suit le sujet de ce dernier livre : « Une opposition radicale entre deux consciences d’époux est toujours pénible. Elle devient infiniment douloureuse quand elle porte sur ces problèmes religieux qui ont fait de tout temps, et qui continuent de faire à travers les siècles, le fond dernier de la vie humaine. Cette opposition est tragique lorsque les époux sont dans le divorce, qu’ils n’ont pas cessé de se chérir, et que le réveil de la foi chez l’un d’eux lui donne le remords quotidien de cet amour sans le détruire. Que pensera l’autre ? Avec quelle révolte il constatera ce lent, ce meurtrier empoisonnement de leur commun bonheur ! Si c’est la femme que la nostalgie de l’Eglise reprend de la sorte, et que le mari professe à l’égard de la religion non pas l’indifférence d’un sceptique, mais l’hostilité raisonnée d’un systématique, quel conflit ! »
M. Paul Bourget a opéré, soit dans la conception des personnages mis en scène au cours de ces romans, soit dans la description de certains organismes étudiés, soit enfin dans la composition de ses tableaux, une synthèse, saisissante d’exactitude, des théories nouvelles qui cherchent à s’emparer de notre société. Nous avons rappelé Balzac à propos de l’Etape. Un divorce, par sa forme plus classique, tranche sur les aspects mouvementés et un peu théâtraux de la première étude. La lutte ici se concentre presque uniquement dans les âmes. Elle n’en est que plus âpre et plus poignante. Mais si les détails du décor et de l’action sont réduits au strict nécessaire, si les scènes sont étrangement sobres de mouvement, les caractères des personnages y apparaissent fouillés par le scalpel d’un maître. Au reste, la gravité redoutable du problème rend plus angoissant encore qu’un drame de pitié ce débat intime qui, sans aucun moyen artificiel, par le jeu des seuls événemens de la vie courante, étreint quelques âmes jusqu’au plus violent désespoir.
M. Maurice Barrès exerce sur la littérature actuelle et sur le grand public une influence d’autant plus considérable qu’il paraît bien résumer dans sa physionomie littéraire tous les mouvemens d’idées de l’heure présente. Un livre comme Au service de l’Allemagne appartient à la fois au roman régionaliste et au roman social. Les Amitiés françaises relèvent du traditionalisme seul, tandis que la trilogie des Déracinés, de l’Appel au soldat et de Leurs figures, — qui forment le « roman de l’Energie nationale, » — apporte une contribution importante non seulement au roman collectif et social, mais encore au roman historique. M. Barrès, en effet, y fixe l’histoire de ces vingt dernières années en décrivant leurs convulsions, du boulangisme au panamisme.
Rien n’est curieux comme l’évolution de cet écrivain venu de l’analyse minutieuse de son moi, de l’égotisme et de l’individualisme le plus accusé au pur traditionalisme. Cette évolution correspond à l’orientation de sa mentalité esthétique, qui l’a conduit au grand roman d’idées et de mœurs collectives et aussi de peinture sociale, après que les défauts et les écueils du roman psychologique l’eurent dégoûté de l’auto-observation poussée à l’extrême. Comme la plupart des penseurs de sa génération, M. Maurice Barrès a été frappé de l’importance exceptionnelle prise dans la vie intellectuelle contemporaine par l’idée sociale. C’est un fait que les observateurs et les moralistes s’inquiètent désormais des bouleversemens possibles, des théories qui les préparent et de l’opposition qu’ils rencontrent. Le roman devait utiliser cette préoccupation devenue générale : et, tout naturellement, nous avons rencontré dans les romans de M. Barrès un reflet de ces inquiétudes. C’est à l’actualité la plus immédiate que l’auteur des Déracinés s’est attaché. Il a mis une passion et une vibration d’autant plus frémissantes dans ses tableaux, qu’il a été lui-même mêlé de fort près aux événemens dont il parle, qu’il a été témoin et acteur dans ces batailles politiques et qu’il a pu les observer en annaliste journalier.
