Discussion Wikisource:Projet communautaire du mois/Philosophie zoologique (OCR)

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Tableau des infusoires. Ordre ier infusoires nus. ils sont dépourvus d’ appendices extérieurs. monade, volvoce, protée, vibrion, bursaire, kolpode. Ordre iie infusoires appendiculés. ils ont des parties saillantes, comme des poils, des espèces de cornes ou une queue. cercaire, trichocerque, trichode. remarque. la monade, et particulièrement celle que l'on a nommée la monade terme, est le plus imparfait et le plus simple des animaux connus, puisque son corps, extrêmement petit, n'offre qu'un point gélatineux et transparent, mais contractile. Cet animal doit donc être celui par lequel doit commencer la série des animaux, disposée selon l'ordre de la nature. p286

Les polypes. (classe iième, du règne animal.) animaux gemmipares, à corps gélatineux, régénératif, et n'ayant aucun autre organe intérieur qu'un canal alimentaire à une seule ouverture. Bouche terminale, entourée de tentacules en rayons, ou munie d'organes ciliés et rotatoires. La plupart adhèrent les uns aux autres, communiquent ensemble par leur canal alimentaire, et forment alors des animaux composés. observations. on a vu dans les infusoires des animalcules infiniment petits, frêles, sans consistance, sans forme particulière à leur classe, sans organes quelconques, et par conséquent sans bouche et sans canal alimentaire distincts. Dans les polypes, la simplicité et l'imperfection de l'organisation quoique très-éminentes encore, sont moins grandes que dans les infusoires. L'organisation a fait évidemment quelques progrès ; car déjà la nature a obtenu une forme constamment régulière pour les animaux de cette classe ; déjà tous sont munis d'un organe spécial pour la digestion, et conséquemment d'une bouche, qui est l'entrée de leur sac alimentaire. p287

Que l'on se représente un petit corps allongé, gélatineux, très-irritable, ayant à son extrémité supérieure une bouche garnie, soit d'organes rotatoires, soit de tentacules en rayons, laquelle sert d'entrée à un canal alimentaire qui n'a aucune autre ouverture, et l'on aura l'idée d'un polype. qu'à cette idée l'on joigne celle de l'adhérence de plusieurs de ces petits corps, vivant ensemble, et participant à une vie commune, on connoîtra, à leur égard, le fait le plus général et le plus remarquable qui les concerne. Les polypes n'ayant ni nerfs pour le sentiment, ni organes particuliers pour la respiration, ni vaisseaux pour la circulation de leurs fluides, sont plus imparfaits en organisation que les animaux des classes qui vont suivre. Ordre ier polypes rotifères. ils ont à la bouche des organes ciliés et rotatoires. urcéolaires, brachions ? Vorticelles. p288

Ordre iie polypes à polypier. ils ont autour de la bouche des tentacules en rayons, et sont fixés dans un polypier qui ne flotte point dans le sein des eaux. polypier membraneux ou corné, sans écorce distincte. cristatelle, plumatelle, tubulaire, sertulaire, cellaire, flustre, cellepore, botryle. polypier ayant un axe corné, recouvert d’ un encroûtement. acétabule, coralline, éponge, alcyon, antipate, gorgone. polypier ayant un axe en partie ou tout-à-fait pierreux, et recouvert d’ un encroûtement corticiforme. isis, corail. polypier tout-à-fait pierreux et sans encroûtement. tubipore, lunulite, ovulite, sidérolite, orbulite, alvéolite, ocellaire, eschare, rétépore, millepore, agarice, pavone, méandrine, astrée, p289

madrépore, caryophyllie, turbinolie, fongie, cyclolite, dactylopore, virgulaire. Ordre iiie polypes flottans. polypier libre, allongé, flottant dans les eaux, et ayant un axe corné ou osseux, recouvert d’ une chair commune à tous les polypes ; des tentacules en rayons autour de la bouche. funiculine, vérétille, pennatule, nerine, ombellulaire. Ordre ive polypes nus. ils ont à la bouche des tentacules en rayons, souvent multiples, et ne forment point de polypier. pédicellaire, corine, hydre, zoanthe, actinie. Iie degré d'organisation. Point de moelle longitudinale noueuse ; point de vaisseaux pour la circulation ; quelques organes particuliers et intérieurs (soit des tubes ou des pores aspirant l'eau, soit des espèces d'ovaires) autres que ceux de la digestion. (les radiaires et les vers.) p290

les radiaires. (classe iiie du règne animal.) animaux subgemmipares, libres ou vagabonds ; à corps régénératif, ayant une disposition rayonnante dans ses parties, tant internes qu'externes, et un organe digestif composé ; bouche inférieure, simple ou multiple. Point de tête, point d'yeux, point de pattes articulées ; quelques organes intérieurs autres que ceux de la digestion. observations. voici la troisième ligne de séparation classique qu'il a été convenable de tracer dans la distribution naturelle des animaux. Ici, nous trouvons des formes tout-à-fait nouvelles, qui toutes néanmoins se rapportent à un mode assez généralement le même, savoir : la disposition rayonnante des parties, tant intérieures qu'extérieures. Ce ne sont plus des animaux à corps allongé, ayant une bouche supérieure et terminale, le plus souvent fixés dans un polypier, et vivant un grand nombre ensemble, en participant chacun à une vie commune ; mais ce sont des animaux à organisation plus composée que les polypes, simples, toujours libres, ayant une conformation qui leur est particulière, et se tenant, en général, dans une position comme renversée. p291

Presque toutes les radiaires ont des tubes aspirant l'eau, qui paroissent être des trachées aquifères ; et dans un grand nombre, on trouve des corps particuliers qui ressemblent à des ovaires. Par un mémoire, dont je viens d'entendre la lecture dans l'assemblée des professeurs du muséum, j'apprends qu'un savant observateur, m le docteur Spix, médecin bavarois, a découvert dans les astéries et dans les actinies l'appareil d'un système nerveux. M le docteur Spix assure avoir vu dans l'astérie rouge, sous une membrane tendineuse qui, comme une tente, est suspendue sur l'estomac, un entrelacement composé de nodules et de filets blanchâtres, et, en outre, à l'origine de chaque rayon, deux nodules ou ganglions qui communiquent entre eux par un filet, desquels partent d'autres filets qui vont aux parties voisines, et entre autres deux fort longs qui se dirigent dans toute la longueur du rayon et en fournissent aux tentacules. Selon les observations de ce savant, on voit dans chaque rayon deux nodules, un petit prolongement de l'estomac (coecum), deux lobes hépatiques, deux ovaires et des canaux trachéaux. Dans les actinies, m le docteur Spix observa p292

dans la base de ces animaux, au-dessous de l'estomac, quelques paires de nodules, disposés autour d'un centre, qui communiquent entre eux par des filets cylindriques, et qui en envoient d'autres aux parties supérieures : il y vit, en outre, quatre ovaires environnant l'estomac, de la base desquels partent des canaux qui, après leur réunion, vont s'ouvrir dans un point inférieur de la cavité alimentaire. Il est étonnant que des appareils d'organes aussi compliqués aient échappé à tous ceux qui ont examiné l'organisation de ces animaux. Si m le docteur Spix ne s'est pas fait illusion sur ce qu'il a cru voir ; s'il ne s'est pas trompé en attribuant à ces organes une autre nature et d'autres fonctions que celles qui leur sont propres, ce qui est arrivé à tant de botanistes qui ont cru voir des organes mâles et des organes femelles dans presque toutes les plantes cryptogames, il en résultera : 1) que ce ne sera plus dans les insectes qu'il faudra fixer le commencement du système nerveux ; 2) que ce système devra être considéré comme ébauché dans les vers, dans les radiaires, et même dans l'actinie, dernier genre des polypes ; 3) que ce ne sera pas une raison pour que p293

tous les polypes puissent posséder l'ébauche de ce système, comme il ne s'ensuit pas de ce que quelques reptiles ont des branchies, que tous les autres en soient pourvus ; 4) qu'enfin, le système nerveux n'en est pas moins un organe spécial, non commun à tous les corps vivans ; car, non-seulement il n'est pas le propre des végétaux, mais il n'est pas même celui de tous les animaux ; puisque, comme je l'ai fait voir, il est impossible que les infusoires en soient munis, et qu'assurément la généralité des polypes ne sauroit le posséder ; aussi le chercheroit-on en vain dans les hydres, qui appartiennent cependant au dernier ordre des polypes, celui qui avoisine le plus les radiaires, puisqu'il comprend les actinies. Ainsi, quelque fondement que puissent avoir les faits cités ci-dessus, les considérations que je présente dans cet ouvrage sur la formation successive des différens organes spéciaux, subsistent dans leur intégrité, en quelque point de l'échelle animale que chacun de ces organes commence ; et il est toujours vrai que les facultés qu'ils donnent à l'animal ne commencent à avoir lieu qu'avec l'existence des organes qui les procurent. p294

Ordre ier radiaires mollasses. corps gélatineux ; peau molle, transparente, dépourvue d’ épines articulées ; point d’ anus. stéphanomie, lucernaire, physsophore, physalie, velelle, porpite, pyrosome, beroë, equorée p, rhizostome, méduse. Ordre iie radiaires échinodermes. peau opaque, crustacée ou coriace, munie de tubercules rétractiles, ou d’ épines articulées sur des tubercules, et percée de trous par séries. les stellérides. La peau non irritable, mais mobile ; point d’ anus. ophiure, astérie. les échinides. La peau non irritable, ais mobile ; un anus. Clypéastre, cassidite, spatangue, ananchite, galérite, nucléolite, oursin. les fistulides. Corps allongé, la peau irritable et mobile ; un anus. holothurie, siponcle. p295

remarque. les siponcles sont des animaux très-rapprochés des vers ; cependant leurs rapports reconnus avec les holothuries les ont fait placer parmi les radiaires, dont ils n'ont plus les caractères, et qu'ils doivent conséquemment terminer. En général, dans une distribution bien naturelle, les premiers et les derniers genres des classes sont ceux en qui les caractères classiques sont les moins prononcés ; parce que se trouvant sur la limite, et les lignes de séparation étant artificielles, ces genres doivent offrir, moins que les autres, les caractères de leurs classes. Les vers. (classe ive du règne animal.) animaux subovipares, à corps mou, allongé, sans tête, sans yeux, sans pattes et sans faisceaux de cils ; dépourvus de circulation, et ayant un canal intestinal complet ou à deux ouvertures. Bouche constituée par un ou plusieurs suçoirs. observations. la forme générale des vers est bien différente de celle des radiaires, et leur bouche, partout en suçoir, n'a aucune analogie avec celle des polypes, qui n'offre simplement qu'une ouverture accompagnée de tentacules en rayons ou d'organes rotatoires. p296

Les vers ont, en général, le corps allongé, très-peu contractile, quoique fort mou, et leur canal intestinal n'est plus borné à une seule ouverture. Dans les radiaires fistulides, la nature a commencé à abandonner la forme rayonnante des parties, et à donner au corps des animaux une forme allongée, la seule qui pouvoit conduire au but qu'elle se proposoit d'atteindre. Parvenue à former les vers, elle va tendre dorénavant à établir le mode symétrique de parties paires, auquel elle n'a pu arriver qu'en établissant celui des articulations ; mais dans la classe, en quelque sorte ambiguë, des vers, elle en a à peine ébauché quelques traits. Ordre ier vers cylindriques. Dragoneau, filaire, proboscide, crinon, ascaride, fissule, trichure, cucullan, strongle, massette, caryophyllé, tentaculaire, échinorique. Ordre iie vers vésiculeux. Bicorne, hydatide. p297

Ordre iiie vers aplatis. Taenia, linguatule, lingule, fasciole. Iiie degré d'organisation. Des nerfs aboutissant à une moelle longitudinale noueuse ; respiration par des trachées aérifères ; circulation nulle ou imparfaite. (les insectes et les arachnides.) les insectes. (classe ve du règne animal.) animaux ovipares, subissant des métamorphoses, pouvant avoir des ailes, et ayant, dans l'état parfait, six pattes articulées, deux antennes, deux yeux à réseau, et la peau cornée. Respiration par des trachées aérifères qui s'étendent dans toutes les parties ; aucun système de circulation ; deux sexes distincts ; un seul accouplement dans le cours de la vie. observations. parvenus aux insectes, nous trouvons dans les animaux extrêmement nombreux que cette classe comprend, un ordre de choses fort différent de ceux que nous avons rencontrés dans les animaux des quatre classes précédentes ; p298

aussi, au lieu d'une nuance dans les progrès de composition de l'organisation animale, en arrivant aux insectes, on a fait à cet égard un saut assez considérable. Ici, pour la première fois, les animaux, considérés dans leur extérieur, nous offrent une véritable tête qui est toujours distincte ; des yeux très-remarquables, quoique encore fort imparfaits ; des pattes articulées disposées sur deux rangs ; et cette forme symétrique de parties paires et en opposition, que la nature emploîra désormais jusque dans les animaux les plus parfaits inclusivement. En pénétrant à l'intérieur des insectes, nous voyons aussi un système nerveux complet, consistant en nerfs qui aboutissent à une moelle longitudinale noueuse ; mais quoique complet, ce système nerveux est encore fort imparfait, le foyer où se rapportent les sensations paroissant très-divisé, et les sens eux-mêmes étant en petit nombre et fort obscurs ; enfin, nous y voyons encore un véritable système musculaire, et des sexes distincts, mais qui, comme ceux des végétaux, ne peuvent fournir qu'à une seule fécondation. à la vérité, nous ne trouvons pas encore de système de circulation, et il faudra s'élever plus haut dans la chaîne animale pour y rencontrer p299

ce perfectionnement de l'organisation. Le propre de tous les insectes est d'avoir des ailes dans leur état parfait ; en sorte que ceux qui en manquent, n'en sont privés que par un avortement qui est devenu habituel et constant. observations. dans le tableau que je vais présenter, les genres sont réduits à un nombre considérablement inférieur à celui des genres que l'on a formés parmi les animaux de cette classe. L'intérêt de l'étude, la simplicité et la clarté de la méthode m'ont paru exiger cette réduction, qui ne va pas au point de nuire à la connoissance des objets. Employer toutes les particularités que l'on peut saisir dans les caractères des animaux et des plantes pour multiplier les genres à l'infini, c'est, comme je l'ai déjà dit, encombrer et obscurcir la science au lieu de la servir ; c'est en rendre l'étude tellement compliquée et difficile, qu'elle ne devient alors praticable que pour ceux qui voudroient consacrer leur vie entière à connoître l'immense nomenclature et les caractères minutieux employés pour les distinctions exécutées parmi ces animaux. p300

(a.) les suceurs. leur bouche offre un suçoir muni ou dépourvu de gaîne. ordre ier insectes aptères. une trompe bivalve, triarticulée, renfermant un suçoir de deux soies. les ailes habituellement avortées dans les deux sexes ; larve apode ; nymphe immobile, dans une coque. puce. Ordre iie insectes diptères. une trompe non articulée, droite ou coudée, quelquefois rétractile. deux ailes nues, membraneuses, veinées ; deux balanciers ; larve vermiforme, le plus souvent apode. hippobosque, oëstre, stratiome, syrphe, anthrace, mouche, stomoxe, myope, conops, empis, bombile, asile, taon, rhagion, cousin, tipule, simulie, bibion. p301

Ordre iiie insectes emiptères. bec aigu, articulé, recourbé sous la poitrine, servant de gaîne à un suçoir de trois soies. deux ailes cachées sous des élytres membraneux ; larve hexapode ; la nymphe marche et mange. dorthésie, cochenille, psylle, puceron, aleyrode, trips, cigale, fulgore, tettigone, scutellaire, pentatome, punaise, coré, réduve, hydromètre, gerris, nepa, notonecte, naucore, corise. Ordre ive insectes lépidoptères. suçoir de deux pièces, dépourvu de gaîne, imitant une trompe tubuleuse, et roulé en spirale dans l’ inaction. quatre ailes membraneuses, recouvertes d’ écailles colorées et comme farineuses. larve munie de huit à seize pattes ; chrysalide inactive. antennes subulées ou sétacées. ptérophore, ornéode, cérostome, teigne, alucite, adèle, pyrale, p302

noctuelle, phalène, hépiale, bombice. antennes renflées dans quelque partie de leur longueur. zygène, papillon, sphinx, sésie. (b). Les broyeurs. leur bouche offre des mandibules, le plus souvent accompagnées de mâchoires. ordre ve insectes hyménoptères. des mandibules, et un suçoir de trois pièces plus ou moins prolongées, dont la base est renfermée dans une gaîne courte. quatre ailes nues, membraneuses, veinées, inégales ; anus des femelles armé d’ un aiguillon ou muni d’ une tarrière ; nymphe immobile. anus des femelles armé d’ un aiguillon. abeille, monomélite, nomade, eucère, andrenne, guêpe, polyste, fourmi, mutile, scolie, tiphie, bembece, crabron, sphex. p303

anus des femelles muni d’ une tarrière. chryside, oxyure, leucopsis, chalcis, cinips, diplolèpe, ichneumon, evanie, foene, urocère, orysse, tentrède, clavellaire. Ordre vie insectes névroptères. des mandibules et des mâchoires. quatre ailes nues, membraneuses, réticulées ; abdomen allongé, dépourvu d’ aiguillon et de tarrière ; larve hexapode ; diversité dans la métamorphose. nymphes inactives. perle, némoure, frigane, hémerobe, ascalaphe, myrméléon. nymphes agissantes. némoptère, panorpe, psoc, thermite, corydale, chauliode, raphidie, éphémère, agrion, aeshne, libellule. p304

Ordre viie insectes orthoptères. des mandibules, des mâchoires et des galettes recouvrant les mâchoires. deux ailes droites, plissées longitudinalement, et recouvertes par deux élytres presque membraneux. larve comme l’ insecte parfait, mais n’ ayant ni ailes ni élytres ; nymphe agissante. sauterelle, achête, criquet, truxale, mante, phasme, spectre, grillon, blatte, forficule. Ordre viiie insectes coléoptères. des mandibules et des mâchoires. deux ailes membraneuses, pliées transversalement dans le repos et sous deux élytres durs ou coriaces et plus courts. larve hexapode, à tête écailleuse et sans yeux ; nymphe inactive. deux ou trois articles à tous les tarses. psélaphe, coccinelle, eumorphe. quatre articles à tous les tarses. erotyle, casside, chrysomèle, galéruque, criocère, clytre, gribouri, p305

lepture, stencore, saperde, nécydale, callidie, capricorne, prione, spondyle, bostrich, micétophage, trogossite, cucuje, bruche, attélabe, brente, charanson, brachicère. cinq articles aux tarses des premières paires de pates, et quatre à ceux de la troisième paire. opatre, ténébrion, blaps, pimélie, sépidie, scaure, érodie, chiroscelis, hélops, diapère, cistele, mordelle, ripiphore, pyrochre, cossyphe, notoxe, lagrie, cérocome, apale, horie, mylabre, cantharide, méloë. cinq articles à tous les tarses. lymexyle, téléphore, malachie, mélyris, lampyre, lycus, omalyse, drille, p306

mélasis, bupreste, taupin, ptilin, vrillette, ptine, staphylin, oxypore, pédère, cicindele, elaphre, scarite, manticore, carabe, dytique, hydrophile, gyrin, dryops, clairon, nécrophore, bouclier, nitidule, ips, dermeste, anthrène, byrrhe, escarbot, sphéridie, trox, cétoine, goliath, hanneton, léthrus, géotrupe, bousier, scarabé, passale, lucane. Les arachnides. (classe vie du règne animal.) animaux ovipares, ayant en tout temps des pates articulées, et des yeux à la tête ; ne subissant point de métamorphose, et ne possédant jamais d'ailes ni d'élytres. Des stigmates et des trachées bornées pour la respiration ; une ébauche de circulation ; plusieurs fécondations dans le cours de la vie. p307

observations. les arachnides, qui, dans l'ordre que nous avons établi, viennent après les insectes, offrent des progrès manifestes dans le perfectionnement de l'organisation. En effet, la génération sexuelle se montre chez elles, et pour la première fois, avec toutes ses facultés, puisque ces animaux s'accouplent et engendrent plusieurs fois dans le cours de leur vie ; tandis que dans les insectes, les organes sexuels, comme ceux des végétaux, ne peuvent exécuter qu'une seule fécondation ; d'ailleurs, les arachnides sont les premiers animaux dans lesquels la circulation commence à s'ébaucher ; car, selon les observations de M Cuvier, on leur trouve un coeur d'où partent, sur les côtés, deux ou trois paires de vaisseaux. Les arachnides vivent dans l'air, comme les insectes parvenus à l'état parfait ; mais elles ne subissent point de métamorphose, n'ont jamais d'ailes ni d'élytres, sans que ce soit le produit d'aucun avortement, et elles se tiennent, en général, cachées ou vivent solitairement, se nourrissant de proie ou du sang qu'elles sucent. Dans les arachnides, le mode de respiration est encore le même que dans les insectes ; mais p308

ce mode est sur le point de changer ; car les trachées des arachnides sont très-bornées, pour ainsi dire appauvries, et ne s'étendent pas dans tous les points du corps. Ces trachées sont réduites à un petit nombre de vésicules, ce que nous apprend encore M Cuvier, et après les arachnides, ce mode de respiration ne se retrouve plus dans aucun des animaux des classes qui suivent. Cette classe d'animaux est très-suspecte : beaucoup d'entre eux sont venimeux, surtout ceux qui habitent des climats chauds. Ordre ier arachnides palpistes. point d’ antennes, mais seulement des palpes ; la tête confondue avec le corselet ; huit pates. mygale, araignée, phryne, théliphone, scorpion, pince, galéode, faucheur, trogul, elays, trombidion, hydrachne, bdelle, mitte, nymphon, picnogonon. p309

Ordre iie arachnides antennistes. deux antennes ; la tête distincte du corselet. pou, ricin, forbicine, podure, scolopendre, scutigère, iule. Ive degré d'organisation. Des nerfs aboutissant à une moelle longitudinale noueuse ou à un cerveau sans moelle épinière ; respiration par des branchies ; des artères et des veines pour la circulation. (les crustacés, les annelides, les cirrhipèdes et les mollusques.) les crustacés. (classe viie du règne animal.) animaux ovipares, ayant le corps et les membres articulés, la peau crustacée, plusieurs paires de mâchoires, des yeux et des antennes à la tête. Respiration par des branchies ; un coeur et des vaisseaux pour la circulation. p310

observations. de grands changemens dans l'organisation des animaux de cette classe, annoncent qu'en formant les crustacés, la nature est parvenue à faire faire à l'organisation animale des progrès considérables. D'abord le mode de respiration y est tout-à-fait différent de celui employé dans les arachnides et dans les insectes ; et ce mode, constitué par des organes qu'on nomme branchies, va se propager jusque dans les poissons. Les trachées ne reparoîtront plus ; et les branchies elles-mêmes disparoîtront lorsque la nature aura pu former un poumon cellulaire. ensuite la circulation, dont on ne trouve qu'une simple ébauche dans les arachnides, est complétement établie dans les crustacés, où l'on trouve un coeur et des artères pour l'envoi du sang aux différentes parties du corps, et des veines qui ramènent ce fluide à l'organe principal de son mouvement. On retrouve encore dans les crustacés le mode des articulations que la nature a généralement employé dans les insectes et dans les arachnides, pour faciliter le mouvement musculaire à l'aide de l'indurescence de la peau ; mais dorénavant la nature abandonnera ce p311

moyen pour établir un système d'organisation qui ne l'exigera plus. La plupart des crustacés vivent dans les eaux, soit douces, soit salées ou marines ; quelques-uns néanmoins se tiennent sur la terre et respirent l'air avec leurs branchies : tous ne se nourrissent que de matières animales. Ordre ier crustacés sessiliocles. les yeux sessiles et immobiles. cloporte, ligie, aselle, cyame, crevette, cheverolle, cyclops, zoëe, céphalocle, amymone, daphnie, lyncé, osole, limule, calige, polyphême. Ordre iie crustacés pédiocles. deux yeux distincts, élevés sur des pédicules mobiles. queue allongée, garnie de lames natatoires, ou de crochets ou de cils. branchiopode, squille, palémon, crangon, palinure, scyllare, p312

galathée, écrevisse, pagure, ranine, albunée, hippe, coriste, porcellane. queue courte, nue, et appliquée contre le dessous de l’ abdomen. pinnothère, leucosie, arctopsis, maia, matute, orithye, podophtalme, portune, doripe, plagusie, grapse, ocypode, calappe, hépate, dromie, cancer. Les annelides. (classe viiie du règne animal.) animaux ovipares, à corps allongé, mollasse, annelé transversalement, ayant rarement des yeux et une tête distincte, et dépourvu de pattes articulées. Des artères et des veines pour la circulation ; respiration par des branchies ; une moelle longitudinale noueuse. observations. on voit, dans les annelides, que la nature s'efforce d'abandonner le mode des articulations qu'elle a constamment employé dans les insectes, p313

les arachnides et les crustacés. Leur corps allongé, mollasse, et dans la plupart simplement annelé, donne à ces animaux l'apparence d'être aussi imparfaits que les vers, avec lesquels on les avoit confondus ; mais ayant des artères et des veines, et respirant par des branchies, ces animaux, très-distingués des vers, doivent, avec les cirrhipèdes, faire le passage des crustacés aux mollusques. Ils manquent de pates articulées, et la plupart ont, sur les côtés, des soies ou des faisceaux de soies qui en tiennent lieu : presque tous sont des suceurs, et ne se nourrissent que de matières fluides. p314

Ordre ier annelides cryptobranches. Planaire, sangsue, lernée, clavale, furie ? Naïade, lombric, thalasseme. Ordre iie annelides gymnobranches. Arénicole, amphinome, aphrodite, néréide, terebelle, amphitrite, sabellaire, serpule, spirorbe, siliquaire, dentale. Les cirrhipèdes. (classe ixe du règne animal.) animaux ovipares et testacés, sans tête et sans yeux, ayant un manteau qui tapisse l'intérieur de la coquille, des bras articulés dont la peau est cornée, et deux paires de mâchoires à la bouche. Respiration par des branchies ; une moelle longitudinale noueuse ; des vaisseaux pour la circulation. observations. quoiqu'on ne connoisse encore qu'un petit nombre de genres qui se rapportent à cette classe, le caractère des animaux que comprennent p315

ces genres est si singulier, qu'il exige qu'on les distingue, comme constituant une classe particulière. Les cirrhipèdes ayant une coquille, un manteau, et se trouvant sans tête et sans yeux, ne peuvent être des crustacés ; leurs bras articulés empêchent qu'on ne les range parmi les annelides ; et leur moelle longitudinale noueuse ne permet pas qu'on les réunisse aux mollusques. Cirrhipèdes. Tubicinelle, coronule, balane, anatife. remarque. on voit que les cirrhipèdes tiennent encore aux annelides par leur moelle longitudinale noueuse ; mais, dans ces animaux, la nature se prépare à former les mollusques, puisqu'ils ont déjà, comme ces derniers, un manteau qui tapisse l'intérieur de leur coquille. Les mollusques. (classe xe du règne animal.) animaux ovipares, à corps mollasse, non articulé dans ses parties, et ayant un manteau variable. Respiration par des branchies très-diversifiées ; ni moelle épinière, ni moelle longitudinale noueuse ; mais des nerfs aboutissant à un cerveau imparfait. p316

La plupart sont enveloppés dans une coquille ; d'autres en contiennent une plus ou moins complétement enchâssée dans leur intérieur, et d'autres encore en sont tout-à-fait dépourvus. observations. les mollusques sont les mieux organisés des animaux sans vertèbres, c'est-à-dire, ceux dont l'organisation est la plus composée et qui approche le plus de celle des poissons. Ils constituent une classe nombreuse qui termine les animaux sans vertèbres, et qui est éminemment distinguée des autres classes, en ce que les animaux qui la composent, ayant un système nerveux, comme beaucoup d'autres, sont les seuls qui n'aient ni moelle longitudinale noueuse, ni moelle épinière. La nature, sur le point de commencer et de former le système d'organisation des animaux vertébrés, paroît ici se préparer à ce changement. Aussi les mollusques, qui ne tiennent plus rien du mode des articulations, et de cet appui qu'une peau cornée donne aux muscles des animaux qui ont part à ce mode, sont-ils très-lents dans leurs mouvemens, et paroissent-ils, à cet égard, plus imparfaitement organisés que les insectes mêmes. Enfin, comme les mollusques font le passage des animaux sans vertèbres aux animaux vertébrés, p317

leur système nerveux est intermédiaire, et n'offre ni la moelle longitudinale noueuse des animaux sans vertèbres qui ont des nerfs, ni la moelle épinière des animaux vertébrés : ils sont en cela éminemment caractérisés et bien distingués des autres animaux sans vertèbres. Ordre ier mollusques acéphalés. point de tête ; point d’ yeux ; point d’ organe de mastication ; ils produisent sans accouplement. la plupart ont une coquille à deux valves qui s’ articulent en charnière. les brachiopodes. Lingule, térébratule, orbicule. Les ostracées. Radiolite, calcéole, cranie, anomie, placune, vulselle, huître, gryphée, plicatule, spondyle, peigne. Les byssifères. Houlette, lime, pinne, moule, modiole ? Crénatule, p318

perne, marteau, avicule. Les camacées. Ethérie, came, dicérate, corbule, pandore ; les naïades. Mulette, anodonte. Les arcacées. Nuculc, pétoncle, arche, cucullée, trigonie. Les cardiadées. Tridacne, hippope, cardite, isocarde, bucar. Les conques. Vénéricarde, vénus, cithérée, donace, telline, lucine, cyclade, galath, capse. Les mactracées. Erycine, onguline, crassatelle, lutraire, mactre. p319

Les myaires. Myes, panorpe, anatine. Les solenacées. Glycimère, solen, sanguinolaire, pétricole, rupellaire, saxicave. Les pholadaires. Pholade, taret, fistulane, arrosoir. Les ascidiens. Ascidie, biphore, mammaire. Ordre iie mollusques céphalés. une tête distincte, des yeux et deux ou quatre tentacules dans la plupart, des mâchoires ou une trompe à la bouche ; génération par accouplement. la coquille de ceux qui en ont ne se compose jamais de deux valves articulées en charnière. ptéropodes. deux ailes opposées et natatoires. hyale, clio, pneumoderme. p320

Gastéropodes. (a) corps droit, réuni au pied dans toute ou presque toute sa longueur. les tritoniens. Glaucie, eolide, scyllée, tritonie, téthys, doris. Les phyllidéens. Pleurobranche, phyllidie, oscabrion, patelle, fissurelle, emarginule. Les laplysiens. Laplysie, dolabelle, bullée, sigaret. Les limaciens. Onchide, limace, parmacelle, vitrine, testacelle. (b) corps en spirale ; point de syphon. les colymacées. Hélix, hélicine, bulime, amphibulime, agathine, maillot. Les orbacées. Cyclostome, vivipare, planorbe, ampullaire. p321

Les auriculacées. Auricule, mélanopside, mélanie, lymnée. Les néritacées. Néritine, nacelle, nérite, natice. Les stomatacées. Haliotide, stomate, stomatelle. Les turbinacées. Phasianelle, turbo, monodonte, dauphinule, scalaire, turritelle, vermiculaire ? Les hétéroclites. Volvaire, bulle, janthine. Les calyptracées. Crépidule, calyptrée, cadran, trochus. (c) corps en spirale ; un syphon. les canalifères. Cérite, pleurotome, turbinelle, fasciolaire, p322

pyrule, fuseau, murex. Les ailées. Rostellaire, ptérocère, strombe. Les purpuracées. Casque, harpe, tonne, vis, eburne, buccin, concholepas, monocéros, pourpre, nasse. Les columellaires. Cancellaire, marginelle, colombelle, mitre, volute. Les enroulées. Ancille, olive, tarrière, ovule, porcelaine, cone. Céphalopodes. (a) à test multiloculaire. les lenticulacées. Miliolite, gyrogonite, rotalite, rénulite, p323

discorbite, lenticuline, numulite. Les lituolacées. Lituolite, spirolinite, spirule, orthocère, hippurite, bélemnite. Les nautilacées. Baculite, turrilite, ammonocératite, ammonite, orbulite, nautile. (b) à test uniloculaire. les argonautacées. Argonaute, carinaire. (c) sans test. les sépialées. Poulpe, calmar, sèche. Animaux vertébrés. Ils ont une colonne vertébrale composée d'une multitude d'os courts, articulés et à la suite les uns des autres. Cette colonne sert de soutien à leur corps, fait la base de leur squelette, fournit une gaîne à leur moelle épinière, et se termine p324

antérieurement par une boîte osseuse qui contient leur cerveau. Ve degré d'organisation. Des nerfs aboutissant à une moelle épinière et à un cerveau qui ne remplit point la cavité du crâne. Le coeur à un ventricule, et le sang froid. (les poissons et les reptiles.) les poissons. (classe xie du règne animal.) animaux ovipares, vertébrés et à sang froid ; vivant dans l'eau, respirant par des branchies, couverts d'une peau, soit écailleuse, soit presque nue et visqueuse, et n'ayant pour leurs mouvemens de translation que des nageoires membraneuses, soutenues par des arêtes osseuses ou cartilagineuses. observations. l'organisation des poissons est bien plus perfectionnée que celle des mollusques et des animaux des classes antérieures, puisqu'ils sont les premiers animaux qui aient une colonne vertébrale, l'ébauche d'un squelette, une moelle épinière, et un crâne renfermant le cerveau. Ce sont aussi les premiers dans lesquels le système musculaire tire ses appuis de parties intérieures. p325

Cependant leurs organes respiratoires sont encore analogues à ceux des mollusques, des cirrhipèdes, des annelides et des crustacés ; et comme tous les animaux des classes précédentes, ils sont encore privés de voix, et n'ont pas de paupières sur les yeux. La forme de leur corps est appropriée à la nécessité où ils se trouvent de nager ; mais ils conservent la forme symétrique de parties paires, commencée dans les insectes ; enfin, chez eux, ainsi que dans les animaux des trois classes suivantes, le mode des articulations n'est qu'intérieur, et n'a lieu que dans les parties de leur squelette. nota. pour la composition des tableaux des animaux à vertèbres, j'ai fait usage de l'ouvrage de M Duméril, intitulé zoologie analitique, et je ne me suis permis que quelques changemens dans la disposition des objets. p326

Ordre ier poissons cartilagineux. colonne vertébrale molle et comme cartilagineuse ; point de véritables côtes dans un grand nombre. point d’ opercule au-dessus des branchies, ni de membrane. les trématopnés. respiration par des trous arrondis. i. Trém. Cyclostomes. Gastérobranche, lamproie. 2. Trém. Plagiostomes. Torpille, raie, rhinobate, squatine, squale, aodon. point d’ opercule au-dessus des branchies, mais une membrane. les chismopnés. ouvertures des branchies en fente sur les côtés du cou ; quatre nageoires paires. 3... baudroie, lophie, baliste, chimère. p327

un opercule au-dessus des branchies, mais point de membrane. les eleuthéropomes. quatre nageoires paires ; bouche sous le museau. 4... polyodon, pégase, accipenser. un opercule et une membrane au-dessus des branchies. les téléobranches. branchies complètes, ayant un opercule et une membrane. 5. Téléobr. Aphiostomes. Macrorhinque, solénostome, centrisque. 6. Téléobr. Plécoptères. Cycloptère, lépadogastère. 7. Téléobr. Ostéodermes. Ostracion, tétraodon, ovoïde, diodon, sphéroïde, syngnathe. p328

Ordre iie poissons osseux. colonne vertébrale à vertèbres osseuses, non flexibles. un opercule et une membrane au-dessus des branchies. les holobranches. Holobranches apodes. point de nageoires paires inférieures. 8. Holobr. Péroptères. Coecilie, monoptère, leptocéphale, gymnote, trichiure, notoptère, ophisure, aptéronote, régalec. 9. Holobr. Pantoptères. Murène, ammodyte, ophidie, macrognathe, xiphias, anarrhique, coméphore, stromatée, rhombe. Holobranches jugulaires. nageoires paires inférieures situées sous la gorge, au-devant des thoraciques. 10. Holobr. Auchénoptères. Murénoïde, calliomore, uranoscope, vive, gade, batracoïde, p329

bleunie, oligopode, kurte, chrysostrome. Holobranches thoraciques. nageoires paires inférieures situées sous les pectorales. 11. Holobr. Pétalosomes. Lépidope, cépole, taenioïde, bostrichte, bostrichoïde, gymnètre. 12. Holobr. Plécopodes. Gobie, gobioïde. 13. Holobr. éleuthéropodes. Gobiomore, gobiomoroïde, echéneïde. 14. Holobr. Atractosomes. Scombre, scombéroïde, caranx, trachinote, caranxomore, caesion, caesiomore, scombéromore, gastérostée, centropode, centronote, lépisacanthe, istiophore, pomatome. 15. Holobr. Léiopomes. Hiatule, coris, gomphose, osphronème, trichopode, monodactyle, p330

plectorhinque, pogonias, labre, cheiline, cheilodiptère, ophicéphale, hologymnose, spare, diptérodon, cheilion, mulet. 16. Holobr. Ostéostomes. Scare, ostorhinque, leiognathe. 17. Holobr. Lophionotes. Coryphène, hémiptéronote, coryphénoïde, taenianote, centrolophe, chevalier. 18. Holobr. Céphalotes. Gobiésoce, aspidophore, aspidophoroïde, cotte, scorpène. 19. Holobr. Dactylés. Dactyloptère, prionote, trigle, péristédion. 20. Holobr. Hétérosomes. Pleuronecte, achire. 21. Holobr. Acanthopomes. Lutjan, centropome, bodian, taenionote, sciène, microptère, holocentre, persèque. p331

22. Holobr. Leptosomes. Chétodon, acanthinion, chétodiptère, pomacentre, pomadasys, pomacanthe, holacanthe, enoplose, glyphisodon, acanthure, aspisure, acanthopode, sélène, argyréiose, zée, gal, chrysostose, caprose. Holobranches abdominaux. nageoires paires inférieures placées un peu au devant de l’ anus. 23. Holobr. Siphonostomes. Fistulaire, aulostome, solénostome. 24. Holobr. Cylindrosomes. Cobite, misgurne, anableps, fondule, colubrine, amie, butyrin, triptéronote, ompolk. 25. Holobr. Oplophores. Silure, macroptéronote, malaptérure, pimélode, doras, pogonate, cataphracte, plotose, p332

agénéiose, macroramphose, centranodon, loricaire, hypostome, corydoras, tachysure. 26. Holobr. Dimérèdes. Cirrhite, cheilodactyle, polynème, polydactyle. 27. Holobr. Lépidomes. Muge, mugiloïde, chanos, mugilomore. 28. Holobr. Gymnopomes. Argentine, athérine, hydrargyre, stoléphore, buro, clupée, myste, clupanodon, serpe, méné, dorsuaire, xystère, cyprin. 29. Holobr. Dermoptères. Salmone, osmère, corrégone, characin, serrasalme. 30. Holobr. Siagonotes. Elope, mégalope, esoce, synodon, sphyrène, lépisostée, polyptère, scombrésoce. p333

un opercule au-dessus des branchies, mais point de membrane. les sternoptiges. 31... sternoptyx. point d’ opercule au-dessus des branchies, mais une membrane. les cryptobranches. 32... mormyre, stéléphore. point d’ opercule ni de membrane au-dessus des branchies ; point de nageoires paires inférieures. les ophichtes. 33... unibranche aperture, sphagébranche, murénophis, gymnomurène. remarque. le squelette ayant commencé à se former dans les poissons, ceux qu'on nomme cartilagineux sont probablement les poissons les moins perfectionnés, et conséquemment le plus imparfait de tous doit être le gastérobranche que Linné, sous le nom de myxine, avoit regardé comme un ver. Ainsi, dans l'ordre que nous suivons, le genre gastérobranche doit être le premier des poissons, parce qu'il est le moins perfectionné. p334

Les reptiles. (classe xiie du règne animal.) animaux ovipares, vertébrés et à sang froid ; respirant incomplétement par un poumon, au moins dans leur dernier âge ; et ayant la peau lisse ou recouverte, soit d'écailles, soit d'un test osseux. observations. des progrès dans le perfectionnement de l'organisation sont très-remarquables dans les reptiles, si l'on compare ces animaux aux poissons ; car c'est chez eux que l'on trouve, pour la première fois, le poumon, que l'on sait être l'organe respiratoire le plus parfait, puisque c'est le même que celui de l'homme ; mais il n'y est encore qu'ébauché, et même plusieurs reptiles n'en jouissent pas dans leur premier âge : à la vérité, ils ne respirent qu'incomplétement ; car il n'y a qu'une partie du sang envoyé aux parties qui passe par le poumon. C'est aussi chez eux qu'on voit, pour la première fois, d'une manière distincte, les quatre membres qui font partie du plan des animaux vertébrés, et qui sont des appendices ou des dépendances du squelette. p335

Ordre ier reptiles batraciens. le coeur à oreillette unique ; la peau nue ; deux ou quatre pates ; des branchies dans le premier âge ; point d’ accouplement. les urodèles. Sirène, protée, triton, salamandre. Les anoures. Rainette, grenouille, pipa, crapaud. Ordre iie reptiles ophidiens (ou serpens.) le coeur à oreillette unique ; le corps allongé, étroit et sans pates ni nageoires ; point de paupières. les homodermes. Cécilie, amphisbène, acrochorde, ophisaure, orvet, hydrophide. Les hétérodermes. Crotale, scytale, boa, erpeton, erix, vipère, couleuvre, plature. p336

Ordre iiie reptiles sauriens. le coeur à oreillette double ; le corps écailleux et muni de quatre pates ; des ongles aux doigts ; des dents aux mâchoires. les téréticaudes. Chalcides, scinque, gecko, analis, dragon, agame, lézard, iguane, stellion, caméléon. Les planicaudes. Uroplate, tupinambis, basilic, lophyre, dragone, crocodile. Ordre ive reptiles chéloniens. le coeur à oreillette double ; le corps muni d’ une carapace et de quatre pates ; mâchoires sans dents. chélonée, chélys, emyde, tortue. Vie degré d'organisation. Des nerfs aboutissant à une moelle épinière et à un cerveau qui remplit la cavité du crâne ; le coeur à deux ventricules et le sang chaud. (les oiseaux et les mammifères.) p337

les oiseaux. (classe xiiie du règne animal.) animaux ovipares, vertébrés, et à sang chaud ; respiration complète par des poumons adhérens et percés ; quatre membres articulés, dont deux sont conformés aux ailes ; des plumes sur la peau. observations. assurément les oiseaux ont l'organisation plus perfectionnée que les reptiles et que tous les animaux des classes précédentes, puisqu'ils ont le sang chaud, le coeur à deux ventricules, et que leur cerveau remplit la cavité du crâne, caractères qu'ils ne partagent qu'avec les animaux les plus parfaits qui composent la dernière classe. Cependant les oiseaux ne forment évidemment que l'avant-dernier échelon de l'échelle animale ; car ils sont moins parfaits que les mammifères, puisqu'ils sont encore ovipares, qu'ils manquent de mamelles, qu'ils sont dépourvus de diaphragme, de vessie, etc., et qu'ils ont des facultés moins nombreuses. Dans le tableau qui suit, on peut remarquer que les quatre premiers ordres embrassent les oiseaux dont les petits ne peuvent ni marcher, ni se nourrir dès qu'ils sont éclos ; et qu'au p338

contraire, les trois derniers comprennent les oiseaux dont les petits marchent et se nourrissent eux-mêmes, dès qu'ils sont sortis de l'oeuf ; enfin, le septième ordre, celui des palmipèdes, me paroît offrir les oiseaux qui se rapprochent le plus par leurs rapports des premiers animaux de la classe suivante. Ordre ier les grimpeurs. deux doigts en avant, et deux en arrière. grimp. Lévirostres. Perroquet, cacatoës, ara, barbu, touraco, couroucou, musophage, toucan. Grimp. Cunéirostres. Pic, torcol, jacamar, ani, coucou. Ordre iie les rapaces. un seul doigt en arrière ; doigts antérieurs entièrement libres ; bec et ongles crochus. rap. Nocturnes. Chouette, duc, surnie. p339

Rap. Nudicolles. Sarcoramphe, vautour. Rap. Plumicolles. Griffon, messager, aigle, buse, autour, faucon. Ordre iiie les passereaux. un seul doigt derrière ; les deux externes de devant réunis ; les tarses médiocres en hauteur. pass. Crénirostres. Tangara, pie-grièche, gobe-mouche, cotinga, merle. Pass. Dentirostres. Calao, momot, phytotome. Pass. Plénirostres. Mainate, paradisier, rollier, corbeau, pie. Pass. Conirostres. Pique-boeuf, glaucope, troupiale, cacique, etourneau, bec-croisé, loxie, coliou, moineau, bruant. p340

Pass. Subulirostres. Manakin, mésange, alouette, bec-fin. Pass. Planirostres. Martinet, hirondelle, engoulevent. Pass. Ténuirostres. Alcyon, todier, sittelle, orthorinque, guêpier, colibri, grimpereau, huppe. Ordre ive les colombins. bec mou, flexible, aplati à la base ; narines couvertes d’ une peau molle ; ailes propres au vol ; couvée de deux oeufs. pigeon. Ordre ve les gallinacés. bec solide, corné, arrondi à la base ; couvée de plus de deux oeufs. gall. Alectrides. Outarde, paon, tétras, faisan, pintade, hocco, guan, dindon. Gall. Brachyptères. Dronte, casoar, touyou, autruche. p341

Ordre vie les échassiers. tarses très-longs, dénués de plumes jusqu’ à la jambe ; doigts externes réunis à leur base. (oiseaux de rivage.) éch. Pressirostres. Jacana, râle, huîtrier, gallinule, foulque. éch. Cultrirostres. Bec-ouvert, héron, cigogne, grue, jabiru, tantale. éch. Térétirostres. Avocette, courlis, bécasse, vanneau, pluvier. éch. Latirostres. Savacou, spatule, phénicoptère. Ordre viie. Les palmipèdes. doigts réunis par de larges membranes ; tarses peu élevés. (oiseaux aquatiques, nageurs.) palm. Pennipèdes. Anhinga, phaéton, fou, frégate, cormoran, pélican. p342

Palm. Serrirostres. Harle, canard, flammant. Palm. Longipennes. Mauve, albatros, pétrel, avocette, sterne, rhincope. Palm. Brévipennes. Grèbe, guillemot, alque, pingoin, manchot. Les monotrèmes, geoff. Animaux intermédiaires entre les oiseaux et les mammifères. Ces animaux sont quadrupèdes, sans mamelles, sans dents enchâssées, sans lèvres, et n'ont qu'un orifice pour les organes génitaux, les excrémens et les urines ; leur corps est couvert de poils ou de piquans. Les ornithorinques, les échidnées. p343

Les mammifères. (classe xive du règne animal.) animaux vivipares et à mamelles ; quatre membres articulés, ou seulement deux ; respiration complète par des poumons non percés à l'extérieur ; du poil sur quelques parties du corps. observations. dans l'ordre de la nature, qui procède évidemment du plus simple vers le plus composé dans ses opérations sur les corps vivans, les mammifères constituent nécessairement la dernière classe du règne animal. Cette classe, effectivement, comprend les animaux les plus parfaits, ceux qui ont le plus de facultés, ceux qui ont le plus d'intelligence, enfin, ceux dont l'organisation est la plus composée. Ces animaux, dont l'organisation approche le plus de celle de l'homme, offrent, par cette raison, une réunion de sens et de facultés plus parfaite que tous les autres. Ils sont les seuls qui soient vraiment vivipares, et qui aient des mamelles pour allaiter leurs petits. Ainsi, les mammifères présentent la complication la plus grande de l'organisation animale, et le terme du perfectionnement et du nombre p344

des facultés qu'à l'aide de cette organisation la nature ait pu donner à des corps vivans. Ils doivent donc terminer l'immense série des animaux qui existent. Tableau des mammifères. Ordre ier mammifères exongulés. deux membres seulement : ils sont antérieurs, courts, aplatis, propres à nager, et n’ offrent ni ongles, ni cornes. les cétacés. Baleine, baleinoptère, physale, cachalot, physétère, narval, anarnak, delphinaptère, dauphin, hypérodon. Ordre iie mammifères amphibies. quatre membres : les deux antérieurs courts, en nageoires, à doigts onguiculés ; les postérieurs dirigés en arrière, ou réunis avec l’ extrémité du corps, qui est en queue de poisson. phoque, morse, dugong, lamantin. observation. cet ordre n'est placé ici que sous le rapport de la forme générale des animaux qu'il comprend. p345

Ordre iiie mammifères ongulés. quatre membres qui ne sont propres qu’ à marcher : leurs doigts sont enveloppés entièrement à leur extrémité par une corne qu’ on nomme sabot. les solipèdes. Cheval. Les ruminans ou bisulces. Boeuf, antilope, chèvre, brebis, cerf, giraffe, chameau, chèvrotain. Les pachidermes. Rhinocéros, daman, tapir, cochon, éléphant, hippopotame. Ordre ive mammifères onguiculés. quatre membres : des ongles aplatis ou pointus à l’ extrémité de leurs doigts, et qui ne les enveloppent point. les tardigrades. Paresseux. Les édentés. Fourmiller, pangolin, oryctérope, tatou. Les rongeurs. Kangurou. p346

Lièvre, coendou, porc-épic, aye-aye, phascolome, hydromys, castor, cabiai, aspalax, écureuil, loir, hamster, marmotte, campagnol, ondatra, rat. Les pédimanes. Sarigue, péramèle, dasyure, wombat, coescoës, phalanger. Les plantigrades. Taupe, musaraigne, ours, kinkajou, blaireau, coati, hérisson, tenrec. Les digitigrades. Loutre, mangouste, moufette, marte, chat, civette, hyène, chien. Les chiroptères. Galéopithèque, rhinolophe, phyllostome, noctilion, chauve-souris, roussette. Les quadrumanes. Galago, tarsier, lori, maki, p347

indri, guenon, babouin, sapajou, alouate, magot, pongo, orang. remarque. selon l'ordre que je viens de présenter, la famille des quadrumanes comprend donc les plus parfaits des animaux connus, surtout les derniers genres de cette famille ; et en effet, le genre orang (pithecus) termine l'ordre entier, comme la monade le commence. Quelle différence, relativement à l'organisation et aux facultés, entre les animaux de ces deux genres ! Les naturalistes qui ont considéré l'homme seulement sous le rapport de l'organisation, en ont formé avec ses six variétés connues, un genre particulier, constituant lui seul une famille à part, qu'ils ont caractérisée de la manière suivante. p348

Les bimanes. mammifères à membres séparés, onguiculés ; à trois sortes de dents, et à pouces opposables aux mains seulement. l'homme. Variétés : le caucasique, l'hyperboréen, le mongol, l'américain, le malais, l'éthiopien ou nègre. On a donné à cette famille le nom de bimanes, parce qu'en effet les mains seules de l'homme offrent un pouce séparé et comme opposé aux doigts ; tandis que dans les quadrumanes, les mains et les pieds présentent, à l'égard du pouce, le même caractère. p349

quelques observations relatives à l’ homme. si l'homme n'étoit distingué des animaux que relativement à son organisation, il seroit aisé de montrer que les caractères d'organisation dont on se sert pour en former, avec ses variétés, une famille à part, sont tous le produit d'anciens changemens dans ses actions, et des habitudes qu'il a prises et qui sont devenues particulières aux individus de son espèce. Effectivement, si une race quelconque de quadrumanes, surtout la plus perfectionnée d'entre elles, perdoit, par la nécessité des circonstances, ou par quelqu'autre cause, l'habitude de grimper sur les arbres, et d'en empoigner les branches avec les pieds, comme avec les mains, pour s'y accrocher ; et si les individus de cette race, pendant une suite de générations, étoient forcés de ne se servir de leurs pieds que pour marcher, et cessoient d'employer leurs mains comme des pieds ; il n'est pas douteux, d'après les observations exposées dans le chapitre précédent, que ces quadrumanes ne fussent à la fin transformés en bimanes, et que les pouces de leurs pieds ne cessassent d'être écartés des doigts, ces pieds ne leur servant plus qu'à marcher. En outre, si les individus dont je parle, mus p350

par le besoin de dominer, et de voir à la fois au loin et au large, s'efforçoient de se tenir debout, et en prenoient constamment l'habitude de génération en génération ; il n'est pas douteux encore que leurs pieds ne prissent insensiblement une conformation propre à les tenir dans une attitude redressée, que leurs jambes n'acquissent des mollets, et que ces animaux ne pussent alors marcher que péniblement sur les pieds et les mains à la fois. Enfin, si ces mêmes individus cessoient d'employer leurs mâchoires comme des armes pour mordre, déchirer ou saisir, ou comme des tenailles pour couper l'herbe et s'en nourrir, et qu'ils ne les fissent servir qu'à la mastication ; il n'est pas douteux encore que leur angle facial ne devînt plus ouvert, que leur museau ne se raccourcît de plus en plus, et qu'à la fin étant entièrement effacé, ils n'eussent leurs dents incisives verticales. Que l'on suppose maintenant qu'une race de quadrumanes, comme la plus perfectionnée, ayant acquis, par des habitudes constantes dans tous ses individus, la conformation que je viens de citer, et la faculté de se tenir et de marcher debout, et qu'ensuite elle soit parvenue à dominer les autres races d'animaux ; alors on concevra : 1) que cette race plus perfectionnée dans ses p351

facultés, étant par-là venue à bout de maîtriser les autres, se sera emparée à la surface du globe de tous les lieux qui lui conviennent ; 2) qu'elle en aura chassé les autres races éminentes, et dans le cas de lui disputer les biens de la terre, et qu'elle les aura contraintes de se réfugier dans les lieux qu'elle n'occupe pas ; 3) que nuisant à la grande multiplication des races qui l'avoisinent par leurs rapports, et les tenant reléguées dans des bois ou autres lieux déserts, elle aura arrêté les progrès du perfectionnement de leurs facultés, tandis qu'elle-même, maîtresse de se répandre partout, de s'y multiplier sans obstacle de la part des autres, et d'y vivre par troupes nombreuses, se sera successivement créé des besoins nouveaux qui auront excité son industrie et perfectionné graduellement ses moyens et ses facultés ; 4) qu'enfin, cette race prééminente ayant acquis une suprématie absolue sur toutes les autres, elle sera parvenue à mettre entre elle et les animaux les plus perfectionnés, une différence, et, en quelque sorte, une distance considérable. Ainsi, la race de quadrumanes la plus perfectionnée aura pu devenir dominante ; changer ses habitudes par suite de l'empire absolu qu'elle aura pris sur les autres et de ses nouveaux besoins ; p352

en acquérir progressivement des modifications dans son organisation et des facultés nouvelles et nombreuses ; borner les plus perfectionnées des autres races à l'état où elles sont parvenues ; et amener entre elle et ces dernières des distinctions très-remarquables. L'orang d'Angola est le plus perfectionné des animaux : il l'est beaucoup plus que l'orang des Indes, que l'on a nommé orang-outang ; et, néanmoins, sous le rapport de l'organisation, ils sont, l'un et l'autre, fort inférieurs à l'homme en facultés corporelles et d'intelligence. Ces animaux se tiennent debout dans bien des occasions ; mais comme ils n'ont point de cette attitude une habitude soutenue, leur organisation n'en a pas été suffisamment modifiée ; en sorte que la station pour eux est un état de gêne fort incommode. On sait, par les relations des voyageurs, surtout à l'égard de l'orang des Indes, ue lorsqu'un danger pressant l'oblige à fuir, il retombe aussitôt sur ses quatre pates. Cela décèle, nous dit-on, la véritable origine de cet animal, puisqu'il est forcé p353

de quitter cette contenance étrangère qui en imposoit. Sans doute cette contenance lui est étrangère, puisque, dans ses déplacemens, il en fait moins d'usage, ce qui fait que son organisation y est moins appropriée ; mais pour être devenue plus facile à l'homme, la station lui est-elle donc tout-à-fait naturelle ? Pour l'homme qui, par ses habitudes maintenues dans les individus de son espèce depuis une grande suite de générations, ne peut que se tenir debout dans ses déplacemens, cette attitude n'en est pas moins pour lui un état fatigant, dans lequel il ne sauroit se maintenir que pendant un temps borné et à l'aide de la contraction de plusieurs de ses muscles. Si la colonne vertébrale du corps humain formoit l'axe de ce corps, et soutenoit la tête en équilibre, ainsi que les autres parties, l'homme debout pourroit s'y trouver dans un état de repos. Or, qui ne sait qu'il n'en est pas ainsi ; que la tête ne s'articule point à son centre de gravité ; que la poitrine et le ventre, ainsi que les viscères que ces cavités renferment, pèsent presqu'entièrement sur la partie antérieure de la colonne vertébrale ; que celle-ci repose sur une base oblique, etc. ? Aussi, comme l'observe M Richerand, est-il nécessaire que dans la station, p354

une puissance active veille sans cesse à prévenir les chutes dans lesquelles le poids et la disposition des parties tendent à entraîner le corps. Après avoir développé les considérations relatives à la station de l'homme, le même savant s'exprime ainsi : " le poids relatif de la tête, des viscères thoraciques et abdominaux, tend donc à entraîner en avant la ligne, suivant laquelle toutes les parties du corps pèsent sur le plan qui le soutient... etc. " cette disposition des parties qui fait que la station de l'homme est un état d'action, et par suite fatigant, au lieu d'être un état de repos, déceleroit donc aussi en lui une origine analogue à celle des autres mammifères, si son organisation étoit prise seule en considération. p355

Maintenant pour suivre, dans tous ses points, la supposition présentée dès le commencement de ces observations, il convient d'y ajouter les considérations suivantes. Les individus de la race dominante dont il a été question, s'étant emparés de tous les lieux d'habitation qui leur furent commodes, et ayant considérablement multiplié leurs besoins à mesure que les sociétés qu'ils y formoient devenoient plus nombreuses, ont dû pareillement multiplier leurs idées, et par suite ressentir le besoin de les communiquer à leurs semblables. On conçoit qu'il en sera résulté pour eux la nécessité d'augmenter et de varier en même proportion les signes propres à la communication de ces idées. Il est donc évident que les individus de cette race auront dû faire des efforts continuels, et employer tous leurs moyens dans ces efforts, pour créer, multiplier et varier suffisamment les signes que leurs idées et leurs besoins nombreux rendoient nécessaires. Il n'en est pas ainsi des autres animaux ; car, quoique les plus parfaits d'entre eux, tels que les quadrumanes, vivent, la plupart, par troupes ; depuis l'éminente suprématie de la race citée, ils sont restés sans progrès dans le perfectionnement de leurs facultés, étant pourchassés de toutes parts et relégués dans des lieux sauvages, déserts, p356

rarement spacieux, et où, misérables et inquiets, ils sont sans cesse contraints de fuir et de se cacher. Dans cette situation, ces animaux ne se forment plus de nouveaux besoins ; n'acquièrent plus d'idées nouvelles ; n'en ont qu'un petit nombre, et toujours les mêmes qui les occupent ; et parmi ces idées, il y en a très-peu qu'ils aient besoin de communiquer aux autres individus de leur espèce. Il ne leur faut donc que très-peu de signes différens pour se faire entendre de leurs semblables ; aussi quelques mouvemens du corps ou de certaines de ses parties, quelques sifflemens et quelques cris variés par de simples inflexions de voix leur suffisent. Au contraire, les individus de la race dominante, déjà mentionnée, ayant eu besoin de multiplier les signes pour communiquer rapidement leurs idées devenues de plus en plus nombreuses, et ne pouvant plus se contenter, ni des signes pantomimiques, ni des inflexions possibles de leur voix, pour représenter cette multitude de signes devenus nécessaires, seront parvenus, par différens efforts, à former des sons articulés : d'abord ils n'en auront employé qu'un petit nombre, conjointement avec des inflexions de leur voix ; par la suite, ils les auront multipliés, variés et perfectionnés, selon l'accroissement de leurs besoins, et selon qu'ils se seront plus exercés p357

à les produire. En effet, l'exercice habituel de leur gosier, de leur langue et de leurs lèvres pour articuler des sons, aura éminemment développé en eux cette faculté. De là, pour cette race particulière, l'origine de l'admirable faculté de parler ; et comme l'éloignement des lieux où les individus qui la composent se seront répandus favorise la corruption des signes convenus pour rendre chaque idée, de là l'origine des langues, qui se seront diversifiées partout. Ainsi, à cet égard, les besoins seuls auront tout fait : ils auront fait naître les efforts ; et les organes propres aux articulations des sons se seront développés par leur emploi habituel. Telles seroient les réflexions que l'on pourroit faire si l'homme, considéré ici comme la race prééminente en question, n'étoit distingué des animaux que par les caractères de son organisation et si son origine n'étoit pas différente de la leur. Fin de la première partie. 2E PARTIE INTRODUCTION T 1

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La nature, ce mot si souvent prononcé comme s'il s'agissoit d'un être particulier, ne doit être à nos yeux que l'ensemble d’ objets qui comprend : 1) tous les corps physiques qui existent ; 2) les lois générales et particulières qui régissent les changemens d'état et de situation que ces corps peuvent éprouver ; 3) enfin, le mouvement diversement répandu parmi eux, perpétuellement entretenu ou renaissant dans sa source, infiniment p360

varié dans ses produits, et d'où résulte l'ordre admirable de choses que cet ensemble nous présente. Tous les corps physiques quelconques, soit solides, soit fluides, soit liquides, soit gazeux, sont doués chacun de qualités et de facultés qui leur sont propres ; mais par les suites du mouvement répandu parmi eux, ces corps sont assujettis à des relations et des mutations diverses dans leur état et leur situation ; à contracter, les uns avec les autres, différentes sortes d'union, de combinaison ou d'agrégation ; à éprouver ensuite des changemens infiniment variés, tels que des désunions complètes ou incomplètes avec leurs autres composans, des séparations d'avec leurs agrégés, etc. ; ainsi ces corps acquièrent à mesure d'autres qualités et d'autres facultés qui sont alors relatives à l'état où chacun d'eux se trouve. Par une suite encore de la disposition ou de la situation de ces mêmes corps, de leur état particulier dans chaque portion de la durée des temps, des facultés que chacun d'eux possède, des lois de tous les ordres qui régissent leurs changemens et leurs influences, enfin du mouvement qui ne leur permet aucun repos absolu, il règne continuellement dans tout ce qui constitue la nature, une activité puissante, une p361

succession de mouvemens et de mutations de tous les genres, qu'aucune cause ne sauroit suspendre ni anéantir, si ce n'est celle qui a fait tout exister. Regarder la nature comme éternelle, et conséquemment comme ayant existé de tout temps, c'est pour moi une idée abstraite, sans base, sans limite, sans vraisemblance, et dont ma raison ne sauroit se contenter. Ne pouvant rien savoir de positif à cet égard, et n'ayant aucun moyen de raisonner sur ce sujet, j'aime mieux penser que la nature entière n'est qu'un effet : dès lors je suppose, et me plais à admettre, une cause première, en un mot, une puissance suprême qui a donné l'existence à la nature, et qui l'a faite en totalité ce qu'elle est. Ainsi, comme naturaliste et comme physicien, je ne dois m'occuper, dans mes études de la nature, que des corps que nous connoissons ou qui ont été observés ; que des qualités et des propriétés de ces corps ; que des relations qu'ils peuvent avoir les uns avec les autres dans différentes circonstances ; enfin, que des suites de ces relations et des mouvemens divers répandus et continuellement entretenus parmi eux. Par cette voie, la seule qui soit à notre disposition, il devient possible d'entrevoir les causes de cette multitude de phénomènes que nous offre la nature dans ses diverses parties, et de parvenir p362

même à apercevoir celles des phénomènes admirables que les corps vivans nous présentent, celles, en un mot, qui font exister la vie dans les corps qui en sont doués. Ce sont, sans doute, des objets bien importans, que ceux de rechercher en quoi consiste ce qu'on nomme la vie dans un corps ; quelles sont les conditions essentielles de l'organisation pour que la vie puisse exister ; quelle est la source de cette force singulière qui donne lieu aux mouvemens vitaux tant que l'état de l'organisation le permet ; enfin, comment les différens phénomènes qui résultent de la présence et de la durée de la vie dans un corps peuvent s'opérer, et donner à ce corps les facultés qu'on y observe ; mais aussi, de tous les problèmes que l'on puisse se proposer, ce sont, sans contredit, ceux qui sont les plus difficiles à résoudre. Il étoit, ce me semble, beaucoup plus aisé de déterminer le cours des astres observés dans l'espace, et de reconnoître les distances, les grosseurs, les masses et les mouvemens des planètes qui appartiennent au système de notre soleil, que de résoudre le problème relatif à la source de la vie dans les corps qui en sont doués, et, conséquemment, à l'origine ainsi qu'à la production des différens corps vivans qui existent. p363

