Ernest Flammarion (p. 49-63).


V

PRINCESSE ET MODÈLE


La princesse Olsdorf, cela se conçoit aisément, n’était pas une inconnue pour les parents de Paul Meyrin. À son retour de Russie, pressé de questions par les siens sur les divers épisodes de son voyage, le peintre avait bien été forcé de leur parler des Olsdorf et de l’hospitalité qu’il avait reçue à Pampeln. Il avait dû également leur laisser voir le portrait de la princesse, puisque cette toile devait être exposée au prochain Salon.

Il nous faut donc présenter ici à nos lecteurs la famille Meyrin, au milieu de laquelle vont se dérouler plusieurs des scènes les plus importantes de ce récit.

Dix ans à peu près avant l’époque où nous sommes arrivés, cette famille avait quitté Bucarest pour venir habiter Paris. Frantz Meyrin, le frère aîné de Paul, était un violoniste d’un certain talent. Il faisait partie d’un orchestre de tziganes dont les concerts, en Autriche et en Allemagne, étaient fort suivis. L’artiste roumain n’avait accepté les offres du barnum qui les exhibait, lui et ses compagnons, de pays en pays, qu’avec l’intention de se fixer là où il rencontrerait quelque chance de faire fortune, ou tout au moins de se tirer d’embarras. Après s’être fait entendre dans la plupart des grandes villes de l’Europe, il arriva à Paris, où les succès qu’il obtint le décidèrent à demeurer. Ses débuts, lorsqu’il fut livré à ses propres forces, furent difficiles ; mais Frantz était énergique et travailleur. Bientôt sa situation s’améliora. Au bout de moins d’un an, il eut assez d’élèves pour être assuré de l’avenir.

Il appela alors auprès de lui ceux qu’il avait laissés en Roumanie : sa vielle mère ; Barbe, sa femme ; sa fillette Nadèje, enfant de cinq ans, et son jeune frère Paul, qui venait d’atteindre sa quinzième année.

De la fillette, fort bien douée, on devait faire une musicienne, et de Paul, qui avait d’excellentes dispositions, un artiste peintre.

Tout ce monde-là se logea d’abord modestement aux Batignolles, rue Nollet, puis la réputation de Frantz, comme professeur et comme exécutant s’étant affirmée, on put prendre un appartement plus vaste et plus confortable, rue de Douai.

Six ou huit ans après, Nadèje entrait au Conservatoire et Paul, élève de Bouguereau, exposait au Salon un portrait d’enfant plein de qualités, qui lui valut une mention et le fit honorablement connaître.

En grandissant, Paul était devenu un superbe garçon, vigoureux et bien planté. Très brun avec de grands yeux noirs, une barbe naissante et soyeuse, on pouvait aisément prévoir qu’il aurait à Paris de nombreux succès de femmes. Mais sous cette enveloppe de force, le jeune peintre était d’un caractère sans énergie, sans initiative. Indolent et mou, il ses laissait absolument dominer par sa mère et surtout par sa belle-sœur, Mme Frantz Meyrin. Celle-ci régnait en autocrate dans la maison. Tenant courbé sous sa volonté tout le monde, aussi bien son mari, excellent homme, qui courait le cachet et les concerts avec une infatigable activité, que Paul, dont elle réprimait les rares velléités d’émancipation, le femme du violoniste n’avait d’orgueil et de faiblesse que pour sa fille, dont l’avenir devait être l’unique objectif de chacun.

Par un phénomène psychologique qui, devenant d’ailleurs moins rare de jour en jour, est un signe de notre époque pratique, dans cette famille d’artistes, car Mme  Meyrin était elle-même fort bonne musicienne, tout était bourgeois, terre à terre : les mœurs, les tempéraments, les aspirations. Pour les Meyrin, les succès n’étaient réels que s’ils rapportaient beaucoup. Peu importait à Mme  Meyrin que son mari eût enlevé d’une façon magistrale tel ou tel morceau, ou que Paul eût réussi telle ou telle toile. Combien cela avait-il été payé ? Tout était là, aussi bien, hélas ! pour Frantz et son frère que pour la maîtresse de maison.

