Dissertations philologiques et bibliographiques/8

Dissertations philologiques et bibliographiques

DES MATÉRIAUX
DONT RABELAIS S’EST SERVI
POUR LA COMPOSITION DE SON OUVRAGE.
[PAR M. CH. NODIER.]


La nouvelle librairie est, grâce au ciel, assez féconde pour occuper tous les critiques présents et à venir, d’ici à la consommation de la langue françoise, qui a encore cent cinquante ou deux cents ans de durée probable. Je me suis fermement promis de ne jamais m’en occuper, pour deux raisons principales : la première, c’est que cette industrie, éminemment perfectionnée, s’est arrangée d’une manière admirable pour faire ses affaires elle-même ; la seconde, c’est qu’un apprentissage de vingt ans dans les précautions de la politesse officieuse, ne m’a pas encore appris assez d’euphémismes pour satisfaire aux exigeantes vanités de mon temps. Je me suis donc décidé à ne parler que des morts, en désespoir de louer convenablement les vivants, et mes lecteurs n’y perdront rien ; car dans notre littérature caduque, et sauf quelques exceptions que tout le monde fera aisément pour moi, il n’y a de vivant que les morts.

Ce que je me propose ici, par conséquent, ce n’est pas de recommander au public une excellente petite brochure de deux feuilles et demie d’impression qui traite du même sujet que cet article, et qui porte à peu près le même titre ; et une vieille habitude de raisonnement que je dois à la logique, ou à M. Pincé du Tambour nocturne, me fournit encore deux raisons très considérables pour n’en rien dire : la première, c’est que ce docte et piquant fascicule n’a été publié que pour une soixantaine de curieux qui n’en ont probablement pas laissé un seul exemplaire chez Techener ou chez Crozet ; la seconde, c’est qu’il est de l’auteur du Manuel et des Nouvelles Recherches bibliographiques, le savant du siècle qui a le plus puissamment influé sur le progrès de la science bibliographique, et qu’il y auroit une outrecuidance fort déplacée de ma part à penser que l’autorité de mon nom puisse ajouter la moindre chose à la juste autorité du nom de M. Brunet.

Tout ce que j’entreprends et tout ce que je puis, c’est de causer un moment à côté de lui, et presque sous son inspiration, sur une question neuve et singulière qu’il n’a pas manifesté l’intention d’épuiser ; question moins grave et d’un scepticisme moins hazardé que les Conjectures d’Astruc sur les matériaux de la Genèse, et même que celles des nouveaux philologues præhomérites sur les éléments poétiques de l’Iliade ; mais qui offre toutefois un intérêt fort puissant, puisqu’il s’agit de Rabelais, l’Homère bouffon de notre littérature nationale.

On voit d’ici qu’elle se subdivise en divers problèmes dont chacun demanderoit un long chapitre d’examen et que je me propose de réduire à leur plus simple expression possible : Rabelais a-t-il inventé la fable du Gargantua et du Pantagruel ? S’il ne l’a pas inventée, où l’a-t-il prise ? S’il l’a prise, qui l’a inventée ? Quel usage a-t-il fait des inventions de ses prédécesseurs, ou quel parti ses plagiaires ont-ils tiré de ses propres inventions ? — Car il n’y a rien de plus vague et de plus incertain que les dates relatives des chroniques gargantuines. Qu’on ose après cela fonder les motifs d’une créance philosophique sur les probabilités de l’histoire !

Un fait bien avéré en bibliographie, au moins jusqu’à nouvel ordre, c’est que la première partie de l’ouvrage de Rabelais, qui est le Gargantua, n’a paru, dans la forme où nous le lisons aujourd’hui, qu’après la première partie du Pantagruel. Et pourtant l’existence antérieure du Gargantua est très explicitement reconnue dans le prologue du Pantagruel, par les passages suivans du commencement et de la fin : « Tres illustres et tres chevalereux champions, gentilshommes, et aultres, qui voluntiers vous addonnez a toutes gentillesses et honnestete, vous avez naguieres veu, leu, et sceu les Grandes et inestimables Chronicques de lenorme geant Gargantua : et comme vrais fideles les avez crües galantement, et y avez maintesfois passé vostre temps avec les honorables dames et damoiselles, leur en faisant beaux et longs narrez, alors que estiez hors de propos : dont estes bien dignes de grande louange et mémoire sempiternelle. Et à la mienne volunté que ung chascun laissast sa propre besongne, ne se souciast de son mestier, et mist ses affaires propres en obli, pour y vacquer entièrement… Et le monde a bien cogneu par expérience infaillible le grand émolument et utilité qui venoit de la dicte chronicque gargantuine ; car il en a esté plus vendu par les imprimeurs en deux mois, qu’il ne sera achepté de Bibles en neuf ans. Voulant doncques (je, vostre humble esclave) accroistre vos passetemps dadvantaige, vous offre de présent un aultre livre de mesme billon, sinon qu’il est un peu plus équitable et digne de foy que nestoit l’aultre… »

