Dissertations philologiques et bibliographiques/12

Dissertations philologiques et bibliographiques

DES ARTIFICES
QUE CERTAINS AUTEURS ONT EMPLOYÉS
POUR DÉGUISER LEURS NOMS.
[PAR M. CH. NODIER.]


Je n’ai pas dessein de recommencer ici en quelques pages le long volume d’Adrien Baillet sur les auteurs déguisés. C’étoit, à vrai dire, un sujet singulier et piquant, et tel même qu’Adrien Baillet l’a traité, la matière d’un livre aussi amusant qu’instructif pour les lecteurs qui s’occupent d’histoire littéraire et de bibliographie. Malheureusement l’histoire littéraire du temps de Baillet se réduisoit aux faits qui intéressent la philologie des langues classiques, seule étude en France du seizième et du dix-septième siècles. Aujourd’hui que la langue démotique et la langue hiératique des Égyptiens ont détrôné jusqu’au Chinois, et que le règne des abstracteurs de quintessence grégeoise et latiale est irrévocablement passé, les auteurs cryptonymes de Baillet ne sont ni plus ni moins connus sous un de leurs noms que sous l’autre, et il n’y a guères d’érudits émérites, même à l’académie des inscriptions et belles-lettres, qui se soucient plus de Politien que d’Ange Bassi, et de Volaterran que de Raphaël Maffei. Ce que nous voudrions savoir maintenant, c’est le secret du déguisement de ces auteurs surannés qui débrouilloient à la suite de Villon l’art confus de nos vieux romanciers, et qui étoient pour le moins aussi indifférents au siècle de Baillet que les latinistes de Baillet le sont au nôtre. Le goût de cette bonne et naïve littérature qu’on appeloit encore gauloise, il y a quelques années, a prévalu de nos jours, et les amateurs de broutilles littéraires, marquées au coin de la vétusté, ne sont pas près de se lasser d’élucubrations bibliographiques. Le temps seroit donc favorable à la publication d’une clef des pseudonymies si multipliées alors, et je la recevrois pour ma part avec un plaisir infini des mains d’un homme de savoir, qui seroit capable de répandre quelque agrément sur ces matières ardues. On voit que j’ai d’excellentes raisons pour ne pas la donner moi-même. Je me propose seulement d’en dire quelques mots en passant, ne fût-ce que pour éveiller et stimuler des souvenirs plus féconds :

Non licet omnibus adire Corinthum ;


mais il n’est pas absolument nécessaire d’être allé à Corinthe pour en indiquer le chemin.

Le désir de déguiser un nom trivial et mal-sonnant sous un sobriquet euphonique, flanqué de la particule nobiliaire, est une vanité plus moderne, et Dieu garde de mal tous les écrivains françois, gentillâtres ou vilains, qui ont ainsi abdiqué parentelle et patronymie, pour aller plus harmonieusement à la gloire, sous la protection de quelques syllabes retentissantes. D’Arouet, il n’en est plus question, et l’on n’oubliera jamais Voltaire. Tout le monde connaît Dancourt, Marivaux, Crébillon, Voisenon, La Chaussée, Sainte-Foix, et besoin est de posséder un peu d’érudition onomatologique pour retrouver ces illustres personnages dans Carton, Carlet, Jolyot, Fusée, Nivelle et Poulain. Leurs vieux prédécesseurs n’étoient pas si fiers. Toutes leurs inutiles pseudonymies, si artistement recherchées, paroissent plutôt l’artifice de la modestie qui se lasse de la publicité quotidienne d’un nom traîné dans les boutiques et dans les conversations, que le caprice d’en changer : modestie, non sévère et presque bigote, comme celle de ces graves solitaires de Port-Royal, dont le sourcilleux scrupule a si mal réussi à dissimuler sous les noms de Royaumont, de Damvilliers et de Montalte, ceux de Le Maître de Sacy, de Nicole et de Pascal ; mais pudique et peut-être coquette, comme celle de la nymphe qui s’enfuit derrière les saules en désirant d’être vue.

Ce n’est pas que l’éclat d’un titre féodal n’ait tenté quelquefois l’orgueil d’un faquin de cette époque, tout aussi bien qu’il l’a fait depuis ; seulement les exemples en sont plus rares ; il faut bien chercher pour trouver Bluet d’Arbères, comte de Permission, et chevalier des ligues des treize cantons suisses, mais c’étoit une espèce de mendiant vagabond à demi-fou et complettement imbécile ; ou Nicolas Joubert dit Angoulevant, prince des Sots, mais c’était un histrion titré par lettres-patentes ; et il n’y a guères de noblesse mieux avérée que celle-ci, car elle a été reconnue par un arrêt du parlement de Paris, à la date du 19 février 1608, sur le plaidoyer du docte avocat maître Julian Peleus. Quant à Estienne Tacourot et Nicolas Denisot, écrivains d’une tout autre volée, la seigneurie des Accords du premier n’étoit qu’une allusion au tabour ou tambour dont il avoit fait, par manière de rébus, le corps de sa devise ; le faux nom de conte d’Alsinois que prit le second n’étoit qu’une rencontre fortuite d’anagramme.