Quelque difficile que soit ce grand sujet de recherches, les difficultés qu'il nous présente ne sont point insurmontables ; car il n'est question, dans tout ceci, que de phénomènes purement physiques. or, il est évident que les phénomènes dont il s'agit ne sont, d'une part, que les résultats directs des relations de différens corps entre eux, et que les suites d'un ordre et d'un état de choses qui, dans certains d'entre eux, donnent lieu à ces relations ; et de l'autre part, qu'ils résultent de mouvemens excités dans les parties de ces corps, par une force dont il est possible d'apercevoir la source. Ces premiers résultats de nos recherches offrent, sans doute, un bien grand intérêt, et nous donnent l'espoir d'en obtenir d'autres qui ne seront pas moins importans. Mais quelque fondement qu'ils puissent avoir peut-être seront-ils long-temps encore sans obtenir l'attention qu'ils méritent ; parce qu'ils ont à lutter contre une prévention des plus anciennes, qu'ils doivent détruire des préjugés invétérés, et qu'ils offrent un champ de considérations nouvelles, fort différentes de celles que l'on envisage habituellement. Ce sont apparemment des considérations semblables qui ont fait dire à Condillac, que " la raison a bien peu de force, et que ses progrès sont bien lents, lorsqu'elle a à détruire des erreurs p364

dont personne n'a pu s'exempter. " c'est, sans contredit, une bien grande vérité, que celle qu'a su prouver M Cabanis, par une suite de faits irrécusables, lorsqu'il a dit que le moral et le physique prenoient leur source dans la même base ; et qu'il a fait voir que les opérations qu'on nomme morales, résultent directement, comme celles qu'on appelle physiques, de l'action, soit de certains organes particuliers, soit de l'ensemble du système vivant ; et qu'enfin, tous les phénomènes de l'intelligence et de la volonté prennent leur source dans l'état primitif ou accidentel de l'organisation. Mais pour reconnoître plus aisément tout le fondement de cette grande vérité, il ne faut point se borner à en rechercher les preuves dans l'examen des phénomènes de l'organisation très-compliquée de l'homme et des animaux les plus parfaits ; on les obtiendra plus facilement encore, en considérant les divers progrès de la composition de l'organisation, depuis les animaux les plus imparfaits jusqu'à ceux dont l'organisation présente la complication la plus considérable ; car alors ces progrès montreront successivement l'origine de chaque faculté animale, les causes et les développemens de ces facultés, et l'on se convaincra de nouveau que ces deux p365

grandes modifications de notre existence, qu'on nomme le physique et le moral, et qui offrent deux ordres de phénomènes si séparés en apparence, ont leur base commune dans l'organisation. Les choses étant ainsi, nous devons rechercher, dans la plus simple de toutes les organisations, en quoi consiste réellement la vie, quelles sont les conditions essentielles à son existence, et dans quelle source elle puise la force particulière qui excite les mouvemens qu'on nomme vitaux. ce n'est, effectivement, que d'après l'examen de l'organisation la plus simple que l'on peut savoir ce qui est véritablement essentiel à l'existence de la vie dans un corps ; car dans une organisation compliquée, chacun des principaux organes intérieurs s'y trouve nécessaire à la conservation de la vie, à cause de son étroite connexion avec toutes les autres parties du système, et parce que ce système est formé sur un plan qui exige ces organes ; mais il ne s'ensuit pas que ces mêmes organes soient essentiels à l'existence de la vie dans tout corps vivant quelconque. Cette considération est très-importante, lorsque l'on recherche ce qui est réellement essentiel pour constituer la vie ; et elle empêche qu'on n'attribue inconsidérément à aucun organe spécial p366

une existence indispensable pour que la vie puisse avoir lieu. Le propre des mouvemens vitaux est de se former et de s'entretenir par excitation, et non par communication. Ces mouvemens seroient les seuls dans la nature qui fussent dans ce cas, s'ils n'avoisinoient fortement ceux de la fermentation ; cependant ils en diffèrent, en ce qu'ils peuvent être maintenus à peu près les mêmes pendant une durée limitée, et qu'ils accroissent, et ensuite maintiennent, pendant un certain temps, le corps dans lequel ils s'exécutent ; tandis que ceux de la fermentation détruisent, sans réparation, le corps qui s'y trouve assujetti, et s'accroissent jusqu'au terme qui les anéantit. Puisque les mouvemens vitaux ne sont jamais communiqués, mais sont toujours excités ; il faut rechercher quelle est la cause qui les excite, c'est-à-dire, dans quelle source les corps vivans puisent la force particulière qui les anime. Assurément, quelque soit l'état d'organisation d'un corps, et quelque soit celui de ses fluides essentiels, la vie active ne sauroit exister dans ce corps sans une cause particulière capable d'y exciter les mouvemens vitaux. Quelque hypothèse que l'on imagine à cet égard, il faudra toujours en revenir à reconnoître la nécessité de cette p367

cause particulière, pour que la vie puisse exister activement. Or, il n'est plus possible d'en douter ; cette cause qui anime les corps qui jouissent de la vie se trouve dans les milieux qui environnent ces corps, y varie dans son intensité, selon les lieux, les saisons et les climats de la terre, et elle n'est nullement dépendante des corps qu'elle vivifie ; elle précède leur existence et subsiste après leur destruction ; enfin, elle excite en eux les mouvemens de la vie, tant que l'état des parties de ces corps le lui permet, et elle cesse de les animer lorsque cet état s'oppose à l'exécution des mouvemens qu'elle excitoit. Dans les animaux les plus parfaits, cette cause excitatrice de la vie se développe en eux-mêmes et suffit, jusqu'à un certain point, pour les animer ; cependant elle a encore besoin du concours de celle que fournissent les milieux environnans. Mais dans les autres animaux et dans tous les végétaux, elle leur est tout-à-fait étrangère ; en sorte que les milieux ambians peuvent seuls la leur procurer. Lorsque ces objets intéressans seront reconnus et déterminés, nous examinerons comment se sont formés les premiers traits de l'organisation, comment les générations directes peuvent avoir lieu, et dans quelle partie de chaque série des corps vivans la nature en a pu opérer. p368

En effet, pour que les corps qui jouissent de la vie soient réellement des productions de la nature, il faut qu'elle ait eu, et qu'elle ait encore la faculté de produire directement certains d'entre eux, afin que, les ayant munis de celle de s'accroître, de se multiplier, de composer de plus en plus leur organisation, et de se diversifier avec le temps et selon les circonstances, tous ceux que nous observons maintenant soient véritablement les produits de sa puissance et de ses moyens. Ainsi, après avoir reconnu la nécessité de ces créations directes, il faut rechercher quels peuvent être les corps vivans que la nature peut produire directement, et les distinguer de ceux qui ne reçoivent qu'indirectement l'existence qu'ils tiennent d'elle. Assurément, le lion, l'aigle, le papillon, le chêne, le rosier ne reçoivent pas directement de la nature l'existence dont ils jouissent ; ils la reçoivent, comme on le sait, d'individus semblables à eux qui la leur communiquent par la voie de la génération ; et l'on peut assurer que si l'espèce entière du lion ou celle du chêne venoit à être détruite dans les parties du globe où les individus qui la composent se trouvent répandus, les facultés réunies de la nature n'auroient de long-temps le pouvoir de la faire exister de nouveau. p369

Je me propose donc de montrer, à cet égard, quel est le mode que paroît employer la nature pour former, dans les lieux et les circonstances favorables, les corps vivans les plus simplement organisés, et conséquemment les animaux les plus imparfaits ; comment ces animaux si frêles, et qui ne sont, en quelque sorte, que des ébauches de l'animalité directement produites par la nature, se sont développés, multipliés et diversifiés ; comment, enfin, après une suite infinie de régénérations, l'organisation de ces corps a fait des progrès dans sa composition, et étendu, de plus en plus, dans les races nombreuses qui en sont résultées, les facultés animales. On verra que chaque progrès acquis dans la composition de l'organisation et dans les facultés qui en ont été les suites, a été conservé et transmis à d'autres individus par la voie de la reproduction, et que par cette marche, soutenue pendant une multitude de siècles, la nature est parvenue à former successivement tous les corps vivans qui existent. On verra, en outre, que toutes les facultés, sans exception, sont complétement physiques, c'est-à-dire, que chacune d'elles résulte essentiellement d'actes de l'organisation ; en sorte qu'il sera facile de montrer comment de l'instinct le plus borné, dont la source peut être aisément p370

aperçue, la nature a pu parvenir à créer les facultés de l'intelligence, depuis celles qui sont les plus obscures, jusqu'à celles qui sont plus développées. Ce n'est point un traité de physiologie que l'on doit s'attendre à trouver ici : le public possède d'excellens ouvrages en ce genre, sur lesquels je n'ai que peu de redressemens à proposer. Mais je dois rassembler, à cet égard, des faits généraux et des vérités fondamentales bien reconnues, parce que j'aperçois qu'il jaillit de leur réunion des traits de lumière qui ont échappé à ceux qui se sont occupés des détails de ces objets, et que ces traits de lumière nous montrent, avec évidence, ce que sont réellement les corps doués de la vie, pourquoi et comment ils existent, de quelle manière ils se développent et se reproduisent ; enfin, par quelles voies les facultés qu'on observe en eux ont été obtenues, transmises et conservées dans les individus de chaque espèce. Si l'on veut saisir l'enchaînement des causes physiques qui ont donné l'existence aux corps vivans, tels que nous les voyons, il faut nécessairement avoir égard au principe que j'exprime dans la proposition suivante : c'est à l'influence des mouvemens de divers fluides sur les matières plus ou moins solides de notre globe, qu'il faut attribuer la formation, p371

la conservation temporaire, et la reproduction de tous les corps vivans qu'on observe à sa surface, ainsi que toutes les mutations que les débris de ces corps ne cessent de subir. Que l'on néglige cette importante considération, tout rentre dès lors, pour l'intelligence humaine, dans une confusion inextricable ; la cause générale des faits et des objets observés ne peut plus être aperçue ; et, à cet égard, nos connoissances restant sans valeur, sans liaison et sans progrès, l'on continuera de mettre à la place des vérités qu'on eût pu saisir, ces fantômes de notre imagination et ce merveilleux qui plaisent tant à l'esprit humain. Que l'on donne, au contraire, à cette même proposition toute l'attention que son évidence doit lui faire obtenir, alors on verra qu'il en découle naturellement une multitude de lois subordonnées qui rendent raison de tous les faits bien reconnus, relativement à l'existence, à la nature, aux diverses facultés ; enfin, aux mutations des corps vivans et des autres corps plus ou moins composés qui existent. Quant aux mouvemens constans, mais variables, des divers fluides dont je veux parler, il est de toute évidence qu'ils sont continuellement entretenus dans notre globe par l'influence que la lumière du soleil y exerce perpétuellement ; elle p372

en modifie et en déplace sans cesse de grandes portions dans certaines régions de ce globe ; les contraint à une sorte de circulation et à des mouvemens divers ; en sorte qu'elle les met dans le cas de produire tous les phénomènes qu'on observe. Il me suffira de mettre beaucoup d'ordre dans la citation des faits et de leur enchaînement, et dans l'application de ces considérations aux phénomènes observés, pour répandre le jour nécessaire sur le fondement de ce que je viens d'exposer. D'abord, il est indispensable de distinguer les fluides visibles contenus dans les corps vivans, et qui y subissent des mouvemens et des changemens continuels, de certains autres fluides subtils et toujours invisibles qui animent ces corps, et sans lesquels la vie n'existeroit pas en eux. Ensuite, considérant le produit de l'action des fluides invisibles dont je viens de parler, sur les parties solides, fluides et visibles des corps vivans ; il sera aisé de sentir que, relativement à l'organisation de ces différens corps, et à tous les mouvemens qu'on y observe, enfin, à tous les changemens qu'on leur voit éprouver, tout y est entièrement le résultat des mouvemens des différens fluides qui se trouvent dans ces corps ; p373

que les fluides dont il s'agit ont, par leurs mouvemens, organisé ces corps ; qu'ils les ont modifiés de diverses manières ; qu'ils s'y sont modifiés eux-mêmes ; et qu'ils ont produit peu à peu, à leur égard, l'état de choses que l'on y observe maintenant. En effet, si l'on donne une attention suivie aux différens phénomènes que présente l'organisation, et surtout à ceux qui appartiennent aux développemens de cette organisation, principalement dans les animaux les plus imparfaits, l'on sera convaincu : 1) que toute l'opération de la nature pour former ses créations directes, consiste à organiser en tissu cellulaire les petites masses de matière gélatineuse ou mucilagineuse qu'elle trouve à sa disposition et dans des circonstances favorables ; à remplir ces petites masses celluleuses de fluides contenables ; et à les vivifier en mettant ces fluides contenables en mouvement, à l'aide des fluides subtils excitateurs qui y affluent sans cesse des milieux environnans ; 2) que le tissu cellulaire est la gangue dans laquelle toute organisation a été formée, et au milieu de laquelle les différens organes se sont successivement développés, par la voie du mouvement des fluides contenables qui ont graduellement modifié ce tissu cellulaire ; p374

3) qu'effectivement, le propre du mouvement des fluides dans les parties souples des corps vivans qui les contiennent, est de s'y frayer des routes, des lieux de dépôt et des issues ; d'y créer des canaux, et par suite des organes divers ; d'y varier ces canaux et ces organes à raison de la diversité, soit des mouvemens, soit de la nature des fluides qui y donnent lieu et qui s'y modifient ; enfin, d'agrandir, d'allonger, de diviser et de solidifier graduellement ces canaux et ces organes par les matières qui se forment et se séparent sans cesse des fluides essentiels qui y sont en mouvement ; matières dont une partie s'assimile et s'unit aux organes, tandis que l'autre est rejetée au dehors ; 4) qu'enfin, le propre du mouvement organique est, non-seulement de développer l'organisation, d'étendre les parties et de donner lieu à l'accroissement, mais encore de multiplier les organes et les fonctions à remplir. Après avoir exposé ces grandes considérations qui me semblent présenter des vérités incontestables, et cependant jusqu'à ce jour inaperçues, j'examinerai quelles sont les facultés communes à tous les corps vivans, et conséquemment à tous les animaux ; ensuite je passerai en revue les principales de celles qui sont nécessairement particulières à certains animaux, p375

les autres ne pouvant nullement en être doués. J'ose le dire, c'est un abus très-nuisible à l'avancement de nos connoissances physiologiques, que de supposer inconsidérément que tous les animaux, sans exception, possèdent les mêmes organes et jouissent des mêmes facultés ; comme si la nature étoit forcée d'employer partout les mêmes moyens pour arriver à son but. Dès que, sans s'arrêter à la considération des faits, il n'en coûte que quelques actes de l'imagination pour créer des principes, que ne suppose-t-on de suite que tous les corps vivans possèdent généralement les mêmes organes, et jouissent en conséquence des mêmes facultés ? Un objet que je n'ai pas dû négliger dans cette seconde partie de mon ouvrage, est la considération des résultats immédiats de la vie dans un corps. Or, je puis faire voir que ces résultats donnent lieu à des combinaisons entre des principes qui, sans cette circonstance, ne se fussent jamais unis ensemble. Ces combinaisons se surchargent même de plus en plus, à mesure que l'énergie vitale augmente ; en sorte que, dans les animaux les plus parfaits, elles offrent une grande complication et une surcharge considérable dans leurs principes combinés. Ainsi les corps vivans constituent, par le pouvoir de la vie qu'ils possèdent, le principal moyen que la p376

nature emploie pour faire exister une multitude de composés différens qui n'eussent jamais eu lieu sans cette cause remarquable. En vain prétend-on que les corps vivans trouvent dans les substances alimentaires dont ils se nourrissent, les matières toutes formées qui servent à composer leur corps, leurs solides et leurs fluides de toutes les sortes ; ils ne rencontrent dans ces substances alimentaires que les matériaux propres à former les combinaisons que je viens de citer, et non ces combinaisons elles-mêmes. C'est, sans doute, parce qu'on n'a point suffisamment examiné le pouvoir de la vie dans les corps qui en jouissent, et que l'on n'a point aperçu les résultats de ce pouvoir, que l'on a supposé que les corps vivans trouvoient dans les alimens dont ils font usage, les matières toutes préparées qui servent à former leur corps, et que ces matières existoient de tout temps dans la nature. Tels sont les sujets qui composent la seconde partie de cet ouvrage : leur importance mériteroit, sans doute, de grands développemens ; mais je me suis borné à l'exposition succincte de ce qui est nécessaire pour que mes observations puissent être saisies. 2E PARTIE CHAPITRE 1 T 1

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comparaison des corps inorganiques avec les corps vivans, suivie d’ un parallèle entre les animaux et les végétaux. il y a long-temps que j'eus l'idée de comparer entre eux les corps organisés vivans et les corps bruts ou inorganiques ; que je m'aperçus de l'extrême différence qui se trouve entre les uns et les autres ; et que je fus convaincu de la nécessité de considérer l'étendue de cette différence et ses caractères. On étoit alors assez généralement dans l'usage de présenter les trois règnes de la nature sur une même ligne, les distinguant, en quelque sorte, classiquement, et l'on sembloit ne pas s'apercevoir de l'énorme différence qu'il y a entre un corps vivant, et un corps brut et sans vie. Cependant, si l'on veut parvenir à connoître réellement ce qui constitue la vie, en quoi elle consiste, quelles sont les causes et les lois qui donnent lieu à cet admirable phénomène de la nature, et comment la vie elle-même peut être la source de cette multitude de phénomènes p378

étonnans que les corps vivans nous présentent ; il faut, avant tout, considérer très-attentivement les différences qui existent entre les corps inorganiques et les corps vivans ; et pour cela, il faut mettre en parallèle les caractères essentiels de ces deux sortes de corps. caractères des corps inorganiques mis en parallèle avec ceux des corps vivans. 1) tout corps brut ou inorganique n'a l'individualité que dans sa molécule intégrante : les masses, soit solides, soit fluides, soit gazeuses, qu'une réunion de molécules intégrantes peut former, n'ont point de bornes ; et l'étendue, grande ou petite, de ces masses, n'ajoute ni ne retranche rien qui puisse faire varier la nature du corps dont il s'agit ; car cette nature réside en entier dans celle de la molécule intégrante de ce corps. Au contraire, tout corps vivant possède l'individualité dans sa masse et son volume ; et cette individualité, qui est simple dans les uns, et composée dans les autres, n'est jamais restreinte dans les corps vivans à celle de leurs molécules composantes ; 2) un corps inorganique peut offrir une masse véritablement homogène, et il peut aussi en constituer p379

qui soient hétérogènes ; l'agrégation ou la réunion de parties semblables ou de parties dissemblables, pouvant avoir lieu sans que ce corps cesse d'être brut ou inorganique. Il n'y a, à cet égard, aucune nécessité que les masses de ce corps soient plutôt homogènes qu'hétérogènes, ou plutôt hétérogènes qu'homogènes ; elles sont accidentellement telles qu'on les observe. Tous les corps vivans, au contraire, même ceux qui sont les plus simples en organisation, sont nécessairement hétérogènes, c'est-à-dire, composés de parties dissemblables : ils n'ont point de molécules intégrantes, mais ils sont formés de molécules composantes de différente nature ; 3) un corps inorganique peut constituer, soit une masse solide parfaitement sèche, soit une masse tout-à-fait liquide, soit un fluide gazeux. Le contraire a lieu à l'égard de tout corps vivant ; car aucun corps ne peut posséder la vie s'il n'est formé de deux sortes de parties essentiellement coexistantes, les unes solides, mais souples et contenantes, et les autres liquides et contenues, indépendamment des fluides invisibles qui le pénètrent et qui se développent dans son intérieur. Les masses que constituent les corps inorganiques n'ont point de forme qui soit particulière p380

à l'espèce ; car, soit que ces masses aient une forme régulière, comme lorsque ces corps sont cristallisés, soit qu'elles soient irrégulières, leur forme ne s'y trouve pas constamment la même ; il n'y a que leur molécule intégrante qui ait, pour chaque espèce, une forme invariable. Les corps vivans, au contraire, offrent tous, à peu près, dans leur masse, une forme qui est particulière à l'espèce, et qui ne sauroit varier sans donner lieu à une race nouvelle ; 4) les molécules intégrantes d'un corps inorganique sont toutes indépendantes les unes des autres ; car, qu'elles soient réunies en masse, ou solide, ou liquide, ou gazeuse, chacune d'elles existe par elle-même, se trouve constituée par le nombre, les proportions et l'état de combinaison de p381

ses principes, et ne tient ou n'emprunte rien, pour son existence, des molécules semblables ou dissemblables qui l'avoisinent. Au contraire, les molécules composantes d'un corps vivant, et conséquemment toutes les parties de ce corps, sont, relativement à leur état, dépendantes les unes des autres ; parce qu'elles sont toutes assujetties aux influences d'une cause qui les anime et les fait agir ; parce que cette cause les fait concourir toutes à une fin commune, soit dans chaque organe, soit dans l'individu entier ; et parce que les variations de cette même cause en opèrent également dans l'état de chacune de ces molécules et de ces parties ; 5) aucun corps inorganique n'a besoin pour se conserver d'aucun mouvement dans ses parties ; au contraire, tant que ses parties restent dans le repos et l'inaction, ce corps se conserve sans altération, et sous cette condition, il pourroit exister toujours. Mais dès que quelque cause vient à agir sur ce corps, et à exciter des mouvemens et des changemens dans ses parties, ce même corps perd aussitôt, soit sa forme, soit sa consistance, si les mouvemens et les changemens excités dans ses parties n'ont eu lieu que dans sa masse ou quelque partie de sa masse ; et il perd même sa nature, ou est détruit, si les mouvemens et les changemens p382

dont il s'agit ont pénétré jusque dans ses molécules intégrantes. Tout corps, au contraire, qui possède la vie, se trouve continuellement, ou temporairement, animé par une force particulière qui excite sans cesse des mouvemens dans ses parties intérieures, qui produit, sans interruption, des changemens d'état dans ces parties, mais qui y donne lieu à des réparations, des renouvellemens, des développemens, et à quantité de phénomènes qui sont exclusivement propres aux corps vivans ; en sorte que, chez lui, les mouvemens excités dans ses parties intérieures altèrent et détruisent, mais réparent et renouvellent, ce qui étend la durée de l'existence de l'individu, tant que l'équilibre entre ces deux effets opposés, et qui ont chacun leur cause, n'est pas trop fortement détruit ; 6) pour tout corps inorganique, l'augmentation de volume et de masse est toujours accidentelle et sans bornes, et cette augmentation ne s'exécute que par juxta-position, c'est-à-dire, que par l'addition de nouvelles parties à la surface extérieure du corps dont il est question. L'accroissement, au contraire, de tout corps vivant est toujours nécessaire et borné, et il ne s'exécute que par intus-susception, c'est-à-dire, que par pénétration intérieure, ou l'introduction p383

dans l'individu de matières qui, après leur assimilation, doivent y être ajoutées et en faire partie. Or, cet accroissement est un véritable développement de parties du dedans au dehors, ce qui est exclusivement propre aux corps vivans ; 7) aucun corps inorganique n'est obligé de se nourrir pour se conserver ; car il peut ne faire aucune perte de parties, et lorsqu'il en fait, il n'a en lui aucun moyen pour les réparer. Tout corps vivant, au contraire, éprouvant nécessairement, dans ses parties intérieures, des mouvemens successifs sans cesse renouvelés, des changemens dans l'état de ses parties, enfin, des pertes continuelles de substance par des séparations et des dissipations que ces changemens entraînent ; aucun de ces corps ne peut conserver la vie s'il ne se nourrit continuellement, c'est-à-dire, s'il ne répare incessamment ses pertes par des matières qu'il introduit dans son intérieur ; en un mot, s'il ne prend des alimens à mesure qu'il en a besoin ; 8) les corps inorganiques et leurs masses se forment de parties séparées qui se réunissent accidentellement ; mais ces corps ne naissent point, et aucun d'eux n'est jamais le produit, soit d'un germe, soit d'un bourgeon, qui, par des développemens, p384

font exister un individu en tout semblable à celui ou à ceux dont il provient. Tous les corps vivans, au contraire, naissent véritablement, et sont le produit, soit d'un germe que la fécondation a vivifié ou préparé à la vie, soit d'un bourgeon simplement extensible, l'un et l'autre donnant lieu à des individus parfaitement semblables à ceux qui les ont produits ; 9) enfin, aucun corps inorganique ne peut mourir, puisqu'aucun de ces corps ne possède la vie, et que la mort qui résulte nécessairement des suites de l'existence de la vie dans un corps, n'est que la cessation complète des mouvemens organiques, à la suite d'un dérangement qui rend désormais ces mouvemens impossibles. Tout corps vivant, au contraire, est inévitablement assujetti à la mort ; car le propre même de la vie, ou des mouvemens qui la constituent dans un corps, est d'amener, au bout d'un temps quelconque, dans ce corps, un état des organes qui rend à la fin impossible l'exécution de leurs fonctions, et qui, par conséquent, anéantit dans ce même corps la faculté d'exécuter des mouvemens organiques. Il y a donc entre les corps bruts ou inorganiques, et les corps vivans, une différence énorme, un hyatus considérable, en un mot, une p385

séparation telle qu'aucun corps inorganique quelconque ne sauroit être rapproché même du plus simple des corps vivans. La vie et ce qui la constitue dans un corps, font la différence essentielle qui le distingue de tous ceux qui en sont dépourvus. D'après cela, quelle inconvenance de la part de ceux qui voudroient trouver une liaison et, en quelque sorte, une nuance entre certains corps vivans et des corps inorganiques ! Quoique M Richerand, dans son intéressante physiologie, ait traité le même sujet que celui que je viens de présenter, j'ai dû le reproduire ici avec des développemens qui me sont propres ; parce que les considérations qu'il embrasse sont très-importantes relativement aux objets qui me restent à exposer. Une comparaison entre les végétaux et les animaux n'intéresse pas directement l'objet que j'ai en vue dans cette seconde partie ; néanmoins, comme cette comparaison concourt au but général de cet ouvrage, je crois devoir en exposer ici quelques-uns des traits les plus saillans. Mais auparavant, voyons ce que les végétaux et les animaux ont réellement de commun entre eux comme corps vivans. Les végétaux n'ont de commun avec les animaux que la possession de la vie ; conséquemment, p386

les uns et les autres remplissent les conditions qu'exige son existence, et jouissent des facultés générales qu'elle produit. Ainsi, de part et d'autre, ce sont des corps essentiellement composés de deux sortes de parties, les unes solides, mais souples et contenantes, les autres liquides et contenues, indépendamment des fluides invisibles qui les pénétrent ou qui se développent en eux. Tous ces corps possèdent l'individualité, soit simple, soit composée ; ont une forme particulière à leur espèce ; naissent à l'époque où la vie commence à exister en eux, ou à celle qui les sépare du corps dont ils proviennent ; sont continuellement, ou temporairement, animés par une force particulière qui excite leurs mouvemens vitaux ; ne se conservent que par une nutrition plus ou moins réparatrice de leurs pertes de substance ; s'accroissent, pendant un temps limité, par des développemens intérieurs ; forment eux-mêmes les matières composées qui les constituent ; reproduisent et multiplient pareillement eux-mêmes les individus de leur espèce ; enfin, arrivent tous à un terme où l'état de leur organisation ne permet plus à la vie de se conserver en eux. Telles sont les facultés communes aux uns et aux autres de ces corps vivans. Comparons maintenant p387

les caractères généraux qui les distinguent entre eux. parallèles entre les caractères généraux des végétaux et ceux des animaux. les végétaux sont des corps vivans organisés, non irritables dans aucune de leurs parties, incapables d'exécuter des mouvemens subits plusieurs fois de suite répétés, et dont les mouvemens vitaux ne s'exécutent que par des excitations extérieures, c'est-à-dire, que par une cause excitatrice que les milieux environnans fournissent, laquelle agit principalement sur les fluides contenus et visibles de ces corps. Dans les animaux, toutes les parties, ou seulement certaines d'entre elles, sont essentiellement irritables, et ont la faculté d'opérer des mouvemens subits, qui peuvent se répéter plusieurs fois de suite. Les mouvemens vitaux, dans les uns, s'exécutent par des excitations extérieures, et dans les autres, par une force qui se développe en eux. Ces excitations extérieures et cette force excitatrice interne provoquent l'irritabilité des parties, agissent en outre sur les fluides visibles contenus, et donnent lieu, dans tous, à l'exécution des mouvemens vitaux. Il est certain qu'aucun végétal quelconque n'a la faculté de mouvoir subitement ses parties extérieures, p388

et de faire exécuter à aucune d'elles des mouvemens subits, répétés plusieurs fois de suite. Les seuls mouvemens subits qu'on observe dans certains végétaux, sont des mouvemens de détente ou d'affaissement de parties, et quelquefois des mouvemens hygromètriques ou pyrométriques qu'éprouvent certains filamens subitement exposés à l'air. Quant aux autres mouvemens qu'exécutent les parties des végétaux, tels que ceux qui les font se diriger vers la lumière, ceux qui occasionnent l'ouverture et la clôture des fleurs, ceux qui donnent lieu au redressement ou à l'abaissement des étamines, des pédoncules, ou à l'entortillement des tiges sarmenteuses et des vrilles, enfin, ceux qui constituent ce qu'on nomme le sommeil et le réveil des plantes ; ces mouvemens ne sont jamais subits ; ils s'opèrent avec une lenteur qui les rend tout-à-fait insensibles ; et on ne les connoît que par leurs produits effectués. Les animaux, au contraire, possèdent la faculté d'exécuter, au moyen de certaines de leurs parties extérieures, des mouvemens subits très-apparens, et de les répéter de suite plusieurs fois les mêmes ou de les varier. Les végétaux, surtout ceux qui sont en partie dans l'air, affectent dans leurs développemens deux directions opposées et très-remarquables ; p389

de manière qu'ils offrent une végétation ascendante et une végétation descendante. ces deux sortes de végétation partent d'un point commun que j'ai nommé ailleurs le noeud vital ; parce que la vie se retranche particulièrement dans ce point, lorsque la plante perd de ses parties, et que le végétal ne périt réellement que lorsque la vie cesse d'y exister ; et parce que l'organisation de ce noeud vital, connu sous le nom de collet de la racine, y est tout-à-fait particulière, etc. ; or, de ce point, ou noeud vital, la végétation ascendante produit la tige, les branches, et toutes les parties de la plante qui sont dans l'air ; et du même point, la végétation descendante donne naissance aux racines qui s'enfoncent dans le sol ou dans l'eau ; enfin, dans la germination, qui donne la vie aux graines, les premiers développemens du jeune végétal ayant besoin, pour s'exécuter, de sucs tout préparés que la plante ne peut encore puiser dans le sol, ni dans l'air, ces sucs paroissent lui être alors fournis par les cotylédons, qui sont toujours attachés au noeud vital, et ces sucs suffisent pour commencer la végétation ascendante de la plumule, et la végétation descendante de la radicule. On n'observe rien de semblable dans les animaux. p390

Leurs développemens n'affectent point deux directions uniques et particulières, mais ils s'opèrent de tous côtés et dans toutes les directions, selon que l'exige la forme de leurs parties ; enfin, leur vie ne se retranche jamais dans un point isolé, mais dans l'intégrité des organes spéciaux essentiels lorsqu'ils existent. Dans les animaux où des organes spéciaux essentiels n'existent point, la vie n'est retranchée nulle part ; aussi en divisant leur corps, la vie se conserve dans chacune des parties séparées. Les végétaux, en général, s'élèvent perpendiculairement, non toujours au plan du sol, mais à celui de l'horizon du lieu ; de manière qu'à mesure qu'ils croissent, ils s'élancent vers le ciel, comme une gerbe de fusées dans un feu d'artifice. Aussi, quoique les branches et les rameaux qui forment leur cime, s'écartent de la direction de la tige, ils forment toujours un angle aigu avec cette tige au point de leur insertion. Il semble que la force excitatrice des mouvemens vitaux dans ces corps se dirige principalement de bas en haut et de haut en bas, et que c'est elle qui cause, par ces deux directions opposées, la forme et la disposition particulières de ces corps vivans, en un mot, qui donne lieu à la végétation ascendante et à la végétation descendante. Il en résulte que les canaux dans lesquels se meuvent les fluides essentiels p391

de ces corps sont parallèles entre eux ainsi qu'à l'axe longitudinal du végétal ; car ce sont partout des tubes longitudinaux et parallèles qui se sont formés dans le tissu cellulaire, ces tubes n'offrant de divergence que pour former les expansions aplaties des feuilles et des pétales, ou que lorsqu'ils se répandent dans les fruits. Rien de tout cela ne se montre dans les animaux ; la direction longitudinale de leur corps n'est point assujettie comme celle de la plupart des végétaux à s'élancer à la fois vers le ciel et vers le centre du globe ; la force qui excite leurs mouvemens vitaux ne se partage point en deux directions uniques ; enfin, les canaux intérieurs qui contiennent leurs fluides visibles sont contournés de différentes manières et n'ont entre eux aucun parallélisme. Les alimens des végétaux ne sont que des matières liquides ou fluides que ces corps vivans absorbent des milieux environnans : ces alimens sont l'eau, l'air atmosphérique, le calorique, la lumière et différens gaz qu'ils décomposent en se les appropriant ; aucun d'eux, conséquemment, n'a de digestion à exécuter, et, par cette raison, tous sont dépourvus d'organes digestifs. Comme les corps vivans composent eux-mêmes leur propre substance, ce sont eux qui forment les premières combinaisons non-fluides. p392

Au contraire, la plupart des animaux se nourrissent de matières déjà composées, qu'ils introduisent dans une cavité tubuleuse, destinée à les recevoir. Ils ont donc une digestion à faire pour opérer la dissolution complète des masses de ces matières ; ils modifient et changent les combinaisons existantes et les surchargent de principes ; en sorte que ce sont eux qui forment les combinaisons les plus compliquées. Enfin, les résidus consommés des végétaux détruits sont des produits fort différens de ceux qui proviennent des animaux ; ce qui constate que ces deux sortes de corps vivans sont effectivement d'une nature tout-à-fait distincte. En effet, dans les végétaux, les solides l'emportent en proportion sur les fluides, le mucilage constitue leurs parties les plus tendres, et parmi leurs principes composans le carbone prédomine ; tandis que dans les animaux, les fluides l'emportent en quantité sur les solides, la gélatine abonde dedans leurs parties molles et même dans les os de ceux qui en ont, et, parmi leurs composans, c'est surtout l'azote qui se fait remarquer. D'ailleurs, dans les résidus consommés des végétaux, la terre qui en provient est principalement argileuse et souvent présente de la silice ; au lieu que dans ceux des animaux, celle qui en p393

résulte constitue, soit du carbonate, soit du phosphate de chaux. quelques traits communs d’ analogie entre les animaux et les végétaux. quoique la nature des végétaux ne soit nullement la même que celle des animaux, que le corps des uns présente toujours des facultés et même des substances que l'on chercheroit vainement à retrouver dans celui des autres, comme ce sont de part et d'autre des corps vivans, et que la nature a évidemment suivi un plan d'opérations uniforme dans les corps où elle a institué la vie, rien, en effet, n'est plus remarquable que l'analogie que l'on observe entre certaines des opérations qu'elle a exécutées dans ces deux sortes de corps vivans. Dans les uns, comme dans les autres, les plus simplement organisés d'entre eux ne se reproduisent que par des gemmes ou des bourgeons, que par des corpuscules reproductifs qui ressemblent à des oeufs ou à des graines, mais qui n'ont exigé aucune fécondation préalable, et qui, effectivement, ne contiennent point un embryon renfermé dans des enveloppes qu'il doit rompre pour pouvoir prendre tous ses développemens. Cependant, dans les uns et les autres encore, lorsque la composition de l'organisation fût assez avancée pour que des organes de fécondation p394

pussent être formés, la reproduction des individus s'opéra alors uniquement ou principalement par la génération sexuelle. Un autre trait d'analogie fort remarquable des opérations de la nature à l'égard des animaux et des végétaux, est le suivant : il consiste dans la suspension plus ou moins complète de la vie active, c'est-à-dire, des mouvemens vitaux, qu'éprouvent dans certains climats et en certaines saisons, un grand nombre de ces corps vivans. En effet, dans l'hiver des climats froids, les végétaux ligneux et les plantes vivaces éprouvent une suspension à peu près complète de végétation, et par conséquent des mouvemens organiques ou vitaux ; leurs fluides, alors en moindre quantité, sont inactifs : il ne se produit dans ces végétaux, pendant le cours de ces circonstances, ni pertes, ni absorptions alimentaires, ni changemens, ni développemens quelconques ; en un mot, la vie active est en eux tout-à-fait suspendue, ces corps éprouvent un véritable engourdissement, et néanmoins ils ne sont pas privés de la vie. Comme les végétaux réellement simples ne peuvent vivre qu'une année, ils se hâtent de donner, dans les climats froids, leurs graines ou leurs corpuscules reproductifs, et périssent à l'arrivée de la mauvaise saison. Les phénomènes de la suspension plus ou moins p395

complète de la vie active, c'est-à-dire, des mouvemens organiques qui la constituent, s'observent aussi d'une manière très-remarquable dans beaucoup d'animaux. Dans l'hiver des climats froids, les animaux les plus imparfaits cessent de vivre ; et, parmi ceux qui conservent la vie, un grand nombre tombe dans un engourdissement plus ou moins complet ; de manière que dans les uns toute espèce de mouvemens intérieurs ou vitaux se trouve suspendue, tandis que dans les autres il en existe encore, mais qui ne s'exécutent qu'avec une extrême lenteur. Ainsi, quoique presque toutes les classes offrent des animaux qui subissent plus ou moins complétement cette suspension de la vie active, on remarque particulièrement ce phénomène dans les fourmis, les abeilles, et bien d'autres insectes ; dans des annelides, des mollusques, des poissons, des reptiles (surtout les serpens) ; enfin, dans beaucoup de mammifères, tels que la chauve-souris, la marmotte, le loir, etc. Le dernier trait d'analogie que je citerai n'est pas moins remarquable ; le voici : de même qu'il y a des animaux simples, constituant des individus isolés, et des animaux composés, c'est-à-dire, adhérant les uns aux autres, communiquant entre eux par leur base, et participant à une vie commune, ce dont la plupart des polypes offrent p396

des exemples ; de même aussi il y a des végétaux simples, qui vivent individuellement, et il y a des végétaux composés, c'est-à-dire, qui vivent plusieurs ensemble, se trouvant comme entés les uns sur les autres, et qui participent tous à une vie commune. Le propre d'une plante est de vivre jusqu'à ce qu'elle ait donné ses fleurs et ses fruits ou ses corpuscules reproductifs. La durée de sa vie s'étend rarement au delà d'une année. Les organes sexuels de cette plante, si elle en possède, n'exécutent qu'une seule fécondation ; en sorte qu'ayant opéré les gages de sa reproduction (ses graines), ils périssent ensuite et se détruisent complétement. Si cette plante est un végétal simple, elle périt elle-même après avoir donné ses fruits ; et l'on sait qu'il est difficile de la multiplier autrement que par ses graines ou par ses gemmes. Les plantes annuelles ou bisannuelles paroissent donc toutes dans ce cas ; ce sont des végétaux simples ; et leurs racines, leurs tiges, ainsi que leurs rameaux, sont les produits en végétation de ces végétaux : ce n'est cependant pas, à beaucoup près, le cas de toutes les plantes ; car parmi toutes celles que l'on connoît, le plus grand nombre présente des végétaux réellement composés. Ainsi, lorsque je vois un arbre, un arbrisseau, une plante vivace, ce ne sont pas des végétaux p397

simples que j'ai sous les yeux ; mais je vois dans chacun une multitude de végétaux, vivant ensemble les uns sur les autres, et participant tous à une vie commune. Cela est si vrai, que si je greffe sur une branche de prunier un bourgeon de cerisier, et sur une autre branche du même arbre un bourgeon d'abricotier, ces trois espèces vivront ensemble et participeront à une vie commune, sans cesser d'être distinctes. Les racines, le tronc et les branches ne sont, à l'égard de ce végétal, composés que des produits en végétation de cette vie commune et de plantes particulières, mais adhérentes, qui ont existé sur ce même végétal ; comme la masse générale d'un madrépore est le produit en animalisation de polypes nombreux qui ont vécu ensemble et se sont succédés les uns aux autres. Mais chaque bourgeon du végétal est une plante particulière qui participe à la vie commune de toutes les autres, développe sa fleur annuelle ou son bouquet de fleurs pareillement annuel, produit ensuite ses fruits, et, enfin, peut donner naissance à un rameau contenant déjà d'autres bourgeons, c'est-à-dire, d'autres plantes particulières. Chacune de ces plantes particulières, ou fructifie, et elle ne le fait qu'une seule fois, ou produit un rameau qui donne naissance à d'autres plantes semblables. p398

C'est ainsi que ce végétal composé forme, en continuant de vivre, un résultat de végétation qui subsiste après la destruction de tous les individus qui ont concouru ensemble à le produire, et dans lequel la vie se retranche. De là, en séparant des parties de ce végétal, qui contiennent un ou plusieurs bourgeons, ou qui en renferment les élémens non développés, on peut en former à volonté autant de nouveaux individus vivans, semblables à ceux dont ils proviennent, sans employer le secours des fruits de ces plantes ; et voilà effectivement ce que les cultivateurs exécutent en faisant des boutures, des marcottes, etc. Or, de même que la nature a fait des végétaux composés, elle a fait aussi des animaux composés ; et pour cela elle n'a pas changé, de part et d'autre, soit la nature végétale, soit la nature animale. En voyant des animaux composés, il seroit tout aussi absurde de dire que ce sont des animaux-plantes, qu'il le seroit en voyant des plantes composées, de dire que ce sont des plantes-animales. p399

qu'on eût, il y a un siècle, donné le nom de zoophytes aux animaux composés de la classe des polypes, ce tort eût été excusable ; l'état peu avancé des connoissances qu'on avoit alors sur la nature animale, rendoit cette expression moins mauvaise : à présent, ce n'est plus la même chose ; et il ne sauroit être indifférent d'assigner à une classe d'animaux un nom qui exprime une fausse idée des objets qu'elle embrasse. Examinons maintenant ce que c'est que la vie, et quelles sont les conditions qu'exige son existence dans un corps. 2E PARTIE CHAPITRE 2 T 1

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de la vie, de ce qui la constitue, et des conditions essentielles à son existence dans un corps. la vie, dit M Richerand, est une collection de phénomènes qui se succèdent, pendant un temps limité, dans les corps organisés. Il falloit dire, la vie est un phénomène qui donne lieu à une collection d'autres phénomènes, etc. ; effectivement, ce ne sont point ces autres phénomènes qui constituent la vie, mais c'est la vie elle-même qui se trouve la cause de leur production. Ainsi, la considération des phénomènes qui résultent de l'existence de la vie dans un corps, n'en présente nullement la définition, et elle ne montre rien au delà des objets mêmes que la vie fait exister : celle que je vais lui substituer a l'avantage d'être à la fois plus exacte, plus directe et plus propre à répandre quelques lumières sur l'important sujet dont il est question, et elle conduit, en outre, à faire connoître la véritable définition de la vie. La vie, considérée dans tout corps qui la possède, p401

résulte uniquement des relations qui existent entre les trois objets suivans ; savoir : les parties contenantes et dans un état approprié de ce corps ; les fluides contenus qui y sont en mouvement ; et la cause excitatrice des mouvemens et des changemens qui s'y opèrent. Quelques efforts que l'on fasse par la pensée et par les méditations les plus profondes pour déterminer en quoi consiste ce qu'on nomme la vie dans un corps, dès que l'on aura égard à ce que l'observation nous apprend sur cet objet, il faudra nécessairement en revenir à la considération que je viens d'exposer ; la vie, certes, ne consiste en nulle autre chose. La comparaison que l'on a faite de la vie avec une montre dont le mouvement est en action, est au moins imparfaite ; car dans la montre, il n'y a que deux objets principaux à considérer ; savoir : 1) les rouages ou l'équipage du mouvement ; 2) le ressort qui, par sa tension et son élasticité, entretient le mouvement tant que cette tension subsiste. Mais dans un corps qui possède la vie, au lieu de deux objets principaux à considérer, il y en a trois ; savoir : 1) les organes ou les parties souples contenantes ; 2) les fluides essentiels contenus et en mouvement ; 3) enfin, la cause excitatrice des mouvemens vitaux, de laquelle naît l'action p402

des fluides sur les organes et la réaction des organes sur les fluides. C'est donc uniquement des relations qui existent entre ces trois objets que résultent les mouvemens, les changemens et tous les phénomènes de la vie. Or, pour accommoder et rendre moins imparfaite la comparaison de la montre avec un corps vivant, il faut comparer la cause excitatrice des mouvemens organiques au ressort de cette montre ; et considérer ensuite les parties souples contenantes, conjointement avec les fluides essentiels contenus, comme l'équipage du mouvement de l'instrument dont il est question. Alors on sentira, d'une part, que le ressort (la cause excitatrice) est le moteur essentiel, sans lequel, en effet, tout reste dans l'inaction, et que ses variations de tension doivent causer les variations d'énergie et de rapidité des mouvemens. De l'autre part, il sera évident que l'équipage du mouvement (les organes et les fluides essentiels) doit être dans un état et une disposition favorables à l'exécution des mouvemens qu'il doit opérer ; en sorte que des dérangemens dans cet équipage peuvent être tels, qu'ils empêchent toute efficacité dans la puissance du ressort. sous ce point de vue, la parité est complète ; le corps vivant peut être comparé à la montre ; et il m'est facile de montrer partout le fondement de p403

cette comparaison, en citant les observations et les faits connus. Quant à l'équipage du mouvement, son existence et ses facultés sont maintenant bien connues, ainsi que la plupart des lois qui déterminent ses diverses fonctions. Mais quant au ressort, moteur essentiel, et provocateur de tous les mouvemens et de toutes les actions, il a jusqu'à présent échappé aux recherches des observateurs : je me flatte cependant de le signaler, dans le chapitre suivant, de manière qu'à l'avenir on ne puisse le méconnoître. Mais auparavant, continuons l'examen de ce qui constitue essentiellement la vie. Puisque la vie, considérée dans un corps, résulte uniquement des relations qui existent entre les parties contenantes et dans un état approprié de ce corps, les fluides contenus qui y sont en mouvement, et la cause excitatrice des mouvemens, des actions et des réactions qui s'y opèrent ; on peut donc embrasser ce qui la constitue essentiellement dans la définition suivante. la vie, dans les parties d’ un corps qui la possède, est un ordre et un état de choses qui y permettent les mouvemens organiques ; et ces mouvemens, qui constituent la vie active, résultent de l’ action d’ une cause stimulante qui les excite. cette définition de la vie, soit active, soit suspendue, p404

embrasse tout ce qu'il y a de positif à y exprimer, satisfait à tous les cas, et il me paroît impossible d'y ajouter ou retrancher un seul mot, sans détruire l'intégrité des idées essentielles qu'elle doit présenter ; enfin, elle repose sur les faits connus et les observations qui concernent cet admirable phénomène de la nature. D'abord, dans la définition dont il s'agit, la vie active peut être distinguée de celle qui, sans cesser d'exister, est suspendue, et paroît se conserver pendant un temps limité, sans mouvemens organiques perceptibles ; ce qui, comme je le ferai voir, est conforme à l'observation. Ensuite, elle montre qu'aucun corps ne peut posséder la vie active que lorsque les deux conditions suivantes se trouvent réunies : la première, est la nécessité d'une cause stimulante, excitatrice des mouvemens organiques ; la seconde, est celle qui exige qu'un corps, pour posséder et conserver la vie, ait dans ses parties un ordre et un état de choses qui leur donnent la faculté d'obéir à l'action de la cause stimulante, et de produire les mouvemens organiques. Dans les animaux dont les fluides essentiels sont très-peu composés, comme dans les polypes et les infusoires, si les fluides contenables de l'un de ces animaux sont subitement enlevés par une prompte p405

dessiccation, cette dessiccation peut s'opérer sans altérer les organes ou les parties contenantes de cet animal, et sans y détruire l'ordre qui y doit exister : dans ce cas, la vie est tout-à-fait suspendue dans ce corps desséché ; aucun mouvement organique ne se produit en lui ; et il ne paroît plus faire partie des corps vivans : cependant on ne peut dire qu'il soit mort ; car ses organes ou ses parties contenantes ayant conservé leur intégrité, si l'on rend à ce corps les fluides intérieurs dont il étoit privé, bientôt la cause stimulante, aidée d'une douce chaleur, excits des mouvemens, des actions et des réactions dans ses parties, et dès lors la vie lui est rendue. Le rotatoire de Spallanzani que l'on a plusieurs fois réduit à un état de mort par une prompte dessiccation, et ensuite rendu vivant en le replongeant dans l'eau, pénétrée par une douce chaleur, prouve que la vie peut être alternativement suspendue et rétablie : elle n'est donc qu'un ordre et qu'un état de choses dans un corps qui y permettent les mouvemens vitaux qu'une cause particulière est capable d'exciter. Dans le règne végétal, les algues et les mousses offrent les mêmes phénomènes à cet égard que le rotatoire de Spallanzani ; et l'on sait que des mousses promptement desséchées et conservées dans un herbier, fût-ce pendant un siècle, et remises, p406

après ce temps, dans l'humidité à une température douce, pourront reprendre la vie et végéter de nouveau. La suspension complète des mouvemens vitaux, sans l'altération des parties, et conséquemment avec la possibilité du retour de ces mouvemens, peut aussi avoir lieu dans l'homme même, mais seulement pendant un temps fort court. Les observations faites sur les noyés nous ont appris qu'une personne tombée dans l'eau et en étant retirée après trois quarts d'heure ou même une heure d'immersion, se trouve asphyxiée au point qu'aucun mouvement quelconque ne s'exécute dans ses organes, et que cependant il peut être encore possible de lui rendre la vie active. Si on la laisse dans cet état sans lui donner aucun secours, lorgasme et lirritabilité s'éteignent bientôt dans ses parties intérieures, et dès lors ses fluides essentiels et ensuite ses parties les plus molles commencent à s'altérer, ce qui constitue sa mort. Mais si, aussitôt après son extraction de l'eau, et avant que l'irritabilité ne s'éteigne en elle, on lui administre les secours connus ; en un mot, si l'on parvient, à l'aide des stimulans employés dans ce cas, à exciter à temps quelques contractions dans ses parties intérieures ; à produire quelques mouvemens dans ses organes de p407

circulation ; bientôt tous les mouvemens vitaux reprennent leur cours, et la vie active, cessant d'être suspendue, est aussitôt rendue à cette personne. Mais lorsque, dans un corps vivant, des altérations et des dérangemens, soit dans l'ordre, soit dans l'état de ses parties, sont assez considérables pour ne plus permettre à ces mêmes parties d'obéir à l'action de la cause excitatrice, et de produire les mouvemens organiques, la vie s'éteint aussitôt dans ce corps, et dès lors il cesse d'être au nombre des corps vivans. Il résulte de ce que je viens d'exposer que, si dans un corps l'on dérange ou l'on altère cet ordre et cet état de choses dans ses parties, qui lui permettoient de posséder la vie active, et que ce dérangement soit de nature à empêcher l'exécution des mouvemens organiques ou à rendre impossible leur rétablissement lorsqu'ils sont suspendus, ce corps perd alors la vie, c'est-à-dire, subit la mort. Le dérangement qui produit la mort peut être donc opéré dans un corps vivant par différentes causes accidentelles ; mais la nature la forme nécessairement elle-même au bout d'un temps quelconque ; et, en effet, c'est le propre de la vie de mettre insensiblement les organes hors d'état d'exécuter leurs fonctions, et par-là d'amener p408

inévitablement la mort : j'en ferai voir la raison. Ainsi, dire que la vie, dans tout corps qui en est doué, ne consiste qu'en un ordre et un état de choses dans les parties de ce corps qui permettent à ces parties d'obéir à l'action d'une cause stimulante, et d'exécuter les mouvemens organiques, ce n'est point exprimer une idée conjecturale, mais c'est indiquer un fait que tout atteste, dont on peut donner beaucoup de preuves, et qui ne pourra jamais être solidement contesté. S'il en est ainsi, il ne s'agit plus que de savoir en quoi consiste, dans un corps, l'ordre et l'état de ses parties qui le rendent capable de posséder la vie active. Mais comme la connoissance précise de cet objet ne peut être acquise directement, examinons d'abord quelles sont les conditions essentielles à l'existence de cet ordre et de cet état de choses dans les parties d'un corps, pour qu'il puisse posséder la vie. conditions essentielles à l’ existence de l’ ordre et de l’ état des parties d’ un corps, pour qu’ il puisse jouir de la vie. première condition. aucun corps ne peut posséder la vie, s'il n'est essentiellement composé p409

de deux sortes de parties, c'est-à-dire, s'il n'offre, dans sa composition, des parties souples contenantes, et des matières fluides contenues. En effet, tout corps parfaitement sec ne peut être vivant, et tout corps dont toutes les parties sont fluides, ne sauroit pareillement jouir de la vie. La première condition essentielle pour qu'un corps puisse être vivant, est donc d'offrir une masse composée de deux sortes de parties, les unes solides et contenantes, mais molles et plus ou moins tenaces, et les autres fluides et contenues. deuxième condition. aucun corps ne peut posséder la vie, si ses parties contenantes ne sont un tissu cellulaire, ou formées de tissu cellulaire. le tissu cellulaire, comme je le ferai voir, est la gangue dans laquelle tous les organes des corps vivans ont été successivement formés, et le mouvement des fluides dans ce tissu, est le moyen qu'emploie la nature pour créer et développer peu à peu ces organes. Ainsi, tout corps vivant est essentiellement une masse de tissu cellulaire, dans laquelle des fluides plus ou moins composés se meuvent plus ou moins rapidement ; en sorte que si ce corps est très-simple, c'est-à-dire, sans organes spéciaux, il paroît homogène, et n'offre que du p410

tissu cellulaire contenant des fluides qui s'y meuvent avec lenteur ; mais si son organisation est composée, tous ses organes, sans exception, sont enveloppés de tissu cellulaire, ainsi que leurs plus petites parties, et même en sont essentiellement formés. troisième condition. aucun corps ne peut posséder la vie active que lorsqu'une cause excitatrice de ses mouvemens organiques agit en lui. Sans l'impression de cette cause active et stimulante, les parties solides et contenantes d'un corps organisé seroient inertes, les fluides qu'elles contiennent resteroient en repos, les mouvemens organiques n'auroient pas lieu, aucune fonction vitale ne seroit exécutée, et conséquemment la vie active n'existeroit pas. Maintenant que nous connoissons les trois conditions essentielles à l'existence de la vie dans un corps, il nous devient plus possible de reconnoître en quoi consiste principalement lordre et létat de choses nécessaires à ce corps pour qu'il puisse posséder la vie. Pour y parvenir, il ne faut pas diriger uniquement ses recherches sur les corps vivans qui ont une organisation très-composée ; on ne sauroit à quelle cause attribuer la vie qui s'y trouve, et l'on s'exposeroit à choisir arbitrairement quelques considérations qui n'auroient rien de fondé. p411

Mais si l'on porte son attention sur l'extrémité, soit du règne animal, soit du règne végétal, où se trouvent les corps vivans les plus simples en organisation, on remarquera, d'abord, que ces corps qui possèdent la vie n'offrent, dans chaque individu, qu'une masse gélatineuse, ou mucilagineuse, de tissu cellulaire de la plus foible consistance, dont les cellules communiquent entre elles, et dans lesquelles des fluides quelconques subissent des mouvemens, des déplacemens, des dissipations, des renouvellemens successifs, des changemens d'état ; enfin, déposent des parties qui s'y fixent. Ensuite on remarquera qu'une cause excitatrice, qui peut varier dans son énergie, mais qui ne manque jamais entièrement, anime sans cesse les parties contenantes et très-souples de ces corps, ainsi que les fluides essentiels qui y sont contenus, et que cette cause y entretient tous les mouvemens qui constituent la vie active, tant que les parties qui doivent recevoir ces mouvemens sont en état d'y obéir. conséquence. l'ordre de choses nécessaire à l'existence de la vie dans un corps, est donc essentiellement : 1) un tissu cellulaire (ou des organes qui en p412

sont formés) doué d'une grande souplesse, et animé par l'orgasme, premier produit de la cause excitatrice ; 2) des fluides quelconques, plus ou moins composés, contenus dans ce tissu cellulaire (ou dans les organes qui en proviennent), et subissant, par un second produit de la cause excitatrice, des mouvemens, des déplacemens, des changemens divers, etc. Dans les animaux, la cause excitatrice des mouvemens organiques agit puissamment, et sur les parties contenantes, et sur les fluides contenus ; elle entretient un orgasme énergique dans les parties contenantes, les met dans le cas de réagir sur les fluides contenus, et par-là les rend éminemment irritables ; et quant aux fluides contenus, cette cause excitatrice les réduit à une sorte de raréfaction et d'expansion qui facilite leurs divers mouvemens. Dans les végétaux, au contraire, la cause excitatrice dont il est question, n'agit puissamment et principalement que sur les fluides contenus, et elle produit dans ces fluides les mouvemens et les changemens qu'ils sont susceptibles d'éprouver ; mais elle n'opère sur les parties contenantes de ces corps vivans, même sur les plus souples d'entre elles, qu'un orgasme ou un éréthisme obscur, incapable, par sa foiblesse, de p413

leur faire exécuter aucun mouvement subit, de les faire réagir sur les fluides contenus, et conséquemment de les rendre irritables. le produit de cet orgasme a été nommé, mal à propos, sensibilité latente ; j'en parlerai dans le chapitre iv. Dans les animaux, qui tous ont des parties irritables, les mouvemens vitaux sont entretenus, dans les uns, par l'irritabilité seule des parties, et dans les autres, ils le sont à la fois par l'irritabilité et par l'action musculaire des organes qui doivent agir. En effet, dans ceux des animaux dont l'organisation, encore très-simple, n'exige dans les fluides contenus que des mouvemens fort lents, les mouvemens vitaux s'exécutent seulement par l'irritabilité des parties contenantes et par la sollicitation dans les fluides contenus que provoque en eux la cause excitatrice. Mais comme l'énergie vitale s'accroît à mesure que l'organisation se compose, il arrive bientôt un terme où l'irritabilité et la cause excitatrice seules ne peuvent plus suffire à l'accélération devenue nécessaire dans les mouvemens des fluides ; alors la nature emploie le système nerveux, qui ajoute le produit de l'action de certains muscles à celui de l'irritabilité des parties ; et bientôt ce système permettant l'emploi du mouvement musculaire, le coeur devient un moteur puissant pour p414

l'accélération du mouvement des fluides ; enfin, lorsque la respiration pulmonaire a pu être établie, le mouvement musculaire devient encore nécessaire à l'exécution des mouvemens vitaux, par les alternatives de dilatation et de resserrement qu'il procure à la cavité qui contient l'organe respiratoire, et sans lesquelles les inspirations et les expirations ne pourroient s'opérer. " nous ne sommes pas, sans doute, dit M Cabanis, réduits encore à prouver que la sensibilité physique est la source de toutes les idées et de toutes les habitudes qui constituent l'existence morale de l'homme : Locke, Bonnet, Condillac, Helvétius, ont porté cette vérité jusqu'au dernier degré de la démonstration. Parmi les personnes instruites, et qui font quelque usage de leur raison, il n'en est maintenant aucune qui puisse élever le moindre doute à cet égard. D'un autre côté, les physiologistes ont prouvé que tous les mouvemens vitaux sont le produit des impressions reçues par des parties sensibles, etc. " je reconnois aussi que la sensibilité physique est la source de toutes les idées ; mais je suis fort éloigné d'admettre que tous les mouvemens vitaux sont le produit d'impressions reçues par des parties sensibles : cela, tout au plus, pourroit p415

être fondé à l'égard des corps vivans qui possèdent un système nerveux ; car les mouvemens vitaux de ceux en qui un pareil système n'existe pas, ne sauroient être le produit d'impressions reçues par des parties sensibles : rien n'est plus évident. Lorsqu'on veut déterminer les véritables élémens de la vie, on doit nécessairement considérer les faits qu'elle présente dans tous les corps qui en jouissent ; or, dès qu'on s'y prendra de cette manière, on verra que ce qui est réellement essentiel à l'existence de la vie dans un plan d'organisation, ne l'est nullement dans un autre. Sans doute, l'influence nerveuse est nécessaire à la conservation de la vie dans l'homme et dans tous les animaux qui ont un système nerveux ; mais cela ne prouve pas que les mouvemens vitaux, même dans l'homme et dans les animaux qui ont des nerfs, s'exécutent par des impressions faites sur des parties sensibles : cela prouve seulement que, dans ces corps doués de la vie, les mouvemens vitaux ne peuvent s'opérer sans l'aide de l'influence nerveuse. On voit, par ce que je viens d'exposer, que si l'on considère la vie en général, elle peut exister dans un corps, sans que les mouvemens vitaux s'y exécutent par des impressions reçues p416

par des parties sensibles, et sans que l'action musculaire contribue à effectuer ces mouvemens ; elle y peut même exister sans que le corps qui la possède ait des parties irritables pour aider ses mouvemens par leur réaction. Il lui suffit, comme on le voit dans les végétaux, que le corps qui en est doué offre, dans son intérieur, un ordre et un état de choses à l'égard de ses parties contenantes et de ses fluides contenus, qui permettent à une force particulière d'y exciter les mouvemens et les changemens qui la constituent. Mais si l'on considère la vie en particulier, c'est-à-dire, dans certains corps déterminés, alors on verra que ce qui est essentiel au plan d'organisation de ces corps, y est devenu nécessaire à la conservation de la vie dans ces mêmes corps. Ainsi, dans l'homme et dans les animaux les plus parfaits, la vie ne peut se conserver sans l'irritabilité des parties qui doivent réagir ; sans l'aide de l'action de ceux des muscles qui agissent sans la participation de la volonté, action qui maintient la rapidité du mouvement des fluides ; sans l'influence nerveuse qui fournit par une autre voie que par celle du sentiment, à l'exécution des fonctions des muscles et de celles des autres organes intérieurs ; enfin, sans l'influence p417

de la respiration qui répare sans cesse les fluides essentiels trop promptement altérés dans ces systèmes d'organisation. Or, cette influence nerveuse, ici reconnue comme nécessaire, est uniquement celle qui met les muscles en action, et non celle qui produit le sentiment ; car ce n'est pas par la voie des sensations que les muscles agissent. Le sentiment, en effet, n'est nullement affecté par la cause qui produit les mouvemens de systole et de diastole du coeur et des artères ; et si l'on distingue quelquefois les battemens du coeur, c'est lorsqu'étant plus forts et plus prompts que dans l'état ordinaire, ce muscle, principal moteur de la circulation, frappe alors des parties voisines qui sont sensibles. Enfin, quand on marche, ou que l'on exécute une action quelconque, personne ne sent le mouvement de ses muscles, ni les impressions des causes qui les font agir. Ainsi, ce n'est pas par la voie du sentiment que les muscles opèrent leurs fonctions, quoique l'influence nerveuse leur soit nécessaire. Mais comme la nature eut besoin, pour augmenter le mouvement des fluides dans les animaux les plus parfaits, d'ajouter au produit de l'irritabilité qu'ils possèdent comme les autres, celui du mouvement musculaire du coeur, etc., l'influence nerveuse dans ces animaux, est devenue nécessaire à la p418

conservation de leur vie. Cependant on ne peut être fondé à dire qu'en eux les mouvemens vitaux ne s'exécutent que par des impressions reçues par des parties sensibles ; car si leur irritabilité étoit détruite, ils perdroient aussitôt la vie ; et leur sentiment, supposé toujours existant, ne sauroit lui seul la leur conserver. D'ailleurs, je compte prouver, dans le quatrième chapitre de cette partie, que la sensibilité et l'irritabilité sont des facultés non-seulement très-distinctes, mais qu'elles n'ont pas la même source, et qu'elles sont dues à des causes très-différentes. Vivre, c'est sentir, dit Cabanis : oui, sans doute, pour l'homme et les animaux les plus parfaits, et probablement encore pour un grand nombre d'invertébrés. Mais comme la faculté de sentir s'affoiblit à mesure que le système d'organes qui y donne lieu a moins de développement, et moins de concentration dans la cause qui rend cette faculté énergique, il faudra dire que vivre c’ est à peine sentir, pour ceux des animaux sans vertèbres qui ont un système nerveux ; parce que ce système d'organes, surtout dans les insectes, ne leur donne qu'un sentiment fort obscur. Quant aux radiaires, si le système dont il s'agit existe encore en elles, comme il n'y peut être que très-réduit, il n'y peut être propre qu'à l'excitation du mouvement musculaire. p419

