Dissertation sur l’Atlantide/2
CHAPITRE II.
situation de l’atlantide
Sur ce sujet, que de systèmes divers ont été enfantés ! Presque tous les auteurs qui, admettant l’existence de l’Atlantide, ont voulu s’occuper de sa situation antique, ont apporté quelque système particulier. C’est un véritable dédale d’opinions diverses et même contradictoires. On peut reprocher en quelque sorte à tous de n’avoir pas assez suivi les vestiges de la tradition et de n’avoir pas donné une attention assez grande aux indices que nous fournissent les écrits de Platon et des autres auteurs de l’antiquité.
Avant d’exposer tous ces systèmes et de les examiner, il me semble convenable de rappeler quelques points tirés du récit de Platon, et sur lesquels notre jugement doit nécessairement s’appuyer. Car c’est d’après la manière dont ces systèmes s’en rapprocheront, ou qu’ils s’en éloigneront, que nous devrons juger du degré de probabilité qu’ils présentent.
Le premier point : c’est que l’Atlantide était située principalement dans la mer appelée de son nom Atlantique et vers les colonnes d’Hercule.
Le second : c’est qu’elle était étendue, comme la Lybie et l’Asie réunies[1].
Le troisième : une partie devait longer la Méditerranée, ses limites s’approcher de l’Égypte et de la Lybie, et être à la portée de la Grèce que ses peuples envahirent.
Le quatrième : elle a dû disparaître, du moins en grande partie.
L’auteur moderne qui s’est le premier occupé de la situation de l’Atlantide, est le suédois Olaüs Rudbeck, qui, dans un ouvrage intitulé : Atlantica vera Japeti posterorum series et patria[2], prétend que la Suède et la Scandinavie sont la région où l’on doit placer l’antique Atlantide. Excité par son patriotisme, frappé de la tradition de l’île Hyperborée qui, suivant lui, ne pouvait être placée que bien reculée vers le nord, il s’est cru autorisé à placer dans sa patrie et l’Atlantide des anciens et l’habitation du peuple primitif qui, se trouvant renfermé dans des limites trop étroites, s’est répandu à grands flots dès les siècles les plus reculés, dans le midi de l’Europe et même dans le nord de l’Afrique, et y a porté ses lois, ses coutumes et ses dieux. Que serait-ce, s’il avait connu l’hypothèse ingénieuse de Whiston, développée par Mairan, du refroidissement successif du globe, hypothèse que les découvertes récentes de la science ont si victorieusement réfutée ? Avec quel empressement il l’aurait appelée à l’appui de son système, pour prouver que sa patrie si froide et si peu fertile, avait pu jouir, dans les temps anciens, de ce soleil brûlant et de cette merveilleuse fécondité dont Diodore de Sicile et la tradition de son temps décorent l’île Hyperborée. Mais ce système que Rudbeck appuie d’une prodigieuse érudition ne peut soutenir un examen et une critique sérieuse. D’abord le pays qu’habitaient les Hyperboréens et que l’antiquité appelait une île, suivant sa coutume d’appeler ainsi les régions qui lui étaient inconnues, ne peut être placé dans la Suède. Les rapports de ces peuples avec les Grecs, les députations qu’ils envoyaient chaque année à l’île de Délos, pour y adorer dans son principal sanctuaire le Dieu auquel ils étaient consacrés, doivent nous les faire placer dans des régions peu éloignées de la Grèce. Aussi, les renseignements les plus sûrs les font habiter les côtes du Pont Euxin et le Palus-Meotides[3]. D’ailleurs, pourquoi chercher au loin dans le nord cette Atlantide qui était placée vers les Colonnes d’Hercule, et qui rapprochée de la Grèce, confinait avec la Lybie et avec l’Égypte ? Et, en outre, la Suède n’a nullement subi la catastrophe qui a fait disparaître l’Atlantide. L’aspect physique du pays le montre évidemment.
Je ne parle pas d’un Allemand nommé Hafer qui, en réfutant Rudbeck vers 1745, prétendait que les marques de l’Atlantide et de l’île Hyperborée ne pouvaient convenir qu’aux provinces septentrionales de l’Allemagne, arrosées par la Baltique, telles que la Pomeranie et le Mecklembourg : il trouve sans doute le sanctuaire des Atlantes dans l’île de Rugen et dans son temple du Dieu Sandewit, divinité si honorée par les peuples septentrionaux.