Tout à leur œuvre, bien certainement, pendant qu’ils l’exécutaient, le musicien et le peintre ne demeuraient pas longtemps dans les hautes régions de l’art dès qu’ils avaient quitté, l’un son violon, l’autres ses pinceaux. Ils ne travaillaient pas sans goût, mais ils travaillaient, dans l’acception la plus prosaïque du mot, ayant hâte en quelque sorte de terminer la tâche que leur imposaient les besoins de la vie matérielle.

Les relations des Meyrin se ressentaient naturellement de leur façon de vivre. Quoi qu’on rendît justice à son talent, à sa modestie et à son tact, Frantz restait à peu près un exécutant payé pour les maisons où il se faisait entendre, et, par économie autant que parce qu’elle aimait peu le monde, Mme  Meyrin recevait rarement. Elle donnait seulement pendant l’hiver trois ou quatre matinées musicales, pour produire les élèves de son mari, surtout sa fille.

Quant aux intimes de la famille, ils étaient une douzaine au plus : quelques compatriotes, des musiciens, Armand Dumesnil, vieil artiste de l’Odéon, et une jeune femme, Mme  Daubrel, qui était l’héroïne du plus douloureux des drames conjugaux.

Mariée fort jeune à un grand commissionnaire pour l’exportation, honnête homme, mais positif et un peu commun, Marthe Daubrel, qui était d’un caractère romanesque et que son mari laissait souvent seule, avait écouté les déclarations poétiques d’un écrivain de troisième ordre. Son imagination et son inexpérience aidant, elle avait succombé, était devenue grosse, avait tout avoué à son mari, et M. Daubrel, au lieu de se venger brutalement, s’était adressé aux tribunaux, qui avaient prononcé sa séparation de corps et de biens. Après avoir rendu sa dot à l’épouse adultère, il était parti pour l’étranger, en emmenant le fils que sa femme lui avait donné avant sa faute.

Trois mois plus tard, Mme  Daubrel avait mis au monde une fille qui ne devait vivre que quelques semaines, été, revenue de ses illusions, elle avait rompu avec son séducteur, puis était rentrée chez sa mère, douce, résignée, ne parlant de son mari qu’avec le plus grand respect, décidée à expier le passé par une conduite irréprochable en tous points. Elle s’était complètement isolée et ne voyait guère que les Meyrin. Elle avait été l’une des premières élèves de Mme  Frantz, à l’époque où celle-ci, en arrivant à Paris, avait dû donner des leçons de piano pour augmenter les ressources de la famille. Avec une indulgence dont on pouvait la croire peu capable, Mme  Meyrin excusait, plaignait la pauvre femme et l’aimait beaucoup.

Quant à Paul, son indolence native, sa mollesse, ce milieu dans lequel il vivait, tout cela avait une influence fâcheuse sur son talent. Il était à craindre qu’il ne sortît pas du genre qu’il avait adopté à son début et qu’il restât un peintre agréable de femmes et d’enfants, fidèle aux tons bleus et roses.

Cependant, il réussissait, surtout dans la colonie russe.

Les commandes se succédaient et on commençait à le payer très convenablement, à la joie de Mme  Meyrin, qui s’était faite son intendant et son caissier. En sorte qu’à vingt-cinq ans, l’artiste était encore à peu près en tutelle. Il avait bien son atelier sur le boulevard de Clichy, à quelques pas de la rue de Douai, mais il habitait toujours en famille. Sa belle-sœur n’eût pas supporté qu’il en fût autrement, car son éloignement aurait privé le ménage Meyrin d’une part intéressante de ses revenus. Or Mme  Frantz ne semblait pas supposer que cela pût jamais changer.

Cette sujétion, dans laquelle il était tenu et dont il n’osait même tenter de s’affranchir, décida Paul à ouvrir l’oreille un beau matin aux propositions du comte Barewski. Il avait fait de la comtesse Barewski un portrait en pied d’une certaine valeur, et son mari lui avait persuadé que, s’il voulait l’accompagner à Saint-Pétersbourg, il y recevrait dans la haute société, un accueil qui se traduirait rapidement par une importante récolte de roubles.

Le peintre s’était empressé de faire part à sa famille de ses projets de voyage et sa belle-sœur Barbe avait tout d’abord jeté de grands cris, mais quand son beau-frère lui eut dit quel devait être le résultat financier de son excursion, elle avait consenti à son départ. Il avait alors pris le chemin de la Russie en compagnie du compte Barewski.