Enfin, relativement à la grande généralité des polypes et à tous les infusoires, comme il est impossible qu'ils possèdent le système en question, il faudra dire pour eux, et même pour les radiaires et les vers, que vivre, ce n'est pas pour cela sentir, ce qu'on est aussi obligé de dire à l'égard des plantes. Lorsqu'il s'agit de la nature, rien n'expose davantage à l'erreur que les préceptes généraux que l'on forme presque toujours sur des aperçus isolés : elle a tellement varié ses moyens qu'il est difficile de lui assigner des limites. à mesure que l'organisation animale se compose, l'ordre de choses essentiel à la vie se compose également, et la vie se particularise dans chacun des organes principaux. Mais chaque vie organique particulière, par la connexion intime de l'organe en qui elle existe, avec les autres parties de l'organisation, dépend de la vie générale de l'individu, comme celle-ci dépend de chaque vie particulière des principaux organes. Ainsi, l'ordre de choses essentiel à la vie dans chaque animal qui est dans ce cas, n'est alors déterminable que par la citation de ce qu'il est lui-même. D'après cette considération, on sent clairement que dans les animaux les plus parfaits, comme les mammifères, l'ordre de choses essentiel à la vie de ces animaux, exige un système d'organes pour p420

le sentiment, constitué par un cerveau, une moelle épinière et des nerfs ; un système d'organes pour la respiration pulmonaire complète ; un système d'organes pour la circulation, muni d'un coeur biloculaire et à deux ventricules ; et un système musculaire pour le mouvement des parties, tant intérieures qu'extérieures, etc. Chacun de ces systèmes d'organes a sans doute sa vie particulière, ce qu'a montré Bichat : aussi à la mort de l'individu, la vie en eux s'éteint successivement. Malgré cela, aucun de ces systèmes d'organes ne pourroit conserver sa vie particulière séparément, et la vie générale de l'individu ne pourroit subsister, si l'un d'entre eux avoit perdu la sienne. De cet état de choses bien connu à l'égard des mammifères, il ne s'ensuit nullement que l'ordre de choses essentiel à la vie dans tout corps qui la possède, exige dans l'organisation, un système d'organes pour le sentiment, un autre pour la respiration, un autre encore pour la circulation, etc. La nature nous montre que ces différens systèmes d'organes ne sont essentiels à la vie que dans les animaux en qui l'état de leur organisation les exige. Ce sont là, ce me semble, des vérités qu'aucun fait connu et qu'aucune observation constatée ne sauroient contredire. p421

Je conclus des considérations exposées dans ce chapitre : 1) que la vie, dans les parties d'un corps qui la possède, est un phénomène organique qui donne lieu à beaucoup d'autres ; et que ce phénomène résulte uniquement des relations qui existent entre les parties contenantes de ce corps, les fluides contenus qui y sont en mouvement, et la cause excitatrice des mouvemens et des changemens qui s'y opèrent ; 2) que conséquemment, la vie dans un corps, est un ordre et un état de choses qui y permettent les mouvemens organiques, et que ces mouvemens, qui constituent la vie active, résultent de l'action d'une cause qui les excite ; 3) que sans la cause stimulante et excitatrice des mouvemens vitaux, la vie ne sauroit exister dans aucun corps, quelque soit l'état de ses parties ; 4) qu'en vain la cause excitatrice des mouvemens organiques continueroit d'agir, si l'état de choses dans les parties du corps organisé est assez dérangé pour que ces parties ne puissent plus obéir à l'action de cette cause, et produire les mouvemens particuliers qu'on nomme vitaux ; la vie dès lors s'éteint dans ce corps, et n'y peut plus subsister ; 5) qu'enfin, pour que les relations entre les parties contenantes du corps organisé, les fluides p422

qui y sont contenus, et la cause qui y peut exciter des mouvemens vitaux, produisent et entretiennent dans ce corps le phénomène de la vie ; il faut que les trois conditions citées dans ce chapitre soient remplies complétement. Passons actuellement à l'examen de la cause excitatrice des mouvemens organiques. 2E PARTIE CHAPITRE 3 T 2

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de la cause excitatrice des mouvemens organiques. la vie étant un phénomène naturel, qui lui-même en produit plusieurs autres, et résultant des relations qui existent entre les parties souples et contenantes d'un corps organisé et les fluides contenus de ce corps ; comment concevoir la production de ce phénomène, c'est-à-dire, l'existence et l'entretien des mouvemens qui constituent la vie active du corps dont il s'agit, sans une cause particulière excitatrice de ces mouvemens, sans une force qui anime les organes, régularise les actions et fait exécuter toutes les fonctions organiques, en un mot, sans un ressort dont la tension soutenue, quoique variable, est le moteur efficace de tous les mouvemens vitaux ! On ne sauroit douter que les fluides visibles p2

d'un corps vivant, et que les parties solides et souples qui les contiennent, ne soient étrangers à la cause que nous recherchons ici. Toutes ces parties forment ensemble l'équipage du mouvement, selon la comparaison déjà faite, et ce n'est nullement le propre d'aucune d'elles de constituer la force dont il est question, c'est-à-dire, le ressort moteur, ou la cause excitatrice des mouvemens de la vie. Ainsi, on peut assurer que, sans une cause particulière qui excite et entretient l'orgasme et l'irritabilité dans les parties souples et contenantes des animaux, et qui, dans les végétaux, y produit seulement un orgasme obscur, et y meut immédiatement les fluides contenus, le sang des animaux qui ont une circulation et la sanie blanchâtre et transparente de ceux qui n'en ont pas, resteroient en repos, et bientôt se décomposeroient, ainsi que les parties qui contiennent ces fluides. De même, sans cette cause excitatrice des mouvemens vitaux, sans cette force ou ce ressort qui fait exister dans un corps la vie active, la séve et les fluides propres des végétaux resteroient sans mouvement, s'altéreroient, s'exhaleroient, enfin opéreroient la mort et le desséchement de ces corps vivans. Les philosophes anciens avoient senti la nécessité p3

d'une cause particulière excitatrice des mouvemens organiques ; mais n'ayant pas assez étudié la nature, ils l'ont cherchée hors d'elle ; ils ont imaginé une arché-vitale, une âme périssable des animaux ; en ont même aussi attribué une aux végétaux ; et à la place d'une connoissance positive à laquelle ils n'avoient pu atteindre, faute d'observations, ils n'ont créé que des mots, auxquels on ne peut attacher que des idées vagues et sans base. Chaque fois que nous quitterons la nature pour nous livrer aux élans fantastiques de notre imagination, nous nous perdrons dans le vague, et les résultats de nos efforts ne seront que des erreurs. Les seules connoissances qu'il nous soit possible d'acquérir à son égard, sont et seront toujours uniquement celles que nous aurons puisées dans l'étude suivie de ses lois ; hors de la nature, en un mot, tout n'est qu'égarement et mensonge : telle est mon opinion. S'il étoit vrai qu'il fût réellement hors de notre pouvoir de parvenir à déterminer la cause excitatrice des mouvemens organiques, il n'en seroit pas moins de toute évidence que cette cause existe et qu'elle est physique, puisque nous en observons les effets et que la nature a tous les moyens de la produire. Ne sait-on pas qu'elle a ceux de répandre et d'entretenir le mouvement p4

dans tous les corps, et qu'aucun des objets soumis à ses lois ne jouit réellement d'une stabilité absolue. Sans vouloir nous élever à la considération des premières causes, ni à celle de toutes les sortes de mouvemens et de tous les changemens qui s'observent dans les corps physiques de tous genres, nous nous restreindrons à considérer les causes immédiates et reconnues qui peuvent agir sur les corps vivans ; et nous verrons qu'elles sont très-suffisantes pour entretenir dans ces corps les mouvemens qui y constituent la vie, tant que l’ ordre de choses qui les permet n'y est pas détruit. Sans doute, il nous seroit impossible de reconnoître la cause excitatrice des mouvemens organiques, si les fluides subtils, invisibles, incontenables et sans cesse en mouvement qui la constituent, ne se manifestoient à nous dans une multitude de circonstances ; si nous n'avions des preuves que tous les milieux dans lesquels tous les corps vivans habitent en sont perpétuellement remplis ; enfin, si nous ne savions positivement que ces fluides invisibles pénètrent plus ou moins facilement les masses de tous ces corps, y séjournent plus ou moins de temps, et que certains d'entre eux se trouvent continuellement dans un état d'agitation et d'expansion qui leur donne la p5

faculté de distendre les parties dans lesquelles ils s'insinuent, de raréfier les fluides propres des corps vivans qu'ils pénètrent, et de communiquer aux parties molles de ces mêmes corps un éréthisme, une tension particulière qu'elles conservent tant qu'elles se trouvent dans un état qui y est favorable. Mais il est bien connu que nous ne sommes pas réduits à cette impossibilité ; car, qui ne sait qu'il n'est aucun des lieux du globe où les corps vivans habitent, qui ne soit pourvu de calorique (même dans les régions les plus froides), d'électricité, de fluide magnétique, etc. ; et que partout ces fluides, les uns expansifs et les autres diversement agités, éprouvent sans cesse des déplacemens plus ou moins réguliers, des renouvellemens ou des remplacemens, et peut-être même une véritable circulation à l'égard de quelques-uns d'entre eux. Nous ignorons encore quel est le nombre de ces fluides invisibles et subtils qui sont répandus et toujours agités dans les milieux environnans ; mais nous concevons, de la manière la plus claire, que ces fluides invisibles, pénétrant, s'accumulant et s'agitant sans cesse dans chaque corps organisé ; enfin, s'en échappant successivement après y avoir été plus ou moins long-temps retenus, y excitent les mouvemens et la vie, lorsqu'il p6

s'y trouve un ordre de choses qui y permet de pareils résultats. Relativement à ceux de ces fluides invisibles qui composent principalement la cause excitatrice que nous considérons ici, deux d'entre eux nous paroissent faire essentiellement partie de cette cause ; savoir : le calorique et le fluide électrique. ce sont les agens directs qui produisent l'orgasme et les mouvemens intérieurs qui, dans les corps organisés, y constituent et y entretiennent la vie. Le calorique paroît être celui des deux fluides excitateurs en question, qui cause et entretient l'orgasme des parties souples des corps vivans ; et le fluide électrique est vraisemblablement celui qui fournit la cause des mouvemens organiques et des actions des animaux. Ce qui m'autorise à ce partage des facultés que j'assigne aux deux fluides dont il s'agit, se fonde sur les considérations suivantes. Dans les inflammations, l'orgasme qui y acquiert une énergie excessive, et même à la fin destructive des parties, n'y devient évidemment tel que par l'extrême chaleur qui se développe dans les organes enflammés : c'est donc particulièrement au calorique qu'il faut attribuer l'orgasme. La vitesse des mouvemens du calorique, ainsi p7

que celle avec laquelle ce fluide s'étend ou se distribue dans les corps qu'il pénètre, sont bien loin d'égaler la rapidité extraordinaire des mouvemens du fluide électrique : ce dernier fluide doit donc être celui qui fournit la cause des mouvemens et des actions des animaux ; ce doit être plus particulièrement le véritable fluide excitateur. il est possible, néanmoins, que quelques autres fluides invisibles et actifs concourent aussi, avec les deux que je viens de citer, à la composition de la cause excitatrice ; mais, ce qui me paroît hors de doute, c'est que le calorique et l'électricité sont les deux principaux composans de cette cause : peut-être même sont-ils les seuls. Dans les animaux à organisation peu composée, le calorique des milieux environnans semble suffire lui seul pour l'orgasme et l'irritabilité de ces corps ; de là vient que, dans les grands abaissemens de température et pendant l'hiver des climats à grande latitude, les uns périssent entièrement, et les autres subissent un engourdissement plus ou moins complet. Dans ces mêmes animaux, le fluide électrique ordinaire, celui que fournissent les milieux environnans, paroît y suffire aux mouvemens organiques et aux actions. p8

Il n'en est pas de même des animaux à organisation très-composée : dans ceux-ci, le calorique des milieux environnans ne fait que compléter, ou plutôt qu'aider et favoriser le moyen que ces corps vivans possèdent dans la production intérieure d'un calorique continuellement renouvelé. Il est même vraisemblable que ce calorique intérieurement produit, a subi quelques modifications dans l'animal qui le particularisent et le rendent seul propre à l'entretien de l'orgasme ; car lorsque, par l'état de l'organisation, lorgasme et lirritabilité se trouvent trop affoiblis, le calorique de l'extérieur, soit celui de nos foyers, soit celui d'une température élevée, ne sauroit suppléer le calorique intérieur. La même observation semble aussi pouvoir s'appliquer au fluide électrique excitateur des mouvemens et des actions dans les animaux dont l'organisation est très-composée. Il paroît effectivement que ce fluide électrique, qui s'y est introduit par la voie de la respiration, ou par celle des alimens, a subi une modification quelconque en séjournant dans l'intérieur de l'animal, et s'y est transformé en fluide nerveux ou galvanique. Quant au calorique, il est si vrai qu'il est l'un des principaux élémens de la cause excitatrice de la vie, et que c'est particulièrement celui qui forme et entretient l'orgasme sans lequel la p9

vie ne pourroit exister, que, long-temps avant d'atteindre le froid absolu, un grand abaissement de température pourroit l'anéantir dans tous les corps qui en sont doués, s'il étoit assez considérable. Effectivement, le froid de nos hivers, surtout lorsqu'il est rigoureux, fait périr un grand nombre des animaux qui s'y trouvent exposés. Mais on sait que dans aucun point du globe, et en aucun temps de l'année, une absence totale de calorique ne se rencontre jamais. Je le répète, sans une cause particulière excitatrice de l'orgasme et des mouvemens vitaux, sans cette force qui, seule, peut produire ces mouvemens, la vie ne sauroit exister dans aucun corps. Or, cette cause excitatrice est entièrement étrangère aux facultés des fluides visibles des corps vivans, et elle l'est pareillement à celles des parties contenantes et solides de ces corps : c'est un fait dont il n'est plus possible de douter, et que toutes les observations attestent. Cette même cause excitatrice est aussi celle de toute fermentation ; et c'est elle seule qui en exécute les actes dans toute matière composée, non vivante, dont l'état des parties s'y trouve favorable. Aussi dans les grands abaissemens de température, les actes de la vie et ceux de la fermentation sont plus ou moins complétement p10

suspendus, selon que l'intensité du froid est plus ou moins considérable. Quoique la vie et la fermentation soient deux phénomènes fort différens, elles puisent, l'une et l'autre, dans la même source les mouvemens qui les constituent ; et il faut, de part et d'autre, que l'état des parties, soit du corps organisé capable de vivre, soit du corps inorganique qui peut fermenter, se trouve favorable à l'exécution de ces mouvemens. Mais dans le corps doué de la vie, l'ordre et l'état de choses qui y existent sont tels, que toutes les altérations dans la combinaison des principes sont successivement réparées par des combinaisons nouvelles et à peu près semblables que les mouvemens subsistans occasionnent ; tandis que dans le corps non organisé ou désorganisé qui fermente, tous les changemens qui s'exécutent dans la composition de ce corps ou de ses parties, ne sauroient se réparer par la continuité de la fermentation. Dès l'instant de la mort d'un individu, son corps désorganisé réellement, quoique souvent il n'en ait pas l'apparence, rentre aussitôt dans la classe de ceux dont les parties peuvent subir la fermentation, surtout les plus souples d'entre elles ; et alors la cause excitatrice qui le faisoit vivre devient celle qui hâte la décomposition de celles de ses parties qui sont susceptibles de fermenter. p11

On voit donc, d'après les considérations que je viens d'exposer, que la cause excitatrice des mouvemens vitaux se trouve nécessairement dans des fluides invisibles, subtils, pénétrans, et toujours actifs, dont les milieux environnans ne sont jamais dépourvus ; et que le principal élément de cette cause est celui qui entretient un orgasme essentiel à l'existence de la vie ; enfin, que c'est véritablement le calorique ; ce que les observations suivantes feront mieux sentir. Je n'ai besoin d'aucune citation particulière à cet égard, parce que le fait général qui s'y rapporte est assez connu. On sait que la chaleur, dans de certaines proportions, est généralement nécessaire à tous les corps vivans, et qu'elle l'est principalement aux animaux. Lorsqu'elle s'affoiblit jusqu'à un certain point, l'irritabilité des animaux perd de son intensité, les actes de leur organisation diminuent d'activité, et toutes les fonctions languissent ou s'exécutent avec lenteur, surtout dans ceux de ces animaux en qui aucune production de calorique intérieur ne s'opère. Lorsqu'elle s'affoiblit encore davantage, les animaux les plus imparfaits périssent, et un grand nombre des autres tombent dans un engourdissement léthargique, et n'ont plus qu'une vie suspendue : ils la perdroient tous successivement, si cette diminution de chaleur s'accroissoit encore p12

beaucoup au delà dans les milieux environnans ; c'est ce dont on ne sauroit douter. Au contraire, lorsque la température s'élève, c'est-à-dire, lorsque la chaleur s'accroît et se répand partout, si cet état de choses se soutient, on remarque constamment que la vie se ranime et semble acquérir de nouvelles forces dans tous les corps vivans ; que l'irritabilité des parties intérieures des animaux augmente proportionnellement en intensité ; que les fonctions organiques s'exécutent avec plus d'énergie et de promptitude ; que la vie amène plus rapidement les différens états par lesquels les individus doivent passer pendant son cours, et qu'elle-même arrive plutôt à son terme ; mais aussi que les régénérations sont plus promptes et plus abondantes. Quoique la chaleur soit nécessaire partout pour la conservation de la vie, et qu'elle le soit principalement pour les animaux, il ne faudroit pas cependant que son intensité dépassât de beaucoup certaines limites, car alors ils en souffriroient considérablement, et la moindre cause exposeroit les animaux dont l'organisation est très-composée, à des maladies rapides qui les feroient promptement périr. On peut donc assurer que non-seulement la chaleur est nécessaire à tous les corps vivans, p13

mais que, lorsqu'elle a une certaine intensité, sans dépasser certaines limites, elle anime singulièrement tous les actes de l'organisation, favorise toutes les générations, et semble répandre partout la vie d'une manière admirable. La facilité, la promptitude et l'abondance avec lesquelles la nature produit et multiplie dans les contrées équatoriales les animaux les plus simplement organisés, sont autant de faits qui viennent à l'appui de cette assertion. En effet, la multiplication de ces animaux se fait singulièrement remarquer dans les temps et dans les lieux qui y sont favorables, c'est-à-dire, dans les climats chauds ; et pour les pays à grande latitude, dans la saison des chaleurs, surtout lorsque les circonstances qui favorisent cette fécondité y concourent. Effectivement, dans certains temps et dans certains climats, la terre, particulièrement vers sa surface où le calorique s'amasse toujours le plus fortement, et le sein des eaux se peuplent, en quelque sorte, de molécules animées, c'est-à-dire, d'animalcules extrêmement variés dans leurs genres et leurs espèces. Ces animalcules, ainsi qu'une multitude d'autres animaux imparfaits de différentes classes, s'y reproduisent et s'y multiplient avec une fécondité étonnante et qui est bien plus considérable que celle des gros animaux dont p14

l'organisation est plus compliquée. Il semble, pour ainsi dire, que la matière s'animalise alors de toutes parts, tant les résultats de cette prodigieuse fécondité sont rapides. Aussi, sans l'immense consommation qui se fait, dans la nature, des animaux qui composent les premiers ordres du règne animal, ils accableroient bientôt et peut-être anéantiroient, par les suites de leur énorme multiplicité, les animaux plus parfaits qui forment les dernières classes et les derniers ordres de ce règne, tant la différence dans les moyens et la facilité de se multiplier est grande entre les uns et les autres ! Ce que je viens de dire, relativement à la nécessité, pour les animaux, d'un calorique répandu dans les milieux environnans et qui y varie dans de certaines limites, est parfaitement applicable aux végétaux ; mais, à l'égard de ceux-ci, la chaleur ne maintient en eux la vie que sous quelques conditions essentielles. La première, qui est la plus importante, exige que le végétal, en qui la chaleur anime la végétation, ait continuellement et proportionnellement de l'humidité à la disposition de ses racines ; car plus la chaleur augmente, plus ce végétal doit avoir d'eau pour fournir à la consommation qu'il en fait, ce qu'il perd de ses fluides par la transpiration étant alors d'autant plus considérable ; et p15

plus la chaleur diminue, moins il lui faut d'humidité qui nuiroit alors à sa conservation. La seconde condition pour que la végétation puisse perfectionner ses produits, exige que le végétal à qui la chaleur et l'eau ne manquent pas, ait aussi de la lumière en abondance. La troisième, enfin, le met dans la nécessité d'avoir de l'air, dont il s'approprie probablement l'oxygène, ainsi que les gaz qu'il y trouve, les décomposant aussitôt pour s'emparer de leurs principes. D'après tout ce que je viens d'exposer, il est de toute évidence que le calorique est la première cause de la vie, en ce qu'il forme et entretient l'orgasme, sans lequel elle ne pourroit exister dans aucun corps, et qu'il y réussit tant que l'état des parties du corps vivant ne s'y oppose pas. On voit, d'ailleurs, que ce fluide expansif, surtout lorsqu'il jouit, par son abondance, d'une certaine intensité d'action, est le principal agent de l'énorme multiplication des corps vivans dont j'ai parlé tout à l'heure. Aussi est-il constant que, dans les climats chauds du globe, les règnes animal et végétal offrent une richesse et une abondance extrêmement remarquables ; tandis que, dans les régions glacées de la terre, ils ne s'y montrent que dans l'état du plus grand appauvrissement. p16

Relativement à quantité d'animaux et de végétaux, il y a même, dans ce qui se passe à leur égard, une différence considérable que produisent l'été et l'hiver de nos climats, et qui témoigne en faveur du principe que je viens d'établir. Quoique le calorique soit réellement la première cause de la vie dans les corps qui en jouissent, lui seul cependant ne pourroit nullement l'y faire exister et y entretenir les mouvemens qui la constituent en activité ; il faut encore, surtout pour les animaux, l'influence d'un fluide excitateur des actes de leur irritabilité. Or, nous avons vu que l'électricité possède toutes les qualités nécessaires pour constituer ce fluide excitateur, et qu'elle est assez généralement répandue partout, malgré ses variations, pour que les corps vivans en soient toujours pourvus. Que quelqu'autre fluide invisible se joigne à l'électricité pour compléter la cause qui a la faculté d'exciter les mouvemens vitaux et tous les actes de l'organisation, cela est très-possible, mais je n'en vois nullement la nécessité. Il me paroît que le calorique et la matière électrique suffisent parfaitement pour composer ensemble cette cause essentielle de la vie ; l'un en mettant les parties et les fluides intérieurs dans un état propre à son existence, et l'autre en provoquant, par ses mouvemens dans les corps, les p17

différentes excitations qui font exécuter les actes organiques et qui constituent l'activité de la vie. Tenter d'expliquer comment ces fluides agissent, et de déterminer positivement le nombre de ceux qui entrent comme élémens dans la composition de la cause excitatrice de tous les mouvemens organiques ; ce seroit abuser du pouvoir de notre imagination, et créer arbitrairement des explications dont nous n'avons pas les moyens d'établir les preuves. Il nous suffit d'avoir montré que la cause excitatrice des mouvemens qui constituent la vie, ne réside dans aucun des fluides visibles qui se meuvent dans l'intérieur des corps vivans ; mais qu'elle prend sa source principalement, savoir : 1) dans le calorique, qui est un fluide invisible, pénétrant, expansif, continuellement actif, se tamisant avec une certaine lenteur à travers les parties souples qu'il distend et rend irritables par ce moyen, se dissipant et se renouvelant sans cesse, et ne manquant jamais entièrement dans aucun des corps qui possèdent la vie ; 2) dans le fluide électrique, soit ordinaire pour les végétaux et les animaux imparfaits, soit galvanique pour ceux dont l'organisation est déjà très-composée ; fluide subtil, dont les mouvemens sont d'une rapidité extraordinaire, et qui, provoquant les dissipations subites et locales du p18

calorique qui distend les parties, excite les actes d'irritabilité dans les organes non musculaires, et les mouvemens des muscles lorsqu'il porte son influence sur leurs parties. Si les deux fluides que je viens de citer combinent ainsi leur action particulière, il en doit résulter pour les corps organisés qui éprouvent cette action, une cause ou une force puissante qui agit efficacement, se régularise dans ses actes par l'organisation, c'est-à-dire, par l'effet de la forme régulière et de la disposition des parties, et entretient les mouvemens et la vie tant qu'il existe dans ces corps un ordre de choses qui y permet de semblables effets. Tel est, selon les apparences, le mode d'action de la cause excitatrice de la vie ; mais on ne sauroit le regarder comme connu, tant qu'il sera impossible d'en établir les preuves. Telle est peut-être aussi, dans les deux fluides cités, la totalité des principes qui concourent à la production de cette cause ; mais c'est encore une connoissance sur laquelle on ne sauroit compter. Ce qu'il y a de très-positif à ces égards, c'est que la source où la nature prend ses moyens pour obtenir cette cause et la force qui en résulte, se trouve dans des fluides invisibles et subtils, parmi lesquels les deux que je viens d'indiquer sont incontestablement les principaux. p19

Je dirai seulement que les fluides actifs et expansifs qui composent la cause excitatrice des mouvemens vitaux, pénètrent ou se développent sans cesse dans les corps qu'ils animent, les traversent partout en régularisant leurs mouvemens, selon la nature, l'ordre et la disposition des parties, et s'en exhalent ensuite continuellement avec la transpiration insensible qu'ils occasionnent. Ce fait est incontestable, et sa considération répand le plus grand jour sur les causes de la vie. Examinons actuellement le phénomène particulier que je nomme orgasme dans les corps vivans, et de suite l'irritabilité que cet orgasme produit dans les animaux où, par la nature de leur corps, il obtient une grande énergie. 2E PARTIE CHAPITRE 4 T 2

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de l’ orgasme et de l’ irritabilité. ce n'est pas de l'affection particulière qu'on nomme orgasme dont il va être ici question ; mais il s'agira, sous la même dénomination, de l'état que conservent les parties souples et intérieures des animaux tant qu'ils possèdent la vie ; état qui leur est naturel, puisqu'il est essentiel à leur conservation ; état, enfin, qui nécessairement n'existe plus dans leurs parties, lorsqu'ils ont cessé de vivre, ou peu de temps après. Il est certain que parmi les parties solides et intérieures des animaux, celles qui sont souples sont animées, pendant la vie, d'un orgasme ou espèce d'éréthisme particulier qui leur donne la faculté de s'affaisser et de réagir aussitôt, lorsqu'elles reçoivent quelque impression. Un orgasme analogue existe aussi dans les parties solides les plus souples des végétaux tant qu'ils sont vivans ; mais il y est très-obscur, et tellement foible, qu'il ne donne nullement aux parties qui en sont douées, la faculté de réagir subitement contre les impressions qu'elles pourroient recevoir. p21

L'orgasme des parties souples et intérieures des animaux concourt, plus ou moins, à la production des phénomènes organiques de ces corps vivans ; il y est entretenu par un fluide (peut-être plusieurs) invisible, expansif et pénétrant, qui traverse avec une certaine lenteur les parties qui en jouissent, et produit en elles la tension ou l'espèce d'éréthisme que je viens de citer. L'orgasme qui résulte de cet état de choses dans les parties, s'y maintient, pendant la durée de la vie, avec une énergie d'autant plus grande, que les parties qui l'éprouvent ont une disposition et sont d'une nature qui s'y trouvent plus favorables, et qu'elles ont plus de souplesse et sont moins desséchées. C'est ce même orgasme, dont on a reconnu la nécessité pour l'existence de la vie dans un corps, et que quelques physiologistes modernes ont regardé comme une espèce de sensibilité ; de là ils ont prétendu que la sensibilité étoit le propre de tout corps vivant ; que tous sont à la fois sensibles et irritables ; que leurs organes sont tous imprégnés de ces deux facultés nécessairement coexistantes ; en un mot, qu'elles sont communes à tout ce qui a vie, conséquemment aux animaux et aux végétaux. Enfin, Cabanis, qui partageoit cette opinion avec M Richerand, et vraisemblablement avec d'autres, dit, en effet, p22

que la sensibilité est le fait général de la nature vivante. Cependant, M Richerand, qui a particulièrement développé cette même opinion dans les prolégomènes de sa physiologie, reconnoissant que la sensibilité qui nous donne la faculté de recevoir des sensations, et qui dépend des nerfs, n'est pas la même chose que cette espèce de sensibilité plus générale à laquelle le système nerveux n'est pas nécessaire, propose de donner à la première le nom de perceptibilité, et il nomme la seconde sensibilité latente. puisque ces deux objets sont différens, et par leur source, et par leurs produits, pourquoi donner un nom nouveau au phénomène connu, depuis long-temps, sous celui de sensibilité, et transporter le nom de sensibilité à un phénomène plus nouvellement remarqué, et d'une nature tout-à-fait particulière ? Il est assurément plus convenable de donner un nom particulier au phénomène général dont la vie dépend ; et c'est ce que j'ai fait en le désignant sous la dénomination d'orgasme. probablement, sans l'orgasme (la sensibilité latente), aucune fonction vitale ne pourroit s'exécuter ; car partout où il existe, il n'y a point d'inertie réelle dans les parties, et ces parties ne sont point simplement passives. On l'a p23

senti ; mais on a porté trop loin l'idée que l'on s'est formée des facultés des parties vivantes, lorsqu'on a dit qu'elles sentent et agissent chacune à leur manière, qu'elles reconnoissent dans les fluides qui les arrosent ce qui convient à leur nutrition, et qu'elles en séparent les matières qui ont affecté leur mode particulier de sensibilité. Quoiqu'on ne connoisse pas positivement ce qui se passe dans l'exécution de chaque fonction vitale, au lieu d'attribuer gratuitement aux parties une connoissance et un choix des objets qu'elles ont à séparer, à retenir, à fixer ou à évacuer, on a bien plus de raisons pour penser : 1) que les mouvemens organiques excités s'exécutent simplement par l'action et la réaction des parties ; 2) qu'il résulte de ces actions et réactions que les parties subissent dans leur état et leur nature, des changemens, des décompositions, des combinaisons nouvelles, etc. ; 3) qu'à la suite de ces changemens, il s'opère des sécrétions que le diamètre des canaux sécréteurs favorise ; des dépôts que la convenance des lieux et la nature des parties permettent, tantôt de retenir en isolement, et tantôt de fixer dans ces parties mêmes ; enfin, des évacuations diverses, des absorptions, des résorptions, etc. p24

Toutes ces opérations sont mécaniques, assujetties aux lois physiques, et s'exécutent à l'aide de la cause excitatrice et de l'orgasme qui entretiennent les mouvemens et les actions ; en sorte que, par ces moyens, ainsi que par la forme, la disposition et la situation des organes, les fonctions vitales sont diversifiées, régularisées, et s'opèrent chacune selon leur mode particulier. L'orgasme dont il s'agit dans ce chapitre, est un fait positif qui, quelque nom qu'on lui donne, ne peut plus être méconnu. Nous verrons qu'il est très-foible et très-obscur dans les végétaux, où il n'a que des facultés très-bornées ; et qu'il se montre, au contraire, dans les animaux, d'une manière des plus éminentes ; car il produit en eux cette faculté remarquable qui les distingue et qu'on nomme irritabilité : considérons-le d'abord dans les animaux. de l’ orgasme animal. je nomme orgasme animal, cet état singulier des parties souples d'un animal vivant, qui constitue, dans tous les points de ces parties, une tension particulière et si active, qu'elle les rend susceptibles de réaction subite et instantanée, contre toute impression qu'elles peuvent éprouver, et qui les fait conséquemment réagir sur les fluides en mouvement qu'elles contiennent. p25

Cette tension, variable dans son intensité, selon l'état des parties qui la subissent, constitue ce que les physiologistes nomment le ton des parties ; elle paroît due, comme je l'ai dit, à la présence d'un fluide expansif qui pénètre ces mêmes parties ; qui s'y maintient pendant un temps quelconque ; qui tient leurs molécules dans un certain degré d'écartement entre elles, sans détruire leur adhérence ou leur ténacité ; et qui s'en échappe en partie et subitement, à tout contact provocateur d'une contraction, se rétablissant aussitôt après. Ainsi, à l'instant de la dissipation du fluide expansif qui distendoit une partie, cette partie s'affaisse sur elle-même par l'effet de cette dissipation ; mais elle se rétablit aussitôt dans sa distension première par l'arrivée de nouveau fluide expansif remplaçant. Il en résulte que l'orgasme de cette partie lui donne la faculté de réagir contre les fluides visibles qui agissoient sur elle. Cette tension des parties molles des animaux vivans ne va pas au point d'empêcher la cohésion des molécules qui forment ces parties, et de détruire leur adhérence, leur agglutination et leur ténacité, tant que l'intensité de l'orgasme n'excède pas certaines proportions. Mais la tension dont il s'agit empêche le rapprochement et l'affaissement qu'auroient ces molécules, p26

si la cause de cette tension n'existoit pas, puisque les parties molles tombent réellement dans un affaissement remarquable aussitôt que cette cause cesse son influence. En effet, dans les animaux surtout, et même dans les végétaux, l'anéantissement de l'orgasme, qui ne s'effectue qu'à la mort des individus, donne alors lieu à un relâchement et un affaissement des parties souples qui les rend plus molles et plus flasques que dans l'état vivant. C'est ce qui a fait croire que ces parties flasques, considérées dans des vieillards après leur mort, n'avoient point acquis la rigidité qu'amène graduellement dans les organes la durée de la vie. Le sang des animaux dont l'organisation est très-composée, jouit lui-même d'une sorte d'orgasme, surtout le sang artériel ; car il est, pendant la vie, pénétré de certains gaz qui se développent dans ses parties, à mesure qu'elles subissent des changemens. Or, ces gaz concourent peut-être aussi à l'excitation des actes d'irritabilité des organes, et conséquemment aux mouvemens vitaux, lorsque le sang qui les contient affecte ces organes. L'excessive tension que forme l'orgasme dans certaines circonstances, soit dans toutes les parties molles de l'individu, soit dans certaines d'entre p27

elles, et qui ne va pas néanmoins au point de rompre la cohésion de ces parties, est connue sous le nom d'éréthisme, dont le maximum produit l'inflammation ; et l'excessive diminution de l'orgasme, mais qui ne va pas au point de le rendre nul, est, en général, désignée par le nom d'atonie. la tension qui constitue l'orgasme pouvant varier d'intensité entre certaines limites ; d'une part, sans détruire la cohésion des parties, et de l'autre part, sans cesser d'exister, cette variation rend possibles les contractions et les distensions subites de ces parties, lorsque la cause de l'orgasme est instantanément suspendue et rétablie dans ses effets. Voilà, ce me semble, la cause première de l'irritabilité animale. La cause qui produit l'orgasme, c'est-à-dire, cette tension particulière des parties souples et intérieures des animaux, fait, sans doute, partie de celle que j'ai nommée cause excitatrice des mouvemens organiques ; elle réside principalement dans le calorique, soit seulement dans celui que fournissent les milieux environnans, soit à la fois dans celui-ci et dans le même calorique qui se produit sans cesse dans l'intérieur de beaucoup d'animaux. En effet, il s'émane continuellement un calorique expansif du sang artériel de beaucoup p28

d'animaux, qui constitue, dans leurs parties souples, la principale cause de leur orgasme. c'est surtout dans ceux qui ont le sang chaud que l'émanation continuelle de ce calorique devient plus remarquable. Ce fluide expansif se dissipe continuellement des parties dans lesquelles il s'étoit répandu et qu'il distendoit ; mais il y est sans cesse renouvelé par la continuité des émanations nouvelles que le sang artériel de l'animal ne cesse de fournir. Un fluide expansif semblable à celui dont il vient d'être question, se trouve répandu dans les milieux environnans, et fournit sans cesse à l'orgasme des animaux vivans, soit en complétant ce qui manque au calorique intérieur pour l'exécuter, soit en l'effectuant totalement. En effet, il aide plus ou moins l'orgasme des animaux les plus parfaits, et suffit seul à l'entretien de celui des autres ; il est surtout la cause de l'orgasme de tous les animaux qui n'ont ni artères, ni veines, c'est-à-dire, qui manquent de système de circulation. Aussi, tout mouvement organique s'affoiblit graduellement dans ces animaux, à mesure que la température des milieux environnans s'abaisse ; et si cet abaissement de température va toujours en augmentant, leur orgasme s'anéantit, et ils périssent. Que l'on se rappelle l'engourdissement p29

qu'éprouvent les abeilles, les fourmis, les serpens, et beaucoup d'autres animaux, lorsque la température s'abaisse jusqu'à un certain point, et l'on jugera si ce que je viens d'exposer peut avoir quelque fondement. L'abaissement de température qui cause l'engourdissement de beaucoup d'animaux, ne produit cet effet qu'en affoiblissant leur orgasme, et par suite, qu'en ralentissant leurs mouvemens vitaux. Si cet abaissement de température va trop loin, j'ai dit qu'il anéantissoit alors l'orgasme dont il s'agit, ce qui fait périr les animaux qui se trouvent dans ce cas ; mais je remarquerai, à cet égard, que dans les effets d'un refroidissement qui va au point d'amener la mort d'un individu, il y a une particularité observée à l'égard des animaux à sang chaud, et qui s'étend peut-être à tous ceux qui ont des nerfs : la voici. On sait qu'un abaissement de température suffisant pour engourdir et réduire à un état de sommeil apparent certains animaux à mamelles, comme les marmottes, les chauves-souris, etc., n'est pas très-considérable. Si la chaleur revient, elle les pénètre, les ranime, les réveille, et leur rend leur activité habituelle ; mais si, au contraire, le froid augmente encore après que ces animaux sont tombés dans l'engourdissement, au p30

lieu de les faire passer insensiblement de leur état de sommeil apparent à la mort, cette augmentation de froid, si elle est un peu forte, produit alors sur leurs nerfs une irritation qui les réveille, les agite, ranime leurs mouvemens organiques, et par suite, leur chaleur interne ; et si cette augmentation de froid subsiste, elle les met bientôt dans un état de maladie qui cause leur mort, à moins que la chaleur ne leur soit promptement rendue. Il suit de là que pour les animaux à sang chaud, et peut-être pour tous ceux qui ont des nerfs, un simple affoiblissement de leur orgasme peut les réduire à l'état d'engourdissement ; mais qu'alors cet orgasme n'est pas totalement détruit, puisque s'il survient un froid assez grand pour l'anéantir, ce froid, avant d'opérer cet effet, les irrite, les fait souffrir, les agite, et finit par les tuer. Il y a apparence qu'à l'égard des animaux privés de nerfs, tout abaissement de température capable d'affoiblir leur orgasme, et de les réduire à un état d'engourdissement, peut, s'il augmente suffisamment, les faire passer de leur état de sommeil léthargique à celui de la mort, sans leur rendre auparavant aucune activité passagère. On a pris l'effet pour la cause même, lorsqu'on p31

a supposé que le premier produit d'un certain degré de froid étoit de ralentir la respiration ; et de là on a attribué l'engourdissement que subissent certains animaux, lorsque la température s'abaisse suffisamment pour cet effet, à un ralentissement direct de la respiration de ces animaux, tandis que le ralentissement réel de cette même respiration n'est lui-même que la suite d'un autre effet produit par le froid, savoir, l'affoiblissement de leur orgasme. à l'égard des animaux qui respirent par un poumon, ceux d'entre eux qui tombent dans l'engourdissement lorsqu'ils éprouvent certains degrés de froid, subissent, sans doute, un ralentissement considérable dans leur respiration ; mais ici, ce ralentissement de respiration n'est évidemment que le résultat d'un grand affoiblissement survenu dans l'orgasme de ces animaux. Or, cet affoiblissement ralentit tous les mouvemens organiques, l'exécution de toutes les fonctions, la production du calorique intérieur, les pertes que font ces animaux pendant leur activité habituelle, et conséquemment réduit à très-peu de choses, ou presqu'à rien, leurs besoins de réparation pendant leur léthargie. En effet, les animaux qui respirent par un poumon sont assujettis à des gonflemens et des resserremens alternatifs de la cavité qui contient p32

leur organe respiratoire. Or, ces mouvemens s'exécutent avec une facilité plus ou moins grande, selon que l'orgasme des parties souples a plus ou moins d'énergie. Ainsi plusieurs animaux à mamelles, tels que la marmotte, le loir, et beaucoup de reptiles, comme les serpens, tombent dans l'engourdissement à certains abaissemens de température, parce qu'ils ont alors leur orgasme très-affoibli, et qu'il en résulte, comme second effet, un ralentissement dans toutes leurs fonctions organiques, et par conséquent dans leur respiration. Si cette diminution dans l'énergie de leur orgasme n'avoit pas lieu, il n'y auroit aucune raison pour que l'air, quoique plus froid, fût moins respiré par ces animaux. Dans les abeilles et les fourmis, qui respirent par des trachées, et dans lesquelles l'organe respiratoire ne subit point de gonflemens et de resserremens alternatifs, on ne peut dire que lorsqu'il fait froid ces animaux respirent moins ; mais on a de bons motifs pour assurer que leur orgasme est alors très-affoibli, et qu'il les réduit à l'engourdissement qu'ils éprouvent dans cette circonstance. Enfin, dans les animaux à sang chaud, la chaleur interne étant presque entièrement produite en eux, soit par suite de la décomposition de l'air dans la respiration, ainsi qu'on le pense p33

actuellement, soit parce qu'elle émane sans cesse du sang artériel dans les changemens qu'il subit pour passer à l'état de sang veineux, ce qui est mon opinion particulière ; l'orgasme acquiert ou perd de son énergie, selon que le calorique intérieur qui se trouve produit, augmente ou diminue en quantité. Il est fort indifférent, pour la validité de l'explication que je donne de l'orgasme, que le calorique qui se produit dans l'intérieur des animaux à sang chaud, soit le résultat de la décomposition de l'air dans la respiration, ou qu'il soit une émanation du sang artériel à mesure qu'il se change en sang veineux. Cependant si l'on vouloit revenir à l'examen de cette question, je proposerois les considérations suivantes : si vous buvez un verre de liqueur spiritueuse, la chaleur que vous sentez se développer dans votre estomac ne provient pas assurément de votre respiration augmentée. Or, s'il peut s'émaner du calorique de cette liqueur à mesure qu'elle subit des changemens dans votre organe, il en peut s'exhaler pareillement de votre sang à mesure qu'il subit lui-même des changemens dans l'état de ses parties. Si dans la fièvre la chaleur intérieure est fort augmentée, on observe qu'alors la respiration est aussi plus fréquente, et de là l'on conclut que la p34

consommation d'air est plus considérable ; ce qui appuie l'opinion que le calorique intérieur des animaux à sang chaud résulte de la décomposition de l'air respiré. Je ne connois pas d'expérience qui m'apprenne positivement si, pendant la fièvre, la consommation d'air est réellement plus considérable que dans l'état de santé ; je doute même que cela soit ainsi ; car si la respiration est plus fréquente dans cet état de maladie, il peut y avoir une compensation, en ce qu'alors chaque inspiration est moins grande par la gêne qu'éprouvent les parties ; mais ce que je sais, c'est que lorsque j'éprouve une inflammation locale, comme un furoncle, ou toute autre tumeur enflammée, il s'émane du sang des parties souffrantes un calorique d'une abondance extraordinaire ; et cependant je ne vois pas qu'aucune augmentation de respiration ait alors donné lieu à cette surabondance locale de calorique ; je sens, au contraire, que le sang pressé et cumulé dans la partie malade, doit être exposé à un désordre et à des altérations (ainsi que les parties souples qui le contiennent) qui le mettent dans le cas de produire en ce lieu le calorique observé. Admettre que l'air atmosphérique contient, dans sa composition, un fluide qui, lorsqu'il en est dégagé, est un calorique expansif, c'est ce p35

que je ne puis faire ; j'ai exposé ailleurs mes motifs à cet égard. à la vérité, je crois que l'air est composé d'oxygène et d'azote, et je sais qu'il contient du calorique interposé entre ses parties, parce que, dans notre globe, il n'y a nulle part de froid absolu. Je suis même très-persuadé que le fluide combiné et fixé qui, dans son dégagement, se trouve changé en calorique expansif, faisoit auparavant partie constituante de notre sang ; que ce fluide combiné s'en dégage sans cesse partiellement, et que, par son dégagement successif, il produit notre chaleur interne. Ce qui doit nous faire sentir que cette chaleur interne ne vient pas de notre respiration, c'est que si nous ne réparions continuellement les pertes que fait notre sang, par des alimens et conséquemment par un chyle toujours renouvelé qui s'y verse, notre respiration, sans cette réparation, ne rendroit pas à notre sang les qualités qu'il doit avoir pour la conservation de notre existence. Le bénéfice que les animaux retirent de leur respiration n'est pas douteux ; leur sang en reçoit une réparation dont ils ne pourroient se passer sans périr ; et il paroît qu'on est fondé à croire que c'est en s'emparant de l'oxygène de l'air, que le sang reçoit une des réparations qui lui sont indispensables. Mais dans tout cela, il n'y p36

a aucune preuve que le calorique produit, vienne plutôt de l'air ou de son oxygène, que du sang même. On peut dire la même chose à l'égard de la combustion : l'air en contact avec les matières enflammées peut se décomposer, et son oxygène dégagé peut se fixer dans les résidus de cette combustion ; mais il n'y a nulle preuve que le calorique alors produit, vienne plutôt de l'oxygène de l'air que des matières combustibles, dans lesquelles je pense qu'il étoit combiné. Tous les faits connus s'expliquent mieux, et plus naturellement dans cette dernière opinion que dans aucune autre. Quoi qu'il en soit, le fait positif est que, dans un grand nombre d'animaux, il y a un calorique expansif continuellement produit dans leur intérieur, et que c'est ce fluide invisible et pénétrant qui y entretient l'orgasme et l'irritabilité de leurs parties souples ; tandis que dans les autres animaux, l'orgasme et l'irritabilité sont principalement le résultat du calorique des milieux environnans. Refuser de reconnoître l'orgasme dont je viens de parler, et le regarder comme un fait supposé, c'est-à-dire, comme un produit de l'imagination, ce seroit nier, dans les animaux, l'existence du ton des parties dont ces corps jouissent p37

pendant la durée de leur vie. Or, la mort seule anéantit ce ton, ainsi que l'orgasme qui le constituoit. orgasme végétal. il paroît que, dans les végétaux, la cause excitatrice des mouvemens organiques agit principalement sur les fluides contenus et les met seuls en mouvement ; tandis que le tissu cellulaire végétal, soit simple, soit modifié en tubes vasculiformes, n'en reçoit qu'un orgasme obscur, d'où naît une contractilité générale très-lente, qui n'agit jamais isolément, ni subitement. Si, dans la saison des chaleurs, une plante cultivée dans un pot ou une caisse, a besoin d'arrosement, on remarque que ses feuilles, l'extrémité de ses rameaux, et ses jeunes pousses sont pendantes et prêtes à se flétrir : la vie, cependant, y existe toujours ; mais l'orgasme des parties souples de ce corps vivant y est alors très-affoibli. Si l'on arrose cette plante, on la voit peu à peu redresser ses parties pendantes, et montrer un air de vie et de vigueur dont elle étoit privée lorsqu'elle manquoit d'eau. Ce rétablissement de la vigueur du végétal n'est pas, sans doute, uniquement le produit des fluides contenus nouvellement introduits dans la p38

plante ; mais il est aussi l'effet de l'orgasme ranimé de ce végétal, le fluide expansif qui cause cet orgasme, pénétrant les parties de la plante avec d'autant plus de facilité, que ses sucs ou ses fluides contenus sont plus abondans. Ainsi, l'orgasme obscur des végétaux vivans cause, à la vérité, dans leurs parties solides, surtout dans les plus nouvelles, une contractilité lente et générale, une sorte de tension sans mouvemens instantanés, mais que différens faits autorisent à reconnoître. Néanmoins, cet orgasme végétal ne donne nullement aux organes la faculté de réagir subitement au contact des objets qui devroient les affecter, et conséquemment il n'a nullement la puissance de produire l'irritabilité dans les parties de ces corps vivans. En effet, il n'est pas vrai, quoiqu'on ait dit le contraire, que les canaux dans lesquels se meuvent les fluides visibles de ces corps vivans, soient sensibles aux impressions des fluides excitateurs, et qu'ils se relâchent et se distendent ensuite pour effectuer, par une réaction subite, le transport et l'élaboration de leurs fluides visibles ; en un mot, qu'ils aient un véritable ton. enfin, il n'est pas vrai que les mouvemens p39

particuliers observés, à certaines époques, dans les organes de la reproduction de diverses plantes, ni que ceux des feuilles, des pétioles et même des petits rameaux des plantes dites sensitives, soient des produits et des preuves d'irritabilité existante dans ces parties. J'ai observé et examiné ces mouvemens, et je me suis convaincu que leur cause n'avoit rien de comparable à l'irritabilité animale. Voyez ce que j'en ai dit, page 93 à 96. quoique la nature n'ait sans doute qu'un plan unique et général pour l'exécution de ses productions vivantes, elle a néanmoins varié partout ses moyens, en diversifiant ces productions, selon les circonstances et les objets sur lesquels elle a opéré. Mais l'homme, dans sa pensée, s'efforce sans cesse de la restreindre aux mêmes moyens, tant l'idée qu'il s'est formée de la nature est encore éloignée de celle qu'il en doit concevoir. Que d'efforts n'a-t-on pas faits pour trouver partout la génération sexuelle dans les deux règnes des corps vivans ; et à l'égard des animaux, pour retrouver dans tous des nerfs, des muscles, le sentiment, la volonté même qui est nécessairement un acte d'intelligence ! Que la nature seroit déçue de ce qu'elle est réellement, si elle se trouvoit bornée aux facultés que nous lui attribuons ! On vient de voir que l'orgasme se montre avec une intensité très-différente et par conséquent avec p40

des résultats tout-à-fait particuliers selon la nature des corps vivans dans lesquels il est produit, et que dans les animaux seulement il donne lieu à l'irritabilité. il convient donc d'examiner maintenant en quoi consiste le phénomène singulier qui porte ce nom. l’ irritabilité. l'irritabilité est la faculté que possèdent les parties irritables des animaux de produire subitement un phénomène local, qui peut s'exécuter dans chaque point de la surface de ces parties, et se répéter de suite autant de fois que la cause provocatrice de ce phénomène agit sur les points capables d'y donner lieu. Ce phénomène consiste en une contradiction subite et un affaissement du point irrité ; affaissement accompagné d'un resserrement des points environnans vers celui qui a été affecté, mais qui est bientôt suivi d'un mouvement contraire, c'est-à-dire, d'une distension du point irrité et des parties voisines ; en sorte que l'état naturel des parties que l'orgasme distend se rétablit aussitôt. J'ai dit, au commencement de ce chapitre, que l'orgasme est formé et entretenu par le calorique, c'est-à-dire, par un fluide invisible, expansif et pénétrant, qui traverse avec une certaine lenteur les p41

parties souples des animaux, et y produit une tension ou une espèce d'éréthisme. Or, si une impression quelconque vient à s'opérer sur telle de ces parties, et qu'elle y provoque une dissipation subite du fluide invisible qui la distendoit, aussitôt cette partie s'affaisse et se contracte : mais si, dans l'instant même, une nouvelle quantité du fluide expansif se développe et vient la distendre de nouveau, alors elle réagit aussitôt, et produit ainsi le phénomène de l'irritabilité. enfin, comme les parties voisines du point affecté éprouvent elles-mêmes une légère dissipation du fluide expansif qui les distendoit, leur affaissement et leur rétablissement étant alternatifs, les mettent dans un état de tremblotement très-passager. Ainsi, une contraction subite de la partie affectée, suivie d'une distension pareillement subite qui rétablit cette partie dans son premier état, constitue le phénomène local de l'irritabilité. le phénomène dont il s'agit n'exige nullement, pour se produire, l'action d'aucun organe spécial, car l'état des parties et la cause qui le provoque suffisent seuls à sa production ; et, en effet, on l'observe dans les organisations animales les plus simples : aussi, l'impression qui donne lieu à ce phénomène n'est transportée par aucun organe particulier à aucun centre de rapport, à p42

aucun foyer d'action ; enfin, tout se passe uniquement dans le lieu même de l'impression, et tous les points de la surface des parties irritables sont susceptibles de le produire et de le répéter toujours de la même manière. Ce phénomène, comme on voit, est bien différent, par sa nature, de celui des sensations. d'après toutes ces considérations, on voit clairement que l'orgasme est la source où l'irritabilité prend naissance ; mais cet orgasme se montre avec une intensité très-différente, selon la nature des corps dans lesquels il est produit. Dans les végétaux, où il est très-obscur, sans énergie, et où il ne cause qu'avec une extrême lenteur les affaissemens et les distensions des parties, il n'a nullement le pouvoir de produire l'irritabilité. au contraire, dans les animaux où, par la nature de la substance de leur corps, l'orgasme est très-développé, il produit avec célérité les contractions et les distensions des parties, à la provocation des causes qui les excitent ; il y constitue l'irritabilité d'une manière éminente. Cabanis, dans son ouvrage intitulé, rapports du physique et du moral de l’ homme, s'est proposé de prouver que la sensibilité et l'irritabilité sont des phénomènes de même nature et qui ont une source commune (histoire des p43

sensations) ; dans la vue, sans doute, d'accorder ce que l'on sait des animaux les plus imparfaits avec l'opinion ancienne et toujours admise, que tous les animaux, sans exception, jouissent de la faculté de sentir. Les raisons que ce savant apporte pour montrer l'identité de nature entre le sentiment et l'irritabilité, ne m'ont paru ni claires, ni convaincantes : aussi ne détruisent-elles nullement les considérations suivantes qui distinguent éminemment ces deux facultés. L'irritabilité est un phénomène propre à l'organisation animale, qui n'exige aucun organe spécial pour s'exécuter, et qui subsiste quelque temps encore après la mort de l'individu. Qu'il y ait, dans l'organisation, des organes spéciaux, ou qu'il n'y en ait aucun, cette faculté pouvant néanmoins exister, est donc générale pour tous les animaux. La sensibilité, au contraire, est un phénomène particulier à certains animaux, en ce qu'elle ne peut se manifester que dans ceux qui ont un organe spécial essentiellement distinct et seul propre à la produire, et en ce qu'elle cesse constamment avec la vie, ou même un peu avant la mort. On peut assurer que le sentiment ne peut avoir lieu dans un animal sans l'existence d'un organe p44

spécial propre à le produire, c'est-à-dire, sans un système nerveux. or, cet organe est toujours très-distinct ; car ne pouvant exister sans un centre de rapport pour les nerfs, il ne sauroit être imperceptible lorsqu'il existe. Cela étant ainsi, et quantité d'animaux n'offrant aucun système nerveux, il est évident que la sensibilité n'est pas une faculté générale pour tous les animaux. Enfin, le sentiment comparé à l'irritabilité, offre, en outre, cette particularité distinctive, qu'il cesse avec la vie, ou même un peu avant, tandis que l'irritabilité se conserve quelque temps encore après la mort de l'individu, même après qu'il auroit été mis en pièces. Le temps pendant lequel l'irritabilité se conserve dans les parties d'un individu après sa mort, varie, sans doute, à raison du système d'organisation de cet individu ; mais dans tous les animaux, probablement, l'irritabilité se manifeste encore après la cessation de la vie. Dans l'homme, l'irritabilité de celles de ses parties qui en sont susceptibles, ne dure guère que deux ou trois heures après qu'il a cessé de vivre, et moins encore, selon la cause qui l'a fait périr : mais trente heures après avoir enlevé le coeur d'une grenouille, ce coeur est encore irritable et susceptible de produire des mouvemens lorsqu'on l'irrite. Il y a des insectes en p45

qui des mouvemens se manifestent plus long-temps encore après avoir été vidés de leurs organes intérieurs. D'après ce qui vient d'être exposé, on voit que l'irritabilité est une faculté particulière aux animaux ; que tous en sont éminemment doués dans toutes ou dans certaines de leurs parties, et qu'un orgasme énergique en est la source : on voit, en outre, que cette faculté est fortement distincte de celle de sentir ; que l'une est d'une nature très-différente de celle de l'autre, et que le sentiment ne pouvant résulter que des fonctions d'un système nerveux, muni, comme je l'ai fait voir, de son centre de rapport, il n'est propre qu'aux animaux qui possèdent un pareil système d'organes. Examinons maintenant l'importance du tissu cellulaire dans toute espèce d'organisation. 2E PARTIE CHAPITRE 5 T 2

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du tissu cellulaire, considéré comme la gangue dans laquelle toute organisation a été formée. à mesure que l'on observe les faits que nous présente la nature dans ses diverses parties, il est singulier de pouvoir remarquer que les causes, même les plus simples, des faits observés, sont souvent celles qui restent le plus long-temps inaperçues. Ce n'est pas d'aujourd'hui que l'on sait que tous les organes quelconques dans les animaux sont enveloppés de tissu cellulaire, et que leurs moindres parties sont dans le même cas. En effet, il est reconnu, depuis long-temps, que les membranes qui forment les enveloppes du cerveau, des nerfs, des vaisseaux de tout genre, des glandes, des viscères, des muscles et de leurs fibres, que la peau même du corps, sont généralement des productions du tissu cellulaire. cependant, il ne paroît pas qu'on ait vu autre chose dans cette multitude de faits concordans, que les faits eux-mêmes ; et personne, que je p47

sache, n'a encore aperçu que le tissu cellulaire est la matrice générale de toute organisation, et que sans ce tissu aucun corps vivant ne pourroit exister et n'auroit pu se former. Ainsi, lorsque j'ai dit que le tissu cellulaire est la gangue dans laquelle tous les organes des corps vivans ont été successivement formés, et que le mouvement des fluides dans ce tissu est le moyen qu'emploie la nature pour créer et développer peu à peu ces organes aux dépens de ce même tissu, je n'ai pas craint de me voir opposer des faits qui attesteroient le contraire ; car c'est en consultant les faits eux-mêmes qu'on peut se convaincre que tout organe quelconque a été formé dans le tissu cellulaire, puisqu'il en est partout enveloppé, même dans ses moindres parties. Aussi voyons-nous que, dans l'ordre naturel, soit des animaux, soit des végétaux, ceux de ces corps vivans dont l'organisation est la plus simple, et qui, conséquemment, sont placés à l'une des extrémités de l'ordre, n'offrent qu'une masse de tissu cellulaire dans laquelle on n'aperçoit encore ni vaisseaux, ni glandes, ni viscères quelconques ; p48

tandis que ceux de ces corps qui ont l'organisation la plus composée, et qui, par cette raison, sont placés à l'autre extrémité de l'ordre, ont tous leurs organes tellement enfoncés dans le tissu cellulaire, que ce tissu forme généralement leurs enveloppes, et constitue pour eux ce milieu commun par lequel ils communiquent, et qui donne lieu à ces métastases subites si connues de tous ceux qui s'occupent de l'art de guérir. Comparez, dans les animaux, l'organisation très-simple des infusoires et des polypes qui n'offre, dans ces êtres imparfaits, qu'une masse gélatineuse, uniquement formée de tissu cellulaire, avec l'organisation très-composée des mammifères, qui présente un tissu cellulaire toujours existant, mais enveloppant une multitude d'organes divers ; et vous jugerez si les considérations que j'ai publiées sur ce sujet important sont les résultats d'un système imaginaire. Comparez de même, dans les végétaux, l'organisation très-simple des algues et des champignons, avec l'organisation plus composée d'un grand arbre ou de tel autre végétal dicotylédon quelconque ; et vous déciderez si le plan général de la nature n'est pas partout le même, malgré les variations infinies que ses opérations particulières vous présentent. p49