Citerai-je aussi Grave, écrivain flamand, qui prétend trouver l’Atlantide dans la Hollande ? Qu’il nous suffise de citer le titre de son ouvrage qu’il fit imprimer en 1806. Ce titre seul nous fera voir dans quelles aberrations peut nous entraîner une érudition indigeste et peu intelligente ainsi qu’un faux patriotisme. Le voici : « République des Champs Élysées ou Monde ancien, ouvrage dans lequel on démontre principalement que les Champs Élysées et l’enfer des anciens sont les noms d’une ancienne république d’hommes justes et religieux, située à l’extrémité septentrionale de la Gaule et surtout dans les îles du Bas-Rhin ; que cet enfer a été le premier sanctuaire de l’initiation aux mystères, et qu’Ulysse y a été initié ; que la déesse Cérés est l’emblème de l’Église élysienne ; que l’Élysée est le berceau des arts, des sciences, de la mythologie ; que les Élyséens nommés aussi, sous d’autres rapports, Atlantes, Hyperboréens, Cimmériens, etc., ont civilisé les anciens peuples, y compris les Égyptiens et les Grecs ; que les Dieux de la fable ne sont que les emblèmes des institutions sociales de l’Élysée ; que la voûte céleste est le tableau de ces institutions et de la philosophie des législateurs Atlantes ; que l’aigle céleste est l’emblème des fondateurs de la nation gauloise, que les poètes Homère et Hésiode sont originaires de la Belgique, etc., etc. »
Ne croirait-on pas, en lisant ce long titre d’ouvrage, entendre le père Hardouin renouveler ses doctes rêveries ? Pourrait-on penser que l’auteur d’une opinion si absurde ait pu trouver quelqu’un pour la défendre et la soutenir ? Cependant une pareille thèse a été soutenue vers le même temps par un antiquaire anglais, le docteur Davies, dans ses Recherches celtiques.
Eurénius, compatriote de Rudbeck, dans son Atlantica orientalis, présente un système tout différent. Il prétend trouver l’Atlantide dans la Palestine. Ce système a été suivi par Baër, théologien de Strasbourg. L’un et l’autre appuient particulièrement leur opinion sur les rapports étymologiques qu’ils prétendent exister entre les noms des premiers héros des Atlantes et les noms des enfants de Jacob. Mais ces rapports sont évidemment forcés et arbitraires, et la saine critique les rejette. Ensuite, la Palestine est bien loin d’offrir toutes les qualités que demande le récit de Platon. Jamais Platon n’aurait appelé une île, un pays si rapproché de la Grèce, pays que les Phéniciens, les Tyriens avaient fait connaître depuis longtemps, et dans lequel les Grecs eux-mêmes avaient placé la scène de plusieurs de leurs faits mythologiques[4]. Son étendue si resserrée ne peut correspondre à l’étendue immense que donne Platon à l’Atlantide : sa situation si éloignée du lieu que toute l’antiquité a appelé les colonnes d’Hercule[5], doit encore nous empêcher d’y reconnaître notre île mystérieuse. Il est vrai que la Palestine a été tourmentée par des tremblements de terre et des feux souterrains qui ont formé la mer Morte, ont arrêté le cours du Jourdain et l’ont empêché de se jeter dans la mer Rouge, vers le golfe d’Akabah qui était peut-être son ancienne embouchure ; mais ces révolutions se sont opérées dans un espace bien circonscrit, et on ne peut dire qu’elles aient fait disparaître la Palestine, puisque les Hébreux l’ont retrouvée sous Josué, dans le même état physique que lorsque leurs pères l’avaient abandonnée[6].
À la fin du dernier siècle, le savant Bailly, auteur célèbre de l’Histoire de l’Astronomie, mais esprit moins juste, qu’écrivain habile et ingénieux, a traité avec un talent remarquable, dans ses Lettres sur l’Atlantide, la grande question, qui nous occupe. Embrassant le sentiment de Rudbeck en partie, se fortifiant de l’opinion de Whiston, dont nous avons parlé plus haut, il place dans le nord la patrie de nos Atlantes et la fixe sur le plateau de la Tartane. Je ne m’arrêterai pas à répéter les raisonnements spécieux, par lesquels il essaie d’autoriser sa brillante théorie. Mais il est étonnant que, prenant le récit de Platon pour base de son système, il ne le suive presque en aucun point. D’abord, il trouve dans tous les endroits du monde les colonnes d’Hercule, au mépris de l’antiquité qui les a constamment fixées vers la Bétique[7]. Ensuite, il place au loin, au nord de l’Asie, un pays que la tradition nous dépeint longeant la Méditerranée et rapproché de l’Égypte et de la Grèce. Embarrassé d’expliquer la catastrophe qui a fait disparaître l’Atlantide, il trouve plus facile pour lui de ne pas l’admettre et de la regarder comme une fiction.
