Dissertations philologiques et bibliographiques/18

Dissertations philologiques et bibliographiques

L’ORIGINE
DES CARTES À JOUER[1].
[PAR PAUL LACROIX]


C’est une question d’archéologie fort difficile à résoudre, et déjà traitée avec profondeur par les savans, malgré la frivolité du sujet. M. Peignot, le dernier qui se soit occupé des cartes à jouer, s’est borné à recueillir l’analyse des opinions diverses du P. Menestrier, du P. Daniel, de l’abbé Bullet, du baron de Heineken, de l’abbé Bertinelli, de l’abbé Rive, de Court de Gébelin, de Breitkopf, de Jansen, de Ottley et de Singer : M. Peignot est resté neutre au milieu de ces débats contradictoires, qu’il fallait juger les pièces à la main. En attendant que je rassemble dans une dissertation spéciale mes recherches, peut-être curieuses et nouvelles, après celles de mes devanciers, je vais énoncer mon sentiment, appuyé sur l’examen comparé des anciennes cartes à jouer. — L’abbé Legendre a répété, d’après le Traité de la police de Lamare, qui cite le conteur Polydore Virgile comme une autorité, que les Lydiens inventèrent les cartes pendant une extrême disette, et que ce jeu la leur fit presque oublier. Il est possible que les Lydiens aient connu un jeu qui se jouait avec des tableaux figurés (tabulœ sigillatœ), à l’instar du jeu de l’oie des Athéniens, mais à coup sûr ce n’étaient pas les cartes du jeu de piquet. — Cependant les cartes vinrent de l’Orient avec les échecs ; cette origine semble incontestable, sans adopter toutefois les rêveries de Court de Gébelin, qui fait honneur aux Égyptiens de l’invention des cartes, et qui les explique à la manière des hiéroglyphes : il existe entre les cartes et les échecs certains rapports qu’on ne saurait attribuer au hasard. — On a même des raisons de croire que primitivement les cartes offraient une représentation exacte des échecs ; pour laisser quelque chose à décider au sort, et pour mieux égaliser les chances, les fous, les chevaliers et les tours ou rocs se retrouvaient sans doute dans les premières cartes, dont le jeu n’était qu’un jeu d’échecs double ; peut-être le jouait-on à quatre, chaque adversaire ayant sa couleur, et, pour ainsi dire, son armée à faire manœuvrer. — Ces analogies des cartes avec les échecs sont presque prouvées par l’inspection des vieux tarots du XVe siècle, dans lesquels il y a le fou et la tour, dite maison de Dieu. — Quant au sens allégorique, il est à peu près identique dans les deux jeux, qui sont une image de la guerre : il y a encore dans les tarots une carte qui devait, par son apparition, produire le résultat de l’échec et mat : c’est la Mort, montée sur le cheval pâle que lui donne l’Apocalypse. — Originairement, les cartes n’étaient pas plus nombreuses que les pièces de l’échiquier, divisées en deux bandes, l’une rouge et l’autre noire ; une augmentation de cartes exigea bientôt de nouvelles combinaisons, et les deux jeux ne furent plus soumis à des règles analogues : les Arabes, ces grands joueurs d’échecs, donnèrent-ils cette autre forme à leur jeu favori ? — Quoi qu’il en soit, les cartes étaient en usage bien avant l’année 1392, à laquelle on a prétendu fixer leur invention : le synode de Worchester, en 1240, défend aux clercs les jeux déshonnêtes, et entre autres celui du Roi et de la Reine (ne sustineant ludos fieri de Rege et Reginâ) ; un manuscrit italien de 1299 parle des cartes appelées naïbi ; des statuts monastiques de 1337 proscrivent les cartes sous le nom de paginœ ; enfin, un édit du roi de Castille, à la date de 1387, les met au nombre des jeux prohibés. — Un ancien ouvrage en langue française ne laisse pas de doute sur l’existence des cartes, antérieurement à la date de 1392 ; car on lit dans le roman de Renard le contrefait, composé par un anonyme en 1328 :

