Ernest Flammarion (p. 179-186).


V

DIVORCE, SÉPARATION


Ce furent pour Mme  Paul Meyrin de bien tristes jours que ceux qui suivirent cette horrible scène du boulevard de Clichy.

Rentrée chez elle dans un état inexprimable de douleur et d’abattement, blessée dans son orgueil autant que dans son amour, rougissant de n’avoir pas supporté avec plus de dignité le choc qui l’avait atteinte, elle ferma sa porte à tout le monde, même à Mme  Daubrel et à Dumesnil.

Le soir, quand ces deux fidèles se présentèrent, on leu répondit que la maîtresse de la maison était malade et reposait. Elle ne voulait pas qu’ils pussent lire ses souffrances sur son visage, et elle ne voulait pas non plus attrister par le récit de ses peines ces deux cœurs si dévoués, résolue qu’elle était à se taire et à boire jusqu’à la lie le calice de l’amertume où elle avait trempé ses lèvres.

Le lendemain, dans la matinée, lorsque Paul, forçant la consigne, franchit presque de force le seuil de sa chambre à coucher, Lise prit son enfant dans ses bras, comme pour en faire entre elle et son mari une infranchissable barrière, pour qu’il comprît bien que l’épouse trahie se réfugiait tout entière dans son amour maternel. Vainement il entassa mensonges sur mensonges pour tenter de s’excuser ; vainement, il supplia : il ne put lui arracher une parole. Elle ne lui répondit que par d’ironiques sourires et en dévorant sa fille de baisers.

Humilié de son insuccès, car il s’était imaginé peut-être dans sa fatuité qu’au premier mot de lui, sa femme oublierait tout, l’artiste s’éloigna furieux. Quelques heures plus tard, il était auprès de Sarah qui lui disait :

— Tu n’es qu’une poule mouillée ! Crois-tu donc que j’ai eu peur ? Si je me suis sauvée, c’est pour toi seul et parce que je ne voulais pas être la cause d’une scène qui aurait attiré tous les voisins. Cependant, tu sais, il ne faut pas que ça recommence ! Tu me feras le plaisir de choisir entre Mme  Meyrin et moi. Sinon, c’est fini pour les séances. Je n’ai pas envie de recevoir un beau jour une balle dans la tête ! Ne compte plus sur mes visites boulevard de Clichy.

Comme, malgré tous les efforts de son amant pour la faire revenir sur cette décision, la jeune fille tint bon, le Roumain fut bien forcé de retourner à son atelier de la rue d’Assas, mais pour n’y passer çà et là que quelques heures. Il ne pouvait s’y remettre au travail, tenté qu’il était par instants d’aller implorer de nouveau le pardon de sa femme, par d’autres, de courir chez sa maîtresse pour lui dire qu’il était prêt à vivre avec elle.

Trop faible pour s’arrêter à un parti, mauvais ou bon, à moins qu’il n’y fût aidé par les circonstances, la vie du peintre était oisive et fiévreuse. Il allait et venait chez ses confrères, où son aventure avait été promptement connue, grâce à la sotte vanité du modèle, qui n’avait pas manqué de raconter partout comment une femme du monde avait voulu la tuer. L’histoire était devenue, en moins de vingt-quatre heures, le scandale du jour. Les petits journaux boulevardiers en parlèrent et Dumesnil l’apprit un soir au foyer de l’Odéon.

L’excellent homme n’en fut pas autrement surpris, car les absences fréquentes de Paul l’avaient inquiété, mais il en éprouva un immense chagrin et le lendemain il courut chez Lise. Cette fois, elle le reçut.

Pâle, les yeux cernés, elle était étendue sur une chaise longue. Mme  Daubrel qui, ne sachant rien, la croyait souffrante, était auprès d’elle et venait de lui raconter, avec des larmes de joie dans la voix, que son mari, touché de son repentir, pensait à lui pardonner ; que par chaque courrier, pour ainsi dire, il envoyait de New-York à Mme  Percier, sa mère, des nouvelles de son fils, et que bientôt peut-être elle pourrait aller le rejoindre.

