Dissertation sur l’existence des Génies

Traité de Porphyre, touchant l’abstinence de la chair des animaux
Traduction par Jean Levesque de Burigny.
(p. 381-460).

DISSERTATION

SUR L’EXISTENCE

DES GÉNIES,

Dans laquelle on rapporte ce que les peuples les plus célébres & les Philoſophes en ont penſé.


Ce que Porphyre dit des Génies, nous a paru demander un éclairciſſement ; & nous avons crû que le Lecteur verroit avec quelque plaiſir les diverſes idées des hommes à ce ſujet.

I. Ce que l’Écriture nous apprend des Eſprits.

L’exiſtence des Anges étoit un dogme reçû preſque généralement chez tous les Juifs. Les ſeuls Saducéens contrediſoient cette doctrine, en niant qu’il y eût des Eſprits[1] ; ce qui doit paroître très ſinguliers puiſque les Livres ſacrés de l’ancien Teſtament & même le Pentateuque, ſuppoſent en une infinité d’endroits qu’il y a des Anges. La premiére eſpéce dont il soit parlé dans l’Écriture, est celle des Chérubins. Dieu en avoit placé un à l’entrée du Paradis terrestre[2] pour garder l’arbre de vie après la déſobéiſſance du premier pere. Le Prophéte Ézéchiel ſuppoſe[3] qu’ils avoient des ailes.

Les Commentateurs qui ont fait la description de la figure des Chérubins[4] ont moins conſulté l’Écriture que leur propre imagination : auſſi en ont-ils fait des monſtres. Ils ont crû qu’ils tenoient de l’homme, de l’aigle, du bœuf & du lion. Ils avoient, disent-ils, le viſage de l’homme, le dos couvert d’un grand poil comme celui de la criniére d’un lion, les cuiſſes et les pieds de veau et le corps couvert de quatre grandes aîles : d’autres les ont dépeints comme un homme, dans la tête duquel on voyoit la face de l’homme, du bœuf & du lion de trois côtés, & un aigle placé ſur un caſque qui couvroit cette tête à trois faces. Entre & derrière les épaules on voyoit quatre grandes aîles, deux de chaque côté. Cette figure avoit quelque rapport au Sphinx ; ce qui a fait croire à S. Clément d’Alexandrie que le Sphinx des Égyptiens étoit une imitation du Chérubin des Hébreux. Le Prophéte Iſaie parle de ces eſprits[5] ; il aſſûre que Dieu eſt aſſis ſur les Chérubins : il fait auſſi mention des Séraphins, & c’eſt le ſeul des Écrivains ſacrés qui en diſe quelque choſe ; il les dépeint[6] comme ayant ſix aîles. Nous voyons dans les Pſeaumes, qu’il y a un ordre de ſubſtances ſpirituelles appellées Vertus[7], qui ſervent de miniſtres à l’être éternel.

Le nom le plus communément donné à ce genre de créatures, eſt celui d’Ange, qui dans ſon origine ſignifie député ou meſſager. L’auteur de la Genèſe qui ſuppoſe l’exiſtence de ces eſprits, n’a pas jugé à propos de parler du tems de leur création ; ce qui a été l’occaſion de pluſieurs conjectures frivoles pour les Commentateurs, qui ſe croyent dans l’obligation de deviner ce que l’Auteur qu’ils interprétent a laiſſé dans l’obſcurité. Les Peres Grecs & Latins qui ont précédé Saint Auguſtin ont enſeigné[8] que les Anges furent créés avant le monde & ils ſe fondent ſur le paſſage de Job,[9] qui dit que les fils de Dieu louoient l’Éternel avec les aſtres du matin, lorſqu’il poſoit les fondemens de la terre. Saint Auguſtin ſuivi en cela du plus grand nombre des Interprétes, a cru que les Anges avoient été créés le premier jour avec la lumiére. Origene a prétendu, que ſous le nom d’eaux ſupérieures que l’Écriture place au deſſus du firmament, & que le Prophéte invite à louer le Seigneur, il ne falloit point entendre des eaux réelles, mais les eſprits bien-heureux, & que les eaux inférieures qui ſont placées dans les abîmes n’étoient autre choſe que les Démons ; mais ces allégories ont trouvé peu de partiſans. Ce qui eſt conſtant par l’Écriture c’eſt qu’il y a un grand nombre d’eſprits méchans, dont la principale fonction eſt de perſécuter les hommes, & de les induire en tentation[10]. Ils n’étoient pas méchans dans l’origine mais ayant voulu ſe rendre indépendans de l’Être ſuprême, ils ſont reſtés dans cet état habituel de mechanceté. Le tems qui a précedé leur apoſtaſie, n’eſt point exprimé dans l’Écriture. Saint Auguſtin a crû qu’ils avoient péché le jour même de leur création. La preuve qu’il en donne n’eſt pas démonſtrative. Il ſe fonde ſur ces paroles de la Genèſe : il ſépara la lumière des ténèbres, c’eſt-à-dire, que ſelon ce Père, Dieu ſépara les bons Anges d’avec les mauvais. On ne trouve le nom ni d’aucun Ange, ni d’aucun Diable dans les Livres écrits avant la captivité ; car le terme de Satan qui répond à celui d’adversaire, caractériſe plûtôt les fonctions du chef des mauvais eſprits, qu’il ne le déſigne par ſon vrai nom : c’eſt ce qui a fait dire aux Juifs dans le Talmud de Jéruſalem que c’étoit à Babylone que leurs peres avoient appris les noms des Anges[11]. Les Livres ſacrés écrits depuis la deſtruction de la Monarchie des Juifs nous apprennent les noms de quelques Anges. Daniel[12] parle de Michel & de Gabriel. Il ſuppoſe que Gabriel avoit des aîles. Raphael eſt le héros du Livre de Tobie :[13] il triomphe d’Aſmodée ; il le ſaiſit & l’enchaîne dans les déſerts de la haute Égypte. C’eſt lui qui préſente à Dieu les prières de Tobie ; & il eſt un des ſept esprits qui ſont toujours devant le Seigneur[14]. Il eſt fait mention d’Uriel & de Jeremiel dans le quatriéme Livre d’Eſdras mais ce Livre n’eſt pas canonique.

Le premier nom propre de diable que nous liſons dans l’Écriture eſt celui d’Aſmodée, dont il eſt parlé dans le Livre de Tobie[15] ; & en expliquant aſſez naturellement ce qui eſt dans cet Ovrage, on pourroit penſer que le Diable eſt ſuſceptible d’amour & de jalouſie : il ſemble que ce ſont ces paſſions qui déterminerent Aſmodée à tuer les ſept premiers maris de Sara. Il eſt parlé dans ce même Livre[16] d’une recette, pour mettre en fuite tous les démons. Elle conſiſtoit à mettre ſur des charbons une partie du cœur d’un gros poiſſon qui malheureuſement n’eſt pas nommé. La fumée éloignoit les mauvais eſprits. La muſique produiſoit auſſi ces mêmes eſſets & le Roi Saül y avoit recours, pour être ſoulagé lorſqu’il étoit tourmenté par le mauvais eſprit[17]. C’étoit une opinion reçue chez les Juifs, que les Diables avoient part à tous les malheurs qui affligeoient les hommes. Ils croyoient que la plupart des maladies devoient être attribuées à l’opération des démons ; ils pensoient que quelques-uns de ces eſprits préſidoient aux maladies du jour, & d’autres à celles de la nuit. Ils ne doutoient pas que David ne ſuppoſât cette doctrine lorſqu’il parle du démon du midi[18].

Mais ſi le genre humain a des ennemis terribles dans la perſonne des mauvais eſprits, il a auſſi de puiſſans protecteurs dans les Anges, dont les fonctions ſont de veiller ſur la conduite des gens de bien, & de les ſecourir : c’eſt ce que David ſuppoſe, lorſqu’il conſole ceux qui ſont dans l’oppreſſion par l’eſpérance du ſecours des Anges[19].

Ces bienheureux eſprits non-ſeulement ont ſoin des particuliers mais aussi il y en a de prépoſés pour veiller ſur toute une nation. Il eſt parlé dans le Prophéte Daniel de l’Ange des Perſes & de l’Ange des Grecs[20]. Michel eſt nommé le protecteur du peuple d’Iſrael. Quoique ces créatures ne fuſſent occupées qu’à faire du bien aux hommes, on craignoit cependant de les appercevoir, dans la perſuaſion où l’on étoit que l’on ne pouvoit pas voir un Ange ſans courir riſque de la mort ; ce qui a fait dire à Gédeon : malheur à moi, j’ai vû l’Ange du Seigneur face à face[21] ! Les anges, quoique purs eſprits, ſont preſque toujours représentés dans l’ancien Teſtament, comme ayant des corps, & paroiſſant faire des fonctions corporelles. On les voit manger chez le Patriarche Abraham[22]. Le Prophéte Michée nous fait entendre que le nombre de ces eſprits eſt très-grand[23], lorſqu’il aſſûre qu’il a vû le Seigneur ſur ſon thrône, & toute l’armée des Cieux à ſa droite & à ſa gauche.