Il lui devenait aisé de donner une forte unité à son œuvre, du jour où le respect de la tradition s’imposait à son esprit et à son cœur. Aux déclamations des sophistes qui aspirent de plus en plus à un régime opposé à tout ce qui fut la vie sociale de jadis, l’auteur des Amitiés françaises a répondu par la calme revendication du grand principe fondamental de toute son éthique : « à savoir : que le respect de la tradition est essentiel dans la vie d’un peuple ; qu’il y a entre les générations comme entre les individus d’une même race une solidarité qui est la principale source de leur énergie ; que c’est dans le sol même de la patrie que les racines d’un peuple vont chercher la sève. »
« Comme nous serions ordonnés et plus puissans, dit Saint-Phlin (l’un des héros des Déracinés), si nous comprenions que les concepts fondamentaux de nos ancêtres formeront les assises de notre vie ! Mis à même de calculer les forces du passé qui nous commandent, nous accepterions, pour en tirer profit, notre prédestination… Un jeune être isolé de sa nation ne vaut guère plus qu’un mot détaché d’un texte… »
« Notre conscience individuelle nous vient de l’amour de notre terre et de nos morts. » Cette formule se trouve sans cesse sous la plume de M. Barrès. La vérité qu’elle renferme, Sturel, Rœmerspacher la touchent du doigt lorsqu’ils voyagent hors de France, le premier en Italie et le second en Allemagne. En comprenant l’âme de ces pays étrangers, ils comprennent mieux aussi leur patrie et que tout être vivant naît d’une race, d’un sol, d’une atmosphère… Si donc l’on veut réaliser la vie dans sa plénitude, il faut commencer par reconnaître les liens qui nous relient à la terre où nous sommes nés, à la race dont nous sommes issus. Loin de briser ces liens, il importe de les consolider, car ils sont la chaîne qui nous empêchera de nous égarer. Attachés au passé, nous entreprendrons de préparer un avenir qui s’harmonise avec lui. Ainsi, agrandissant notre vie personnelle, nous sentirons des milliers de vies mêlées à la nôtre. Ceux qui savent donner une expression ou une expansion nouvelle à ces vies semblables, issues des mêmes forces nationales, sont comme la première vague d’un fleuve débordé sur la plaine : elle croit entraîner la puissance même qui la pousse. »
« La Terre et les Morts, c’est le leitmotiv qui anime la pensée de M. Maurice Barrès dans la trilogie des Déracinés, de l’Appel au soldat et de Leurs figures[3]. »
Nous admirons dans les Déracinés une belle langue, mêlant à une fine ironie un lyrisme contenu. Elle abonde en images neuves et plastiques. Peut-être l’action, que nous trouverons plus rapide dans Au service de l’Allemagne, est-elle ici trop étouffée par les biographies ou par les spéculations métaphysiques. Mais, au-dessus de ces digressions ou de ces discussions, planent des tableaux grandioses. Aux développemens un peu abscons, se mêlent des anecdotes spirituelles, — sinon édifiantes ! — des scènes tragiques, où aucun détail d’observation n’est oublié. M. Barrès a d’ailleurs résumé lui-même judicieusement la thèse des Déracinés : « L’Université, a-t-il écrit, méprise ou ignore les réalités les plus aisément tangibles de la vie française. Les élèves, grandis dans une clôture monacale et dans une vision décharnée des faits officiels ou de quelques grands hommes à l’usage du baccalauréat, ne comprennent guère que la race de leur pays existe, que la terre de leur pays est une réalité et que, plus existant, plus réel encore que la terre ou la race, l’esprit de chaque patrie est pour ces fils l’instrument de libération. »
L’Appel au soldat pose un cas de psychologie de l’âme populaire. Le boulangisme en fournit le sujet : cette crise elle-même ne fut, en somme, que le dernier soubresaut de colère et de révolte contre les abus d’un parlementarisme dégénéré. A côté de ce mouvement, on découvre une très curieuse étude psychologique de la « popularité. »
Leurs figures constitue la planche la plus creusée, la plus corrosive, la plus implacable et la plus juste qui ait été burinée d’après l’âme parlementaire. M. Barrès y a montré combien « la peur » demeure toujours son secret mobile. Tout le scandale de Panama est consigné ici avec une verve à la Tacite et à la Saint-Simon, dans des pages soulevées par l’indignation et le mépris. Le style en est vif, coloré, incisif, les images saisissantes, le mouvement emporté : à chaque page surgissent des traits mordans et de vraies trouvailles d’expression.
C’est aussi le parlementarisme qui est pris à partie dans les Morts qui parlent, où le vicomte Eugène-Melchior de Vogué étudie l’histoire contemporaine en philosophe. Il rattache les événemens à leurs causes les plus lointaines, il recherche leur prolongement probable dans le temps et extrait de la vie de chaque jour ses élémens substantiels et significatifs. L’idée « du passé opprimant le présent » est le principe qui anime les Morts qui parlent. N’est-il pas remarquable que MM. Barrès, de Vogué, Edouard Rod, aient attaqué avec ensemble les politiciens, à une heure où tout en France semble organisé pour les politiciens et par eux ? La thèse des Morts qui parlent est que les hommes qui, aujourd’hui, sont censés représenter le peuple au parlement, ne sont que des fantoches incarnant les idées des conventionnels. Donc, maintenant encore, les morts sont nos maîtres réels. Ce livre est pris sur le vif de la réalité.