Dans un précédent chapitre, nous avons vu de quelle réception flatteuse le jeune artiste avait été l’objet de la part de bon nombre de grands seigneurs russes, notamment de la part du prince Olsdorf, et nous savons quelles étaient, pour l’honneur de l’époux de Lise Barineff, les conséquences de l’hospitalité qu’il avait si gracieusement offerte à Paul Meyrin en Courlande.

Précédons maintenant de quelques jours la princesse à Paris, où Paul, quelque promesse qu’elle lui eût faite, ne s’attendait pas à la voir arriver aussi vite.

Il s’était bien établi, entre les deux amants, dès le lendemain de leur séparation, une correspondance régulière, mais ils n’avaient pu se dire par la poste tout ce qu’ils pensaient. Mis au courant par sa maîtresse des us et coutumes du gouvernement russe, Meyrin savait que toutes les lettres, qu’elles arrivassent ou partissent, pouvaient être arrêtées à la frontière et lues par des employés dont l’indiscrétion était à craindre. Ils avaient donc été forcés tous deux de s’écrire avec la plus grande réserve, et si habiles que leur amour les rendît à lire entre les lignes affectueuses mais prudentes qu’ils s’étaient adressées, cette correspondance, loin de les calmer, avait au contraire aiguisé leur passion.

Deux ou trois fois, il est vrai, la princesse avait usé de la complaisance de quelques-uns de ses amis pour leur confier des lettres dans lesquelles elle avait pu s’épancher à son aise, mais il n’avait pas été possible à Paul de lui répondre par la même voie, et Lise, plus privée encore que son amant, s’était souvent demandé avec une inquiétude fiévreuse si elle était toujours follement aimée.

Il est certain qu’elle en eût douté un peu si elle avait connu, dans ses moindres détails, l’existence que le peintre menait à Paris. En effet, tout en adorant la princesse, le beau Roumain n’en avait pas moins repris sa vie d’autrefois, et il ne s’était pas cru infidèle à ses amours en renouant à son retour les relations faciles qu’il avait eues avant son départ pour la Russie.

Au nombre des anciennes amies du jeune homme, il en était une qui avait joué près de lui un rôle plus important que les autres. C’était Sarah Lamber, fort jolie fille, figurante dans les théâtres de féeries et modèle très apprécié dans les ateliers. Après avoir posé une demi douzaine de fois devant lui, Sarah était devenue fort éprise de Paul, qui en avait fait sa maîtresse, supposant qu’il en serait d’elle comme de celles qui l’avaient précédée, c’est-à-dire qu’il s’en débarrasserait aisément, du soir au lendemain.

Il s’était trompé. Sarah, belle fille bohème, comme il s’en trouve tant à Paris, malgré la transformation qui s’est produite depuis quelques années dans les mœurs du monde interlope, Sarah, disons-nous, se souciait peu de ne manquer de rien. Ce qu’elle voulait, pour la première fois peut-être, c’était d’être aimée comme elle aimait, et grâce à la faiblesse du caractère de Paul Meyrin elle s’était si bien imposée à lui qu’il avait dû lui échapper furtivement lorsqu’il était parti.

De Saint-Pétersbourg, le peintre avait écrit à sa maîtresse pour lui expliquer les motifs de son voyage, et comme il ne prévoyait pas qu’il allait être le héros de l’aventure que connaissent nos lecteurs, il n’avait pas manqué de promettre à Sarah de l’aimer toujours et de revenir bientôt.

La jeune femme avait alors pris son parti de l’absence de Paul, mais elle l’oublia si peu qu’elle lui tomba dans les bras moins de vingt-quatre heures après sa rentrée à Paris. L’artiste essaya de résister ; mais, pour la repousser, il eût fallu lui dire qu’il en aimait une autre. Or il n’avait osé le faire. De plus, il était jeune, ardent, et le modèle était une superbe créature, toute de feu, qui lui rappelait en brune la princesse Olsdorf. Il se tut, céda, et leurs relations recommencèrent comme autrefois.

De temps à autre, lorsqu’une lettre de Lise lui était arrivée, par exemple, Paul avait bien quelques remords, mais il n’osait rompre de nouveau, ne croyant pas d’ailleurs que la princesse pût jamais tenir sa promesse de venir le rejoindre en France.