Effectivement, dans les algues inondées, telles que les nombreux fucus qui constituent une grande famille composée de différens genres, et telles encore que les ulva, les conferva, etc., le tissu cellulaire, à peine modifié, se montre de manière à prouver que c'est lui seul qui forme toute la substance de ces végétaux ; en sorte que, dans plusieurs de ces algues, les fluides intérieurs, par leurs mouvemens dans ce tissu, n'y ont encore ébauché aucun organe quelconque ; et dans les autres, ils n'y ont frayé que quelques canaux rares qui vont alimenter les corpuscules reproductifs que les botanistes prennent pour des graines, parce que souvent ils les trouvent enveloppés plusieurs ensemble dans une vésicule capsulaire, comme le sont aussi les gemmes de beaucoup de sertulaires connues. On peut donc se convaincre, par l'observation, que, dans les animaux les plus imparfaits, tels que les infusoires et les polypes, et dans les végétaux les moins parfaits, tels que les algues et les champignons, tantôt il n'existe aucune trace de vaisseaux quelconques, et tantôt il ne se trouve que des canaux rares simplement ébauchés ; enfin, on peut reconnoître que l'organisation très-simple de ces corps vivans n'offre qu'un tissu cellulaire, dans lequel les fluides qui le vivifient se meuvent avec lenteur, et que ces p50

corps, dépourvus d'organes spéciaux, ne se développent, ne s'accroissent, et ne se multiplient ou ne se régénèrent que par une faculté d'extension et de séparation de parties reproductives qu'ils possèdent dans un degré très-éminent. à la vérité, dans les végétaux, même dans les plus perfectionnés en organisation, il n'y a pas de vaisseaux comparables à ceux des animaux qui ont un système de circulation. Ainsi, l'organisation intérieure des végétaux n'offre réellement qu'un tissu cellulaire plus ou moins modifié par le mouvement des fluides ; tissu qui est très-peu modifié dans les algues, dans les champignons, et même dans les mousses, tandis qu'il l'est beaucoup plus dans les autres végétaux, et surtout dans ceux qui sont dicotylédons. Mais partout, même dans les végétaux les plus perfectionnés, il n'y a véritablement à l'intérieur de ces corps vivans qu'un tissu cellulaire modifié en une multitude de tubes divers, la plupart parallèles entre eux, par suite du mouvement ascendant et du mouvement descendant des fluides, sans que ces tubes, dans leur structure, soient pour cela des canaux comparables aux vaisseaux des animaux qui possèdent un système de circulation. Nulle part ces tubes végétaux ne s'entrelacent et ne forment ces masses particulières de vaisseaux repliées et enlacées de mille manières, p51

que nous nommons glandes conglomérées dans les animaux qui ont une circulation. Enfin, dans tous les végétaux, sans exception, l'intérieur de ces corps ne présente aucun organe spécial quelconque : tout y est tissu cellulaire plus ou moins modifié, tubes longitudinaux pour le mouvement des fluides, et fibres plus ou moins dures et pareillement longitudinales pour l'affermissement de la tige et des branches. Si, d'une part, l'on reconnoît que tout corps vivant quelconque est une masse de tissu cellulaire dans laquelle se trouvent enveloppés des organes divers plus ou moins nombreux, selon que ce corps a une organisation plus ou moins composée ; et si, de l'autre part, l'on reconnoît aussi que ce corps, quel qu'il soit, contient, dans ses parties, des fluides qui y sont plus ou moins en mouvement, selon que, par l'état de son organisation, il possède une vie plus ou moins active ou énergique ; on doit donc conclure que c'est au mouvement des fluides dans le tissu cellulaire qu'il faut attribuer originairement la formation de toute espèce d'organe dans le sein de ce tissu, et que conséquemment chaque organe doit en être enveloppé, soit dans son ensemble, soit dans ses plus petites parties ; ce qui a effectivement lieu. Relativement aux animaux, je n'ai pas besoin p52

de faire sentir que, dans diverses parties de leur intérieur, le tissu cellulaire s'étant trouvé resserré latéralement par les fluides en mouvement qui s'y ouvroient un passage, a été affaissé sur lui-même dans ces parties ; qu'il s'y est trouvé comprimé et transformé, autour de ces masses courantes de fluide, en membranes enveloppantes ; et qu'à l'extérieur, ces corps vivans étant sans cesse comprimés par la pression des fluides environnans (soit les eaux, soit les fluides atmosphériques), et modifiés par des impressions externes, et par des dépôts qui s'y sont fixés, leur tissu cellulaire a formé cette enveloppe générale de tout corps vivant qu'on nomme peau dans les animaux, et écorce dans les plantes. J'étois donc fondé en raisons, lorsque j'ai dit, " que le propre du mouvement des fluides dans les parties souples des corps vivans qui les contiennent, et principalement dans le tissu cellulaire de ceux qui sont les plus simples, est de s'y frayer des routes, des lieux de dépôt et des issues ; d'y créer des canaux, et, par suite, des organes divers ; d'y varier ces canaux et ces organes à raison de la diversité, soit des mouvemens, soit de la nature des fluides qui y donnent lieu ; enfin, d'agrandir, d'allonger, de diviser et de solidifier graduellement ces canaux et ces organes par les matières qui se forment p53

sans cesse dans ces fluides composés, qui s'en séparent ensuite, et dont une partie s'assimile et s'unit aux organes, tandis que l'autre est rejetée au dehors. " rech. Sur les corps vivans. de même j'étois fondé en raisons, lorsque j'ai dit, " que l'état d'organisation dans chaque corps vivant a été obtenu petit à petit par les progrès de l'influence du mouvement des fluides (dans le tissu cellulaire d'abord, et ensuite dans les organes qui s'y trouvent formés), et par ceux des changemens que ces fluides y ont continuellement subi dans leur nature et leur état, par la succession habituelle de leurs déperditions et de leurs renouvellemens. " enfin, j'étois autorisé par ces considérations, lorsque j'ai dit, " que chaque organisation et chaque forme acquises par cet état de choses et par les circonstances qui y ont concouru, furent conservées et transmises par la génération, jusqu'à ce que de nouvelles modifications de ces organisations et de ces formes eussent été acquises par la même voie et par de nouvelles circonstances. " rech. Sur les corps vivans. il résulte de ce que je viens d'exposer, que le propre du mouvement des fluides dans les corps vivans, et par conséquent du mouvement organique, p54

est non-seulement de développer l'organisation, tant que ce mouvement n'est point affoibli par l'indurescence que la durée de la vie produit dans les organes ; mais que ce mouvement des fluides a, en outre, la faculté de composer peu à peu l'organisation, en multipliant les organes et les fonctions à remplir, à mesure que de nouvelles circonstances dans la manière de vivre, ou que de nouvelles habitudes contractées par les individus, l'excitent diversement, exigent de nouvelles fonctions, et conséquemment de nouveaux organes. J'ajoute à ces considérations, que plus le mouvement des fluides est rapide dans un corps vivant, plus il y complique l'organisation, et plus alors le système vasculaire s'y ramifie. C'est du concours non interrompu de ces causes et de beaucoup de temps, ainsi que d'une diversité infinie de circonstances influentes, que les corps vivans de tous les ordres ont été successivement formés. l’ organisation végétale s’ est aussi formée dans un tissu cellulaire. que l'on se représente un tissu cellulaire, dans lequel, par certaines causes, la nature p55

n'a pu établir l'irritabilité, et on aura l'idée de la gangue dans laquelle toute organisation végétale a été formée. Si l'on considère ensuite que les mouvemens des fluides dans les végétaux ne sont excités que par des influences extérieures, on se convaincra que, dans cette sorte de corps vivans, la vie ne peut avoir qu'une foible activité, même dans les temps et les climats où la végétation est rapide, et que conséquemment la composition de l'organisation, dans ces êtres, est nécessairement restreinte dans des limites très-resserrées. On s'est donné des peines infinies pour connoître dans ses détails l'organisation des végétaux : on a cherché en eux des organes particuliers ou spéciaux, comparables, s'il étoit possible, à quelques-uns de ceux que l'on connoît dans les animaux ; et les résultats de tant de recherches n'ont abouti qu'à nous montrer dans p56

leurs parties contenantes, un tissu cellulaire plus ou moins serré, dont les cellules plus ou moins allongées, communiquent entre elles par des pores, et des tubes vasculaires de différente forme et grandeur, ayant, la plupart, des pores latéraux, ou quelquefois des fentes. Tous les détails qui ont été présentés sur ce sujet fournissent peu d'idées claires et générales, et les seules qu'il nous semble convenable d'admettre comme telles, sont : 1) que les végétaux sont des corps vivans plus imparfaits en organisation que les animaux, et dans lesquels les mouvemens organiques sont moins actifs, les fluides s'y mouvant avec plus de lenteur, et l'orgasme des parties contenantes n'y existant que d'une manière très-obscure ; 2) qu'ils sont essentiellement composés de tissu cellulaire, puisque ce tissu se reconnoît dans toutes leurs parties, et que dans les plus simples d'entre eux (les algues, les champignons, et vraisemblablement toutes les plantes agames), on le trouve à peu près seul et n'ayant encore subi que peu de modifications ; 3) que le seul changement que le tissu cellulaire ait éprouvé dans les végétaux monocotylédons ou dicotylédons, de la part des fluides qui ont été mis en mouvement dans ces corps, consiste en ce que certaines parties de ce tissu p57

cellulaire ont été transformées en tubes vasculaires, de grandeur et de forme variées, ouverts aux extrémités, et ayant, la plupart, des pores latéraux divers. J'ajouterai à tout ce que je viens de dire sur ce sujet, que le mouvement des fluides se faisant en général, soit en montant, soit en descendant, dans les végétaux, l'on sent que leurs vaisseaux doivent être presque toujours longitudinaux et à peu près parallèles entre eux, ainsi qu'à la direction de la tige et des branches. Enfin, la partie extérieure du tissu cellulaire, qui constitue la masse de chaque végétal et la matrice de sa chétive organisation, étant affaissée et resserrée par les impressions que font sur elle le contact, la pression et le froissement varié des milieux environnans, et se trouvant épaissie par des dépôts, est transformée en un tégument général, qu'on nomme écorce, et qui p58

est comparable à la peau des animaux. De là l'on conçoit que la surface externe de cette écorce, plus désorganisée encore que l'écorce elle-même, par les causes que je viens d'indiquer, doit constituer cette pellicule extérieure qu'on nomme épiderme, soit dans les végétaux, soit dans les animaux. Ainsi, si l'on considère les végétaux sous le rapport de leur organisation intérieure, tout ce qu'ils nous montrent de saisissable est, pour les plus simples d'entre eux, un tissu cellulaire sans vaisseaux, mais diversement modifié, étendu ou resserré dans ses expansions, par la forme particulière du végétal ; et pour ceux qui sont plus composés, un assemblage de cellules et de tubes vasculiformes de différentes grandeurs, ayant, la plupart, des pores latéraux, et des fibres plus ou moins abondantes qui résultent du resserrement et de l'endurcissement qu'une partie des tubes vasculaires a été forcée de subir. Voilà tout ce que présente l'organisation intérieure des végétaux, relativement aux parties contenantes, leur moelle même n'en étant pas exceptée. Mais si l'on considère les végétaux sous le rapport de leur organisation extérieure, tout ce qu'ils nous offrent de plus général et de plus essentiel à remarquer, comprend : 1) toutes les particularités de leur forme, p59

de leur couleur, de leur consistance, et de celles de leurs parties ; 2) l'écorce qui les recouvre partout et qui les fait communiquer par ses pores avec les milieux environnans ; 3) les organes plus ou moins composés, qui naissent à l'extérieur, se développent dans le cours de la vie du végétal, servent à sa reproduction, n'exécutent qu'une seule fois leurs fonctions, et sont les plus importans à considérer pour déterminer les caractères et les vrais rapports de chaque végétal. C'est donc dans la considération des parties extérieures des plantes, et principalement dans celle des organes qui sont propres à leur reproduction, qu'il faut chercher les moyens de caractériser les végétaux, et de déterminer leurs rapports naturels. D'après tout ce que je viens d'exposer, comme étant le résultat positif des connoissances acquises par l'observation, il est évident que, d'une part, les vrais rapports dans les animaux ne peuvent être déterminés que d'après leur organisation intérieure, parce qu'elle en fournit les moyens et les seuls véritablement importans ; et que, de l'autre part, ces rapports ne peuvent être pareillement déterminés dans les végétaux, ainsi que les coupes qui y distinguent les classes, les p60

ordres, les familles et les genres, que d'après l'organisation extérieure de ces corps vivans ; car leur organisation intérieure est trop peu composée et trop confuse dans les différentes modifications qu'on peut observer en elle, pour offrir les moyens propres à remplir de pareils objets. Nous venons de voir que le tissu cellulaire est généralement la gangue ou la matrice dans laquelle toute organisation a été primitivement formée, et que ce fut par les suites du mouvement des fluides intérieurs des corps vivans que tous leurs organes furent créés dans cette gangue et à ses dépens. Maintenant nous allons examiner rapidement si l'on est réellement autorisé à attribuer à la nature la faculté de former des générations directes. 2E PARTIE CHAPITRE 6 T 2

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des générations directes ou spontanées. l'organisation et la vie sont le produit de la nature, et en même temps le résultat des moyens qu'elle a reçus de l'auteur suprême de toutes choses, et des lois qui la constituent elle-même : c'est ce dont on ne sauroit maintenant douter. Ainsi, l'organisation et la vie ne sont que des phénomènes naturels, et leur destruction dans l'individu qui les possède n'est encore qu'un phénomène naturel, suite nécessaire de l'existence des premiers. Les corps sont sans cesse assujettis à des mutations d'état, de combinaison et de nature, au milieu desquelles les uns passent continuellement de l'état de corps inerte ou passif, à celui qui permet en eux la vie, tandis que les autres repassent de l'état vivant à celui de corps brut et sans vie. Ces passages de la vie à la mort, et de la mort à la vie, font évidemment partie du cercle immense de toutes les sortes de changemens auxquels, pendant le cours destemps, tous les corps physiques sont soumis. La nature, ai-je déjà dit, crée elle-même les p62

premiers traits de l'organisation dans des masses où il n'en existoit pas ; et ensuite l'usage et les mouvemens de la vie développent et composent les organes. rech sur les corps vivans. quelque extraordinaire que puisse paroître cette proposition, on ne pourra s'empêcher de suspendre tout jugement qui tende à la rejeter, si l'on prend la peine d'examiner et de peser sérieusement les considérations que je vais exposer. Les anciens philosophes ayant observé le pouvoir de la chaleur, avoient remarqué l'extrême fécondité que les différentes parties de la surface du globe en reçoivent de toutes parts, à mesure qu'elle y est plus abondamment répandue ; mais ils négligèrent de considérer que le concours de l'humidité est la condition essentielle qui rend la chaleur si féconde et si nécessaire à la vie. Néanmoins, s'étant aperçus que la vie, dans tous les corps qui la possèdent, puise dans la chaleur son soutien et son activité, et que sa privation amène partout la mort, ils sentirent, avec raison, que non-seulement la chaleur étoit nécessaire au soutien de la vie, mais qu'elle pouvoit même la créer, ainsi que l'organisation. Ils reconnurent donc qu'il s'opéroit des générations directes, c'est-à-dire, des générations p63

opérées directement par la nature, et non formées par des individus d'espèce semblable : ils les nommèrent assez improprement générations spontanées ; et comme ils s'aperçurent que la décomposition des matières, soit végétales, soit animales, fournissoit à la nature des circonstances favorables à la création directe de ces corps nouvellement doués de la vie, ils supposèrent, mal à propos, qu'ils étoient le produit de la fermentation. Je puis montrer qu'il n'y eut point d'erreur de la part des anciens, lorsqu'ils attribuèrent à la nature la faculté d'opérer des générations directes ; mais qu'ils en commirent une des plus évidentes, en appliquant cette vérité morale à quantité de corps vivans qui ne sont et ne peuvent être nullement dans le cas de participer à cette sorte de génération. En effet, comme alors on n'avoit pas suffisamment observé ce qui se passe relativement à ce sujet, et que l'on ignoroit que la nature, à l'aide de la chaleur et de l'humidité, ne crée directement que les premières ébauches de l'organisation, et particulièrement que celles des corps vivans qui commencent, soit l'échelle animale, soit l'échelle végétale, soit, peut-être, certaines de leurs ramifications ; les anciens dont je parle pensèrent que les animaux à organisation p64

peu composée, qu'ils nommèrent, par cette raison, animaux imparfaits, étoient tous les résultats de ces générations spontanées. Enfin, comme à ces époques l'histoire naturelle n'avoit fait presque aucun progrès, et qu'on n'avoit observé que très-peu de faits relatifs aux productions de la nature, les insectes et tous les animaux que l'on désignoit alors sous le nom de vers, étoient regardés généralement comme des animaux imparfaits qui naissent, dans les temps et les lieux favorables, du produit de la chaleur et de la corruption de diverses matières. On croyoit alors que la chair corrompue engendroit directement des larves qui, par la suite, se métamorphosoient en mouches ; que le suc extravasé des végétaux qui, à la suite de certaines piqûres d'insectes, donne lieu aux noix de galle, produisoit directement les larves qui se transforment en cinips, etc., etc. ; ce qui est tout-à-fait sans fondement. Ainsi, l'erreur des anciens, relative à une fausse application qu'ils firent des générations directes de la nature, c'est-à-dire, de la faculté qu'elle a de créer les premières ébauches de l'organisation et les premiers actes de la vie, se propageât et se transmît d'âge en âge, fut étayée par les faits mal jugés que je viens de citer, et p65

devint, pour les modernes, le motif ou la cause d'une autre erreur, lorsqu'ils eurent reconnu la première. En effet, à mesure que l'on sentit la nécessité de recueillir des faits, et d'observer, avec précision, ce qui a véritablement lieu à cet égard, on parvint à découvrir l'erreur où les anciens étoient tombés : des hommes célèbres par leur mérite et leurs talens d'observation, tels que Rhedi, Leuwenoek, etc., prouvèrent que tous les insectes, sans exception, sont ovipares, ou quelquefois en apparence vivipares ; qu'on ne voit jamais paroître des vers sur la viande corrompue, que lorsque des mouches ont pu y déposer leurs oeufs ; enfin, que tous les animaux, quelque imparfaits qu'ils soient, ont les moyens de se reproduire et de multiplier eux-mêmes les individus de leur espèce. Mais, malheureusement pour les progrès de nos lumières, nous sommes presque toujours extrêmes dans nos jugemens, comme dans nos actions ; et il ne nous est que trop commun d'opérer la destruction d'une erreur, pour nous jeter ensuite dans une erreur opposée. Que d'exemples je pourrois citer à cet égard, même dans l'état actuel des opinions accréditées, si ces détails n'étoient étrangers à mon objet ! Ainsi, de ce qu'il fût prouvé que tous les animaux, p66

sans exception, possèdent les moyens de se reproduire eux-mêmes ; de ce que l'on reconnût que les insectes et tous les animaux des classes postérieures ne se reproduisent que par la voie d'une génération sexuelle ; de ce que l'on aperçût dans les vers et les radiaires des corps qui ressemblent à des oeufs ; enfin, de ce qu'il fût constaté que les polypes se reproduisent par des gemmes ou des espèces de bourgeons ; l'on en a conclu que les générations directes attribuées à la nature, n'ont jamais lieu, et que tout corps vivant provient d'un individu semblable de son espèce, par une génération, soit vivipare, soit ovipare, soit même gemmipare. Cette conséquence est défectueuse, en ce qu'elle est trop générale ; car elle exclut les générations directes opérées par la nature au commencement de l'échelle, soit végétale, soit animale, et peut-être encore au commencement de certaines ramifications de cette échelle. D'ailleurs, de ce que les corps en qui la nature a établi directement l'organisation et la vie en obtiennent aussitôt la faculté de se reproduire eux-mêmes, s'ensuit-il nécessairement que ces corps ne proviennent que d'individus semblables à eux ? Non, sans doute, et c'est là l'erreur dans laquelle on est tombé, après avoir reconnu celle des anciens. Non-seulement on n'a pu démontrer que les p67

animaux les plus simples en organisation, tels que les infusoires, et, surtout, parmi eux, les monades ; ni que les végétaux les plus simples, tels, peut-être, que les byssus de la première famille des algues, provinssent tous d'individus semblables qui les auroient produits ; mais, en outre, il y a des observations qui tendent à prouver que ces animaux et ces végétaux extrêmement petits, transparens, d'une substance gélatineuse ou mucilagineuse, presque sans consistance, singulièrement fugaces, et aussi facilement détruits que formés, selon les variations de circonstances qui les font exister ou périr, ne peuvent laisser après eux des gages inaltérables pour de nouvelles générations. Il est, au contraire, bien plus probable que leurs renouvellemens sont des produits directs des moyens et des facultés de la nature à leur égard, et qu'eux seuls, peut-être, sont dans ce cas. Aussi verrons-nous que la nature n'a participé qu'indirectement à l'existence de tous les autres corps vivans, les ayant fait successivement dériver des premiers, en opérant peu à peu, à la suite de beaucoup de temps, des changemens et une composition croissante dans leur organisation, et en conservant toujours, par la voie de la reproduction, les modifications acquises et les perfectionnemens obtenus. p68

Si l'on reconnoît que tous les corps naturels sont réellement des productions de la nature, il doit être alors de toute évidence que, pour donner l'existence aux différens corps vivans, elle a dû nécessairement commencer par former les plus simples de tous, c'est-à-dire, par créer ceux qui ne sont véritablement que de simples ébauches d'organisation, et qu'à peine nous osons regarder comme des corps organisés et doués de la vie. Mais lorsqu'à l'aide des circonstances et de ses moyens, la nature est parvenue à établir dans un corps les mouvemens qui y constituent la vie, la succession de ces mouvemens y développe l'organisation, donne lieu à la nutrition, la première des facultés de la vie, et de celle-ci naît bientôt la seconde des facultés vitales, c'est-à-dire, l'accroissement de ce corps. La surabondance de la nutrition, en donnant lieu à l'accroissement de ce corps, y prépare les matériaux d'un nouvel être que l'organisation met dans le cas de ressembler à ce même corps, et lui fournit par-là les moyens de se reproduire, d'où naît la troisième des facultés de la vie. Enfin, la durée de la vie dans ce corps augmente graduellement la consistance de ses parties contenantes, ainsi que leur résistance aux mouvemens vitaux : elle affoiblit proportionnellement p69

la nutrition, amène le terme de l'accroissement, et finit par opérer la mort de l'individu. Ainsi, dès que la nature est parvenue à faire exister la vie dans un corps, la seule existence de la vie dans ce corps, quoiqu'il soit le plus simple en organisation, y fait naître les trois facultés que je viens de citer ; et ensuite sa durée dans ce même corps en opère, par degrés, la destruction inévitable. Mais nous verrons que la vie, surtout lorsque les circonstances y sont favorables, tend sans cesse, par sa nature, à composer l'organisation ; à créer des organes particuliers ; à isoler ces organes et leurs fonctions ; et à diviser et multiplier ses divers centres d'activité. Or, comme la reproduction conserve constamment tout ce qui a été acquis, de cette source féconde sont sortis, avec le temps, les différens corps vivans que nous observons ; enfin, des résidus qu'ont laissé chacun de ces corps après avoir perdu la vie, sont provenus les différens minéraux qui nous sont connus. Voilà comment tous les corps naturels sont réellement des productions de la nature, quoiqu'elle n'ait donné directement l'existence qu'aux corps vivans les plus simples. La nature n'établit la vie que dans des corps p70

alors dans l'état gélatineux ou mucilagineux, et assez souples dans leurs parties pour se soumettre facilement aux mouvemens qu'elle leur communique à l'aide de la cause excitatrice dont j'ai déjà parlé, ou d'un stimulus que je vais essayer de faire connoître. Ainsi, tout germe, au moment de sa fécondation, c'est-à-dire, à l'instant où, par un acte organique, il reçoit la préparation qui le rend propre à jouir de la vie, et tout corps qui reçoit directement de la nature les premiers traits de l'organisation et les mouvemens de la vie la plus simple, se trouvent nécessairement alors dans l'état gélatineux ou mucilagineux, quoiqu'ils soient cependant composés de deux sortes de parties, les unes contenantes, et les autres contenues, celles-ci étant essentiellement fluides. comparaison de l’ acte organique nommé fécondation, avec cet acte de la nature qui donne lieu aux générations directes. Quelque inconnus que soient pour nous les deux objets que je me propose de mettre ici en comparaison, leurs rapports néanmoins sont des plus évidens, puisque les résultats qui en proviennent sont à peu près les mêmes. En effet, les deux actes dont il s'agit font, de part et d'autre, exister la vie, ou lui donnent lieu de pouvoir s'établir p71

dans des corps où elle ne se trouvoit pas auparavant, et qui ne pouvoient la posséder que par eux. Ainsi, leur comparaison attentivement suivie, ne peut que nous éclairer, jusqu'à un certain point, sur la véritable nature de ces actes. J'ai déjà dit que, dans la génération des animaux à mamelles, le mouvement vital paroissoit succéder immédiatement dans l'embryon, à la fécondation qu'il venoit de recevoir ; tandis que, dans les ovipares, il y a un intervalle entre l'acte de la fécondation de l'embryon, et le premier mouvement vital que l'incubation lui communique ; et l'on sait que cet intervalle peut être quelquefois très-prolongé. Or, dans le cours de cet intervalle, l'embryon fécondé que l'on considère n'est pas encore au nombre des corps vivans ; il est propre, sans doute, à recevoir la vie ; et, pour cela, il ne lui faut qu'un stimulus que peut lui fournir l'incubation ; mais tant que le mouvement organique ne lui a point été imprimé par ce stimulus, cet embryon fécondé n'est qu'un corps préparé à posséder la vie, et non un corps qui en soit doué. Un oeuf fécondé de poule ou de tout autre oiseau, que l'on conserve pendant un certain temps, sans l'exposer à l'incubation ou à l'élévation de température qui en tient lieu, ne contient p72

pas un embryon vivant ; de même, une graine de plante, qui est véritablement un oeuf végétal, ne renferme pas non plus un embryon vivant, tant qu'on ne l'a point exposée à la germination. Or, si, par des circonstances particulières, le mouvement vital que procure l'incubation ou la germination, n'est point communiqué à l'embryon de cet oeuf ou de cette graine, il arrivera qu'au bout d'un temps relatif à la nature de chaqu espèce et de certaines circonstances, les parties de cet embryon fécondé se détérioreront ; et alors l'embryon dont il s'agit, n'ayant jamais eu la vie en propre, ne subira point la mort ; il cessera seulement d'être en état de recevoir la vie, et achèvera de se décomposer. J'ai déjà fait voir dans mes mémoires de physique et d’ histoire naturelle, que la vie pouvoit être suspendue pendant un temps quelconque, et reprise ensuite. Ici, je vais faire remarquer qu'elle peut être préparée, soit par un acte organique, soit directement par la nature elle-même, sans aucun acte de ce genre ; en sorte que certains corps, sans posséder la vie, peuvent être préparés à la recevoir, par une impression qui, sans doute, trace dans ces corps les premiers traits de l’ organisation. p73

qu'est-ce, en effet, que la génération sexuelle, si ce n'est un acte qui a pour but d'opérer la fécondation ; et ensuite, qu'est-ce que la fécondation elle-même, si ce n'est un acte préparatoire de la vie ; en un mot, un acte qui dispose les parties d'un corps à recevoir la vie et à en jouir ? L'on sait que dans un oeuf qui n'a point été fécondé, on trouve néanmoins un corps gélatineux qui, à l'extérieur, ressemble parfaitement à un embryon fécondé, et qui n'est autre que le germe qui existe déjà dans cet oeuf, quoiqu'il n'ait point reçu de fécondation. Cependant, qu'est-ce que le germe d'un oeuf qui n'a reçu aucune fécondation, si ce n'est un corps presque inorganique, un corps non préparé intérieurement à recevoir la vie, et auquel l'incubation la plus complète ne pourroit la communiquer ? C'est un fait généralement connu, que tout corps qui reçoit la vie, ou qui reçoit les premiers traits de l'organisation qui le préparent à la possession de la vie, est alors nécessairement dans un état gélatineux ou mucilagineux ; en sorte que les parties contenantes de ce corps ont la plus foible consistance, la plus grande flexibilité, et sont, conséquemment, dans le plus grand état de souplesse possible. p74

Il falloit que cela fût ainsi : il falloit que les parties solides du corps dont je parle fussent elles-mêmes dans un état très-voisin des fluides, afin que la disposition qui peut rendre les parties intérieures de ce corps propres à jouir de la vie, c'est-à-dire, du mouvement organique qui la constitue, pût être facilement opérée. Or, il me paroît certain que la fécondation sexuelle n'est autre chose qu'un acte qui établit une disposition particulière dans les parties intérieures d'un corps gélatineux qui le subit ; disposition qui consiste dans un certain arrangement et une certaine distension de ces parties, sans lesquels le corps dont il s'agit ne pourroit recevoir la vie et en jouir. Il suffit pour cela qu'une vapeur subtile et pénétrante, échappée de la matière qui féconde, s'insinue dans le corpuscule gélatineux susceptible de la recevoir ; qu'elle se répande dans ses parties ; et qu'en rompant, par son mouvement expansif, l'adhésion qu'ont entre elles ces mêmes parties, elle y achève l'organisation qui y étoit déjà tracée, et la dispose à recevoir la vie, c'est-à-dire, les mouvemens qui la constituent. Il paroît qu'il y a cette différence entre l'acte de la fécondation qui prépare un embryon à la possession de la vie, et l'acte de la nature qui donne p75

lieu aux générations directes ; que le premier s'opère sur un petit corps gélatineux ou mucilagineux dans lequel l'organisation étoit déjà tracée, tandis que le second ne s'exécute que sur un petit corps gélatineux ou mucilagineux dans lequel il ne se trouve aucune esquisse d'organisation. Dans le premier, la vapeur fécondante qui pénètre dans l'embryon, ne fait, par son mouvement expansif, que désunir, dans le tracé de l'organisation, les parties qui ne doivent plus avoir d'adhérence entre elles, et que leur donner une certaine disposition. Dans le second, les fluides subtils ambians qui s'introduisent dans la masse du petit corps gélatineux ou mucilagineux qui les reçoit, agrandissent les interstices de ses parties intérieures, et les transforment en cellules ; dès lors, ce petit corps n'est plus qu'une masse de tissu cellulaire, dans laquelle des fluides divers peuvent s'introduire et se mettre en mouvement. Cette petite masse gélatineuse ou mucilagineuse, transformée en tissu cellulaire, peut donc alors jouir de la vie, quoiqu'elle n'offre encore aucun organe quelconque ; puisque les corps vivans les plus simples, soit animaux, soit végétaux, ne sont réellement que des masses de tissu cellulaire qui n'ont point d'organes particuliers. à cet égard, je ferai remarquer que la condition p76

indispensable pour l'existence de la vie dans un corps, étant que ce corps soit composé de parties contenantes non fluides, et de fluides contenus qui peuvent se mouvoir dans ces parties ; un corps que constitue un tissu cellulaire très-souple, et dont les cellules communiquent entre elles par des pores, peut remplir cet objet : le fait lui-même atteste que cela peut être ainsi. Si la petite masse dont il s'agit est gélatineuse, ce sera la vie animale qui pourra s'y établir ; mais si elle n'est que mucilagineuse, la vie végétale seule pourra y exister. Relativement à l'acte de fécondation organique, si vous comparez l'embryon d'un animal ou d'un végétal qui n'a point encore reçu de fécondation, avec le même embryon qui aura subi cet acte préparatoire de la vie ; vous n'observerez entre eux aucune différence perceptible, parce que la masse et la consistance de ces embryons seront encore les mêmes, et que les deux sortes de parties qui les constituent se trouveront dans un terme extrême d'obscurité. Vous concevrez alors qu'une flamme invisible ou une vapeur subtile et expansive aura vitalis, qui s'émane de la matière fécondante, ne fait, en pénétrant un embryon gélatineux ou mucilagineux, c'est-à-dire, en traversant sa masse et se répandant dans ses parties souples, qu'établir p77

dans ces mêmes parties une disposition qui n'y existoit pas auparavant ; que détruire la cohésion de celles de ces parties qui doivent être désunies ; que séparer les solides des fluides dans l'ordre qu'exige l'organisation déjà esquissée ; et que disposer les deux sortes de parties de cet embryon à recevoir le mouvement organique. Enfin, vous concevrez que le mouvement vital qui succède immédiatement à la fécondation dans les mammifères, et qui, au contraire, dans les ovipares et dans les végétaux, ne s'établit qu'à l'aide de diverses sortes d'incubation pour les uns, et de la germination pour les autres, doit ensuite développer peu à peu l'organisation des individus qui en sont doués. Nous ne pouvons pénétrer plus avant dans le mystère admirable de la fécondation ; mais la considération qui le concerne et que je viens d'exposer, est incontestable ; et elle repose sur des faits positifs qui me semblent ne pouvoir être révoqués en doute. Il importoit donc de faire remarquer que, dans un autre état de choses, la nature imite elle-même, pour ses générations directes, le procédé de la fécondation qu'elle emploie dans les générations sexuelles ; et qu'elle n'a pas besoin, pour cela, du concours ou des produits d'aucune organisation préexistante. p78

Mais auparavant, il est nécessaire de rappeler qu'un fluide subtil, pénétrant, dans un état plus ou moins expansif, et vraisemblablement d'une nature très-analogue à celle du fluide qui constitue les vapeurs fécondantes, se trouve continuellement répandu dans notre globe, et qu'il fournit et entretient sans cesse le stimulus qui fait, ainsi que l'orgasme, la base de tout mouvement vital ; en sorte que l'on peut assurer que dans les lieux et les climats où l'intensité d’ action du fluide dont il s'agit, se trouve favorable au mouvement organique, celui-ci ne cesse d'exister que lorsque des changemens survenus dans l'état des organes d'un corps qui jouit de la vie, ne permettent plus à ces organes de se prêter à la continuité de ce mouvement. Ainsi, dans les climats chauds, où ce fluide abonde, et particulièrement dans les lieux où une humidité considérable se trouve jointe à cette circonstance, la vie semble naître et se multiplier partout ; l'organisation se forme directement dans des masses appropriées où elle n'existoit pas antérieurement ; et dans celles où elle existoit déjà, elle se développe avec promptitude et parcourt ses différens états, dans chaque individu, avec une célérité singulièrement remarquable. On sait, effectivement, que dans les temps et les climats très-chauds, plus les animaux ont leur p79

organisation composée et perfectionnée, plus l'influence de la température leur fait parcourir promptement les différens états compris dans la durée de leur existence, cette influence en rapprochant proportionnellement les époques et le terme de leur vie. On sait assez que, dans les régions équatoriales, une jeune fille est nubile de très-bonne heure, et que de très-bonne heure aussi elle voit arriver l'âge du dépérissement ou de la vieillesse. Enfin, c'est une chose reconnue, que l'intensité de la chaleur rend fort dangereuses les différentes maladies connues, en leur faisant parcourir leurs termes avec une rapidité étonnante. D'après ces considérations, on peut conclure que la chaleur, quand elle est considérable, est nuisible généralement à tous les animaux qui vivent dans l'air, parce qu'elle raréfie fortement leurs fluides essentiels. Aussi a-t-on remarqué que, dans les pays chauds, principalement aux heures de la journée où le soleil est très-ardent, ces animaux paroissent souffrir, et se cachent pour éviter la trop grande impression de la lumière. Au contraire, tous les animaux aquatiques ne reçoivent de la chaleur, quelque grande qu'elle puisse être, que des effets favorables à leurs mouvemens et à leurs développemens organiques ; et parmi eux, ce sont surtout les plus imparfaits, p80

tels que les infusoires, les polypes et les radiaires qui en profitent le plus, comme d'une circonstance avantageuse pour leur multiplication et leur régénération. Les végétaux qui ne possèdent qu'un orgasme imparfait et fort obscur, sont absolument dans le même cas que les animaux aquatiques dont je viens de parler : car quelque puisse être l'intensité de la chaleur, si ces corps vivans ont suffisamment de l'eau à leur disposition, ils ne végètent que plus vigoureusement. Nous venons de voir que la chaleur est indispensable aux animaux les plus simplement organisés : examinons maintenant s'il n'y a pas lieu de croire qu'elle ait pu former elle-même, avec le concours de circonstances favorables, les premières ébauches de la vie animale. la nature, à l’ aide de la chaleur, de la lumière, de l’ électricité et de l’ humidité, forme des générations spontanées ou directes, à l’ extrémité de chaque règne des corps vivans, se trouvent les plus simples de ces corps. cette proposition est si éloignée de l'idée que l'on s'est formée à cet égard, que l'on sera porté long-temps à la rejeter comme une erreur, et même à la regarder comme l'un des produits de notre imagination. p81

Mais comme il arrivera tôt ou tard que des hommes indépendans des préjugés, même de ceux qui sont le plus généralement répandus, et profonds observateurs de la nature, pourront entrevoir les vérités que cette proposition renferme, je désire de pouvoir contribuer à les leur faire apercevoir. Je crois avoir prouvé, par le rapprochement des faits analogues, que la nature, dans certaines circonstances, imite ce qui se passe dans la fécondation sexuelle, et opère elle-même la vie dans des masses isolées de matières qui se trouvent dans un état propre à la recevoir. En effet, pourquoi la chaleur et l'électricité qui, dans certaines contrées et dans certaines saisons, se trouvent si abondamment répandues dans la nature, surtout à la surface du globe, n'y opéreroient-elles pas sur certaines matières qui se rencontrent dans un état et des circonstances favorables, ce que la vapeur subtile des matières fécondantes exécute sur les embryons des corps vivans qu'elle rend propres à jouir de la vie ? Un savant célèbre (Lavoisier, chimie) a dit, avec raison, que Dieu, en apportant la lumière, avoit répandu sur la terre le principe de l'organisation, du sentiment et de la pensée. Or, la lumière, que l'on sait être génératrice p82

de la chaleur, et cette dernière, que l'on a justement regardée comme la mère de toutes les générations, répandent au moins sur notre globe, le principe de l'organisation et du sentiment ; et comme le sentiment, à son tour, donne lieu aux actes de la pensée, par suite des impressions multipliées que les objets intérieurs et extérieurs exercent sur son organe, par le moyen des sens, on doit reconnoître dans ces bases l'origine de toute faculté animale. Cela étantainsi, peut-on douter que la chaleur, cette mère des générations, cette âme matérielle des corps vivans, ait pu être le principal des moyens qu'emploie directement la nature, pour opérer sur des matières appropriées une ébauche d'organisation, une disposition convenable des parties ; en un mot, un acte de vitalisation analogue à celui de la fécondation sexuelle ? Non-seulement la formation directe des corps vivans les plus simples a pu avoir lieu, comme je vais le démontrer ; mais la considération suivante prouve qu'il est nécessaire que de pareilles formations s'opèrent et se répètent continuellement, dans les circonstances qui s'y trouvent favorables, sans quoi l'ordre de choses que nous observons ne pourroit exister. J'ai déjà fait voir que les animaux des premières classes (les infusoires, les polypes et les p83

radiaires) ne se multiplient point par la génération sexuelle, qu'ils n'ont aucun organe particulier pour cette génération, que la fécondation est nulle pour eux, et que, conséquemment, ils ne font point d'oeufs. Maintenant, si nous considérons les plus imparfaits de ces animaux, tels que les infusoires, nous verrons que, lorsqu'il survient une saison rigoureuse, ils périssent tous, ou au moins ceux du premier de leurs ordres. Or, puisque ces animalcules sont si éphémères et ont une si frêle existence, avec quoi ou comment se régénèrent-ils dans la saison où on les voit reparoître ? Ne doit-on pas avoir lieu de penser que des organisations si simples, que des ébauches d'animalité si fragiles et de si peu de consistance, ont été nouvellement et directement formées par la nature, plutôt que de s'être régénérées elles-mêmes ? Voilà nécessairement la question où il en faudra venir à l'égard de ces êtres singuliers. On ne sauroit donc douter que des portions de matières inorganiques appropriées, et qui se trouvent dans un concours de circonstances favorables, ne puissent, par l'influence des agens de la nature, dont la chaleur et l’ humidité sont les principaux, recevoir dans leurs parties cette disposition qui ébauche l'organisation cellulaire, de là, conséquemment, passer à l'état organique le p84

plus simple, et dès lors jouir des premiers mouvemens de la vie. Sans doute, il n'est jamais arrivé que des matières non organisées et sans vie, quelles qu'elles pussent être, aient pu, par un concours quelconque de circonstances, former directement un insecte, un poisson, un oiseau, etc., ainsi que tel autre animal dont l'organisation est déjà compliquée et avancée dans ses développemens. De pareils animaux n'ont pu assurément recevoir l'existence que par la voie de la génération ; en sorte qu'aucun fait d'animalisation ne peut les concerner. Mais les premiers linéamens de l'organisation ; les premières aptitudes à recevoir des développemens internes, c'est-à-dire, par intus-susception ; enfin, les premières ébauches de l'ordre de choses et du mouvement intérieur qui constituent la vie, se forment tous les jours sous nos yeux, quoique jusqu'à présent on n'y ait fait aucune attention, et donnent l'existence aux corps vivans les plus simples, qui se trouvent à l'une des extrémités de chaque règne organique. Il est bon d'observer que l'une des conditions essentielles à la formation de ces premiers linéamens de l'organisation, est la présence de l'humidité, et surtout celle de l'eau en masse fluide. Il est si vrai que ce n'est uniquement qu'à p85

la faveur de l'humidité que les corps vivans les plus simples peuvent se former et se renouveler perpétuellement, que tous les infusoires, tous les polypes, et toutes les radiaires, ne se rencontrent jamais que dans l'eau ; en sorte qu'on peut regarder comme une vérité de fait, que c'est exclusivement dans ce fluide que le règne animal a pris son origine. Poursuivons l'examen des causes qui ont pu créer les premiers traitsde l'organisation dans des masses appropriées où il n'en existoit pas. Si, comme je l'ai fait voir, la lumière est génératrice de la chaleur, celle-ci l'est, à son tour, de l'orgasme vital qu'elle produit et entretient dans les animaux qui n'en ont point en eux la cause ; ainsi, elle peut donc en créer les premiers élémens dans les masses appropriées qui ont reçu la plus simple de toutes les organisations. Si l'on considère que l'organisation la plus simple n'exige aucun organe particulier, c'est-à-dire, aucun organe spécial, distinct des autres parties du corps de l'individu, et propre à une fonction particulière (ce que la simplification de l'organisation observée dans beaucoup d'animaux qui existent rend évident), l'on concevra qu'elle pourra s'opérer dans une petite masse de matières qui possédera la condition suivante : p86

toute masse de matières en apparence homogène, d’ une consistance gélatineuse ou mucilagineuse, et dont les parties, cohérentes entre elles, seront dans l’ état le plus voisin de la fluidité, mais auront seulement une consistance suffisante pour constituer des parties contenantes, sera le corps le plus approprié à recevoir les premiers traits de l’ organisation et la vie. or, les fluides subtils et expansifs répandus et toujours en mouvement dans les milieux qui environnent une pareille masse de matières, la pénétrant sans cesse et se dissipant de même, régulariseront, en traversant cette masse, la disposition intérieure de ses parties, la constitueront dans un état cellulaire, et la rendront propre alors à absorber et à exhaler continuellement les autres fluides environnans qui pourront pénétrer dans son intérieur et qui seront susceptibles d'y être contenus. On doit, en effet, distinguer les fluides qui pénètrent dans les corps vivans : 1) en fluides contenables, tels que l'air atmosphérique, différens gaz, l'eau, etc. La nature de ces fluides ne leur permet pas de traverser les parois des parties contenantes, mais p87

seulement d'entrer et de s'échapper par des issues ; 2) en fluides incontenables, tels que le calorique, l'électricité, etc. Ces fluides subtils étant susceptibles, par leur nature, de traverser les parois des membranes enveloppantes, des cellules, etc., aucun corps, par conséquent, ne peut les retenir ou les conserver que passagèrement. D'après les considérations exposées dans ce chapitre, il me paroît certain que la nature opère elle-même des générations directes ou spontanées ; qu'elle en a les moyens ; qu'elle les exécute à l'extrémité antérieure de chaque règne organique où se trouvent les corps vivans les plus imparfaits ; et que c'est uniquement par cette voie qu'elle a pu donner l'existence à tous les autres. Ainsi, c'est pour moi une vérité des plus évidentes, savoir : que la nature forme des générations directes, dites spontanées, au commencement de l'échelle, soit végétale, soit animale. Mais une question se présente : est-il certain qu'elle ne donne lieu à de semblables générations qu'à ce point de l'une et de l'autre échelle ? J'ai pensé, jusqu'à présent, que cette question devoit être résolue par l'affirmative ; parce qu'il me paroissoit que pour donner l'existence à tous les corps vivans, il suffisoit à la nature d'avoir formé directement p88

les plus simples et les plus imparfaits des végétaux et des animaux. Cependant, il y a tant d'observations constatées, tant de faits connus qui semblent indiquer que la nature forme encore des générations directes ailleurs qu'au commencement précis des échelles animale et végétale, et l'on sait qu'elle a tant de ressources, et qu'elle varie tellement ses moyens, selon les circonstances, qu'il se pourroit que mon opinion, qui borne la possibilité des générations directes aux points où se trouvent les végétaux et les animaux les plus imparfaits, ne fût pas fondée. En effet, dans diffrens points de la première moitié de l'échelle, soit végétale, soit animale, au commencement même de certaines branches séparées de ces échelles, pourquoi la nature ne pourroit-elle donner lieu à des générations directes, et, selon les circonstances, établir dans ces diverses ébauches de corps vivans, certains systèmes particuliers d'organisation, différens de ceux que l'on observe aux points où l'échelle animale et l'échelle végétale paroissent commencer ? N'est-il pas présumable, comme de savans naturalistes l'ont déjà pensé, que les vers intestins, qu'on ne trouve jamais ailleurs que dans le corps des autres animaux, y sont des générations directes de la nature ; que certaines vermines qui p89

causent des maladies â la peau ! Ou y pullulent â leur occasion ! Ont encore une semblable origine ? Et parmi les végétaux, pourquoi les moisissures, les champignons divers, les lichens mêmes qui naissent et se multiplient si abondamment sur les troncs d'arbres et sur les pierres, à la faveur de l'humidité et d'une température douce, ne se trouveroient-ils pas dans le même cas ? Sans doute, dès que la nature a créé directement un corps végétal ou animal, bientôt l'existence de la vie dans ce corps lui donne non-seulement la faculté de s'accroître, mais, en outre, celle de préparer des scissions de ses parties ; en un mot, de former des corpuscules granuliformes propres à le reproduire. S'ensuit-il que ce corps, qui vient d'obtenir la faculté de multiplier les individus de son espèce, n'ait pu lui-même provenir que de corpuscules semblables à ceux qu'il sait former ? C'est une question qui, je crois, mérite bien qu'on l'examine. Que les générations directes, qui font l'objet de ce chapitre, aient ou n'aient pas réellement lieu, ce sur quoi, maintenant, je n'ai point d'avis prononcé ; toujours est-il certain, selon moi, que la nature en exécute de réelles au commencement de chaque règne de corps vivans, et que sans cette voie elle n'eût jamais pu donner l'existence p91

aux végétaux et aux animaux qui habitent notre globe. Passons maintenant à l'examen des résultats immédiats de la vie dans un corps. 2E PARTIE CHAPITRE 7 T 2

des résultats immédiats de la vie dans un corps. les lois qui régissent toutes les mutations que nous observons dans la nature, quoique partout les mêmes et jamais en contradiction entre elles, produisent dans les corps vivans des résultats fort différens de ceux qu'elles occasionnent dans les corps privés de la vie, et qui leur sont tout-à-fait opposés. Dans les premiers, à la faveur de l'ordre et de l'état de choses qui s'y trouvent, ces lois tendent et réussissent continuellement à former des combinaisons entre des principes qui, sans cette circonstance, n'en eussent jamais opéré ensemble, à compliquer ces combinaisons et à les surcharger d'élémens constitutifs ; en sorte que la totalité des corps vivans peut être considérée comme formant un laboratoire immense et toujours actif, dans lequel tous les composés qui existent ont originairement puisé leur source. Dans les seconds, au contraire, c'est-à-dire, dans les corps privés de la vie, où aucune force ne concourt, par le moyen d'une harmonie dans p92

les mouvemens, à conserver l'intégrité de ces corps, ces mêmes lois tendent sans cesse à altérer les combinaisons existantes, à les simplifier ou à diminuer la complication de leur composition ; en sorte qu'avec le temps elles parviennent à dégager presque tous les principes qui les constituoient, de leur état de combinaison. Voici un ordre de considérations dont les développemens, bien saisis et appliqués à tous les faits connus, ne peuvent que montrer de plus en plus la solidité du principe que je viens d'établir. Ces considérations, néanmoins, sont très-différentes de celles qui ont fixé l'attention des savans ; car ayant remarqué que les résultats des lois de la nature dans les corps vivans, étoient bien différens de ceux qu'elles produisent dans les corps inanimés, ils ont attribué à des lois particulières, pour les premiers, les faits singuliers qu'on observe en eux, et qui ne sont dus qu'à la différence de circonstances qui existe entre ces corps et ceux qui sont privés de la vie. Ils n'ont pas vu que les corps vivans, par leur nature, c'est-à-dire, par l'état et l'ordre de choses qui produisent en eux la vie, donnoient aux lois qui les régissent une direction, une force et des propriétés qu'elles ne peuvent avoir dans les corps inanimés ; en sorte que, négligeant p93

de considérer qu'une même cause varie nécessairement dans ses produits, lorsqu'elle agit sur des objets différens par leur nature et les circonstances qui les concernent, ils ont pris, pour expliquer les faits observés, une route tout-à-fait opposée à celle qu'il falloit suivre. En effet, on a dit que les corps vivans avoient la faculté de résister aux lois et aux forces auxquelles tous les corps non vivans ou de matière inerte sont assujettis, et qu'ils se régissoient par des lois qui leur étoient particulières. Rien n'est moins vraisemblable, et n'est, en effet, moins prouvé, que cette prétendue faculté qu'on attribue aux corps vivans, de résister aux forces auxquelles tous les autres corps sont soumis. Cette opinion, qui est à peu près généralement admise, puisqu'on la trouve exposée dans tous les ouvrages modernes qui traitent de ce sujet, me paroît avoir été imaginée ; d'une part, par l'embarras où l'on s'est trouvé lorsqu'on a voulu expliquer les causes des différens phénomènes de la vie ; et de l'autre part, par la considération, intérieurement sentie, de la faculté que possèdent les corps vivans, de former eux-mêmes leur propre substance, de réparer les altérations que subissent les matières qui composent leurs parties ; enfin, de donner lieu à des combinaisons qui n'eussent jamais existé sans eux. Ainsi, p94

au défaut de moyens, on a tranché la difficulté, en supposant des lois particulières que l'on s'est dispensé en même temps de déterminer. Pour prouver que les corps qui possèdent la vie sont assujettis à un ordre de lois qui est différent de celui auquel obéissent les êtres inanimés, et que les premiers jouissent, en conséquence, d'une force particulière, dont la principale propriété est, dit-on, de les soustraire à l'empire des affinités chimiques, M Richerand cite les phénomènes que présente l'observation du corps humain vivant ; savoir : " l'altération des alimens par les organes digestifs ; l'absorption qu'opèrent les vaisseaux chyleux de leur partie nutritive ; la circulation de ces sucs nourriciers dans le système sanguin ; les changemens qu'ils éprouvent en traversant les poumons et les glandes sécrétoires ; l'impressionnabilité par les objets extérieurs ; le pouvoir de s'en rapprocher ou de les fuir ; en un mot, toutes les fonctions qui s'exercent dans l'économie animale. " outre ces phénomènes, ce savant cite, comme preuves plus directes, la sensibilité et la contractilité, deux propriétés dont sont doués les organes auxquels les fonctions qui s'exécutent dans l'économie animale sont confiées. élémens de physiologie. quoique les phénomènes organiques qui viennent p95

d'être cités, ne soient pas généraux à l'égard des corps vivans, ne le soient pas même relativement aux animaux, ils sont néanmoins très-fondés à l'égard d'un grand nombre de ces derniers et du corps humain vivant ; et ils prouvent effectivement l'existence d'une force particulière qui anime les corps qui jouissent de la vie ; mais cette force ne résulte nullement de lois propres à ces corps ; elle prend sa source dans la cause excitatrice des mouvemens vitaux. Or, cette cause qui, dans les corps vivans, peut donner lieu à la force en question, ne sauroit la produire dans les corps bruts ou sans vie, et ne sauroit animer ces derniers, quoiqu'elle soit influente à l'égard des uns et des autres. D'ailleurs, la force dont il s'agit ne soustrait pas totalement les différentes parties des corps vivans à l'empire des affinités chimiques ; et M Richerand convient lui-même qu'il se passe dans les machines animées des effets bien évidemment chimiques, physiques et mécaniques ; seulement ces effets sont toujours influencés, modifiés et altérés par les forces de la vie. J'ajouterai aux réflexions de M Richerand sur ce sujet, que les altérations et les changemens que les effets des affinités chimiques produisent dans les parties des corps vivans, où ils tendent à détruire l'état de choses propre à y conserver la p96

vie, y sont sans cesse réparés, quoique plus ou moins complétement, par les résultats de la force vitale qui agit dans ces corps. Or, pour faire exister cette force vitale, et lui donner les propriétés qu'on lui connoît, la nature n'a pas besoin de lois particulières ; celles qui régissent généralement tous les corps lui suffisent parfaitement pour cet objet. La nature ne complique jamais ses moyens sans nécessité : si elle a pu produire tous les phénomènes de l'organisation, à l'aide des lois et des forces auxquelles tous les corps sont généralement soumis, elle l'a fait sans doute, et n'a pas créé, pour régir une partie de ses productions, des lois et des forces opposées à celles qu'elle emploie pour régir l'autre partie. Il suffit de savoir que la cause qui produit la force vitale dans des corps où l'organisation et l'état des parties permettent à cette force d'y exister et d'y exciter les fonctions organiques, ne sauroit donner lieu à une puissance semblable dans des corps bruts ou inorganiques, en qui l'état des parties ne peut permettre les actes et les effets qu'on observe dans les corps vivans. La même cause dont je viens de parler, ne produit, à l'égard des corps bruts ou des matières inorganiques, qu'une force qui sollicite sans cesse leur décomposition, et qui l'opère effectivement et p97

successivement, en se conformant aux affinités chimiques, lorsque l'intimité de leur combinaison ne s'y oppose pas. Il n'y a donc nulle différence dans les lois physiques, par lesquelles tous les corps qui existent se trouvent régis ; mais il s'en trouve une considérable dans les circonstances citées où ces lois agissent. La force vitale, nous dit-on, soutient une lutte perpétuelle contre les forces auxquelles obéissent les corps inanimés ; et la vie n'est que ce combat prolongé entre ces deux forces différentes. Pour moi, je ne vois ici, de part et d'autre, qu'une même force qui est sans cesse composante dans tel ordre de choses, et décomposante dans tel autre contraire. Or, comme les circonstances que ces deux ordres de choses occasionnent, se rencontrent toujours dans les corps vivans, mais non à la fois dans leurs mêmes parties, et qu'elles s'y forment, en succédant les unes aux autres, par les changemens que les mouvemens vitaux ne cessent d'y opérer ; il existe dans ces corps, pendant leur vie, une lutte perpétuelle entre celles de ces circonstances qui y rendent la force vitale composante, et celles, toujours renaissantes, qui la rendent décomposante. Avant de développer ce principe, exposons quelques considérations qu'il importe de ne point perdre de vue. p98

Si tous les actes de la vie, et tous les phénomènes organiques, sans exception, ne sont que le résultat des relations qui existent entre des parties contenantes dans un état approprié, et des fluides contenus mis en mouvement, au moyen d'une cause stimulante qui excite ces mouvemens ; les effets suivans devront nécessairement provenir de l'existence, dans un corps, de l'ordre et de l'état de choses que je viens d'énoncer. Effectivement, par suite de ces relations, ainsi que des mouvemens, des actions et des réactions que produit la cause stimulante que je viens de citer, il s'opère sans cesse dans tout corps qui jouit d'une vie active : 1) des changemens dans l'état des parties contenantes de ce corps (surtout parmi les plus souples), et dans celui de ses fluides contenus ; 2) des pertes réelles dans ces parties contenantes et ces fluides contenus, occasionnées par les changemens qui s'opèrent dans leur état ou leur nature ; pertes qui donnent lieu à des dépôts, des dissipations, des évacuations et des sécrétions de matières, dont les unes ne peuvent plus être employées, tandis que les autres peuvent l'être à certains usages ; 3) des besoins, toujours renaissans, de réparation pour les pertes éprouvées ; besoins qui exigent perpétuellement, dans ce corps, l'introduction p99

de nouvelles matières propres à y satisfaire, et auxquels satisfont effectivement les alimens dont les animaux font usage, et les absorptions qu'effectuent les végétaux ; 4) enfin, des combinaisons de divers genres que les circonstances des différens actes de la vie et les résultats de ces actes mettent uniquement dans le cas de s'effectuer ; combinaisons qui, sans ces résultats et ces circonstances, n'eussent jamais eu lieu. Ainsi, pendant la durée de la vie dans un corps, il se forme donc sans cesse des combinaisons qui sont d'autant plus surchargées de principes, que l'organisation de ce corps y est plus propre ; et il se forme aussi sans cesse, parmi ses composés, des altérations, et à la fin des destructions qui donnent lieu perpétuellement aux pertes qu'il éprouve. Tel est le fait positif et principal que l'observation constante des phénomènes de la vie confirmera toujours. Reprenons ici l'examen des deux considérations importantes dont j'ai parlé plus haut, et qui nous donnent, en quelque sorte, la clef de tous les phénomènes relatifs aux corps composés ; les voici : la première concerne une cause générale et continuellement active, qui détruit, quoique avec une lenteur ou une promptitude plus ou p100

moins grande, tous les composés qui existent ; la seconde est relative à une puissance qui forme sans cesse des combinaisons, et qui les complique et les surcharge de principes, à mesure que les circonstances y sont favorables. Or, quoique ces deux puissances soient en opposition, l'une et l'autre, néanmoins, prennent leur source dans des lois et des forces qui ne le sont nullement entre elles, mais qui régissent leurs effets dans des circonstances très-différentes. J'ai déjà établi dans plusieurs de mes ouvrages que, par le moyen des lois et des forces qu'emploie la nature, toute combinaison ou toute matière composée tend à se détruire ; et que sa tendance, à cet égard, est plus ou moins grande, plus ou moins prompte à s'effectuer, selon la nature, le nombre, les proportions et l'intimité d'union des principes qui la constituent. La raison en est que, parmi les principes combinés dont il s'agit, certains d'entre eux n'ont pu subir l'état de combinaison, que par l'action d'une force qui leur est étrangère, et qui les modifie en les fixant ; en sorte que ces principes ont une tendance continuelle à se dégager ; tendance qu'ils effectuent à la provocation de toute cause qui la favorise. p101

Ainsi, la plus légère attention suffira pour nous convaincre que la nature (l'activité du mouvement établi dans toutes les parties de notre globe) travaille sans relâche à détruire tous les composés qui existent ; à dégager leurs principes de l'état de combinaison, en leur présentant sans cesse des causes qui provoquent ce dégagement ; et à ramener ces principes à l'état de liberté qui leur rend les facultés qui leur sont propres, et qu'ils tendent à conserver toujours : telle est la première des deux considérations énoncées ci-dessus. Mais j'ai fait voir, en même temps, qu'il existe aussi dans la nature une cause particulière, puissante et continuellement active, qui a la faculté de former des combinaisons, de les multiplier, de les diversifier, et qui tend sans cesse à les surcharger de principes. Or, cette cause puissante, qu'embrasse la seconde des deux considérations citées, réside dans l'action organique des corps vivans, où elle forme continuellement des combinaisons qui n'eussent jamais existé sans elle. Cette cause particulière ne se trouve point dans des lois qui soient propres à ces corps vivans, et que l'on puisse regarder comme opposées à celles qui régissent les autres corps ; mais elle prend sa source dans un ordre de choses essentiel à l'existence de la vie, et surtout dans p102

une force qui résulte de la cause excitatrice des mouvemens organiques. Conséquemment, la cause particulière qui forme les matières composées des corps vivans, naît de l'unique circonstance capable de la faire exister. Afin de pouvoir être entendu à cet égard, je dois faire remarquer que deux hypothèses ont été imaginées, dans l'intention d'expliquer tous les faits relatifs aux composés existans, aux mutations qu'ils subissent, et aux combinaisons peu compliquées que nous pouvons former nous-mêmes, détruire et rétablir ensuite. L'une, généralement admise, est l'hypothèse des affinités : elle est assez connue. L'autre, et c'est mon opinion particulière, repose sur la considération qu'aucune matière simple quelconque ne peut avoir de tendance par elle-même à se combiner avec une autre ; que les affinités entre certaines matières ne doivent point être regardées comme des forces, mais comme des convenances qui permettent la combinaison de ces matières ; et qu'enfin, nulles d'entre elles ne peuvent se combiner ensemble, que lorsqu'une force qui leur est étrangère les contraint à le faire, et que leurs affinités ou leurs convenances le leur permettent. Selon l'hypothèse admise de ces affinités, auxquelles les chimistes attribuent des forces actives p103

et particulières, tout ce qui environne les corps vivans tend à les détruire ; en sorte que si ces corps ne possédoient pas en eux un principe de réaction, ils succomberoient bientôt par suite des actions qu'exercent sur eux les matières qui les environnent. De là, au lieu de reconnoître qu'une force excitatrice des mouvemens, existe sans cesse dans les milieux qui environnent tous les corps, soit vivans, soit inanimés ; et que, dans les premiers, elle réussit à opérer les phénomènes qu'ils présentent, tandis que, dans les seconds, elle amène successivement des changemens que les affinités permettent, et finit par détruire toutes les combinaisons existantes ; on a mieux aimé supposer que la vie, dans les corps qui la possèdent, ne se maintient et ne développe cette suite de phénomènes qui leur sont propres, que parce que ces corps se trouvoient assujettis à des lois qui leur étoient tout-à-fait particulières. Un jour, sans doute, on reconnoîtra que les affinités ne sont point des forces, mais que ce sont des convenances ou des espèces de rapports entre certaines matières, qui leur permettent de contracter entre elles une union plus ou moins intime, à l'aide d'une force générale qui les y contraint, et qui se trouve hors d'elles. Or, comme, entre les différentes matières, les p104

affinités varient, ces matières qui en déplacent d'autres déjà combinées, ne le font que parce qu'ayant une affinité plus grande avec tel ou tel des principes de leur combinaison, elles sont aidées dans cette action par cette force générale, excitatrice des mouvemens, et par celle qui tend à rapprocher et à unir tous les corps. Quant à la vie, tout ce qui en provient, pendant sa durée dans un corps, résulte ; d'une part, de la tendance qu'ont les élémens constitutifs des composés à se dégager de leur état de combinaison, surtout ceux qui ont subi une coercion quelconque ; et de l'autre part, des produits de la force excitatrice des mouvemens. En effet, il est aisé d'apercevoir que, dans un corps organisé, cette force, dont je parle, régularise son action dans chacun des organes de ce corps ; qu'elle met toutes les actions en harmonie, par suite de la connexion de ces organes ; qu'elle répare partout, tant qu'ils conservent leur intégrité, les altérations que la première cause avoit opérées ; qu'elle profite des changemens qui s'exécutent dans les fluides composés et en mouvement, pour s'emparer, parmi ces fluides, des matières assimilées qui s'y rencontrent, et les fixer où elles doivent être ; enfin, qu'elle tend sans cesse, par cet ordre de choses, à la conservation de la vie. Cette même force tend aussi, dans un corps vivant, à l'accroissement p105

des parties ; mais bientôt, par une cause particulière que j'exposerai en son lieu, cet accroissement se borne presque partout, et donne alors à ce corps la faculté de se reproduire. Ainsi, je le répète, cette force singulière, qui prend sa source dans la cause excitatrice des mouvemens organiques, et qui, dans les corps organisés, fait exister la vie, et produit tant de phénomènes admirables, n'est pas le résultat de lois particulières, mais celui de circonstances et d'un ordre de choses et d'actions qui lui donnent le pouvoir de produire de pareils effets. Or, parmi les effets auxquels cette force donne lieu dans les corps vivans, il faut compter celui d'effectuer des combinaisons diverses, de les compliquer, de les surcharger de principes coercibles, et de créer sans cesse des matières qui, sans elle et sans le concours des circonstances dans lesquelles elle agit, n'eussent jamais existé dans la nature. Comme la direction des raisonnemens généralement admis par les physiologistes, les physiciens et les chimistes de notre siècle, est toute autre que celle des principes que je viens d'exposer et que j'ai déjà développés ailleurs, mon but n'est nullement d'entreprendre de changer cette direction, et conséquemment de persuader p106

mes contemporains ; mais j'ai dû rappeler ici les deux considérations dont il s'agit, parce qu'elles complètent l'explication que j'ai donnée des phénomènes de la vie, que je suis convaincu de leur fondement, et que je sais que, sans elles, on sera toujours obligé de supposer pour les corps vivans des lois contraires à celles qui régissent les phénomènes des autres corps. Il me paroît hors de doute que si l'on examinoit suffisamment ce qui se passe à l'égard des objets dont il s'agit, on seroit bientôt convaincu : que tous les êtres doués de la vie ont la faculté, par le moyen des fonctions de leurs organes ; les uns (les végétaux), de former des combinaisons directes, c'est-à-dire, d'unir ensemble des élémens libres après les avoir modifiés, et de produire immédiatement des composés ; les autres (les animaux), de modifier ces composés, et de les changer de nature en les surchargeant de principes et en augmentant les proportions de ces principes d'une manière remarquable. Je persiste donc à dire que les corps vivans forment eux-mêmes, par l'action de leurs organes, la substance propre de leur corps, et les matières diverses que leurs organes sécrètent ; et qu'ils ne prennent nullement dans la nature cette substance toute formée et ces matières qui ne proviennent uniquement que d'eux seuls. p107

C'est au moyen des alimens, dont les végétaux et les animaux sont obligés de faire usage pour conserver leur existence, que l'action des organes de ces corps vivans parvient, en modifiant et changeant ces alimens, à former des matières particulières qui n'eussent jamais existé sans cette cause, et à composer, avec ces matières, par des changemens et des renouvellemens perpétuels, le corps entier qu'elles constituent, ainsi que les produits de ce corps. Par conséquent, toutes les matières, soit végétales, soit animales, étant très-surchargées de principes dans leur combinaison, et surtout de principes coercés, l'homme n'a donc aucun moyen pour en former de pareilles ; il ne peut, par ses opérations, que les altérer, les changer, les détruire enfin, ou en obtenir différentes combinaisons particulières, toujours de moins en moins compliquées. Il n'y a que les mouvemens de la vie, dans chacun des corps qui en sont doués, qui peuvent seuls produire ces matières. Ainsi, les végétaux, qui n'ont ni canal intestinal, ni aucun autre organe quelconque pour exécuter des digestions, et qui n'emploient conséquemment, comme matières alimentaires, que des substances fluides ou dont les molécules n'ont ensemble aucune agrégation (telles que l'eau, l'air atmosphérique, le calorique, la lumière et p108

les gaz qu'ils absorbent), forment cependant avec de pareils matériaux, au moyen de leur action organique, tous les sucs propres qu'on leur connoît et toutes les matières dont leur corps est composé ; c'est-à-dire, forment eux-mêmes les mucilages, les gommes, les résines, le sucre, les sels essentiels, les huiles fixes, et volatiles, les fécules, le gluten, la matière extractive et la matière ligneuse ; toutes substances qui résultent tellement de combinaisons premières ou directes, que jamais l'art n'en pourra former de semblables. Assurément les végétaux ne peuvent prendre dans le sol, par le moyen de leurs racines, les substances que je viens de nommer : elles n'y sont pas, ou celles qui s'y rencontrent sont dans un état d'altération ou de décomposition plus ou moins avancé ; enfin, s'il y en avoit qui fussent encore dans leur état d'intégrité, ces corps vivans ne pourroient en faire aucun usage, qu'ils n'en eussent préalablement opéré la décomposition. Les végétaux seuls ont donc formé directement les matières dont je viens de parler ; mais, hors de ces végétaux, ces matières ne peuvent leur devenir utiles que comme engrais ; c'est-à-dire, qu'après s'être dénaturées, consumées, et avoir subi la somme d'altérations nécessaire pour leur donner cette faculté essentielle des engrais, qui p109

consiste à entretenir autour des racines des plantes une humidité qui leur est favorable. Les animaux ne sauroient former des combinaisons directes, comme les végétaux : aussi font-ils usage de matières composées pour alimens ; ont-ils essentiellement une digestion à exécuter (du moins leur presque totalité), et conséquemment des organes pour cette fonction. Mais ils forment eux-mêmes aussi leur propre substance et leurs matières sécrétoires : or, pour cela, ils ne sont nullement obligés de prendre pour alimens, et ces matières sécrétoires, et une substance semblable à la leur : avec de l'herbe ou du foin, le cheval forme, par l'action de ses organes, son sang, ses autres humeurs, sa chair ou ses muscles ; la substance de son tissu cellulaire, de ses vaisseaux, de ses glandes ; ses tendons, ses cartilages, ses os ; enfin, la matière cornée de ses sabots, de son poil et de ses crins. C'est donc en formant leur propre substance et leurs matières sécrétoires, que les animaux surchargent singulièrement les combinaisons qu'ils produisent, et donnent à ces combinaisons l'étonnante proportion ou quantité des principes qui constituent les matières animales. Maintenant nous ferons remarquer que la substance des corps vivans, ainsi que les matières sécrétoires qu'on leur voit produire, par le moyen p110

de leur action organique, varient dans les qualités qui leur sont propres : 1) selon la nature même de l'être vivant qui les forme : ainsi, les productions végétales sont en général différentes des productions animales ; et, parmi ces dernières, les productions des animaux à vertèbres sont en général différentes de celles des animaux sans vertèbres ; 2) selon la nature de l'organe qui les sépare des autres matières après leur formation : les matières sécrétoires séparées par le foie, ne sont pas les mêmes que celles séparées par les reins, etc. ; 3) selon la force ou la foiblesse des organes de l'être vivant et de leur action : les matières sécrétoires d'une jeune plante ne sont pas les mêmes que celles de la même plante fort âgée ; comme celles d'un enfant ne sont pas les mêmes que celles d'un homme fait ; 4) selon que l'intégrité des fonctions organiques est parfaite, ou qu'elle se trouve plus ou moins altérée : les matières sécrétoires de l'homme sain ne peuvent être les mêmes que celles de l'homme malade ; 5) enfin, selon que le calorique, qui se forme continuellement à la surface de notre globe, quoique dans des quantités variables, suivant la différence des climats, favorise, par son abondance, l'activité organique des corps vivans qu'il pénètre ; p111

ou qu'il ne permet à cette activité organique, par suite de sa grande rareté, qu'une action très-affoiblie : effectivement, dans les climats chauds, les matières sécrétoires que forment les corps vivans, sont différentes de celles qu'ils produisent dans les climats froids ; et, dans ces derniers climats, les matières sécrétées par ces mêmes corps diffèrent aussi entre elles, suivant qu'elles sont formées dans la saison des chaleurs ou pendant les rigueurs de l'hiver. Je n'insisterai pas davantage ici pour montrer que l'action organique des corps vivans forme sans cesse des combinaisons qui n'eussent jamais eu lieu sans cette cause : mais je ferai de nouveau remarquer que s'il est vrai, comme on n'en sauroit douter, que toutes les matières minérales composées, telles que les terres et les pierres, les substances métalliques, sulfureuses, bitumineuses, salines, etc., proviennent des résidus des corps vivans, résidus qui ont subi des altérations successives dans leur composition, à la surface et dans le sein de la terre et des eaux ; il sera de même très-vrai de dire que les corps vivans sont la source première où toutes les matières composées connues ont pris naissance. Voyez mon hydrogéologie. aussi, tenteroit-on vainement de faire une collection riche et variée de minéraux, dans certaines p112

régions du globe, telles que les vastes déserts de l'Afrique, où, depuis nombre de siècles, l'on ne voit plus de végétaux, et où l'on ne rencontre que quelques animaux passagers. Maintenant que j'ai fait voir que les corps vivans formoient eux-mêmes leur propre substance, ainsi que les différentes matières qu'ils sécrètent, je vais dire un mot de la faculté de se nourrir et de celle de s'accroître, dont jouissent, dans de certaines limites, tous ces corps, parce que ces facultés sont encore le résultat des actes de la vie. 2E PARTIE CHAPITRE 8 T 2