L’esprit social et traditionaliste a inspiré une autre œuvre encore à M. de Vogué. Qu’est-ce que le Maître de la Mer, sinon une peinture vive et imagée de la lutte entre l’idéal archaïque de chevalerie et de désintéressement, gardé par le vieux monde comme un legs des temps anciens et, d’autre part, l’esprit d’arrivisme utilitaire, l’esprit prosaïque et niveleur qu’un homme du Nouveau-Monde incarne ici avec prestige ? Vigoureux et neuf, ce roman offre de belles images ; l’intérêt y est entretenu par une continuelle évocation des problèmes du temps présent : celui, surtout, de savoir si la civilisation à outrance, confinant à la cruauté froide des époques barbares, aura raison de la civilisation généreuse et policée née du christianisme.
Traditionalistes au même degré, et, pour arriver à décrire tous les mouvemens de l’histoire contemporaine, provoquant de constans débats entre les idées contradictoires dont le monde moderne est travaillé, tels nous apparaissent divers écrivains dont quelques-uns sont depuis longtemps des maîtres.
Dans ce vaste ensemble que nous offre le roman provincial au cours des années écoulées, MM. Bazin, Bordeaux, Boylesve peuvent être tenus pour les chefs d’un régionalisme littéraire auquel nous rattacherons encore M. Louis Bertrand dont le roman de l’Invasion eut récemment un très franc succès, mais que déjà ses premiers livres la Cina, le Sang des Races, le Rival de Don Juan avaient mis en vedette comme un écrivain d’avenir. Nous lui joindrons encore MM. J. Ageorges, J. Viollis, E. Guillaumin, Francis Jammes, E. Moselly et les conteurs belges qui, depuis MM. Camille Lemonnier, G. Eekhoud, L. Courouble et Virrès, chantres des Flandres, jusqu’à MM. des Ombiaux, Delattre, Bency ou H. Krains, enfans enthousiastes de la Wallonie, sont avant tout des régionalistes.
M. René Bazin pourrait se rattacher aux romanciers sociaux, puisqu’il analysa avec une émotion ennoblie de pitié et colorée de réalisme, la condition si attachante des ouvrières de la mode dans De toute son âme ; la dure et humble destinée des nourrices « déracinées » dans Donatienne ; la grave question, toujours actuelle, de la ruine agraire par l’exode du paysan vers la ville dans la Terre qui meurt. D’autre part, en écrivant l’Isolée, il a fixé un épisode douloureux et tragique de la persécution religieuse. Dans les Oberlé, où le problème de l’annexion alsacienne est traité de façon si patriotique, M. Bazin s’est attaché à composer une sorte de roman national où l’histoire, le patriotisme et la philosophie sociale même se prêtent un mutuel concours.
Artiste délicat et sensitif, assuré d’une influence durable parce que la puissance de son art n’est point violente, — ni même toujours très apparente, — mais qu’elle tient à une observation profonde de l’âme humaine et des mouvemens du cœur, M. René Bazin est le traducteur le plus exact de la mentalité et de la vie provinciales : la Sarcelle bleue, les Noëllet, Ma tante Giron, Une tache d’encre, Mme Corentine reflètent avec ferveur et avec une précision pittoresque cette déformation spéciale, — tantôt heureuse et noble, tantôt piquante ou amusante, — que l’existence de province imprime aux idées et aux habitudes morales.
Dans les romans qui caractérisent sa seconde manière et que j’ai énumérés plus haut, M. René Bazin, en même temps qu’il élargissait sa vision, éclairait son œuvre à la lumière d’une philosophie plus grave, envisageait la vie avec plus de hardiesse, et s’attachait à mettre le roman social à la portée du peuple. C’est là certainement l’un des bienfaits les plus précieux que lui devra la littérature contemporaine. Nul ne s’est mieux exprimé sur ce sujet que lui-même ; nul n’a mieux expliqué pourquoi le roman populaire, s’intéressant à la psychologie des travailleurs, devra forcément s’élever jusqu’au concept d’une sorte de roman social, s’il veut échapper à la grossièreté du roman-feuilleton.