Si comme fols et folles sont
Qui, pour gaigner, au bordel vont,
Jouent aux dés, aux cartes, aux tables
Qui à Dieu ne sont délectables…

Ce passage indique en quels lieux se tenaient les tripots, et en quelles mains était déjà tombé le jeu du roi et de la reine. Quant à la chronique du Petit-Jehan de Saintré, où l’on remarque cette phrase : Vous qui estes noiseux et joueux de cartes et des dés, cette chronique, dont le héros est page à la cour de Charles V en 1367, ne doit pas être invoquée en témoignage, puisque l’auteur, Antoine de la Sale, né en 1398, n’écrivait que sous Charles VII. — On a longuement et vainement disserté pour savoir si les cartes étaient françaises, allemandes, espagnoles ou italiennes : il me paraît toujours certain qu’elles ne sont pas françaises, du moins les cartes de tarot. Un vieux livre, Le Jeu d’or, imprimé à Augsbourg en 1472, assure, dit-on, qu’elles prirent naissance en Allemagne vers 1300 ; l’abbé Rive veut que ce soit en Espagne, par l’imagination de Nicolao Pépin, vers 1330 ; l’abbé de Longuerue, au contraire, veut que ce soit en Italie, à une époque antérieure. — Toujours est-il que les signes et couleurs des cartes diffèrent dans ces pays : les Français ont pique, trèfle, carreau et cœur ; les Espagnols, épée, bâton, denier et coupe ; les Allemands, vert, gland, grelot et rouge ; ces couleurs doivent être contemporaines du jeu de piquet, qui fut trouvé sous Charles VII, en même temps que les cartes avec lesquelles on le joue encore aujourd’hui. Jusque-là les tarots seuls étaient en usage dans toute l’Europe ; mais depuis l’invention du jeu de piquet, ils ont beaucoup perdu de leur bizarre physionomie et ne sont pas restés en France, malgré la faveur marquée de plusieurs illustres Français du dix-septième siècle : Breitkopf est allé chercher les premiers tarots en Sibérie, où les paysans jouent le trappola avec des cartes semblables à celles dites de Charles VI. Ces dix-sept cartes que l’on conserve au Cabinet des Estampes de Paris, et qu’on attribue à l’imager du roi Gringonneur, faisaient partie d’un jeu qui était certainement une imitation de la célèbre danse macabre, cette allégorie si philosophique de la vie humaine, que le moyen-âge avait tant multipliée à l’aide de tous les arts. Ces cartes, peintes et dorées, représentent le pape, l’empereur, l’ermite, le fou, le pendu, l’écuyer, le triomphateur, les amoureux, la lune et les astrologues, le soleil et la Parque, la justice, la fortune, la tempérance, la force, puis la mort, puis le jugement des âmes, puis la maison de Dieu ! N’est-ce pas là cette danse des morts qui met en branle les vivans de toute condition, et qui dirige une ronde immense où sont emportés les grands et les petits, les heureux et les malheureux ? — Le nom de tarots dérive de la province lombarde, Taro, où ce jeu fut d’abord inventé ; à moins qu’on ne préfère le tirer d’une allusion à la tare que la Mort fait éprouver au monde (phthora, corruption), ou bien de la fabrication même de ces cartes, enluminées sur un fond d’or piqué à compartimens (téréin, trouer). — On a cru qu’il s’agissait de ce jeu de cartes dans un compte de Charles Poupart, argentier du roi pour l’année 1392 : « À Jacquemin Gringonneur, peintre, pour trois jeux de cartes à or et à diverses couleurs, de plusieurs devises, pour porter devers ledit seigneur (Charles VI), pour son ébattement, LVI sols parisis. » Mais les costumes me paraissent plus analogues aux modes du temps de Charles VII qu’à celles de la cour d’Isabeau de Bavière, qui avait donné le hennin ou bonnet en cœur pour coiffure aux dames. — C’est