Ernest Flammarion (p. 213-220).


IX

LOIN DE TOUS


Les renseignements que Mme Daubrel avait obtenus de Véra Soublaïeff ainsi qu’à l’ambassade de Russie sur le prince Olsdorf étaient exacts, autant du moins qu’il est possible de savoir où se trouve un voyageur dont on ne reçoit des nouvelles que de loin en loin, qui va et vient sans but bien déterminé, n’ayant qu’un guide : sa fantaisie, qu’un désir : oublier. Comme si, lorsqu’on s’éloigne, on n’emportait pas tout avec soi : haine, amour, souvenirs, remords !

C’est ainsi que vivait Pierre Olsdorf depuis son départ de Pampeln, depuis qu’il avait acquis la certitude que Véra l’aimait et qu’il était obligé de s’avouer que, lui, il l’adorait avec passion. Ceux-là seuls qui n’ont point aimé disent : loin des yeux, loin du cœur. C’est le contraire qui se produit ; lorsqu’il s’agit d’affections vraies, qui ne sont pas nées seulement d’appétits sensuels que d’autres objets peuvent apaiser ; car, à la douleur de la séparation et à l’amour, se joignent bientôt les inquiétudes et la jalousie. On ne sait plus rien des imperfections de l’être aimé ; on ne se rappelle que ses qualité et, privé des satisfactions de sa présence, on se demande avec terreur s’il ne vous a pas déjà oublié, si on a bien fait, si on a bien dit tout ce qu’il fallait faire et dire pour qu’il se souvînt.

La situation était plus pénible encore pour le prince Olsdorf, puisque aux regrets qu’il éprouvait se joignait son désespoir d’être la cause de tout le mal. Il ne voyait pas d’issue à ce qui était son œuvre propre et se jugeait condamné, ainsi que Véra elle-même, à une douleur éternelle.

En quelque lieu qu’il se réfugiât, le souvenir de sa fille de Soublaïeff le poursuivait. À travers l’espace, il la voyait à Pampeln près de ces enfants qu’il lui avait confiés, et ses dernières paroles : « Pierre Alexandrowitch, vous parlez de bonheur pour moi et vous partez », tintaient toujours à ses oreilles.

Lorsqu’il recevait d’elle, de temps en temps, des lettres adorables de douceur et de résignation, dans lesquelles il n’était question que d’Alexandre et de Tekla, il lui prenait des désirs fous de retourner brusquement en Courlande, pour aller se jeter aux genoux de celle qu’il avait sans droit associée à son malheur.

Une fois surtout, il fut sur le point de mettre son projet à exécution en trouvant à son arrivée à Singapour, près de trois ans après son départ de Russie, une dépêche lui annonçant que son fils était gravement malade ; mais comme à cette première dépêche qui l’attendait depuis huit jours, d’autres, meilleures, puis tout à fait rassurantes avaient succédé, il eut le courage de reprendre sa course vagabonde, tout en regrettant, pour ainsi dire, de ne pas avoir vu prolonger son inquiétude, puisque son amour paternel l’aurait rappelé à Pampeln.

Cependant le prince Olsdorf avait tenté l’impossible pour briser son corps, espérant que la lassitude s’emparerait aussi de son âme. Après avoir parcouru la côte est du continent africain, il avait traversé l’océan Indien pour se diriger vers la Chine. Là, il avait vu Shanghai, Nankin, Amoy, la colonie anglaise de Hong-Kong et Macao, la vieille possession portugaise, où Camoens composa les Lusiades. Il avait remonté le Tigre jusqu’à Whampoa, pour gagner Canton par la rivière des Perles. De là, il était descendu vers Singapour pour se rendre à Batavia par les détroits de Rhio et de Banca. Mais rien n’avait pu l’arracher au passé, ni les mœurs étranges des habitants de l’empire du Milieu, ni le spectacle féérique des détroits de la Sonde, ni les chasses terribles dans l’intérieur de Java.

De la Malaisie, il était allé à Ceylan, qu’il avait traversé dans toute sa longueur, de la Pointe-de-Galles à Trinquemale ; mais ni les cavernes souterraines de Kandy, ni les splendeurs de la vallée des Rubis, ni la luxuriante végétation des jungles n’avaient calmé son esprit. Au sommet du pic d’Adam, en face de l’empreinte du pied de Bouddha, ses regards ne s’étaient portés que bien loin vers le nord, là où il aimait, où il était attendu.

Il avait ensuite remonté la côte de Coromandel, visitant successivement Tanjore, Trichinopoly, Pondichéry, Madras et Méliapour, où saint Thomas fut martyrisé et où le Christ a peut-être vécu pendant son absence de Judée, puisant dans les livres des Brahmes les plus beaux préceptes de sa divine doctrine.

Mais ni la vue des yogis, ces pénitents volontaires qui se supplicient en l’honneur de Shiva, ni le spectacle fantastique des ruines de la ville du grand Bali, dont les dômes des pagodes émergeaient encore au large, à la marée basse, au commencement de ce siècle, ni les chants des victimes écrasées à Jaggernaut sous les roues du char de Kali, la déesse sanglante, ni les grondements de la barre d’Orissa ; rien n’avait étouffé le trouble de son cœur.