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des facultés communes à tous les corps vivans. c'est un fait certain et bien reconnu, que les corps vivans ont des facultés qui leur sont communes, et qu'ils reçoivent, conséquemment, de la vie qui les transmet à tous les corps qui la possèdent. Mais ce qui, je crois, n'a pas été considéré, c'est que les facultés qui sont communes à tous les corps vivans n'exigent point d'organes particuliers pour les produire ; tandis que les facultés qui sont particulières à certains de ces corps exigent absolument l'existence d'un organe spécial propre à y donner lieu. Sans doute, aucune faculté vitale ne peut exister dans un corps, sans l'organisation, et l'organisation elle-même n'est qu'un assemblage d'organes réunis. Mais ces organes, dont la réunion est nécessaire à l'existence de la vie, ne sont nullement particuliers à aucune portion du corps qu'ils composent ; ils sont, au contraire, répandus partout dans ce corps, et partout aussi ils donnent lieu à la vie, ainsi qu'aux facultés essentielles qui en proviennent. Donc les facultés p114

communes à tous les corps vivans sont uniquement produites par les causes mêmes qui font exister la vie. Il n'en est pas de même des organes spéciaux qui donnent lieu à des facultés exclusives à certains corps vivans : la vie peut exister sans eux ; mais lorsque la nature parvient à les créer, les principaux d'entre eux ont une connexion si grande avec l'ordre de choses qui existe dans les corps qui sont dans ce cas, que ces organes sont alors nécessaires à la conservation de la vie dans ces corps. Ainsi, ce n'est que dans les organisations les plus simples que la vie peut exister sans organes spéciaux ; et alors ces organisations sont réduites à ne produire aucune autre faculté que celles qui sont communes à tous les corps vivans. Lorsque l'on se propose de rechercher ce qui appartient essentiellement à la vie, l'on doit distinguer les phénomènes qui sont propres à tous les corps qui la possèdent, de ceux qui sont particuliers à certains de ces corps : et comme les phénomènes que nous offrent les corps vivans sont les indices d'autant de facultés dont ils jouissent, la distinction dont il s'agit séparera utilement les facultés qui sont communes à tous les corps doués de la vie, de celles qui sont particulières à certains d'entre eux. p115

Les facultés communes à tous les corps vivans, c'est-à-dire, celles dont ils sont exclusivement doués, et qui constituent autant de phénomènes qu'eux seuls peuvent produire, sont : 1) de se nourrir à l'aide de matières alimentaires incorporées ; de l'assimilation continuelle d'une partie de ces matières qui s'exécute en eux ; enfin, de la fixation des matières assimilées, laquelle répare d'abord avec surabondance, ensuite plus ou moins complétement, les pertes de substance que font ces corps dans tous les temps de leur vie active ; 2) de composer leur corps, c'est-à-dire, de former eux-mêmes les substances propres qui le constituent, avec des matériaux qui en contiennent seulement les principes, et que les matières alimentaires leur fournissent particulièrement ; 3) de se développer et de s'accroître jusqu'à un certain terme, particulier à chacun d'eux, sans que leur accroissement résulte de l'apposition à l'extérieur des matières qui se réunissent à leur corps ; 4) enfin, de se régénérer eux-mêmes, c'est-à-dire, de produire d'autres corps qui leur soient en tout semblables. Qu'un corps vivant, végétal ou animal, ait une organisation fort simple ou très-composée ; p116

qu'il soit de telle classe, de tel ordre, etc. ; il possède essentiellement les quatre facultés que je viens d'énoncer. Or, comme ces facultés sont exclusivement le propre de tous les corps vivans, on peut dire qu'elles constituent les phénomènes essentiels que ces corps nous présentent. Examinons maintenant ce qu'il nous est possible d'apercevoir et de penser relativement aux moyens que la nature emploie pour produire ces phénomènes exclusivement communs à tous les corps vivans. Si la nature ne crée directement la vie que dans des corps qui ne la possédoient pas ; si elle ne crée l'organisation que dans sa plus grande simplicité ; enfin, si elle n'y entretient les mouvemens organiques qu'à l'aide d'une cause excitatrice de ces mouvemens ; on demandera comment les mouvemens, entretenus dans les parties d'un corps organisé, peuvent donner lieu à la nutrition, à l'accroissement, à la reproduction de ce corps, et lui donner en même temps la faculté de former lui-même sa propre substance. Sans vouloir donner l'explication de tous les objets de détail qui concernent cette oeuvre admirable de la nature, ce qui nous exposeroit à des erreurs, et pourroit compromettre les vérités principales que l'observation a fait p117

apercevoir, je crois que, pour répondre à la question qui vient d'être énoncée, il suffit de présenter les observations et les réflexions suivantes. Les actes de la vie, ou autrement les mouvemens organiques, à l'aide des affinités et de l'écartement des principes déjà combinés que ces mouvemens et la pénétration des fluides subtils entraînent, opèrent nécessairement des changemens dans l'état, soit des parties contenantes, soit des fluides contenus d'un corps vivant. Or, de ces changemens qui forment des combinaisons diverses et nouvelles, résultent différentes sortes de matières, dont les unes, par la continuité du mouvement vital, sont dissipées ou évacuées, tandis que les autres sont seulement séparées des parties qui n'ont pas encore changé de nature. Parmi ces matières séparées, les unes sont déposées en certains lieux du corps, ou reprises par des canaux absorbans, et servent à certains usages ; telles sont la lymphe, la bile, la salive, la matière prolifique, etc. ; mais les autres, ayant reçu certaines assimilations, sont transportées par la force générale qui anime tous les organes et fait exécuter toutes les fonctions, et ensuite sont fixées dans des parties de convenance ou semblables, soit solides, soit souples et contenantes, dont elles réparent les pertes, et dont, en outre, elles augmentent l'étendue, p118

selon leur abondance et la possibilité qu'elles y trouvent. C'est donc par la voie de ces dernières, c'est-à-dire, des matières assimilées, ou devenues propres à certaines parties, que s'exécute la nutrition. ainsi, la première des facultés de la vie, la nutrition, n'est essentiellement qu'une réparation des pertes éprouvées ; ce n'est qu'un moyen qui rétablit ce que la tendance de toutes les matières composées vers leur décomposition étoit parvenue à effectuer à l'égard de celles qui se sont trouvées dans des circonstances favorables. Or, ce rétablissement s'opère à l'aide d'une force qui transporte les matières nouvellement assimilées dans les lieux où elles doivent être fixées, et non par aucune loi particulière, ce que je crois avoir mis en évidence. En effet, chaque sorte de partie du corps animal sécrète et s'approprie, par une véritable affinité, les molécules assimilées qui peuvent s'identifier avec elle. Mais la nutrition est plus ou moins abondante, selon l'état de l'organisation de l'individu. Dans la jeunesse de tout corps organisé doué de la vie, la nutrition est d'une abondance extrême ; et alors elle fait plus que réparer les pertes, car elle ajoute à l'étendue des parties. En effet, dans un corps vivant, toute partie contenante encore nouvelle est, par suite des causes p119

de sa formation, extrêmement souple et d'une foible consistance. La nutrition alors s'y exécute avec tant de facilité qu'elle y est surabondante. Dans ce cas, non-seulement elle répare complétement les pertes ; mais, en outre, par une fixation interne de particules assimilées, elle ajoute successivement à l'étendue des parties, et devient la source de l'accroissement du jeune individu qui jouit de la vie. Mais après un certain terme, qui varie suivant la nature de l'organisation dans chaque race, les parties, même les plus souples, de cet individu, perdent une grande partie de leur souplesse et de leur orgasme vital ; et leur faculté de nutrition se trouve alors proportionnellement diminuée. La nutrition, dans ce cas, se trouve bornée à la réparation des pertes ; l'état du corps vivant est stationnaire pendant un certain temps ; et ce corps jouit, à la vérité, de sa plus grande vigueur, mais ne s'accroît plus. Or, l'excédant des parties préparées, qui n'a pu être employé ni à la nutrition, ni à l'accroissement, reçoit de la nature une autre destination, et devient la source où elle puise ses moyens pour reproduire d'autres individus semblables. Ainsi, la reproduction, troisième des facultés vitales, tire, de même que l'accroissement, son origine de la nutrition, ou plutôt des matériaux p120

préparés pour la nutrition. Mais cette faculté de reproduction ne commence à jouir de son intensité que lorsque la faculté d'accroissement commence à diminuer : on sait assez combien l'observation confirme cette considération ; puisque les organes reproducteurs (les parties sexuelles), dans les végétaux comme dans les animaux, ne commencent à se développer que lorsque l'accroissement de l'individu est sur le point de se terminer. J'ajouterai que les matériaux préparés pour la nutrition étant des particules assimilées et en autant de sortes qu'il y a de parties différentes dans un corps, la réunion de ces diverses particules que la nutrition et l'accroissement n'ont pu employer, fournit les élémens d'un très-petit corps organisé parfaitement semblable à celui dont il provient. Dans un corps vivant très-simple, et qui n'a pas d'organes spéciaux, l'excédant de la nutrition rencontrant le terme qui fixe l'accroissement de l'individu, est alors employé à former et à développer une partie qui se sépare ensuite de ce corps vivant, et qui, continuant de vivre et de s'accroître, constitue un nouvel individu qui lui ressemble. Tel est effectivement le mode de reproduction par scission du corps et par gemmes ou bourgeons, lequel s'exécute sans exiger p121

aucun organe particulier pour y donner lieu. Enfin, à un terme encore plus éloigné, terme pareillement variable, même dans les différens individus d'une race, selon les circonstances de leurs habitudes et celles du climat qu'ils habitent, les parties les plus souples du corps vivant qui y est parvenu ont acquis une rigidité telle, et une si grande diminution dans leur orgasme, que la nutrition ne peut plus réparer qu'incomplétement ses pertes. Alors ce corps dépérit progressivement ; et si quelqu'accident léger, quelqu'embarras intérieur que les forces diminuées de la vie ne sauroient vaincre, n'en amènent pas la fin dans cet individu, sa vieillesse croissante est nécessairement et naturellement terminée par la mort, qui survient à l'époque où l'état de choses qui existoit en lui cesse de permettre l'exécution des mouvemens organiques. On a nié cette rigidité des parties molles, croissante avec la durée de la vie, parce qu'on a vu qu'après la mort le coeur et les autres parties molles d'un vieillard s'affaissoient plus fortement et devenoient plus flasques que dans un enfant ou un jeune homme qui vient de mourir. Mais on n'a pas fait attention que l'orgasme et l'irritabilité qui subsistent quelque temps encore après la mort, se prolongeoient davantage et conservoient plus d'intensité dans les jeunes individus que dans p122

les vieillards, où ces facultés très-diminuées s'éteignent presqu'en même temps que la vie, et que cette cause seule donnoit lieu aux effets remarqués. C'est ici le lieu de faire voir que la nutrition ne peut s'opérer sans augmenter peu à peu la consistance des parties qu'elle répare. Tous les corps vivans, et principalement ceux en qui une chaleur interne se développe et s'entretient pendant le cours de la vie, ont continuellement une portion de leurs humeurs et même du tissu de leur corps dans un véritable état de décomposition ; ils font sans cesse, par conséquent, des pertes réelles, et l'on ne peut douter que ce ne soit aux suites de ces altérations des solides et des fluides des corps vivans que sont dues différentes matières qui se forment en eux, dont les unes sont sécrétées et déposées ou retenues, tandis que les autres sont évacuées par diverses voies. Ces pertes ameneroient bientôt la détérioration des organes et des fluides de l'individu, si la nature n'eut pas donné aux corps vivans qui les éprouvent, une faculté essentielle à leur conservation ; celle de les réparer. Or, des suites de ces pertes et de ces réparations perpétuelles, il arrive qu'après un certain temps de la durée de la vie, le corps qui y est assujetti peut ne plus avoir dans p123

ses parties aucune des molécules qui les composoient originairement. On sait que la nutrition effectue les réparations dont je viens de parler ; mais elle le fait plus u moins complétement, selon l'âge et l'état des organes de l'individu, comme je l'ai remarqué plus haut. Outre cette inégalité connue dans le rapport des pertes aux réparations selon les âges des individus, il en existe une autre très-importante à considérer, et à laquelle cependant il ne paroît pas qu'on ait donné d'attention. Il s'agit de l'inégalité constante qui a lieu entre les matières assimilées et fixées par la nutrition, et celles qui se dégagent à la suite des altérations continuelles qui viennent d'être citées. J'ai fait voir dans mes recherches, etc., que la cause de cette inégalité vient de ce que l’ assimilation (la nutrition qui en résulte) fournit toujours plus de principes ou de matières fixes que la cause des pertes n’ en enlève ou n’ en fait dissiper. les pertes et les réparations successives que font sans cesse les parties des corps vivans ont été depuis long-temps reconnues ; et néanmoins ce n'est que depuis peu d'années que l'on commence p124

à sentir que ces pertes résultent des altérations que les fluides et même les solides de ces corps éprouvent continuellement dans leur état et leur nature. Enfin, bien des personnes encore ont de la peine à se persuader que ce sont les résultats de ces altérations et des changemens ou combinaisons qui s'opèrent sans cesse dans les fluides essentiels des corps vivans, qui donnent lieu à la formation des différentes matières sécrétoires, ce que j'ai déjà établi. Or, s'il est vrai, d'une part, que les pertes emportent du corps vivant moins de matières fixes, terreuses et toujours concrètes, que de matières fluides, et surtout que de matières coercibles ; et de l'autre part, que la nutrition fournit graduellement aux parties plus de matières fixes que de matières fluides et de substances coercibles ; il en résultera que les organes acquerront peu à peu une rigidité croissante qui les rendra progressivement moins propres à l'exécution de leurs fonctions, ce qui a effectivement lieu. Loin que tout ce qui environne les corps vivans tende à les détruire, ce que l'on répète dans tous les ouvrages physiologiques modernes ; je suis convaincu, au contraire, qu'ils ne conservent leur p125

existence qu'à l'aide d'influences extérieures, et que la cause qui amène essentiellement la mort de tout individu possédant la vie, est en lui-même et non hors de lui. Je vois, en effet, clairement que cette cause résulte de la différence qui s'établit peu à peu entre les matières assimilées et fixées par la nutrition, et celles rejetées ou dissipées par les déperditions continuelles que font les corps qui jouissent de la vie, les matières coercées étant toujours les premières et les plus faciles à se dégager de l'état de combinaison qui les fixoit. En un mot, je vois que cette cause qui amène la vieillesse, la décrépitude, et enfin la mort, réside, par suite de ce que je viens d'exposer, dans l'indurescence proressive des organes ; indurescence qui produit peu à peu la rigidité des parties, et qui, dans les animaux, diminue proportionnellement l'intensité de l'orgasme et de l'irritabilité, roidit et rétrécit les vaisseaux, détruit insensiblement l'influence des fluides sur les solides, et vice versâ ; enfin, dérange l'ordre et l'état de choses nécessaires à la vie, et finit par l'anéantir entièrement. Je crois avoir prouvé que les facultés communes à tous les corps vivans sont de se nourrir ; de composer eux-mêmes les différentes substances qui constituent les parties de leur corps ; de se p126

développer et de s'accroître jusqu'à un terme particulier à chacun d'eux ; de se régénérer, c'est-à-dire, de reproduire d'autres individus qui leur ressemblent ; enfin, de perdre la vie qu'ils possédoient, par une cause qui est en eux-mêmes. Maintenant je vais considérer les facultés particulières à certains corps vivans ; et je me bornerai, comme je viens de le faire, à l'exposition des faits généraux, ne voulant entrer dans aucun des détails connus qui se trouvent dans les ouvrages de physiologie. 2E PARTIE CHAPITRE 9 T 2

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des facultés particulières à certains corps vivans. de même qu'il y a des facultés qui sont communes à tous les corps qui jouissent de la vie, ce que j'ai fait voir dans le chapitre précédent, de même aussi l'on observe dans certains corps vivans des facultés qui leur sont particulières, et que les autres ne possèdent nullement. Ici, se présente une considération capitale, à laquelle il importe infiniment d'avoir égard si l'on veut faire des progrès ultérieurs dans les sciences naturelles : la voici. Comme il est de toute évidence que l'organisation, soit animale, soit végétale, s'est elle-même, par les suites du pouvoir de la vie, composée et compliquée graduellement, depuis celle qui est dans sa plus grande simplicité, jusqu'à celle qui offre la plus grande complication, le plus d'organes, et qui donne aux corps vivans, dans ce cas, les facultés les plus nombreuses ; il est aussi de toute évidence que chaque organe spécial, et que la faculté qu'il procure, ayant une fois p128

été obtenus, doivent ensuite exister dans tous les corps vivans qui, dans l'ordre naturel, viennent après ceux qui les possèdent, à moins que quelque avortement ne les ait fait disparoître. Mais avant l'animal ou le végétal qui, le premier, a obtenu cet organe, ce seroit en vain qu'on chercheroit, parmi des corps vivans plus simples et plus imparfaits, soit l'organe, soit la faculté en question ; ni cet organe, ni la faculté qu'il procure ne sauroient s'y rencontrer. S'il en étoit autrement, toutes les facultés connues seroient communes à tous les corps vivans, tous les organes se rencontreroient dans chacun de ces corps, et la progression dans la composition de l'organisation n'auroit pas lieu. Il est, au contraire, bien démontré par les faits, que l'organisation offre une progression évidente dans sa composition, et que tous les corps vivans ne possèdent pas les mêmes organes. Or, je ferai voir dans l'instant que, faute d'avoir suffisamment considéré l'ordre de la nature dans ses productions, et la progression remarquable qui se trouve dans la composition de l'organisation, les naturalistes ont fait des efforts très-infructueux pour retrouver dans certaines classes, soit d'animaux, soit de végétaux, des organes et des facultés qui ne pouvoient s'y rencontrer. Il faut donc, dans l'ordre naturel des animaux, p129

par exemple, se pénétrer d'abord du point de cet ordre où tel organe a commencé d'exister, afin de ne plus chercher le même organe dans les points beaucoup plus antérieurs du même ordre, si l'on ne veut retarder la science en attribuant hypothétiquement à des parties, dont on ne connoît pas la nature, des facultés qu'elles ne sauroient avoir. Ainsi, plusieurs botanistes ont fait des efforts inutiles pour retrouver la génération sexuelle dans les plantes agames (les cryptogames de Linnée), et d'autres ont cru trouver dans ce qu'on nomme les trachées des végétaux un organe spécial pour la respiration. De même plusieurs zoologistes ont voulu retrouver un poumon dans certains mollusques, un squelette dans les astéries ou étoiles de mer, des branchies dans les méduses : enfin, un corps savant vient de proposer, cette année, pour sujet de prix, de rechercher s'il existe une circulation dans les radiaires. Assurément, de pareilles tentatives prouvent combien on est encore peu pénétré de l'ordre naturel des animaux, de la progression qui existe dans la composition de l'organisation, et des principes essentiels qui doivent résulter de la connoissance de cet ordre. D'ailleurs, en fait d'organisation, et lorsqu'il s'agit d'objets p130

très-petits et inconnus, on croit voir tout ce que l'on veut voir ; et l'on trouvera ainsi tout ce que l'on voudra, comme cela est déjà arrivé, en attribuant arbitrairement des facultés à des parties dont on n'a su reconnoître ni la nature ni l'usage. Considérons maintenant quelles sont les facultés principales qui sont particulières à certains corps doués de la vie, et voyons dans quel point de l'ordre naturel, soit des animaux, soit des végétaux, chacune de ces facultés, ainsi que les organes qui y donnent lieu, ont commencé d'exister. Les facultés particulières à certains corps vivans, et que conséquemment les autres corps doués de la vie ne possèdent pas, sont principalement : 1) de digérer des alimens ; 2) de respirer par un organe spécial ; 3) d'exécuter des actions et des locomotions, par des organes musculaires ; 4) de sentir ou de pouvoir éprouver des sensations ; 5) de se multiplier par la génération sexuelle ; 6) d'avoir leurs fluides essentiels en circulation ; 7) d'avoir, dans un degré quelconque, de l'intelligence. Il y a bien d'autres facultés particulières dont p131

on trouve des exemples parmi les corps qui jouissent de la vie, et principalement parmi les animaux ; mais je me borne à considérer celles-ci, parce qu'elles sont les plus importantes, et que ce que je vais présenter à leur égard suffit à mon objet. Les facultés qui ne sont pas communes à tous les corps vivans viennent toutes, sans exception, d'organes spéciaux qui y donnent lieu, et conséquemment d'organes que tous les corps doués de la vie ne possèdent point ; et les actes qui produisent ces facultés sont des fonctions de ces organes. En conséquence, sans examiner si les fonctions des organes dont il s'agit s'exécutent continuellement ou avec interruption, et selon les circonstances ; et sans considérer si ces fonctions concernent, soit la conservation de l'individu, soit celle de l'espèce ; ou si elles font communiquer l'individu avec les corps qui lui sont étrangers et qui l'environnent, je vais exposer sommairement mes idées sur les fonctions organiques qui donnent lieu aux sept facultés citées ci-dessus. Je prouverai que chacune d'elles est particulière à certains animaux, et qu'elle ne peut être commune à tous les individus qui composent leur règne. la digestion : c'est la première des facultés p132

particulières dont jouissent la plupart des animaux, et c'est, en même temps, une fonction organique qui s'exécute dans une cavité centrale de l'individu ; cavité qui, quoique variée dans sa forme, selon les races, est, en général, conformée en tube ou en canal, ayant tantôt une seule de ses extrémités ouverte, et tantôt l'une et l'autre. La fonction dont il s'agit, qui ne s'opère que sur des matières composées, étrangères aux parties de l'individu, et qu'on nomme alimentaires, consiste d'abord à détruire l'agrégation des molécules constituantes et ordinairement agrégées des matières alimentaires introduites dans la cavité digestive ; et ensuite à changer l'état et les qualités de ces molécules, de manière qu'une partie d'entre elles devienne propre à former du chyle, et à renouveler ou réparer le fluide essentiel de l'individu. Des liqueurs répandues dans l'organe digestif par les conduits excréteurs de diverses glandes placées dans le voisinage, liqueurs qui se versent principalement aux époques où une digestion doit s'exécuter, facilitent d'abord la dissolution, c'est-à-dire, la destruction de l'agrégation des molécules des matières alimentaires, et ensuite concourent à opérer les changemens que doivent subir ces molécules. Alors celles de ces molécules qui sont suffisamment changées et préparées, p133

nageant dans les liqueurs digestives et autres qui leur servent de véhicule, pénètrent, par les pores absorbans des parois du tube alimentaire ou intestinal, dans les vaisseaux chyleux ou dans les secondes voies, et y constituent ce fluide précieux qui vient réparer le fluide essentiel de l'individu. Toutes les molécules ou parties plus grossières qui n'ont pu servir à la formation du chyle, sont ensuite rejetées de la cavité alimentaire. Ainsi, l'organe spécial de la digestion est la cavité alimentaire dont l'ouverture antérieure, par laquelle les alimens sont introduits dans cette cavité, porte le nom de bouche, tandis que celle de l'extrémité postérieure, lorsqu'elle existe, s'appelle l'anus. il suit de cette considération, que tous les corps vivans qui manquent de cavité alimentaire, n'ont jamais de digestion à exécuter ; et comme toute digestion s'effectue sur des matières composées, et qu'elle détruit l'agrégation des molécules alimentaires engagées dans des masses solides, il en résulte que les corps vivans qui n'en exécutent point, ne se nourrissent que d'alimens fluides, soit liquides, soit gazeux. Tous les végétaux sont dans le cas que je viens de citer ; ils manquent d'organe digestif, et n'ont effectivement jamais de digestion à exécuter. p134

La plupart des animaux, au contraire, ont un organe spécial pour la digestion, qui leur donne la faculté de digérer ; mais cette faculté n'est pas, comme on l'a dit, commune à tous les animaux, et ne sauroit être citée comme un des caractères de l'animalité. En effet, les infusoires ne la possèdent point, et en vain chercheroit-on une cavité alimentaire dans une monade, une volvoce, un protée, etc. ; on ne la trouveroit point. La faculté de digérer n'est donc que particulière au plus grand nombre des animaux. La respiration : c'est la seconde des facultés particulières à certains animaux, parce qu'elle est moins générale que la digestion ; sa fonction s'exécute dans un organe spécial distinct, lequel est très-diversifié selon les races en qui cette fonction s'opère, et selon la nature du besoin qu'elles en ont. Cette fonction consiste en une réparation du fluide essentiel, et trop promptement altéré de l'individu qui est dans ce cas ; réparation pour laquelle la voie trop lente des alimens ne suffit pas. Or, la réparation dont il s'agit s'effectue dans l'organe respiratoire, à l'aide du contact d'un fluide particulier respiré, lequel, en se décomposant, vient communiquer au fluide essentiel de l'individu des principes réparateurs. p135

Dans les animaux dont le fluide essentiel est peu composé, et ne se meut qu'avec lenteur, les altérations de ce fluide essentiel sont lentes, et alors la voie des alimens suffit seule aux réparations ; les fluides, capables de fournir certains principes réparateurs nécessaires, pénétrant dans l'individu par cette voie ou par celle de l'absorption, et produisant suffisamment leur influence, sans exiger un organe spécial. Ainsi, la faculté de respirer par un organe particulier n'est pas nécessaire à ces corps vivans. Tel est le cas de tous les végétaux, et tel est encore celui d'un assez grand nombre d'animaux, comme ceux qui composent la classe des infusoires et celle des polypes. la faculté de respirer ne doit donc être reconnue exister que dans les corps vivans qui possèdent un organe spécial pour la fonction qui la procure ; car si ceux qui manquent d'un pareil organe ont besoin, pour leur fluide essentiel, de recevoir quelque influence analogue à celle de la respiration, ce qui est très-douteux, ils la reçoivent apparemment par quelque voie générale et lente, comme celle des alimens, ou celle de l'absorption qui s'exécute par les pores extérieurs, et non par le moyen d'un organe particulier. Ainsi les corps vivans dont il s'agit ne respirent pas. p136

Le plus important des principes réparateurs que fournit le fluide respiré au fluide essentiel de l'animal, paroît être l'oxygène. il se dégage du fluide respiré, vient s'unir au fluide essentiel de l'animal, et rend alors à ce dernier des qualités qu'il avoit perdues. On sait qu'il y a deux fluides respiratoires différens qui fournissent l'oxygène dans l'acte de la respiration. Ces fluides sont l'eau et l'air ; ils forment, en général, les milieux dans lesquels les corps vivans se trouvent plongés, ou dont ils sont environnés. L'eau, en effet, est le fluide respiratoire de beaucoup d'animaux qui habitent continuellement dans son sein. On croit que, pour fournir l'oxygène, ce fluide ne se décompose point ; mais qu'entraînant toujours avec lui une certaine quantité d'air qui lui est, en quelque sorte, adhérente, cet air se décompose dans l'acte de la respiration, et fournit alors son oxygène au fluide essentiel de l'animal. C'est de cette manière que les poissons et quantité d'animaux aquatiques respirent ; mais cette respiration est moins active, et fournit plus lentement les principes réparateurs que celle qui se fait par l'air à nu. L'air atmosphérique et à nu est le second fluide respiratoire, et c'est effectivement celui que respire un grand nombre d'animaux qui p137

vivent habituellement dans son sein ou à sa portée : il se décompose promptement dans l'acte de la respiration, et fournit aussitôt son oxygène au fluide essentiel de l'animal, dont il répare les altérations. Cette respiration, qui est celle des animaux les plus parfaits et de beaucoup d'autres, est la plus active, et elle l'est, en outre, d'autant plus, que la nature de l'organe en qui elle s'opère, favorise davantage son activité. Il ne suffit pas de considérer, dans un animal, l'existence d'un organe spécial pour la respiration ; il faut encore avoir égard à la nature de cet organe, afin de juger du degré de perfectionnement de son organisation, par la renaissance, prompte ou lente, des besoins qu'il a de réparer son fluide essentiel. à mesure que le fluide essentiel des animaux se compose davantage, et devient plus animalisé, les altérations qu'il subit, pendant le cours de la vie, sont plus grandes et plus promptes, et les réparations dont il a besoin deviennent graduellement proportionnées aux changemens qu'il éprouve. Dans les animaux les plus simples et les plus imparfaits, tels que les infusoires et les polypes, le fluide essentiel de ces animaux est si peu composé, si peu animalisé, et s'altère avec tant p138

de lenteur, que les réparations alimentaires lui suffisent. Mais, bientôt après, la nature commence à avoir besoin d'un nouveau moyen pour entretenir dans son état utile, le fluide essentiel des animaux. C'est alors qu'elle crée la respiration ; mais elle n'établit d'abord que le système respiratoire le plus foible, le moins actif ; enfin, celui que fournit l'eau lorsqu'elle va elle-même porter partout son influence comme fluide respiré. La nature, ensuite, variant le mode de la respiration, selon le besoin progressivement augmenté du bénéfice qu'elle procure, rend cette fonction de plus en plus active, et finit par lui donner la plus grande énergie. Puisque la respiration aquifère est la moins active, considérons-la d'abord, et nous verrons que les organes qui respirent l'eau sont de deux sortes, lesquelles diffèrent encore entre elles par leur activité. Nous remarquerons ensuite la même chose à l'égard des organes qui respirent l'air. Les organes qui respirent l'eau doivent être distingués en trachées aquifères et en branchies ; comme les organes qui respirent l'air le sont en trachées aérifères et en poumons. il est, en effet, de toute évidence que les trachées aquifères sont aux branchies, ce que les trachées aérifères sont aux poumons. syst des animaux sans vertèbres. p139

les trachées aquifères consistent en un certain nombre de vaisseaux qui se ramifient et s'étendent dans l'intérieur de l'animal, et qui s'ouvrent au dehors par une multitude de petits tubes qui absorbent l'eau : à l'aide de ce moyen, l'eau pénètre continuellement par les tubes qui s'ouvrent au dehors, circule, en quelque sorte, dans tout l'intérieur de l'animal, y va porter l'influence respiratoire, et paroît en sortir en se versant dans la cavité alimentaire. Ces trachées aquifères constituent l'organe respiratoire le plus imparfait, le moins actif, le premier que la nature a créé ; enfin, celui qui appartient à des animaux dont l'organisation est si peu composée, qu'ils n'ont encore aucune circulation pour leur fluide essentiel. On en trouve des exemples remarquables dans les radiaires, telles que les oursins, les astéries, les méduses, etc. Les branchies constituent aussi un organe qui respire l'eau, et qui peut, en outre, s'accoutumer à respirer l'air à nu ; mais cet organe respiratoire est toujours isolé, soit en dedans, soit en dehors de l'animal, et il n'existe que dans des animaux dont l'organisation est déjà assez composée pour avoir un système nerveux et un système de circulation pour leur sang. Vouloir trouver des branchies dans les radiaires et dans les vers, parce qu'ils respirent l'eau, p140

c'est comme si l'on vouloit trouver un poumon dans les insectes, parce qu'ils respirent l'air. Aussi les trachées aérifères des insectes constituent-elles le plus imparfait des organes qui respirent l'air ; elles s'étendent dans toutes les parties de l'animal, et y vont porter l'utile influence de la respiration ; tandis que le poumon, comme les branchies, est un organe respiratoire isolé, qui, lorsqu'il a obtenu son plus grand perfectionnement, est le plus actif des organes respiratoires. Pour bien saisir le fondement de tout ce que je viens d'exposer, il importe de donner quelque attention aux deux considérations suivantes. La respiration, dans les animaux qui n'ont pas de circulation pour leur fluide essentiel, s'effectue avec lenteur, sans mouvement particulier apparent, et dans un système d'organes qui est répandu à peu près dans tout le corps de l'animal. Dans cette respiration, c'est le fluide respiré qui va lui-même porter partout son influence ; le fluide essentiel de l'animal ne va nulle part au-devant de lui. Telle est la respiration des radiaires et des vers, dans laquelle l'eau est le fluide respiré, et telle est ensuite la respiration des insectes et des arachnides, dans laquelle ce fluide respiré est l'air atmosphérique. Mais la respiration des animaux, qui ont une p141

circulation générale pour leur fluide essentiel, présente un mode très-différent : elle s'effectue avec moins de lenteur ; donne lieu à des mouvemens particuliers qui, dans les animaux les plus parfaits, deviennent mesurés ; et s'exécute dans un organe simple, double ou composé, mais qui est isolé, puisqu'il ne s'étend pas partout. Alors le fluide essentiel ou le sang de l'animal va lui-même au-devant du fluide respiré qui ne pénètre que jusqu'à l'organe respiratoire : il en résulte que le sang est contraint de subir, outre la circulation générale, une circulation particulière que je nomme respiratoire. or, comme tantôt il n'y a qu'une partie du sang qui se rende à l'organe de la respiration avant d'être envoyée dans toutes les parties du corps de l'animal, et que tantôt tout le sang passe par cet organe avant son émission dans tout le corps, la circulation respiratoire est donc tantôt incomplète et tantôt complète. Ayant montré qu'il y a deux modes très-différens pour la respiration des animaux qui possèdent un organe respiratoire distinct, je crois qu'on peut donner à celle du premier mode, telle que celle des radiaires, des vers et des insectes, le nom de respiration générale, et qu'il faut nommer respiration locale, celle du second mode qui appartient aux animaux plus parfaits que les p142

insectes, et à laquelle, peut-être, il faudra joindre la respiration bornée des arachnides. ainsi, la faculté de respirer est particulière à certains animaux, et la nature de l'organe par lequel ces animaux respirent, est tellement appropriée à leurs besoins et au degré de perfectionnement de leur organisation, qu'il seroit très-inconvenable de vouloir retrouver dans des animaux imparfaits l'organe respiratoire d'animaux plus parfaits. Le système musculaire : il donne aux animaux en qui il existe, la faculté d'exécuter des actions et des locomotions, et de diriger ces actes, soit par les penchans nés des habitudes, soit par le sentiment intérieur, soit, enfin, par des opérations de l'intelligence. Comme il est reconnu qu'aucune action musculaire ne peut avoir lieu sans l'influence nerveuse, il suit de là que le système musculaire n'a pu être formé qu'après l'établissement du système nerveux, au moins dans sa première simplicité ou sa moindre complication. Or, s'il est vrai que celle des fonctions du système nerveux, qui a pour objet d'envoyer le fluide subtil des nerfs aux fibres musculaires ou à leurs faisceaux, pour les mettre en action, est beaucoup plus simple que celle qui est nécessaire pour produire le sentiment, ce que je compte prouver ; il en doit p143

résulter que, dès que le système nerveux a pu se composer d'une masse médullaire à laquelle aboutissent différens nerfs, ou dès qu'il a pu offrir quelques ganglions séparés, envoyant des filets nerveux à certaines parties, dès lors il a été capable d'opérer l'excitation musculaire, sans pouvoir cependant produire le phénomène du sentiment. Je me crois fondé à conclure de ces considérations, que la formation du système musculaire est postérieure à celle du système nerveux considéré dans sa moindre composition ; mais que la faculté d'exécuter des actions et des locomotions par le moyen des organes musculaires, est, dans les animaux, antérieure à celle de pouvoir éprouver des sensations. Or, puisque le système nerveux est, dans sa première formation, antérieur au système musculaire ; puisqu'il n'a commencé à exister que lorsqu'il s'est trouvé composé d'une masse médullaire principale de laquelle partent différens filets nerveux ; et puisqu'un pareil système d'organes ne peut exister dans des animaux d'une organisation aussi simple que celle des infusoires et du plus grand nombre des polypes ; il est donc de toute évidence que le système musculaire est particulier à certains animaux, que tous ne le possèdent pas, et néanmoins que la faculté p144

d'agir et de se mouvoir, par des organes musculaires, existe dans un plus grand nombre d'animaux que celle de sentir. Pour préjuger l'existence du système musculaire dans les animaux où elle paroît douteuse, il importe de considérer si les parties de ces animaux offrent, aux attaches des fibres musculaires, des points d'appui d'une certaine consistance ou fermeté ; car, par l'habitude d'être tiraillés, ces points d'attache s'affermissent progressivement. On est assuré que le système musculaire existe dans les insectes, et dans tous les animaux des classes postérieures ; mais la nature a-t-elle établi ce système dans des animaux plus imparfaits que les insectes ? Si elle l'a fait, on peut penser, à l'égard des radiaires, que ce n'est guères que dans les échinodermes et dans les fistulides, et non dans les radiaires mollasses : peut-être a-t-elle ébauché ce système dans les actinies ; la consistance assez coriace de leur corps autorise à le croire ; mais on ne sauroit supposer son existence dans les hydres, ni dans la plupart des autres polypes, et encore moins dans les infusoires. Il est possible que, lorsque la nature a commencé l'établissement d'un système d'organes particulier quelconque, elle ait choisi les circonstances favorables à l'exécution de cette création ; p145

et qu'en conséquence, dans l'échelle que nous formons des animaux, il y ait vers l'origine de l'établissement de ce système, quelques interruptions occasionnées par les cas où sa formation n'a pu avoir lieu. L'observation bien suivie des opérations de la nature et guidée par ces considérations, nous apprendra sans doute bien des choses que nous ignorons encore sur ces sujets intéressans ; et peut-être nous fera-t-elle découvrir que, quoique la nature ait pu commencer l'établissement du système musculaire dans les radiaires, les vers, qui viennent ensuite, n'en sont pas encore pourvus. Si cette considération est fondée, elle confirmera celle que j'ai déjà présentée à l'égard des vers ; savoir : qu'ils paroissent constituer une branche particulière de la chaîne animale, recommencée par des générations directes. Le système musculaire, bien prononcé et bien connu dans les insectes, se montre ensuite toujours et partout dans les animaux des classes suivantes. Le sentiment : c'est une faculté qui doit occuper le quatrième rang parmi celles qui ne sont pas communes à tous les corps qui possèdent la vie ; car la faculté de sentir paroît moins générale encore que celle du mouvement musculaire, celle de respirer, et celle de digérer. p146

On verra plus loin que le sentiment n'est qu'un effet, c'est-à-dire, que le résultat d'un acte organique, et non une faculté inhérente ou propre à aucune des matières qui composent les parties d'un corps susceptible de l'éprouver. Aucune de nos humeurs, ni aucun de nos organes, pas même nos nerfs, n'ont en propre la faculté de sentir. Ce n'est que par illusion que nous attribuons l'effet singulier qu'on nomme sensation ou sentiment, à une partie affectée de notre corps ; aucune des matières qui composent cette partie affectée ne sent réellement et ne sauroit sentir. Mais l'effet très-remarquable auquel on donne le nom de sensation, et celui de douleur, lorsqu'il est trop intense, est le produit de la fonction d'un système d'organes très-particulier, dont les actes s'exécutent selon les circonstances qui les provoquent. J'espère prouver que cet effet qui constitue le sentiment ou la sensation, résulte évidemment d'une cause affectante qui excite une action dans toutes les parties du système d'organes spécial qui y est propre, laquelle, par une répercussion plus prompte que l'éclair, et qui s'effectue dans toutes les parties du système, reporte son effet général dans le foyer commun, où la sensation s'opère, et de là propage cette sensation jusqu'au point du corps qui fut affecté. p147

J'essayerai de développer, dans la troisième partie de cet ouvrage, le mécanisme admirable de l'effet qui constitue ce qu'on nomme sentiment : ici je dirai seulement que le système d'organes particulier, qui peut produire un pareil effet, est connu sous le nom de système nerveux ; et j'ajouterai que le système dont il s'agit n'acquiert la faculté de donner lieu au sentiment, que lorsqu'il est assez avancé dans sa composition pour offrir des nerfs nombreux qui se rendent à un foyer commun ou centre de rapport. Il résulte de ces considérations, que tout animal qui ne possède pas un système nerveux, dans l'état cité, ne sauroit éprouver l'effet remarquable dont il vient d'être question, et conséquemment ne peut avoir la faculté de sentir ; à plus forte raison tout animal qui n'a point de nerfs aboutissant à une masse médullaire principale, doit-il être privé du sentiment. Ainsi donc la faculté de sentir ne peut être commune à tous les corps vivans, puisqu'il est généralement reconnu que les végétaux n'ont point de nerfs, ce qui ne leur permet nullement de la posséder ; mais on a cru cette faculté commune à tous les animaux, et c'est une erreur évidente ; car tous les animaux ne sont point et ne peuvent être munis de nerfs ; outre cela, ceux en qui des nerfs commencent à exister, ne possèdent p148

pas encore un système nerveux, pourvu des conditions qui le rendent propre à la production du sentiment. Aussi est-il probable que dans son origine ou son imperfection première, ce système n'a d'autre faculté que celle d'exciter le mouvement musculaire : par conséquent la faculté de sentir ne sauroit être commune à tous les animaux. S'il est vrai que toute faculté particulière à certains corps vivans, provienne d'un organe spécial qui y donne lieu, ce qui est prouvé partout par le fait même ; il le doit être aussi que la faculté de sentir, qui est évidemment particulière à certains animaux, est uniquement le produit d'un organe ou d'un système d'organes particulier capable, par ses actes, de produire le sentiment. D'après cette considération, le système nerveux constitue l'organe spécial du sentiment, lorsqu'il est composé d'un centre unique de rapport et de nerfs qui y aboutissent. Or, il paroît que ce n'est guères que dans les insectes que la composition du système nerveux commence à être assez avancée pour pouvoir produire en eux le sentiment, quoique d'une manière encore obscure. Cette faculté se retrouve ensuite dans tous les animaux des classes postérieures, avec des progrès proportionnés dans son perfectionnement. p149

Mais dans des animaux plus imparfaits que les insectes, tels que les vers et les radiaires, si l'on trouve quelques vestiges de nerfs et de ganglions séparés, on a de grands motifs pour présumer que ces organes ne sont propres qu'à l'excitation du mouvement musculaire, la plus simple faculté du système nerveux. Enfin, quant aux animaux plus imparfaits encore, tels que le plus grand nombre des polypes et tous les infusoires, il est de toute évidence qu'ils ne peuvent posséder un système nerveux capable de leur donner la faculté de sentir, ni même celle de se mouvoir par des muscles : en eux, l'irritabilité seule y supplée. Ainsi, le sentiment n'est pas une faculté commune à tous les animaux, comme on l'a généralement pensé. La génération sexuelle : c'est une faculté particulière qui, dans les animaux, est à peu près aussi générale que le sentiment ; elle résulte d'une fonction organique non essentielle à la vie, et qui a pour but d'opérer la fécondation d'un embryon qui devient alors susceptible de posséder la vie, et de constituer, après ses développemens, un individu semblable à celui ou à ceux dont il provient. Cette fonction s'exécute dans des temps particuliers, tantôt réglés et tantôt qui ne le sont p150

pas, par le concours de deux systèmes d'organes qu'on nomme sexuels, dont l'un constitue les organes mâles, et l'autre ceux qui sont nommés femelles. la génération sexuelle s'observe dans les animaux et dans les végétaux ; mais elle est particulière à certains animaux et à certaines plantes, et n'est point une faculté commune aux uns et aux autres de ces corps vivans : la nature ne pouvoit la rendre telle, comme nous l'allons voir. En effet, pour pouvoir produire les corps vivans, soit végétaux, soit animaux, la nature fut obligée de créer d'abord l'organisation la plus simple, dans des corps des plus frêles, et où il lui étoit impossible de faire exister aucun organe spécial. Elle eut bientôt besoin de donner à ces corps la faculté de se multiplier, sans quoi il lui eût fallu faire partout des créations ; ce qui n'est nullement en son pouvoir. Or, ne pouvant donner à ses premières productions la faculté de se multiplier par aucun système d'organes particulier, elle parvint à leur donner la même faculté, en donnant à celle de s'accroître, qui est commune à tous les corps qui jouissent de la vie, la faculté d'amener des scissions, d'abord du corps entier, et ensuite de certaines portions en saillie de ce corps : de là les gemmes et p151

les différens corps reproductifs, qui ne sont que des parties qui s'étendent, se séparent, et continuent de vivre après leur séparation, et qui, n'ayant exigé aucune fécondation, ne constituant aucun embryon, se développant sans déchirement d'aucune enveloppe, ressemblent cependant, après leur accroissement, aux individus dont ils proviennent. Tel est le moyen que la nature sut employer pour multiplier ceux des végétaux et des animaux en qui elle ne put donner les appareils compliqués de la génération sexuelle : ce seroit en vain que l'on voudroit trouver de semblables appareils dans les algues et les champignons, ou dans les infusoires et les polypes. lorsque les organes mâles et les organes femelles se trouvent réunis sur ou dans le même individu, on dit que cet individu est hermaphrodite. dans ce cas, il faudra distinguer l'hermaphrodisme parfait qui se suffit à lui-même, de celui qui est imparfait, en ce qu'il ne se suffit pas. En effet, beaucoup de végétaux sont hermaphrodites ; en sorte que l'individu qui possède les deux sexes, se suffit à lui-même pour la fécondation : mais dans les animaux en qui les deux sexes existent, il n'est pas encore prouvé, par l'observation, que chaque individu se suffise à p152

lui-même ; et l'on sait que quantité de mollusques, réellement hermaphrodites, se fécondent néanmoins les uns les autres. à la vérité, parmi les mollusques hermaphrodites, ceux qui ont une coquille bivalve, et qui sont fixés comme les huîtres, semblent devoir se féconder eux-mêmes : il est cependant possible qu'ils se fécondent mutuellement par la voie du milieu dans lequel ils sont plongés. S'il en est ainsi, il n'y a, dans les animaux, que des hermaphrodites imparfaits ; et l'on sait que dans les animaux vertébrés, il n'y a même aucun individu véritablement hermaphrodite. Ainsi, les hermaphrodites parfaits se trouveront uniquement parmi les végétaux. Quant au caractère de l'hermaphrodisme, que l'on fait consister dans la réunion des deux sexes sur le même individu, il semble que les plantes monoïques fassent une exception ; car, quoiqu'un arbrisseau ou un arbre monoïque porte les deux sexes, chacune de ses fleurs est néanmoins unisexuelle. Je remarquerai, à cet égard, que c'est à tort qu'on donne le nom d'individu à un arbre ou à un arbrisseau, et même à des plantes herbacées vivaces ; car cet arbre ou cet arbrisseau, etc., n'est réellement qu'une collection d'individus qui vivent les uns sur les autres, communiquent ensemble, et participent à une vie commune, p153

comme cela a lieu aussi pour les polypes composés des madrépores, millépores, etc. ; ce que j'ai déjà prouvé dans le premier chapitre de cette seconde partie. La fécondation, résultat essentiel d'un acte de la génération sexuelle, doit être distinguée en deux degrés particuliers, dont l'un, supérieur ou plus éminent, puisqu'il appartient aux animaux les plus parfaits (aux mammifères), comprend la fécondation des vivipares, tandis que l'autre, inférieur ou moins parfait, embrasse celle des ovipares. la fécondation des vivipares vivifie, dans l'instant même, l'embryon qui en reçoit l'influence, et ensuite cet embryon continuant de vivre, se nourrit et se développe aux dépens de la mère, avec laquelle il communique jusqu'à sa naissance. Il n'y a point d'intervalle connu entre l'acte qui le rend propre à posséder la vie, et la vie même qu'il reçoit par cet acte : d'ailleurs, cet embryon fécondé est enfermé dans une enveloppe (le placenta) qui ne contient pas avec lui des approvisionnemens de nourriture. Au contraire, la fécondation des ovipares ne fait que préparer l'embryon, et que le rendre propre à recevoir la vie ; mais elle ne la lui donne pas. Or, cet embryon fécondé des ovipares est enfermé, avec une provision de nourriture, dans p154

des enveloppes qui cessent de communiquer avec la mère avant d'en être séparées ; et il ne reçoit la vie que lorsqu'une cause particulière, que les circonstances seules rendent prompte ou tardive, ou même peuvent anéantir, vient lui communiquer le mouvement vital. Cette cause particulière qui, postérieurement à la fécondation d'un embryon d'ovipare, donne la vie à cet embryon, consiste, pour les oeufs des animaux, dans une simple élévation de température, et, pour les graines des plantes, dans le concours de l'humidité et d'une douce chaleur qui vient les pénétrer. Ainsi, pour les oeufs des oiseaux, l'incubation amène cette élévation de température, et pour beaucoup d'autres oeufs, une chaleur douce de l'atmosphère suffit ; enfin, les circonstances favorables à la germination vivifient les graines des végétaux. Mais les oeufs et les graines propres à donner l'existence à des animaux et à des végétaux, contiennent nécessairement chacun un embryon fécondé, enfermé dans des enveloppes, d'où il ne peut sortir qu'après les avoir rompues : ils sont donc les résultats de la génération sexuelle, puisque les corps reproductifs qui n'en proviennent pas n'offrent point un embryon renfermé dans des enveloppes qu'il doit détruire pour pouvoir se développer. Assurément, les gemmes et les p155

corps reproductifs plus ou moins oviformes de beaucoup d'animaux et de végétaux, ne sont nullement dans le cas de leur être comparés : ce seroit donc s'abuser que de rechercher la génération sexuelle là où la nature n'a pas eu le moyen de l'établir. Ainsi, la génération sexuelle est particulière à certains animaux et à certains végétaux : conséquemment, les corps vivans les plus simples et les plus imparfaits ne sauroient posséder une pareille faculté. La circulation : c'est une faculté qui n'a d'existence que dans certains animaux, et qui, dans le règne animal, est bien moins générale que les cinq dont je viens de parler. Cette faculté provient d'une fonction organique relative à l'accélération des mouvemens du fluide essentiel de certains animaux ; fonction qui s'exécute dans un système d'organes particulier qui y est propre. Ce système d'organes se compose essentiellement de deux sortes de vaisseaux ; savoir : d'artères et de veines ; et presque toujours, en outre, d'un muscle creux et charnu qui occupe à peu près le centre du système, qui en devient bientôt l'agent principal, et qu'on nomme le coeur. la fonction qu'exécute le système d'organes dont il s'agit, consiste à faire partir le fluide essentiel de l'animal, qui doit ici porter le nom de p156

sang, d'un point à peu près central où se trouve le coeur lorsqu'il existe, pour l'envoyer de là, par les artères, dans toutes les parties du corps, d'où revenant au même point par les veines, il est ensuite renvoyé de nouveau dans toutes ces parties. C'est à ce mouvement du sang, toujours envoyé à toutes les parties, et toujours retournant au point de départ, pendant le cours entier de la vie, qu'on a donné le nom de circulation, qu'il faut qualifier de générale, afin de la distinguer de la circulation respiratoire, qui s'exécute par un système particulier, composé pareillement d'artères et de veines. La nature, en commençant l'organisation dans les animaux les plus simples et les plus imparfaits, n'a pu donner à leur fluide essentiel qu'un mouvement extrêmement lent. Tel est, sans doute, le cas du fluide essentiel, presque simple et très-peu animalisé, qui se meut dans le tissu cellulaire des infusoires. mais ensuite, animalisant et composant graduellement le fluide essentiel des animaux, à mesure que leur organisation se compliquoit et se perfectionnoit, elle en a augmenté peu à peu le mouvement par différens moyens. Dans les polypes, le fluide essentiel est presque aussi simple encore, et n'a pas beaucoup plus p157

de mouvement que celui des infusoires. cependant, la forme déjà régulière des polypes, et surtout la cavité alimentaire qu'ils possèdent, commencent à donner quelques moyens à la nature pour activer un peu leur fluide essentiel. Elle en a probablement profité dans les radiaires, en établissant dans la cavité alimentaire de ces animaux, le centre d'activité de leur fluide essentiel. En effet, les fluides subtils, ambians et expansifs, qui constituent la cause excitatrice des mouvemens de ces animaux, pénétrant principalement dans leur cavité alimentaire, ont, par leurs expansions sans cesse renouvelées, surcomposé cette cavité, amené la forme rayonnante, tant interne qu'externe, de ces mêmes animaux, et sont, en outre, la cause des mouvemens isochrones qu'on observe dans les radiaires mollasses. lorsque la nature eut réussi à établir le mouvement musculaire, comme dans les insectes, et peut-être même un peu avant, elle eut alors un nouveau moyen pour activer un peu plus encore le mouvement de leur sanie ou fluide essentiel ; mais, parvenue à l'organisation des crustacés, ce moyen ne lui suffisoit plus, et il lui fallut créer un système d'organes particulier pour l'accélération du fluide essentiel de ces animaux, c'est-à-dire, de leur sang. c'est, en effet, dans les p158

crustacés qu'on voit, pour la première fois, la fonction d'une circulation générale complétement exécutée ; fonction qui n'avoit reçu qu'une simple ébauche dans les arachnides. chaque nouveau système d'organes acquis, se conserve toujours dans les organisations subséquentes ; mais la nature travaille ensuite à le perfectionner de plus en plus. Ainsi, dans le commencement, la circulation générale offre dans son système d'organes, un coeur à un seul ventricule, et même, dans les annelides, le coeur n'est pas connu : elle n'est accompagnée d'abord que par une circulation respiratoire incomplète, c'est-à-dire, dans laquelle tout le sang ne passe pas par l'organe de la respiration avant d'être envoyé à toutes les parties. Tel est le cas des animaux à branchies non perfectionnées ; mais dans les poissons, où la respiration branchiale est à son perfectionnement, la circulation générale est accompagnée d'une circulation respiratoire complète. Lorsqu'ensuite la nature eut réussi à créer un poumon pour respirer, comme dans les reptiles, la circulation générale ne put être alors accompagnée que par une circulation respiratoire incomplète ; parce que le nouvel organe respiratoire étoit encore trop imparfait, que la circulation générale elle-même n'avoit encore dans son système p159

d'organes qu'un coeur à un seul ventricule, et que le nouveau fluide respiré étant par lui-même plus promptement réparateur que l'eau, ne rendoit pas nécessaire une respiration complète. Mais lorsque la nature fut parvenue à opérer le perfectionnement de la respiration pulmonaire, comme dans les oiseaux et les mammifères, alors la circulation générale fut accompagnée par une circulation respiratoire complète ; le coeur eut nécessairement deux ventricules et deux oreillettes ; et le sang obtint la plus grande accélération dans son mouvement, l'animalisation la plus éminente, devint propre à élever la température intérieure de l'animal au-dessus de celle des milieux environnans ; enfin, fut assujetti à de promptes altérations qui exigèrent des réparations proportionnées. La circulation du fluide essentiel d'un corps vivant est donc une fonction organique particulière à certains animaux : elle commence à se montrer complète et générale dans les crustacés, et se retrouve dans les animaux des classes suivantes, qui sont graduellement plus parfaits ; mais en vain la chercheroit-on dans les animaux moins parfaits des classes antérieures, on ne la trouveroit pas. L'intelligence : c'est de toutes les facultés particulières à certains animaux, celle qui se trouve p160

la plus bornée, relativement au nombre de ceux qui la possèdent, même dans sa plus grande imperfection ; mais aussi c'est la plus admirable, surtout lorsqu'elle est bien développée ; et on peut alors la regarder comme le chef-d'oeuvre de tout ce qu'a pu exécuter la nature à l'aide de l'organisation. Cette faculté provient des actes d'un organe particulier qui, seul, peut y donner lieu, et paroît lui-même très-composé lorsqu'il a acquis tous les développemens dont il est susceptible. Comme cet organe est véritablement distinct de celui qui produit le sentiment, quoiqu'il ne puisse exister sans celui-ci, il en résulte que la faculté d'exécuter des actes d'intelligence, non-seulement n'est pas commune à tous les animaux, mais même ne l'est pas à tous ceux qui possèdent celle de sentir ; car le sentiment peut exister sans l'intelligence. L'organe spécial, en qui se produisent les actes de l'entendement, paroît n'être qu'un accessoire du système nerveux, c'est-à-dire, qu'une partie surajoutée au cerveau, lequel contient le foyer ou centre de rapport des nerfs. Aussi l'organe particulier, dont il est question, est-il contigu à ce foyer ; d'ailleurs, la nature de la substance dont il se compose ne paroît nullement différer de celle qui forme le système nerveux ; cependant, p161

en lui seul s'exécutent les actes de l'intelligence ; et comme le système nerveux peut exister sans lui, c'est donc un organe spécial. on trouvera, dans la troisième partie, quelques aperçus généraux sur le mécanisme probable des fonctions de cet organe que l'on confond avec la masse médullaire, connue sous le nom de cerveau, dans les animaux vertébrés, et dont cependant il ne constitue que les deux hémisphères plicatiles qui le recouvrent. Il me suffit ici de faire remarquer que, parmi les animaux qui ont un système nerveux, il n'y a que les plus parfaits d'entre eux qui aient réellement leur cerveau muni des deux hémisphères que je viens de citer ; et que, probablement, tous les animaux sans vertèbres, sauf, peut-être, certains mollusques du dernier ordre, en sont généralement dépourvus, quoiqu'un grand nombre d'entre eux ait un cerveau, auquel les nerfs d'un ou de plusieurs sens particuliers se rendent immédiatement, et que ce cerveau soit, en général, partagé en deux lobes, ou divisé par un sillon. D'après ces considérations, la faculté d'exécuter des actes d'intelligence ne commence guères qu'aux poissons, ou tout au plus qu'aux mollusques céphalopodes. elle est alors dans sa plus grande imperfection ; elle a fait quelques progrès de développement dans les reptiles, surtout dans ceux p162

des derniers ordres ; elle en a fait de beaucoup plus grands dans les oiseaux ; et elle offre dans les mammifères des derniers ordres, tous ceux qu'elle peut avoir dans les animaux. L'intelligence est donc une faculté particulière à certains animaux qui possèdent celle de sentir ; mais cette faculté n'est pas commune à tous ceux qui jouissent du sentiment : en effet, nous verrons que, parmi ces derniers, ceux qui n'ont pas l'organe particulier propre à l'exécution des actes de l'intelligence, ne peuvent avoir que de simples perceptions des objets qui les affectent ; mais qu'ils ne s'en forment point d'idée, ne comparent point, ne jugent point, et sont régis, dans toutes leurs actions, par leurs besoins et leurs penchans habituels. résumé de cette seconde partie. en me bornant, dans les neuf chapitres précédens, aux seules observations que j'avois à présenter, j'ai évité d'entrer dans une multitude de détails, à la vérité, fort intéressans, mais que l'on trouve dans les bons ouvrages de physiologie que le public possède : les considérations que j'ai exposées me paroissent suffire pour prouver : 1) que la vie, dans tout corps qui la possède, ne consiste qu'en un ordre et un état de choses qui permettent aux parties intérieures de ce corps p163

d'obéir à l'action d'une cause excitatrice, d'exécuter des mouvemens qu'on nomme organiques ou vitaux, et desquels il reçoit la faculté de produire, selon son espèce, les phénomènes connus de l'organisation ; 2) que la cause excitatrice des mouvemens vitaux est étrangère aux organes de tous les corps vivans ; que les élémens de cette cause se trouvent toujours, quoiqu'avec des variations dans leur abondance, dans tous les lieux qu'ils habitent ; que les milieux environnans les leur fournissent, soit uniquement, soit en partie ; et que, sans cette même cause, aucun de ces corps ne pourroit jouir de la vie ; 3) que tout corps vivant quelconque est nécessairement composé de deux sortes de parties ; savoir : de parties contenantes, constituées par un tissu cellulaire très-souple, dans lequel et aux dépens duquel toute espèce d'organe a été formée, et de fluides visibles contenus, susceptibles d'éprouver des mouvemens de déplacement, et des changemens divers dans leur état et leur nature ; 4) que la nature animale n'est pas essentiellement distinguée de la nature végétale par des organes particuliers à chacune de ces deux sortes de corps vivans ; mais qu'elle l'est principalement par la nature même des substances qui entrent dans la composition de ces deux sortes de corps : p164

de manière que la substance de tout corps animal permet à la cause excitatrice d'y établir un orgasme énergique et l'irritabilité ; tandis que la substance de tout corps végétal ne laisse à la cause excitatrice que le pouvoir de mettre en mouvement les fluides visibles contenus, mais ne lui permet, sur les parties contenantes, qu'un orgasme obscur, incapable de produire l'irritabilité et de faire exécuter aux parties des mouvemens subits ; 5) que la nature elle-même donne lieu à des générations directes, dites spontanées, en créant l'organisation et la vie dans des corps qui ne les possédoient pas ; qu'elle a nécessairement cette faculté à l'égard des animaux et des végétaux les plus imparfaits qui commencent, soit l'échelle animale, soit l'échelle végétale, soit peut-être encore certaines de leurs ramifications ; et qu'elle n'exécute ces admirables phénomènes que sur de petites masses de matière, gélatineuse pour la nature animale, mucilagineuse pour la nature végétale, transformant ces masses en tissu cellulaire, les remplissant de fluides visibles qui s'y composent, et y établissant des mouvemens, des dissipations, des réparations, et divers changemens, à l'aide de la cause excitatrice que les milieux environnans fournissent ; 6) que les lois qui régissent toutes les mutations p165

que nous observons dans les corps de quelque nature qu'ils soient, sont partout les mêmes ; mais que ces lois opèrent dans les corps vivans des résultats tout-à-fait opposés à ceux qu'elles exécutent dans les corps bruts ou inorganiques ; parce que, dans les premiers, elles rencontrent un ordre et un état de choses qui leur donnent le pouvoir d'y produire tous les phénomènes de la vie ; tandis que dans les derniers, rencontrant un état de choses fort différent, elles y produisent d'autres effets : en sorte qu'il n'est pas vrai que la nature ait pour les corps vivans des lois particulières opposées à celles qui régissent les mutations qui s'observent à l'égard des corps privés de la vie ; 7) que tous les corps vivans, de quelque règne et de quelque classe qu'ils soient, ont des facultés qui leur sont communes ; qu'elles sont le propre de l'organisation générale de ces corps et de la vie qu'ils possèdent ; et qu'en conséquence ces facultés communes à tout ce qui possède la vie n'exigent aucun organe particulier pour exister ; 8) qu'outre les facultés communes à tous les corps vivans, certains de ces corps, surtout parmi les animaux, ont des facultés qui leur sont tout-à-fait particulières, c'est-à-dire, qu'on ne p166

retrouve nullement dans les autres ; mais que ces facultés particulières, telles que celles que l'on observe dans beaucoup d'animaux, sont chacune le produit d'un organe ou d'un système d'organes spécial qui les leur procure ; en sorte que tout animal en qui cet organe ou ce système d'organes n'existe pas, ne peut nullement posséder la faculté qu'il donne à ceux qui en sont munis ; 9) enfin, que la mort de tout corps vivant est un phénomène naturel qui résulte nécessairement des suites de l'existence de la vie dans ce corps, si quelque cause accidentelle ne le produit p167

pas avant que les causes naturelles l'amènent ; que ce phénomène n'est autre chose que la cessation complète des mouvemens vitaux, à la suite d'un dérangement quelconque dans l'ordre et l'état de choses nécessaires pour l'exécution de ces mouvemens ; et que dans les animaux à organisation très-composée, les principaux systèmes d'organes possédant, en quelque sorte, une vie particulière, quoique étroitement liée à la vie générale de l'individu, la mort de l'animal s'exécute graduellement et comme par parties, de manière que la vie s'éteint successivement dans ses principaux organes et dans un ordre constamment le même, et l'instant où le dernier organe cesse de vivre est celui qui complète la mort de l'individu. Sur des sujets aussi difficiles que ceux dont je viens de traiter, tout est ici réduit à ce qu'il nous est possible de connoître, et se trouve restreint dans les limites de ce que l'observation a pu nous apprendre. Tout y est ramené aux conditions essentielles à l'existence de la vie dans un corps ; conditions établies d'après les faits mêmes qui montrent leur nécessité. Si les choses ne sont pas réellement telles que je viens de l'indiquer, ou si l'on pense que les conditions citées et remplies, et que les faits p168

reconnus qui attestent le fondement de ces choses, ne sont pas des preuves suffisantes pour autoriser à les reconnoître ; alors on devra renoncer à la recherche des causes physiques qui donnent lieu aux phénomènes de l'organisation et de la vie. 3E PARTIE INTRODUCTION T 2