Les choses en étaient là lorsqu’il reçut le télégramme qui lui annonçait que, dans quarante-huit heures, elle serait près de lui.

À cette nouvelle, il perdit un instant la tête. Certes l’arrivée de Lise, en réveillant tous ses désirs, lui causait une joie immense, mais il se demandait avec terreur ce qu’il fallait faire de Sarah. Bien évidemment la princesse voudrait voir son atelier, elle y ferait de longs séjours, et comme il lui serait à peu près impossible d’en exclure tout à fait la maîtresse, les deux femmes ne tarderaient pas à se rencontrer. Il était aisé de prévoir ce qui arriverait alors. Lise n’était pas de tempérament à s’effacer ; il savait par expérience combien elle craignait peu de se compromettre, et, d’un autre côté, Sarah n’était pas fille à céder complaisamment la place, surtout lorsqu’elle se verrait en lutte avec une femme du monde.

Paul était si troublé à la perspective de ce conflit, qu’il n’imagina pas autre chose que de faire part de sa situation à son frère. C’était consulter un aveugle à propos de couleurs. Frantz ignorait le premier mot des passions, et, par conséquent, n’admettait pas comme réelles les difficultés du genre de celle qui lui était soumise. Aussi ne trouva-t-il qu’un seul moyen de parer au mal. Il était par trop naïf. Il s’agissait tout simplement pour l’artiste d’interdire à la princesse la fréquentation de son atelier, sous le prétexte qu’elle pourrait y rencontrer des gens tout à fait étrangers à son monde. Pendant ce temps-là, il aurait le loisir de rompre tout doucement avec Sarah.

Enchanté, ne voyant d’ailleurs rien de mieux, le frère de Frantz adopta ce système, et le surlendemain, ce fut l’esprit à peu près en repos qu’il se rendit à la gare du Nord.

Nous savons que Lise Olsdorf avait voyagé seule, n’ayant amené aucun de ses domestiques, pas même une femme de chambre. Elle voulait être libre dès son départ. En apercevant Paul, elle s’élança dans ses bras, sans se soucier des curieux, non plus que de ceux de ses compatriotes qui arrivaient par le même train.

Très vivement ému, le peintre l’emporta pour ainsi dire jusqu’à la voiture qu’il avait retenue, et pendant quelques instants, oubliant tout, ils demeurèrent pressés l’un contre l’autre, n’échangeant que des mots entrecoupés et d’ardentes caresses.

Il leur fallut bien cependant revenir à la réalité pour s’occuper des bagages. Meyrin voulait aller seul les réclamer, mais la jeune femme refusa de le quitter un instant et ils s’en furent tous deux au milieu des voyageurs. Ils passèrent ainsi plus d’une demi-heure, sans impatience parce qu’ils étaient ensemble. Enfin les malles de la princesse leur furent délivrées et chargées sur un omnibus, au cocher duquel Paul donna l’adresse de l’hôtel de Bade. C’était là que, par dépêche, Lise Olsdorf avait retenu un appartement.

Vingt minutes plus tard, ils étaient à table et la grande dame russe racontait comment elle avait obtenu de son mari l’autorisation de quitter Saint-Pétersbourg. Lorsqu’elle termina, en disant à son amant qu’elle était enceinte et qu’elle voulait mettre au monde, auprès de lui, cet enfant dont il était le père, ce fut entre eux une explosion de tendresses nouvelles.

Dès le lendemain, ils réglèrent leur mode d’existence. Tous les jours ou à peu près ils dîneraient ensemble, et lorsqu’il ne passeraient pas la soirée à l’hôtel, ils iraient au théâtre.

Lise Olsdorf ne connaissait Paris que par les récits de ses compatriotes ; elle avait hâte de le visiter au bras de l’artiste. Puis elle lui tiendrait compagnie à son atelier, car il fallait qu’il travaillât, qu’il devînt célèbre. Il avait d’ailleurs à faire d’elle ce fameux portrait auquel ils avaient dû renoncer à Pampeln et elle n’y pensait pas sans frissons de volupté.