Mme  Meyrin, dont le cœur était si cruellement broyé, félicitait Marthe, heureuse qu’elle était de ses espérances, et elle songeait avec douleur qu’il ne lui serait jamais permis, à elle, d’embrasser ses enfants ; mais lorsqu’elle vit entrer Dumesnil avec la physionomie bouleversée, elle chassa ces tristes pensées et, pour le rassurer, lui dit en souriant :

— Oh ! mon cher ami, ce n’est pas grave ; dans quarante-huit heures, je serai tout à fait remise.

— Vous êtes la plus courageuse des femmes, répondit le comédien ; en prenant place sur le siège que sa fille lui offrait du geste ; ceux qui vous font du mal sont de bien grands misérables.

— Comment ! du mal ?

Mme  Daubrel, elle non plus, ne saisissait pas.

Dumesnil comprit à l’étonnement de celle-ci qu’elle ignorait tout, et comme il en conclut que Mme  Meyrin désirait ne rien faire savoir de ses peines, il reprit aussitôt, sans trop choisir ses paroles :

— Je ne m’explique pas bien. Je voulais dire que, seuls, de grands misérables pourraient ne pas vous souhaiter tout le bonheur que vous méritez.

Lise était trop intelligente pour ne pas deviner, à l’embarras du vieillard, qu’il savait ce qui s’était passé entre elle et son mari. D’un coup d’œil, elle le remercia de sa discrétion, et, quelques minutes plus tard, lorsqu’ils furent seuls, elle s’empressa de lui dire :

— J’ignore ce que vous avez appris, mais tout ce qu’on a pu vous raconter est encore en deçà de la vérité. M. Meyrin m’a trompée si lâchement que je ne lui pardonnerai pas. Mon affection pour lui est morte tout entière. Aussi longtemps qu’il le voudra, nous habiterons sous le même toit, mais étrangers l’un à l’autre. Une femme comme moi n’oublie ni l’humiliation ni l’outrage. Il ne me reste plus que vous et Marthe pour m’aimer.

Trop ému pour prononcer un seul mot, Dumesnil mit un respectueux et tendre baiser sur la main fiévreuse que la pauvre trahie lui tendait.

— Et même, poursuivit-elle, bientôt je n’aurai plus que vous et ma fille, car, dans quelques mois, dans quelques semaines peut-être, Mme  Daubrel quittera la France pour rejoindre son mari.

— Son mari ? je la croyais séparée de corps.

— C’est exact et de plus la séparation a été prononcée contre elle ; seulement, depuis huit années, elle a si courageusement expié sa faute que M. Daubrel est disposé à tout oublier. Marthe m’a appris une chose que j’ignorais : la séparation de corps ne dure qu’autant que le veulent les deux époux ; elle est révocable à leur gré et cesse par le seul fait de leur réunion volontaire, sans l’intervention d’un juge, ni l’accomplissement d’aucune formalité.

— Je trouve cela fort juste !

— Oui, poursuivit Mme  Meyrin avec amertume, le mari trompé a le droit, s’il pardonne à sa femme, de lui rouvrir sa maison, de lui rendre ses enfants. Il n’a pas besoin de l’autoriser à porter de nouveau son nom, puisqu’elle ne l’a jamais quitté. Par un seul baiser, tout est effacé. Avec le divorce, au contraire, la seule femme que l’époux outragé ne puisse prendre, c’est celle qui l’a trompé. Son union avec elle serait illégale, irrégulière, les enfants qu’il pourrait en avoir seraient adultérins. Ah ! mon ami, que je suis malheureuse et quel châtiment est le mien !

L’infortunée avait laissé tomber sa tête entre ses mains et pleurait !

Le vieil acteur n’osait essayer de la consoler et ne songeait pas à défendre son jeune ami, qui n’avait fait en réalisé auprès de sa femme aucune tentative sérieuse de rapprochement, bien qu’une semaine se fût déjà écoulée depuis le drame du boulevard de Clichy.

M. Meyrin, il est vrai, déjeunait et dînait assez régulièrement rue d’Assas, mais les deux époux n’échangeaient pas dix paroles pendant qu’ils étaient à table et, le repas terminé, si le peintre prenait la main de sa femme, la main de celle-ci restait inerte et glacée.

