Ernest Flammarion (p. 81-88).


VIII

VENGEANCE D’HONNÊTE HOMME


Le lendemain matin à onze heures, avec une exactitude toute militaire, Pierre Olsdorf se fit annoncer chez sa femme.

Celle-ci l’attendait dans ce petit salon où, la veille au soir, elle s’était efforcée de rendre un peu d’énergie à son amant.

Lise Olsdorf avait fait provision de calme, en sorte que son mari ne put rien lire sur sa physionomie de la terreur que lui faisait l’arrivée si inattendue de son justicier légal. C’est à peine si l’on pouvait deviner sa pâleur sous la poudre de riz ; c’est à peine si ses grands yeux étaient restés cerclés par l’insomnie.

À l’entrée du prince, elle se leva de sa chaise longue et s’inclina, sans prononcer une parole.

Le gentilhomme dont elle avait souillé le nom la regarda fixement pendant quelques secondes, puis, l’invitant du geste à reprendre place sur son siège, il s’assit dans un fauteuil, en face d’elle, et lui dit, d’une voix grave et ferme :

— Madame, bien que cela ne me paraisse pas absolument indispensable, car je vous trouve beaucoup moins émue que vous le pourriez être, je tiens cependant à vous confirmer ce que je vous ai écrit hier soir. Je ne viens vous adresser aucun reproche, quoique vous ayez brisé ma vie ; je ne viens vous faire aucune scène, quoique la loi russe, comme la loi française, me donne sur vous tous les droits, même celui de vous tuer, si je vous surprenais en flagrant délit d’adultère, ce qu’il ne m’eût pas été difficile de faire, vous devez le reconnaître. Cet acte de justice ne serait, selon le Code, qu’un crime excusable. Mais n’ayez nulle crainte. Si un instant, là-bas, lorsque la nouvelle de votre inconduite m’est arrivée comme un coup de foudre, j’ai songé à vous punir, c’est que le souvenir du passé avait soulevé ma colère. Aujourd’hui, le calme s’étant fait en mon cœur et dans mon esprit, je viens vous imposer le seul moyen de mettre un terme au scandale de votre existence actuelle.

À ces mots seulement, la princesse leva les yeux. Jusqu’à ce moment, elle était restée le visage caché dans ses deux mains, ce qui lui avait permis de dissimuler l’humiliation que lui faisait éprouver le ton de son mari.

Pierre Olsdorf continua :

— J’ai si bien la certitude de votre soumission que je ne vous fais pas entrevoir le danger qu’il y aurait pour vous à tenter la moindre révolte contre ma volonté. Après avoir pris en Russie, M. Paul Meyrin pour amant, vous êtes venue le rejoindre à Paris parce que vous étiez enceinte de ses œuvres.

À ces mots si nets, si précis, Lise ne put réprimer un mouvement de réelle épouvante, et peut-être allait-elle essayer de nier ; mais le prince l’arrêta d’un regard sévère et lui dit :

— Ne tentez pas de me tromper. Ce serait une infamie ajoutée à votre faute déjà si grande. Si je vous parle comme je le fais, c’est qu’il ne saurait y avoir dans mon esprit l’ombre d’un doute, doute qui serait une épouvantable torture. Mais j’ai rapproché les circonstances ; j’ai groupé des faits qui m’avaient semblé sans importance à l’époque où ils se sont produits, l’été dernier, là-bas, à Pampeln, dans mon château si hospitalièrement ouvert. D’ailleurs l’estime relative que je vous ai conservée ne me permet pas de supposer un instant que, portant dans votre sein un enfant légitime, vous avez quitté le père de cet enfant pour, dans cet état dont la plus misérable créature a la pudeur, vous donner à un autre.

Profondément émue, l’épouse adultère baissa de nouveau la tête.

Pierre poursuivit :

— La fille que vous avez mise au monde il y a quelques semaines, que vous avez donnée pour sœur à mon fils légitime Alexandre, porte mon nom de par la loi. Ce nom, je ne pourrais le lui enlever qu’au prix d’un procès scandaleux, dont le résultat deviendrait d’ailleurs un obstacle au but que je veux atteindre, puisqu’il serait la confirmation juridique de votre adultère. Je ne ferai donc pas ce procès, cet enfant gardera le nom qu’il a volé inconsciemment. Je fais ce sacrifice à l’honneur de ma maison ; mais vous, vous ne pouvez continuer à vous appeler princesse Olsdorf. Vous allez introduire auprès du Saint-Synode une demande de divorce contre moi.

La princesse était à ce point stupéfaite qu’elle put à peine murmurer :

— Contre vous ?