M. Latreille, dans un Mémoire lu à l’Académie des Sciences, le 5 juillet 1819, se rapproche du sentiment de Bailly et pense que l’Atlantide occupait la place de la Perse actuelle qui jadis, suivant lui, dut former une île, alors que la mer Caspienne, l’Aral occupaient une plus grande étendue. Mais ce système, pas plus solide que les systèmes précédents, doit être rejeté d’après les mêmes principes qui nous ont guidé pour rejeter les autres. D’ailleurs, nous allons expliquer bientôt la véritable cause de la diminution de la mer Caspienne et du dessèchement des terres environnantes.
Abandonnant les auteurs qui ont placé l’Atlantide au nord et à l’orient, voyons ceux qui, se rapprochant davantage de la vérité, l’ont placée à l’occident et au midi.
Fabre d’Olivet croit que l’Amérique est l’Atlantide des anciens ; mais il prétend qu’elle était autrefois figurée autrement, et apporte pour raison, des changements chimériques du pôle Boréal et du pôle Austral. Mais ce système présente si peu de probabilités et est si peu en rapport avec la tradition, qu’il ne mérite pas la peine d’être réfuté.
Oviedo place aussi l’Atlantide en Amérique, vers l’embouchure de Maragnon, ou rivière des Amazones. Mac-Culloch la retrouve de même en Amérique dans l’emplacement des Antilles. Nous n’avons qu’à comparer ces deux systèmes avec le récit de Platon pour les trouver inadmissibles. Comment à une si grande distance, les Atlantes auraient-ils pu attaquer la Grèce et l’Asie[8] ?
Kircher[9] et Tournefort[10] sont les premiers qui aient soupçonné que l’Atlantide aurait pu exister dans ce vaste espace qui sépare l’Afrique et l’Europe de l’Amérique.
Le géographe Engel, dans son Essai sur cette question : Quand et comment l’Amérique a été peuplée d’hommes et d’animaux, embrasse le même sentiment qui a été suivi par un grand nombre d’auteurs, parmi lesquels nous devons remarquer De Brosses[11], Carli[12], Mentelle[13], Buache[14], Golberry[15], Ledru[16], et en dernier lieu Rienzi[17] et Bory de St-Vincent qui, dans son Essai sur les îles Fortunées, a donné un grand degré de probabilité à cette opinion qu’appuient et fortifient de nombreuses preuves physiques[18]. Ce système parait se concilier assez bien avec la tradition et le récit de Platon ; mais il est un point sur lequel il présente une difficulté bien grande et presque insurmontable. Comment éloignée de l’Égypte, de toute la longueur de la Méditerranée, comme le serait l’Atlantide, l’antiquité aurait-elle pu dire qu’elle y confinait ? Et comment à une si grande distance, les Atlantes auraient-ils pu attaquer la Grèce et l’Égypte et devenir pour ces pays des adversaires si redoutables ?
