Divan oriental-occidental/Rendsch nameh. Livre de la mauvaise humeur

Traduction par Jacques Porchat.
Librairie Hachette et Cie (Œuvres de Goethe, volume Ip. 557-562).




RENDSCH NAMEH.


LIVRE DE LA MAUVAISE HUMEUR.


« Où donc as-tu pris ces choses ? Comment sont-elles venues à toi ? Comment as-tu tiré ce chiffon[1] du fatras de la vie, afin de rallumer les dernières étincelles ? »

Ne vous figurez pas que ce soient des étincellements ordinaires : dans les lointains immenses, dans l’océan des étoiles, je ne m’étais pas perdu, il me semblait renaître.

Des flots de moutons blancs couvraient les collines, soignés par de graves pasteurs, qui donnent l’hospitalité pauvrement et de bon cœur ; gens si paisibles, si aimables, qu’ils me charmaient tous.

Dans les nuits redoutables, nous étions menacés d’attaques ennemies ; le gémissement des chameaux ébranlait l’oreille et le cœur, et, de leurs guides, l’imagination et l’orgueil.

Et toujours on avançait et toujours s’étendait l’espace, et toute notre colonne semblait une fuite éternelle, et, derrière le désert et la troupe, la trace bleue d’une mer trompeuse[2].


On ne trouvera point de rimeur qui ne se croie le plus excellent, point de racleur qui ne joue plus volontiers ses propres airs.

Et je ne saurais les blâmer : nous ne pouvons rendre honneur aux autres sans nous rabaisser nous-mêmes. Vivons-nous quand les autres vivent ?

Et j’ai trouvé la même chose dans certaines antichambres, où l’on ne savait pas distinguer la fiente de souris de la coriandre.

Le passé voulait haïr ces nouveaux et vigoureux balais ; ceux-ci, à leur tour, ne voulaient pas souffrir les balais d’autrefois.

Et quand deux peuples se séparent dans un mutuel mépris, aucun ne veut convenir qu’ils poursuivent le même but.

Certaines gens, qui ont condamné le grossier égoïsme, ont plus de peine que personne à digérer les succès des autres.


L’amitié des Allemands, je n’en ai point affaire ; la politesse est au service de la plus fâcheuse hostilité. Plus ils se sont montrés caressants, plus mes menaces ont toujours été vives ; je ne me suis pas laissé rebuter, si l’aurore et le crépuscule étaient sombres ; j’ai laissé l’eau couler, couler pour la joie et la souffrance ; mais, avec tout cela, je suis resté maître de moi-même. Ils voulaient tous goûter ce que leur offrait l’heure présente : je ne les ai pas empêchés ; chacun a son désir. Ils m’envoient tous leurs compliments, et ils me haïssent à la mort.


Quelqu’un se trouve-t-il heureux et content, aussitôt le voisin veut le tourmenter. Aussi longtemps que l’homme de mérite est vivant et agissant, on le lapiderait volontiers ; mais est-il mort une fois, on recueille aussitôt de grandes sommes, pour achever un monument en l’honneur de sa misère. Toutefois la foule devrait bien alors comprendre son intérêt : il serait plus à propos d’oublier à jamais le bonhomme.


La supériorité, vous pouvez le sentir, ne saurait être bannie du monde : je me plais à converser avec les habiles, avec les tyrans.

Comme les stupides opprimés ne cessaient de frapper à la porte de toutes leurs forces, et que les gens étroits, les esprits bornés, nous mettaient trop volontiers sous le joug ;

Je me suis déclaré indépendant des fous et des sages : ceux-ci demeurent tranquilles ; ceux-là voudraient se déchirer.

Ils imaginent que nous devrions enfin nous unir dans la force et l’amour ; ils me rendent le soleil sombre, et ils ôtent à l’ombre sa fraîcheur.

Hafiz et Ulric Hutten[3] durent s’armer tout de bon contre les frocs bruns et bleus ; les miens sont vêtus comme les autres chrétiens.

« Eh bien, dis-nous les noms de tes ennemis ! » Je ne veux pas que personne les distingue : j’ai déjà bien assez à en souffrir dans la communauté.


Voilà bien cinquante années qu’ils essayent de me contre-faire, de me refondre, de me défigurer. Il me semble que tu pourrais apprendre ce que tu vaux dans les champs de ta patrie. Tu as fait en ton temps des extravagances avec de jeunes fous endiablés, puis insensiblement, d’année en année, tu t’es attaché aux sages d’une douceur divine.


Si tu te reposes sur le bien, je ne t’en blâmerai jamais ; si même tu fais le bien, crois-moi, cela t’ennoblira ; mais as-tu planté ta haie autour de ton bien, je vivrai libre et je vivrai, ma foi, sans être aucunement trompé.

Car les hommes sont bons, et ils resteraient meilleurs, si l’un ne devait pas agir comme l’autre. Voici, en passant, un mot, que ne condamnera personne : Voulons-nous arriver à un même lieu, eh bien, nous allons ensemble.

Bien des obstacles se présenteront à nous çà et là. Dans l’amour, on ne veut jamais d’auxiliaires et de compagnons ; l’argent et l’honneur, on serait charmé d’en avoir pour les dépenser seul, et le vin, ami fidèle, nous brouille à la fin.

Hafiz a parlé aussi sur ces matières ; il s’est cassé la tête, en rêvant à maintes sottises, et je ne vois pas le profit qu’on a de courir hors de ce monde : tu peux, si les choses vont au pire, t’en arracher une bonne fois.