Il falloit évidemment qu’un Gargantua eût paru avant le Pantagruel, pour que Rabelais pût en parler avec cette précision, et qu’il fût de Rabelais, peut-être, pour qu’il daignât le traiter avec cette complaisance qui ne convient qu’à une douce et spirituelle ironie de soi-même. Or, les Grandes et inestimables Chroniques, si souvent réimprimées à Troyes avec d’étranges et ridicules modifications, existoient avant la publication du Pantagruel. Les éditions originales viennent d’en être retrouvées par hazard. Il n’y avoit point d’Alexandre qui les eût renfermées chez nous dans les cassettes d’un Darius. C’est tout simplement une découverte de bibliophile, et ceux qui l’ont faite n’y attachoient probablement pas beaucoup d’importance. Elle appartient de droit au savant qui l’édite et qui l’éclaircit.

Le fait important à vérifier, c’est de savoir si les Grandes et inestimables Chroniques du grant et puissant géant sont identiquement la même chose que la vie inestimable du géant Gargantua : et il y a des gens qui n’en douteroient point ; ceux qui pensent, par exemple, comme je l’avois toujours pensé, que le mot inestimable a été fait par Rabelais. Malheureusement, les Chroniques originales se rapprochent beaucoup plus de l’édition populaire de madame Oudot, comme vous la voyez décorer encore sur son grossier papier à sucre, et sous son enveloppe azurée, l’étalage nomade des colporteurs de village, que du premier livre de Rabelais. C’est une grande difficulté.

Il peut s’élever ici trois hypothèses qui sont également faciles à défendre, et qu’une édition authentiquement originale du second livre résoudroit toutes à la fois, si elle se présentoit jamais.

Ou, il avoit paru, avant le Pantagruel, une ébauche du Gargantua fort analogue à celle que la Bibliothèque bleue nous a conservée, et dont Rabelais auroit tiré ses inspirations et son poème, ce qui ne contrarieroit pas essentiellement le passage équivoque du Prologue que j’ai cité tout à l’heure.

Ou, Rabelais auroit composé lui-même, dans l’élan d’une verve encore peu exercée, et avant d’avoir vu un livre immortel dans son livre, comme cela doit arriver quelquefois aux gens de génie, les Grandes et inestimables Chroniques, et ne se seroit avisé que plus tard de ramener cet essai capricieux aux vastes formes d’une conception plus complette et mieux entendue ; et je dirai dans un moment pourquoi cette opinion est mon opinion.

Ou bien enfin, l’émulation de tant de beaux talents, contemporains de Rabelais, lui auroit suscité face à face une nombreuse concurrence d’écrivains habiles à s’emparer de son idée première, sans attendre qu’il l’eût développée tout entière ; et il seroit seulement surprenant que cette rivalité n’eût pas laissé de traces dans ses propres écrits.

Parmi ces conjectures, il y en a une vraie, et je crois que personne aujourd’hui ne peut la signaler avec une assurance infaillible. Tout ce que pouvoit entreprendre M. Brunet, dont l’autorité en pareille matière a force de jugement et de loi, M. Brunet l’a fait en mettant les pièces de ce grand procès littéraire sous les yeux de son lecteur. C’est le cas de lui appliquer, au changement d’un mot près, ce que Voltaire disoit ingénieusement de Bayle : M. Brunet est le procureur-général des bibliographes, mais il ne porte pas ses conclusions.

Sa prudente réticence auroit dû sans doute me servir d’exemple, mais une idée nouvelle est une propriété si précieuse par le temps qui court qu’on a de la peine à se défendre de la mettre en valeur, quand on se croit sûr de l’avoir trouvée. Il n’y a d’ailleurs pas grand danger à se tromper sur une question de pure critique où l’on n’intéresse tout au plus qu’une insignifiante réputation de tact et d’esprit, même quand on passe pour avoir de l’esprit et du tact, et je décline hautement cette ambitieuse prétention. Cet inconvénient seroit plus grave en politique et en morale.