Ce qui lui avait semblé impossible en Russie n’était-il pas tout simple en France ! À Paris, n’était-elle pas à lui tout entière ! Maintenant, que lui importait le monde ! Qu’avait-elle à craindre ? Qui savait même si elle retournerait jamais sur les bords de la Neva ! Il faudrait aussi qu’il la présentât à sa famille. Elle voulait être aimée de tous ceux qu’il aimait. Oh ! elle se chargeait de séduire les dames Meyrin. Les mères, disait-elle avec une conviction profonde, je sais comment il faut les prendre : par leurs enfants. Or je ne donne pas huit jours à ta petite nièce Nadèje pour être folle de moi.

Paul, qui avait accueilli ce programme avec autant d’orgueil que de joie, ne s’était pas senti le courage de protester à propos des longues visites que la princesse voulait lui faire ; aussi, le lendemain, lorsqu’elle arriva boulevard de Clichy, à l’heure qu’elle avait fixée, ne cessa-t-il pas d’être aux prises avec toutes les terreurs. Il avait bien fait dire à Sarah qu’il attendait des étrangers et lui serait reconnaissant de ne pas venir comme de coutume, mais il n’en craignait pas moins la curiosité de la jeune fille, qui ne comprendrait peut-être pas assez combien sa présence pourrait être compromettante.

Cependant Sarah s’abstint de jour-là, et sans être troublée par une apparition qui lui aurait certainement donné l’éveil, la princesse put tout à son aise passer en revue l’atelier que le jeune maître avait orné de son mieux. Toutefois les objets d’art n’y étaient pas en grand nombre. Çà et là, seulement, quelques toiles assez médiocres, cadeaux d’amis, puis des ébauches, des plâtres, et au milieu de la pièce, sur un chevalet drapé avec une étoffe sombre, le portrait de l’adorée.

Ce fut là ce que Lise Olsdorf vit tout d’abord, et pleine de reconnaissance et d’amour, elle se jeta dans les bras de son amant, en lui disant avec passion :

— C’est en attendant l’autre, n’est-ce pas ?

L’autre, c’était cette toile que le Roumain avait esquissée au château et que la princesse n’avait osé lui laisser achever.

Mais ce qui frappa ensuite la maîtresse de l’artiste, ce fut le peu d’élégance de cet atelier.

Elle en prit, pour ainsi dire, note en détail, et le lendemain, Paul vit arriver chez lui tout un choix superbe de fantastiques soieries japonaises.

Ces objets étaient accompagnés de ces seuls mots :

« À son peintre ordinaire, la princesse Olsdorf. »

Le jeune homme eut un moment la pensée de refuser ce cadeau, mais il eut peur de froisser Lise trop douloureusement, et comme il était de fort bonne heure et qu’elle ne devait venir que dans l’après-midi, il envoya chercher dans le voisinage un tapissier avec lequel il se mit au travail.

En moins de vingt minutes la pièce fut transformée. Le badigeon triste et grisâtre des grands murs avait disparu sous des tentures habilement drapées ; d’épais tapis cachaient et égalisaient le plancher raboteux, et le large divan avait pris une physionomie orientale en se faisant moelleux sous une grande pièce de cachemire à dessins multicolores. Meyrin était tout fier de son œuvre et la contemplait avec orgueil, sans trop se souvenir de la source de toutes ces richesses, lorsque la porte s’ouvrit brusquement pour livrer passage à Sarah, qu’il avait complètement oubliée.

— Sapristi ! s’écria-t-elle, en s’arrêtant un instant sur le seuil de l’atelier, c’est superbe ici ; on se croirait chez Carolus ! Tu es donc devenu millionnaire depuis vingt-quatre heures ! C’était pour me faire cette surprise que tu m’avais défendu de venir ? Ça, c’est aimable !

Elle s’était élancée au cou de Paul qui, sans la repousser, ne savait que lui répondre. Cependant, il était devenu si rouge et si visiblement embarrassé que le modèle ajouta aussitôt :

— On dirait que je te gêne !

— Non, bégaya-t-il. Es-tu folle ! Mais…

— Mais quoi ? Voyons, parle. Ah ! ce portrait ! Qui est-ce ?

Jusqu’alors le portrait de Lise Olsdorf était resté chez Frantz Meyrin. Par prudence justement, Paul l’y avait laissé. C’était seulement depuis la veille qu’il l’avait fait apporter à son atelier.