donc au règne de Charles VII qu’il faut rapporter l’invention des cartes françaises, et du jeu de piquet, imité peut-être du jeu allemand le lansquenet. Les cartes cessèrent alors d’être une redite joyeuse de cette danse macabre, qui revenait sans cesse attrister les regards, et jeter une pensée de deuil parmi tous les plaisirs, cette danse burlesque et terrible, dessinée sur les marges des missels, ciselée sur les manches des poignards, peinte dans les églises, dans les palais, dans les cimetières, rimée chez les poëtes et mise en musique par les ménétriers. Toutefois, la Mort ne disparut pas entièrement du jeu de cartes, qui redevint ce qu’il était d’abord, le jeu de la guerre. Charles VI, par une ordonnance de 1391, avait prohibé, sous peine de dix sous d’amende, tous les jeux qui empêchaient ses sujets de se livrer à l’exercice des armes pour la défense du royaume : Tabularum, paleti, quilliarum, boularum, billarumque ludos et similes quibus subditi nostri ad usum armorum pro defensione nostri regni nullatenus exercentur vel habilantur. Ce fut pour éluder cette ordonnance, que quelqu’un, le brave Lahire, dit-on, ou plutôt un servant d’armes, qui s’est personnifié dans l’image du valet de trèfle sans se nommer, réforma ce jeu des tarots de manière à le mettre au rang des exercices militaires : le trèfle figurant la garde d’une épée, le carreau le fer carré d’une grosse flèche, le pique la lance d’une pertuisanne, le cœur la pointe d’un trait d’arbalète, étaient les armes et les compagnies armées ; les as, nom d’une monnaie ancienne, signifiaient l’argent pour la paie des troupes ; les quatre rois représentaient les quatre grandes monarchies, juive, grecque, romaine et française, car Charles VII, comme successeur de Charlemagne, pouvait prétendre à l’empire d’Occident ; David, Alexandre et César portaient aussi le manteau d’hermine et le sceptre fleurdelisé ; les quatre dames remplaçaient les quatre vertus des tarots, Judith au lieu de la force, Pallas au lieu de la justice, Rachel au lieu de la fortune, et Argine au lieu de la tempérance : cette Argine, anagramme de regina, doit être Marie d’Anjou, femme de Charles VII, recommandable par sa piété et sa douceur ; les quatre valets, ou varlets, représentaient la noblesse de France, depuis son époque héroïque jusqu’à la chevalerie : Hector de Troie, père de ce fabuleux Francus, qui passait pour le premier roi franc ; Ogier le Danois, l’un des pairs de Charlemagne ; Lahire, le plus brave capitaine de Charles VII, et le valet de trèfle, qui s’est mis en si vaillante compagnie en sa qualité d’inventeur ou de réformateur du jeu de cartes. Je ne nommerai pourtant pas ce gentilhomme Nicolao Pépin, en dépit de l’étymologie de naïpes, forgée par l’abbé Rive. — Il y a lieu de croire que ce jeu tout français fut d’abord imité par les Allemands, qui se l’approprièrent avec de légères modifications : les noms des figures furent supprimés, et les quatre valets ne paraissant pas suffisans, on en ajouta quatre autres, soit comme chevaliers, soit comme pages ; on remplaça le carreau par le lapin, le cœur par le perroquet ou papegeai, le pique par l’œillet : le trèfle seul ne subit aucune métamorphose. Ces cartes étaient rondes et gravées au burin. — Plus tard, en Allemagne, on imposa aux cartes un nouveau changement, en y introduisant le grelot et le gland ou vert : le gland exprimait l’agriculture, le grelot la folie, le cœur l’amour, et le trèfle la science. Ces cartes-là étaient plus larges que longues et ornées de sujets relatifs à chacune des quatre divisions : elles eurent cours à la fin du XVe siècle et au commencement du XVIe siècle. — La gravure en taille de bois n’ayant été