Le nouveau Teſtament entre dans un plus grand détail de la haine dont le démon eſt animé contre les hommes. On y voit que Jeſus-Chriſt même ne fut pas à l’abri de la témérité de l’Ange Tentateur.[24] Cet eſprit rebelle tente le Sauveur dans le déſert. Il le tranſporte ſur le pinacle du Temple, enſuite ſur une montagne très-haute, d’où lui ayant montré tous les Royaumes de la Terre, il lui dit[25] : je vous donnerai tous ces états avec leur magnificence, parce qu’ils m’ont été livrés & que je les donne à qui je veux ſi vous m’adorez. S. Pierre aſſûre[26] que le Diable ſemblable à un Lion rugiſſant, n’eſt occupé qu’à chercher à dévorer les hommes. Ces eſprits impurs non contens de tourmenter le genre humain, entrent auſſi dans les corps des animaux. Ils vont quelquefois ſe promener dans des lieux arides, ſans pouvoir trouver de repos[27]. Leur demeure ordinaire eft l’Enfer, d’où ils ne ſortent que lorſque Dieu leur permet d’aller tenter les hommes ; car S. Pierre & S. Jude aſſûrent[28] que les Anges rebelles furent précipités dans le Tartare, pour être punis juſqu’au jour du jugement. Le Chef des Démons étoit connu chez les Juifs ſous le nom de Béelzebut[29].

Si l’Écriture nous apprend que les hommes ont de cruels ennemis dans les anges rebelles, elle prouve auſſi qu’ils ont de puiſſans amis dans les bons Anges. C’étoit une opinion reçue conſtamment chez les Juifs, que chaque perſonne avoit un Ange pour le diriger. Jeſus-Chriſt l’autoriſe, lorſqu’il dit :[30] ne mépriſez aucun de ces petits, parce que leurs Anges voyent toujours la face de mon pere qui eſt dans les Cieux. Lorſque Rhode vint dire à l’aſſemblée[31] qui étoit dans la maison de Marie mere de Jean Marc, que S. Pierre que l’on croyoit être en priſon, avoit frappé à la porte, on ne voulait pas la croire ; chacun diſoit : c’eſt plûtôt ſon ange.

J. C. nous a appris quelles ſeront les fonctions des anges à la conſommation des ſiécles. Ce ſont eux qui ſonneront de la trompette pour aſſembler les Élûs. Ils ſépareront les bons d’avec les méchans dans le jugement dernier, & ils enverront ceux-ci dans l’étang de ſeu[32]. Nous ſavons auſſi par J. C. qu’il y a une nombreuse quantité d’Anges ; car il aſſûre[33] qu’il eſt le maître de prier ſon Père, qui enverroit à ſon ſecours plus de douze légions d’anges.

S. Paul eſt celui de tous les Écrivains ſacrés, qui nous inſtruit le plus en détail des différens ordres des eſprits céleſtes[34]. Maimonide croyoit à la vérité avoir découvert dans l’ancien Teſtament dix eſpéces diſſérentes d’eſprits. Mais S. Paul s’eſt expliqué plus clairement. Il parle des Principautés, des Puiſſances, des Vertus, des Dominations, des Trônes, des Archanges[35]. S. Jérôme examine d’où l’Apôtre a tiré ces connoiſſances. Il prétend que c’eſt dans les traditions des Hébreux. S. Chryſoſtome aſſûre[36] que l’Écriture ne nous a pas révélé tous les différens ordres d’Anges qui éxiſtoient.

Dans la ſuite des tems on a diſtingué les ſubſtances céleſtes en différens chœurs. Cette diſtinction ſe trouve pour la première fois dans les Livres attribués à Saint Denis l’Aréopagite, & elle a été adoptée par Saint Gregoire le Grand. C’eſt donc d’après eux que les Théologiens enſeignent[37], qu’il y a trois Hiérarchies d’Anges, & trois ordres d’Hiérarchies, & voici comment ils les rangent : les Séraphins, les Chérubins, les Trônes, les Dominations, les Vertus, les Puiſſances, les Principautés, les Archanges & les Anges. Les Grecs célebrent[38] encore à préſent la fête des neufs Ordres des Anges le 8. Novembre ; & on lit dans leur Ménologe[39], que Samaez un des Cheſs des Anges ſe révolta contre Dieu ; qu’après cette rebellion il fut appellé le Diable, & que c’étoit Michel qui étoit à la tête des bons Anges.

II. Pluſieurs Peres des premiers ſiécles ont crû que les Anges avoient des corps.

Quoique les Peres des premiers ſiécles donnaſſent beaucoup dans l’allégorie, ils prenoient ſouvent trop à la lettre des paſſages de l’Écriture que nous croyons en ſuivant le ſentiment de l’Égliſe, devoir interpréter différemment qu’eux. Ne conſultant que le ſens apparent du texte ſacré, ils étoient perſuadés que les Anges & les démons avoient des corps.

S. Juſtin parle de la nature de ces êtres[40] comme s’ils euſſent été des ſubſtances très-ſubtiles, mais non abſolument ſpirituelles & incorporelles. C’eſt pourquoi il leur attribue des actions, qui ne peuvent ſe faire ſans corps. Car il dit que quelques Anges ayant reçû de Dieu le gouvernement du monde, ſe rendirent bien-tôt prévaricateurs de la Loi, & que par le commerce qu’ils eurent avec les filles des hommes, ils engendrerent les êtres que nous appellons les démons. Cette opinion paſſe aujourd’hui pour ridicule & inſoutenable mais elle n’étoit point extraordinaire dans ces premiers ſiécles. Elle étoit appuyée, dit M.  de Tillemont, ſur le ſens mal entendu de l’Écriture ſelon la verſion des Septante, à qui l’on rendoit alors plus de reſpect & de déférence[41] qu’au texte Hébreu. S. Juſtin a trouvé beaucoup d’Auteurs célébres, & les plus grands eſprits d’entre les Peres qui l’ont ſuivi dans la penſée qu’il avoit touchant la nature des Anges. Juſtin croyoit auſſi que les Anges ſe nourriſſoient dans le Ciel. Il le prouve par les paſſages de l’Écriture dans leſquels il eſt parlé du pain des Anges. C’étoit auſſi une opinion commune dans les premiers ſiécles[42] que les démons ſe nourriſſoient du ſang des Victimes que l’on ſacriſioit.

Parmi les rêveries d’Origène, qui ont été condamnées dans le cinquième Concile, il y en a pluſieurs qui ont rapport à ſa doctrine ſur les Anges. Il croyoit[43] que toutes les eſpéces ſpirituelles étoient égales dans leur origine ; que leur différence n’étoit cauſée que par la différence de leurs corps ; que les Anges & les Archanges devenoient ames, enſuite Anges ou démons. Les corps que les Peres donnoient à ces êtres, étoient beaucoup plus légers que ceux des hommes, ainſi que dit Caſſien[44].

Lorſque l’on trouve dans les Anciens que les Anges ou les démons ſont incorporels, il n’en faut pas conclure qu’ils les croyoient des ſubſtances parfaitement ſpirituelles ; le terme d’incorporel chez les Anciens n’excluoit ordinairement que les corps groſſiers. C’eſt ce qui eſt clairement exprimé dans les fragmens de Théodote, qui écrivoit ainſi dans le ſecond ſiécle de l’Égliſe :[45] « on dit que les démons ſont incorporels. Ce n’eſt pas qu’ils n’ayent point de corps ; car ils ont une figure par laquelle ils ſont ſuſceptibles de punition : mais c’eſt par comparaiſon avec les autres corps, auprès deſquels ils ne ſont que comme des ombres. Les Anges ont des corps, puisqu’ils ſont visibles. L’âme même eſt corporelle ». Les Mahométans croyent auſſi[46] que les Anges & les Diables ſont revêtus d’un corps de feu ; & la différence qu’ils mettent entre les bons & les mauvais Anges, c’eſt que le feu qui compoſe le corps du diable, eſt empoiſonné.