Vient ensuite l’opinion de Delisle de Sales qui, dans son Histoire philosophique du Monde primitif, place l’Atlantide dans le bassin même de la Méditerranée qu’il pense, avant la rupture du Bosphore, avoir été moins étendue qu’elle ne l’est maintenant, et avoir été occupée en grande partie par une île immense dont les débris sont la Corse, la Sardaigne et les îles environnantes. « Mais cette position, dit le célèbre voyageur Badia, où autrement Aly-Bey, beau-père de Delisle de Sales, ne répond pas aux données que tenons des prêtres de Saïs, puisque l’Atlantide ne serait plus sur les bords de la mer Atlantique, si on la plaçait, comme il le fait, au milieu de la Méditerranée, qui jamais n’a porté le nom d’Atlantique, ni vis-à-vis l’embouchure que les Grecs appellent dans leur langue les colonnes d’Hercule, c’est-à-dire le détroit de Gibraltar, d’où, selon l’auteur cité, elle aurait été éloignée de près de deux cents lieues. Dans cette hypothèse, aucune ligne droite tirée de l’île n’eut aboutie au détroit, sans passer par des terres intermédiaires, à cause de la projection des côtes de cette mer ; d’ailleurs le petit espace où il place cette île ne pouvait contenir un territoire aussi étendu que la Lybie et l’Asie ensemble, quelque soit la réduction que l’on fasse subir aux pays connus alors sous ces noms, et encore moins un territoire sur lequel régnaient plusieurs rois célèbres par leur puissance, qui étendaient leur empire sur de grands pays adjacents et qui étaient fiers de tant de forces[19]. »
Il nous reste maintenant à examiner le système de ce dernier. Il pense que l’ancienne Atlantide était formée par la chaîne du mont Atlas[20]. Ce système paraît offrir encore plus de probabilités que celui de Tournefort et une conformité plus grande aux traditions de l’antiquité. Je vois par là une île ou presqu’île dans l’Atlantide, surtout en admettant la supposition de l’auteur que le Sahara formait une mer qui entourait l’Atlas vers l’orient et le midi et se joignait peut-être à l’Océan vers le cap Nun. Je vois ces côtes occidentales baignées par une autre mer qui, de la montagne d’Atlas et de l’île qu’elle bornait, a pris le nom d’Atlantique. Je vois son étendue répondre à peu près à celle que lui donne Platon. Je la vois longer la Méditerranée, ses limites se rapprocher beaucoup de la Libye, et donner à ses habitants la facilité d’attaquer l’Égypte et la Grèce. Mais là, cessent les rapports avec les traditions antiques. Je ne vois pas l’Atlantide placée par rapport à la Grèce vers les colonnes d’Hercule qu’elle ne touchait que par sa partie la plus éloignée, et je n’y vois pas les vestiges de cette catastrophe qui a dû la faire disparaître en grande partie. Car ce que dit Aly-Bey[21] des terres submergées dans l’espace formé par les deux Syrtes, quoique vrai, ne peut avoir pour cause les tremblements de terre, ni les feux souterrains, puisqu’aucun indice volcanique ne se trouve dans ces parages. On doit attribuer uniquement la submersion de cette partie de la côte, à la rupture du Bosphore, dont nous parlerons bientôt, rupture qui, remplissant la Méditerranée des eaux de l’Asie centrale qu’elle a laissé écouler, força cette mer à élever ses flots et à submerger au loin ses rivages.
Voilà donc exposés tous les différents systèmes qu’a enfantés cette grande question de l’Atlantide, leur plus ou moins grand degré de probabilité, et les différentes contradictions qu’ils présentent avec les traditions de l’antiquité.
Mais ne pourrait-il pas se trouver une opinion qui, par une heureuse alliance, à l’explication des traditions antiques, réunirait les preuves physiques que fournit la nature ? On a déjà vu les probabilités nombreuses que présentent les deux systèmes de Tournefort et d’Aly-Bey ; mais chacun d’eux s’offre à nous avec de sérieuses difficultés, et ne peut expliquer d’une manière satisfaisante la tradition des premiers temps. Mais réunissons ces deux systèmes, et ces difficultés disparaîtront, et l’histoire de l’antiquité s’expliquera, et les problèmes que présente au savant et au géologue l’aspect physique de la terre et des mers ne resteront pas sans solution.
Ainsi, l’Atlantide, suivant nous, était composée de la chaîne de l’Atlas, de l’Espagne en tout ou en partie[22] et d’une terre immense qui remplissait l’espace circonscrit entre les îles du Cap-Vert, les Canaries, Madère, et peut-être même aussi les Açores. Cette île ou presqu’île, ou plutôt ce vaste continent devait avoir à peu près 4,800 milles géographiques de long du nord-ouest au sud-est et 1,500 de largeur.
Examinons les raisons qui nous font donner à l’Atlantide une telle position et une étendue si vaste. Les preuves et les documents seront si nombreux que nous n’aurons en quelque sorte qu’à choisir.
D’abord, il convient de comprendre le mont Atlas dans l’Atlantide, soit qu’il lui ait donné son nom, soit qu’il l’ait reçu d’elle, soit que l’un et l’autre l’ait reçu, ce qui est bien plus probable, d’un des premiers rois, un des premiers chefs du pays. Il est hors de doute qu’il y était compris et même que sa chaîne a été la première partie habitée de cette région, puisque c’est là que paraissent avoir vécu les premiers Atlantes. Sa proximité de l’Égypte et de la Grèce en est encore une nouvelle preuve. Il est étonnant que cette considération si simple n’ait pas frappé les auteurs qui se sont occupés de la situation de l’Atlantide, et que tous, à part Aly-Bey, aient cherché loin de l’Atlas un pays qui avait avec lui un rapport de nom si frappant. Si les détails que donne Platon sur la nature du terrain et les productions de l’Atlantide ne sont pas un jeu de sa brillante imagination, ils semblent convenir parfaitement à cette côte septentrionale de l’Afrique.