Le Hougly, avec ses remous de cadavres, l’avait à peine ému. Lorsque, dédaignant la voie ferrée déjà ouverte à cette époque, en partie du moins, de Calcutta à Bombay, il avait traversé la presqu’île hindoustane par les vieilles routes que se perdent dans les forêts du Malwa, sous le toit des chouttre, ces caravansérails où les voyageurs ne trouvent qu’un abri et de l’eau, l’image de Véra n’avait cessé de lui apparaître. Dans les grottes d’Ellora, dans les profondeurs des cavernes de Salcette, son oreille était restée fermée aux rugissements des tigres aussi bien qu’aux psalmodies des prêtres hindous, récitant les versets des Védas, pour n’entendre toujours que le dernier adieu de la fille de Soublaïeff.

Ce voyage durait déjà depuis près de trois années, en seule compagnie du brave Yvan, dont la physionomie triste et sévère reflétait l’état d’esprit de son maître, lorsqu’en revenant d’une excursion chez les Sikhs, cette peuplade guerrière que les Anglais n’ont jamais entièrement soumise, Pierre Olsdorf trouva à Bombay les deux dernières lettres de Mme Daubrel.

Les accents de vérité le frappa vivement, et, dans la disposition de cœur où il se trouvait, il se prit d’une profonde pitié pour celle qu’il avait maudite. Elle aussi souffrait donc, elle aussi était à plaindre. Ainsi, c’est là où en était réduite la femme qui s’était appelée princesse Olsdorf ! Le châtiment n’était-il pas trop sévère ? N’avait-il pas abusé de son droit en le lui infligeant ? N’aurait-il pas dû tout au moins laisser à Lise son enfant, dont la présence eût amoindri ses douleurs ? Et cet homme qu’il avait épargné, comment était-il puni de sa conduite odieuse ? Pouvait-il admettre qu’il en fût plus longtemps ainsi ? Ce Paul Meyrin lui avait pris son honneur, sa femme, et, comme un misérable, il abandonnait le foyer conjugal où il aurait dû se sentir rivé par tant d’obligations. Et il vivait heureux, sans souci du mal qu’il avait fait ! Non, cela n’était pas possible !

Trois années auparavant, le prince l’avait condamné à mort s’il n’épousait pas la femme qui s’était abaissée jusqu’à lui ; en cessant d’être le protecteur légal de cette femme, en oubliant tous ses devoirs envers elle, il redevenait justiciable de l’époux outragé jadis. C’était à lui, Pierre Olsdorf, qu’il appartenait de venger celle qui expiait si cruellement sa faute.

Ce que le prince ne se disait pas, ce qu’il ne voulait point s’avouer à lui-même, c’est que si ces tristes événements l’autorisaient à faire cesser son exil, il n’était pas moins rappelé en Europe par toutes les aspirations de son cœur que par le sentiment du rôle qu’il voulait y remplir. Maintenant, c’était Paul Meyrin qu’il accusait de tout ce dont il souffrait depuis trois ans. C’est lui seul qui avait fait couler des yeux de Véra tant de larmes ; c’est lui seul qu’il haïssait ; c’est lui qu’il voulait châtier !

Aussi résolut-il de partir le plus rapidement possible, et lorsque Yvan, envoyé aux renseignements, lui eut appris que l’un des steamers faisant un service régulier entre Bombay et Brindisi devait appareiller le lendemain, il y retint une cabine. Puis il adressa à Mme Daubrel la dépêche suivante :

« Je serai à Paris dans vingt à vingt-cinq jours au plus tard. Selon que vous le jugerez convenable, informez-en la malade et tâchez de lui rendre un peu de courage. J’envoie des ordres en Russie pour que l’arrivée de ses enfants coïncide. Donnez-moi des nouvelles à Rome, hôtel de la Minerve. »

Ensuite, également par télégramme, il pria Véra d’être prête à se rendre à Paris à son premier avis, avec Alexandre et Tekla. Elle devait descendre au Grand-Hôtel, où elle recevrait ses instructions, en attendant qu’il fût là lui-même.

Le jour suivant, au moment où le gentilhomme russe s’embarquait sur l’Osiris pour une traversée qui allait lui être plus pénible et lui paraître plus longue que toutes celles qu’il avait faites jusqu’alors, ses deux dépêches arrivaient à Paris et à Pampeln, pour y causer une émotion facile à comprendre.

Mme Daubrel commençait à croire que ses lettres au prince Olsdorf resteraient sans réponse et cependant, ce matin-là même où le télégramme du premier mari de Lise lui parvint, son joli visage, si triste d’ordinaire, trahissait une joie immense, si grandes que fussent ses inquiétudes à propos de la santé de Mme Meyrin.