Cependant, si Paul avait eu un mouvement vrai, spontané, chaleureux, Lise, si forte qu’elle se croyait et voulait paraître, n’aurait peut-être pas résisté, car elle avait eu pour son mari un de ces amours qui excusent bien des choses, par le fait même qu’ils n’ont pas eu pour seule base l’admiration, l’estime, l’exaltation de l’âme, c’est-à-dire ces sentiments élevés qui, lorsqu’ils disparaissent, emporte avec eux toute l’affection, pour ne plus laisser place qu’au devoir.

Il n’en est point ainsi des passions nées du désir. Les attractions qui les ont déterminées peuvent, au mépris de toute dignité, les réveiller soudain, les nerfs jouant un rôle exclusif dans leurs manifestations. Tout en conservant souvenir de la trahison, le cœur, dans sa miséricorde et sa bonté, peut la pardonner ; la chair, elle, n’a point de noble orgueil ; en s’abandonnant de nouveau, elle oublie !

Mais M. Meyrin ne savait rien de ces distinctions : la froideur de sa femme humiliait son sot orgueil, et s’imaginant qu’il avait assez fait pour qu’elle revînt à lui, si elle l’avait désiré, il n’osait plus rien tenter de crainte d’être repoussé. Très épris d’ailleurs de Sarah, en raison même des résistances que celle-ci lui opposait, il s’accoutuma peu à peu à rentrer moins exactement rue d’Assas, et comme il ignorait ces délicatesses, ces égards qui font excuser tant d’erreurs chez l’homme bien élevé, il s’abstint même bientôt de prévenir lorsqu’il sortait avant le déjeuner ou ne devait pas revenir pour le repas du soir. Si bien que, moins d’un mois après le douloureux événement que nous avons raconté, Mme  Meyrin demeurait de longues heures seule avec son enfant, ne recevant plus que Mme  Daubrel, à qui elle avait fini par tout dire, et Dumesnil dont l’affection pour elle grandissait de jour en jour.

De la famille de son mari, Lise n’entendait plus parler. Mme  Meyrin, la mère, blâmait sévèrement la conduite de son fils et n’osait venir chez sa belle-fille. Quant à Mme  Frantz, dont les sentiments envieux avaient fait tout le mal, elle se réjouissait secrètement des souffrances de cette grande dame étrangère, qui avait enlevé son beau-frère à sa tutelle intéressée.

Étant donné le tempérament de l’épouse abandonnée, cet isolement eut un résultat logique, fatal. Excellente mère par nature, elle se mit à adorer ses enfants avec une sorte de passion nerveuse, inquiète, maladive, que n’apaisaient pas les soins dont elle entourait sa fille ni les caresses qu’elle lui prodiguait.

On eût dit qu’elle voulait se venger d’avoir fait pendant trois ans le partage de son cœur. Plus encore que cela ne lui était arrivé jamais, elle songea, à partir de cette époque, à ceux qui étaient si loin, parlant sans cesse d’Alexandre et de Tekla, pleurant leur absence, aspirant à les revoir, ne fût-ce qu’une heure, un seul instant. Ces êtres adorés étaient l’unique objet de ses conversations avec Marthe et Dumesnil. Dans son innocente manie de citations poétiques, le brave comédien la comparait à Andromaque et à Niobé.

Sur ces entrefaites, la pauvre femme reçut de sa mère une lettre qui accrut encore son humiliation. Ayant appris à Ems, par des journaux français, l’aventure du boulevard de Clichy, la générale Podoï s’était empressée d’écrire à sa fille dans les termes les plus vifs. Sa missive se terminait par ces lignes :

« Il est vrai qu’il te reste la ressource de divorcer une seconde fois. Seulement, qui épouseras-tu ? Dieu seul sait jusqu’où tu pourras descendre. »

En prouvant bien à Mme  Meyrin que le cœur de sa mère, impitoyable dans son orgueil blessé, restait fermé pour elle, cette lettre si dure lui causa un immense chagrin, mais elle ne répondit à l’ex-comtesse Barineff que pour lui exprimer tout le regret qu’elle ressentait de ne pas avoir reçu des nouvelles de ses enfants, ainsi qu’elle avait coutume d’en envoyer, lorsque, de temps en temps, elle lui écrivait.