La traduction du nom dans une langue savante seroit aujourd’hui un moyen piquant de se déguiser : l’érudition des lecteurs ordinaires ne va plus jusqu’à pénétrer de pareils mystères ; mais à l’époque dont nous parlons, c’étoit plutôt, pour quelques pédants ingénieux, un moyen commode et sûr d’étendre leur publicité et de multiplier leurs titres. C’est ainsi que Reuchlin se fit double sous le nom de Capnion, et son neveu Schwartzerde sous celui de Melanchton. C’est ainsi que Chandieu se tripla sous les noms de Sadeel et de Zamariel, et le Breton Penfentenyou sous ceux de Capite Fontium et de Cheffontaines. Tout cela n’étoit guères moins intelligible alors que les simples initiales S. G. S. ou G. C. T. qui n’ont jamais fait méconnoître à personne Simon Goulard, Senlisien, et Gabriel Chapuis, Tourangeau.

L’artifice le plus commun des poètes de la renaissance est le surnom si visiblement emprunté aux traditions romanesques de la chevalerie, comme dans Amadis, chevalier de l’Ardente Épée, qu’imita depuis don Quichotte, chevalier de la Triste Figure. Gringore lui-même est aujourd’hui moins connu que Mère sotte, et Bouchet que le Traverseur des voies périlleuses. Il faut peut-être avoir plus d’habitude de notre ancienne littérature pour reconnoître d’Amboise dans l’Esclave fortuné ; François Habert, dans le Banny de Liesse ; Jehan Chaperon, dans le Lassé de repos ; Jehan Leblond, dans l’Humble Espérant ; Antoine du Saix, dans l’Esperonnier de discipline ; Gilles d’Aurigny, dans l’Innocent égaré ou dans le Pamphile. Ces pseudonymies n’étoient qu’un jeu pour le XVIe siècle, qui comptoit plus d’amateurs de livres et plus d’amateurs de poésie que le nôtre.

Une chose qui démontre que cette innocente supercherie était suggérée par l’influence alors toute-puissante du roman chevaleresque, c’est qu’elle concourt d’ordinaire avec l’emploi de la devise tracée au frontispice ou à la souscription des ouvrages anonymes, comme sur l’écu d’un paladin couvert de sa visière, et telle que le blason nous l’a conservée dans les armoiries du moyen-âge. C’est ainsi que l’Humble Espérant avoit pour cri d’armes dans ses joûtes poétiques : Espérant mieulx ! Clément Marot, La mort n’y mord, et il ne se trompait point sur sa renommée à venir ; Herberay des Essarts, Acuerdo Olvido (souvenance et oubli) ; et celui-ci embrassoit dans ses prévisions plus timides, les deux destinées du poète. La dernière partie de sa légende lui est restée en toute propriété. Elle convient merveilleusement au plus grand nombre de ses contemporains et de ses successeurs.

Quelquefois par un raffinement qui les rendoit plus diaphanes, la devise ou le surnom renfermoit le nom même dans les replis d’un anagramme, comme Vrai prélude ou Le vrai perdu, Bel art d’ange et Bonté n’y croist, où l’on retrouve aisément Pierre Duval, Albel d’Argent et Benoist du Troncy. L’anagramme servoit plus souvent encore à traduire simplement le nom d’un auteur sous un nom factice qui avoit l’attrait de l’énigme sans en avoir la difficulté, ainsi que nous l’avons vu en Nicolas Denisot, devenu Conte d’Alsinois. Il n’y a en effet rien de moins embarrassant quand il s’agit d’un écrivain fort connu, comme François Rabelais travesti en Alcofribas Nasier, Noël du Fail en Léon Ladulfi, et même Guillaume des Autelz en Glaomalis de Vezelet. Quant au chevalier de Cailly qui a pris la peine d’intervertir deux lettres de son nom pour publier ses jolies épigrammes sous celui de chevalier d’Aceilly, on ne comprend guère quel espèce de sel un homme d’un esprit aussi délié a pu trouver dans cette insignifiante métamorphose, qui pourroit passer au besoin pour une simple erreur de copiste. La solution de ce problème puéril n’offroit quelque obstacle réel qu’à l’égard de ces littérateurs sans renommée dont la signature la plus explicite auroit conservé presque tout le mystère de l’anonyme, tels que Jehan d’Ivry, Jehan Tabourot et Nicolas de Montreulx, qui ne sont pas beaucoup moins obscurs sous leurs noms véritables que sous ceux de Riand-Jhevy, de Thoinot Arbeau et d’Ollenix de Mont-Sacré.