découverte qu’en 1423, les cartes auparavant étaient enluminées de même que les manuscrits et coûtaient fort cher, puisqu’en 1430, Visconti, duc de Milan, paya 1,500 pièces d’or à un peintre français pour un seul jeu ; mais aussitôt que la gravure permit de reproduire à l’infini une empreinte grossière, qui à quelques années de là créa l’imprimerie, par les soins ingénieux de Laurent Coster, les graveurs d’Allemagne répandirent dans toute l’Europe leurs jeux de cartes, qui devinrent populaires en tombant à bas prix. La ville d’Ulm faisait un tel commerce de cartes, qu’on les envoyait par ballots en Italie et en Sicile pour les échanger contre des épices et des marchandises. Le peintre en cartes s’appelait briefmahler. Il est certain que le lansquenet est né en Allemagne, ainsi que le piquet en France. — Le caractère espagnol, toujours fidèle aux distinctions de rangs et d’états, se fit sentir dans la substitution des copas, espadas, dineros et bastos, aux quatre couleurs du jeu de cartes français, dans lequel on n’avait fait entrer que des armes : les calices (copas) des ecclésiastiques, les épées (espadas) des nobles, les deniers (dineros) des marchands, et les bâtons (bastos) des cultivateurs, marquèrent les quatre états du peuple en Espagne. On a voulu mal à propos interpréter de la même manière les couleurs de nos cartes, en supposant que le cœur représente le clergé, qui siége au chœur ; le pique, la noblesse, qui commande les armées ; le carreau, la bourgeoisie, à cause du pavé des villes, et le trèfle, les habitans des campagnes. — En dépit des ordonnances civiles et cléricales qui ont fréquemment renouvelé la prohibition des cartes à jouer, ce jeu, varié par d’innombrables combinaisons, s’est toujours maintenu à la tête des jeux avec les échecs et les dames. Le lansquenet, le piquet, la triomphe, la prime, le flux, le trente-et-un, la condemnade, le mariage et une foule d’autres eurent successivement la vogue dans les tavernes et dans les cours les plus élégantes. Louis XII jouait au flux en son camp à la vue des soldats, dit Hubert-Thomas dans la vie du palatin Frédéric II ; Pantagruel, dit Rabelais, trouva les matelots, à Bordeaux, qui jouaient à la luette sur la grève. — Enfin, les cartes elles-mêmes semblèrent participer à la métempsychose des êtres, tant les rois, les reines et les valets, qui président à ce jeu, furent soumis à des transformations de noms et de costumes dans notre France capricieuse : le règne de Charles IX amena des valets de chasse, de noblesse, de cour et de pied pour accompagner Auguste, Constantin, Salomon et Clovis, Clotilde, Élisabeth, Penthésilée et Didon ; le règne de Louis XIV, qui imposait aux cartes cette devise : J’aime l’amour et la cour, vive la reine ! vive le roi ! ne se contenta pas de ces illustrations royales, et choisit de préférence César, Ninus, Alexandre et Cyrus major, Pompeïa, Sémiramis, Roxane et Hélène, Roger, Renaud et Roland ; quant au valet de trèfle, il n’avait jamais d’autre nom que celui du cartier. On écrirait tout un livre sur les révolutions des cartes jusqu’aux cartes b…… patriotiques de la république française, une et indivisible, où les quatre dames furent supplantées par quatre vertus républicaines, les quatre valets chassés par quatre réquisitionnaires républicains, et les quatre rois détrônés par quatre philosophes : Voltaire, Rousseau, La Fontaine et Molière.

  1. M. Paul Lacroix (Jacob, bibliophile) publiera l’année prochaine un grand travail sur ce sujet, avec beaucoup de gravures au trait et coloriées, de manière à former un ouvrage aussi complet que celui d’Ottley. Cette Notice n’est qu’une rapide analyse du livre que doit faire paraître M. Lacroix.