Les Anciens n’avoient point d’idée exacte de la ſpiritualité. C’eſt ce qui eſt démontré par la façon dont ils s’exprimoient au ſujet de l’âme. S. Irenée a avancé que l’âme étoit un ſouffle, qu’elle n’étoit incorporelle que par comparaiſon avec les corps groſſiers[47] ; ce qui a fait avouer au Pere Maſſuet[48], que l’on ne pouvoit pas nier que Saint Irenée ne ſe fût écarté de la vraie Théologie & de la vraie Philoſophie, dans ce qu’il a écrit ſur la nature de l’ame. Tertullien ſuppoſe dans tous ſes Ouvrages que l’âme eſt corporelle. Il entreprend de le prouver dans un traité particulier[49] : il croit que c’eſt la Doctrine de l’Écriture. Il enſeigne que la figure de l’ame eſt ſemblable à celle du corps ; & dans la définition qu’il en donne, il y fait entrer qu’elle eſt corporelle, & qu’elle a une figure, corporalem et effigiatam. Tatien aſſûre[50] qu’il y a pluſieurs parties dans l’ame, & qu’elle eſt corporelle. S. Hilaire prétend[51] que tout ce qui eſt créé, ſoit intelligent, ſoit d’une autre nature, eſt corporel. S. Ambroiſe enseigne[52] qu’il n’y a que la Sainte Trinité exempte de compoſition matérielle. Caſſien & Gennadius aſſûrent[53] que Dieu ſeul eſt incorporel. Méthodius & Fauſte de Riez[54] qui a été réfuté par Claudien Mammert, ont ſoutenu que l’ame étoit corporelle. Ces idées doivent nous faire excuſer plus facilement les Saducéens & les Eſſéniens, dont le ſiſtême étoit que l’âme étoit compoſée d’un air très-pur & très-ſubtil[55]. On peut cependant interpréter favorablement les erreurs apparentes, du moins de quelques-uns de ces hommes ſi célèbres que nous venons de nommer, en les accuſant ſimplement de s’être mal exprimés ; ils appelloient corps généralement tout ce qui éxiſte. Ainſi Tertullien donne un corps à Dieu même quoiqu’ailleurs il établiſſe ſa ſimplicité parfaite. Le mot corps alors étoit le mot oppoſé à néant. On ne peut nier cependant en particulier de ce Docteur, qu’il n’ait crû l’ame vraiment corporelle après tout ce qu’il a écrit pour le prouver.

III. Rêveries des premiers Hérétiques au ſujet des ſubſtances intelligentes.

Les Hérétiques des premiers ſiécles ne ſe contenterent pas de ce qu’ils avoient vû dans l’Écriture ſur les Anges. Ils débitèrent au ſujet des intelligences de ſi grandes abſurdités, qu’on auroit peine à le croire, ſi elles n’étoient atteſtées par les auteurs les plus graves. Simon le Magicien paſſe pour l’inventeur des Éons[56] rendus ſi célébres par les Valentiniens. On croit que c’étoit comme autant de perſonnes, dont ils compoſoient leur plénitude & leur divinité fantaſtique. Simon en avoit huit au moins ; la proſondeur, le ſilence, l’eſprit, la vérité, le verbe, la vie, l’homme, & l’Égliſe. Il appelloit Hélene ſa première intelligence. C’étoit une femme publique qu’il menoit avec lui & qu’il prétendoit être l’Héléne d’Homère. C’étoit par cette première intelligence, diſoit-il, qu’il avoit eu d’abord deſſein de créer des Anges. Mais elle qui ſavoit la volonté de ſon père, le prevint, & engendra les Anges & les autres puiſſances ſpirituelles auxquelles elle ne donna aucune connoiſſance de ſon pere. Ce furent ces Anges & ces puiſſances qui firent le monde & les hommes. Simon donnoit à ces Anges divers noms barbares qu’il inventoit ; & dans la ſuppoſition qu’il y avoit pluſieurs Cieux, il attribuoit chaque Ciel à un Ange. Ces Anges ne voulant pas que l’on ſçût qu’ils avoient été engendrés, avoient retenu leur mère parmi eux. Ils lui avoient fait toute ſorte d’outrages & de violences pour l’empêcher de remonter vers ſon pere. Ils l’avoient enfermée dans des corps de femmes, & entr’autres dans celui d’Héléne femme de Ménelas.

Ménandre qui avoit été disciple de Simon, prétendoit[57] que les Anges avoient été engendrés par l’intelligence divine ; que c’étoient eux qui avoient fait le monde & le corps de l’homme ; que pour lui il étoit venu en qualité de Sauveur donner aux hommes la ſcience & le moyen de vaincre les Anges Créateurs du monde.

Les Gnoſtiques reconnoiſſoient deux principes[58], l’un bon & l'autre mauvais. Ils admettoient huit différens Cieux, qui avoient chacun un Prince pour le gouverner. Le Prince du ſeptiéme étoit Sabaot ; c’eſt lui, difoient-ils, qui a fait le Ciel & la Terre, & les ſix derniers Cieux avec pluſieurs Anges. Ils le faiſoient Auteur de la Loi des Juifs : ils diſoient qu’il avoit la forme d’un âne ou d’un cochon. Ils mettoient dans le huitième Ciel leur Barbelo ou Barbero à qui ils donnoient des cheveux de femme & qu’ils appelloient tantôt le pere, tantôt la mère de l’Univers. On aſſûre que tous ceux d’entre les hérétiques qui ont pris le nom de Gnoſtiques, diſtinguoient le Créateur de l’Univers, du Dieu qui s’eſt fait connoître aux hommes par ſon fils.

Cérinthe ne croyoit pas[59] que Dieu fût l’Auteur des Créatures. Il prétendoit que le monde avoit été fait par une vertu & par une puiſſance bien inférieure aux êtres inviſibles, qui n’avoit aucune communication avec eux, & qui même n’avoit aucune connoiſſance de Dieu. Tertullien, Sainte Épiphane, Saint Auguſtin & Théodoret diſent, qu’il attribuoit la création du monde à pluſieurs Anges, & à diverſes puiſſances inférieures. Il avoit ſon Silence, ſa Profondeur, ſa Plénitude, pluſieurs êtres inviſibles & ineffables, qu’il plaçoit au deſſus du Créateur. Il ſoutenoit que la Loi & les Prophéties venoient des Anges ; que le Dieu des Juifs n’étoit qu’un Ange ; & que celui qui avoit donné la Loi, étoit un des Créateurs du monde, & même un mauvais Ange, au rapport de Saint Épiphane.

Saturnin diſciple de Ménandre enſeignoit[60] qu’il y avoit un Pere Souverain, inconnu à tout le monde, qui avoit fait les Anges, les Archanges, & les autres natures ſpirituelles & céleſtes. Il croyoit que ſept de ces Anges s’étoient ſouſtraits à la puiſſance du ſouverain Pere, & avoient créé le monde & tout ce qu’il contient, ſans que Dieu le Pere en eût connoiſſance ; que ces Anges poſſédoient chacun leur portion du monde ; qu’ils étoient Auteurs d’une partie des Prophéties ; mais que les autres venoient de Satan, ennemi des Anges Créateurs de l’Univers, & particuliérement du Dieu des Juiſs, qu’il diſoit être auſſi un Ange, l’un des ſept qui avoient créé le monde. Il ajoutoit que Dieu ayant ſait paroître une image toute briliante, & l’ayant auſſitôt retirée, tous les anges Créateurs ravis d’avoir vû cette image qui étoit, diſoient ils, celle de Dieu, s’étoient aſſemblés, & que pour imiter cette image, ils avoient formé un homme, lequel ne pouvoit que ramper ſur terre comme un ver, jusqu’au tems que Dieu en ayant eu compaſſion, parce qu’il étoit fait à ſon image, lui avoit envoyé une étincelle de vie qui l’avoit animé, & l’avoit dreſſé ſur ſes pieds. Il diſoit, que le Dieu des Juiſs & tous les autres Princes Créateurs du monde s’étoient ſoulevés contre le Pere & que le Chriſt ſon fils étoit venu s’oppoſer à eux pour détruire le Dieu des Juifs, ſauver ceux des hommes qui étoient bons, & perdre les méchans avec les démons qui les apitoient.

Baſilide diſciple auſſi de Ménandre, mettoit diverses génerations en Dieu[61] dont la derniére avoit produit des Anges qui avoient fait un Ciel. Il prétendoit que ces Anges en avoient produit d’autres qui avoient fait un ſecond Ciel ſur le modéle du premier, & ainſi toujours ſucceſſivement juſqu’au nombre de 365. Cieux, avec une infinité d’anges, auſquels il donnoit des noms tels qu’il lui plaiſoit. Il ſoutenoit que les Anges du dernier ciel, qui eſt celui que nous voyons, avoient fait tout ce qui eſt dans notre monde, qu’ils avoient diſtribué entr’eux les provinces & les peuples de la terre ; que le chef de ces Anges étoit le Dieu des Juifs ; & que tous les autres s’étoient réunis contre lui, parce qu’au préjudice du partage fait entr’eux, il avoit voulu ſoumettre toutes les nations à la ſienne. Il attribuoit les Prophéties aux Anges créateurs, & la Loi au Dieu des Juifs.

Carpocrate & ſes diſciples attribuoient[62] la création du monde à des Anges, qui ne vouloient point reconnoître l’autorité de Dieu.

Les Valentiniens établiſſoient trente Éons[63] diviſés en trois claſſes. Ils croyoient que le diable avoit été produit par le trentiéme Éon, & avoit produit ceux qui ont créé le monde.

Marcion ajoûta à ces égaremens[64] l’audace avec laquelle il blaſphémoit le Créateur, qu’il ſuppoſoit non-ſeulement être inférieur au Dieu ſouverain, ce qui étoit commun à tous les Gnoſtiques, mais qu’il ſoutenoit être mauvais & l’auteur du mal. Tatien chef des Encratites admettoit[65] ainſi que Valentin, des Éons inviſibles, des Principautés, des Productions & autres folies ſemblables.