Il convient ensuite d’étendre l’Atlantide dans cet espace immense que circonscrivent les Açores, les Canaries et le Cap-Vert. Par là sont justifiées les traditions que l’antiquité nous a laissées sur son étendue et sur sa situation[23]. Et d’ailleurs que de preuves physiques, que de témoignages nombreux de savants et de voyageurs se réunissent pour nous faire voir, dans ce vaste espace dont nous parlons, les débris d’un immense continent, détruit par quelque convulsion violente de la nature, convulsion dans laquelle l’eau et le feu ont employé leur pouvoir dévastateur ! Quel aspect nous présentent ces îles diverses ! Des montagnes dont la hauteur prodigieuse est hors de proportion avec l’étendue de ces îles, un terrain volcanisé, bouleversé par des tremblements de terre, souvent soulevé par des feux souterrains, sillonné par de longues et effrayantes anfractuosités, présentant des couches de lave amoncelées. De loin en loin, on voit encore fumer des volcans en action, dont les éruptions assez fréquentes portent partout sur ces rivages la terreur et l’effroi. Mais ce terrain n’est pas partout volcanique : on trouve dans presque toutes les îles des débris de roches primitives, le granit, la siénite, et autres indices frappants d’un terrain primitif.
Voilà l’aspect général que présentent les Açores, les Canaries et le Cap-Vert. Toutes les relations des voyageurs, tous les rapports des géologues sont unanimes à nous les représenter sous cet aspect.
Le groupe des Açores en particulier qui devait former l’extrémité de notre Atlantide offre les débris d’une terre violemment bouleversée et abîmée en grande partie. Un foyer volcanique y a exercé les plus grands ravages : des cratères de soulèvement y surgissent de toutes parts : quelques-uns sont encore en activité et vomissent encore de temps en temps la lave et le feu : des volcans sous-marins y font surgir et disparaître tour-à-tour des îles et des terres nouvelles[24]. Partout on foule aux pieds dans ces îles la trachite et la pierre ponce. Cependant les îles les plus éloignées du centre et du foyer présentent le terrain primitif. Le schiste constitue l’île de Ste-Marie et le marbre abonde dans la petite île de Corvo, à l’extrémité opposée du groupe. Remarquons aussi la montagne volcanique du Pic, dans l’île du même nom, dont la hauteur prodigieuse de 2363 mètres, semble avoir dû appartenir primitivement à des terres bien plus étendues.
Même aspect quant aux Canaries et à Madère. Madère et sa voisine Porto-Santo, avec leurs volcans éteints, leurs masses de lave antique et de basalte, ont présenté à Bowdich, qui a étudié avec soin leur constitution physique, des indices nombreux de terrain primitif. « Madère, dit-il, en se résumant, et Porto-Santo, par leur voisinage des Canaries, permettent de croire qu’elles appartiennent à la même formation, et nous en pouvons déjà inférer, avant même de nous livrer à aucun examen, qu’elles n’ont pu être créées par un volcan sous-marin. Il est d’abord irrécusable que les masses de basalte ne formaient pas dans l’origine une roche d’une autre nature, que la chaleur aurait dilatée dans la place qu’elle occupait, et qui se serait pénétrée de vapeur pour former la roche actuelle ; tout semble prouver, au contraire, que ces masses se sont élevées liquides et qu’elles se sont écoulées de la bouche d’un cratère. En second lieu, si l’île de Madère avait été entièrement créée par un volcan marin, sa base, je dirai même, toute sa masse devrait, à en juger par l’analogie, être composée de pierre ponce et de houille ; or, ces deux substances se trouvent en quantité extrêmement petite et en couches alternantes avec le basalte et le tuf. La découverte de la vaste couche de calcaire de transition située au dessous du basalte et descendant à une profondeur de sept cents pieds, jusqu’au point où le niveau de la mer ne permet plus de la poursuivre confirme notre opinion et semble démontrer que Madère a d’abord existé à l’état de roches de transition, qui ont été déchirées ensuite par un volcan marin, dont les éruptions successives de basalte et de tuf ont recouvert l’île et en ont accru l’élévation[25] »