« L’amour, a-t-il dit dans une étude sur les Personnages de roman, n’est que l’épisode sur le terrain de la vie, tantôt le feu d’artifice, tantôt la lampe sage qui veille. Et que cette clarté luise ou non, le travail se poursuit sans relâche. Il est la grande loi dure de l’humanité. Il nous touche par la douleur, par les destinées qu’il nourrit, par les conditions qu’il mélange, par les antagonismes qu’il crée. Tous les états de fortune relèvent de lui ; tous les hommes sont bénéficiaires de l’effort. Et comme il groupe les êtres, il appelle et il use aussi toutes leurs facultés maîtresses. Qui pourrait ne pas trouver qu’il est beau d’étudier une intelligence aux prises avec les problèmes les plus vivans qui soient : la dépense prodigieuse d’énergie que suppose une affaire prospère ; la lutte contre la concurrence, et les angoisses, et l’orgueil des triomphes rapides ; l’obéissance d’un personnel nombreux aux ordres d’un seul homme : ces milliers d’industries qui sont autant de petits États dans l’État, ayant chacun sa politique extérieure et intérieure, sa dynastie, ses drames ? Ne serait-ce pas faire œuvre bien utile et bien haute que de montrer le combat perpétuel entre l’égoïsme et la pitié dans une âme, le trouble de conscience par où peuvent passer ceux qui s’étonnent de dépenser tant de justice sans récolter de reconnaissance, et d’essayer de dire le remède, puisque la souffrance est souvent double ici, et qu’on la trouve chez le patron qui cherche et chez l’ouvrier qui se plaint ? »
Je ne puis, dans ces pages rapides, porter de jugement analytique sur chacun des romans de M. René Bazin qui ont fait sortir des limbes la figure du travailleur ainsi comprise. Les personnes qui les ont lus, depuis la Terre qui meurt jusqu’à Donatienne et au Blé qui lève, savent quelle émotion et quel souvenir charmé elles en ont gardés. Elles savent aussi de quelle parure M. Bazin excelle à embellir cette œuvre simple et noble, qui s’est mesurée avec la vie et qui en a étudié les vicissitudes dans les âmes les plus humbles. Elles ont senti que ces âmes-là, l’auteur les aime ; au risque d’être incompris de quelques-uns, il n’a pas craint de se montrer tendre, spontané, ni même de redire l’éternel. Obligé de souligner le mal, de le peindre, de s’en servir comme d’un élément, suivant son but quand même et conformant son œuvre au secret idéal qu’il porte en son imagination de poète, il a fait du grand art et, sans pose ni artifice, de l’art fier et réconfortant.
M. Henry Bordeaux, dans une série de récits attachans et de plus en plus remarqués, parmi lesquels nous citerons, principalement, le Pays natal, l’Honnête femme, la Peur de vivre, la Petite Mademoiselle, les Roquevillard et Les Yeux qui s’ouvrent, a montré comment un romancier sincère qui est aussi un artiste personnel peut, sans sacrifier rien de sa personnalité, s’inspirer heureusement du traditionalisme de M. Paul Bourget, de l’individualisme de M. Barrès et du régionalisme ému et sensible de M. René Bazin.
M. Henry Bordeaux a débuté par des études de critique psychologique et intuitive, où déjà se manifestait ce goût de la sensation et de la vie qui devait l’amener à l’œuvre de pure imagination. Il s’est plongé dans le passé lui aussi ; il a exploré ce sol de la Savoie où sa famille a vécu longtemps. En même temps que son esprit s’aiguisait d’ironie et se formait par une observation directe, l’émotion traditionaliste entrait en lui et agissait fortement sur toutes ses facultés. A son tour, il a vu dans le pays natal la terre sacrée où germent les vertus sublimes et d’où viennent les nobles aspirations parce qu’elle est imprégnée de toute la grandeur héroïque des ancêtres. Il a vu dans la maison paternelle le port d’attache de l’homme, tendre abri aux heures de sérénité, refuge unique dans les jours de détresse. Il a pénétré, enfin, la splendeur du dévouement, l’âpre et forte ivresse du renoncement et du sacrifice, ainsi que la sainte efficacité de la douleur. Depuis le Pays natal jusqu’aux Yeux qui s’ouvrent, M. Bordeaux a gardé l’horreur d’être un amuseur futile ; il a eu le souci d’être un remueur d’idées, un éducateur d’âmes, un excitateur d’énergie. Et, précisément à l’heure où les Déracinés de Barrès dénonçaient le mal de l’exode du sol familial vers la grande ville, le Pays natal disait l’action réconfortante opérée sur une âme par le retour au foyer après les redoutables aventures parisiennes. Au surplus M. Henry Bordeaux ne s’intéresse qu’aux figures vraies et vivantes : il aime la vie, il comprend la passion de vivre. C’est pourquoi les héros de ses romans sont toujours des passionnés. Mais cette vie ardente que l’auteur de la Peur de vivre aime à décrire, c’est la vie du devoir et non la vie éparpillée et trépidante de l’agitation dissipée. Les « vivans » qu’il met en scène sont [presque tous préoccupés du devoir. L’amour entravé par les prescriptions morales éternelles, ou la passion aux prises avec les difficultés de l’existence matérielle si fréquemment hostile aux vœux du cœur, tel est le grand élément sentimental de son œuvre. Dans toute celle-ci, l’intérêt des luttes évoquées se concentre sur les mouvemens secrets des âmes où ces luttes se livrent. Il a dès aujourd’hui une action sociale nettement définie dans le roman provincial qui, sous sa plume, conclut toujours à l’honneur de la tradition et des intérêts familiaux.