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Dans la seconde partie de cet ouvrage, j'ai essayé de répandre quelque jour sur les causes physiques de la vie, dans les corps qui en jouissent ; sur les conditions nécessaires pour qu'elle puisse exister ; enfin, sur la source de cette force excitatrice des mouvemens vitaux, sans laquelle aucun corps ne pourroit réellement posséder la vie. Maintenant, je me propose de considérer ce p170

que peut être le sentiment ; comment l'organe spécial qui y donne lieu (le système nerveux), peut produire l'admirable phénomène des sensations ; comment les sensations elles-mêmes peuvent, par la voie de l'organe ajouté au cerveau, produire des idées, et celles-ci occasionner dans le même organe, la formation des pensées, des jugemens, des raisonnemens ; en un mot, des actes d'intelligence plus admirables encore que ceux que les sensations constituent. Mais, dit-on ; " les fonctions du cerveau sont d'un autre ordre que celles des autres viscères. Dans ces derniers, les causes et les effets sont de même nature (de nature physique). " " les fonctions du cerveau sont d'un ordre tout différent : elles consistent à recevoir, par le moyen des nerfs, et à transmettre immédiatement à l'esprit les impressions des sens ; ... etc. " p171

il faut, à mon avis, un peu de témérité pour déterminer les bornes des conceptions auxquelles l'intelligence humaine peut atteindre, ainsi que les limites et la mesure de cette intelligence. En effet, qui peut assurer que jamais l'homme n'obtiendra telle connoissance, et ne pénétrera tel des secrets de la nature ? Ne sait-on pas qu'il a déjà découvert quantité de vérités importantes, parmi lesquelles plusieurs sembloient entièrement hors de sa portée ? Certes, je le répète, il y auroit plus de témérité p172

dans celui qui voudroit déterminer, d'une manière positive, ce que l'homme peut savoir, et ce qu'il est condamné à ignorer toujours, que dans celui qui, étudiant les faits, examinant les suites des relations qui existent entre différens corps physiques, et consultant toutes les inductions, lorsque la grossièreté de ses sens ne lui permettroit plus de trouver lui-même les preuves des certitudes morales qu'il auroit su acquérir, feroit des tentatives soutenues pour reconnoître les causes des phénomènes de la nature, quelles qu'elles puissent être. S'il étoit question d'objets hors de la nature, de phénomènes qui ne fussent pas physiques ou le résultat de causes physiques, sans doute ces sujets seroient au-dessus de l'intelligence humaine ; car elle ne sauroit avoir aucune prise sur ce qui peut être étranger à la nature. Or, comme, dans cet ouvrage, il ne s'agit particulièrement que des animaux ; et comme l'observation nous apprend que, parmi eux, il y en a qui possèdent la faculté de sentir, qui se forment des idées, qui exécutent des jugemens et différens actes d'intelligence ; en un mot, qui ont de la mémoire ; je demanderai ce que c'est que cet être particulier qu'on nomme esprit dans le passage cité ci-dessus ; être singulier qui est, dit-on, en rapport avec les actes du cerveau, de manière p173

que les fonctions de cet organe sont d'un autre ordre que celles des autres organes de l'individu. Je ne vois, dans cet être factice, dont la nature ne m'offre aucun modèle, qu'un moyen imaginé pour résoudre des difficultés que l'on n'avoit pu lever, faute d'avoir étudié suffisamment les lois de la nature : c'est à peu près la même chose que ces catastrophes universelles, auxquelles on a recours pour répondre à certaines questions géologiques qui nous embarrassent, parce que les procédés de la nature, dans les mutations de tous genres qu'elle produit sans cesse, ne sont point encore reconnus. Relativement aux traces que nos idées et nos pensées impriment dans notre cerveau, qu'importe que ces traces ne puissent être aperçues par aucun de nos sens, si, comme on en convient, il y a des observations qui ne nous laissent aucun doute sur leur existence, ainsi que sur leur siége : apercevons-nous mieux le mode d'exécution des fonctions de nos autres organes ? Et, pour citer un seul exemple, voyons-nous mieux comment les nerfs mettent nos muscles en action ? Cependant, nous ne pouvons douter que l'influence nerveuse ne soit indispensable pour l'exécution de nos mouvemens musculaires. à l'égard de la nature, où il nous importe tant d'acquérir des connoissances, les seules qui puissent p174

être à notre disposition, et où encore nous ne pouvons guères obtenir, sur les nombreux phénomènes qu'elle présente, que des certitudes morales, voici la seule voie qui me paroisse propre à nous conduire au but vers lequel nous tendons. Sans nous en laisser imposer, sur ce sujet, par des décisions absolues, presque toujours inconsidérément hasardées, recueillons avec soin les faits que nous pouvons observer, consultons l'expérience partout où nous en avons les moyens, et lorsque cette expérience nous est interdite, rassemblons toutes les inductions que peut nous fournir l'observation des faits analogues à ceux qui nous échappent, et ne prononçons nulle part définitivement : par cette voie, nous pourrons peu à peu parvenir à connoître les causes d'une multitude de phénomènes naturels, et, peut-être même, celles des phénomènes qui nous paroissent les plus incompréhensibles. Ainsi, comme les limites de nos connoissances, à l'égard de tout ce que nous offre la nature, ne sont pas fixées et ne peuvent l'être, je vais, en faisant usage des lumières acquises et des faits observés, essayer de déterminer, dans cette troisième partie, quelles sont les causes physiques qui donnent à certains animaux la faculté de sentir ; celle de produire eux-mêmes les mouvemens p175

qui constituent leurs actions ; celle, enfin, de se former des idées, de comparer ces idées pour en obtenir des jugemens ; en un mot, d'exécuter différens actes d'intelligence. le plus souvent, les considérations que j'exposerai, à cet égard, seront dans le cas de nous donner des convictions intimes et morales, et cependant il est impossible de prouver positivement le fondement de ces considérations. Il semble que notre destinée ne nous permette, relativement à quantité de phénomènes naturels, d'acquérir que cet ordre de connoissances ; et néanmoins on ne sauroit douter de son importance dans mille circonstances où il est nécessaire que nos jugemens soient dirigés. Si le physique et le moral ont une source commune ; si les idées, la pensée, l'imagination même, ne sont que des phénomènes de la nature, et conséquemment que de véritables faits d'organisation ; il appartient principalement au zoologiste, qui s'est appliqué à l'étude des phénomènes organiques, de rechercher ce que sont les idées, comment elles se produisent, comment elles se conservent ; en un mot, comment la mémoire les renouvelle, les rappelle et les rend de nouveau sensibles ; de là, il n'a que quelques efforts à faire pour apercevoir ce que sont les pensées elles-mêmes, auxquelles les idées seules peuvent donner lieu ; enfin, en suivant la p176

même voie, et en s'étayant de ses premiers aperçus, il peut découvrir comment les pensées donnent lieu au raisonnement, à l'analise, à des jugemens, à la volonté d'agir ; et comment encore des actes de pensées et des jugemens multipliés peuvent faire naître l'imagination, cette faculté si féconde en création d'idées, qu'elle semble même en produire dont les objets ne sont pas dans la nature, mais qui ont pris nécessairement leur source dans ceux qui s'y trouvent. Si tous les actes d'intelligence, dont j'entreprends de rechercher les causes, ne sont que des phénomènes de la nature, c'est-à-dire, des actes d'organisation, ne puis-je pas, en me pénétrant de la connoissance des seuls moyens que possèdent les organes pour exécuter leurs fonctions, espérer de découvrir comment ceux de l'intelligence peuvent donner lieu à la formation des idées, en conserver, plus ou moins long-temps, les traces ou les empreintes ; enfin, avoir la faculté, à l'aide de ces idées, d'exécuter des pensées, etc., etc. ? On ne sauroit douter, maintenant, que les actes d'intelligence ne soient uniquement des faits d'organisation, puisque, dans l'homme même, qui tient de si près aux animaux par la sienne, il est reconnu que des dérangemens dans les organes qui produisent ces actes, en entraînent p177

dans la production des actes dont il s'agit, et dans la nature même de leurs résultats. La recherche des causes, dont j'ai parlé plus haut, m'a donc paru fondée sur une possibilité évidente : je m'en suis occupé ; je me suis attaché à l'examen du seul moyen dont la nature pouvoit disposer pour opérer les phénomènes dont il est ici question ; et ce sont les résultats de mes méditations à cet égard que je vais présenter. Le point essentiel à considérer, est que, dans tout système d'organisation animale, la nature ne peut avoir qu'un seul moyen à sa disposition, pour faire exécuter aux différens organes les fonctions qui leur sont propres. En effet, ces fonctions sont partout le résultat de relations entre des fluides qui se meuvent dans l'animal, et les parties de son corps qui contiennent ces fluides. Partout, ce sont des fluides en mouvement (les uns contenables, et les autres incontenables) qui vont porter leurs influences sur les organes ; et partout, encore, ce sont des parties souples qui, tantôt en éréthisme, réagissent sur les fluides qui les affectent, et tantôt incapables de réagir, modifient, par leur disposition et les impressions qu'elles conservent, le mouvement des fluides qui s'agitent parmi elles. p178

Ainsi, lorsque les parties souples des organes sont susceptibles d'être animées par l'orgasme, et de réagir sur les fluides contenus qui les affectent, alors les différens mouvemens et changemens qui en résultent, soit dans les fluides, soit dans les organes, produisent les phénomènes de l'organisation qui sont étrangers au sentiment et à l'intelligence ; mais lorsque les parties contenantes sont d'une nature et d'une mollesse qui les rend passives et incapables de réagir, alors le fluide subtil qui se meut dans ces parties, et qui en reçoit des modifications dans ses mouvemens, donne lieu au phénomène du sentiment et à ceux de l'intelligence ; ce que j'essayerai d'établir dans cette partie. Il ne s'agit donc dans tout ceci que de relations qui existent entre les parties concrètes, souples et contenantes d'un animal, et les fluides en mouvement (contenables ou incontenables) qui agissent sur ces parties. Ce fait, qui est assez connu, fut, pour moi, un trait de lumière lorsque je le considérai ; il me servit de guide dans la recherche que je me proposois ; et bientôt je sentis que les actes d'intelligence des animaux étant, ainsi que les autres actes qu'on leur voit produire, des phénomènes de l'organisation animale, ils prenoient aussi leur source dans les relations qui existent entre p179

certains fluides en mouvement, et les organes propres à la production de ces actes admirables. Qu'importe que ces fluides, que leur extrême ténuité ne nous permet, ni de voir, ni de retenir dans aucun vase, pour les soumettre à nos expériences, ne manifestent leur existence que par leurs effets ; ces effets n'en sont pas moins de nature à prouver qu'eux seuls peuvent les produire. D'ailleurs, il est aisé de reconnoître que les fluides visibles qui pénètrent dans la substance médullaire du cerveau et des nerfs, ne sont que nourriciers, et propres à fournir à des sécrétions ; mais que ces fluides ont trop de lenteur dans leurs mouvemens pour pouvoir donner lieu aux phénomènes, soit du mouvement musculaire, soit du sentiment, soit de la pensée. éclairé par ces considérations, qui retiennent l'imagination dans des limites qu'elle ne doit pas franchir, je vais d'abord montrer comment il paroît que la nature est parvenue à créer l'organe du sentiment, et, par son moyen, la force productrice des actions : je développerai ensuite comment, à l'aide d'un organe particulier pour l'intelligence, des idées, des pensées, des jugemens, de la mémoire, etc., peuvent avoir lieu dans les animaux qui possèdent cet organe. 3E PARTIE CHAPITRE 1ER T 2

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du système nerveux, de sa formation, et des différentes sortes de fonctions qu’ il peut exécuter. le système nerveux, considéré dans l'homme et dans les animaux les plus parfaits, se compose de différens organes particuliers très-distincts, et même, suivant son perfectionnement, de divers systèmes d'organes qui ont entre eux une connexion intime, et qui forment un ensemble très-compliqué. On a supposé que ce système étoit partout le même dans sa composition, sauf plus ou moins de développement dans ses parties, et les différences que les diverses organisations des animaux ont exigé dans la grandeur, la forme et la situation de ces parties. De là, les diverses sortes de fonctions qu'on lui voit produire dans les animaux les plus parfaits, furent toutes regardées comme étant le propre de son existence dans l'organisation animale. Cette manière de considérer le système nerveux ne peut nous éclairer sur la nature du système d'organes dont il s'agit ; sur ce qu'il est nécessairement dans son origine ; sur la composition croissante de ses parties à mesure que l'organisation p181

animale s'est compliquée et perfectionnée ; enfin, sur les facultés nouvelles qu'il donne aux animaux qui en sont munis, selon que sa composition est devenue plus grande. Au contraire, au lieu de fournir des lumières aux physiologistes sur ces différens objets, elle les porte à attribuer partout au système nerveux, dans différens degrés d'éminence, les mêmes facultés qu'il donne aux animaux les plus parfaits ; ce qui ne sauroit avoir le moindre fondement. Je vais donc essayer de prouver : 1) que tous les animaux ne peuvent posséder généralement ce système d'organes ; 2) que, dans son origine, et conséquemment dans sa plus grande simplicité, il ne donne aux animaux qui le possèdent que la seule faculté du mouvement musculaire ; 3) qu'ensuite, plus composé dans ses parties, il communique alors aux animaux la jouissance du mouvement musculaire, plus celle du sentiment ; 4) qu'enfin, complet dans toutes ses parties, il donne aux animaux qui en sont possesseurs, la faculté du mouvement musculaire, celle d'éprouver des sensations, et celle de se former des idées, de comparer ces idées entre elles, de produire des jugemens ; en un mot, d'avoir de l'intelligence, quoique plus ou moins développée, selon le degré de perfectionnement de leur organisation. p182

Avant d'exposer les preuves du fondement de ces diverses considérations, voyons d'abord quelle peut être l'idée générale que nous devons nous former de la nature et de la disposition des différentes parties du système nerveux. Ce système, dans toute organisation animale où il se montre, offre une masse médullaire principale, soit divisée en parties séparées, soit rassemblée en une seule, sous quelque forme que ce soit, et des filets nerveux qui vont se rendre à cette masse. Tous ces organes présentent, dans leur composition, trois sortes de substances de nature très-différente ; savoir : 1) une pulpe médullaire très-molle et d'une nature particulière ; 2) une enveloppe aponévrotique qui entoure la pulpe médullaire, fournit des gaines à ses prolongemens et à ses filets, même les plus grêles, et dont la nature et les propriétés ne sont pas les mêmes que celles de la pulpe qu'elle renferme ; 3) un fluide invisible et très-subtil, se mouvant dans la pulpe sans avoir besoin de cavité apparente, et qui y est retenu latéralement par la gaine qu'il ne sauroit traverser. Telles sont les trois sortes de substances qui p183

composent le système nerveux, et qui, par leurs dispositions, leurs relations, et les mouvemens du fluide subtil que renferment les parties de ce système, produisent les phénomènes organiques les plus étonnans. On sait que la pulpe des organes dont il s'agit, est une substance médullaire très-molle, blanche intérieurement, grisâtre dans sa croûte extérieure, insensible, et qui paroît d'une nature albumino-gélatineuse. elle forme, au moyen de ses gaines aponévrotiques, des filets et des cordons qui vont se rendre à des masses plus considérables de la même substance médullaire, lesquelles contiennent le foyer (simple ou divisé) ou le centre de rapport du système. Soit pour l'exécution du mouvement musculaire, soit pour celle des sensations, il faut nécessairement que le système d'organes destiné à opérer de pareilles fonctions, ait un foyer ou un centre de rapport pour les nerfs. Effectivement, dans le premier cas, le fluide subtil qui doit porter son influence sur les muscles, part d'un foyer commun pour se diriger vers les parties qu'il doit mettre en action ; et dans le second cas, le même fluide, mu par la cause affectante, part de l'extrémité du nerf affecté pour se diriger vers le centre de rapport, et y produire l'ébranlement qui donne lieu à la sensation. p184

Il faut donc absolument un foyer ou centre de rapport, auquel les nerfs se rendent, pour que le système dont il s'agit puisse opérer ses fonctions, quelles qu'elles soient ; et nous verrons même que, sans lui, les actes de l'organe de l'intelligence ne pourroient devenir sensibles à l'individu. Or, ce centre de rapport se trouve placé dans une partie quelconque de la masse médullaire principale qui fait toujours la base du système nerveux. les filets et les cordons dont je viens de parler tout à l'heure, sont les nerfs ; et la masse médullaire principale qui contient le centre de rapport du système, constitue, dans certains animaux sans vertèbres, soit des ganglions séparés, soit la moelle longitudinale noueuse dont ils sont munis ; enfin, dans les animaux à vertèbres, elle forme la moelle épinière et la moelle allongée qui se joint au cerveau. Partout où le système nerveux existe, quelque simple ou imparfait qu'il soit, la masse médullaire principale, dont il vient d'être question, se trouve toujours sous une forme quelconque, parce qu'elle fait la base de ce système, et qu'elle lui est essentielle. En vain, pour nier cette vérité de fait, dira-t-on : 1) que l'on peut enlever entièrement le cerveau p185

d'une tortue, d'une grenouille, sans que ces animaux cessent de montrer, par leurs mouvemens, qu'ils ont encore des sensations et une volonté : je répondrai qu'on ne détruit, dans cette opération, qu'une portion de la masse médullaire principale, et que ce n'est pas celle qui contient le centre de rapport ou le sensorium commune ; car les deux hémisphères qui forment la masse principale de ce qu'on nomme le cerveau, ne le renferment pas ; 2) " qu'il y a des insectes et des vers qui, étant coupés en deux ou plusieurs morceaux, forment, à l'instant même, deux ou plusieurs individus qui ont chacun leur système de sensation et leur volonté propre. " je répondrai encore, qu'à l'égard des insectes, le fait allégué est sans fondement ; qu'aucune expérience connue ne constate, qu'en coupant un insecte en deux morceaux, on puisse obtenir deux individus capables de vivre chacun de leur côté ; et quand même cela seroit, chaque moitié de l'insecte coupé auroit encore dans sa portion de moelle longitudinale noueuse, une masse médullaire principale ; 3) " que plus la masse de matière nerveuse est également distribuée, moins le rôle des parties centrales est essentiel. " je répondrai, p186

enfin, que cette assertion est une erreur ; qu'elle ne s'appuie sur aucun fait ; et qu'on ne l'a faite que faute d'avoir conçu la nature des fonctions du système nerveux. la sensibilité n'est nullement le propre de la matière nerveuse, ni d'aucune autre, et le système nerveux ne peut avoir d'existence et exercer la moindre de ses fonctions que lorsqu'il se compose d'une masse médullaire principale de laquelle partent des filets nerveux. Non-seulement le système nerveux ne peut exister, ni exécuter la moindre de ses fonctions, sans être composé d'une masse médullaire principale, qui contienne un ou plusieurs foyers pour fournir à l'excitation des muscles, et de laquelle partent différens nerfs qui se rendent aux parties ; mais nous verrons, en outre, dans le troisième chapitre, que la faculté de sentir ne peut avoir lieu, dans aucun animal, que lorsque la masse médullaire dont je viens de parler contient un foyer unique ; en un mot, un centre de rapport où les nerfs du système sensitif se dirigent de toutes parts. à la vérité, comme il est extrêmement difficile de suivre ces nerfs jusqu'à leur centre de p187

rapport, plusieurs anatomistes nient l'existence de ce foyer commun, essentiel à la production du sentiment ; ils considèrent ce dernier comme un attribut de tous les nerfs, et celui même de leurs moindres parties ; enfin, pour étayer leur opinion particulière sur la nullité du centre de rapport dans le système sensitif, ils supposent que le besoin de placer l'âme en un point isolé, a fait imaginer ce foyer commun, ce lieu circonscrit où toutes les sensations se rendent. Il suffit de penser que l'homme est doué d'une âme immortelle, sans que l'on doive jamais s'occuper du siége et des limites de cette âme dans son corps individuel, ni de sa connexion avec les phénomènes de son organisation : tout ce que l'on pourra dire à cet égard sera toujours sans base et purement imaginaire. Si nous nous occupons de la nature, elle seule doit être uniquement l'objet de nos études, et ce sont uniquement aussi les faits qu'elle nous présente que nous devons examiner, pour tâcher de découvrir les lois physiques qui régissent la production de ces faits ; enfin, jamais nous ne devons faire intervenir, dans nos raisonnemens, la considération d'objets hors de la nature, et sur lesquels il nous sera toujours impossible de savoir quelque chose de positif. Pour moi, qui ne considère l'organisation que p188

pour connoître les causes des diverses facultés des animaux, étant convaincu que beaucoup de ces animaux jouissent du sentiment, et que, parmi ces derniers, il s'en trouve qui ont des idées, et qui exécutent des actes d'intelligence, je crois ne devoir rechercher les causes de ces phénomènes que dans celles qui sont physiques. à cette conséquence, dont je me fais une loi dans mes recherches, j'ajouterai que, persuadé qu'aucune sorte de matière ne peut avoir en propre la faculté de sentir, je le suis en même temps que cette faculté, dans les corps vivans qui en jouissent, ne consiste que dans un effet général qui se produit dans un système d'organes approprié, et que cet effet ne peut avoir lieu que lorsque le système dont il s'agit possède un foyer unique ; en un mot, un centre de rapport où tous les nerfs sensitifs viennent aboutir. Relativement aux animaux à vertèbres, c'est à l'extrémité antérieure de la moelle épinière, dans la moelle allongée même, ou peut-être dans sa protubérance annulaire, que paroît être le sensorium commune, c'est-à-dire, le centre de rapport des nerfs qui exécutent le phénomène de la sensibilité ; car c'est vers quelque point de la base du cerveau, ou de ce que l'on nomme ainsi, que ces nerfs paroissent se terminer. Si ce centre de rapport se trouvoit bien avancé dans l'intérieur du cerveau, p189

les acéphales, ou ceux en qui le cerveau se trouve détruit, manqueroient alors de sentiment, et même ne pourroient vivre. Mais il n'en est pas ainsi : dans les animaux qui jouissent de quelque faculté d'intelligence, le foyer essentiel au sentiment n'existe que dans un lieu quelconque de la base de ce qu'on nomme leur cerveau ; car on donne ce nom à toute la masse médullaire contenue dans la cavité du crâne. Cependant, les deux hémisphères, que l'on confond avec le cerveau, en doivent être distingués ; parce qu'ils forment ensemble un organe particulier qui a été ajouté à ce cerveau, qu'ils ont des fonctions qui leur sont propres, et qu'ils ne contiennent pas le centre de rapport du système sensitif. Qu'importe que le véritable cerveau, c'est-à-dire, que la partie médullaire qui contient le foyer des sensations et à laquelle vont se rendre les nerfs des sens particuliers, soit difficile à reconnoître et à déterminer dans l'homme et dans les animaux qui ont de l'intelligence, à cause de la contiguité ou de l'union qui se trouve entre ce cerveau et les deux hémisphères qui le recouvrent ; il n'en est pas moins vrai que ces hémisphères constituent un organe très-particulier relativement aux fonctions qu'il exécute. En effet, ce n'est point dans le cerveau proprement p190

dit que se forment les idées, les jugemens, les pensées, etc. ; mais c'est dans l'organe qui lui est ajouté, et que les deux hémisphères constituent, que ces actes organiques peuvent uniquement s'opérer. Ce n'est point non plus dans les hémisphères dont il s'agit que les sensations se produisent ; ils n'y ont aucune part, et le système sensitif existe effectivement dans des animaux dont le cerveau n'est point muni de ces hémisphères plissés : aussi ces organes peuvent-ils subir de grandes altérations sans que le sentiment et la vie en souffrent. Cela posé, je reviens aux considérations générales qui concernent la composition des différentes parties du système nerveux. ainsi, soit les filets et les cordons nerveux, soit la moelle longitudinale noueuse, la moelle épinière, la moelle allongée, le cervelet, le cerveau et ses hémisphères, toutes ces parties ont, comme je l'ai dit, une enveloppe membraneuse et aponévrotique qui leur sert de gaine et qui, par le propre de sa nature, retient dans la substance médullaire, le fluide particulier qui s'y meut diversement ; mais aux extrémités où les nerfs se terminent dans les parties du corps, ces gaines sont ouvertes, et permettent la communication du fluide nerveux avec ces parties. p191

Tout ce qui concerne le nombre, la forme et la situation des parties que je viens de citer, appartient à l'anatomie ; on en trouve une exposition exacte dans les ouvrages qui traitent de cette partie de nos connoissances. Or, comme mon objet, ici, se réduit à considérer le système nerveux dans ses généralités et ses facultés, et à rechercher comment la nature est parvenue à le faire exister dans les animaux qui le possèdent, je ne dois entrer dans aucun des détails connus à l'égard des parties de ce système. formation du système nerveux. on ne peut assurément déterminer, d'une manière positive, le mode de formation qu'a employé la nature pour faire exister le système nerveux dans les animaux qui le possèdent ; mais il est très-possible de reconnoître les conditions, c'est-à-dire, les circonstances qui furent nécessaires pour que ce mode de formation pût s'exécuter. Ainsi, les circonstances dont il s'agit étant reconnues et prises en considération, on peut concevoir comment les parties de ce système purent être formées, et comment elles purent être munies du fluide subtil qui se meut dans leur intérieur, et les met dans le cas d'opérer les fonctions qui leur sont propres. On doit penser que, lorsque la nature eut fait p192

faire assez de progrès à l'organisation animale pour que le fluide essentiel des animaux fût très-animalisé, et pour que la substance albumino-gélatineuse pût se former, alors cette substance sécrétée du fluide principal de l'animal (du sang ou de ce qui en tient lieu) fut déposée dans un lieu quelconque du corps : or, l'observation constate qu'elle l'a été d'abord sous la forme de plusieurs petites masses séparées, et ensuite sous celle d'une masse plus considérable, allongée en cordon noueux, et qui a occupé à peu près toute la longueur du corps de l'individu. Le tissu cellulaire, modifié par la présence de cette masse de substance albumino-gélatineuse, lui fournit alors la gaine qui l'enveloppe, ainsi que celles de ses divers prolongemens ou filets. Maintenant, si je considère les fluides visibles qui se meuvent ou circulent dans le corps des animaux, je remarque que, dans les animaux les plus simples en organisation, ces fluides sont bien moins composés, bien moins surchargés de principes, qu'ils ne le sont dans les animaux les plus parfaits. Le sang d'un mammifère est un fluide plus composé, plus animalisé, que la sanie blanchâtre du corps des insectes ; et cette sanie est un fluide plus composé que celui presque aqueux qui se meut dans le corps des polypes et dans celui des infusoires. p193

Cela étant ainsi, je suis autorisé à penser que ceux des fluides invisibles et incontenables qui entretiennent l'irritabilité et les mouvemens de la vie dans les animaux les plus imparfaits, se trouvant dans des animaux dont l'organisation est déjà fort composée et perfectionnée, y acquièrent une modification assez grande pour pouvoir être changés en fluides contenables, quoique toujours invisibles. Il paroît effectivement qu'un fluide particulier, invisible et très-subtil, mais modifié par son séjour dans le sang des animaux, s'en sépare continuellement pour se répandre dans les masses médullaires nerveuses, et y répare sans cesse celui qui se consomme dans les différens actes du système d'organes qui le contient. La pulpe médullaire des parties du système nerveux, et le fluide subtil qui peut se mouvoir dans cette pulpe, n'auront donc été formés, dans l'organisation animale, que lorsque sa composition aura pu donner lieu à la formation de ces matières. En effet, de même que les fluides intérieurs des animaux se sont progressivement modifiés, animalisés et composés, à mesure que la composition et le perfectionnement de l'organisation ont fait des progrès ; de même aussi, les organes et les parties solides ou contenantes du corps animal p194

se sont composés et diversifiés peu à peu de la même manière et par la même cause. Or, le fluide nerveux, devenu contenable après sa sécrétion du sang, s'est répandu dans la substance albumino-gélatineuse de la moelle nerveuse, parce que la nature de cette substance s'en est trouvée conductrice, c'est-à-dire, propre à le recevoir et à lui permettre de se mouvoir avec facilité dans sa masse ; et ce fluide y a été retenu par les gaines aponévrotiques qui enveloppent cette moelle nerveuse, parce que la nature de ces gaines ne laisse pas au fluide dont il s'agit la faculté de les traverser. Dès lors, le fluide nerveux étant répandu dans cette substance médullaire qui, dans son origine, fut disposée en ganglions séparés, et ensuite en cordon, en a probablement étendu, par ses mouvemens, des portions qui se sont allongées en filets, et ce sont ces filets qui constituent les nerfs. On sait qu'ils naissent de leur centre de rapport, sortant, par paires, soit d'une moelle longitudinale noueuse, soit d'une moelle épinière, soit de la base du cerveau, et qu'ils vont se terminer dans les différentes parties du corps. Voilà, sans doute, le mode qu'a employé la nature pour la formation du système nerveux : elle a commencé par produire plusieurs petites masses de substance médullaire, lorsque la p195

composition de l'organisation animale lui en a fourni les moyens ; ensuite elle les a rassemblées en une principale ; et, dans cette masse, le fluide nerveux, devenu contenable, s'est aussitôt répandu et s'est trouvé retenu par les gaines nerveuses : ce fut alors que, par ses mouvemens, il fit naître de la masse médullaire dont il est question, les filets et les cordons nerveux qui en partent pour se rendre aux différentes parties du corps. On sent, d'après cela, que des nerfs ne peuvent exister dans aucun animal, à moins qu'il n'y ait une masse médullaire qui contienne leur foyer ou centre de rapport ; et conséquemment que quelques filets blanchâtres isolés, n'aboutissant point à une masse médullaire plus considérable, ne peuvent être regardés comme des nerfs. J'ajouterai à ces considérations sur la formation du système nerveux que, si la matière médullaire a été sécrétée, et l'est sans cesse par le fluide principal de l'animal, on doit sentir que, dans les animaux à sang rouge, ce sont les extrémités capillaires de certains vaisseaux artériels qui sécrètent, réparent, enfin, nourrissent cette matière médullaire ; et comme les extrémités de ces vaisseaux artériels doivent être accompagnées des extrémités de certains vaisseaux veineux, toutes ces extrémités vasculaires, qui contiennent p196

un sang coloré, se trouvant un peu enfoncées dans la substance médullaire que ces vaisseaux ont produite, il en doit résulter que cette substance médullaire paroîtra grisâtre dans une partie externe de son épaisseur : quelquefois, même, par suite de certaines évolutions de parties, qui se sont opérées dans l'encéphale à mesure qu'il s'est composé, les organes nutritifs ont pénétré profondément ; en sorte que la matière médullaire grisâtre s'est trouvée centrale en certains lieux, et enveloppée en grande partie par celle qui est blanche. J'ajouterai encore que, si les extrémités de certains vaisseaux artériels ont sécrété et nourrissent ensuite la matière médullaire du système nerveux, ces mêmes extrémités vasculaires y ont pu déposer pareillement le fluide nerveux qui se sépare du sang, et le verser continuellement dans cette substance médullaire qui est si propre à le recevoir. Enfin, je terminerai ces considérations par quelques-unes de celles qui concernent le développement de la masse médullaire principale, ainsi que les renflemens et les épanouissemens de certaines portions de cette masse, à mesure que les systèmes particuliers qui composent le système nerveux commun et perfectionné se sont formés et ont reçu leurs développemens. Dans la masse médullaire principale de tout p197

système nerveux, la portion particulière, qui fut, en quelque sorte, productrice du reste de cette masse, ne doit pas nécessairement offrir, dans cette partie médullaire, un volume plus considérable que celui des autres portions de la même masse qui y ont pris leur source ; car l'épaisseur et le volume des autres portions de la masse médullaire dont il s'agit, sont toujours en raison de l'emploi que fait l'animal des nerfs qui en partent. J'ai assez prouvé que tous les autres organes sont dans le même cas : plus ils sont exercés, plus alors ils se développent, se renforcent et s'agrandissent. C'est parce qu'on n'a point reconnu cette loi de l'organisation animale, ou qu'on n'y a donné aucune attention, qu'on s'est persuadé que la portion de la masse médullaire qui fut productrice des autres portions de cette masse, ne pouvoit être moins volumineuse que celles qui en sont originaires. Dans les animaux vertébrés, la masse médullaire principale se compose du cerveau et de ses accessoires, de la moelle allongée, et de la moelle épinière. Or, il paroît que la portion de cette masse qui fut productrice des autres est réellement la moelle allongée ; car c'est de cette portion que partent les appendices médullaires (les jambes et les pyramides) du cervelet et du cerveau, la moelle épinière, enfin, les nerfs des sens particuliers. p198

Cependant la moelle allongée est, en général, moins grosse ou moins épaisse que le cerveau qu'elle a produit, ou que la moelle épinière qui en dérive. D'une part, le cerveau et ses hémisphères étant employés aux actes du sentiment et à ceux de l'intelligence, tandis que la moelle épinière ne sert qu'à l'excitation des mouvemens musculaires et à l'exécution des fonctions organiques ; et de l'autre part, l'emploi ou l'exercice des organes, fortement soutenu, les développant d'une manière éminente ; il doit résulter que, dans l'homme qui exerce continuellement ses sens et son intelligence, le cerveau et ses hémisphères sont dans le cas de s'agrandir considérablement, tandis que la moelle épinière, en général, foiblement exercée, ne peut acquérir qu'une grosseur médiocre. Enfin, comme dans les principaux mouvemens musculaires de l'homme, ce sont les jambes et les bras qui agissent le plus, on a dû trouver un renflement remarquable à sa moelle épinière dans les lieux d'où partent les nerfs cruraux et les nerfs p199

brachiaux ; ce qu'effectivement l'observation confirme. Au contraire, dans les animaux vertébrés qui ne font qu'un usage médiocre de leurs sens, et surtout de leur intelligence, et qui se livrent principalement au mouvement musculaire, leur cerveau et particulièrement ses hémisphères, ont dû prendre peu de développement, tandis que leur moelle épinière s'est trouvée dans le cas d'acquérir une grosseur assez considérable. Aussi les poissons, qui ne s'exercent guère qu'au mouvement musculaire, ont-ils proportionnellement une moelle épinière fort grosse et un très-petit cerveau. Parmi les animaux sans vertèbres, ceux qui ont, au lieu d'une moelle épinière, une moelle longitudinale, comme les insectes, les arachnides, les crustacés, etc., ont cette moelle noueuse dans toute sa longueur ; parce que ces animaux s'exerçant beaucoup au mouvement, elle a obtenu des renforcemens et, en conséquence, des renflemens aux lieux d'où part chaque paire de nerfs. Enfin, les mollusques, qui ont de mauvais points d'appui pour leurs muscles, et qui, en général, n'exécutent que des mouvemens lents, n'ont ni moelle épinière, ni moelle longitudinale, et n'offrent que des ganglions assez rares d'où partent des filets nerveux. D'après ce que je viens d'exposer, on peut conclure p200

que, dans les animaux à vertèbres, les nerfs et la masse médullaire principale ne peuvent dériver de haut en bas, c'est-à-dire, de la partie supérieure et terminale du cerveau, comme le cerveau lui-même ne peut être une production de la moelle épinière, c'est-à-dire, de la partie inférieure ou postérieure du système nerveux ; mais que ces diverses parties proviennent originairement d'une qui en fut productrice, et qu'il est probable que ce doit être dans la moelle allongée, près de sa protubérance annulaire, que se trouve l'origine, soit des hémisphères du cerveau, soit des jambes du cervelet, soit de la moelle épinière, soit des sens particuliers. Qu'importe que les bases médullaires des hémisphères soient rétrécies et beaucoup moins volumineuses que les hémisphères eux-mêmes, et qu'il en soit de même des jambes du cervelet, etc. ; qui ne voit que le développement graduel de ces organes a pu donner lieu, selon leur plus grand emploi, à un épanouissement qui les aura rendus d'un volume beaucoup plus considérable que celui de leur racine ! Ces considérations sur la formation du système nerveux ne sont sans doute que très-générales ; mais elles suffisent à mon objet, et doivent intéresser, selon moi, parce qu'elles sont exactes et qu'elles s'accordent avec les faits observés. p201

fonctions du système nerveux. le système nerveux, considéré dans les animaux les plus parfaits, est, comme on sait, très-compliqué dans ses parties et peut, en conséquence, exécuter différentes sortes de fonctions qui donnent aux animaux qui en jouissent, autant de facultés particulières. Or, avant de prouver que ce système est particulier à certains animaux, et non commun à tous ; et avant d'indiquer quelles sont celles des facultés qu'il peut procurer, selon la composition de l'organisation des animaux en qui on le considère ; il importe de dire un mot de ses fonctions ainsi que des facultés qui en résultent, et qui sont de quatre sortes différentes ; savoir : 1) celle de provoquer l'action des muscles ; 2) celle de donner lieu au sentiment, c'est-à-dire, aux sensations qui le constituent ; 3) celle de produire les émotions du sentiment intérieur ; 4) celle, enfin, d'effectuer la formation des idées, des jugemens, des pensées, de l'imagination, de la mémoire, etc. Essayons de montrer que les fonctions du système nerveux qui donnent lieu à chacune de ces quatre sortes de facultés, sont de nature très-différente, et que tous les animaux qui possèdent ce système, ne les exécutent pas généralement. p202

Les actes du système nerveux qui donnent lieu au mouvement musculaire, sont tout-à-fait distincts et même indépendans de ceux qui produisent les sensations : ainsi, on peut éprouver une ou plusieurs sensations, sans qu'il s'ensuive aucun mouvement musculaire ; et on peut faire entrer différens muscles en action, sans qu'il en résulte aucune sensation pour l'individu. Ces faits méritent d'être remarqués, et leur fondement ne peut être contesté. Comme le mouvement musculaire ne peut s'exécuter sans l'influence nerveuse, quoiqu'on ne connoisse pas ce qui se passe à l'égard de cette influence, quantité de faits autorisent à penser que c'est par l'émission du fluide nerveux qui, d'un centre ou d'un réservoir, se dirige, par le moyen des nerfs, vers les muscles qui doivent agir, que s'opère l'influence dont il est question. Dans cette fonction du système nerveux, les mouvemens du fluide subtil qui fait agir les muscles, se font donc d'un centre ou d'un foyer quelconque vers les parties qui doivent exécuter quelqu'action. Ce n'est pas seulement pour mettre les muscles en action que le fluide nerveux se meut de son foyer ou réservoir vers les parties qui doivent exécuter des mouvemens ; mais il paroît que c'est aussi pour contribuer à l'exécution des fonctions p203

de différens organes dans lesquels le mouvement musculaire n'a point lieu d'une manière distincte. Ces faits étant assez connus, je ne m'y arrêterai pas davantage ; mais j'en conclurai que l'influence nerveuse qui donne lieu à l'action musculaire, et que celle qui concourt à l'exécution des fonctions de différens organes, s'opèrent par une émission du fluide nerveux qui, d'un centre ou réservoir quelconque, se dirige vers les parties qui doivent agir. à ce sujet, je rappellerai un fait bien connu, mais dont la considération intéresse l'objet que nous avons maintenant en vue ; le voici : relativement au fluide nerveux qui part de son réservoir pour se rendre aux parties du corps, une portion de ce fluide est à la disposition de l'individu, qui la met en mouvement à l'aide des émotions de son sentiment intérieur, lorsqu'un besoin quelconque les excite ; tandis que l'autre portion se distribue régulièrement, sans la participation de la volonté de cet individu, aux parties qui, pour la conservation de la vie, doivent être mises sans cesse en action. Il résulteroit de grands inconvéniens, s'il pouvoit dépendre de nous d'arrêter, à notre gré, soit les mouvemens de notre coeur ou de nos artères, soit les fonctions de nos viscères ou de nos organes p204

sécrétoires et excrétoires ; mais aussi il importe, pour que nous puissions satisfaire à tous nos besoins, que nous ayons à notre disposition une portion de notre fluide nerveux pour l'envoyer aux parties que nous voulons faire agir. Il y a apparence que les nerfs qui portent continuellement l'influence nerveuse aux muscles indépendans de l'individu et aux organes vitaux, ont leur substance médullaire plus ferme et plus dense que celle des autres nerfs, ou munie de quelque particularité qui l'en distingue ; en sorte que non-seulement le fluide nerveux s'y meut avec moins de célérité et s'y trouve moins libre, mais il y est aussi, en grande partie, à l'abri de ces ébranlemens généraux que causent les émotions du sentiment intérieur. S'il en étoit autrement, chaque émotion troubleroit l'influence nerveuse nécessaire aux organes essentiels et aux mouvemens vitaux, et exposeroit l'individu à périr. Au contraire, les nerfs qui portent l'influence nerveuse aux muscles dépendans de l'individu, permettent au fluide subtil qu'ils contiennent, la liberté et toute la célérité de ses mouvemens, de manière que les émotions du sentiment intérieur mettent facilement ces muscles en action. L'observation nous autorise à penser que les nerfs qui servent à l'excitation du mouvement musculaire, partent de la moelle épinière dans p205

les animaux vertébrés, de la moelle longitudinale noueuse dans les animaux sans vertèbres qui en sont munis, et de ganglions séparés dans ceux qui, n'ayant ni moelle épinière, ni moelle longitudinale noueuse, en possèdent dans cet état. Or, dans les animaux qui jouissent du sentiment, ces nerfs, destinés au mouvement musculaire, n'ont qu'une simple connexion avec le système sensitif, et lorsqu'ils sont lésés, ils produisent des contractions spasmodiques, sans troubler le système des sensations. On a donc lieu de croire que, parmi les différens systèmes particuliers qui composent le système nerveux dans son perfectionnement, celui qui est employé à l'excitation des muscles est distinct de celui qui sert à la production du sentiment. Aussi la fonction du système nerveux qui consiste à opérer l'action musculaire et l'exécution des différentes fonctions vitales, n'y peut-elle parvenir qu'en envoyant le fluide subtil des nerfs, de son réservoir aux différentes parties. Mais la fonction du même système qui opère le sentiment, est très-différente, par sa nature et par les opérations qu'elle exécute, de celle dont je viens de parler ; car dans la production d'une sensation quelconque, laquelle ne peut avoir lieu sans l'influence nerveuse, le fluide subtil des nerfs commence toujours à se mouvoir du point du p206

corps qui est affecté, propage son mouvement jusqu'au foyer ou centre de rapport du système, y excite une commotion qui se communique dans tous les nerfs qui servent au sentiment, et met leur fluide dans le cas de réagir, ce qui produit la sensation. Non-seulement ces deux sortes de fonctions du système nerveux diffèrent l'une de l'autre, en ce que, dans tout mouvement musculaire, il n'y a point de sensation produite, et que dans la production d'une sensation quelconque, il n'y a pas nécessairement de mouvement musculaire exécuté ; mais ces fonctions diffèrent, en outre, comme on vient de le voir, en ce que, dans l'une d'elles, le fluide nerveux est envoyé de son réservoir aux parties ; tandis que, dans l'autre, il est envoyé des parties mêmes au foyer ou centre de rapport du système des sensations. Ces faits sont évidens, quoiqu'on ne puisse apercevoir les mouvemens qui y donnent lieu. La fonction du système nerveux, qui consiste à effectuer les émotions du sentiment intérieur, et qui s'exécute par un ébranlement général de la masse libre du fluide des nerfs, ébranlement qui s'opère sans réaction, et par suite sans produire aucune sensation distincte, est encore très-particulière et fort différente des deux que je viens de citer ; dans l'exposition que j'en ferai, p207

on verra que c'est une des plus remarquables et des plus intéressantes à étudier. Si la fonction, sans laquelle le système nerveux ne pourroit mettre les muscles en action, ni concourir à l'exécution des fonctions organiques, est différente de celle sans laquelle le même système ne pourroit produire le sentiment, ainsi que de celle qui constitue les émotions du sentiment intérieur ; je dois faire remarquer que, lorsque le perfectionnement du système dont il s'agit est assez avancé pour lui faire obtenir l'organe accessoire et spécial que constituent les hémisphères plissés du cerveau, alors il a la faculté d'exercer une quatrième sorte de fonction, qui est encore très-différente des trois premières. En effet, à l'aide de l'organe accessoire dont je viens de parler, le système nerveux donne lieu à la formation des idées, des jugemens, des pensées, de la volonté, etc. ; phénomènes qu'assurément les trois premières sortes de fonctions citées ne sauroient produire. Or, l'organe accessoire en qui s'exécutent des fonctions capables de donner lieu à de pareils phénomènes, n'est qu'un organe passif, à cause de son extrême mollesse, et ne reçoit aucune excitation, parce qu'aucune de ses parties ne sauroit réagir ; mais il conserve les impressions qu'il reçoit, et ces impressions p208

modifient les mouvemens du fluide subtil qui se meut entre ses nombreuses parties. C'est une idée ingénieuse, mais dénuée de preuves et de motifs suffisans, que celle qu'a exprimée Cabanis, lorsqu'il a dit que le cerveau agissoit sur les impressions que les nerfs lui transmettent, comme l'estomac sur les alimens que l'oesophage y verse ; qu'il les digéroit à sa manière ; et qu'ébranlé par le mouvement qui lui étoit communiqué, il réagissoit, et que de cette réaction naissoit la perception, qui devenoit ensuite une idée. Ceci ne me paroît nullement reposer sur la considération des facultés que peut avoir la pulpe cérébrale ; et je ne saurois me persuader qu'une substance aussi molle que celle dont il s'agit, soit réellement active, et qu'on puisse dire à son égard, qu'ébranlée par le mouvement qui lui est communiqué, cette substance réagisse et donne lieu à la perception. L'erreur, à ce sujet, provient donc ; d'une part, de ce que le savant dont je parle, ne considérant point le fluide nerveux, s'est trouvé obligé de transporter dans sa pensée les fonctions de ce fluide, à la pulpe médullaire dans laquelle il se meut ; et de l'autre part, de ce qu'il confondoit les actes qui constituent les sensations avec ceux de l'intelligence, ces deux sortes de phénomènes organiques différant essentiellement entre p209

elles, par leur nature, et exigeant chacune un système d'organes très-particulier pour les produire. Ainsi, voilà quatre sortes de fonctions très-différentes qu'exécute le système nerveux perfectionné, c'est-à-dire, complétement développé et muni de son organe accessoire ; mais comme les organes qui donnent lieu à chacune de ces fonctions ne sont pas les mêmes ; et comme les différens organes spéciaux n'ont reçu l'existence que successivement ; la nature a formé ceux qui sont propres au mouvement musculaire, avant ceux qui donnent lieu aux sensations, et ceux-ci avant d'établir les moyens qui permettent les émotions du sentiment intérieur ; enfin, elle a terminé le perfectionnement du système nerveux en le rendant capable de produire les phénomènes de l'intelligence. Nous allons voir maintenant que tous les animaux n'ont pas et ne peuvent avoir un système nerveux ; et qu'en outre, tous ceux qui possèdent ce système d'organes n'en obtiennent pas nécessairement les quatre sortes de facultés dont il vient d'être question. p210

le système nerveux est particulier à certains animaux. sans doute, ce n'est que dans les animaux que le système nerveux peut exister ; mais de là s'ensuit-il que tous le possèdent ? Il est certainement quantité d'animaux dont l'état de leur organisation est tel, qu'il leur est impossible d'avoir le système d'organes dont il s'agit ; car ce système, nécessairement composé de deux sortes de parties, savoir ; d'une masse médullaire principale, et de différens filets nerveux qui vont s'y réunir, ne peut exister dans l'organisation très-simple d'un grand nombre d'animaux connus. Il est d'ailleurs évident que le système nerveux n'est point essentiel à l'existence de la vie, puisque tous les corps vivans ne le possèdent point, et que ce seroit en vain qu'on le rechercheroit dans les végétaux. On sent donc que ce système n'est devenu nécessaire qu'à ceux des animaux en qui la nature a pu le produire. Dans le chap ix de la seconde partie, j'ai déjà fait voir que le système nerveux étoit particulier à certains animaux : ici je vais en donner de nouvelles preuves, en montrant qu'il est impossible que tous les animaux possèdent un pareil système d'organes ; d'où il résulte que ceux qui en p211

sont dépourvus, ne peuvent jouir d'aucune des facultés qu'on lui voit produire. Lorsqu'on a dit que, dans les animaux qui n'offrent point de filets nerveux (tels que les polypes et les infusoires), la substance médullaire, qui donne les sensations, étoit répandue et fondue dans tous les points du corps, et non rassemblée en filets ; et qu'il en résultoit que chacun des fragmens de ces animaux devenoit un individu doué de son moi particulier ; on ne s'étoit probablement pas rendu compte de la nature de toute fonction organique, qui provient toujours de relations entre des parties contenantes et des fluides contenus, et de mouvemens quelconques résultant de ces relations. On n'étoit point surtout pénétré de la connoissance de ce qu'il y a d'essentiel dans les fonctions du système nerveux ; on ignoroit que ces fonctions ne s'opéroient qu'en effectuant le mouvement ou le transport d'un fluide subtil, soit d'un foyer vers les parties, soit des parties vers le foyer lui-même. Le système nerveux ne peut donc avoir d'existence, ni exercer la moindre de ses fonctions, que lorsqu'il offre une masse médullaire dans laquelle se trouve un foyer pour les nerfs, et, en outre, des filets nerveux qui se rendent à ce foyer. D'ailleurs, la matière médullaire, ni aucune autre substance animale, ne peuvent avoir en propre p212

la faculté de produire des sensations, ce que je compte prouver dans le troisième chapitre de cette partie ; ainsi, cette substance médullaire, supposée fondue dans tous les points du corps d'un animal, n'y donneroit point lieu au sentiment. si, dans sa plus grande simplicité, le système nerveux est nécessairement composé de deux sortes de parties, savoir ; d'une masse médullaire principale, et de filets nerveux qui vont s'y rendre ; on sent que l'organisation animale, qui commence dans la monade, qu'on sait être le plus simple et le plus imparfait des animaux connus, a dû faire bien des progrès dans sa composition, avant que la nature ait pu parvenir à y former un pareil système d'organes, même dans sa plus grande imperfection. Cependant, là où ce système commence, il est encore bien loin d'avoir obtenu, dans sa composition et son perfectionnement, tout ce qu'il offre dans les animaux les plus parfaits ; et là où il a pu commencer, l'organisation animale avoit déjà fait bien des progrès dans ses développemens et dans sa composition. Pour nous convaincre de cette vérité, examinons les produits du système nerveux dans chacun de ses principaux développemens. p213

le système nerveux, dans sa plus grande simplicité, ne produit que le mouvement musculaire. je ne puis, à la vérité, présenter sur le sujet dont il s'agit, qu'une simple opinion ; mais elle se fonde sur des considérations si importantes, si propres à être décisives, qu'on peut la regarder au moins comme une vérité morale. Si l'on considère attentivement la marche qu'a suivie la nature, on verra partout que, pour créer ou faire exister ses productions, elle n'a rien fait subitement ou d'un seul jet ; mais qu'elle a tout fait progressivement, c'est-à-dire, par des compositions et des développemens graduels et insensibles : conséquemment, tous les produits, tous les changemens qu'elle opère, sont évidemment assujettis de toutes parts à cette loi de progression qui régit ses actes. En suivant bien les opérations de la nature, on verra, en effet, qu'elle a créé peu à peu et successivement toutes les parties, tous les organes des animaux, et qu'elle les a complétés et perfectionnés progressivement ; que peu à peu de même, elle a modifié, animalisé, et de plus en plus composé tous les fluides intérieurs des animaux qu'elle a fait exister ; en sorte qu'avec le p214

temps, tout ce que nous observons à leur égard fut complétement terminé. Le système nerveux, dans son origine, c'est-à-dire, là où il commence à exister, est assurément dans sa plus grande simplicité et dans sa moindre perfection. Cette sorte d'origine lui est commune avec celle de tous les autres organes spéciaux qui ont commencé de même par être dans leur plus grand état d'imperfection. Or, on ne sauroit douter que, dans sa plus grande simplicité, le système nerveux ne donne aux animaux qui le possèdent dans cet état, des facultés moins nombreuses et moins éminentes que celles que le même système procure aux animaux les plus parfaits, en qui il se trouve dans sa plus grande composition et muni de ses accessoires. Il suffit de bien observer ce qui a lieu à cet égard, pour reconnoître le fondement de cette considération. J'ai déjà prouvé que, lorsque le système nerveux est dans sa plus grande simplicité, il offroit nécessairement deux sortes de parties, savoir ; une masse médullaire principale, et des filets nerveux qui viennent se réunir à cette masse ; mais cette même masse médullaire peut d'abord exister sans donner lieu à aucun sens particulier, et elle peut être divisée en parties séparées, à chacune desquelles des filets nerveux viendront se rendre. p215

Il paroît que c'est ce qui a lieu dans les animaux de la classe des radiaires, ou au moins dans ceux de la division des échinodermes, dans lesquels on prétend avoir découvert le système nerveux, et où ce système seroit réduit à des ganglions séparés qui communiquent entre eux par des filets, et qui en envoient d'autres aux parties. Si les observations qui établissent cet état du système nerveux sont fondées, ce sera celui de la plus grande simplicité de ce système, et alors il présentera plusieurs centres de rapport pour les nerfs, c'est-à-dire, autant de foyers qu'il y a de ganglions séparés ; enfin, il ne donnera lieu à aucun des sens particuliers, pas même à celui de la vue, qu'on sait être le premier qui se montre sans équivoque. Je nomme sens particulier chacun de ceux qui résultent d'organes spéciaux qui les font exister, tels que la vue, louïe, lodorat et le goût : quant au toucher, c'est un sens général, type, à la vérité, de tous les autres, mais qui n'exige aucun organe spécial, et auquel les nerfs ne peuvent donner lieu que lorsqu'ils sont capables de produire des sensations. Or, en exposant, dans le chap iii, le mécanisme des sensations, nous verrons qu'aucune d'elles ne sauroit se produire que lorsque, par suite de p216

l'état de composition du système nerveux et de l'unité de foyer commun pour les nerfs, tout l'animal participe à un effet général qui donne lieu à cette sensation. Si cela est ainsi, dans les animaux qui ne possèdent le système nerveux que dans sa plus grande simplicité, et où ce système offre différens foyers pour les nerfs, aucun effet, aucun ébranlement ne peuvent être généraux pour l'individu, aucune sensation ne sauroit se produire, et effectivement, les masses médullaires séparées ne donnent lieu à aucun sens particulier. Si ces masses médullaires séparées communiquent entre elles par des filets, c'est afin que la libre répartition du fluide nerveux qu'elles doivent contenir puisse sans cesse s'effectuer. Cependant, dès que le système nerveux existe, quelque simple qu'il soit, il est déjà capable d'exécuter quelque fonction ; aussi peut-on penser qu'il en opère effectivement, lors même qu'il ne pourroit encore donner lieu au sentiment. Si l'on considère que, pour l'excitation du mouvement musculaire, la moindre des facultés du système nerveux, il faut à ce système une composition moins grande, une moindre extension de ses parties, que pour la production du sentiment ; que différens centres de rapport séparés n'empêchent pas que de chacun de ces foyers particuliers le fluide nerveux ne puisse être envoyé p217

aux muscles pour y porter son influence ; l'on sentira qu'il est très-probable que les animaux qui possèdent un système nerveux dans sa plus grande simplicité, en obtiennent la faculté du mouvement musculaire, et néanmoins ne jouissent pas réellement du sentiment. Ainsi, en établissant le système nerveux, la nature paroît n'avoir formé d'abord que des ganglions séparés qui communiquent entre eux par des filets, et qui n'envoient d'autres filets qu'aux organes musculaires. Ces ganglions sont les masses médullaires principales ; et quoiqu'ils communiquent entre eux par des filets, la séparation de ces foyers ne permet pas l'exécution de l'effet général nécessaire pour constituer la sensation, mais elle ne s'oppose pas à l'excitation du mouvement musculaire : aussi les animaux qui possèdent un pareil système nerveux, ne jouissent-ils d'aucun sens particulier. Nous venons de voir que le système nerveux, dans sa plus grande simplicité, ne pouvoit produire que le mouvement musculaire ; maintenant nous allons montrer qu'en développant, composant et perfectionnant davantage ce système, la nature est parvenue à lui donner non-seulement la faculté d'exciter l'action des muscles, mais en outre celle de produire le sentiment. p218

le système nerveux, plus avancé dans sa composition, produit le mouvement musculaire et le sentiment. le système nerveux est, sans doute, parmi tous les systèmes d'organes, celui qui donne aux animaux qui en sont doués, les facultés les plus éminentes et à la fois les plus admirables ; mais il n'y parvient, sans contredit, qu'après avoir acquis la grande complication et tous les développemens dont il est susceptible. Avant ce terme, il offre, dans tous les animaux qui ont des nerfs et une masse médullaire principale, différens degrés, soit dans le nombre, soit dans le perfectionnement des facultés qu'il leur procure. J'ai dit plus haut que, dans sa plus grande simplicité, le système nerveux paroissoit avoir sa masse médullaire principale divisée en plusieurs parties séparées qui chacune contiennent un foyer particulier pour les nerfs qui vont s'y rendre ; que, dans cet état, ce système ne pouvoit être propre à produire les sensations, mais qu'il avoit la faculté de mettre les muscles en action : or, ce système nerveux très-imparfait, qu'on prétend avoir reconnu dans les radiaires, existe-t-il le même dans les vers ? C'est ce que j'ignore, et néanmoins ce que j'ai lieu de supposer, à moins que les vers p219

ne soient un rameau de l'échelle animale, nouvellement commencé par des générations directes. je sais seulement que, dans les animaux de la classe qui suit celle des vers, le système nerveux, beaucoup plus avancé dans sa composition et ses développemens, se montre sans difficulté et sous une forme bien prononcée. En effet, en suivant l'échelle animale, depuis les animaux les plus imparfaits, jusqu'aux animaux les plus parfaits, ce ne fut, jusqu'à présent, que dans les insectes, que le système nerveux commença à être bien reconnu ; parce qu'il se présente, dans tous les animaux de cette classe, éminemment exprimé, et qu'il offre une moelle longitudinale noueuse qui, en général, s'étend dans toute la longueur de l'animal, et se trouve très-diversifiée dans sa forme, selon les insectes en qui on la considère, et selon leur état de larve ou d'insecte parfait. cette moelle longitudinale, qui se termine antérieurement par un ganglion subbilobé, constitue la masse médullaire principale du système, et de chacun de ses noeuds, qui varient en grosseur et en rapprochement, partent des filets nerveux qui vont se rendre aux parties du corps. Le noeud ou ganglion subbilobé qui termine antérieurement la moelle longitudinale noueuse des insectes, doit être distingué des autres noeuds p220

de cette moelle, parce qu'il donne naissance immédiatement à un sens particulier, celui de la vue. Ce noeud terminal est donc réellement un petit cerveau, quoique fort imparfait ; et il contient sans doute le centre de rapport des nerfs sensitifs, puisque le nerf optique va s'y rendre. Peut-être que les autres noeuds de la moelle longitudinale en question, sont autant de foyers particuliers qui servent à fournir à l'action des muscles de l'animal : dans le cas où ces foyers existeroient, comme ils communiqueroient ensemble par le cordon médullaire qui les réunit, ils n'empêcheroient nullement l'effet général qui, seul, ainsi que je le prouverai, peut produire le sentiment. Ainsi, dans les insectes, le système nerveux commence à offrir un cerveau et un centre de rapport unique pour l'exécution du sentiment. Ces animaux, par la composition de leur système nerveux, possèdent donc deux facultés distinctes ; savoir : celle du mouvement musculaire, et en outre, celle de pouvoir éprouver des sensations. Ces sensations ne sont encore probablement que des perceptions simples et fugitives des objets qui les affectent ; mais enfin elles suffisent pour constituer le sentiment, quoiqu'elles soient incapables de produire des idées. Cet état du système nerveux qui, dans les insectes, ne donne lieu qu'à ces deux facultés, se p221

trouve à peu près le même dans les animaux des cinq classes suivantes, c'est-à-dire, dans les arachnides, les crustacés, les annelides, les cirrhipèdes et les mollusques ; il n'y présente vraisemblablement d'autres différences que celles qui constituent quelque perfectionnement dans les deux facultés déjà citées. Je n'ai pas assez d'observations particulières pour qu'il me soit possible d'indiquer, parmi les animaux qui ont un système nerveux capable de leur faire éprouver des sensations, quels sont ceux en qui les émotions du sentiment intérieur sont dans le cas de pouvoir être produites. Peut-être que, dès que la faculté de sentir existe, celle qui produit ces émotions a lieu aussi ; mais cette dernière est si imparfaite et si obscure, dans son origine, que je ne la crois reconnoissable que dans les animaux à vertèbres. Ainsi, passons à la détermination du point de l'échelle animale dans lequel commence la quatrième sorte de faculté du système nerveux. lorsque la nature fut parvenue à munir le système nerveux d'un véritable cerveau, c'est-à-dire, d'un renflement médullaire antérieur, capable de donner immédiatement l'existence au moins à un sens particulier, tel que celui de la vue, et de contenir, en un seul foyer, le centre de rapport des nerfs ; elle n'eut pas encore par là p222

terminé le complément des parties que peut offrir ce système. Effectivement, elle s'occupa long-temps encore du développement graduel du cerveau, et parvint à y ébaucher le sens de l'ouïe, dont les premières traces se montrent dans les crustacés et dans les mollusques. mais ce n'est toujours là qu'un cerveau très-simple, lequel paroît être la base de l'organe du sentiment, puisque les nerfs sensitifs et ceux des sens particuliers existans viennent tous s'y réunir. En effet, le ganglion terminal qui constitue le cerveau des insectes, et des animaux des classes suivantes jusqu'aux mollusques inclusivement, quoiqu'en général partagé par un sillon et en quelque sorte bilobé, n'offre cependant aucune trace de ces deux hémisphères plissés et développables, qui recouvrent et enveloppent, par leur base, le véritable cerveau des animaux les plus parfaits, c'est-à-dire, cette partie de l'encéphale qui contient le foyer du système sensitif : conséquemment les fonctions qui sont propres aux organes nouveaux et accessoires que je viens de citer, ne sauroient s'exécuter dans aucun des animaux sans vertèbres. p223

le système nerveux, complet dans toutes ses parties, donne lieu au mouvement musculaire, au sentiment, aux émotions intérieures et à l’ intelligence. ce n'est que dans les animaux à vertèbres que la nature a pu compléter, dans toutes ses parties, le système nerveux ; et c'est probablement dans les plus imparfaits de ces animaux (dans les poissons) qu'elle a commencé à esquisser l'organe accessoire du cerveau, qui se compose de deux hémisphères plicatiles, opposés l'un à l'autre, mais réunis par leur base, dans laquelle le cerveau proprement dit, qui doit être constitué par la présence du centre sensitif, est en quelque sorte confondu. Cet organe accessoire qui, lorsqu'il est bien développé, donne aux animaux qui le possèdent des facultés admirables, reposant sur le cerveau, l'enveloppant même dans sa base, et paroissant se confondre avec lui, n'en a pas été distingué ; car on donne généralement le nom de cerveau à toute la masse médullaire qui se trouve renfermée dans la cavité du crâne, quelque soient les parties distinctes qu'elle nous présente. Il est cependant nécessaire de distinguer du cerveau proprement dit, quelque difficile que soit cette distinction, l'organe accessoire dont il s'agit ; parce que cet organe exécute des fonctions qui lui sont p224

tout-à-fait particulières, et qu'il n'est pas essentiel à l'existence du cerveau, ni même à la conservation de la vie. Il mérite donc un nom particulier, et je crois pouvoir lui assigner celui d'hypocéphale. or, cet hypocéphale est l'organe spécial dans lequel se forment les idées et tous les actes de l'intelligence ; et le cerveau proprement dit, cette partie de la masse médullaire principale qui contient le centre de rapport des nerfs, et à laquelle les nerfs des sens particuliers viennent se réunir, ne sauroit lui seul donner lieu à de semblables phénomènes. Si l'on considère comme cerveau la masse médullaire qui sert de point de réunion aux différens nerfs, qui contient leur centre de rapport, en un mot, qui embrasse le foyer d'où le fluide nerveux est envoyé aux différentes parties du corps, et celui où il est rapporté lorsqu'il effectue quelque sensation ; alors il sera vrai de dire que le cerveau, même dans les animaux les plus parfaits, est toujours fort petit. Mais lorsque ce cerveau est muni de deux hémisphères, comme il se trouve dans leur base, qu'il y est en quelque sorte confondu, et que ces hémisphères plicatiles peuvent devenir fort grands, l'usage est de donner le nom de cerveau à toute la masse médullaire renfermée dans la cavité du crâne. Il en p225

résulte que l'on regarde, en général, toute cette masse médullaire comme ne constituant qu'un seul et même organe ; tandis qu'au contraire, elle en comprend deux qui sont essentiellement distincts par la nature de leurs fonctions. Il est si vrai que les hémisphères sont des organes particuliers, ajoutés comme accessoires au cerveau, qu'ils ne sont nullement essentiels à son existence, ce dont quantité de faits connus, relatifs à la possibilité de leur lésion, et même de leur destruction, ne nous permettent plus de douter. En effet, à l'égard des fonctions qu'exécutent ces hémisphères, l'on sent qu'une émission du fluide nerveux qui, de son réservoir ou foyer commun, se dirige dans ses mouvemens vers ces organes, les met à portée d'opérer chacun ces fonctions auxquelles ils sont propres. Aussi peut-on assurer que ce ne sont nullement les hémisphères qui envoient eux-mêmes au système nerveux le fluide particulier qui le met dans le cas d'agir ; car alors le système entier en seroit dépendant, ce qui n'est pas. Il résulte de ces considérations : que tout animal qui possède un système nerveux, n'est pas nécessairement muni d'un cerveau, puisque c'est la faculté de donner immédiatement naissance à quelque sens, au moins à celui de la vue, qui caractérise ce dernier ; que tout animal qui possède p226

un cerveau, ne l'a pas essentiellement accompagné de deux hémisphères plicatiles ; car la petitesse de sa masse dans les animaux des six dernières classes des invertébrés, indique qu'il ne peut servir qu'à la production du mouvement musculaire et du sentiment, et non à celle des actes de l'intelligence ; enfin, que tout animal dont le cerveau est surmonté de deux hémisphères plicatiles, jouit du mouvement musculaire, du sentiment, de la faculté d'éprouver des émotions intérieures, et en outre, de celle de se former des idées, d'exécuter des comparaisons, des jugemens, en un mot, d'opérer différens actes d'intelligence, selon le degré de développement de son hypocéphale. en y donnant beaucoup d'attention, on sentira, lorsqu'on pense ou qu'on réfléchit, que les opérations qui donnent lieu aux pensées, aux méditations, etc., s'exécutent dans la partie supérieure et antérieure du cerveau, c'est-à-dire, dans les masses médullaires réunies qui forment ses deux hémisphères plicatiles ; enfin, on distinguera qu'à cet égard, les opérations dont il s'agit, ne se font point dans la base de l'organe en question, non plus que dans sa partie postérieure et inférieure. Les deux hémisphères du cerveau, constituant ce que je nomme l'hypocéphale, sont donc réellement les organes p227

particuliers dans lesquels se produisent les actes de l'intelligence. Aussi, lorsqu'on exécute des pensées, et qu'on fixe son attention trop long-temps de suite, ressent-on de la douleur à la tête, particulièrement dans celles de ses parties que je viens de citer. On voit, d'après ces différentes considérations que, parmi les animaux qui ont un système nerveux : 1) ceux qui manquent de cerveau, et conséquemment de sens particuliers et d'un centre de rapport unique pour les nerfs, ne jouissent pas du sentiment, mais seulement de la faculté de mouvoir leurs parties par de véritables muscles ; 2) ceux qui ont un cerveau et quelques sens particuliers, mais dont le cerveau manque de ces hémisphères plicatiles qui constituent l'hypocéphale, ne reçoivent de leur système nerveux que deux ou trois facultés ; savoir : celle d'exécuter des mouvemens musculaires, celle de pouvoir éprouver des sensations, c'est-à-dire, des perceptions simples et fugitives, lorsque quelque objet les affecte, et peut-être aussi celle d'éprouver des émotions intérieures ; 3) enfin, ceux qui ont un cerveau muni de l'hypocéphale, qui n'en est que l'accessoire, jouissent du mouvement musculaire et du sentiment, de la faculté de s'émouvoir, et peuvent, en outre, p228