Je sens toutefois la nécessité d’établir d’abord que M. Brunet a jugé bien sévèrement les Grandes et inestimables Chroniques, en les traitant de rapsodie et de production sans esprit. Je conviens que c’est au fond un amas d’hyperboles fort ridicules, faites pour amuser le peuple, et que relèvent rarement ces traits de satyre délicate ou de sublime ironie, si multipliés dans les ouvrages de Rabelais qui nous sont parvenus sous son nom ; mais étoient-elles conçues dans le même plan, étoient-elles destinées au même public, et l’auteur, entraîné à les publier avant leur maturité, ou par des convenances ou par des besoins, avoit-il reçu dès son début la confidence de sa muse, et l’aveu intime de son génie ? Pense-t-on que l’auteur de Tristram Shandy eût déjà révélé toute sa puissance dans l’Histoire d’un gros manteau avec un tapabor de l’espèce la plus chaude ? Ses admirateurs conviennent que non. Le talent ne procède pas ainsi de prime allure. Il est comme le papillon nouvellement sorti de la chrysalide, qui traîne quelque temps de lourdes ailes avant de chercher les fleurs ou de s’élancer aux cieux. Tout art demande un apprentissage, et les arts de l’imagination en demandent plus que les autres.

Si l’on veut se transporter d’ailleurs à l’époque où parurent les Grandes et inestimables Chroniques, on verra dans leur conception même un mérite qui n’est pas vulgaire, et qui m’explique, à moi, leur prodigieux succès. La littérature françoise, et surtout la littérature populaire, étoit envahie alors par le roman de chevalerie, si cher à toutes les langues de famille romane, et sur lequel les presses du bon Vérard finissoient à peine de gémir.

C’étoit le roman de chevalerie que le chaland demandoit aux libraires. C’étoit le roman de chevalerie que les libraires demandoient aux auteurs. Supposez un homme de beaucoup d’esprit parmi ceux-ci (ce n’est pas des libraires que je parle), et l’idée de tourner en ridicule ce genre insolemment usurpateur se présentera d’elle-même à son imagination ; mais nous avons dit beaucoup d’esprit, et nous n’en rabattons rien. Il y avoit donc un talent original et d’une haute portée dans l’écrivain qui s’avisa pour la première fois de parodier les fables chevaleresques, et de livrer à la dérision de la multitude ce qui avoit fait jusqu’alors l’objet de son admiration et de son culte. On en jugera par un rapprochement que M. Brunet a cru devoir négliger dans sa trop courte notice, quoiqu’il ait exprimé très nettement la pensée féconde qui me fournit cette induction naturelle. L’auteur des Grandes et inestimables Chroniques prenoit une initiative d’un siècle sur Cervantes ! Que veut-on de plus ?

L’objection tirée du style subsiste encore pour tout le monde, si ce n’est pour moi. Que devoit être le style de l’auteur des Chroniques, dans l’acception de ce plan primitif, sinon le pastiche ironique, mais fidèle, de la folle exagération et de la crédulité niaise des romanciers ? Je ne sais si je me trompe, mais je crois que ces trésors de fine causerie et de gaîté malicieuse que Rabelais a depuis répandus à pleines mains dans le Pantagruel et dans la nouvelle leçon du Gargantua, auroient été déplacés dans la première. Il avoit besoin alors de se faire un auditoire, ou plutôt de se concilier l’auditoire accoutumé de ses devanciers, et il ne pouvoit y parvenir s’il ne lui parloit sa langue. Il y auroit eu plus de maladresse encore que de présomption à écrire autrement, et en vérité, Rabelais n’étoit pas un écrivain maladroit.

Mais, dira-t-on sans doute, le prosateur le plus spirituel de tous les siècles auroit inutilement essayé de dissimuler son esprit, même dans un petit nombre de feuillets. Il s’y seroit toujours trahi par quelques éclairs. Eh mon Dieu ! cela est bien possible, si possible que cela est vrai, si vrai que les exemples rempliroient deux articles de la longueur de celui-ci, pour peu qu’on prît la peine d’en chercher ! Sans parler des chapitres sur la mort de Badebec, puisque M. Brunet les regarde comme le larcin d’un plagiaire, à qui oseroit-on attribuer ce prologue délicieux où le chroniqueur récuse si plaisamment l’autorité des histoires, pour s’appuyer sans réserve sur celle des romans les plus diffamés par la grossièreté de leurs mensonges ; morceau exquis que Cervantes imita sans l’égaler, et qui ne seroit de personne, peut-être, s’il n’étoit de Rabelais, qui l’a repris, d’ailleurs, avec peu de changemens, dans le prologue de Pantagruel ? Au commencement du seizième siècle, il n’y avoit que lui en France qui pût écrire dans ce goût.