Les Canaries offrent des traces encore plus fréquentes de terrain primitif, malgré leurs volcans nombreux et les débris ignés dont leurs éruptions ont couvert la surface de ces îles. « Nous y avons retrouvé, dit Bory de Saint-Vincent, des débris de roches primitives, des granits parfaitement conservés, ou qui, pour avoir éprouvé un feu violent, n’en existaient pas moins avant les incendies souterrains » des lits de sable ferrugineux qui n’ont éprouvé aucune altération, des couches d’argile qui ont conservé leur disposition et tous leurs caractères, enfin des amas de corps fossiles où l’on distingue des productions marines et des empreintes de végétaux[26]. » Même Léopold de Buch, qui prétend que ces îles sont le produit de volcans sous-marins dont les efforts les ont fait surgir au dessus des eaux, est forcé de reconnaître la roche primitive dans l’île de Palma. Escolar a trouvé la siénite à Fortaventura, et Broussonnet la siénite et le schiste micacé dans l’Ile de Gomère[27]. Enfin, l’illustre voyageur de Humboldt, qui a séjourné dans ces îles, à son passage en Amérique, les reconnaît comme le reste d’une chaîne de montagnes déchirées et submergées dans la mer par une des grandes convulsions du globe, et il pense contradictoirement à Léopold de Buch que nous avons cité plus haut, que les Canaries n’ont pas plus été créées par des volcans, que l’ensemble des petites Antilles n’a été formé par des madrépores[28]. Remarquons encore, dans l’Île de Tenériffe, le Pic de Teyde qui, ainsi que celui des Açores, semble par sa hauteur avoir eu primitivement pour base une terre bien plus étendue que la sphère assez circonscrite de cette île.
Quant au groupe des îles du Cap-Vert, il a été moins étudié que les autres ; mais ce qu’on en sait présente tant d’analogie avec le reste, qu’on peut hardiment lui attribuer la même constitution physique et la même formation[29]. On y voit un pic, ancien volcan, dont les éruptions ont cessé depuis tout au plus un siècle, et dont la hauteur prodigieuse effraie les navigateurs et est hors de proportion avec la petite étendue de l’île qu’il renferme. On y voit aussi des masses de basalte et de tuf, qui, nombreuses autour du foyer principal, deviennent plus rares dans les îles éloignées de Buenavista, St-Nicolas, St-Vincent, St-Antoine, que Léopold de Buch lui-même croit composées de roches autres que le basalte.
Voilà l’aspect que présentent ces îles : voilà l’idée qu’en ont eu les savants et les voyageurs les plus accrédités. Maintenant parcourons les mers qui les entourent et qui les séparent du continent, et examinons si ces mers ne nous présenteront pas encore quelque indice d’une terre submergée.
Entre les Açores et les Canaries, existent des bas-fonds et des vigies assez nombreuses que mentionnent Frézier[30] et Fleurieu[31] qui ont exploré ces parages. Des couches de varec se montrent en abondance entre le vingt-troisième et le trente-troisième parallèles, et l’on sait fort bien que cette plante marine ne peut croître et s’élever au dessus des eaux, que dans une mer peu profonde. Du côté des Açores, à trente lieues au loin de Madère et de Porto-Santo, sont des vigies et des roches sous l’eau. Entre Madère et les Canaries, se voient sur une même ligne les Îles Désertes, l’Île Sauvage et sa chaîne de rochers qui semble lier ces deux groupes et en faire un seul et même système ; et entre les Canaries et les îles du Cap-Vert, les eaux de l’Océan disparaissent sous une couche épaisse et merveilleuse de varec et de goëmon qui, s’étendant au loin et remplissant presque tout l’espace entre les deux Archipels, couvre une superficie immense de soixante mille lieues carrées.
Cette partie de l’Océan présentait déjà le même aspect dès les temps les plus reculés. Aristote[32] en fait mention, et le Périple de Sylax[33] s’exprime ainsi : « La mer au-delà de Cerné (la petite île Fédal sur la côte du Maroc), n’est plus navigable à cause de son peu de profondeur, des marécages et des varecs. » Si l’autorité de Sylax méritait une entière confiance, ce que je n’oserais assurer, ne pourrait-on pas induire de ce passage que les débris de l’Atlantide, plus nombreux alors que maintenant, et s’élevant presque à la surface de la mer, devaient procurer ces bas-fonds, ces eaux vaseuses, et ces plantes dont parle le Périple, mais que la suite des siècles, les commotions violentes et volcaniques dont ces mers ont été si souvent le théâtre, les courants dont la force est si grande dans ces parages, ont emporté ces débris pièce à pièce et ont donné peu à peu à la mer cette profondeur qu’on y trouve maintenant ? Par là, serait confirmée la vérité de la fin du récit de Platon dans le Timée, qui nous représente les débris de l’Atlantide formant un limon qui empêche les vaisseaux de naviguer.