à l'aide d'une condition essentielle (l'attention), se former des idées imprimées sur l'organe, comparer entre elles plusieurs de ces idées, et produire des jugemens ; et si les hémisphères accessoires de leur cerveau sont développés et perfectionnés, ils peuvent penser, raisonner, inventer, et exécuter différens actes d'intelligence. Il est, sans doute, très-difficile de concevoir comment se forment les impressions qui gravent les idées ; et il est surtout impossible de rien apercevoir dans l'organe qui indique leur existence. Mais que peut-on en conclure, sinon que l'extrême délicatesse de ces traits, et que les bornes de nos facultés en sont la cause ? Dira-t-on que tout ce que l'homme ne peut apercevoir n'existe pas ! Il nous suffit ici que la mémoire soit un sûr garant de l'existence de ces impressions dans l'organe où elle exécute ses actes. S'il est vrai que la nature ne fait rien subitement ou d'un seul jet, on sent que pour produire toutes les facultés qu'on observe dans les animaux les plus parfaits, il lui a fallu créer successivement tous les organes qui peuvent donner lieu à ces facultés ; et c'est, en effet, ce qu'elle a exécuté avec beaucoup de temps, et à l'aide de circonstances qui y ont été favorables. Certes, cette marche est celle qu'elle a suivie ; p229

et on ne peut lui en substituer aucune autre sans sortir des idées positives que la nature nous fournit à mesure que nous l'observons. Ainsi, dans l'organisation animale, le système nerveux fut créé à son tour comme les autres systèmes particuliers ; et il ne put l'être que dans la seule circonstance où l'organisation se trouvoit assez avancée dans sa composition, pour que les trois sortes de substances qui composent ce système aient pu être formées et déposées dans les lieux qui offrent les organes qui le constituent. Il est donc très-inconvenable de vouloir trouver le système dont il s'agit, ainsi que les facultés qu'il procure, dans des animaux aussi simples en organisation, et aussi imparfaits que les infusoires et les polypes ; car il est impossible que des organes aussi composés que ceux de ce système, puissent exister dans l'organisation des animaux que je viens de citer. Je le répète : de même que les organes spéciaux que possèdent les animaux, dans leur organisation, furent formés successivement, de même aussi chacun de ces organes fut composé, complété et perfectionné progressivement, à mesure que l'organisation animale parvint à se compliquer ; en sorte que le système nerveux, considéré dans les différens animaux qui en sont munis, p230

se présente dans les trois principaux états suivans. à sa naissance, où il est dans sa plus grande imperfection, ce système paroît ne consister qu'en divers ganglions séparés, qui communiquent entre eux par des filets, et qui en envoient d'autres à certaines parties du corps : alors il n'offre point de cerveau, et ne peut donner lieu, ni à la vue, ni à l'ouïe, ni peut-être à aucune sensation véritable ; mais il possède déjà la faculté d'exciter le mouvement musculaire. Tel est apparemment le système nerveux des radiaires, si les observations citées dans la première partie de cet ouvrage (chap viii, pag 291), ont quelque fondement. Plus perfectionné, le système nerveux présente une moelle longitudinale noueuse et des filets nerveux qui aboutissent aux noeuds de cette moelle : dès lors le ganglion qui termine antérieurement ce cordon noueux, peut être regardé comme un petit cerveau déjà ébauché, puisqu'il donne naissance à l'organe de la vue, et ensuite à celui de l'ouïe ; mais ce petit cerveau est encore simple et privé de l'hypocéphale, c'est-à-dire, de ces hémisphères plicatiles qui ont des fonctions particulières à exécuter. Tel est le système nerveux des insectes, des arachnides et des crustacés ; animaux qui ont des yeux, et dont les derniers cités p231

offrent déjà quelques vestiges de l'ouïe : tel est encore celui des annelides et des cirrhipèdes, dont les uns possèdent des yeux, tandis que les autres en sont privés par des causes déjà exposées dans le chap vii de la première partie. Les mollusques, quoique plus avancés dans la composition de leur organisation que les animaux dont je viens de parler, se trouvant dans le passage d'un changement de plan de la part de la nature, n'ont ni moelle longitudinale noueuse, ni moelle épinière ; mais ils offrent un cerveau, et plusieurs d'entre eux paroissent posséder le plus perfectionné des cerveaux simples, c'est-à-dire, des cerveaux qui sont dépourvus d'hypocéphale, puisqu'au leur aboutissent les nerfs de plusieurs sens particuliers. S'il en est ainsi, dans tous les animaux, depuis les insectes jusqu'aux mollusques inclusivement, le système nerveux produit le mouvement musculaire et donne lieu au sentiment ; mais il ne sauroit permettre la formation des idées. Enfin, beaucoup plus perfectionné encore, le système nerveux des animaux vertébrés offre une moelle épinière, des nerfs et un cerveau dont la partie supérieure et antérieure est munie accessoirement de deux hémisphères plicatiles, plus ou moins développés, selon l'état d'avancement du nouveau plan. Alors ce système donne lieu p232

non-seulement au mouvement musculaire, au sentiment et à la faculté d'éprouver des émotions intérieures, mais, en outre, à la formation des idées, qui sont d'autant plus nettes et peuvent être d'autant plus nombreuses, que ces hémisphères ont reçu de plus grands développemens. Ainsi, comment supposer que la nature qui, dans toutes ses productions, procède toujours par degrés progressifs, ait pu, en commençant l'établissement du système nerveux, lui donner toutes les facultés qu'il possède lorsqu'il a acquis son complément et atteint sa plus grande perfection ! D'ailleurs, comme la faculté de sentir n'est nullement le propre d'aucune substance du corps animal, nous verrons que le mécanisme nécessaire à la production du sentiment est trop compliqué pour permettre au système nerveux, lorsqu'il est dans sa plus grande simplicité, d'avoir d'autre faculté que celle d'exciter le mouvement musculaire. J'essayerai de faire connoître, dans le chap iv, quelle est la puissance qui a les moyens de produire et de diriger les émissions du fluide nerveux, soit aux hémisphères du cerveau, soit aux autres parties du corps : ici, je dirai seulement que l'envoi du fluide dont il s'agit aux hémisphères du cerveau, y opère des fonctions très-différentes p233

de celles que le même fluide envoyé aux muscles et aux organes vitaux y exécute. Telle est l'exposition, succincte et générale, du système nerveux, de la nature de ses parties, des conditions qui furent nécessaires pour sa formation, et des quatre sortes de fonctions qu'il exécute lorsqu'il a acquis son complément et son perfectionnement. Sans entreprendre de rechercher comment l'influence nerveuse peut mettre les muscles en action et fournir à l'exécution des fonctions de différens organes, je dirai que c'est probablement en provoquant l'irritabilité des parties, que cette fonction du système nerveux se trouve exécutée. Mais relativement à celle des fonctions de ce système, par laquelle il produit le sentiment, et qu'avec raison l'on regarde comme la plus étonnante et la plus difficile à concevoir, j'essayerai d'en exposer le mécanisme dans le chap iii. Je ferai ensuite la même chose à l'égard de la quatrième fonction du même système, c'est-à-dire, de celle par laquelle il produit des idées, des pensées, etc., fonction plus étonnante encore que celle qui donne lieu au sentiment. Cependant, ne voulant rien présenter dans cet ouvrage qui ne soit appuyé sur des faits ou sur des observations qui m'y autorisent, je vais p234

auparavant considérer le fluide nerveux, et montrer que loin de n'être qu'un produit de l'imagination, ce fluide se manifeste par des effets que lui seul peut produire, et qui ne peuvent permettre le moindre doute sur son existence. 3E PARTIE CHAPITRE 2 T 2

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du fluide nerveux. une matière subtile, remarquable par la célérité de ses mouvemens, et qu'on néglige de considérer, parce qu'il n'est pas en notre pouvoir de l'observer directement nous-mêmes, de nous la procurer, et de la soumettre à nos expériences ; cette matière, dis-je, est l'agent le plus singulier, et en même temps l'instrument le plus admirable que puisse employer la nature pour produire le mouvement musculaire, le sentiment, les émotions intérieures, les idées, et les actes d'intelligence dont quantité d'animaux sont susceptibles. Or, comme il nous est possible de connoître cette matière par les effets qu'elle produit, il importe que nous la prenions en considération, dès le commencement de la troisième partie de cet ouvrage ; car le fluide qu'elle constitue étant le seul qui soit capable d'opérer les phénomènes qui excitent tant notre admiration, si nous refusons de reconnoître son existence et ses facultés, il nous faudra donc abandonner toute recherche sur les causes physiques de ces phénomènes, p236

et recourir de nouveau à des idées vagues et sans base, pour satisfaire notre curiosité à leur égard. Relativement à la nécessité où l'on se trouve de rechercher dans les effets qu'il produit, la connoissance du fluide dont il est question, n'est-ce pas maintenant une chose reconnue, qu'il existe dans la nature différentes sortes de matières qui échappent à nos sens, dont nous ne pouvons nous emparer, et qu'il nous est impossible de retenir et d'examiner à notre gré ; des matières d'une ténuité et d'une subtilité si considérables, qu'elles ne peuvent manifester leur existence que dans certaines circonstances, et qu'au moyen de quelques-uns de leurs résultats qu'avec beaucoup d'attention nous parvenons à saisir ; des matières, en un mot, dont nous ne pouvons, jusqu'à un certain point, reconnoître la nature, que par des inductions et des déterminations d'analogie, que la réunion d'un grand nombre d'observations peut seule nous faire obtenir ? Cependant l'existence de ces matières nous est prouvée par les résultats qu'elles seules peuvent produire ; résultats qu'il nous importe tant de considérer dans différens phénomènes dont nous recherchons les causes. Dira-t-on que, puisque nous possédons si peu de moyens pour déterminer, avec la précision p237

et l'évidence que toute démonstration exige, la nature et les qualités de ces matières, tout homme sage, et qui fait cas seulement des connoissances exactes, doit négliger leur considération ? Peut-être me trompé-je ; mais j'avouerai que je ne suis point du tout de cet avis ; au contraire, je suis fermement persuadé que ces mêmes matières jouant un rôle important dans la plupart des faits physiques que nous observons, et surtout dans le plus grand nombre des phénomènes organiques que les corps vivans nous présentent, leur considération est du plus grand intérêt pour l'avancement de nos connoissances à l'égard de ces faits et de ces phénomènes. Ainsi, quoiqu'il soit impossible de connoître directement toutes les matières subtiles qui existent dans la nature, renoncer à des recherches relatives à certaines d'entre elles, ce seroit, à ce qu'il me semble, refuser de saisir le seul fil que nous offre la nature pour nous conduire à la connoissance de ses lois ; ce seroit renoncer aux progrès réels de celle que nous possédons sur les corps vivans, ainsi que sur les causes des phénomènes que nous observons dans les fonctions de leurs organes ; et ce seroit, en même temps, renoncer à la seule voie qui puisse nous procurer les moyens de perfectionner les théories physiques et chimiques que nous pouvons former. p238

On verra bientôt que ces considérations ne sont point étrangères à mon objet, qu'il est nécessaire d'y avoir égard, et qu'elles s'appliquent parfaitement à ce que j'ai à dire sur le fluide nerveux qu'il nous est si intéressant de connoître. Nos observations étant maintenant trop avancées pour nous permettre de contester solidement ou de révoquer en doute l'existence d'un fluide subtil qui circule et se meut dans la substance pulpeuse des nerfs, voyons, sur ce sujet délicat et difficile, ce qu'il est possible de proposer de vraisemblable d'après l'état actuel des connoissances. Mais avant de parler du fluide nerveux, il est très-important de présenter la proposition suivante : tous les fluides visibles, contenus dans le corps d'un animal, tels que le sang ou ce qui en tient lieu, la lymphe, les fluides sécrétés, etc., se meuvent avec trop de lenteur dans les canaux ou les parties qui les contiennent, pour pouvoir être capables de porter, avec la célérité nécessaire, le mouvement ou la cause du mouvement qui produit les actions des animaux ; ces actions, dans quantité d'animaux où on les observe, s'exécutant avec une promptitude et une vivacité surprenantes, et ces animaux les interrompant, les reprenant et les variant avec toutes les nuances p239

d'irrégularité possibles. La moindre réflexion doit suffire pour nous faire comprendre qu'il est absolument impossible que des fluides aussi grossiers que ceux que je viens de citer, et dont les mouvemens sont, en général, assez réguliers, puissent être la cause des actions diverses des animaux. Cependant, tout ce qu'on observe en eux, résulte de relations entre leurs fluides contenus, ou ceux de ces fluides qui les pénètrent, et leurs parties contenantes, ou les organes affectés par ces fluides contenus. Assurément, ce ne peut être qu'un fluide presqu'aussi prompt que l'éclair, dans ses mouvemens et ses déplacemens, qui puisse opérer des effets semblables à ceux que je viens d'indiquer ; or, nous connoissons maintenant des fluides qui ont cette faculté. Comme toute action est toujours le produit d'un mouvement quelconque, et qu'assurément c'est par un mouvement, quel qu'il soit, que les nerfs agissent ; M Richerand a discuté et réfuté solidement dans sa physiologie, l'opinion de ceux qui ont regardé les nerfs comme des cordes vibrantes. " cette hypothèse, dit ce savant, est tellement absurde, qu'on a lieu d'être étonné de la longue faveur dont elle a joui. " on seroit autorisé à dire la même chose de p240

l'hypothèse du mouvement de vibration, communiqué entre des molécules aussi molles et aussi peu élastiques que celles de la pulpe médullaire des nerfs, si quelqu'un la proposoit. " il est bien plus raisonnable, dit ensuite M Richerand, de croire que les nerfs agissent au moyen d'un fluide subtil, invisible, impalpable, auquel les anciens donnèrent le nom d'esprits animaux. " enfin, plus loin, en considérant les qualités particulières du fluide nerveux, ce physiologiste ajoute : " ces conjectures n'ont-elles pas acquis un certain degré de probabilité, depuis que l'analogie du galvanisme avec l'électricité, d'abord présumée par l'auteur de cette découverte, a été confirmée par les expériences si curieuses de Volta, répétées, commentées, expliquées dans ce moment par tous les physiciens de l'Europe ? " quelqu'évidente que soit l'existence du fluide subtil au moyen duquel les nerfs agissent, il y aura long-temps, et peut-être toujours, des hommes qui la contesteront ; parce qu'on ne peut la prouver autrement que par les phénomènes que ce fluide seul peut produire. Cependant il me semble que lorsque tous les effets de ce fluide dont il s'agit démontrent son existence, il n'est nullement raisonnable de la nier, par la seule raison qu'il nous est impossible p241

de voir ce fluide. Il est surtout très-inconvenable de le faire, lorsqu'on sait que tous les phénomènes organiques résultent uniquement de relations entre des fluides en mouvement et les organes qui donnent lieu à ces phénomènes. Enfin, cette inconvenance est bien plus grande encore, lorsqu'on est convaincu que les fluides visibles (le sang, la lymphe, etc.) qui arrivent et pénètrent dans la substance des nerfs et du cerveau, sont trop grossiers et ont trop de lenteur dans leurs mouvemens, pour pouvoir donner lieu à des actes aussi rapides que ceux qui constituent le mouvement musculaire, le sentiment, les idées, la pensée, etc. D'après ces considérations, je reconnois que, dans tout animal qui possède un système nerveux, il existe dans les nerfs et dans les foyers médullaires auxquels ces nerfs aboutissent, un fluide invisible, très-subtil, contenable, et à peu près inconnu dans sa nature, parce qu'on manque de moyens pour l'examiner directement. Ce fluide, que je nomme fluide nerveux, se meut dans la substance pulpeuse des nerfs et du cerveau, avec une célérité extraordinaire, et cependant n'y forme, pour l'exécution de ses mouvemens, aucuns conduits perceptibles. C'est par le moyen de ce fluide subtil que les nerfs agissent ; que le mouvement musculaire se p242

met en action ; que le sentiment se produit ; et que les hémisphères du cerveau exécutent tous les actes d'intelligence auxquels, selon leurs développemens, ils ont la faculté de donner lieu. Quoique la nature propre du fluide nerveux ne nous soit pas bien connue, puisque nous ne pouvons l'apprécier que par ses effets ; depuis la découverte du galvanisme, il devient de plus en plus probable qu'elle est très-analogue au fluide électrique. Je suis même persuadé que c'est ce fluide électrique qui a été modifié dans l'économie animale, s'y étant en quelque sorte animalisé par son séjour dans le sang, et s'y étant assez changé pour devenir contenable et se maintenir uniquement dans la substance médullaire des nerfs et du cerveau, à laquelle le sang en fournit sans cesse. Pour pouvoir dire que le fluide nerveux n'est que de l'électricité modifiée par son séjour dans l'économie animale, je me fonde sur ce que ce fluide nerveux, quoique fort ressemblant par ses effets à plusieurs de ceux que produit le fluide électrique, s'en distingue néanmoins par quelques qualités particulières, parmi lesquelles celle de pouvoir être retenu dans un organe, et de s'y mouvoir, soit dans un sens, soit dans un autre, paroît lui être propre. Le fluide nerveux est donc réellement distinct p243

du fluide électrique ordinaire, puisque celui-ci traverse sans s'arrêter, et avec sa célérité connue, toutes les parties de notre corps, lorsqu'on forme la chaîne dans la décharge, soit d'une bouteille de Leyde, soit d'un conducteur électrique. Il est même différent du fluide galvanique obtenu et mis en action par la pile de Volta : en effet, ce dernier, qui n'est encore que le fluide électrique lui-même, mais agissant avec moins de masse, de densité et d'activité que le fluide électrique que l'on dégage de la bouteille de Leyde, ou d'un conducteur chargé, reçoit de la circonstance dans laquelle il se trouve, quelques qualités ou facultés qui le distinguent du fluide électrique rassemblé et condensé par nos moyens ordinaires. Aussi ce fluide galvanique exerce-t-il plus d'action sur nos nerfs et sur nos muscles que le fluide électrique ordinaire : cependant le fluide galvanique dont il est question, n'étant point animalisé, c'est-à-dire, n'ayant point reçu l'influence que son séjour dans le sang (surtout dans le sang des animaux à sang chaud) lui fait acquérir, ne possède pas toutes les qualités du fluide nerveux. le fluide nerveux des animaux à sang froid étant moins animalisé, se trouve plus voisin du fluide électrique ordinaire, et surtout du fluide galvanique. C'est ce qui est cause que nos p244

expériences galvaniques produisent sur les parties des animaux à sang froid, comme les grenouilles, des effets très-énergiques ; et que dans certains poissons, comme la torpille, la gymnote et le silure trembleur, un organe électrique bien prononcé, y montre l'électricité tout-à-fait appropriée à l'animal pour ses besoins. Voyez dans les annales du muséum d’ histoire naturelle, l'intéressant mémoire de M Geoffroi sur ces poissons. Malgré les modifications que le fluide électrique a reçues dans l'économie animale, et qui l'ont amené à l'état de fluide nerveux, il a conservé néanmoins, en très-grande partie, son extrême subtilité, et son aptitude aux prompts déplacemens ; qualités qui le rendent propre à l'exécution des fonctions qu'il doit exercer pour satisfaire aux besoins de l'animal. Ce fluide électrique pénétrant sans cesse dans le sang, soit par la voie de la respiration, soit par toute autre, s'y modifie graduellement, s'y animalise, et acquiert, enfin, les qualités de fluide nerveux. or, il paroît qu'on peut regarder les ganglions, la moelle épinière, et surtout le cerveau avec ses accessoires, comme constituant les organes sécrétoires de ce fluide animal. En effet, il y a lieu de penser que la substance propre des nerfs qui, par suite de sa nature p245

albumino-gélatineuse, est meilleure conductrice du fluide nerveux que toute autre substance du corps, et surtout que les membranes aponévrotiques qui enveloppent les filets et les cordons nerveux, soutire continuellement des dernières artérioles sanguines, le fluide subtil dont il est question et que le sang a préparé. Ce sont, sans doute, ces dernières artérioles et les veinules qui les accompagnent, qui donnent lieu à la couleur grise de la partie externe et comme corticale de la substance médullaire. Ainsi se produit sans cesse dans les animaux qui ont un système nerveux, le fluide invisible et subtil qui se meut dans la substance de leurs nerfs et dans les foyers médullaires où ces nerfs aboutissent. Ce fluide nerveux agit dans les nerfs par deux sortes de mouvemens très-opposés ; et, en outre, il exécute, dans les hémisphères du cerveau, une multitude de mouvemens divers que les actes de ces organes rendent probables, mais que nous ne saurions déterminer. Dans les nerfs destinés à opérer des sensations, on sait que ce fluide se meut de la circonférence, c'est-à-dire, des parties extérieures du corps, vers le centre, ou plutôt vers le foyer qui produit les sensations ; et comme les individus qui ont un système nerveux peuvent aussi éprouver des p246

impressions intérieures, le fluide dont il s'agit se meut alors dans les nerfs des parties intérieures, en se dirigeant pareillement vers le foyer des sensations. Au contraire, dans les nerfs destinés à la production du mouvement musculaire, soit de celui qui se fait sans la volonté de l'animal, soit de celui que cette volonté seule fait exécuter, le fluide nerveux se meut du centre ou de son foyer commun, vers les parties qui doivent agir. Dans les deux cas que je viens de citer, relativement au mouvement du fluide nerveux dans les nerfs, et, en outre, aux divers mouvemens qu'il peut exécuter dans le cerveau, l'emploi de ce même fluide, mis en action, en fait consommer une partie qui se dissipe et se trouve perdue pour l'animal. Cette perte exigeoit donc la réparation que le sang, en bon état, en fait continuellement. Une remarque importante à faire pour l'intelligence des phénomènes de l'organisation, est la suivante : les individus qui ne consomment du fluide nerveux que pour la production du mouvement musculaire, réparent leurs pertes à cet égard avec abondance, et même avec profit pour l'accroissement de leurs forces ; parce que ce mouvement musculaire hâte la circulation et les autres p247

mouvemens organiques, et qu'alors les sécrétions, réparatrices du fluide consommé, sont promptes et abondantes aux époques des repos. Au contraire, les individus qui ne consomment du fluide nerveux que pour la production des actes qui dépendent de l'hypocéphale, tels que les pensées soutenues, les méditations profondes, les agitations d'esprit que les passions produisent, etc., ne réparent leurs pertes à cet égard qu'avec lenteur et souvent qu'incomplétement ; parce que le mouvement musculaire restant alors presque sans action, tous les mouvemens organiques s'affoiblissent, les facultés des organes perdent de leur énergie, et les sécrétions, réparatrices du fluide nerveux consommé, deviennent moins abondantes, et les repos d'esprit très-difficiles. Le fluide nerveux, dans le cerveau, ne se borne pas à y apporter du foyer des sensations les sensations mêmes, et à y subir des mouvemens divers ; mais il y produit aussi des impressions qui se gravent sur l'organe, et qui y subsistent plus ou moins long-temps, selon leur profondeur. Cette assertion n'est pas un de ces produits monstrueux qu'enfante l'imagination : en examinant rapidement les principaux actes de l'intelligence, j'essayerai de prouver qu'elle est très-fondée, p248

et qu'on sera forcé de la reconnoître pour une de ces vérités auxquelles cependant on ne peut arriver que par des inductions incontestables. Je terminerai ce que j'avois à dire sur le fluide singulier dont il est question, par quelques considérations qui peuvent répandre beaucoup de lumières sur diverses fonctions organiques qui s'exécutent à l'aide de ce fluide. Toutes les parties du fluide nerveux communiquent ensemble dans le système d'organes qui les contient ; en sorte que, selon les causes qui l'excitent, ce fluide ne se meut, tantôt que dans certaines portions comme isolées de sa masse, et tantôt presque toute sa masse, ou du moins toute celle qui est libre, se trouve en mouvement. Ainsi donc, le fluide dont il s'agit se meut dans certaines portions et même dans de petites portions de sa masse : 1) lorsqu'il fournit à l'excitation musculaire, soit celle qui est indépendante de l'individu, soit celle qui en est dépendante ; 2) lorsqu'il exécute quelqu'acte d'intelligence. Le même fluide, au contraire, se meut dans toutes les parties de sa masse libre : 1) lorsque, subissant un mouvement général p249

de réaction, il produit une sensation quelconque ; 2) toutes les fois qu'éprouvant un ébranlement général sans former de réaction, il cause les émotions du sentiment intérieur. ces distinctions relatives aux mouvemens que peut éprouver le fluide nerveux dans le système d'organes qui le contient, ne sauroient être prouvées par des expériences particulières ; au moins je n'en aperçois pas les moyens ; mais l'on trouvera probablement qu'elles sont fondées, si l'on prend fortement en considération les observations que j'expose dans cette troisième partie de ma philosophie zoologique, sur les différentes fonctions du système nerveux. On pourra surtout se convaincre du fondement de ces distinctions, si l'on considère : 1) que l'influence nerveuse qui met les muscles en action, n'exige qu'une simple émission d'une portion du fluide nerveux sur les muscles qui doivent agir, et qu'ici le fluide subtil en question n'agit que comme excitateur ; 2) que, dans les actes de l'intelligence, les parties de l'organe de l'entendement ne sont que passives ; ne sauroient réagir à cause de leur extrême mollesse ; ne reçoivent point d'excitation de la part du fluide nerveux, mais seulement des impressions dont elles conservent les p250

traces, la portion de ce fluide, qui s'agite dans les diverses parties de cet organe, y modifiant ses mouvemens par l'influence des traits qui s'y trouvent gravés, et y en traçant d'autres ; en sorte que l'organe de l'entendement, qui n'a qu'une communication étroite avec le reste du système nerveux, n'emploie, dans ses actes, qu'une portion du fluide de tout le système ; enfin, qu'il résulte de l'étroite communication citée, que cette portion du fluide nerveux, contenue dans l'organe de l'intelligence, n'est exposée à partager l'ébranlement général qui s'exécute dans les émotions du sentiment intérieur, et dans la formation des sensations, que lorsque cet ébranlement est d'une intensité extrême ; ce qui trouble alors presque toutes les fonctions et les facultés du système. Il est donc vraisemblable, d'après tout ce que je viens d'exposer, que la totalité du fluide nerveux sécrété et contenu dans le système, n'est pas à la disposition du sentiment intérieur de l'individu, et qu'une partie de ce fluide est, en quelque sorte, en réserve pour fournir continuellement à l'exécution des fonctions vitales. Ainsi, de même qu'il y a des muscles indépendans de la volonté, tandis que d'autres n'entrent en action que lorsque le sentiment intérieur ému par la volonté ou par quelqu'autre cause, les y p251

excite ; de même, sans doute, une partie du fluide nerveux se trouve moins à la disposition de l'individu que l'autre, afin de n'être point exposée à l'épuisement, et de pouvoir fournir sans cesse aux fonctions vitales. Effectivement, le fluide nerveux n'étant jamais employé sans qu'il s'en consomme proportionnellement à son emploi, il étoit nécessaire que l'individu n'en pût consommer à son gré que la portion dont il peut disposer : il y a même, pour lui, de grands inconvéniens lorsqu'il épuise trop cette portion ; car alors une partie de celle en réserve devenant disponible, ses fonctions vitales en souffrent d'autant plus. J'aurai plus loin différentes occasions de développer et d'éclaircir ces diverses considérations relatives au fluide nerveux ; mais auparavant examinons quel peut être le mécanisme des sensations, et voyons comment se produit l'admirable faculté de sentir. 3E PARTIE CHAPITRE 3 T 2

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de la sensibilité physique et du mécanisme des sensations. comment concevoir qu'aucune partie quelconque d'un corps vivant puisse avoir en elle-même la faculté de sentir, lorsque toute matière, quelle qu'elle soit, ne jouit nullement et ne sauroit jouir d'une pareille faculté ! Certes, c'étoit commettre une grande erreur que de supposer que les animaux, et même les plus parfaits d'entre eux, avoient certaines de leurs parties douées du sentiment. Assurément, les humeurs ou les fluides quelconques des corps vivans, non plus que leurs parties solides, quelles qu'elles puissent être, ne possèdent pas la faculté de sentir. Ce n'est que par un véritable prestige que chaque partie de notre corps, considérée isolément, nous paroît sensible ; car c'est notre être en entier qui sent, ou plutôt, qui subit un effet général, à la provocation de toute cause affectante qui y donne lieu ; et comme cet effet se rapporte toujours à la partie qui fut affectée, nous en recevons dans l'instant la perception, à laquelle nous donnons p253

le nom de sensation, et nous supposons, par illusion, que c'est cette partie affectée de notre corps qui ressent l'impression qu'elle a reçue, tandis que c'est l'émotion du système entier de sensibilité qui y rapporte l'effet général que ce système a éprouvé. Ces considérations pourront paroître étranges, et même paradoxales, tant elles sont éloignées de tout ce que l'on a pensé à cet égard. Cependant, si l'on suspendoit le jugement que l'on porte en général sur ces objets, pour donner quelque attention aux motifs sur lesquels je fonde l'opinion que je vais développer, on reviendroit, sans doute, sur l'idée d'attribuer la faculté de sentir à aucune partie quelconque d'un corps vivant. Mais avant de présenter l'opinion dont il s'agit, il est nécessaire de déterminer quels sont les animaux qui jouissent de la faculté de sentir, et quels sont ceux en qui une pareille faculté ne peut se rencontrer. D'abord, j'établirai ce principe : toute faculté que possèdent les animaux, est nécessairement le produit d'un acte organique et par conséquent d'un mouvement qui y donne lieu ; et si cette faculté est particulière, elle résulte de la fonction d'un organe ou d'un système d'organes qui alors est particulier : mais aucune partie du corps animal, restant dans l'inaction, ne sauroit occasionner le moindre phénomène organique, ni donner p254

lieu à la moindre faculté. Aussi, le sentiment, qui est une faculté, n'est-il le propre d'aucune partie quelconque, mais le résultat de la fonction organique qui le produit. Je conclus du principe que je viens d'émettre, que toute faculté, provenant des fonctions d'un organe particulier qui seul peut y donner lieu, n'existe que dans les animaux qui possèdent cet organe. Ainsi, de même que tout animal qui n'a point d'yeux ne sauroit voir ; de même aussi, tout animal qui manque de système nerveux ne sauroit sentir. En vain objecteroit-on que la lumière fait des impressions remarquables sur certains corps vivans qui n'ont point d'yeux et qu'elle affecte néanmoins : il sera toujours vrai que les végétaux, et que quantité d'animaux, tels que les polypes et bien d'autres, ne voient point, quoiqu'ils se dirigent vers le côté d'où vient la lumière ; et que les animaux ne sont pas tous doués du sentiment, quoiqu'ils exécutent des mouvemens lorsque quelque cause les irrite ou irrite certaines de leurs parties. On ne sauroit donc, avec fondement, attribuer aucune sorte de sensibilité (percevante ou latente) aux animaux qui manquent de système nerveux, en apportant pour raison que ces animaux ont des parties irritables ; et j'ai déjà prouvé, dans le chapitre iv de la seconde partie, que le p255

sentiment et l'irritabilité étoient des phénomènes organiques d'une nature très-différente, et qui prenoient leur source dans des causes qui ne se ressemblent nullement. Effectivement, les conditions qu'exige la production du sentiment sont de toute autre nature que celles qui sont nécessaires à l'existence de l'irritabilité. les premières nécessitent la présence d'un organe particulier, toujours distinct, compliqué et étendu dans tout le corps de l'animal, tandis que les secondes n'exigent aucun organe spécial, et ne donnent lieu qu'à un phénomène toujours isolé et local. Mais les animaux qui possèdent un système nerveux, suffisamment développé, jouissent à la fois de l'irritabilité qui est le propre de leur nature, et de la faculté de sentir ; ils ont, sans pouvoir le remarquer, le sentiment intime de leur existence ; et quoiqu'ils soient encore assujettis aux excitations de l'extérieur, ils agissent par une puissance interne que nous ferons bientôt connoître. Dans les uns, cette puissance interne est dirigée, dans ses différens actes, par l'instinct, c'est-à-dire, par les émotions intérieures que produisent les besoins, et par les penchans que font naître les habitudes ; et dans les autres, elle l'est par une volonté plus ou moins libre. Ainsi, la faculté de sentir est uniquement le p256

propre des animaux qui ont un système nerveux sensitif ; et comme elle donne lieu au sentiment intime d'existence, nous verrons que ce dernier sentiment procure à ces animaux la faculté d'agir par des émotions qui leur causent des excitations intérieures, et les mettent dans le cas de produire eux-mêmes les mouvemens et les actions nécessaires à leurs besoins. Mais qu'est-ce que la sensibilité physique ou la faculté de sentir ; qu'est-ce ensuite que le sentiment intérieur d'existence ; quelles sont les causes de ces phénomènes admirables ; enfin, comment le sentiment d'existence ou le sentiment intérieur général peut-il donner lieu à une force qui fait agir ? Après avoir mûrement considéré l'état des choses à cet égard, et les prodiges auxquels il donne lieu, voici mon opinion sur le premier de ces sujets intéressans. La faculté de recevoir des sensations, constitue ce que je nomme la sensibilité physique, ou le sentiment proprement dit. Cette sensibilité doit être distinguée de la sensibilité morale, qui est tout autre chose, comme je le ferai voir, et qui n'est excitée que par des émotions que produisent nos pensées. Les sensations proviennent ; d'une part, des impressions que des objets extérieurs ou hors de p257

nous font sur nos sens ; et de l'autre part, de celles que des mouvemens intérieurs et désordonnés font sur nos organes en y opérant des actions nuisibles ; de là les douleurs internes. Or, ces sensations exercent notre sensibilité physique ou notre faculté de sentir, nous font communiquer avec ce qui est hors de nous, et nous avertissent, au moins obscurément, de ce qui se passe dans notre être. Développons, maintenant, le mécanisme des sensations en montrant, d'abord, l'harmonie qui existe dans toutes les parties du système nerveux qui le concernent, et ensuite le produit sur le système entier de toute impression formée sur quelqu'une de ces parties. mécanisme des sensations. les sensations, que nous rapportons, par illusion, aux lieux mêmes où se produisent les impressions qui les causent, s'exécutent dans un système d'organes particulier qui fait toujours partie du système nerveux, et que je nomme système des sensations ou de sensibilité. Le système des sensations se compose de deux parties distinctes et essentielles, savoir : 1) d'un foyer particulier que je nomme foyer des sensations, qu'il faut considérer comme un centre de rapport, et où se rapportent effectivement p258

toutes les impressions qui agissent sur nous ; 2) d'une multitude de nerfs simples, qui partent de toutes les parties sensibles du corps, et qui tous viennent se rendre et se terminer au foyer des sensations. C'est avec un pareil système d'organes, dont l'harmonie est telle que toutes les parties du corps, ou à peu près, participent également à chaque impression faite sur certaines d'entre elles, que la nature est parvenue à donner à tout animal qui a un système nerveux, la faculté de sentir, soit ce qui l'affecte intérieurement, soit les impressions que les objets hors de lui font sur les sens dont il est doué. Le foyer des sensations est peut-être divisé et multiple dans les animaux qui ont une moelle longitudinale noueuse ; cependant on peut soupçonner que le ganglion qui termine antérieurement cette moelle est un petit cerveau ébauché, puisqu'il donne immédiatement naissance au sens de la vue. Mais quant aux animaux qui ont une moelle épinière, on ne sauroit douter que le foyer des sensations ne soit chez eux simple et unique ; et vraisemblablement ce foyer est situé à l'extrémité antérieure de cette moelle épinière, dans la base même de ce qu'on nomme le cerveau, et conséquemment sous les hémisphères. p259

Les nerfs sensitifs, qui arrivent de toutes les parties, aboutissant tous à un centre de rapport, ou à plusieurs de ces foyers qui communiquent les uns avec les autres, constituent l'harmonie du système des sensations, en ce qu'ils font participer toutes les parties de ce système aux impressions, soit isolées, soit communes, que l'individu peut éprouver. Mais, pour bien concevoir le mécanisme admirable de ce système sensitif, il est nécessaire de se rappeler ce que j'ai déjà dit, savoir : qu'un fluide extrêmement subtil, dont les mouvemens, soit de translation, soit d'oscillation, qui se communiquent, sont presqu'aussi rapides que ceux de l'éclair, se trouve contenu dans les nerfs et leur foyer, et que c'est uniquement dans ces parties que ce fluide se meut librement. Ensuite, que l'on considère que de cette harmonie du système des sensations, qui fait que toutes les parties de ce système correspondent entre elles, et font correspondre toutes celles de l'individu, il résulte que toute impression, tant intérieure qu'extérieure, que reçoit cet individu, produit aussitôt un ébranlement dans tout le système, c'est-à-dire, dans le fluide subtil qui y est contenu, et par conséquent dans tout son être, quoiqu'il ne puisse s'en apercevoir. Or, cet ébranlement subit donne lieu à l'instant à une réaction p260

qui, rapportée de toutes parts au foyer commun, y occasionne un effet singulier, en un mot, une agitation dont le produit se propage ensuite, par le moyen du seul nerf non réagissant, sur le point même du corps qui fut d'abord affecté. L'homme qui possède la faculté de se former des idées de ce qu'il éprouve, s'en étant fait une de cet effet singulier, qui se produit au foyer des sensations et se propage jusqu'au point affecté, lui a donné le nom de sensation, et a supposé que toute partie, qui recevoit une impression, avoit en elle-même la faculté de sentir. Mais le sentiment n'est nulle part ailleurs que dans l'idée réelle, ou la perception, qui le constitue, puisque ce n'est pas une faculté d'aucune des parties de notre corps, que ce n'est pas celle d'aucun de nos nerfs, que ce n'est pas même celle du foyer des sensations, et que c'est uniquement le résultat d'une émotion de tout le système de sensibilité, laquelle se rend perceptible dans un point quelconque de notre corps. Examinons avec plus de détail le mécanisme de cet effet singulier du système de sensibilité. à l'égard des animaux qui ont une moelle épinière, il part de toutes les parties de leur corps, tant de celles qui sont les plus intérieures, que de celles qui avoisinent le plus sa surface, des filets nerveux d'une finesse extrême, qui, sans se diviser, p261

ni s'anastomoser, vont se rendre au foyer des sensations. Or, dans leur route, malgré les réunions qu'ils forment avec d'autres, ces filets se propagent, sans discontinuité, jusqu'au foyer dont il s'agit, en conservant toujours leur gaine particulière. Cela n'empêche pas que les cordons nerveux qui proviennent de la réunion de plusieurs de ces filets, n'aient aussi leur gaine propre, de même que ceux de ces cordons qui se composent de la réunion de plusieurs d'entre eux. Chaque filet nerveux pourroit donc porter le nom de la partie d'où il part ; car il ne transmet que les impressions faites sur cette partie. Il ne s'agit ici que des nerfs qui servent aux sensations : ceux qui sont destinés au mouvement musculaire partent, vraisemblablement, d'un autre foyer, quel qu'il soit, et constituent, dans le système nerveux, un système particulier, distinct de celui des sensations, comme ce dernier l'est du système qui sert à la formation des idées et des actes de l'entendement. à la vérité, par suite de la grande connexion qui existe entre le système des sensations et celui du mouvement musculaire, le sentiment et le mouvement, dans les paralysies, s'éteignent ordinairement dans les parties affectées ; néanmoins, on a vu la sensibilité tout-à-fait éteinte dans certaines parties du corps, qui jouissoient p262

encore, malgré cela, de la liberté des mouvemens ; ce qui prouve que le système des sensations et celui du mouvement sont réellement distincts. Le mécanisme particulier qui constitue l'acte organique d'où naît le sentiment, consiste donc : en ce que l'extrémité d'un nerf recevant une impression, le mouvement qu'en acquiert aussitôt p263

le fluide subtil de ce nerf, est transmis au foyer des sensations, et de là dans tous les nerfs du système sensitif. Mais, dans l'instant même, le fluide nerveux réagissant de tous les nerfs à la fois, rapporte ce mouvement général au foyer commun, où le seul nerf qui n'apportoit aucune réaction, reçoit le produit entier de celle de tous les autres, et le transmet au point du corps qui fut affecté. Appliquons les détails de ce mécanisme à un exemple particulier, afin qu'on en puisse mieux saisir l'ensemble. Si je suis piqué au petit doigt de l'une de mes mains, le nerf de cette partie affectée qui, muni de sa gaine particulière, se continue, sans communication avec d'autres, jusqu'au foyer commun, porte dans ce foyer l'ébranlement qu'il a reçu, et cet ébranlement est aussitôt communiqué de là au fluide de tous les autres nerfs du système sensitif : alors, par une véritable réaction ou répercussion, ce même ébranlement refluant de tous les points vers le foyer commun, il se produit dans le foyer dont il est question, une secousse, une compression du fluide ébranlé de toutes les colonnes, moins une, dont l'effet total produit une perception, et en reporte le résultat sur le seul nerf qui ne réagit point. Effectivement, le nerf qui a apporté l'impression p264

reçue, et par suite la cause de l'ébranlement du fluide de tous les autres, se trouve le seul qui ne rapporte aucune réaction ; car il est seul actif, tandis que tous les autres sont alors passifs. Tout l'effet de la secousse produite dans le foyer commun et dans les nerfs passifs, ainsi que la perception qui en résulte, doivent donc se reporter sur ce nerf actif. Un pareil effet résultant d'un mouvement général exécuté dans tout l'individu, l'avertit nécessairement d'un événement qui se passe en lui, et cet individu, quoiqu'il n'en puisse distinguer aucun des détails, en éprouve une perception à laquelle on a donné le nom de sensation. on sent que cette sensation doit être foible ou forte, selon l'intensité de l'impression ; qu'elle doit avoir tel ou tel caractère, selon la nature même de l'impression reçue ; et qu'enfin, elle ne paroît se produire dans la partie même qui a été affectée, que parce que le nerf de cette partie est le seul qui supporte l'effet général occasionné par une impression quelconque. Ainsi, toute secousse qui se produit dans le foyer ou centre de rapport des nerfs, et qui provient d'une impression reçue, se fait généralement ressentir dans tout notre être, et nous paroît toujours s'effectuer dans la partie même qui a reçu l'impression. p265

à l'égard de cette impression, il y a nécessairement un intervalle entre l'instant où elle s'effectue et celui où la sensation se produit ; mais cet intervalle est si court, à cause de la promptitude des mouvemens, qu'il nous est impossible de l'apercevoir. Telle est, selon moi, la mécanique admirable et la source de la sensibilité physique. je le répète, ce n'est point ici la matière qui sent ; elle n'en a pas la faculté ; ce n'est point même telle partie du corps de l'individu, car la sensation qu'il éprouve dans cette partie, n'est qu'une illusion dont certains faits, bien constatés, ont fourni des preuves ; mais c'est un effet général produit dans tout son être, qui se reporte en entier sur le nerf même qui en fut la première cause, et que l'individu doit nécessairement ressentir à l'extrémité de ce nerf où une impression s'étoit effectuée. Nous n'apercevons rien qu'en nous-mêmes : c'est une vérité qui est maintenant reconnue. Pour qu'une sensation puisse avoir lieu, il faut absolument que l'impression reçue par la partie affectée, soit transmise au foyer du système des sensations ; mais si toute l'action se terminoit là, il n'y auroit point d'effet général, et aucune réaction ne seroit rapportée au point qui a reçu l'impression. Quant à la transmission du premier p266

mouvement imprimé, on sent qu'elle ne s'opère que par le nerf qui fut affecté, et qu'au moyen du fluide nerveux qui se meut alors dans sa substance. On sait qu'en interceptant, par une ligature ou une forte compression du nerf, la communication entre la portion qui aboutit à la partie affectée, et celle qui se rend au foyer des sensations, aucune ne sauroit alors s'effectuer. La ligature, ou la forte compression, interrompant dans ce point la continuité de la pulpe molle du nerf, par le rapprochement des parois de sa gaine, suffit pour intercepter le passage du fluide nerveux en mouvement ; mais, dès que l'on enlève la ligature, la mollesse de la moelle nerveuse permet le rétablissement de sa continuité dans le nerf, et aussitôt la sensation peut de nouveau se produire. Ainsi, quoiqu'il soit vrai que nous ne sentions qu'en nous-mêmes, la perception des objets qui nous affectent ne s'exécutant point, comme on l'a pensé, dans le foyer des sensations, mais à l'extrémité même du nerf qui a reçu l'impression, toute sensation n'est donc réellement ressentie que dans la partie affectée, parce que c'est là que se termine le nerf de cette partie. Mais si cette partie n'existe plus, le nerf qui y aboutissoit existe encore, quoique raccourci ; et alors si ce nerf reçoit une impression, on éprouve p267

une sensation qui, par illusion, paroît se manifester dans la partie que l'on ne possède plus. On a observé que des personnes à qui l'on avoit coupé la jambe, et dont le moignon étoit bien cicatrisé, ressentoient aux époques des changemens de temps, des douleurs au pied ou à la jambe qu'elles n'avoient plus. Il est évident qu'il s'opéroit dans ces individus, une erreur de jugement à l'égard du lieu où s'exécutoit réellement la sensation qu'ils éprouvoient ; mais cette erreur provenoit de ce que les nerfs affectés étoient précisément ceux qui, originairement, se distribuoient au pied ou à la jambe de ces individus ; or, cette sensation se produisoit réellement à l'extrémité de ces nerfs raccourcis. Le foyer des sensations ne sert que pour la production de la commotion générale excitée par le nerf qui a reçu l'impression, et que pour rapporter dans ce nerf la réaction de tous les autres ; d'où résulte, à l'extrémité du nerf affecté, un effet auquel participent toutes les parties du corps. Il semble que Cabanis ait entrevu le mécanisme des sensations ; car, quoiqu'il n'en développe pas clairement les principes, et qu'il donne un mécanisme analogue à la manière dont les nerfs excitent l'action musculaire, ce qui n'est pas ; on voit qu'il a eu le sentiment général de ce qui se p268

passe réellement dans la production des sensations ; voici comment il s'exprime sur ce sujet. " l'on peut donc considérer les opérations de la sensibilité comme se faisant en deux temps... etc " il ne manque à cet exposé du savant que je cite, que de faire sentir que le nerf qui, à son extrémité, reçoit et transmet le premier avertissement à tout le système sensitif, est le seul qui ensuite ne réagisse point ; et qu'il en résulte que la réaction générale des autres nerfs du système étant parvenue au foyer commun, se transmet nécessairement dans le seul nerf qui se trouve alors dans un état passif, et y porte jusqu'au point p269

qui fut d'abord affecté, l'effet général du système, c'est-à-dire, la sensation. quant à ce que dit Cabanis d'une réaction semblable que les nerfs exerceroient sur les parties musculaires pour les mettre en mouvement, je crois que cette comparaison de deux actes si différens du système nerveux n'a rien de fondé, et qu'une simple émission du fluide des nerfs qui, de son réservoir, est envoyé aux muscles qui doivent agir, est suffisante : il n'y a là aucune nécessité de réaction nerveuse. Je terminerai mes observations sur les causes physiques du sentiment par les réflexions suivantes, dont le but est de montrer que l'on commet une erreur, soit en confondant la perception d'un objet avec l'idée que peut faire naître la sensation du même objet, soit en se persuadant que toute sensation donne toujours une idée. éprouver une sensation ou la distinguer, sont deux choses très-différentes : la première, sans la seconde, ne constitue qu'une simple perception ; au contraire, la seconde, qui est toujours jointe à la première, en donne uniquement l'idée. Lorsque nous éprouvons une sensation de la part d'un objet qui nous est étranger, et que nous distinguons cette sensation, quoique ce ne soit qu'en nous-mêmes que nous sentions, et qu'il nous faille faire une ou plusieurs comparaisons pour p270

séparer l'objet dont il s'agit de notre propre existence et en avoir une idée, nous exécutons presque simultanément, par le moyen de nos organes, deux sortes d'actes essentiellement différens ; l'un qui nous fait sentir, l'autre qui nous fait penser. Jamais nous ne parviendrons à démêler les causes de ces phénomènes organiques, tant que nous confondrons ensemble les faits si distincts qui les constituent, et que nous ne reconnoîtrons pas que la source de l'un ne peut être la même que celle de l'autre. Assurément, il faut un système d'organes particulier pour exécuter le phénomène du sentiment ; car sentir est une faculté particulière à certains animaux, et non générale pour tous. Il faut, de même, un système d'organes particulier pour opérer des actes d'entendement ; car penser, comparer, juger, raisonner, sont des actes organiques d'une nature très-différente de ceux qui produisent le sentiment. Aussi, quand on pense, n'en éprouve-t-on aucune sensation, quoique les pensées se rendent sensibles au sentiment intérieur, à ce moi dont on a la conscience. Or, toute sensation provenant d'un sens particulier affecté, la conscience qu'on a de sa pensée n'en est point une, en diffère effectivement, et conséquemment doit en être distinguée. De même, lorsqu'on éprouve la sensation simple qui constitue la p271

perception, c'est-à-dire, celle que l'on ne remarque point, on ne s'en forme aucune idée, on n'en produit aucune pensée, et à cet égard le système sensitif est seul en action. On peut donc penser sans sentir, et on peut sentir sans penser. Aussi a-t-on pour chacune de ces deux facultés un système d'organes qui peut y donner lieu, comme on a un système d'organes particulier pour les mouvemens, qui est indépendant des deux que je viens de citer, quoique l'un ou l'autre soit la cause non immédiate qui mette ce dernier en action. Ainsi, c'est à tort que l'on a confondu le système des sensations avec le système qui produit les actes de l'entendement, et que l'on a supposé que les deux sortes de phénomènes organiques qui en proviennent, étoient le résultat d'un seul système d'organes capable de les produire. Cela est cause que des hommes du plus grand mérite, et à la fois très-instruits, se sont trompés dans leurs raisonnemens sur les objets de cette nature qu'ils ont considérés. " un être (dit M Richerand) absolument privé d'organes sensitifs, n'auroit qu'une existence purement végétative ; .. etc " p272

on voit, d'après cette citation, que les sens sont ici considérés, non-seulement comme des organes sensitifs, mais aussi comme ceux qui produisent les actes de l'entendement ; puisque, si, au lieu d'un seul sens, l'être cité en avoit plusieurs, alors, selon l'opinion admise, la seule existence de ces sens feroit jouir l'individu de facultés intellectuelles. Il y a même une contradiction dans le passage que je viens de citer ; car il y est dit qu'un être qui n'auroit qu'un seul sens ne jouiroit pas encore de l'entendement ; et plus loin on dit, qu'à l'égard des impressions qu'il éprouveroit, tout se borneroit à un sentiment intérieur qui l'avertiroit de son existence, et qu'il croiroit que toutes les choses qui l'affectent font partie de son être. Comment cet être, qui ne jouiroit pas encore de l'entendement, pourroit-il penser et juger ; car c'est former un jugement que de croire que telle chose est de telle manière. Tant que l'on négligera de distinguer les faits qui tiennent au sentiment de ceux qui sont le produit de l'intelligence, on sera souvent exposé à faire de semblables méprises. p273

C'est une chose reconnue, qu'il n'y a point d'idées innées, et que toute idée simple provient uniquement d'une sensation. mais j'espère faire voir que toute sensation ne produit pas une idée, qu'elle ne cause nécessairement qu'une perception, et que, pour la production d'une idée imprimée et durable, il faut un organe particulier, ainsi que l'existence d'une condition que l'organe des sensations ne sauroit seul offrir. Il y a loin d'une simple perception à une idée imprimée et durable. En effet, toute sensation qui ne cause qu'une simple perception, n'imprime rien dans l'organe, n'exige point la condition essentielle de l'attention, et ne sauroit qu'exciter le sentiment intérieur de l'individu, et lui donner l'aperçu fugitif des objets, sans produire aucune pensée chez cet individu. D'ailleurs, la mémoire, qui ne peut avoir son siége que dans l'organe où se tracent les idées, n'est jamais dans le cas de rappeler une perception qui n'est point parvenue dans cet organe, et qui conséquemment n'y a rien imprimé. Je regarde les perceptions comme des idées imparfaites, toujours simples, non gravées dans l'organe, et qui peuvent s'exécuter sans condition, ce qui est très-différent à l'égard des idées véritables et subsistantes. Or, ces perceptions, au moyen de répétitions habituelles qui frayent p274

certains passages particuliers au fluide nerveux, peuvent donner lieu à des actions qui ressemblent à des actes de mémoire. L'observation des moeurs et des habitudes des insectes nous en offre des exemples. J'aurai occasion de revenir sur ces objets ; mais il importoit que je fasse remarquer ici la nécessité de distinguer la perception qui résulte de toute sensation non remarquée, de l'idée qui, pour sa formation, exige un organe spécial, ce dont j'espère donner des preuves. D'après ce qui est exposé dans ce chapitre, je crois pouvoir conclure : 1 que le phénomène du sentiment n'offre d'autre merveille que l'une de celles qui sont dans la nature, c'est-à-dire, que des causes physiques peuvent faire exister ; 2 qu'il n'est pas vrai qu'aucune des parties d'un corps vivant, et qu'aucune des matières qui composent ces parties, aient en propre la faculté de sentir ; 3 que le sentiment est le produit d'une action et d'une réaction qui s'opèrent et deviennent générales dans le système sensitif, et qui s'exécutent avec rapidité par un mécanisme simple, très-facile à concevoir ; 4 que l'effet général de cette action et de cette réaction est nécessairement ressenti par le p275

moi indivisible de l'individu, et non par aucune partie de son corps prise séparément ; en sorte que ce n'est que par illusion qu'il croit que l'effet entier s'est passé dans le point qui a reçu l'impression qui l'a affecté ; 5 que tout individu qui remarque une sensation, qui la juge, qui distingue le point de son corps où elle est rapportée, en a une idée, y a pensé, a exécuté à son égard un acte d'intelligence, et conséquemment possède l'organe particulier qui peut en produire ; 6 qu'enfin, le système des sensations pouvant exister sans celui de l'entendement, l'individu qui est dans ce cas, n'exécute aucun acte d'intelligence, n'a point d'idées, et ne peut recevoir, de la part de ses sens affectés, que de simples perceptions qu'il ne remarque point, mais qui peuvent émouvoir son sentiment intérieur, et le faire agir. Essayons maintenant de nous former une idée claire, s'il est possible, des émotions du sentiment intérieur de tout individu qui jouit de la sensibilité physique, et de reconnoître la puissance que cet individu en obtient pour l'exécution de ses actions. 3E PARTIE CHAPITRE 4 T 2

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du sentiment intérieur, des émotions qu’ il est susceptible d’ éprouver, et de la puissance qu’ il en acquiert pour la production des actions. mon objet, dans ce chapitre, est de traiter d'une des facultés les plus remarquables que le système nerveux, dans ses principaux développemens, donne aux animaux qui le possèdent dans cet état ; je veux parler de cette faculté singulière dont certains animaux et l'homme même sont doués, et qui consiste à pouvoir éprouver des émotions intérieures que provoquent les besoins et différentes causes externes ou internes, et desquelles naît la puissance qui fait exécuter diverses actions. Personne, à ce que je crois, n'a encore pris en considération l'objet intéressant dont je vais m'occuper ; et cependant, si l'on ne fixe ses idées à son égard, il sera toujours impossible de rendre raison des nombreux phénomènes que nous présente l'organisation animale, et qui ont leur source dans la faculté que je viens de mentionner. On a vu que le système nerveux se composoit p277

de différens organes qui, tous, communiquent ensemble ; conséquemment, toutes les portions du fluide subtil, contenu dans les différentes parties de ce système, communiquent aussi entre elles, et par suite sont susceptibles d'éprouver un ébranlement général, lorsque certaines causes capables d'exciter cet ébranlement viennent à agir. C'est là une considération essentielle qu'il nous importe de ne pas perdre de vue dans les recherches qui nous occupent, et dont le fondement ne sauroit être douteux, puisque les faits observés nous en fournissent des preuves. Cependant, la totalité du fluide nerveux n'est pas toujours assez libre pour pouvoir éprouver l'ébranlement dont il est question ; car, dans les cas ordinaires, il n'y a qu'une portion de ce fluide, à la vérité considérable, qui soit susceptible de ressentir cet ébranlement, lorsque certaines émotions l'y excitent. Il est certain que, dans diverses circonstances, le fluide nerveux éprouve des mouvemens dans des portions, en quelque sorte isolées de sa masse : ainsi, des portions de ce fluide sont envoyées aux différentes parties pour l'action musculaire, et pour la vivification des organes, sans que sa masse entière se mette en mouvement ; de même, des portions du fluide p278

dont il s'agit, peuvent être agitées dans les hémisphères du cerveau, sans que la totalité de ce fluide éprouve cette agitation : ce sont là des vérités dont on ne sauroit disconvenir. Mais s'il est évident que le fluide nerveux soit susceptible de recevoir des mouvemens dans certaines portions de sa masse, il doit l'être aussi que, par des causes particulières, la masse presque entière de ce fluide peut être ébranlée et mise en mouvement, puisque toutes ses portions communiquent ensemble. Je dis la masse presque entière, parce que, dans les émotions intérieures ordinaires, la portion du fluide nerveux qui sert à l'excitation des muscles indépendans de l'individu, et souvent celle qui se trouve dans les hémisphères du cerveau, sont à l'abri des ébranlemens qui constituent ces émotions. Le fluide nerveux peut donc éprouver des mouvemens dans certaines parties de sa masse, et il peut aussi en subir dans toutes à la fois ; or, ce sont ces derniers mouvemens qui constituent les ébranlemens généraux de ce fluide, et que nous allons considérer. Les ébranlemens généraux du fluide nerveux sont de deux sortes ; savoir : 1 les ébranlemens partiels, lesquels deviennent ensuite généraux et se terminent par une p279

réaction : ce sont les ébranlemens de cette sorte qui produisent le sentiment. nous en avons traité dans le troisième chapitre ; 2 les ébranlemens qui sont généraux dès qu'ils commencent, et qui ne forment aucune réaction : ce sont ceux-ci qui constituent les émotions intérieures, et c'est d'eux uniquement dont nous allons nous occuper. Mais auparavant, il est nécessaire de dire un mot du sentiment d’ existence, parce que ce sentiment est la source dans laquelle les émotions intérieures prennent naissance. du sentiment d’ existence. le sentiment d'existence, que je nommerai sentiment intérieur, afin de le séparer de l'idée d'une généralité qu'il ne peut avoir, puisqu'il n'est point commun à tous les corps vivans, et qu'il ne l'est pas même à tous les animaux, est un sentiment fort obscur, dont sont doués les animaux qui ont un système nerveux assez développé pour leur donner la faculté de sentir. Ce sentiment, tout obscur qu'il est, est néanmoins très-puissant ; car il est la source des émotions intérieures qu'éprouvent les individus qui le possèdent, et par suite de cette force singulière qui met ces individus dans le cas de produire eux-mêmes les mouvemens et les actions p280

que leurs besoins exigent. Or, ce sentiment, considéré comme un moteur très-actif, n'agit ainsi qu'en envoyant aux muscles, qui doivent opérer ces mouvemens et ces actions, le fluide nerveux qui en est l'excitateur. Le sentiment dont il est question, et qui est maintenant bien reconnu, résulte de l'ensemble confus de sensations intérieures qui ont lieu constamment pendant la durée de l'existence de l'animal, au moyen des impressions continuelles que les mouvemens de la vie exécutent sur ses parties internes et sensibles. En effet, par suite des mouvemens organiques ou vitaux qui s'opèrent dans tout animal, celui qui possède un système nerveux suffisamment développé, jouit dès lors de la sensibilité physique, et reçoit sans cesse, dans toutes ses parties intérieures et sensibles, des impressions qui l'affectent continuellement, et qu'il ressent toutes à la fois sans pouvoir en distinguer aucune. à la vérité, toutes ces impressions sont très-foibles ; et, quoiqu'elles varient en intensité, selon l'état de santé ou de maladie de l'individu, elles ne sont, en général, très-difficiles à distinguer que parce qu'elles n'offrent point d'interruption ni de reprise subites. Néanmoins l'ensemble de ces impressions et des sensations p281

confuses qui en résultent, constitue dans tout animal qui s'y trouve assujetti, un sentiment intérieur fort obscur, mais réel, qu'on a nommé sentiment d’ existence. ce sentiment intime et continuel, dont on ne se rend pas compte, parce qu'on l'éprouve sans le remarquer, est général, puisque toutes les parties sensibles du corps y participent. Il constitue ce moi dont tous les animaux, qui ne sont que sensibles, sont pénétrés sans s'en apercevoir, mais que ceux qui possèdent l'organe de l'intelligence peuvent remarquer, ayant la faculté de penser et d'y donner de l'attention. Enfin, il est, chez les uns et les autres, la source d'une puissance que les besoins savent émouvoir, qui n'agit effectivement que par émotion, et dans laquelle les mouvemens et les actions puisent la force qui les produit. Le sentiment intérieur peut être considéré sous deux rapports très-distincts ; savoir : 1 en ce qu'il est le résultat des sensations obscures qui s'exécutent, sans discontinuité, dans toutes les parties sensibles du corps : sous cette considération, je le nomme simplement sentiment intérieur ; 2 dans ses facultés : car, au moyen de l'ébranlement général dont est susceptible le fluide p282

subtil qui l'occasionne, il a celle de constituer une puissance qui donne aux animaux qui la possèdent, le pouvoir de produire eux-mêmes des mouvemens et des actions. En effet, ce sentiment, formant un tout très-simple, par sa généralité, est susceptible d'être ému par différentes causes. Or, dans ses émotions, pouvant exciter des mouvemens dans les portions libres du fluide nerveux, diriger ces mouvemens, et envoyer ce fluide excitateur à tel ou tel muscle, ou dans telle partie des hémisphères du cerveau, il devient alors une puissance qui fait agir ou qui excite des pensées. Ainsi, sous ce second rapport, on peut considérer le sentiment intérieur comme la source où la force productrice des actions puise ses moyens. Il étoit nécessaire, pour l'intelligence des phénomènes qu'il produit, de considérer ce sentiment sous les deux rapports que je viens de citer ; car, par sa nature, c'est-à-dire, comme sentiment d'existence, il est, pendant la veille, toujours en action ; et par ses facultés, il donne naissance passagèrement à une force qui fait agir. Enfin, le sentiment intérieur ne manifeste sa puissance, et ne parvient à produire des actions, que lorsqu'il existe un système pour le mouvement musculaire, lequel est toujours dépendant p283

du système nerveux, et ne sauroit avoir lieu sans lui. Aussi, seroit-ce une inconséquence que de s'efforcer de trouver des muscles dans des animaux en qui le système nerveux manqueroit évidemment. Essayons maintenant de développer les principales considérations relatives aux émotions du sentiment intérieur. des émotions du sentiment intérieur. il s'agit ici de l'examen de l'un des plus importans phénomènes de l'organisation animale ; de ces émotions du sentiment intérieur, qui font agir les animaux et l'homme même, tantôt sans aucune participation de leur volonté, et tantôt par une volonté qui y donne lieu ; émotions depuis long-temps aperçues, mais sur lesquelles il ne paroît pas qu'on ait fixé son attention pour en rechercher l'origine ou les causes. D'après ce qu'on observe à cet égard, on ne sauroit douter que le sentiment intérieur et général qu'éprouvent les animaux qui possèdent un système nerveux propre au sentiment, ne soit susceptible de s'émouvoir par des causes qui l'affectent ; or, ces causes sont toujours le besoin, soit d'assouvir la faim, soit de fuir des dangers, d'éviter la douleur, de rechercher le plaisir, ou ce qui est agréable à l'individu, etc. p284