Puis, acceptant avec résignation la situation que lui faisaient les événements, elle ne s’occupa que de sa chère fillette, chassant toute pensée ne se rapportant pas à ceux qui, seuls, lui étaient demeurés chers, n’apercevant son mari que par hasard, quand il lui convenait de venir prendre place à table, ne lui adressant alors aucun reproche, ne s’intéressant plus même à ce qu’il devenait pendant ses longues absences. Comme elle l’avait dit à Dumesnil, son amour pour l’époux était bien mort ; l’étincelle dont la flamme aurait pu jaillir de nouveau sous le plus léger souffle de tendresse était à jamais éteinte en elle.

Hélas ! la triste isolée ne devait pas tarder à être frappée dans cet autre amour qui, seul, faisait maintenant vibrer tout son être. Ainsi que les loups, les malheurs vont en troupe ! Un matin, elle reçut de Saint-Pétersbourg une nouvelle lettre de sa mère dont la lecture lui fit jeter un cri de douleur. La générale lui disait sèchement qu’informée, par une dépêche de Véra Soublaïeff, que le prince Alexandre était gravement malade, elle partait pour Pampeln avec le docteur Psaroff.

Sans perdre une seconde, Lise adressa immédiatement à la fille du fermier d’Elva un télégramme pour la supplier de lui donner sans aucun retard, par la même voie, des nouvelles de son fils, et cela fait, elle passa toute la journée dans d’inexprimables angoisses. Vers cinq heures, elle faillit devenir folle en lisant la réponse de Véra :

« Arrivé hier soir avec Mme  la générale, le docteur refuse de se prononcer, mais nous espérons que Dieu exaucera nos prières et que nos soins sauveront votre fils. Je vous enverrai chaque jour une dépêche. »

Mme  Meyrin était tombée dans un fauteuil, en répétant à travers ses sanglots :

— Mon fils, mon enfant !

Soudain, elle se releva, courut à un petit meuble de Boule qui lui servait de secrétaire et, d’une main tremblante, écrivit :

« Monsieur, mon fils se meurt, je pars pour tenter de le sauver. »

Ces mots tracés, elle sonna, donna l’ordre à la domestique venue à son appel de mettre ce billet dans la chambre de M. Meyrin, qu’elle n’avait pas vu de la journée et qu’elle savait ne pas devoir revenir pour le dîner ; elle lui avait entendu dire la veille qu’il allait à l’exposition d’Amiens.

Au même instant, Mme  Daubrel entra.

— C’est Dieu qui vous envoie. Tenez, lisez.

Elle lui présentait la lettre de la générale Podoï et la dépêche de Véra.

— Pauvre amie, dit Marthe ; qu’allez-vous faire ?

— Je vais partir pour Pampeln.

— Pour Pampeln ! Vous ?

— Oui, moi ! Le prince en est absent et je ne veux pas que mon fils meure ! Je sens que je le sauverai.

— Mais votre mari ?

— Je n’ai plus de mari, je n’ai que des enfants ! Vous, n’est-ce pas, pendant mon absence, vous veillerez sur ma fille ? Je vous en prie !

— Je vous le promets ; je vous le jure ! elle sera la mienne.

Mme  Daubrel n’avait pas le courage de combattre la résolution de la malheureuse. Dans son amour maternel si éprouvé, elle la comprenait trop bien.

— Alors, poursuivit Mme  Meyrin, aidez-moi ! Oh ! ce ne sera pas long. Je n’ai pas un instant à perdre. Le train de Berlin part à huit heures ; je veux le prendre.

En effet, moins d’une demi-heure plus tard, après avoir jeté au hasard dans une valise les objets indispensables et envoyé une dépêche à Pampeln pour lui annoncer son arrivée, Lise était prête.

— Adieu, dit-elle à son amie, en mettant entre ses bras sa fillette qu’elle couvrait de baisers et baignait de ses larmes ; adieu, priez pour mon fils !

Quelques instants après, seule, sans serviteur, le voile baissé sur son visage comme une fugitive, l’ex-princesse Olsdorf montait dans une voiture de place, en donnant l’ordre au cocher de la conduire à la gare du Nord.