— C’est la princesse Olsdorf, répondit-il ; une grande dame russe dont le mari a été charmant pour moi à Saint-Pétersbourg.

— Tu ne m’en a jamais parlé. Pourquoi ? Où était donc cette toile ?

— En Russie. Elle m’est arrivée hier pour que j’aie le temps d’y travailler encore avant l’exposition.

 — Elle est jolie cette femme-là !

— Oui, pas mal !

— C’est sans doute avec le prix de ce portrait que tu as acheté toutes ces belles choses !

— J’ai fait là-bas une demi-douzaine de portraits qui m’ont été très bien payés.

Il entendit au même instant le bruit d’une voiture s’arrêtant devant la maison.

Bondissant à la fenêtre, il reconnut le coupé de la princesse.

Revenant alors vivement à la jeune fille qui, le sourcil froncé, comme dans un pressentiment jaloux, contemplait le portrait de l’étrangère, il lui dit :

— Ma petite Sarah, si tu veux être bien gentille, tu vas t’en aller. Voici des visiteurs, et il est préférable qu’ils ne voient pas ici une aussi jolie personne que toi.

— Pourquoi cela ? répondit sèchement le modèle. Est-ce que Carolus et Henner me renvoient lorsqu’ils reçoivent quelqu’un !

— Je ne te renvoie pas ; je te prie simplement…

Il était trop tard.

On avait frappé à la porte et, sans en attendre l’autorisation, on était entré.

C’était bien la princesse Olsdorf !

Tout d’abord elle ne vit pas Sarah et fit un mouvement pour courir à Paul, mais en apercevant cette jeune femme dont les grands yeux noirs s’étaient étrangement fixés sur elle, Lise eut aussitôt le sentiment qu’elle était en présence d’une rivale.

Une transformation complète se fit alors dans sa physionomie. La maîtresse faisant aussitôt place à la grande dame, d’un ton à la fois ironique et protecteur, elle dit au peintre :

— Toutes mes excuses, monsieur Meyrin ; je vous croyais seul !

— Mais, madame, balbutia l’artiste, qui ne savait trop ce qu’il disait et se serait voulu à cent pieds sous terre, c’est à peu près comme si j’étais seul. Mademoiselle n’est pas une étrangère ; c’est un charmant modèle que les femmes du meilleur monde rencontrent souvent dans mon atelier et chez mes plus illustres confrères.

— Mademoiselle est, en effet, fort belle, bien faite pour provoquer l’inspiration, fit la princesse avec un sourire qui blessa si profondément Sarah qu’elle reprit aussitôt, de sa voix chaude :

— Monsieur pourrait ajouter que ses amis, ainsi que lui-même, me témoignent un peu d’affection.

Paul comprit que les choses ne tarderaient pas à se gâter s’il n’y mettait bon ordre, mais peu accoutumé à ces sortes de conflits, il allait bien certainement commettre quelque nouvelle maladresse lorsque la princesse, le prenant sans doute en pitié, lui dit, en se dirigeant vers la porte.

— Cher monsieur, je ne veux pas vous empêcher de travailler ; vous avez probablement séance ; je vous laisse, mais à ce soir. Vous n’avez pas oublié que nous devons dîner ensemble et aller ensuite à l’Opéra.

— Madame, fit Meyrin, avec un mouvement pour s’opposer au départ de l’étrangère.

— Non, non, cela vaut mieux ainsi. À ce soir !

Et, sans se retourner, elle sortit vivement.

Quelques instants après, le roulement de sa voiture indiquait qu’elle s’éloignait.

— Tu aurais bien pu te taire, dit alors le peintre à Sarah. J’ai vu le moment où tu allais faire savoir à la princesse Olsdorf que tu es ma maîtresse.

— Je l’aurais dû, gronda la jeune fille, puisque tu es son amant !

— Son amant ! Tu es folle !

— Si je suis folle, je ne suis ni aveugle ni aussi sotte que tu le crois. Je parierais que c’est cette grande dame qui t’a fait cadeau de tout cela. C’est du propre !

— Tu ne sais ce que tu dis, et si tu dois me faire de pareilles scènes, tu feras mieux de ne plus revenir ici.