C’est là que sa mère à elle, Mme Percier, était venue la réveiller avec une nouvelle, secrètement, timidement espérée, mais encore bien inattendue cependant. De New-York, M. Daubrel avait écrit que, touché de l’existence d’expiation et de repentir de sa femme, il n’était pas loin d’oublier le passé.

À cette communication, Mme Daubrel s’était jetée en pleurant dans les bras de Mme Percier, et il lui tardait d’informer Lise, qui l’aimait tant, de l’espérance qu’elle pouvait nourrir désormais. Or c’était plus et mieux encore que la charmante femme allait dire rue d’Assas : elle avait à y annoncer à une pauvre mère que bientôt elle embrasserait ses enfants.

Cependant, lorsque Marthe fut près de son amie, elle la vit si faible qu’elle hésita à parler. Elle consulta alors Dumesnil, qui se trouvait là et que, sous un prétexte futile, elle avait entraîné dans le petit salon voisin de la chambre à coucher.

— On ne meurt pas de joie, s’écria le vieillard, mis au courant de la situation ; n’attendons pas un instant pour donner à notre chère malade le seul espoir qui puisse calmer un peu ses douleurs.

Et, ramenant Mme Daubrel auprès de Lise, il dit à cette dernière :

— Nous avons une heureuse nouvelle à vous apprendre, mais nous ne le ferons que si vous nous promettez d’être calme.

— Une heureuse nouvelle ! fit Mme Meyrin, avec le navrant sourire qui se stéréotypait sur ses lèvres décolorées dès qu’on cherchait à la consoler. Est-ce qu’il peut y en avoir pour moi ! Seuls, les baisers de mes enfants pourraient soulager mes souffrances, et je ne les verrai jamais.

Le nom de son mari ne lui venait pas même à l’esprit.

— Peut-être ! dit Marthe, de sa plus douce voix.

— Peut-être ! répéta Lise, en se soulevant brusquement, les yeux démesurément ouverts. Peut-être ! dites-vous. Ah ! ne me trompez pas ; j’en mourrais !

De ses mains amaigries, elle avait attiré à elle Mme Daubrel avec une étrange énergie, ne la suppliant pas moins du regard que de la voix.

Épouvantée de cette exaltation, la jeune femme n’osait ajouter un mot.

Dumesnil comprit qu’il fallait faire cesser ces angoisses même au prix d’une crise dangereuse.

— Eh bien ! oui, dit-il à son tour ; oui, bientôt vos enfants seront près de vous. Le prince a télégraphié qu’il serait à Paris avant un mois, avec Alexandre et Tekla. S’il les fait conduire en France, ce n’est pas pour vous priver plus longtemps de leurs caresses.

Toute la physionomie de la pauvre mère disait qu’elle n’osait ajouter foi à ce qu’elle entendait.

— Le prince, balbutiait-elle, le prince ! Il me les rendrait ! Je reverrais mon fils, ma fille ! Non, non, c’est impossible !

— Lisez, fit Marthe, en lui donnant la dépêche de Pierre Olsdorf.

Mme Meyrin s’en saisit, et lorsqu’elle eut épelé à voix basse, plusieurs fois, comme pour mieux la comprendre, ces bienheureuses lignes qui venaient de traverser l’espace pour lui apporter une suprême consolation, elle devint d’une horrible pâleur, croisa les mains, et, dans un sanglot, murmura, en levant au ciel ses yeux brillants de fièvre :

— Oh ! mon Dieu, je vous en prie, mon Dieu, laissez-moi vivre un mois encore !

Au même instant à peu près, à plus de cinq cents lieues de distance, à Pampeln, il se passait une scène plus intime, d’une autre nature, mais non moins touchante.

Véra Soublaïeff était sans lettres du prince Olsdorf depuis plus de deux mois et son inquiétude était extrême, lorsqu’elle reçut sa dépêche de Bombay, la priant de se préparer à partir pour Paris.

D’abord elle pensa qu’elle avait mal lu et rêvait ; mais bientôt elle se calma, comprit, et son cœur se gonfla d’une joie immense. Elle allait donc revoir celui qu’elle aimait, celui qu’elle attendait depuis trois ans, celui dont la longue absence lui avait causé de si cruelles angoisses.

Puis, tout à coup, elle se dit que si le prince la chargeait de conduire ses enfants en France, c’est qu’il s’y était produit quelque douloureux événement, c’est que celle qui avait été la princesse Olsdorf était morte sans doute, et elle eut honte de n’avoir songé qu’à son propre bonheur. Cependant elle réfléchit que si Mme Meyrin avait succombé, elle en aurait été informée par Mme Daubrel, et sans chercher alors à approfondir le mystère de ce qui se passait, elle s’élança vers Alexandre et Tekla, qui jouaient à quelques pas de là, devant le perron du château, et les couvrit de baisers en leur annonçant que bientôt ils reverraient leur père. Elle n’osa toutefois, malgré leurs regards tendrement interrogateurs, prononcer le nom de leur mère, mais elle se disposa à suivre les instructions qu’elle venait de recevoir.