Ces étranges viſions paroiſſent avoir été puiſées dans la doctrine des Chaldéens, avec laquelle elles ont un très-grand rapport. Plutarque s’eſt étendu ſur les ſentimens de ce peuple dans le Traité d’Iſis & d’Oſiris. Nous y voyons que Zoroaſtre admettoit deux principes ; qu’il appelloit Oromazes le bon principe, & le mauvais Arimanius ; que le premier reſſembloit à la lumière, & l’autre aux ténébres & à l’ignorance ; qu’Oromazes étoit né de la plus pure lumiére, & Arimanius des ténébres, qu’ils ſont toujours en guerre. « L’un a fait ſix Dieux, ajoute Plutarque[66] ; le premier eſt celui de bienveillance, le ſecond de vérité, le troiſiéme de bonne foi, le quatriéme de ſapience, le cinquiéme de richeſſes, le ſixiéme de joye pour les choſes bonnes & bien-faites. Arimanius en a produit ſix auſſi, tous adversaires & contraires à ceux-ci. » Les Chaldéens diſoient auſſi, qu’Oromazes avoit fait vingt-quatre Dieux qu’il avoit mis dans un œuf ; & que les autres qui avoient été faits par Arimanius en pareil nombre avoient gratté & ratiſſé tant cet œuf, qu’ils l’avoient percé, & que depuis ce tems-là les maux avoient été pêle-mêle brouillés avec les biens. Il eſt difficile de ne pas croire que ces extravagances ne cachaſſent pas quelque ſens allégorique.

IV. Les plus fameux Philoſophes ont admis des Eſprits.

Cette opinion, que la nature eſt peuplée d’une multitude d’Eſprits différens eſt preſque auſſi ancienne que le monde. Les Égyptiens qui ſont les premiers que nous ſachions avoir cultivé les ſciences, admettoient diverſes ſubſtances ſpirituelles, & pluſieurs Ordres de puiſſances céleſtes. Le célèbre Mercure Triſmégiſte avoit écrit ſur cette matiére vingt mille Volumes, ſi l’on peut s’en rapporter à Julius Firmicus[67]. Les Chaldéens admettoient des bons & des mauvais Démons[68] : les premiers étoient les miniſtres du vrai Dieu ; les autres étoient ennemis déclarés des hommes. L’air, la mer & la terre étoient remplis de ces derniers. Il y en avoit de ſix eſpéces. Les uns étoient de feu, les autres d’air, les troiſiémes étoient de terre. Il y en avoit d’eau : quelques-uns habitoient ſous terre, les derniers qui étoient les plus terribles, ne pouvoient ſoutenir la lumiére[69].

Les Grecs étoient auſſi perſuadés de l’exiſtence des eſprits : Les premiers Poëtes que l’on peut regarder comme leurs Théologiens nous apprennent ce qu’ils penſoient ſur cette matière. Orphée dans ſa priére à Muſée[70] reconnoît, qu’il y a un grand nombre de différents eſprits répandus partout. Il croyoit qu’il y avoit des Démons dans le ciel, dans l’air, dans les eaux, ſur la terre, ſous terre & dans le feu : ce qui revient à la doctrine des Chaldéens. Ces Démons étoient des Eſprits ſupérieurs aux hommes, & preſque des demi-Dieux. Le nom de Démon n’étoit pas pris en mauvaiſe part. Chez les Grecs dans ces premiers tems on le donne quelquefois aux Dieux,[71] ainſi qu’on peut le remarquer dans Homère & dans Platon. Orphée croyoit auſſi que chaque homme étoit protégé par un bon Génie, & perſécuté par un mauvais. Héſiode étoit perſuadé, que les hommes de l’âge d’or avoient été changés en Démons après leur mort par la volonté de Jupiter ; que leur fonction étoit de veiller à la conduite des hommes, d’observer ceux qui menoient une vie vertueuſe, de diſtribuer les richeſſes à qui ils jugeoient à propos. Il enſeigne qu’ils avoient un corps aërien, avec lequel ils ſe tranſportoient facilement par toute la terre. C’eſt Héſiode[72] que l’on croit avoir le premier diſtingué en quatre claſſes les êtres ſpirituels. Les hommes faiſoient la plus ſubalterne. Les Héros, les Génies & les Dieux formoient les trois autres.

Les plus célèbres Philoſophes adopterent la tradition reçue. Thalès, Pythagore, les Stoïciens admirent des êtres mitoyens entre les Dieux et les hommes. Héraclite enſeigna que l’air étoit rempli de Démons[73].

Si l’on s’en rapporte à un très-ſavant homme dans la doctrine de Platon[74], ce Philoſophe croyoit que Dieu avoit produit le monde & tous les êtres qui lui ſont inférieurs. Du nombre de ces êtres, ceux dont la fonction eſt la plus noble ſont ceux qui ont le Soleil & les autres aſtres à conduire dans leur orbite & qui leur ſont ce que l’âme eſt au corps. Ces Dieux ſubalternes ſont donc les moteurs des corps céleſtes.

Le même Platon rapporte comme une opinion généralement reçue[75], qu’il y a un Démon pour mener chaque homme dès qu’il eſt mort, dans une grande aſſemblée où il eſt jugé. Lorſqu’il a reçû ſon jugement, il eſt mené par ce même Démon au lieu qui lui eſt deſtiné. Les Démons ſont inviſibles aux hommes[76] quoiqu’ils ſoient toujours près d’eux. Ils pénétrent juſqu’aux penſées les plus ſecrettes. Ils aiment les gens de bien, & haïſſent les méchans. Ils envoient les priéres & les requêtes des hommes vers le ciel aux Dieux, & de là tranſmettent en terre les oracles & les révélations des choſes occultes & futures, & les donations des richeſſes & des biens. Il y a non ſeulement des Eſprits dans les airs, ſelon Platon, mais auſſi il y a des demi-Dieux qui habitent dans l’eau.

Xénocrate, le chef de l’École de Platon après la mort de ce Philoſophe, croyoit qu’il y avoit en l’air des Natures grandes & puiſſantes, mais malignes, & qui ſe plaiſoient à tourmenter les hommes[77].

Alcinous, dans l’Ouvrage qu’il a fait pour expliquer la doctrine de Platon ſon maître[78], aſſûre qu’il y des Démons dans la terre, dans le feu, dans l’air & dans l’eau, c’eſt-à-dire, dans les parties de l’univers les plus élevées, dans la région moyenne, et ſur la terre ; que toute la terre, & même tout ce qui eſt au-deſſous de la Lune, leur étoit ſoumis.

Poſſidonius penſoit, que l’air étoit rempli d’Eſprits immortels[79].

Plutarque étoit perſuadé[80] que dans la doctrine de l’exiſtence des Démons, la nature étoit pour nous une enigme inexplicable. Ce qu’il dit à ce ſujet, renferme preſque en abregé tout ce que l’Antiquité croyoit. « Il me ſemble, dit-il,[81] que ceux qui ont mis l’eſpéce des Démons entre celle des Dieux & des hommes, ont réſolu beaucoup de difficultés, ayant trouvé le lien qui conjoint & tient enſemble par maniére de dire notre ſociété & communication avec eux, ſoit que ce propos & cette opinion ſoit venue des anciens Mages & de Zoroaſtre, ou bien de l’Égypte, ou de la Phrygie ; & quant aux Grecs, Homère a uſé indifféremment de ces deux noms, appellant quelquefois les Dieux Démons, & les Démons Dieux. Mais Héſiode a le premier purement & diſtinctement mis quatre genres de Natures raiſonnables, les Dieux, les Démons pluſieurs en nombre & bons, les demi-Dieux, les hommes. Car les Héroïques ſont nombrés entre les demi-Dieux. » Ce que dit ailleurs Plutarque[82] pour expliquer les ſentimens des Anciens, mérite d’être rapporté : « & pourtant ont mieux fait & dit, ce ſont ſes termes, ceux qui ont penſé & écrit que ce qu’on récite de Tiphon, d’Oſiris & d’Iſis, n’étoient point accidents advenus ni aux Dieux, ni aux hommes, ains à quelques grands Démons, comme ont fait Pythagroras, Platon, Xénocrates, ſuivans en cela les opinions des vieux & anciens Théologiens, qui tiennent qu’ils ont été plus forts & plus robuſtes que les hommes, & qu’en puiſſance ils ont ſurpaſſé notre nature : mais ils n’ont pas eu la Divinité pure & ſimple, ains ont été un ſuppôt compoſé de nature corporelle & ſpirituelle, capable de volupté, de douleur, & des autres paſſions & affections qui accompagnent ces mutations. Car entre les Démons il y a, comme entre les hommes, diverſité & différence de vice & de vertu,

Plotin & Porphyre ont examiné ce qui constitue la différence des Dieux d’avec les Démons. Les Dieux, dit le premier[83], ſont ſans paſſion, les Démons en ont & tiennent le milieu entre les Dieux & les hommes. Les vrais habitent dans le monde intelligible ; ceux qui réſident dans le monde ſenſible, ſont du ſecond ordre. Les Démons ont des corps aëriens ou ignées, ils ont commerce avec les corps ; il n’en eſt pas de même des Dieux. Porphyre penſe de même. Il écrivoit à Anebon que les Dieux étoient de pures intelligences, & que les Démons avoient des corps. Il n’y avoit aucune diverſité à ce ſujet entre Philoſophes, ſi l’on ſ’en rapporte à Jamblique[84]. Proclus croyoit que les Dieux étoient toujours accompagnés d’une grande ſuite de Démons dont la plus grande ſatisfaction étoit d’être pris pour les Dieux à la ſuite deſquels ils étoient[85].