— C’est cela, tu me chasses ! Jure-moi donc que tu n’es pas l’amant de cette femme !

Sarah, les yeux chargés d’éclairs, la voix menaçante, avait saisi les deux mains de l’artiste.

— Tu m’ennuies, fit-il, en se dégageant brusquement.

— Alors j’ai deviné juste ! Eh bien ! je me vengerai d’elle et de toi. Ah ! les femmes du monde nous prennent nos amants ; elle les achètent. Nous verrons ! Elle à quelque part un mari cette princesse-là.

— Tu te trompes ; elle est veuve.

— Tu mens ! Dans tes lettres, tu m’as souvent parlé d’un prince Olsdorf. Il est sans doute en Russie, pendant que sa femme le trompe ici. L’imbécile !

— Enfin que veux-tu faire ? Je suis bien le maître de vivre à ma guise. Je suis libre, après tout.

— Pourquoi m’as-tu reprise à ton retour ? Il fallait me dire toute la vérité.

— Je n’avais rien à te dire. C’est toi qui es revenue ; je ne suis pas allé te chercher.

— Et tes lettres de Russie, dans lesquelles tu m’écrivais que tu m’aimais toujours.

Ne sachant plus comment en finir, Paul devint brutal.

— Tiens, Sarah, en voilà assez, dit-il. Nous nous sommes aimés, nous ne nous aimons plus, cela se voit tous les jours. Au lieu de nous fâcher, restons bons amis. Ça ne pouvait pas toujours durer, n’est-ce pas ? Du reste, je devais te l’apprendre bientôt : je vais me marier.

— Te marier ! fit, en haussant les épaules, Sarah, qui ne croyait pas à ce nouveau mensonge. Te marier ! Avec ta princesse peut-être ? Tu n’es qu’un misérable ! Je te le jure, ta grande dame entendra parler de moi. Adieu !

Et, ouvrant brusquement la porte de l’atelier, elle s’élança dehors.

— Ouf ! s’écria Meyrin en se laissant tomber sur son divan. C’est fini ! J’aime mieux ça !

Il se releva tout à coup, le front soucieux et en murmurant :

— Oui, mais l’autre, que lui dirai-je ce soir ? Ah bah ! je trouverai bien le moyen de la calmer.

Ce moyen, la princesse devait même éviter à son amant la peine de le chercher, car lorsqu’il vint la rejoindre pour dîner, alors qu’il était fort embarrassé et craignait quelque reproche, elle lui dit tendrement :

— Un seul mot, ami, à propos de la rencontre que j’ai faite dans ton atelier. Jure-moi que cette fille n’est plus rien pour toi, que tu ne la recevras ni ne la reverras jamais ? C’est tout ce que je te demande.

— Je te le jure, répondit le Roumain, heureux d’en être quitte à si bon marché.

— C’est que, vois-tu, poursuivit le jeune femme, il ne faut pas qu’il y ait entre nous l’ombre d’un nuage, le moindre soupçon. Ton passé ne me regarde pas, mais ton présent est à moi tout entier ; tout entier, n’est-ce pas ?

— Tout entier ! répéta Paul, en attirant Lise sur son cœur.

Deux heures après, l’artiste, la princesse à son bras, gravissait le grand escalier de l’Opéra et prenait place dans le fond de sa loge.

Sarah, sans doute, n’avait pas perdu son après-midi, car immédiatement vingt lorgnettes se braquèrent sur eux ; le nom de la grande dame russe courut de fauteuil en fauteuil et, le lendemain, deux ou trois journaux du matin racontèrent dans leur soirée théâtrale que, parmi les élégantes qui assistaient à la représentation de la veille à l’Opéra, on avait remarqué la belle princesse Olsdorf accompagnée de son peintre ordinaire, Paul Meyrin.

Mais ces articles, entre les lignes desquels il était si facile de lire, ne troublèrent pas un instant la noble étrangère ; et, décidée à ne faire aucune concession à l’opinion publique, toute à sa passion, elle commença avec celui qu’elle aimait cette existence à deux qu’elle avait rêvée.

Pendant ce temps-là, toujours plein de confiance, le prince Olsdorf, qui était retourné à Pampeln, chassait le loup et le sanglier et s’arrêtait parfois à Elva, chez son fermier Soublaïeff, le père de la jolie Véra.