C’est la valeur sociale des romans de M. Bordeaux qui leur a mérité cette attention sympathique, acquise également aux récits provinciaux de M. René Boylesve par des qualités purement littéraires et par leur goût d’humanité saine et franche. Mademoiselle Cloque, la Becquée, l’Enfant à la balustrade, le Bel avenir, ont apporté dans le roman moderne de mœurs provinciales une note très neuve. M. Boylesve est un vrai classique : il l’est dans le sens français, c’est-à-dire qu’il subordonne l’émotion à la raison, mais qu’il ne dédaigne aucun des élémens d’art propres à la première de ces facultés. Doué d’un tact très net pour atteindre la vision exacte des choses, il décore ce réalisme d’une langue châtiée et pittoresque, qui est la pure langue classique française. Il s’est très vite dégagé de tout ce qui devait paraître trop voulu dans sa conception légèrement ironique de la vie provinciale. Après Sainte-Marie des Fleurs ou après le Parfum des Iles Borromées, on eût pu croire qu’il allait entrer sans esprit de retour dans le roman passionnel. Or, et le fait est curieux à remarquer, soit dans Mademoiselle Cloque, soit dans la Becquée, soit dans l’Enfant à la balustrade, l’amour n’apparaît plus ou, s’il intervient, il ne joue qu’un rôle très bref : il n’est jamais le principal élément d’émotion. Bientôt, en dépit de la Leçon d’amour dans un parc, — essai de roman leste assez longuet, — M. Boylesve atteignit pleinement son « genre » et son originalité : le roman des mœurs de province, qu’il a voulu rajeunir, renouveler, électriser, dirais-je volontiers, par une intense préoccupation d’art, par une ciselure verbale minutieuse et par un grand fonds d’indulgente bonhomie.
Précis, pur, un peu maniéré parfois, le style de M. Boylesve a comme principal mérite une sobriété relevée d’exactitude. Ses dons d’analyse sont variés ; son élégance de moraliste intelligent et indulgent se revêt d’une grâce souriante où s’amalgame un mélange d’ironie et d’émotion contenue. À la fois romancier de la province et écrivain classique, M. Boylesve nous offre un détour aisé pour arriver au groupe des romanciers néo-classiques que domine M. Henri de Régnier. Ne le quittons pas, néanmoins, avant d’avoir rappelé le nom de M. André Beaunier, — aussi divertissant observateur des milieux bourgeois ou mondains dans les Dupont-Leterrier que philosophe averti et moraliste délié dans Picrate et Siméon ou dans le Roi Tobol.
On a prononcé, en effet, le mot de renaissance classique, à propos de certaines œuvres qu’un rare souci de perfection dans la forme semble avoir marquées et qui nous révélèrent successivement le talent de M. Anatole France, de M. André Gide, de M. Pierre Louys, de M. André Lichtenberger, de M. Ch.-H. Hirsch, etc., mais on en a parlé surtout à propos des romans de M. Henri de Régnier. Celui-ci pourrait bien figurer comme le principal aujourd’hui, et le plus remarquable d’entre les auteurs qui écrivent surtout pour le plaisir de conter, et pour lesquels les mœurs des temps abolis, — ou même celles de l’heure présente, — servent de canevas ingénieux à des aventures narrées avec saveur, dans une langue rehaussée d’archaïsmes et entremêlée de tournures un peu « rococo, » très coquettement rajeunies. Mais il ne faudrait pas, comme on l’a fait, s’abuser jusqu’à voir une manière d’écrire nouvelle dans cette tendance à la clarté, à la netteté, à la limpidité d’inspiration et d’expression, qui distingue la plupart de ces conteurs. C’est une sorte de roman artistique, que nous apporte ce retour à la tradition française et à la réalité humaine dans la conception ; au point de vue du style, c’est la revanche des vraies traditions de notre langue, que la brutalité naturaliste, le tarabiscotage psychologique, la bizarrerie décadente et l’influence des littératures scandinaves et des fantaisies symbolistes ont pendant si longtemps déformée et adultérée. Une observation curieuse et amusée par le détail typique, une ironie un peu voilée et une sensibilité légère en sont aussi les élémens essentiels. Les figures y deviennent plus précises, plus significatives et plus originales.