Maxime de Tyr traite la queſtion des Eſprits conformément à la doctrine de Platon, dans ſa diſſfertation ſur le Dieu de Socrate[86]. Il prétend donc, qu’il y a des intelligences mitoyennes entre les Dieux & les hommes ; qu’elles ſervent d’interprétes aux hommes auprès de la Divinité ; qu’elles ſont en très grand nombre ; qu’elles rendent continuellement de bons ſervices au genre humain ; qu’elles procurent la ſanté, donnent des conſeils, découvrent ce qui eſt caché, contribuent à la perfection des arts, ſuivant les hommes dans leurs voyages ; qu’il y en a qui préſident aux villes, d’autres à la campagne ; que les unes réſident ſur la terre, & que d’autres habitent dans la mer. Apulée qui a fait auſſi un Ouvrage ſur le Dieu de Socrate, y a renfermé tout ce que les Platoniciens penſoient au ſujet des Démons[87].

Cenſorin, conformément à la doctrine de Platon, ſoutient que dès qu’un homme eſt né, Dieu lui deſtine un Génie pour examiner ſes actions & ſes penſées, dont il rendra compte dans le jugement que les ames ſubiront après leur mort.

Il y a eu des Philosophes, qui ne ſe ſont pas contentés de faire gouverner les hommes par un Génie. Ils ont prétendu que chaque homme en avoit deux, qui veilloient ſur ſes actions. C’étoit le ſentiment d’Empédocle & d’Euclide[88]. Les Romains ſuppoſoient qu’il y avoit des Génies répandus partout, & qui s’inreterreſſoient à tout ce qui exiſtoit : c’eſt à quoi le Poëte Prudence fait alluſion[89].

Les peuples les plus éloignés de nous croyent encore préſentement que les hommes ſont protégés par des Génies. C’eſt le ſentiment des Siamois & des Chinois, de ſorte que l’on peut dire avec Calchidius & M. Huet[90], que la Gréce, l’Italie & les Barbares dépoſent tous en faveur de cette doctrine. Il ne faut cependant pas diſſimuler, que parmi les Stoïciens il y en avoit qui ne voulant, ni contredire l’opinion générale, ni cependant l’admettre, recouroient à l’allégorie. Ils paroiſſoient vouloir avouer que chaque homme avoit un Génie, qui ne l’abandonnoit jamais. Mais ce Génie, ſelon eux, n’étoit autre choſe que l’entendement & la raiſon, que les hommes avoient reçus de Dieu & de la nature. C’eſt ce que croyoit l’Empereur Antonin[91].

Les Anciens étoient perſuadés, que non ſeulement il y avoit des Génies qui aimoient les hommes ; ils ſoutenoient auſſi qu’il y avoit des Eſprits méchans, qui n’étoient occupés qu’à chercher les occaſions de précipiter le genre humain dans le crime. L’Hiſtoire de Dion & de Brutus avoir convaincu Plutarque[92] qu’on ne peut s’empêcher de recevoir cette opinion, quelque abſurde qu’elle paroiſſe, qu’il y a des Démons envieux & malins, qui s’attachent aux gens les plus vertueux, & qui pour s’opposer à leurs bonnes actions, leur jettent dans l’eſprit des frayeurs & des troubles, de peur que s’ils demeurent fermes & inébranlables dans la vertu, ils n’obtiennent après leur mort une meilleure vie que la leur. Les plus fameux Philoſophes enſeignoient comme une vérité conſtante, l’exigence de ces mauvais Génies. Empédocle n’eſt pas le ſeul, dit Plutarque, qui ait crû qu’il y avoit de mauvais Démons. C’étoit le ſentiment de Platon, de Xénocrate, de Chryſippe & de Démocrite. Il eſt digne de remarque, que ces Philoſophes ne penſoient pas que ces mauvais Génies puſſent nuire aux hommes, à moins qu’ils n’en euſſent obtenu la permiſſion[93] ; ce qui eſt très-conforme à la Doctrine du Livre de Job, qui vraiſemblablement n’a jamais été connu des Payens. Le dogme, que tous les hommes ſont protégés par un Génie, a paſſé dans la Théologie Chrétienne, où la Doctrine des Anges gardiens eſt regardée comme une vérité inconteſtable ; ce qui a fait dire à S. Jerôme, que la dignité de l’âme eſt grande, puisque dès qu’elle exiſte, elle eſt deſtinée à être gardée par un Ange[94]. Les Pères étoient auſſi perſuadés, que les Royaumes & les Égliſes particuliéres avoient chacun leur Ange[95]. Origène a plus conſulté à ce ſujet ſon imagination dérglée, que la vérité ou l’autorité. Il a prétendu que les Anges étoient privés de la préſence du Pere, lorſque celui qui eſt commis à leur ſoin ſuccombe à la tentation. Il n’a pas craint d’avancer ailleurs ſur un paſſage du Deuteronome mal entendu, que les anges dans le Ciel tiroient au ſort pour ſavoir de quelle nation, de quelle Province, de quelle personne ils ſeroient les gardiens[96]. Carlo Fabri n’étoit pas moins viſionnaire qu’Origène. Je ne penſe pas, dit Gaffarel[97], avoir jamais rien lû de plus ridicule, que ce que cet Auteur a écrit ſur les eſprits ; car après en avoir diſcouru comme s’il eût paſſé une partie de ſa vie au Ciel & l’autre dans l’enfer, il découvre tous les anges des Princes de la terre, donnant aux ſept Électeurs de l’Empire ceux qu’on reconnoît avoir plus de pouvoir, comme à l’Archevêque de Mayence, premier Électeur & grand Chancelier de Germanie, Michel ; à l’Archevêque de Tréves, grand Chancelier de France & deuxiéme Électeur, Gabriel ; à l’Archevêque de Cologne, grand Chancelier d’Italie, & troiſiéme Électeur, Raphaël ; au Palatin du Rhin, quatriéme Électeur, Vriel ; au cinquiéme qui eſt le Duc de Saxe, Scealtel ; au ſixiéme qui eſt le Marquis de Brandebourg, Jehadiel ; au Roi de Bohême qui eſt le ſeptiéme, Férediel.

Quelques anciens Peres de l’Égliſe enſeignoient auſſi que[98] chaque homme étoit obſédé par un mauvais ange, qui cherchoit à le perdre. Hermas le ſoutient dans son Paſteur ; & Grégoire de Nice[sic] ſuppoſe que c’eſt une ancienne tradition Éccléſiaſtique. Origène paroissoit perſuadé, que les vices mêmes avoient des Démons particuliers pour protecteurs ; que l’un préſidoit à l’impureté, l’autre à la colére. Quelques Philoſophes réfutés très-ſérieusement par Plotin[99] ont crû que les maladies des hommes étoient des Démons, ce qui revient à peu près à l’opinion des Juifs, donc nous avons parlé plus haut.

Il eſt donc conſtant, que l’exiſtence des eſprits eſt un dogme qui a été généralement reçu par tout. Il n’a été conteſté que par quelques particuliers qui paſſoient pour penſer très-mal de la Divinité. Les Épicuriens ſe diſtinguoient parmi ces incrédules. Caſſius qui étoit de cette ſecte, diſoit[100] qu’il n’étoit nullement croyable, qu’il y eût des Démons, ou des Génies & que quand il y en auroit, il ſeroit ridicule de croire qu’ils priſſent la figure & la voix des hommes ; & que leur vertu & leur puiſſance s’étendiſſent juſqu’à nous. Et conſéquemment ils étoient persuadés[101], que tout ce que l’on diſoit des apparitions des eſprits, n’étoit que contes de vieilles ou d’eſprits foibles. Nous ſerions ſans doute beaucoup plus inſtruits de ce que les Anciens penſoient ſur les Génies, ſi nous avions les Ouvrages qu’Alexandre d’Aphrodiſium[102] Poſidonius, Plotin, Julien de Chaldée, & un Origene différent du celebre Auteur Eccléſiaſtique de ce nom, avoient compoſés par cette matière mais nous avons perdu tous ces écrits, à la réſerve de celui de Plotin, que l’on croit être le quatriéme Livre de la troiſiéme Enneade.

V. Expoſition de la Doctrine de Jamblique.

On pourroit être ſurpris de n’avoir preſque pas vu encore citer Jamblique, celui des Auteurs de l’Antiquité, qui a traité le plus à fond la queſtion des Génies mais c’eſt préciſément cette raiſon qui nous a déterminés à le réſerver pour un article particulier, dans lequel nous donnerons l’abrégé de ſon ſyſtême.