N’est-ce rien que cette piquante figure d’énumération qui caractérise avec une précision fantasque l’à-plomb imperturbable des menteurs de profession ? Je l’avois regardée jusqu’ici comme une invention de Rabelais, et je la trouve à toutes les pages des Chroniques. Il faudroit donc qu’il l’eût dérobée à ses prédécesseurs, et on ne faisoit guère avant Rabelais de l’esprit à la manière de Rabelais. Il n’a pas conservé, à mon grand regret, ce joli passage des guerres du géant contre les Hollandois et les Irlandois, sous le commandement du roi Artus : Guargantua en peu de temps en tua cent mille deux cents et dix justement, et vingt qui faisoyent les morts soubz les austres. Quand on connoît à fond la littérature comique de ce temps-là, quand on s’est bien pénétré de ses formes de style et de ses tournures familières, on sait, à n’en pas douter qu’il n’y avoit que Rabelais qui écrivît ainsi quand il commença d’écrire ; et si on a usé de cet artifice d’hyperbole gasconne jusqu’à le rendre fastidieux, jusqu’à en dégoûter Rabelais lui-même, ce n’étoit certainement pas avant qu’il l’eût employé ; or, on ne conteste pas que les Chroniques sont antérieures au Pantagruel.

N’est-ce donc rien que cet art délicat d’introduire, au milieu des bouffonneries de l’esprit qui s’amuse, le sentiment qui touche et la raison qui éclaire ? Il y a dans les Chroniques dix traits pareils qui font pressentir de loin l’admirable concion de Gargantua aux vaincus, et ces excellents enseignements sur l’éducation des Princes, que l’homme de France le plus capable de les apprécier, M. Guizot, plaçoit, il y a quelques années, au nombre des chefs-d’œuvre théoriques de la science d’instruire. Je conviens toutefois qu’il n’y a pas une identité de style suffisamment démontrée entre les essais et le livre, comme l’appeloit le cardinal Du Bellay, mais Rabelais lui-même ne l’auroit-il pas reconnu en publiant un second thème de Gargantua ; et quel écrivain fut jamais plus habile à varier, selon sa matière ou son caprice, les formes de la parole ? M. Brunet lui-même nous a démontré qu’il lui avoit donné quelquefois une apparence de vétusté barbare, pour antiquer la couleur de ses tableaux. C’est ainsi que vers la fin du prologue de Pantagruel, il avoit d’abord écrit dans l’édition gothique in-4o : Je men suiz venu visiter mon pays de vache, et sçavoir s’il y avoit encores en vie nul de mes parents ; ce qui est la construction naturelle, dès-lors françoise comme elle est françoise aujourd’hui ; tandis qu’on lit dans les éditions postérieures : Et sçauoir si en vie estoit parent mien aulcun, leçon beaucoup plus archaïque, et cependant plus nouvelle.

Admettons maintenant que Rabelais, dans un accès d’humeur joyeuse et cervantesque, se soit ébaudi à parodier grotesquement les extravagantes fictions des romans de chevalerie, sans y attacher plus d’importance qu’on ne le fait d’ordinaire à ces improvisations de la gaîté, prises, comme il le dit lui-même, sur le temps des refections corporelles, et seulement pour se distraire d’autres plus graves études. Associons-nous, autant que nous en sommes capables, à la pensée qu’il dut concevoir, quand le succès inattendu de ces boutades sans conséquence, lui eut révélé tout à la fois l’aptitude et l’opportunité de son talent satyrique. Ce n’étoit plus la manie éphémère d’une littérature de transition qui se mouroit doucement de sa mort naturelle, ce n’étoit plus le ridicule passager d’un genre vieilli, déjà battu en ruine par ses premières atteintes, qui stimuloient, qui invoquoient sa facétieuse colère. C’étoit la société tout entière avec ses avocats et ses médecins, ses sophistes et ses pédants, ses grands seigneurs et ses rois, ses moines et ses pontifes. C’est ainsi qu’il entra dans la composition du Pantagruel, et c’est pour cela, selon moi, qu’il recommença le Gargantua. Je sais à merveille, et je ne saurois trop répéter, que ce n’est ici qu’une conjecture qui m’étoit tout-à-fait personnelle, quand M. Brunet a eu la bonté de la présenter comme un doute ; et je sais mieux encore qu’une conjecture dont le crédit s’appuie sur ma seule opinion, n’a rien qui puisse la faire sortir du rang des conjectures. Il me reste à dire tout au plus, pour justifier le soin que j’ai pris à la développer, ce que Montaigne dit quelque part sur un sujet de pareille nature : c’est qu’on me feroit grand desplaisir de me desloger de cette créance.

J’ajouterai cependant un seul mot, sans sortir de la forme dubitative qui me convient à l’égard de mes maîtres. Pourquoi M. Brunet, par qui vit en France et en Europe la science bibliographique, si bien accueillie aujourd’hui, et devenue si importante, n’est-il pas encore de l’académie des inscriptions et belles-lettres ?