Entre les Canaries et la côte de Maroc, la mer est si peu profonde que Vieyra qui, né à Ténériffe et y ayant passé la plus grande partie de sa vie, avait pu observer plus longtemps et mieux que tout autre la nature physique de ces îles et l’état des mers qui les entourent, assure qu’elles devaient être jointes autrefois à la côte de Maroc, et qu’une convulsion violente de la nature a pu seule les en séparer[34]. M. de Humboldt embrasserait volontiers ce sentiment ; mais il voudrait pour plus de certitude qu’on explorât les montagnes voisines de Maroc, et qu’on trouvât de l’homogénéité de terrain entre les deux chaînes[35]. D’ailleurs, les voyageurs et les marins qui ont exploré la côte d’Afrique depuis le cap Spartel jusqu’au cap Blanc, y ont remarqué des déchirements multipliés, des monts latéraux séparés par des gorges très ouvertes et paraissant divisés par l’action d’un violent effort[36].
Tels sont les preuves et les documents nombreux qui fortifient notre opinion et qui lui donnent ce degré de probabilité qui sollicite avec force l’assentiment de tout lecteur attentif et exempt de prévention. Ajoutons que, plaçant l’Atlantide dans la partie où nous la plaçons, elle se trouve précisément sous ce beau ciel, dans ce climat heureux, dans cette terre fertile que lui attribuent Platon et les traditions des premiers siècles, et sous la même zone, où, dans des temps postérieurs, les anciens ont trouvé ces îles qu’ils ont revêtues de traits si enchanteurs et auxquelles ils ont donné le doux nom de Fortunées.
- ↑ Remarquons que les Grecs, surtout au temps de Platon, ne connaissaient guère l’Asie que jusqu’à l’Euphrate. Alexandre et ses conquêtes n’avaient pas encore reculé jusqu’à l’Indus les bornes de cette partie du monde.
- ↑ Ou plutôt : lAtlantica sive Manheim, vera Japheti posterorum series e patria. Upsalia, 1675 et 1689.
- ↑ Mentelle : Dict. de Géog. ancienne. — Gedoyn : Mémoires des Inscriptions et Belles-Lettres, Liv. VII. Banier : idem.
- ↑ Telle que l’histoire d’Andromède, à Joppé, et celle d’Adonis.
- ↑ Baër trouve les colonnes d’Hercule dans le temple de Tyr ; il dit, d’après Hérodote (livre I), que la statue de ce dieu était accompagnée de deux colonnes, l’une, consacrée au feu, l’autre, aux nuées et aux vents. Mais cet usage n’était pas particulier aux temples d’Hercule. Presque tous les temples élevés dans les premiers siècles avaient ces deux colonnes à leur vestibule. Qu’on se rappelle les deux colonnes, Jachin et Booz, du temple de Salomon (Rois, liv. III, ch. 7), et les deux obélisques qui décoraient d’ordinaire l’entrée des plus anciens temples égyptiens.
- ↑ Les Hébreux ont retrouvé dans la Palestine la grotte de Mambré le lieu de l’échelle de Jacob, et le mont Moria.
- ↑ Lettre XV, p, 109.
- ↑ Mundus subterraneus, lib. II, ch. 13.
- ↑ Voyage au Levant, lettre 14.
- ↑ Hist. de la Rép. Romaine, liv. IV, p. 400.
- ↑ Lettres sur l’Amérique.
- ↑ Dict. de Géog. ancienne.
- ↑ Dissertation sur l’isle Antilla.
- ↑ Fragments d’un voyage en Afrique, t. I.
- ↑ Voyage à Teneriffe et à Porto Rico, t. I, p. 205.
- ↑ Encyclopédie du XIXe siècle.
- ↑ Ortelius, Baudrand, Sanson sont du même sentiment, et placent de même en Amérique notre île Atlantide.