— Oui, contre moi, répéta le gentilhomme. Ah ! je vous étonne et vous ne me comprenez pas bien. Cela vient de ce que vous n’êtes pas suffisamment au courant de nos lois sur le divorce. Si je demandais, moi, le divorce contre vous, il serait prononcé au premier examen, mais alors vous seriez déshonorée et il en rejaillirait quelque chose sur mon fils. Plus tard, il rougirait de vous. Je ne veux pas que cela puisse arriver jamais ! De plus, ce que vous ignorez certainement, c’est que celui des époux contre lequel le divorce est prononcé ne peut plus se remarier. Vous seriez donc condamnée à vivre en concubinage avec M. Paul Meyrin, si toutefois cet homme vous restait fidèle ; et votre dernier enfant n’aurait pas de nom, puisqu’une des conséquences du jugement prononcé contre vous serait un désaveu de ma paternité. Tandis que si c’est moi qui deviens l’accusé devant le Saint-Synode, c’est moi qui serai condamné au célibat, pendant que vous, vous continuerez pour tous à être un honnête femme, sous le nom de Mme  Meyrin.

À ces deux seuls mots : « Mme  Meyrin », la fille de la comtesse Barineff sentit comme une vague épouvante envahir tout son être. À travers son étonnement, il se faisait rapidement en son esprit une comparaison entre le passé et l’avenir que lui imposait son mari. Paul Meyrin n’était plus l’amant qui la dominait par les sens, l’homme dont la femme était charnellement éprise, c’était déjà l’époux, le maître, celui qu’on voit à toute heure, hors des moments où la passion fait aveugle.

Sans se rendre bien compte du sentiment qui s’éveillait si brusquement en elle, Lise avait peur. Pour ne pas se trahir, elle eut besoin de faire appel à tout son orgueil, à toute sa volonté ; mais le prince l’avait sans doute devinée, car il continua d’un ton mordant et ironique :

— Rien, du reste, ne pourra s’opposer à votre mariage avec M. Paul Meyrin, puisqu’il est d’un pays dont les lois autorisent le divorce. Vous voudrez donc bien lui faire connaître ma volonté, et lorsque nous serons d’accord sur la question principale, je vous indiquerai la marche à suivre pour me prendre en faute et introduire votre demande devant le Saint-Synode. Quant à votre fortune personnelle, le lendemain même du jour où le divorce sera prononcé, mon notaire vous en remettra tous les titres ; vous en deviendrez maîtresse absolue. Je m’abstiens même de vous donner le moindre conseil à l’égard des dispositions que vous aurez à prendre pour sauvegarder votre avenir. En vous épousant, je vous ai donné mon hôtel de la Moïka. Il restera votre propriété, mais comme je vous interdis de revenir jamais en Russie, vous ferez bien de vendre cet immeuble. Je pense vous avoir tout dit jusqu’à nouvel ordre ; il ne me reste maintenant qu’à attendre votre réponse à mon ultimatum. Mais souvenez-vous : si, pour quelque cause que ce soit, M. Meyrin ne devient pas votre mari, je le tuerai. Adieu, madame, que le ciel vous pardonne !

Ces mots prononcés, le prince se leva, salua sa femme et sortit, sans se retourner.

Lise, qui s’était soulevée machinalement, retomba sur son siège.

Elle s’attendait à tout de la part de son mari, mais non pas à cette étrange solution qu’il venait de lui imposer avec le calme d’un opérateur fouillant une plaie de son scalpel.

Affolée, elle sonna pour donner l’ordre à son valet de pied d’aller prier M. Paul Meyrin de venir la trouver immédiatement.

Puis, pendant qu’elle attendait son amant, elle fit un prompt retour sur le passé, pour se rappeler avec terreur le chemin qu’elle avait si rapidement parcouru depuis un an. Elle revit sa jeunesse, sa cour d’adorateurs à Saint-Pétersbourg, son mariage princier, les fêtes dont elle avait été la reine à Pampeln. Elle songea à sa mère, dont tout l’échafaudage ambitieux allait ainsi s’écrouler et qui ne lui ménagerait pas ses reproches ; et soudain aussi, pensant à son fils qu’elle ne reverrait plus, elle allait peut-être s’écrier : Non ! jamais ! lorsque Paul entra brusquement, sans s’être fait annoncer.

Le peintre était pâle, inquiet, véritablement ému. Sa beauté mâle n’en avait que plus d’éclat. La princesse en fut frappée et, subitement reconquise par cet entraînement charnel qui la dominait, elle s’élança vers lui.

Il la reçut dans ses bras, l’emporta comme il l’eût fait d’un enfant, l’étendit sur la chaise longue et, s’agenouillant devant elle, l’interrogea du regard.

— Eh bien ! c’est fini, répondit-elle, après s’être enivrée un instant de ce contact qui lui enlevait toute énergie : c’est tout à fait fini entre le prince et moi. C’est lui-même qui le veut ; je vais devenir ta femme.

— Ma femme ! fit-il, avec un mouvement de stupeur.

— Oui, ta femme ! Le prince et moi nous allons divorcer et je t’épouserai. À cette condition seule, nous ne serons pas séparés. Mon mari se conduit, du reste, en galant homme : il me rend ma fortune et me laisse même notre hôtel de Saint-Pétersbourg, son cadeau de noces. Comme nous allons être heureux ! Vivre près de toi, ne plus te quitter ! T’aimer librement, ouvertement, en face de tous ! Et cela, toujours, toujours !