M. Henri de Régnier, sans préoccupation de thèse, a principalement cultivé l’art de conter selon l’instinct français de l’élégance, en y mêlant ce quelque chose d’alerte, de spirituel, de gracieux et même d’impertinent qui est né au XVIIIe siècle. De là, sans doute, ce libertinage très vif, cette désinvolture amorale qui apparaissent dans les Trouvailles de M. Bréot, dans la Double maîtresse, dans le Mariage de minuit, dans le Passé vivant ou dans le Bon plaisir. M. Henri de Régnier a introduit dans le roman une habitude nouvelle, un attrait plein d’imprévu. S’il narre, avec ce charme d’archaïsme qu’il a réussi à se composer, des aventures du passé, en les estompant légèrement pour leur prêter couleur de mémoires, il n’omet point de les rajeunir, ni de les mettre au goût du jour. Il donne à ses héros des traits pris aux gens d’aujourd’hui, et ces traits appellent aussitôt de piquans et de significatifs rapprochemens. Si, par ailleurs, il nous introduit dans un milieu contemporain, il apporte tous ses soins à creuser profondément la psychologie de ses héros en lui prêtant quelques nuances surannées, qui les rendent plus originaux. Mais la forme le préoccupe surtout. On devine qu’il écrit pour son plaisir propre. Avec quelle patience ne s’est-il pas exercé à manier une langue où la finesse mordante d’une sorte d’humour coupant et froid, qui est tout à fait un goût contemporain, se relève de termes et de tournures empruntées aux littérateurs du XVIIIe siècle ! Armé de cet outil souple et bien trempé, il cisèle des figures qui intéressent et divertissent et qui sont curieuses d’aspect et de contours, étant souvent même singularisées par un tic discret. Plusieurs sont des types dont le souvenir s’accroche à notre mémoire.
On a voulu parler de pastiches du XVIIe et du XVIIIe siècle à propos de certains contes de M. de Régnier. Les défenseurs du romancier ont aisément répondu que le pastiche comporte une part de copie servile, une imitation sans personnalité, où le modèle, avec toutes ses tares mêmes, transparaît grossièrement. Rien de pareil chez l’auteur du Mariage de minuit. Peut-être a-t-il pris épisodiquement le ton de quelques-uns de ses modèles. Mais deux originalités lui demeurent personnelles : sa vision, d’abord, qui refond mille élémens divers, anciens ou modernes, et qui met dans ses créations une si fraîche spontanéité ; puis son style qui toujours lui reste propre. Atmosphère de libertinage et d’épicurisme, de satire et de tendresse, de tristesse désabusée et d’enjouement, action originale, mise en valeur par une langue alerte, claire et naturelle, voilà, en résumé, le roman de M. de Régnier
Ce coup d’œil promené à vol d’oiseau sur les tendances diverses que le roman français a manifestées au cours des dix dernières années serait injustement incomplet, si je ne terminais en signalant l’efflorescence singulière et récente de la littérature féminine. Et je n’entends pas parler ici des écrivains qui, à la suite, notamment, de MM. Jules Bois et Albert Cim, ou de M. Marcel Prévost dans les Vierges fortes, ont voulu défendre la cause du féminisme. M. Marcel Prévost, néanmoins, doit nous retenir un instant. Pendant longtemps, l’auteur des Demi-Vierges s’est attaché à n’être que l’analyste aigu et un peu pervers des roueries amoureuses et l’observateur voluptueusement élégant et attendri des sensualités féminines. Il n’a pas négligé, d’autre part, dans l’Automne d’une femme, de donner le pas à la sentimentalité sur les sens. L’indulgence d’ailleurs n’empêche point chez lui la pénétration, et, s’il est toujours prêt à défendre et à excuser les coupables dans la passion, sa lucidité laisse intactes toutes ses facultés de jugement. Il voulut un jour écrire la contre-partie des Demi-Vierges : c’est alors qu’il publia les Vierges fortes (Frédérique et Léa), œuvres dans lesquelles il passait à l’étude du problème féministe et se faisait connaître comme un moraliste soucieux des plus ardus problèmes de l’époque. Enfin, dans celui de ses romans qui, avec les Demi-Vierges, attira le plus l’attention et suscita les plus vives discussions, Monsieur et madame Moloch, M. Marcel Prévost s’est adonné à une ingénieuse étude comparative des deux tempéramens opposés que l’Allemagne actuelle offre à la curiosité du psychologue, en même temps que des deux formes de patriotisme qui départagent présentement les âmes germaniques. Dans un cadre joliment tracé, divertissant par la causticité même de son exactitude, il a mis en présence le vieil esprit poétique et tendre jadis en honneur au pays de Schiller et l’esprit prosaïque, commercial, militariste à outrance qui s’est, peu à peu, substitué au premier. L’ensemble du roman, dont la donnée fut discutée, offre une réelle séduction.