Jamblique vivoit dans un ſiécle, où l’attention des plus célebres Philoſophes étoit tournée ſur le commerce que les hommes pouvoient avoir avec les Génies. On ne peut lire leurs Ouvrages, ſans être rebuté de ce délire continuel, ni ſans être étonné de trouver au milieu de ce fanatiſme beaucoup de connoiſſances, & les principes de la plus haute piété. Porphyre avoit écrit une lettre à un Égyptien nommé Anébon, dans laquelle il propoſoit diverſes questions ſur la nature des Démons, ſur la divination, & ſur la Théurgie, c’eſt-à-dire, ſur le ſecret de procurer à l’ame une union intime avec la Divinité. Jamblique ſous le nom emprunté d’Abammon compoſa ſon Ouvrage des Myſtéres des Égyptiens dans lequel ſon intention eſt d’éclaircir toutes les difficultés de Porphyre. Il y traite très au long de l’apparition des eſprits & il entre dans un très-grand détail de tout ce qui ſe paſſe dans les entrevûes des hommes avec les Génies.

Il prétend[103] que les yeux ſont réjouis par les apparitions des Dieux, au lieu que celles des Archanges ſont terribles : celles des Anges ſont plus douces. Mais lorſque les Démons & les Héros apparoiſſent, ils inſpirent l’effroi : les Archontes cauſent une impreſſion de douleur en même tems que l’épouvante. L’apparition des ames n’eſt pas tout à fait ſi déſagréable que celle des Héros. Il y a de l’ordre & de la douceur dans les apparitions des Dieux, du trouble & du déſordre dans celles des démons, du tumulte dans celles des Archontes. Lorſque les Dieux ſe font voir[104] il ſemble que le Ciel, le Soleil la Lune aillent s’anéantir. On imagineroit que la terre ne peut pas réſiſter à leur préſence ; à l’apparition d’un Archange il y a tremblement dans quelque partie du monde : elle eſt précédée d’une lumiére plus grande, que celle qui accompagne les apparitions des Anges. Elle eſt moindre à l’apparition d’un Démon ; elle diminue encore lorſque c’eſt un Héros qui ſe fait voir.

Les apparitions des Dieux ſont très-brillantes. Il y a moins de clarté dans celles des Archanges & des Anges. Celles des Démons ſont obſcures mais encore moins que celles des Héros. Les Archontes qui préſident au monde, ſont lumineux ſi l’on excepte ceux qui ne ſont occupés que du ſoin des choſes matérielles. Car ceux-là ſont obſcurs. Lorſque les ames apparoiſſent, elles reſſemblent à une ombre. Les viſions qui viennent des Dieux, ſont comme des éclairs ; celles des Archanges & des Anges reſſemblent à une lumiére très-pure ; celles des Démons à un feu trouble & très-agité, au lieu que la lumiére qui accompagne les apparitions des Dieux ou des Archanges, eſt immobile. Celle que l’on voit, lorſqu’on apperçoit les Anges, eſt dans un doux mouvement.

Les Dieux purifient l’ame[105] : les Archanges la rappellent à elle ; les Anges l’affranchiſſent des liens de la matiére : les Démons au contraire la portent à ſatisfaire les déſirs de la nature. Les Héros lui inſpirent l’amour des choſes ſenſibles ; & les Archontes ne ſ’occupent que des ſoins matériels.

Les Dieux dans leurs apparitions[106] donnent la ſanté au corps, la vertu à l’ame & la pureté à l’eſprit. Ils perfectionnent toutes les facultés de l’homme. Les Archanges produiſent ſouvent les mêmes effets, mais non pas dans la même plénitude. Les Anges ſont bienfaiſans : ils le ſont encore moins que les Archanges. Les Démons appeſantiſſent le corps, rendent malade, retiennent ceux qui ont des déſirs élevés. Les Héros portent quelquefois les hommes à de grandes actions. Les Archontes diſpoſent des biens de ce monde. Les ames pures qui ſont dans l’ordre des Anges, ramenent l’ame humaine aux choſes vertueuſes, & donnent les biens qu’elles font eſpérer. Les ames impures rempliſſent les hommes de paſſions qui les rendent eſclaves du corps. Lorſque les Dieux font leurs apparitions[107], ou ils ont avec eux des Dieux, ou une grande ſuite d’anges. Les Archanges ſont accompagnés toujours des Anges. Les mauvais Démons donnent l’idée des supplices, & ſemblent avoir avec eux des bêtes féroces. Les Archontes font voir des provinces à l’imagination des hommes.

La lumiére que l’on voit à l’apparition des Dieux & des Anges[108] eſt ſi ſubtile, que les yeux corporels ne peuvent la ſoutenir. Lorſque les Anges ſe font voir, ils agitent l’air de façon que les hommes n’en ſont pas incommodés. On entend du bruit dans l’air à l’apparition des Héros. Les Archontes ſont accompagnés de fantômes. L’ame reſſent une joie ineffable lorsque les Dieux lui apparoiſſent ; elle produit pour lors des actes d’amour. La vûe des Archanges donne de l’intelligence pour les choſes ſpirituelles. L’apparition des Anges inſpire l’amour de la raiſon, de la ſageſſe, de la vérité de la vertu. Les Démons donnent aux hommes le déſir de la génération ; ils augmentent la cupidité. La vûe des Dieux fait faire de belles actions, & procure de grands biens. Les Démons, les Héros, les Archontes, ne donnent que des choſes matérielles, terreſtres, & mondaines.

Les Dieux ne ſe font voir qu’aux gens vertueux[109], après qu’ils ſe ſont purifiés par les ſacrifices. Ils les fortifient contre les vices & les paſſions. Alors ce que les gens de bien tenoient des démons, s’éclipſe comme les ténébres fuyent devant le Soleil. Lorſque les impurs ſacrifient, ils n’obtiennent point par-là la grace de voir les Dieux. Ils attirent ſeulement les esprits méchans, qui les excitent au crime.

Il y a des Dieux de diverſes eſpéces[110]. Les uns ont des corps ; & il faut ſacrifier à ceux-ci des choses ſenſibles. Il y en a d’autres dégagés de la matiére[111] : il ne leur faut rien offrir de terreſtre. Ces derniers ne font aux hommes que des préſens ſpirituels. Les Provinces ſont commiſes à l’inſpection des Dieux & des Anges auxquels elles ont été partagées[112].

La Théurgie[113] qui eſt l’art de commander aux eſprits, a été appriſe aux hommes par Mercure & expliquée par Bytis, qui avoit étudié les Hiéroglyfes d’Égypte. Les Théurges paſſoient[114] pour avoir le ſecret d’évoquer les Dieux par des paroles myſtérieuſes ; & lorſqu’il y avoit quelque réſiſtance, la Théurgie avoit recours à des menaces qui triomphoient de l’opiniâtreté des Dieux[115] ; c’eſt ce qu’aſſurent Jamblique & Chérémon. S. Auguſtin a eu connoiſſance de ces cérémonies extravagantes & il en fait mention dans ſa Cité de Dieu[116].

On a pû remarquer, qu’Iamblique parle de quelques ordres d’esprits, que les autres Auteurs profanes n’ont pas connus, comme des Archontes & des Archanges. Ces derniers n’étoient pas inconnus à Porphyre. Gale a obſervé[117] que le nom d’Archonte avoit été donné au démon par J.-C.[118]. Quant aux Archanges, Gale a prétendu[119] que les Livres des Juifs & des Chrétiens avoient pu apprendre à Porphyre & à Jamblique l’exiſtence de ces eſprits ; mais il eſt très poſſible auſſi, que ce soit dans les Ouvrages des Chaldéens que ces Philoſophes ayent puiſé cette connoiſſance. Car il eſt conſtant, que les Platoniciens des derniers tems liſoient plus les Ouvrages de Zoroaſtre & les livres profanes, que ceux des Chrétiens. Il eſt certain auſſi, que les Chaldéens admettoient des Archanges[120]. Grotius étoit perſuadé, que c’étoit à Babylone que les Juifs avoient appris l’exiſtence de cet ordre de Génies ; ce qui pourroit confirmer l’opinion de ce ſavant homme, c’eſt qu’il n’eſt point parlé des Archanges dans les Livres ſacrés écrits avant la captivité.