- ↑ Ajoutons-y Baumann : Historia Orientalis, ch. 5 ; Historia Insularum, ch. 5 ; Buffon : Théorie de la terre, tome III ; Bruzen de la Martinière qui, dans son Dictionnaire, a un article remarquable sur l’Atlantide et les Espagnols Espinosa : Historia de las appariciones de la Candeloria ; Clavijo : Noticias de la Historia general de las islas Canarias.
- ↑ Voyages, t. I, p. 374.
- ↑ Voyages, t.1, ch. 19.
- ↑ Voyages, t.1, ch. 19.
- ↑ Les raisons qui nous font admettre l’Espagne, en tout ou en partie dans l’Atlantide, sont : 1o Son union avec l’Afrique, avant la rupture des Colonnes d’Hercule ; 2o Le texte du Critias de Platon, qui nous montre Gadir, frère d’Atlas, ayant pour part de son héritage l’extrémité de l’Atlantide, à laquelle il donne son nom de Gadir, nom que l’Antiquité a toujours regarde comme le nom primitif de Cadix, et de la région depuis appelée Bétique ; 3o La tradition des temps anciens qui nous parle de l’expédition d’Osiris en Égypte, et de celle de l’Hercule Lybien, expéditions certainement fabuleuses, mais fondées sur un souvenir obscur des Atlantes, et nous rappelant la conquête qu’ils firent de ce pays, ainsi que de l’Afrique septentrionale, à leur sortie de l’Éthiopie, qui pouvait si facilement être confondue avec l’Égypte ; 4o Ces mêmes traditions qui citent un Atlas souverain en Espagne, et y fondant une dynastie, un Lybien nommé Testa, régnant dans le même pays (Voyez Mariana, liv. I, chap. 10 et 11). Il est difficile de désigner jusqu’où s’étendaient les limites de la puissance des Atlantes en Espagne. Peut-être se sont-ils avancés successivement, par les conquêtes, jusqu’aux Pyrénées ? Peut-être se sont-ils arrêtés sur les bords de l’Ebre. Il est à remarquer que le nom de ce fleuve qui a servi à nommer le pays tout entier (Ibérie), signifie dans le langage primitif borne ou limite (Histoire Universelle, tom. XIII, p. 185).
- ↑ Pline parle d’une île appelée de son temps Atlantide, située vis-à-vis l’Atlas, et qui avait sans doute conservé le nom de la grande terre dont elle faisait partie. Ce devait être une des Canaries (Livre VI, ch. 31).
C’est sans doute de notre ancienne Atlantide, qui en occupait une grande partie, que la mer Atlantique a reçu son nom, qu’elle porte depuis l’antiquité la plus reculée, et non du mont Atlas, qui ne la borde que dans une faible étendue de côtes et à son extrémité occidentale. C’est l’opinion de Citri, traducteur de Zarate, auteur espagnol d’une histoire de la découverte et de la conquête du Pérou, et nous l’admettons volontiers (Voy. tom. I, Discours préliminaire).
- ↑ Léopold de Buch : Description des Canaries, p. 357 et s.
- ↑ Excursions dans les îles de Madère et de Porto-Santo, p. 107.
- ↑ Essai sur les îles Fortunées, ch. VII, p. 431.
- ↑ V. Humboldt, Relation historique : supplément.
- ↑ Idem. Rel. Hist., t.1, ch. 2.
- ↑ Léopold de Buch : Description physique des Canaries, p. 370.
- ↑ Frézier : Relation du Voyage de la Mer du Sud, p. 289.
- ↑ Fleurieu : Voyage fait par ordre du Roi, t. I, p. 606.
- ↑ De Mirabilibus, p. 1157.
- ↑ Ed. de Gronovius, p. 126.
- ↑ Cité par Bory de Saint-Vincent : Essai sur les Îles Fortunées.
- ↑ Golberry : Fragments d’un Voyage en Afrique, t. I, ch. 2. Bory de Saint-Vincent, p. 440.
- ↑ Il paraît que la chaîne de l’Atlas se continuait dans la partie qui a été submergée. Le cap Ghir, l’ancien promontoire d’Hercule, qui fait l’extrémité de l’Atlas, est en rapport avec les Canaries qui ont la même inclinaison sud-ouest. Solin dit que l’Atlas avait un faîte couvert de neige et que des flammes sortaient de ses flancs (ch. 37). Ce qui semble convenir parfaitement au Pic de Teyde qui est toujours couvert de neige, et qui, en outre, est un ancien volcan dont les éruptions n’ont cessé qu’à une époque bien rapprochée (1798).