Mais je ne puis oublier que je songeais à parler de féminisme littéraire. J’avais en vue le groupe opulent des femmes écrivains qui se sont emparées du roman et qui, depuis Mme Marcelle Tinayre jusqu’à telle novice maladroite, ont envahi les avenues d’un genre où, d’ailleurs, des devancières illustres se sont promenées avant elles. Qu’il me suffise de mentionner ici quelques noms. Voici d’abord Gérard d’Houville, curieuse amoraliste dans l’Inconstante et dans Esclave. Nous ressentons, à lire les romans de Gérard d’Houville (Mme de Régnier), une impression irrésistible d’art classique et simple, exempt de tout élément factice et de tout maniérisme. L’aisance du récit se retrouve dans le style même qui, net, souple, fluide, poétiquement rythmé même, unit la couleur intense à la plus rare sobriété. Si les images en sont riches, en effet, la contexture générale en demeure bien française. Gérard d’Houville a une égale horreur des complications de thèses et des phrases alambiquées. L’émouvante tristesse de l’amour, les souffrances de la passion dans ses égaremens, voilà ce qu’elle traduit le plus volontiers avec une harmonie pessimiste un peu obscure et dépourvue, elle aussi, de tout procédé artificiel quelconque. Il faut rapprocher de Gérard d’Houville la comtesse Mathieu de Noailles dont la Nouvelle Espérance, le Visage émerveillé, la Domination ont eu un grand retentissement. Enfin, joignons à ces noms celui de Claude Ferval, l’auteur si distingué de le Plus fort, publié en 1902, la Vie de château, en 1904, de l’Autre Amour, son premier roman, qui parut dans la Revue ; ceux de Mme Adam, de Pierre de Coulevain, auteur de Noblesse américaine, d’Eve victorieuse, et de ce joli livre Sur la branche, qui est un grand et légitime succès, — et Daniel Lesueur, André Gladès, disparue à l’heure même où son jeune talent commençait à s’affirmer, — Jacques Vontade, Jean Bertheroy, Myriam Harry, qui toutes ont su conquérir l’estime du public lettré. Entre toutes, je dois rendre hommage, ici même, à l’art probe et délicat de Mme Th. Bentzon, dont la mort, survenue il y a quelques mois à peine, vint priver la Revue de l’une de ses plus anciennes, de ses plus brillantes et de ses plus aimées collaboratrices. De rares et solides qualités littéraires ne servirent jamais qu’une inspiration constamment élevée, noble et bienfaisante. Mme Bentzon eut des curiosités psychologiques internationales, que traduisirent les Américaines chez elles, — Choses et gens d’Amérique et tant d’ouvrages pleins d’observation, de bon sens, de pénétration et d’esprit, révélateurs, en quelque sorte, sur les principaux aspects de la vie féminine américaine. Mais il y avait, en outre, dans le tempérament de ce délicat et laborieux écrivain, une sève romanesque qui s’est heureusement répandue en des œuvres idéalistes très remarquables comme l’Obstacle, Un remords, Constance, Jacqueline, Tony, A Trianon et surtout Au-dessus de l’abîme, dont le souvenir est demeuré, je n’en doute point, très présent aux lecteurs de la Revue.
Quelle peut bien être la cause déterminante de cette levée de plumes soyeuses ? N’interrogeons point ceux d’entre nous qui se sont délibérément montrés sévères, à l’exemple de M. Maurice Maeterlinck, lequel constate une absence complète de vie mentale chez la femme et qui estime l’œuvre féminine dépourvue, presque toujours, de pensée, d’idées générales et de poids intellectuel. Demandons plutôt son opinion à l’un des artistes les plus pénétrans de la nouvelle génération, parmi ceux que déjà la mort a fait disparaître. Répondant à une enquête sur la question, M. Marcel Schwob s’exprimait comme suit :
« Je disais tout à l’heure que je faisais aux romancières une place à part. En effet, il faut bien convenir qu’elles occupent aujourd’hui la première : la comtesse de Noailles, G. d’Houville, Fœmina, Marcelle Tinayre. Alors un problème se pose : Pourquoi les femmes ont-elles aujourd’hui une place prépondérante dans le roman ?