VI. Les Anciens croyoient que les Eſprits méritoient, qu’ils changeoient d’état. Leur immortalité & leur nombre.

Les plus anciens Philoſophes ne croyoient pas, que les eſprits reſtaſſent toujours dans un état permanent. Ils ſuppoſoient qu’ils étoient libres, & qu’ils étoient punis des fautes qu’ils faiſoient. C’eſt ce qu’enseigne Empedocle[121], qui ajoute qu’après le tems de leur punition, ils recouvrent derechef le lieu, le rang & l’état qui leur eſt propre ſelon leur nature. C’étoit une opinion générale, que les êtres ſpirituels pouvoient mériter de paſſer d’un rang moins élevé dans un ordre ſupérieur. Héſiode, comme nous l’avons déjà vû, a prétendu que les ames des hommes de l’âge d’or avoient été changées en Démons. Plutarque a adopté cette opinion dans ſon traité ſur l’eſprit familier de Socrate. Il faut être fortement perſuadé, dit-il ailleurs[122], que par la vertu les ames des hommes deviennent par l’ordre des Dieux Héros, de Héros Génies ; & ſi elles ont paſſé toute leur vie comme les jours des ſaintes cérémonies & des purifications, dans la pureté & dans l’innocence, ſans avoir commis aucune œuvre mortelle, ni fléchi ſous le joug des paſſions, de Génies elles deviennent de véritables Dieux, & reçoivent la plus grande & la plus heureuſe de toutes les récompenſes, non pas par un arrêt public d’une ville mais réellement, & par des raiſons qui ſe tirent de la Divinité même. Il répéte ailleurs[123] qu’il arrive quelquefois que les bons Démons ſont changés en Dieux, en récompense de leur vertu ; & que c’eft ainsi qu’Iſis & Oſiris font parvenus à la Divinité.

Le nombre des ames qui ſont métamorphosés en Dieux eſt très-petit, ſi l’on s’en rapporte à Plutarque. « Les autres diſent[124] qu’il ſe fait mutation d’ames, ce ſont les termes de cet Auteur, ſe tournant d’hommes en demi-Dieux, & de demi-Dieux en Démons ; & de Démons, bien peu & avec fort long espace de tems, après être bien affinées, & entiérement purifiées par la vertu, viennent à participer de la Divinité : & y en qui ne ſe peuvent contenir, ainsi ſe laiſſent aller & s’enveloppent derechef de corps mortels, où ils vivent d’une vie ſombre & obſcure, comme d’une fumée.

Les Dieux Lares & les Dieux Pénates avoient été des ames humaines, ſi l’on croit Labéon cité par Servius[125]. Jamblique a enseigné auſſi[126] que les âmes devenoient souvent Anges par la bonté des Dieux. Maxime de Tyr ajoute[127] qu’après avoir été métamorphoſées en Démons, elles veillent ſur la conduite des autres hommes.

Les Théologiens Chrétiens ont auſſi examiné la queſtion, ſi les ames pouvoient devenir Anges ? Pſellus a traité cette matière. Il ſoutient[128] avec raiſon que les âmes des hommes étant des eſpéces abſolument différentes des Anges, cette tranſmutation n’eſt pas poſſible. Origène avoit penſé différemment, comme nous l’avons vû plus haut.

Il y avoit partage de ſentimens entre !es Anciens ſur l’immortalité des Démons. Héſiode cité par Plutarque[129] prétendoit, qu’après certaines révolutions ils venoient à mourir. Le tems de leur durée, ajoute t’il, eſt de neuf mille ſept cens vingt ans. D’autres cependant la font plus courte. Les Stoïciens ne déterminoient point le nombre d’années que les Démons vivoient ; mais ils ſoutenoient qu’ils étoient mortels, & qu’en une ſi grande multitude de Dieux que l’on tient[130], il n’y en a, qu’un ſeul qui ſoit éternel & immortel, & que tous les autres ont eu commencement par naiſſance, & prendront fin par mort. Les Platoniciens qui croyoient les Génies immortels prétendoient en même tems qu’ils étoient paſſibles[131].

Le nombre de ces eſprits a été auſſi l’objet de la ſpéculation des curieux. Énée de Gaze copiant ce qu’il avoit vû dans les Philoſophes Payens, a écrit[132] que le ciel, l’air, la terre, la mer, l’æther & ce qui eſt ſous la terre, étoit rempli d’eſprits bons & mauvais. Quelques Peres ont examiné ſi les Anges étoient ſupérieurs en nombre aux hommes. Il y en a qui ont crû, qu’il y avoit cent fois plus d’Anges que d’hommes ; & ils ſe fondoient ſur cette parabole de l’Évangile, qu’un homme qui avoit cent brebis, en ayant perdu une, alla la chercher. Cette brebis perdue eſt, ſelon eux, le genre humain[133]. Pſellus pour faire voir qu’il y a beaucoup plus d’hommes que d’Anges, ſe ſert d’une raiſon à peu près de la même force. Les Anges les Archanges, les Puiſſances, dit-il, reſſemblent plus à la Divinité que les hommes ; donc ceux-ci doivent être en plus grand nombre[134].

Les mauvais eſprits ont auſſi été partagés en divers Ordres. On en a diſtingué neuf claſſes. Wier en parle au long[135] : on trouve auſſi chez lui[136] le nom de tous les chefs des légions des Diables, & la description des figures ſous leſquelles ils paroiſſent.

Les Théologiens qui ont examiné comment les génies pouvoient agir ſur les hommes, ont décidé que c’étoit en remuant leur imagination, & en mettant les eſprits & les humeurs en mouvement[137]. Ce qui doit raſſûrer ceux que la crainte des actions des Génies inquiéteroit, c’eſt que les Écrivains qui ont recherché avec le plus d’attention les opérations de ces êtres, ont avoué[138] que leur curioſité n’avoit pas été ſatisfaite. Gaffarel très-érudit dans ces matiéres, l’aſſûre poſitivement[139]. D’ailleurs ſuppoſé la réalité des diſcours que les Écrivains crédules tiennent au ſujet des Génies, un homme ſage n’en doit pas plus être inquiet, que s’ils n’exiſtoienf pas ; il doit mettre toute ſa confiance en Dieu, ſans la permiſſion duquel ces êtres malins n’ont aucune autorité ſur l’homme & qu’on doit croire ne l’accorder jamais que pour des raiſons fort importantes.