Comme si elle reposait sur le nom, la chose qui ne se développe qu’en silence ! Je chéris l’aimable bonté, comme elle s’est formée au sein de Dieu.

J’aime quelqu’un, c’est nécessaire ; je ne hais personne. S’il faut que je haïsse, m’y voilà aussi tout prêt, je vais haïr en masse.

Veux-tu les mieux connaître ? Observe le bien, observe le mal : ce qu’ils appellent excellent n’est probablement pas le bien.

Car, pour comprendre le bien, il faut mener une vie sérieuse, et se répandre en bavardages me semble un frivole travail.

Bien, mon ami, ton office est de froisser : tu peux te joindre à celui qui brise en morceaux ; après quoi, celui qui réduit tout en poudre pourra, s’il lui plaît, se croire le meilleur.

Que seulement, dans la rénovation, chacun entende tous les jours du nouveau, et qu’en même temps, la distraction détruise chacun en soi-même !

Voilà ce que l’Allemand aime et désire, qu’il s’écrive Deutsch ou Teutsch[4], et ils chantent tout bas la chanson : « Ainsi fut-il et sera. »

Medschnoun signifie… je ne veux pas dire que cela signifie précisément un insensé[5], mais vous ne trouverez pas mauvais que je me vante d’être un Medschnoun.

Si le cœur, le cœur plein de loyauté, s’épanche pour vous sauver, ne criez pas : « Voilà le fou ! apportez des cordes ! trouvez-nous des chaînes ! »

Et lorsqu’enfin vous voyez les plus sages languir dans les fers, cela vous brûle comme des orties de feu, d’en être témoins inutiles.


Vous ai-je donc jamais donné des conseils sur la conduite de la guerre ? Vous ai-je blâmés, lorsque, après vos exploits, vous voulûtes conclure la paix ?

Et j’ai vu aussi avec tranquillité le pêcheur jeter ses filets ; je n’ai pas eu besoin de recommander au menuisier habile l’usage de l’équerre.

Mais vous voulez mieux savoir ce que je sais, moi qui ai médité ce que la nature, pour moi diligente, m’a déjà donné en partage.

Vous sentez-vous la même force, eh bien, avancez vos affaires ! Mais, quand vous voyez mes ouvrages, apprenez d’abord à vous dire : « C’est ainsi qu’il a voulu les faire. »

Paix de l’âme chez le pèlerin.

Que nul ne se plaigne de la bassesse, car c’est la puissance, quoi que l’on vous dise.

Elle règne dans le mal pour son grand avantage, et, de la justice, elle dispose comme elle veut.

Pèlerin, voudrais-tu regimber contre cette loi fatale ? Laisse le tourbillon et la boue desséchée tourner et poudroyer.


Qui demandera au monde ce que le monde lui-même rêve et désire, et, regardant en arrière ou de côté, néglige de jour en jour ? Ses efforts, sa bonne volonté, poursuivent d’un pied boiteux la vie fugitive, et, ce qui vous fut nécessaire autrefois, il voudrait vous le donner aujourd’hui.


C’est un défaut de se louer soi-même : cependant il se loue, celui qui fait quelque bien, et puis, s’il n’est pas dissimulé dans son langage, le bien, quoi qu’on dise, est toujours bien.

Laissez donc, insensés, au sage, qui se croit sage, le plaisir de gaspiller, en véritable fou comme vous, l’insipide reconnaissance du monde.


Croyez-vous donc que de la bouche à l’oreille il y ait un véritable profit ? Insensés, la tradition est aussi une pure chimère. Voici enfin le moment de juger, et ce qui peut seul te délivrer des chaînes de la foi, c’est la raison, à laquelle tu as déjà renoncé.


Que l’on ait la manie française, anglaise, italienne ou allemande, les uns comme les autres veulent uniquement ce qu’exige leur amour-propre.

Car on n’avoue jamais ni plusieurs ni personne, si cela n’est utile, le jour où l’on voudrait soi-même paraître quelque chose.

Que demain le bien trouve donc ses amis favorablement disposés, pourvu que le mal ait encore aujourd’hui place et faveur entière.

Celui qui ne sait pas se rendre compte de trois mille ans, qu’il reste sans expérience dans les ténèbres et vive au jour le jour.


Autrefois, quand on citait le saint Coran, on indiquait le chapitre et le verset, et chaque musulman sentait, selon son devoir, sa conscience en respect et en repos. Aujourd’hui les derviches ne savent faire autre chose que bavarder sur l’ancien et sur le nouveau. Le désordre augmente chaque jour. Ô saint Coran ! Ô repos éternel !

Le prophète (parle).

Si quelqu’un est fâché qu’il ait plu à Dieu d’accorder à Mahomet bonheur et protection, qu’il fixe à la plus forte poutre de sa maison une corde solide et qu’il s’y attache ! Cela tient, cela porte : il sentira sa colère s’apaiser.

Timour (parle).

Eh quoi ! prêtres menteurs, vous blâmez le puissant orage de l’orgueil ? Si Allah m’avait destiné à être un ver, il m’aurait créé ver.

  1. Allusion à l’ancien usage, d’avoir, en guise d’amadou, des chiffons charbonnés sur lesquels on battait le briquet, et qu’on étouffait de nouveau entre deux plateaux de fer, quand l’allumette avait pris feu.
  2. Le mirage.
  3. Voyez page 385.
  4. Voyez page 396.
  5. C’est pourtant le sens général du mot : Dæmone obsessus, lymphaticus et insanus, furens, maniacus. (Meninsky, thesaur. ling orient.)