Mais l’anagramme étoit alors de mode, l’anagramme dont Guillaume Colletet a dit avec tant de raison :

Cet exercice monacal
Ne trouve son point vertical
Que dans une tête blessée,
Et sur Parnasse nous tenons
Que tous ces renverseurs de noms
Ont la cervelle renversée.


Les exemples en sont devenus rares dès le dix-huitième siècle, au moins dans les ouvrages sérieux, et le philosophe Telliamed, ou de Maillet, est peut-être le seul qui se soit avisé d’en maculer le frontispice d’un livre de sciences.

L’acrostiche partageoit la vogue extravagante de l’anagramme dans cette littérature jeune et fantasque, et il n’est pas plus difficile à expliquer, quand on en cherche le secret. Il consistoit pour l’ordinaire dans une pièce de vers qu’il suffit de découvrir, et dont les initiales donnent le nom de l’auteur, omis à dessein sur le titre. C’est ainsi qu’Isabeau Faulcon en a usé dans le Faulcon des dames, Gringore dans le Château de Labour, Corrozet dans le Blazon du mois de mai, Louvan Gelliot dans la Vraye-disante advocate des dames, et Mathieu Malingre, dans la Moralité de la maladie de chrétienté ; le premier au commencement de son ouvrage, et les autres à la fin, si ma mémoire ne me trompe, car j’écris fort loin de mes livres et de tous les livres possibles. Il n’y a pas de mal d’ailleurs à laisser quelque vérification à faire aux curieux qui possèdent quelques-unes de ces insignes et frivoles raretés. L’exercice dont ce travail amusera leur oisiveté, sera probablement le seul avantage qu’ils tireront de leurs inutiles trésors ; ceci soit dit sans blâme pour une manie gracieuse et innocente qui en vaut toutefois bien d’autres.

Mais l’acrostiche étoit quelquefois enveloppé de ténèbres moins visibles, et je rapporterai à ce sujet une petite anecdote qui éclaircira ce singulier artifice. Il n’y a pas long-temps que je découvris chez un de ces libraires de province dont toute l’érudition se borne à la connoissance de quelques titres (on sait bien qu’il n’en est pas de même à Paris), un exemplaire de l’édition originale du Songe de Poliphile, Hypnerotomachia Poliphili, et que je m’extasiai sur cette célèbre merveille de la typographie et de la gravure en bois ; elle rappeloit à mon bibliopole un autre sujet d’admiration sur lequel il ne tarissoit pas de louanges. Il avoit connu, mortel fortuné ! un savant si versé dans l’étude des livres antiques et si sûr de sa mémoire, qu’il pouvoit nommer d’avance la lettre initiale de chaque chapitre : « Cette faculté nest pas si rare que vous le pensez, interrompis-je froidement, et je serai assez fier de vous inspirer le même enthousiasme pour m’exposer à la même épreuve. » Je m’en tirai en effet de fort bonne grâce, au grand étonnement de ce bon homme, qui m’écoutoit la bouche béante, quelque peu confus, je le suppose, de trouver un ménechme intellectuel au Pic de la Mirandole du département. « Ce n’est pas tout, poursuivis-je, et nous allons recommencer l’expérience qui vous surprend si fort, sur le premier livre venu. » Je prie le lecteur d’être bien persuadé que je ne me serois pas permis cette gasconnade bibliographique, si je n’avois eu la main sur les Bigarrures du Seigneur des Accords. Ma seconde démonstration n’eût rien à envier à la première, et bien m’en prit que le temps des superstitions populaires fût passé, quoique je ne fusse guère plus sorcier que mon libraire qui ne l’étoit pas du tout. « C’est, lui dis-je enfin en riant, que l’auteur du Songe de Poliphile a écrit, dans les initiales de ses chapitres, cette phrase latine : Franciscus Columna Poliam peramavit, qui contient son nom et celui de sa maîtresse, et que le Seigneur des Accords s’est servi de la même combinaison pour révéler aux adeptes celui d’Estienne Tabourot. »

Le miracle s’étoit évanoui. Un miracle bien plus surprenant, ce seroit d’écrire un long article sur de pareilles questions, sans ennuyer à outrance les personnes mêmes qui jouissent d’assez de loisirs pour y prendre un peu d’intérêt. Celui-là, je ne m’en flatte pas.

Ch. Nodier.