  1. Act. c. 23. v. 8.
  2. Geneſ. c. 3. v. 24.
  3. Ézéch. 10. v. 5. & 10.
  4. V. Calmet ſur la Genèſe c. 3.
  5. Iſai. c. 37. v. 16.
  6. C. 6 v. 2.
  7. Benedicite Domino omnes virtutes eius, miniſtri ejus, qui facitis voluntatem ejus.
  8. Petau de Angel. l. 1. c. 15. Calmet, comment. Geneſ. c. 1.
  9. Job. c. 38. v. 7.
  10. Job. c. 1. v. 12. Ecleſiaſtique c. 39. v. 33 & 34.
  11. Nomina angelorum aſcendiſſe cum Judeis ex Babyloniâ. Hiſtoria vet. Perſarum, Hyſde c. 20. p. 273.
  12. Daniel c. 9. v. 21.
  13. Tobie c. 8. v. 3. c. 12. v. 12 & 15.
  14. Apocalypſe c. 1. v. 4.
  15. Tobie c. 3. v. 8.
  16. Tobie c. 6. v. 19.
  17. Reg. L. 1. c. 16. v. 23.
  18. Pſeaume 90. v. 6. V. le P. Calmet.
  19. Immittet angelus Domini in circuitu timentium eum, & eripiet eos. 33. v. 8.
  20. Daniel c. 10. v. 13. 20. 21.
  21. Juges c. 6. v. 22.
  22. Geneſe c. 18. v. 9.
  23. Rois l. 3. c. 22. v. 19.
  24. Matth. c. 4.
  25. Luc 4. v. 5 & 6.
  26. Épît. 1. c. 5. v. 8.
  27. Matt. 8. v. 31. Marc 5. v. 11. Luc 8. v. 32.
  28. 2. Petr. c. 2. v. 4. Jud. v. 6.
  29. Matthieu 12. v. 14. Marc 3. v. 22. Luc 11. v. 15.
  30. Matthieu 18. v. 10.
  31. Actes 12. v. 15.
  32. Matthieu 24. v. 31. & 13. v. 49 & 50.
  33. Mat. 26. v. 53.
  34. Petau de Ang. l. 2. c. 1.
  35. Épheſ. : 1. v. 21. Colloſ. 1. v. 16. Theſſal. 1. c. 4. v. 15.
  36. Petau ibidem.
  37. S. Thomas 1. p. quæſ. 18. art. 5.
  38. Cangii Conſta. Chriſ. liv. 4. 188.
  39. Menol. græcum, après Ughellus T. 10. p. 289.
  40. Tillem. art. XVIII. T. 2. p. 388.
  41. Petau de Angelis, l. 3. c. 1. l. 1. c. 2.
  42. Petau l. 3. c. 1. Spencer l. 2. c. 3. Differ. in act. p. 451.
  43. Harduin. conc. T. 3. Fabri Bib. Græca T. XI. p. 29 & 30.
  44. Habent enim ſecundum ſe corpus quo ſubſiſtunt, licet multò tenuius quàm nos. Caſſien Collat. 7. CXIII. p. 439.
  45. Theod. Eclogæ Fabric. T. 5. p. 144.
  46. Pheiſſen Theologia Judaïca, Epiſt. dedic. n. 5.
  47. Flatus eſt enim vitæ ; ſed incorporables animæ quantum ad comparationem mortalium corporum. Irénée l. 5. c. 7. p. 300. l. 2. c. 34. p. 16.
  48. Prolegom. p. 161.
  49. De animâ c. 7. 9. & 22.
  50. Tatianus adver. Græcos p. 153.
  51. Nam & animarum ſpecies, ſive attinentium corpora ſive corporibus exulantium, corpoream tamen naturæ ſuæ ſubſtantiam ſortiuntur. Hilarius in Matth. p. 633.
  52. Ambros. de Abraham l. 2. c. 8. p. 338.
  53. Caſſien coll. 7. CXIII. Gennadius de Eccleſ. dogm. c. XI.
  54. Méthodius dans Phothius cod. 234. p. 932.
  55. Joſeph de bello Judaïco l. 2 c. 12. Porphyrius de abſt. l. 4. 513. p. 162. Voyez auſſi l’Hiſtoire de la Philosophie Payenne T. 1. p. 275.
  56. Tillem. T. 2. art. Simon p. 36.
  57. Tillem. T. 2. p. 42.
  58. Tillem. p. 49. T. 2.
  59. Tillem. p. 57. T. 2.
  60. Tillem. T. 2. p. 217.
  61. Ibid. p. 220.
  62. Ibid. p. 254.
  63. Ibid. p. 260.
  64. Ibid., p. 268.
  65. Ibid., p. 412.
  66. Trad. d’Amiot.
  67. Mercurius Aegyptius conſcripſerat viginti millia voluminum de variis ſubſtantiis, & principiis, & Poteſtatum ordinibus cœlesſtium, quæ aliæ atque aliæ traditæ fuerunt, in quibus aſtrologia & theologia Aegyptiorum explicabatur, quas artes docuerat Aeſculapium & Anubium. Julius Firmicus Maternus. Voyez auſſi Fabric. bib. græc. T. 1. p. 76.
  68. Stanley hiſt. Phil. p. 11. 31.
  69. Voyez les Notes de Gale ſur la S. 2. c. 3. d’Iamblique. Fabr. bibl. gr. c. 8. p. 278. Stanley, hiſt. Phil. part. XIII.
  70. Orphée, v. 31.
  71. Fabric. bibl. gr. c. 8. p. 277. Plutarque, des Oracles qui ont ceſſé.
  72. Huetii Alnet. quæſtiones L. 2. c. 4. p. 130. Plutarque, des Oracles qui ont ceſſé.
  73. Plut. des Opin. des Phil. c. 8. Diog. Laërce. Stan. Hiſt. Phil. p. 11. & 12.
  74. L’Abbé Fraguier, Théolog. des Philoſophes, p. 290. après la traduc. de la Nature des Dieux.
  75. Phœdon p. 80. edit. Ficini.
  76. Epinomisp. 1010. ed. Fic. V. auſſi Plut. Traité d’Iſis & d’Oſiris trad. d’Amiot.
  77. Plut. Iſis & Oſiris trad. d’Amiot.
  78. De doc. Plat. c. XV.
  79. Quòd plenus ſit aer immortalium Animorum. Cicero de Divin. L. 1. n. 30.
  80. Des Oracles qui ont ceſſé.
  81. Trad. d’Amiot.
  82. Traité d’Iſis & d’Oſiris, trad. d’Amiot.
  83. Enneade 3. L. 5. n. 6. p. 295.
  84. De mysteriis p. 1. c. 15.
  85. Circa unumquemque deûm eſt innumerabilis Dæmonum multitudo eademque cum ducibus cognomenta reportant. Gratulantur fanè, quandò Apollines aut joves nominantur ; quippe cùm propriorum Deoorum proprietatem in ſe ipſis exprimant. V. Gale ſur le chap. 20. de la S. 5. d’Iamblique de myſteriis.
  86. Maxime de Tyr diſſ. 26.
  87. Cæterùm ſunt quædam divine mediæ Poteſtates inter ſummum æthera & infimas terras in iſto interjectæ aeris ſpatio, per quas & deſideria nostra & merita ad deos commeant. Hos à Græco nomine δαιμόνας inter cœlicolas terricolasque vectores, hinc precum, inde donorum qui ultro citroque portant, hinc petitiones inde ſuppetias ceu quidam utriuſque interpretes & ſalutigeri. Per hos eoſdem, ut Plato in ſympoſio autumat, cuncta denunciata, & magorum varia miracula omnesque præſagiorum ſpecies reguntur ; eorum quippe de numero præditi curant ſingula eorum proinde ut eſt cuique tributa provincia, vel ſomniis confirmandis, vel vatibus inſpirandis, vel fulminibus jaculandis, vel nubibus coruſcandis, cæterisque adeò per quæ futura dignoscimus, quæ cuncta coeleſrium voluntate, & numine, & auctoritate ſed Dæmonum obſequio, operâ, & miniſterio fieri arbitrandum eſt, ex illo puriſſimo aëris liquido & ſereno elemento coaiita. Quippe ut fine comprehendam, dæmones ſunt genere animalia, ingenio rationabilia, animo paſſiva corpore aëria, tempore externa. Apulée de Deo Socratis. Calchidius ſur le Timée s’exprime à peu près de même. Dæmon, dit-il, eſt animal rationabile, immortale, patibile, ætherium, diligentiam hominibus impertiens.
  88. Huetii Quæſt. Alnet. liv. 2. p. 134.
  89. lCum portis, domibus, thermis, ſtabulis, ſoleatis
    Adſignare ſuos Genios, perue omnia membra.
    Urbis, perque locos, Geniorum millia multa.
    Fingere, ne propriâ vacet angulus ullus ab umbra.

  90. Huet. Quæſt. Alnet. liv. 2. p. 137.
  91. Marc Ant. liv. 5.
  92. Plut. Vie de Dion.
  93. Gale ſur le ch. 17. de la S. 5. d’Iamblique. Numina minora, dit Servius, nocere non poſſunt, niſi impetraverins.
  94. Magna dignitas eſt animarum, ut unaquœque habeat ab ortu nativitatis in cuſtodium ſui Angelum. Hieron. in Mat. XVIII. v. 10.
  95. Petau de Ang. liv. 2. c. 6. & 7.
  96. Barbeyrac de la nature du ſort, p. 102.
  97. Curioſités inouies c. X. p. 440.
  98. Petau de Ang. l. 2. c. 6.
  99. Enneade 1. l. 9 n. 14. p. 213.
  100. Plut. Vie de Brutus.
  101. Plut. des Opin. des Phil. chap. 8. & Vie de Dion.
  102. Fabric. Bib. grec. l. 4. T. 4. p. 78. Vita Plotini p. 97. & 211. Till. Mem. Eccleſ. T. 3. p. 284.
  103. L. 2. c. 3.
  104. C. 4.
  105. C. 5.
  106. C. 6.
  107. C. 7.
  108. C. 8.
  109. L. 3. c. 1.
  110. L. 5. c. 14.
  111. C. 17.
  112. C. 25.
  113. L. 4. c. 8.
  114. L. 8. c. 5.
  115. L. 6. c. 5. V. Gale ſur cet endroit.
  116. Quandò ille, qui carminibus cogit eœ prodere vel evertere, comminatur, ubi ſe etiam Oſiridis membra diſſipaturu n terribiliter dicit, ſi facere juſſa neglexerint. De civit. Dei l. X. c. XI.
  117. Gale sur le c. 7. de la S. 2 d’Iamblique.
  118. Jean c. 12. v. 31.
  119. Gale. p. 206.
  120. Notes de Gale ſur la ſ. 2 c. 3. Fabr. Bibl. C. 8. p. 278. Stanley, Hiſt. Phil. p. XIII.
  121. Plut. Traité d’Iſis & d’Oſiris.
  122. Plut., Vie de Romulus.
  123. Plut. Traité d’Iſis & d’Oſiris.
  124. Plut. des Oracles qui ont ceſſé ; trad. d’Amiot.
  125. Labeo in libris qui appellantur de diis, quibus origo animalis eſt, ait eſſe quædam ſacra, quibus animœ humanœ vertantur in deos, qui appellantur animales, quòd de animis ſiant. Hi autem ſunt dii Penates & Lares. Servius ſur le 3. Livre de l’Énéide.
  126. Jamb. ſ. 2. c. 2.
  127. Max. Tyr. diſſ. 27.
  128. Pſellus de omn. doctr. n. 32. p. 94. Fabr. bib. Grec. T. 5. p. 84.
  129. Plut. des Oracles qui ont ceſſé.
  130. Plut. ibid. trad. d’Amiot.
  131. Max. Tyrius diſſ. 27.
  132. Petau de Angelis L. i, 14.
  133. Ergò nonaginta novem non errantes, multitudo Angelorum cœleſtium opinanda eſt. Hilarius.
  134. De omn. doctr. n. 19. Fabr. bib. grec. T. 5. p. 84.
  135. De præſt. dæm. c. 27. p. 77.
  136. Pseudo-monar. dæm. p. 650.
  137. Per motum localem ſpiritum & humorum. Thomas quæſ. 11. ar. 3. part. 1.
  138. Campanella, Riolan, Symphorien, Champier aſſûrent, que quoiqu’il ayent fait, ils n’ont jamais rien pû voir de ſurnaturel, au moins des œuvres qu’on diſoit de leur tems procéder des Démons.
  139. Curioſités inouïes, 2. partie, c. 7. p. 378.