Divagations/Édition La Revue des Lettres et des Arts 1867-1868/L’Orgue de barbarie

Pour les autres éditions de ce texte, voir Plainte d’automne.

Pages oubliées. Poèmes en proseLa Revue des Lettres et des Arts (p. 80-81).


PAGES OUBLIÉES
POÈMES EN PROSE


III

L’ORGUE DE BARBARIE

Depuis que Maria m’a quitté pour aller dans une autre étoile, — oh ! laquelle, Orion, Altaïr, et toi, verte Vénus ? — j’ai toujours chéri la solitude. Que de longues journées j’ai passées seul avec mon chat. Par seul, j’entends sans un être matériel, et mon chat est un compagnon mystique, un esprit. Je puis donc dire que j’ai passé de longues journées seul avec mon chat, et seul avec un des derniers auteurs de la décadence latine ; car depuis que la blanche créature n’est plus, étrangement et singulièrement j’ai aimé tout ce qui se résumait en ce mot : chute. Ainsi, dans l’année, ma saison favorite, ce sont les derniers jours allanguis de l’été, qui précèdent immédiatement l’automne, et, dans la journée, l’heure où je me promène est celle où le soleil se repose avant de s’évanouir, où les rayons de cuivre jaune sur les murs gris et de cuivre rouge sur les carreaux. De même la littérature à laquelle mon esprit demande une volupté triste est la poésie agonisante des derniers moments de Rome, tant, cependant, qu’elle ne respire aucunement l’approche rajeunissante des Barbares et ne bégaie point le latin enfantin des premières proses chrétiennes.

Je lisais donc un de ces chers poèmes, dont les plaques de fard ont plus de charme sur moi que l’incarnat de la jeunesse, et plongeais une main dans la fourrure du pur animal, quand un orgue de Barbarie chanta languissamment et mélancoliquement sous ma fenêtre.

Il jouait dans la grande allée des peupliers dont les feuilles me paraissent jaunes, même au printemps, depuis que Maria a passé là avec des cierges une dernière fois.

L’instrument des tristes, par excellence ! Le piano scintille, le violon ouvre à l’âme déchirée la lumière des alleluia, mais l’orgue de Barbarie, dans le crépuscule du souvenir, me fait désespérément rêver.

Et cependant il murmurait un air joyeusement vulgaire et qui mit la gaieté aux cœurs des faubourgs, un air suranné, banal.

D’où vient que sa ritournelle m’allait à l’âme et me faisait pleurer comme une ballade romantique ? Je la savourai lentement, et je ne lançai pas un sou par la fenêtre de peur de me déranger et de m’apercevoir que l’instrument ne chantait pas seul.

Oh ! l’orgue de Barbarie, la veille de l’automne, à cinq heures, sous les peupliers jaunis, Maria !

Stéphane Mallarmé