La malheureuse femme ne voulait plus rien voir du passé. Dans les bras de l’adoré, elle oubliait tout : ces souvenirs qu’elle avait évoqués quelques instants auparavant, la haute situation sociale qu’elle allait quitter, sa mère, même son fils.

Le beau Roumain était plus calme. Cet avenir qu’il n’avait jamais entrevu, cette responsabilité qu’il allait assumer, ce rôle nouveau qu’il était appelé à jouer, tout cela l’effrayait un peu, non qu’il n’aimât pas vraiment celle qui s’était donnée à lui, mais se marier, prendre charge d’âmes, d’amant devenir époux, père de famille, c’était là chose grave qui lui semblait mériter quelque réflexion.

— Tu ne me dis rien ? interrogea la princesse en plongeant avec une certaine inquiétude ses regards dans ceux du peintre. N’es-tu pas heureux ?

— Peux-tu penser le contraire ? répondit Paul, mais tu dois comprendre quelle est ma surprise. Tu avoueras que je ne pouvais guère m’attendre à ce qui arrive. Je craignais que ton mari n’usât de violence envers toi, et je comptais si bien sur sa visite que j’ai fait prévenir deux de mes amis.

— Pour te servir de témoins ! Un duel ! s’écria Lise Olsdorf, en l’enveloppant de ses bras. Oh ! si j’avais supposé à Pierre une semblable pensée, il ne serait pas sorti vivant de chez moi !

— Folle ! chère folle ! dit Meyrin en répondant à cette étreinte passionnée. Mais, en attendant ce divorce, que vas-tu devenir ? Comment allons-nous vivre ? Le prince ne va-t-il pas te forcer à quitter Paris ?

— Non, je ne le pense pas.

— Et Tekla, t’en a-t-il parlé ?

— Il sait que cet enfant n’est pas de lui, et je n’ai pas essayé de le tromper.

— Peut-être va-t-il vouloir nous l’enlever ?

La princesse se redressa brusquement. Elle était devenue toute pâle.

C’est que cette épouse adultère était une excellente mère. Deux ans auparavant, alors que son fils était atteint d’une maladie contagieuse, elle l’avait soigné avec un dévouement qui avait fait l’admiration de tous, et elle adorait doublement l’enfant de sa faute.

— M’enlever ma fille, m’en séparer ! s’écria-t-elle. Oh ! non, ce n’est pas possible, Pierre n’a pas cette pensée. Il ne peut la désavouer, car la conséquence de ce désaveu serait une demande de divorce contre moi ; mais il me laissera Tekla. Qu’en ferait-il ? Il ne saurait l’aimer ! Nous sommes vraiment fous tous les deux !

Le peintre s’efforça de calmer Lise et ils s’arrêtèrent à ce plan : attendre les événements afin d’agir en conséquence, et conserver secret pour tout le monde ce qui se passait.

Paul Meyrin tenait peu d’ailleurs à mettre les siens au courant de la phase nouvelle dans laquelle entraient ses amours, car il pressentait l’opposition que sa mère et sa sœur, sa sœur surtout, feraient à son mariage. Quoi qu’il n’eût jamais rien dit de précis à ce sujet à ces deux femmes, il était de toute évidence qu’elles n’ignoraient pas la nature de ses relations avec Lise Olsdorf, et qu’elles savaient fort bien qui était le vrai père de la petite Tekla. Si les Meyrin recevaient chez eux la maîtresse inavouée de Paul, c’est que leur amour-propre était flatté et qu’ils avaient tout intérêt à lui faire bon accueil. Sous le prétexte qu’elle adorait les artistes et qu’elle avait le droit de se conduire à Paris comme elle se serait conduite en Russie, elle comblait de cadeaux tous les Meyrin, petits ou grands. Son amour ne leur coûtait donc rien, au contraire ! Comme par le passé, le jeune homme habitait dans sa famille, dont il partageait les dépenses, donnant, lui aussi, généreusement, comptant d’autant moins qu’il n’avait aucune charge et qu’il gagnait beaucoup d’argent.

Chez les Meyrin, surtout chez Frantz, il n’y avait certainement aucune spéculation cynique et honteuse, mais néanmoins tout cela existait inconsciemment, et le mariage du peintre, avec qui que ce fût, amènerait forcément un changement si radical dans sa façon de vivre, que l’idée en avait toujours été repoussée par ceux qui avaient si grand intérêt à le conserver sous leur tutelle.

Sans se dire toutes ces choses, Paul en avait le sentiment, et ce fut très préoccupé de ce qui se préparait qu’il reprit le chemin de la rue de Douai.

Quant à la princesse, après le départ de son amant, elle écrivit à son mari qu’elle était prête à lui obéir en tous points.