« C’est assez difficile à expliquer. Pour ma part, je m’imagine que, nouvelles venues, elles ont plus de patience, plus de volonté d’arriver. Et puis, je crois qu’elles sont plus instruites. A l’époque parnassienne, les écrivains avaient une culture : ils avaient un grand passé de lectures, une éducation d’hommes de lettres. Voyez Leconte de Liste, France, Heredia, Mallarmé. Voilà ce qui manque à nos auteurs d’aujourd’hui. Actuellement, des écrivains de grand talent n’ont pas cette éducation. Ils ont un outil, mais il leur manque quelque chose. Ce « quelque chose, » je crois que les femmes l’ont, parce qu’elles ont très justement cru qu’elles ne pourraient pas s’en passer. Marcelle Tinayre a appris le latin, Mme de Noailles a lu Ronsard, Mme de Régnier a reçu de son père une forte éducation. Voilà, à mon avis, une des raisons de la supériorité des femmes dans le roman. Mais il y en a une autre, au moins chez Mme de Régnier et chez Mme de Noailles. C’est qu’elles ont trouvé un nouveau point de vue, le point de vue féminin. Depuis qu’il y a des romans, depuis l’Odyssée, le romancier se place à son point de vue d’homme. La femme représente dans un roman l’objet esthétique. Et jusqu’à présent, quand des femmes faisaient des romans, elles se plaçaient au même point de vue puisqu’elles imitaient l’homme : c’est, notamment, le cas de George Sand. Au contraire, dans la Nouvelle Espérance, on a vu, pour la première fois, une femme se placer à son point de vue de femme : dans ce roman, c’est l’homme qui devient l’objet esthétique. Et cela est une véritable révolution. »
Nous ne pouvons entreprendre de caractériser même rapidement chacune de ces « authoresses. » Il nous suffira de dire que, dans Hellé, dans l’Oiseau d’orage, dans la Vie amoureuse de François Barbazanges, dans la Maison du péché surtout et dans la Rebelle, Mme Marcelle Tinayre a dépassé la plupart des romancières de son temps. Empreintes d’amertume, de poésie et de lyrisme, empreintes aussi d’une mélancolie tragique et de nostalgie aventureuse, ces compositions sont écrites dans une langue variée, insinuante et colorée, dans une langue aux images fortes et neuves, qui leur donne un charme et une saveur imprévus. De plus, ce sont des œuvres dans lesquelles l’idée ne fait pas tort à la parure dont elle est rehaussée, de même que les grâces de la forme et la diversité du cadre n’entament point la valeur de la pensée.
Par malheur, cette pensée inquiète trop le moraliste. Et nous touchons ici du doigt l’une des plaies les plus aiguës et les plus attristantes de la littérature féminine moderne. Elle semble née de cet esprit de révolte contre la situation que l’égoïsme masculin a faite à la femme, ou de cette fièvre d’indépendance et d’égalité qui les travaille toutes. Les plus autorisées d’entre celles qui écrivent, loin de cacher cet esprit, le proclament et s’en font gloire. Jadis, le roman féminin, composé presque toujours par des femmes du monde en vue d’offrir aux jeunes filles un divertissement intellectuel sans danger, manquait au premier chef de franchise et de naturel et péchait par un optimisme vertueux conventionnel à l’excès. Combien nous semblons revenus de cette époque où Stendhal regrettait que les femmes auteurs ne fussent pas plus franches ! Elles le sont aujourd’hui. Depuis Gyp, qui, je crois bien, fut la première à « sortir sans fichu, » — pour employer une expression chère à l’auteur de Rouge et Noir, — les femmes sont devenues singulièrement hardies dans l’exploration de l’amour, dans la description des étreintes, dans l’emploi du mot cru. Leurs romans sont presque toujours des livres « libres. » Et ce n’est pas sans un regret mélancolique que nous voyons de grands talens donner la consécration de leur autorité à des audaces de plume qui, quoi qu’on en dise ou quoi qu’on en pense, découronneront toujours la femme de cette auréole de douceur chaste et de grâce pudique qui fut, depuis l’heure lointaine où le Christianisme la releva de l’abjection païenne, le plus séduisant, le plus irrésistible, et le moins contestable de ses attraits,
EUGENE GILBERT.