Les émotions du sentiment intérieur ne peuvent être connues que de l'homme, lui seul pouvant les remarquer et y donner de l'attention ; mais il n'aperçoit que celles qui sont fortes, qui ébranlent, en quelque sorte, tout son être, et il a besoin de beaucoup d'attention et de réflexions, pour reconnoître qu'il en éprouve de tous les degrés d'intensité, et que c'est uniquement le sentiment intérieur qui, dans diverses circonstances, fait naître en lui ces émotions internes qui le font agir ou qui le portent à exécuter quelqu'action. J'ai déjà dit, au commencement de ce chapitre, que les émotions intérieures d'un animal sensible, consistoient en certains ébranlemens généraux de toutes les portions libres de son fluide nerveux, et que ces ébranlemens n'étoient suivis d'aucune réaction, ce qui est cause qu'ils ne produisent aucune sensation distincte. Or, il est aisé de concevoir que lorsque ces émotions sont foibles ou médiocres, l'individu peut les dominer et en diriger les mouvemens ; mais que lorsqu'elles sont subites et très-grandes, alors il en est maîtrisé lui-même : cette considération est très-importante. Le fait positif, que constituent les émotions dont il s'agit, ne peut être une supposition. Qui n'a pas remarqué qu'un grand bruit inattendu, nous fait tressaillir, sauter en quelque sorte, et p285

exécuter, selon sa nature, des mouvemens que notre volonté n'avoit pas déterminés ? Il y a quelque temps que, marchant dans la rue, et me couvrant l'oeil gauche de mon mouchoir, parce qu'il me faisoit souffrir, et que la lumière du soleil m'incommodoit, la chute précipitée d'un cheval monté, que je ne voyois pas, se fit très-près de moi et à ma gauche : or, dans l'instant même, par un mouvement et un élan, auxquels ma volonté ne put avoir la moindre part, je me trouvai transporté à deux pas sur ma droite, avant d'avoir eu l'idée de ce qui se passoit près de moi. Tout le monde connoît ces sortes de mouvemens involontaires, pour en avoir éprouvé d'analogues ; et ils ne sont remarqués que parce qu'ils sont extrêmes et subits. Mais on ne fait pas attention que tout ce qui nous affecte, nous émeut proportionnellement, c'est-à-dire, émeut plus ou moins notre sentiment intérieur. on est ému à la vue d'un précipice, d'une scène tragique, soit réelle, soit représentée sur un théâtre, soit même sur un tableau, etc., etc. : et quel peut être le pouvoir d'un beau morceau de musique bien exécuté, si ce n'est celui de produire des émotions dans notre sentiment intérieur ! La joie ou la tristesse que nous ressentons subitement, en apprenant une bonne ou une p286

mauvaise nouvelle à l'égard de ce qui nous intéresse, est-elle autre chose que l'émotion de ce sentiment intérieur, qu'il nous est fort difficile de maîtriser dans le premier moment ! J'ai vu exécuter plusieurs morceaux de musique sur le piano, par une jeune demoiselle qui étoit sourde et muette : son jeu étoit peu brillant et néanmoins passable ; mais elle avoit beaucoup de mesure, et je m'aperçus que toute sa personne étoit mue par des mouvemens mesurés de son sentiment intérieur. ce fait me fit sentir que le sentiment intérieur suppléoit, dans cette jeune personne, à l'organe de l'ouïe qui ne pouvoit la guider. Aussi, son maître de musique m'ayant appris qu'il l'avoit exercée à la mesure par des signes mesurés, je fus bientôt convaincu que ces signes avoient ému en elle le sentiment dont il est question ; et de là je présumai que ce que l'on attribue entièrement à l'oreille très-exercée et très-délicate des bons musiciens, appartenoit plutôt à leur sentiment intérieur qui, dès la première mesure, se trouve ému par le genre de mouvement nécessaire pour l'exécution d'une pièce. Nos habitudes, notre tempérament, l'éducation même, modifient cette faculté de s'émouvoir que possède notre sentiment intérieur ; en sorte qu'elle se trouve très-affoiblie dans certains p287

individus, et qu'elle est extrême dans d'autres. On doit distinguer les émotions que nous fait éprouver la sensation des objets extérieurs, de celles qui nous viennent des idées, des pensées, en un mot, des actes de notre intelligence ; les premières constituent la sensibilité physique, tandis que les secondes, par leur susceptibilité plus ou moins grande, caractérisent la sensibilité morale que nous allons considérer. sensibilité morale. la sensibilité morale, à laquelle on donne ordinairement le nom général de sensibilité, est fort différente de la sensibilité physique dont j'ai déjà fait mention ; la première n'étant excitée que par des idées et des pensées qui émeuvent notre sentiment intérieur ; et la seconde ne se manifestant que par des impressions qui se produisent sur nos sens, et qui peuvent pareillement émouvoir le sentiment intérieur dont nous sommes doués. Ainsi, la sensibilité morale, dont on a, mal à propos, supposé le siége dans le coeur, parce que les différens actes de cette sensibilité affectent plus ou moins les fonctions de ce viscère, n'est autre chose que l'exquise susceptibilité de s'émouvoir, que possède le sentiment intérieur p288

de certains individus, à la manifestation subite d'idées et de pensées qui y donnent lieu. On dit alors que ces individus sont très-sensibles. cette sensibilité, considérée dans les développemens qu'une intelligence perfectionnée peut lui faire acquérir, et lorsqu'elle n'a point éprouvé les altérations qu'on est parvenu à lui faire subir, me paroît un produit et même un bienfait de la nature. Elle forme alors une des plus belles qualités de l'homme ; car elle est la source de l'humanité, de la bonté, de l'amitié, de l'honneur, etc. Quelquefois, cependant, certaines circonstances nous rendent cette qualité presqu'aussi funeste, qu'elle peut nous être avantageuse dans d'autres : or, pour en retirer les avantages qu'on en peut obtenir, et obvier aux inconvéniens qui en proviennent, il ne s'agit que d'en modérer les élans par des moyens que les principes d'une bonne éducation peuvent seuls diriger. En effet, ces principes nous montrent la nécessité, dans mille circonstances, de comprimer notre sensibilité, jusqu'à un certain point, afin de ne pas manquer aux égards que l'homme en société doit à ses semblables, ainsi qu'à l'âge, au sexe et au rang des personnes avec qui il se trouve : de là résultent cette convenance, cette aménité dans les discours et dans les expressions employées, en un mot, cette juste retenue dans les p289

idées émises, qui font plaire sans jamais blesser, et qui forment une qualité qui distingue éminemment ceux qui la possèdent. Jusques-là, nos conquêtes, à cet égard, ne peuvent tourner qu'à l'avantage général. Mais on passe quelquefois les bornes ; on abuse du pouvoir que la nature nous donna, d'étouffer, en quelque sorte, la plus belle des facultés que nous tenions d'elle. Effectivement, certains penchans auxquels se livrent bien des hommes, leur ayant fait sentir le besoin d'employer constamment la dissimulation, il leur est devenu nécessaire de contraindre habituellement les émotions du sentiment intérieur, et de cacher soigneusement leurs pensées, ainsi que celles de leurs actions qui peuvent les conduire au but qu'ils se proposent. Or, comme toute faculté, non exercée, s'altère peu à peu, et finit par s'anéantir presque entièrement, la sensibilité morale que nous considérons ici, est à peu près nulle pour eux, et ils ne l'estiment même pas dans les personnes qui la possèdent encore d'une manière un peu éminente. De même que la sensibilité physique ne s'exerce que par des sensations qui, lorsqu'elles font naître quelque besoin, produisent aussitôt une émotion dans le sentiment intérieur, lequel envoie, dans l'instant, le fluide nerveux aux muscles qui doivent p290

agir ; de même, aussi, la sensibilité morale ne s'exerce que par des émotions que produit la pensée dans ce sentiment intérieur ; et lorsque la volonté, qui est un acte d'intelligence, détermine une action, ce sentiment, ému par cet acte, dirige le fluide nerveux vers les muscles qui doivent agir. Ainsi, le sentiment intérieur reçoit, par l'une ou l'autre de deux voies très-différentes, toutes les émotions qui peuvent l'agiter ; savoir : par celle de la pensée, et par celle du sentiment physique ou des sensations. On pourroit donc distinguer les émotions du sentiment intérieur : 1 en émotions morales, telles que celles que certaines pensées peuvent produire ; 2 en émotions physiques, telles que celles qui proviennent de certaines sensations. Cependant, comme les résultats de la première sorte d'émotion appartiennent à la sensibilité morale, tandis que ceux de la seconde sorte dépendent de la sensibilité physique, il suffit de s'en tenir à la première distinction déjà faite. Je ferai, néanmoins, à cette occasion, les remarques suivantes, qui ne me paroissent pas sans intérêt. Une émotion morale, quand elle est très-forte, peut anéantir momentanément, ou temporairement, le sentiment physique, occasionner des p291

désordres dans les idées, les pensées, et altérer plus ou moins les fonctions de plusieurs des organes essentiels à la vie. On sait qu'une nouvelle affligeante et inattendue, que celle même qui cause une joie extrême, produisent des émotions dont les suites peuvent être de la nature de celles que je viens de citer. On sait aussi que les moindres effets de ces émotions sont de troubler la digestion, ou de la rendre pénible ; et qu'à l'égard des personnes âgées, lorsqu'elles sont un peu fortes, elles sont dangereuses, et quelquefois funestes. Enfin, la puissance des émotions morales est si grande, que souvent elle réussit à dominer le sentiment physique. En effet, on a vu des fanatiques, c'est-à-dire, des individus dont le sentiment moral étoit tellement exalté, qu'ils parvenoient à surmonter les impressions des tortures qu'on leur faisoit éprouver. Quoiqu'en général, les émotions morales l'emportent en puissance sur les émotions physiques, celles-ci, néanmoins, lorsqu'elles sont très-fortes, troublent aussi les facultés intellectuelles, peuvent causer le délire, et déranger les fonctions organiques. Je terminerai ces remarques par une réflexion que je crois fondée ; savoir : que le sentiment moral exerce, avec le temps, sur l'état de p292

l'organisation, une influence encore plus grande que celle que le sentiment physique est capable d'y opérer. Effectivement, quel désordre une tristesse profonde et très-prolongée ne produit-elle pas dans les fonctions organiques, et surtout dans l'état des viscères abdominaux ? Cabanis, considérant, à cet égard, que des individus continuellement tristes, mélancoliques, et souvent même sans sujet réel, offroient dans l'état des viscères dont je viens de parler, un genre d'altération toujours à peu près le même, en a conclu que c'étoit à ce genre d'altération qu'il falloit attribuer la mélancolie de ces individus, et que ces viscères concouroient à la formation de la pensée. Il me semble que ce savant a étendu trop loin la conséquence qu'il a tirée des observations faites à ce sujet. Sans doute, l'état d'altération des organes, et spécialement des viscères abdominaux, correspond fréquemment avec les altérations des facultés morales, et même y contribue réellement. Mais cet état, selon moi, ne concourt point pour cela à la formation de la pensée ; il influe seulement à donner à l'individu un penchant qui le porte à se complaire dans tel ordre de pensées, plutôt que dans tel autre. p293

Or, le sentiment moral agissant fortement sur l'état des organes, lorsque ses affections se prolongent dans tel ou tel sens, ce dont on ne sauroit douter, il me paroît que, dans tel individu, des chagrins continuels et fondés auront, dans l'origine, causé les altérations de ses viscères abdominaux ; et que ces altérations, une fois formées, auront, à leur tour, perpétué, dans cet individu, un penchant à la mélancolie, même sans qu'il en ait alors aucun sujet. à la vérité, la génération peut transmettre une disposition des organes, en un mot, un état des viscères propre à donner lieu à tel tempérament, telle inclination, enfin, tel caractère ; mais il faut ensuite que les circonstances favorisent, dans le nouvel individu, le développement de cette disposition, sans quoi, cet individu pourroit acquérir un autre tempérament, d'autres inclinations, enfin, un autre caractère. Ce n'est que dans les animaux, surtout dans ceux qui ont peu d'intelligence, que la génération transmet, presque sans variation, l'organisation, les penchans, les habitudes, enfin, tout ce qui est le propre de chaque race. Je m'éloignerois trop de ce que j'ai en vue, si je m'étendois davantage sur ces considérations ; en conséquence, je reviens à mon sujet. p294

Ainsi, je résume mes observations sur le sentiment intérieur, en disant que ce sentiment, dans les êtres qui en sont doués, est la source des mouvemens et des actions ; soit lorsque des sensations qui font naître des besoins lui causent des émotions quelconques ; soit lorsque la pensée donnant aussi naissance à un besoin ou montrant un danger, etc., l'émeut plus ou moins fortement. Ces émotions, de quelque part qu'elles viennent, ébranlent aussitôt le fluide nerveux disponible, et comme tout besoin ressenti dirige le résultat de l'émotion qu'il excite vers les parties qui doivent agir, les mouvemens s'exécutent invariablement par cette voie, et sont toujours en rapport avec ce que les besoins exigent. Enfin, comme ces émotions intérieures sont très-obscures, l'individu, en qui elles s'exécutent, ne s'en aperçoit pas ; elles sont cependant réelles ; et si l'homme, dont l'intelligence est très-perfectionnée, y donnoit quelqu'attention, il reconnoîtroit bientôt qu'il n'agit que par des émotions de son sentiment intérieur, dont les unes étant provoquées par des idées, des pensées et des jugemens qui lui font ressentir des besoins, excitent sa volonté d'agir ; tandis que les autres résultant immédiatement de besoins pressans et subits, lui font exécuter p295

des actions auxquelles sa volonté n'a point de part. J'ajoute que, puisque le sentiment intérieur peut occasionner les ébranlemens dont il vient d'être question, on sent que si l'individu domine les émotions que son sentiment intime reçoit, il peut alors les comprimer, les modérer, et même en arrêter les effets. Voilà comment le sentiment intérieur de tout individu qui en jouit, constitue une puissance qui le fait agir selon ses besoins et ses penchans habituels. Mais lorsque les émotions dont il s'agit sont très-grandes, et qu'elles le sont au point de causer dans le fluide nerveux un ébranlement assez considérable pour interrompre et troubler dans ses opérations celui des hémisphères du cerveau, et celui même qui porte son influence aux muscles indépendans de l'individu, dès lors cet individu perd connoissance, éprouve la syncope, et ses organes vitaux sont plus ou moins dérangés dans leurs fonctions. Ce sont là, vraisemblablement, ces grandes vérités que ne purent découvrir les philosophes, parce qu'ils n'avoient pas suffisamment observé la nature, et que les zoologistes n'ont pas aperçues, parce qu'ils se sont trop occupés de distinctions et d'objets de détail. Au moins peut-on dire que les causes physiques p296

qui viennent d'être indiquées, sont capables d'opérer les phénomènes d'organisation qui font ici le sujet de nos recherches. L'ordre qui est partout nécessaire dans l'exposition des idées, exige que j'établisse ici une distinction très-fondée et de première importance ; la voici : j'ai déjà dit que le sentiment intérieur recevoit des émotions par deux sortes de causes très-différentes ; savoir : 1 par suite de quelque opération de l'intelligence qui se termine par un acte de volonté d'agir ; 2 par quelque sensation ou impression qui fait ressentir un besoin ou provoque l'exercice d'un penchant sans la participation de la volonté. Ces deux sortes de causes, qui émeuvent le sentiment intérieur de l'individu, montrent qu'il y a réellement une distinction à faire entre celles qui dirigent les mouvemens du fluide nerveux dans la production des actions. Dans le premier cas, en effet, l'émotion du sentiment intérieur provenant d'un acte de l'intelligence, c'est-à-dire, d'un jugement qui détermine la volonté d'agir, alors cette émotion dirige les mouvemens du fluide nerveux disponible, dans le sens que la volonté lui imprime. p297

Dans le second cas, au contraire, l'intelligence n'ayant aucune part à l'émotion du sentiment intérieur, cette émotion dirige les mouvemens du fluide nerveux dans le sens qu'exigent les besoins qu'ont fait naître les sensations, et dans celui des penchans acquis. Une autre considération n'est pas moins importante à faire remarquer que celles dont il vient d'être question : elle consiste en ce que le sentiment intérieur est susceptible d'être entièrement suspendu, et de ne l'être quelquefois qu'imparfaitement. Pendant le sommeil, par exemple, le sentiment dont il s'agit, est suspendu, ou à peu près nul ; la portion libre du fluide nerveux est dans une sorte de repos, n'éprouve plus d'ébranlement général, et l'individu ne jouit plus de son sentiment d'existence. Aussi, le système des sensations n'est point alors exercé, et aucune des actions, dépendantes de l'individu, ne s'exécute, les muscles nécessaires pour la produire n'étant plus excités et se trouvant dans une sorte de relâchement. Si le sommeil est imparfait, et s'il existe quelque cause d'irritation qui agite la portion libre du fluide nerveux, surtout celle qui se trouve dans les hémisphères du cerveau, le sentiment intérieur se trouvant suspendu dans ses fonctions, p298

ne dirige plus les mouvemens du fluide des nerfs, et alors l'individu est livré à des songes, c'est-à-dire, à des retours involontaires de ses idées, qu'il ressent et qui se présentent en désordre et dans des suites caractérisées par leur confusion. Dans l'état de veille, le sentiment intérieur peut être fortement troublé dans ses fonctions, tantôt par une trop grande émotion, qui interrompt l'émission du fluide nerveux dans les muscles indépendans de la volonté, et tantôt par quelque irritation considérable qui agite principalement celui du cerveau. Dès lors, il cesse de diriger le fluide nerveux dans ses mouvemens ; on éprouve, soit la syncope, si ce trouble est le produit d'une grande émotion, soit le délire, si c'est une grande irritation qui l'occasionne, soit quelque acte de folie, etc., etc. D'après ce qui vient d'être exposé, il me paroît évident que le sentiment intérieur de l'homme et des animaux qui le possèdent, est la seule cause productrice des actions ; que ce sentiment n'agit que lorsque les émotions, dont il est susceptible, l'ont mis dans le cas de le faire ; qu'il est ému, tantôt par des actes de l'intelligence, et tantôt par quelque besoin ou quelque sensation, qui agit immédiatement et subitement sur p299

lui ; qu'il peut être dominé, dans ses foibles émotions, par les hommes, dont l'intelligence est très-développée, tandis qu'il ne l'est que très-difficilement dans certains animaux, et qu'il ne l'est jamais dans ceux qui manquent d'intelligence ; qu'il est suspendu, dans ses fonctions, pendant le sommeil, et qu'alors il ne dirige plus les mouvemens que la portion libre du fluide nerveux peut éprouver ; qu'il peut être, aussi, interrompu et troublé, dans ses fonctions, pendant l'état de veille ; enfin, qu'il est le produit ; d'une part, du sentiment d'existence de l'individu ; et de l'autre part, de l'harmonie qui existe dans les parties du système nerveux, laquelle est cause que les portions libres du fluide subtil des nerfs, communiquent ensemble, et sont susceptibles d'éprouver un ébranlement général. Il me paroît aussi très-évident, d'après le même exposé, que la sensibilité morale ne diffère de la sensibilité physique, qu'en ce que la première résulte uniquement des émotions provoquées par des actes de l'intelligence ; tandis que la deuxième n'est produite que par les émotions qu'excitent les sensations et les besoins qui en procurent. Ces considérations, si elles sont fondées, me paroissent établir des vérités qu'il nous seroit p300

alors du plus grand intérêt de reconnoître ; car, outre qu'elles seroient propres à redresser nos erreurs, relativement aux phénomènes de la vie et de l'organisation, ainsi qu'aux facultés auxquelles ces phénomènes donnent lieu, elles mettroient un terme au merveilleux créé par notre imagination, et elles nous donneroient une idée plus juste et plus grande du suprême auteur de tout ce qui existe, en nous montrant la voie simple qu'il a prise pour opérer tous les prodiges dont nous sommes témoins. Ainsi, le sentiment intime d'existence qu'éprouvent les animaux qui jouissent de la faculté de sentir, mais qui ne sont doués d'aucune intelligence, leur procure en même temps une puissance intérieure qui n'agit que par des émotions que l'harmonie du système nerveux la met dans le cas de pouvoir éprouver, et qui leur fait exécuter des actions, sans le concours d'aucune volonté de leur part. Mais ceux des animaux qui joignent à la faculté de sentir, celle de pouvoir exécuter des actes d'intelligence, ont cet avantage sur les premiers, que leur puissance intérieure, source de leurs actions, est susceptible de recevoir les émotions qui la font agir, tantôt par les sensations que produisent des impressions intérieures et des besoins ressentis, et tantôt par une volonté qui, p301

quoique plus ou moins dépendante, est toujours la suite de quelque acte d'intelligence. Nous allons maintenant considérer plus particulièrement encore cette puissance intérieure et singulière qui donne aux animaux qui la possèdent, la faculté d'agir : le chapitre suivant, qui y est destiné, peut être considéré comme un complément de celui-ci. 3E PARTIE CHAPITRE 5 T 2

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de la force productrice des actions des animaux, et de quelques faits particuliers qui résultent de l’ emploi de cette force. les animaux, indépendamment de leurs mouvemens organiques, et des fonctions essentielles à la vie que leurs organes exécutent, font encore des mouvemens et des actions dont il importe extrêmement de déterminer la cause. On sait que les végétaux peuvent satisfaire à leurs besoins sans se déplacer, et sans exécuter aucun mouvement subit : la raison en est, que tout végétal, convenablement situé, trouve dans les milieux environnans, les matières dont il a besoin pour se nourrir ; de sorte qu'il n'a qu'à les absorber et recevoir les influences de certaines d'entre elles. Il n'en est pas de même des animaux : car, à l'exception des plus imparfaits, qui commencent la chaîne animale, les alimens, qui servent à leur subsistance, ne se trouvent pas toujours à leur portée, et ils sont obligés, pour se les procurer, d'exécuter des mouvemens et des actions. D'ailleurs, la plupart d'entre eux p303

ont, en outre, d'autres besoins à satisfaire, qui exigent aussi, de leur part, d'autres mouvemens et d'autres actions. Or, il s'agissoit de reconnoître la source où les animaux puisent cette faculté de mouvoir plus ou moins subitement leurs parties, en un mot, d'exécuter les actions diverses au moyen desquelles ils satisfont à leurs besoins. Je remarquai, d'abord, que toute action étoit un mouvement, et que tout mouvement qui commence, provenoit nécessairement d'une cause qui avoit le pouvoir de le produire : l'objet recherché se réduisoit donc à déterminer la nature et l'origine de cette cause. Alors, considérant que les mouvemens des animaux qui exécutent quelque action, ne sont nullement communiqués ou transmis, mais qu'ils sont simplement excités ; leur cause me parut se dévoiler de la manière la plus claire et la plus évidente ; et je fus convaincu qu'ils étoient réellement, dans tous les cas, le produit d'une puissance quelconque qui les excitoit. En effet, dans certains animaux, l'action musculaire est une force très-suffisante pour produire de pareils mouvemens, et l'influence nerveuse suffit aussi complétement pour exciter cette action. Or, ayant reconnu que, dans les animaux qui jouissent de la sensibilité physique, les émotions p304

du sentiment intérieur constituoient la puissance qui envoie le fluide excitateur aux muscles, le problème, à l'égard de ces animaux, me parut résolu ; et quant aux animaux tellement imparfaits, qu'ils ne peuvent jouir de la sensibilité physique, comme ils sont irritables dans leurs parties, autant et même plus que les autres, des excitations qui leur parviennent de l'extérieur, suffisent évidemment pour l'exécution des mouvemens qu'on leur voit produire. Voilà, selon moi, l'éclaircissement d'un mystère qui sembloit devoir être si difficile à pénétrer ; et cet éclaircissement ne me paroît point reposer sur de simples hypothèses : car, relativement aux animaux sensibles, la puissance musculaire et la nécessité de l'influence nerveuse pour exciter cette puissance, ne sont point des objets hypothétiques ; et les émotions du sentiment intérieur, que j'ai considérées comme des causes capables d'envoyer aux muscles, qui dépendent de l'individu, le fluide propre à exciter leur action, me paroissent trop évidentes pour qu'il soit possible de les regarder comme conjecturales. Maintenant, si l'on considère attentivement tous les animaux qui existent, ainsi que l'état de leur organisation, la consistance de leurs parties, et les différentes circonstances dans p305

lesquelles ils se trouvent, il sera difficile de ne pas reconnoître que, relativement aux plus imparfaits d'entre eux, qui ne peuvent avoir de système nerveux, et, conséquemment, ne peuvent s'aider de l'action musculaire pour leurs mouvemens et leurs actions, ceux de ces mouvemens qu'on leur voit produire, naissent d'une force qui est hors d'eux, c'est-à-dire, que ne possèdent point ces animaux, et qui n'est nullement à leur disposition. à la vérité, c'est dans l'intérieur de ces corps délicats que les fluides subtils, qui y arrivent du dehors, produisent les agitations que leurs parties en reçoivent ; mais il n'en est pas moins impossible à ces êtres frêles, par suite de leur foible consistance et de l'extrême mollesse de leurs parties, de posséder en eux-mêmes aucune puissance capable de produire les mouvemens qu'ils exécutent. Ce n'est que par un effet de leur organisation que ces animaux imparfaits régularisent les agitations qu'ils reçoivent, et auxquelles ils ne sauroient donner lieu. La nature ayant opéré peu à peu et graduellement ses diverses productions, et créé successivement les différens organes des animaux ; variant la conformation et la situation de ces organes, selon les circonstances, et perfectionnant progressivement leurs facultés ; on sent qu'elle a dû p306

commencer par emprunter du dehors, c'est-à-dire, des milieux environnans, la force productrice, soit des mouvemens organiques, soit de ceux des parties extérieures ; qu'ensuite elle a transporté cette force dans l'animal même ; et qu'enfin, dans les animaux les plus parfaits, elle est parvenue à mettre une grande partie de cette force intérieure à leur disposition ; ce que je montrerai bientôt. Si l'on n'a point égard à la considération de cet ordre graduel qu'a suivi la nature, dans la création des différentes facultés animales, je crois qu'il sera difficile d'expliquer comment elle a pu donner l'existence au sentiment, et que l'on concevra plus difficilement encore comment de simples relations entre différentes matières peuvent donner lieu à la pensée. Nous venons de voir que les animaux qui ne possèdent pas encore de système nerveux, ne pouvoient avoir en eux-mêmes la force productrice de leurs mouvemens, et que cette force leur étoit étrangère. Or, le sentiment intime d'existence étant absolument nul chez ces animaux ; et ce sentiment étant la source de cette puissance intérieure, sans laquelle les mouvemens et les actions de ceux qui la possèdent ne sauroient se produire ; sa privation, et par conséquent celle de la puissance qui en résulte, nécessitent, pour p307

les animaux dont il s'agit, l'existence d'une force excitatrice de tout mouvement quelconque, provenant uniquement de causes extérieures. Ainsi, dans les animaux imparfaits, la force qui produit, soit les mouvemens vitaux, soit les mouvemens du corps ou de ses différentes parties, est entièrement hors de ces animaux : ils ne la régissent même pas ; mais ils régularisent plus ou moins, comme je l'ai dit plus haut, les mouvemens qu'elle leur imprime, et cela, par le moyen de la disposition intérieure de leurs parties. Cette force est le résultat de fluides subtils (tels que le calorique, l'électricité, et peut-être d'autres encore) qui, des milieux environnans, pénètrent sans cesse ces animaux, mettent en mouvement les fluides visibles et contenus de ces corps, et excitant l'irritabilité de leurs parties contenantes, donnent lieu alors aux divers mouvemens de contraction qu'on leur voit produire. Or, ces fluides subtils, pénétrant et se mouvant sans cesse dans l'intérieur de ces corps, se frayent bientôt des voies particulières, qu'ils suivent toujours jusqu'à ce que de nouvelles leur soient ouvertes. De là, l'origine des mêmes sortes de mouvemens qui se remarquent dans ces animaux, dont ces fluides constituent le moteur ; et de là, encore, l'apparence d'un penchant irrésistible qui les contraint d'exécuter ces mouvemens qui, p308

par leur continuité ou leurs répétitions, donnent lieu à des habitudes. Comme de simples expositions de principes ne suffisent pas, essayons d'éclaircir les considérations qui les établissent. Les animaux les plus imparfaits, tels que les infusoires, et surtout les monades, ne se nourrissent qu'au moyen d'absorptions, qui s'exécutent par les pores de leur peau, et par une imbibition intérieure des matières absorbées. Ils n'ont point la faculté de pouvoir chercher leur nourriture ; ils n'ont pas même celle de s'en saisir ; mais ils l'absorbent, parce qu'elle se trouve en contact avec tous les points de leur individu, et que l'eau, dans laquelle ils vivent, la leur fournit suffisamment. Ces frêles animaux, en qui les fluides subtils des milieux environnans constituent la cause stimulante de l'orgasme, de l'irritabilité et des mouvemens organiques, exécutent, ainsi que je l'ai dit, des mouvemens de contraction qui, provoqués et variés sans cesse par cette cause stimulante, facilitent et hâtent les absorptions dont je viens de parler. Or, dans ces animaux, les mouvemens des fluides visibles et contenus étant encore très-lents, les matières absorbées réparent à mesure les pertes qu'ils font par les suites de la vie, et en outre, servent à l'accroissement de l'individu. p309

J'ai dit que les fluides subtils, qui pénètrent et se meuvent dans l'intérieur de ces corps vivans, se frayant des voies particulières, qu'ils continuoient de suivre, commençoient à établir des mouvemens de même sorte, lesquels donnent lieu, conséquemment, à des habitudes. Maintenant, si l'on fait réflexion que l'organisation se développe avec la continuité de la vie, on concevra que de nouvelles voies ont dû se frayer, se multiplier, et se diversifier progressivement, pour faciliter l'exécution des mouvemens de contraction ; et que les habitudes, auxquelles ces mouvemens donnent lieu, devenant alors entraînantes et irrésistibles, doivent se diversifier pareillement. Telle est, selon moi, la cause des mouvemens des animaux les plus imparfaits ; mouvemens que nous sommes portés à leur attribuer et à regarder comme le résultat de facultés qu'ils possèdent, parce que, dans d'autres animaux, nous en apercevons la source en eux-mêmes ; mouvemens, en un mot, qui s'exécutent sans volonté et sans aucune participation de l'individu, et qui, néanmoins, de très-irréguliers qu'ils sont dans les plus imparfaits de ces corps vivans, se régularisent progressivement, et deviennent constamment les mêmes dans les animaux de même espèce. Enfin, la reproduction transmettant aux individus p310

les formes acquises, tant intérieures qu'extérieures, elle leur transmet aussi, en même temps, l'aptitude exclusive aux mêmes sortes de mouvemens, et par conséquent, aux mêmes habitudes. du transport de la force productrice des mouvemens, dans l’ intérieur des animaux. si la nature s'en étoit tenue à l'emploi de son premier moyen, c'est-à-dire, d'une force entièrement extérieure et étrangère à l'animal, son ouvrage fût resté très-imparfait ; les animaux n'eussent été que des machines totalement passives, et elle n'eût jamais donné lieu, dans aucun de ces corps vivans, aux admirables phénomènes de la sensibilité, du sentiment intime d'existence qui en résulte, de la puissance d'agir, enfin, des idées, au moyen desquelles elle pût créer le plus étonnant de tous, celui de la pensée, en un mot, l'intelligence. Mais, voulant parvenir à ces grands résultats, elle en a insensiblement préparé les moyens, en donnant graduellement de la consistance aux parties intérieures des animaux ; en y diversifiant les organes ; et en y multipliant et composant davantage les fluides contenus, etc. ; dès lors, elle a pu transporter dans l'intérieur p311

de ces animaux, cette force productrice des mouvemens et des actions, qu'à la vérité ils ne dominèrent pas d'abord, mais qu'elle parvint à mettre, en grande partie, à leur disposition, lorsque leur organisation fut très-perfectionnée. En effet, dès que l'organisation animale fut assez avancée dans sa composition, pour pouvoir posséder un système nerveux déjà un peu développé, comme dans les insectes, les animaux, munis de cette organisation, furent doués du sentiment intime de leur existence, et dès lors la force productrice des mouvemens, fut transportée dans l'intérieur même de l'animal. J'ai déjà fait voir, effectivement, que cette force intérieure qui produit les mouvemens et les actions, prenoit sa source dans le sentiment intime d'existence que possèdent les animaux qui ont un système nerveux, et que ce sentiment, sollicité ou ému par les besoins, mettoit alors en mouvement le fluide subtil contenu dans les nerfs, et en envoyoit aux muscles qui doivent agir ; ce qui produit les actions que les besoins exigent. Or, tout besoin ressenti produit une émotion dans le sentiment intérieur de l'individu qui l'éprouve ; et de cette émotion du sentiment dont il s'agit, naît la force qui donne lieu au p312

mouvement des parties qui doivent être mises en action ; ce que j'ai mis en évidence, lorsque j'ai montré la communication et l'harmonie qui existent dans toutes les parties du système nerveux, et comment le sentiment intérieur, lorsqu'il est ému, pouvoit exciter l'action musculaire. Ainsi, dans les animaux qui ont en eux-mêmes la puissance d'agir, c'est-à-dire, la force productrice des mouvemens et des actions, le sentiment intérieur qui, dans chaque occasion, fait naître cette force, étant excité par un besoin quelconque, met en action la puissance ou la force dont il s'agit ; excite des mouvemens de déplacement dans le fluide subtil des nerfs, que les anciens nommèrent esprits animaux ; dirige ce fluide vers celui des organes que quelque besoin oblige d'agir ; enfin, fait refluer ce même fluide dans ses réservoirs habituels, lorsque les besoins n'exigent plus que l'organe agisse. Le sentiment intérieur tient lieu alors de volonté ; car il importe maintenant de considérer que tout animal qui ne possède pas l'organe spécial dans lequel, ou au moyen duquel, s'exécutent les pensées, les jugemens, etc., n'a point réellement de volonté, ne choisit point, et, conséquemment, ne peut dominer les mouvemens p313

que son sentiment intime excite. L'instinct dirige ces mouvemens, et nous verrons que cette direction résulte toujours des émotions du sentiment intérieur, auxquelles l'intelligence n'a point de part, et de l'organisation même que les habitudes ont modifiée ; en sorte que les besoins des animaux qui sont dans ce cas, étant nécessairement bornés et toujours les mêmes, dans les mêmes espèces, le sentiment intime, et, par suite, la puissance d'agir produisent toujours les mêmes actions. Il n'en est pas de même des animaux dans lesquels la nature est parvenue à ajouter au système nerveux un organe spécial (deux hémisphères plissés couronnant le cerveau) pour l'exécution des actes de l'intelligence, et qui, par conséquent, exécutent des comparaisons, des jugemens, des pensées, etc. Ces mêmes animaux dominent plus ou moins leur puissance d'agir, selon le perfectionnement de leur organe d'intelligence ; et quoiqu'ils soient encore fortement assujettis aux produits de leurs habitudes, qui ont modifié leur organisation, ils jouissent d'une volonté plus ou moins libre, peuvent choisir, et ont la faculté de varier leurs actions, ou au moins plusieurs d'entre elles. Maintenant, nous allons dire un mot de la consommation qui se fait du fluide nerveux, p314

à mesure que ce fluide concourt à la production des actions animales. de la consommation et de l’ épuisement du fluide nerveux dans la production des actions animales. le fluide nerveux, mis en mouvement par le sentiment intérieur de l'animal, est tellement alors l'instrument producteur des actions de ce corps vivant, qu'il se consume à mesure qu'il agit, et qu'il finiroit par s'épuiser, et par être dans l'impossibilité de produire l'action à laquelle il fournissoit, si la volonté de l'individu exigeoit qu'il continuât de la produire. Or, tout le fluide nerveux qui se forme sans cesse, pendant la vie d'un animal qui possède un système d'organisation approprié, se consume continuellement par l'emploi qu'en fait l'individu. Une partie de ce fluide est constamment employée, sans la participation de la volonté de l'animal, à l'entretien de ses mouvemens vitaux et des fonctions de ceux de ses organes qui sont essentiels à sa vie. L'autre partie du même fluide, dont l'individu peut disposer, sert, soit à la production de ses actions ou de ses mouvemens, soit à l'exécution de ses différens actes d'intelligence. p315

Ainsi, dans l'emploi du fluide invisible dont il s'agit, l'individu en consume proportionnellement à la durée de l'action qu'il lui fait produire, ou à l'effort qu'exige cette action ; et il en épuiseroit la portion dont il peut disposer, s'il continuoit trop long-temps de suite des actions qui en consument beaucoup. De là, le besoin que la nature fait naître en lui de se livrer au repos après un certain temps d'action : il tombe alors dans le sommeil ; et le fluide épuisé s'étant réparé pendant ce repos, cet individu retrouve des forces en s'éveillant. La consommation des forces et, par conséquent, du fluide nerveux qui en est la source, se rend donc évidente dans toutes les actions trop prolongées, ou dans celles qui sont pénibles, et que pour cela l'on nomme fatigantes. si vous marchez trop long-temps de suite, vous vous fatiguez au bout d'un temps relatif à l'état de vos forces ; si vous courez, vous vous fatiguez beaucoup plutôt encore, parce que vous dissipez alors plus promptement et plus abondamment le principe de vos forces ; enfin, si vous prenez un poids de 15 ou 20 livres, et que, le bras étendu et horizontal, vous le souteniez dans cette situation, dans le premier instant de cette action, vous y trouverez assez de facilité, parce p316

que vous aurez de quoi y fournir ; mais consumant alors promptement le principe qui vous fait agir, bientôt ce poids vous semblera plus lourd, plus difficile à soutenir, et en peu de temps vous vous trouverez hors d'état de continuer cette action. Votre organisation sera cependant toujours la même ; car si on l'examinoit, on ne trouveroit aucune différence entre son état, au premier instant de l'action que je viens de citer, et celui qu'elle offriroit au moment où vous cessez de pouvoir soutenir le poids en question. Qui ne voit que, dans cet état, la différence qui existe réellement entre les deux instans (le premier et le dernier) de l'action citée, ne consiste que dans la dissipation d'un fluide invisible, dont on ne sauroit s'apercevoir, par suite des moyens bornés qui sont à notre disposition. Certes, la consommation et, à la fin, l'épuisement du fluide subtil des nerfs, dans les actions trop prolongées, ou trop pénibles, ne seront jamais solidement contestés ; parce que la raison et les phénomènes organiques leur donnent la plus grande évidence. Quoiqu'il soit vrai qu'une partie du fluide nerveux d'un animal est constamment employée, sans sa participation, à l'entretien de ses mouvemens vitaux, et des fonctions de ceux de ses p317

organes qui sont essentiels à son existence ; cependant, lorsque l'individu consume abondamment la portion de ce fluide, dont il disposoit pour ses actions, il nuit alors à l'intégrité des fonctions de ses organes vitaux. En effet, dans cette circonstance, la portion, non disponible du fluide nerveux, fournit à la réparation du fluide disponible qui a été dissipé. Or, cette portion, trop diminuée par cette cause, ne fournit plus qu'incomplétement aux opérations des organes vitaux, et dès lors les fonctions de ces organes languissent, en quelque sorte, et ne s'exécutent qu'imparfaitement. L'homme qui tient aux animaux, par son organisation, est principalement dans le cas d'altérer ses forces physiques de cette manière ; car, de toutes ses actions, celles qui consument le plus de son fluide nerveux, sont les actes trop prolongés de son entendement, ses pensées, ses méditations, en un mot, les travaux soutenus de son intelligence. Alors ses digestions languissent, deviennent plus imparfaites, et ses forces physiques s'altèrent proportionnellement. La considération de la consommation qui se fait du fluide nerveux, dans les mouvemens et les actions des animaux, est trop bien connue pour qu'il soit nécessaire de m'étendre davantage sur ce sujet ; mais je dirai qu'elle seule suffiroit p318

pour convaincre de l'existence de ce fluide, dans les animaux les plus parfaits, si beaucoup d'autres encore ne concouroient à la mettre en évidence. de l’ origine du penchant aux mêmes actions, et de celle de l’ instinct des animaux. la cause du phénomène connu, qui contraint presque tous les animaux à exécuter toujours les mêmes actions, et celle qui fait naître dans l'homme même un penchant à répéter toute action devenue habituelle, méritent assurément d'être recherchées. Si les principes exposés dans cet ouvrage sont réellement fondés, alors les causes dont il s'agit s'en déduiront facilement et même très-simplement ; en sorte que des phénomènes qui se présentoient à nous comme autant de mystères, cesseront de nous étonner, quand nous aurons reconnu la simplicité de celles qui les ont produits. Voyons donc, d'après les principes que nous avons ci-dessus énoncés, ce qui peut avoir lieu à l'égard des phénomènes dont il est ici question. Dans toute action, le fluide des nerfs qui la provoque, subit un mouvement de déplacement qui y donne lieu. Or, lorsque cette action a été plusieurs fois répétée, il n'est pas douteux que p319

le fluide qui l'a exécutée, ne se soit frayé une route, qui lui devient alors d'autant plus facile à parcourir, qu'il l'a effectivement plus souvent franchie, et qu'il n'ait lui-même une aptitude plus grande à suivre cette route frayée, que celles qui le sont moins. Combien ce principe simple et fécond ne nous fournit-il pas de lumières sur le pouvoir bien connu des habitudes, pouvoir auquel l'homme même ne peut se soustraire qu'avec beaucoup de peine, et qu'à l'aide du perfectionnement de son intelligence ! Qui ne sent alors que le pouvoir des habitudes sur les actions doit être d'autant plus grand, que l'individu que l'on considère est moins doué d'intelligence, et a moins, par conséquent, la faculté de penser, de réfléchir, de combiner ses idées, en un mot, de varier ses actions. Les animaux qui ne sont que sensibles, c'est-à-dire, qui ne possèdent pas encore l'organe dans lequel se produisent les comparaisons entre les idées, ainsi que les pensées, les raisonnemens et les différens actes qui constituent l'intelligence, n'ont que des perceptions souvent très-confuses, ne raisonnent point, et ne peuvent presque point varier leurs actions. Ils sont donc constamment assujettis au pouvoir des habitudes. Ainsi, les insectes, qui sont de tous les animaux p320

qui possèdent le sentiment, ceux qui ont le système nerveux le moins perfectionné, éprouvent des perceptions des objets qui les affectent, et semblent avoir de la mémoire au moyen du produit de ces perceptions, lorsqu'elles sont répétées. Néanmoins, ils ne sauroient varier leurs actions et changer leurs habitudes, parce qu'ils ne possèdent pas l'organe dont les actes pourroient leur en donner les moyens. de l’ instinct des animaux. on a nommé instinct, l'ensemble des déterminations des animaux dans leurs actions ; et bien des personnes ont pensé que ces déterminations étoient le produit d'un choix raisonné et par conséquent le fruit de l'expérience. D'autres, dit Cabanis, peuvent penser, avec les observateurs de tous les siècles, que plusieurs de ces déterminations ne sauroient être rapportées à aucune sorte de raisonnement, et que, sans cesser pour cela d'avoir leur source dans la sensibilité physique, elles se forment le plus souvent sans que la volonté des individus y puisse avoir d'autre part que d'en mieux diriger l'exécution. Il falloit dire, sans que la volonté y puisse avoir aucune part ; car, lorsqu'elle n'y donne point lieu, elle n'en dirige pas même l'exécution. Si l'on eut considéré que tous les animaux qui p321

jouissent de la faculté de sentir, ont leur sentiment intérieur susceptible d'être ému par leurs besoins, et que les mouvemens de leur fluide nerveux, qui résultent de ces émotions, sont constamment dirigés par ce sentiment intérieur et par les habitudes ; alors on eût senti que, dans tous ceux de ces animaux qui sont privés des facultés de l'intelligence, toutes les déterminations d'action ne pouvoient jamais être le produit d'un choix raisonné, d'un jugement quelconque, de l'expérience mise à profit, en un mot, d'une volonté, mais qu'elles étoient assujetties à des besoins que certaines sensations excitent, et qui réveillent des penchans qui les entraînent. Dans les animaux même qui jouissent de la faculté d'exécuter quelques actes de l'intelligence, ce sont encore, le plus souvent, le sentiment intérieur, et les penchans nés des habitudes qui décident, sans choix, les actions que ces animaux exécutent. Enfin, quoique la puissance exécutrice des mouvemens et des actions, ainsi que la cause qui les dirige, soient uniquement intérieures ; il ne faut pas, comme on l'a fait, borner à des impressions intérieures, la cause première p322

ou provocatrice de ces actes, dans l'intention de restreindre à des impressions extérieures, celle qui provoque les actes de l'intelligence ; car, pour peu que l'on consulte les faits qui concernent ces considérations, on a lieu de se convaincre que, de part et d'autre, les causes qui émeuvent et provoquent aux actions, sont tantôt intérieures, et tantôt extérieures, et néanmoins, que ces mêmes causes donnent lieu réellement à des impressions qui n'agissent toutes qu'intérieurement. D'après l'idée commune, et à peu près générale, que l'on attache au mot instinct, on a considéré la faculté que ce mot exprime, comme un flambeau qui éclaire et guide les animaux dans leurs actions, et qui est, à leur égard, ce que la raison est pour nous. Personne n'a montré que l'instinct pût être une force qui fait agir, que cette force le fait, effectivement, sans aucune participation de la volonté, et qu'elle se trouve constamment dirigée par des penchans acquis. L'opinion de Cabanis, que l'instinct naît des impressions intérieures, tandis que le raisonnement est le produit des sensations extérieures, ne sauroit être fondée. C'est en nous-mêmes que nous sentons ; nos impressions ne peuvent être qu'intérieures ; et les sensations, que nos sens particuliers nous font éprouver de la part des objets p323

extérieurs, ne peuvent produire en nous que des impressions intérieures. Lorsqu'à la promenade, mon chien aperçoit de loin un animal de son espèce, il éprouve assurément une sensation que cet objet extérieur lui procure par l'entremise du sens de la vue. Aussitôt son sentiment intérieur, ému par l'impression qu'il reçoit, dirige son fluide nerveux dans le sens d'un penchant acquis dans tous les individus de sa race ; et alors, par une sorte d'impulsion involontaire, son premier mouvement le porte à s'avancer vers le chien qu'il aperçoit. Voilà un acte d'instinct excité par un objet extérieur ; et mille autres de même nature peuvent pareillement s'exécuter. Relativement à ces phénomènes, dont l'organisation animale nous offre tant d'exemples, il me semble qu'on ne se formera une idée juste et claire de leur cause, que lorsqu'on aura reconnu : 1 que le sentiment intérieur est un sentiment général très-puissant, qui a la faculté d'exciter et de diriger les mouvemens de la portion libre du fluide nerveux, et de faire exécuter à l'animal différentes actions ; 2 que ce sentiment intérieur est susceptible de s'émouvoir, tantôt par des actes d'intelligence, qui se terminent par une volonté d'agir, et tantôt par des sensations qui amènent des besoins, qui l'excitent immédiatement, p324

et le mettent dans le cas de diriger la force productrice des actions dans le sens de tel penchant acquis, sans le concours d'aucun acte de volonté. Il y a donc deux sortes de causes qui peuvent émouvoir le sentiment intérieur, savoir : celles qui dépendent des opérations de l'intelligence, et celles qui, sans en provenir, l'excitent immédiatement, et le forcent de diriger sa puissance d'agir dans le sens des penchans acquis. Ce sont uniquement les causes de cette dernière sorte, qui constituent tous les actes de l'instinct ; et comme ces actes ne sont point le produit d'une délibération, d'un choix, d'un jugement quelconque, les actions qui en proviennent, satisfont toujours, sûrement et sans erreur, aux besoins ressentis et aux penchans nés des habitudes. Ainsi, l'instinct dans les animaux, est un penchant qui entraîne, que des sensations provoquent en faisant naître des besoins, et qui fait exécuter des actions, sans la participation d'aucune pensée, ni d'aucun acte de volonté. Ce penchant tient à l'organisation que les habitudes ont modifiée en sa faveur ; et il est excité par des impressions et des besoins qui émeuvent le sentiment intérieur de l'individu, et le mettent dans le cas d'envoyer, dans le sens qu'exige le p325

penchant en activité, du fluide nerveux aux muscles qui doivent agir. J'ai déjà dit que l'habitude d'exercer tel organe, ou telle partie du corps, pour satisfaire à des besoins qui renaissent souvent, donnoit au fluide subtil qui se déplace, lorsque s'opère la puissance qui fait agir, une si grande facilité à se diriger vers cet organe, où il fut si souvent employé, que cette habitude devenoit en quelque sorte inhérente à la nature de l'individu, qui ne sauroit être libre d'en changer. Or, les besoins des animaux qui possèdent un système nerveux, étant, pour chacun, selon l'organisation de ces corps vivans : 1 de prendre telle sorte de nourriture ; 2 de se livrer à la fécondation sexuelle que sollicitent en eux certaines sensations ; 3 de fuir la douleur ; 4 de chercher le plaisir ou le bien-être. Ils contractent, pour satisfaire à ces besoins, diverses sortes d'habitudes, qui se transforment, en eux, en autant de penchans, auxquels ils ne peuvent résister, et qu'ils ne peuvent changer eux-mêmes. De là, l'origine de leurs actions habituelles, et de leurs inclinations particulières, auxquelles on a donné le nom d'instinct. p326

ce penchant des animaux à la conservation des habitudes et au renouvellement des actions qui en proviennent, étant une fois acquis, se propage ensuite dans les individus, par la voie de la reproduction ou de la génération, qui conserve l'organisation et la disposition des parties dans leur état obtenu ; en sorte que ce même penchant existe déjà dans les nouveaux individus, avant même qu'ils l'aient exercé. C'est ainsi que les mêmes habitudes et le même instinct se perpétuent de générations en générations, dans les différentes espèces ou races d'animaux, sans offrir de variation notable, tant qu'il ne survient pas de mutation dans les circonstances essentielles à la manière de vivre. p327

de l’ industrie de certains animaux. dans les animaux qui n'ont point d'organe spécial pour l'intelligence, ce que nous nommons industrie à l'égard de certaines de leurs actions, ne sauroit mériter un nom semblable ; car ce n'est que par illusion qu'à cet égard nous leur attribuons une faculté qu'ils n'ont pas. Des penchans transmis et reçus par la génération ; des habitudes d'exécuter des actions compliquées, et qui résultent de ces penchans acquis ; enfin, des difficultés différentes vaincues à mesure et habituellement par autant d'émotions du sentiment intérieur, constituent l'ensemble des actions toujours les mêmes dans les individus de la même race, auquel nous donnons inconsidérément le nom d'industrie. l'instinct des animaux se composant de l'habitude de satisfaire aux quatre sortes de besoins mentionnés ci-dessus, et résultant de penchans acquis depuis long-temps qui les y entraînent d'une manière déterminée pour chaque espèce, il est arrivé, pour plusieurs, qu'une complication dans les actions qui peuvent satisfaire à ces quatre sortes de besoins, ou à certains d'entr'eux, et surtout que des difficultés diverses qu'il a fallu vaincre, ont forcé peu à peu l'animal à étendre et à composer ses moyens, et l'ont conduit, sans p328

choix et sans aucun acte d'intelligence, mais par les seules émotions du sentiment intérieur, à exécuter telles et telles actions. De là, l'origine, dans certains animaux, de diverses actions compliquées, que l'on a qualifiées d'industrie, et qu'on ne s'est point lassé d'admirer avec enthousiasme, parce qu'on a toujours supposé, au moins tacitement, que ces actions étoient combinées et réfléchies, ce qui est une erreur évidente. Elles sont très-simplement le fruit d'une nécessité qui a étendu et dirigé les habitudes des animaux qui les exécutent, et qui les rend telles que nous les observons. Ce que je viens de dire est surtout fondé pour les animaux sans vertèbres, en qui aucun acte d'intelligence ne peut s'exécuter. Aucun de ces animaux ne sauroit, en effet, varier librement ses actions ; aucun d'eux n'a le pouvoir d'abandonner ce qu'on nomme son industrie, pour faire usage de celle d'un autre. Il n'y a donc pas plus de merveille dans l'industrie prétendue du fourmi-lion myrmeleon formica leo qui, ayant préparé un cône de sable mobile, attend qu'une proie entraînée dans le fond de cet entonnoir, par l'éboulement du sable, devienne sa victime ; qu'il n'y en a dans la manoeuvre de l'huître qui, pour satisfaire à tous ses besoins, ne fait qu'entr'ouvrir et refermer sa p329

coquille. Tant que leur organisation ne sera pas changée, ils feront toujours l'un et l'autre ce qu'on leur voit faire, et ils ne le feront ni par volonté, ni par raisonnement. Ce n'est que dans les animaux à vertèbres, et, parmi eux, c'est surtout dans les oiseaux et les mammifères qu'on peut observer, à l'égard de leurs actions, des traits d'une véritable industrie ; parce que, dans les cas difficiles, leur intelligence, malgré leur penchant aux habitudes, peut les aider à varier leurs actions. Ces traits, néanmoins, ne sont pas communs, et ce n'est guères que dans certaines races qui s'y sont plus exercées, qu'on a des occasions fréquentes de les remarquer. Examinons actuellement ce qui constitue cet acte qui détermine à agir, et auquel on a donné le nom de volonté ; et voyons s'il est effectivement le principe de toutes les actions des animaux, comme on l'a pensé. 3E PARTIE CHAPITRE 6 T 2

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de la volonté. je me propose de prouver, dans ce chapitre, que la volonté, qu'on a regardée comme la source de toute action, dans les animaux, ne peut avoir d'existence que dans ceux qui jouissent d'un organe spécial pour l'intelligence, et qu'en outre, à l'égard de ces derniers, ainsi qu'à celui de l'homme même, elle n'est pas toujours le principe des actions qu'ils exécutent. Si l'on y donne quelqu'attention, on reconnoîtra, effectivement, que la volonté est le résultat immédiat d'un acte d'intelligence ; car elle est toujours la suite d'un jugement, et par conséquent d'une idée, d'une pensée, d'une comparaison, ou d'un choix, que ce jugement détermine ; enfin, l'on sentira que la faculté de vouloir n'est autre chose que celle de se déterminer par la pensée, c'est-à-dire, par une opération de l'organe de l'entendement, à une action quelconque, et de pouvoir exciter une émotion du sentiment intérieur, capable de produire cette action. Ainsi, la volonté est une détermination à une action, opérée par l'intelligence de l'individu : p331

elle résulte toujours d'un jugement, et ce jugement lui-même provient nécessairement d'une idée, d'une pensée, ou de quelqu'impression qui donne lieu à l'idée ou à la pensée dont il s'agit ; en sorte que c'est uniquement par un acte de l'intelligence que la volonté, qui détermine un individu à une action, peut se former. Mais si la volonté n'est autre chose qu'une détermination, qui s'opère à la suite d'un jugement, et conséquemment, que le résultat d'un acte intellectuel, il sera donc alors évident que les animaux, qui n'ont pas un organe pour l'intelligence, ne sauroient exécuter des actes de volonté. Cependant ces animaux agissent, c'est-à-dire, exécutent tous, en général, des mouvemens qui constituent leurs actions. Il y a donc plusieurs sources différentes dans lesquelles les actions des animaux puisent les moyens qui les produisent. Or, les mouvemens de tous les animaux étant excités et non communiqués, les causes, excitatrices de ces mouvemens, doivent différer entre elles. En effet, on a vu que, dans certains animaux, ces causes provenoient uniquement de l'extérieur, c'est-à-dire, des milieux environnans qui les fournissent ; tandis que, dans les autres, le sentiment intérieur, que possèdent ces derniers, étoit un moteur suffisant pour produire les mouvemens qui doivent s'exécuter. p332

Mais le sentiment intérieur, qui ne devient une puissance que lorsqu'il a été ému par une cause physique, reçoit ses émotions par deux voies fort différentes : dans les animaux qui manquent de l'organe nécessaire à la formation des actes de volonté, le sentiment intérieur ne peut s'émouvoir que par la voie des sensations ; tandis que, dans ceux qui ont un organe pour l'intelligence, les émotions de ce sentiment sont, tantôt, le résultat unique des sensations qu'éprouvent ces animaux, et tantôt, celui d'une volonté qu'une opération de l'entendement fait naître. Or, voilà trois sources distinctes pour les actions des animaux ; savoir : 1 les causes extérieures qui viennent exciter l'irritabilité de ces êtres ; 2 le sentiment intérieur que des sensations émeuvent ; 3 enfin, le même sentiment recevant ses émotions de la volonté. les actions, ou les mouvemens, qui proviennent de la première de ces trois sources, s'opèrent sans la voie des muscles ; car le système musculaire n'existe pas dans les animaux en qui on les observe ; et lorsqu'il commence à se former, les excitations du dehors suppléent encore au sentiment intérieur qui n'a pas d'existence ; mais les actions, ou les mouvemens, qui prennent leur origine dans les émotions du sentiment intérieur de l'individu, ne s'exécutent que p333

par l'intermédiaire des muscles qu'excite le fluide nerveux. Ainsi, lorsque la volonté détermine un individu à une action quelconque, le sentiment intérieur en reçoit aussitôt une émotion, et les mouvemens qui en résultent, se dirigent de manière que, dans l'instant même, le fluide nerveux est envoyé aux muscles qui doivent agir. Quant aux animaux qui, doués de la sensibilité physique, ne possèdent point d'organe pour l'intelligence, et qui, conséquemment, ne peuvent exécuter aucun acte de volonté, chacun de leurs besoins résulte toujours d'une sensation quelconque, c'est-à-dire, d'une perception qui le fait ressentir, et non d'une idée, ni d'un jugement ; et ce besoin, ou cette perception, émeut immédiatement le sentiment intérieur de l'individu. Il suit de là, que ces animaux, avant d'agir, ne délibèrent point, ne jugent point, et n'ont aucune détermination préalable à exécuter. Leur sentiment intérieur, directement ému par le besoin, et ensuite dirigé, dans ses mouvemens, par la nature même de ce besoin, met aussitôt en action les parties qui doivent se mouvoir. Donc les actions qui proviennent de cette source, ne sont pas précédées par une volonté réelle. Mais ce qui est ici une nécessité, pour les p334

animaux dont il vient d'être question, a lieu aussi, le plus souvent, dans ceux qui sont doués des facultés de l'intelligence ; car presque tous les besoins de ces derniers, provenant de sensations qui réveillent certaines habitudes, émeuvent immédiatement le sentiment intérieur, et mettent ces animaux dans le cas d'agir avant d'y avoir pensé. L'homme même exécute aussi des actions qui ont une semblable origine, lorsque les besoins qui les provoquent sont pressans. Par exemple, si, par distraction, vous prenez, pour quelqu'usage, un morceau de fer qui, contre votre attente, se trouve très-chaud, la douleur que vous fait éprouver la chaleur de ce fer, émeut aussitôt votre sentiment intérieur, et avant d'avoir pu penser à ce que vous devez faire, l'action des muscles, qui vous fait quitter ce fer chaud que vous teniez, est déjà exécutée. Il suit des considérations que je viens d'exposer, que les actions qui s'exécutent à la suite des besoins, que provoquent des sensations, lesquelles émeuvent immédiatement le sentiment intérieur de l'individu, ne sont nullement le résultat d'aucune pensée, d'aucun jugement, et conséquemment d'aucun acte de volonté ; tandis que celles qui s'opèrent à la suite des besoins, que provoquent des idées ou des pensées, sont uniquement le résultat de ces actes d'intelligence, qui p335

émeuvent aussi immédiatement le sentiment intérieur, et mettent l'individu dans le cas d'agir par une volonté évidente. Cette distinction entre les actions dont la cause, immédiatement déterminante, prend sa source dans quelque sensation, et celles qui résultent d'une détermination exécutée par un jugement, en un mot, par un acte d'intelligence, est d'une grande importance pour éviter la confusion et l'erreur, lorsque nous considérons ces admirables phénomènes de l'organisation. C'est parce qu'on ne l'avoit pas faite, qu'on a attribué généralement aux animaux une volonté pour l'exécution de leurs actions ; en sorte que, se fondant sur ce qui est relatif à l'homme et aux animaux les plus parfaits, dans la définition qu'on a donnée des animaux en général, on a supposé qu'ils avoient tous la faculté de se mouvoir volontairement, ce qui n'est pas, même pour ceux qui possèdent un système nerveux, et à plus forte raison pour ceux qui en sont dépourvus. Assurément, les animaux qui n'ont pas de système nerveux, ne sauroient jouir de la faculté de vouloir, c'est-à-dire, ne sauroient exécuter aucune détermination, aucun acte de volonté ; bien loin de cela, ils ne peuvent avoir même le sentiment de leur existence : les infusoires et les polypes sont dans ce cas. p336

Ceux qui ont un système nerveux capable de leur donner la faculté de sentir, mais qui manquent d’ hypocéphale, c'est-à-dire, d'organe spécial pour l'intelligence, jouissent, à la vérité, d'un sentiment intérieur, source de leurs actions, et il se forme en eux des perceptions confuses des objets qui les affectent ; mais ils n'ont point d'idées, ne pensent point, ne comparent point, ne jugent point, et conséquemment, n'exécutent aucun acte de volonté. on a lieu de croire que les insectes, les arachnides, les crustacés, les annelides, les cirrhipèdes et même les mollusques, se trouvent dans ce second cas. Le sentiment intérieur, ému par quelque besoin, est la source de toutes les actions de ces animaux. Ils agissent sans délibération, sans détermination préalable, et toujours dans l'unique direction que le besoin leur imprime ; et lorsqu'en agissant, un obstacle quelconque les arrête, s'ils l'évitent, s'en détournent, et semblent choisir, c'est qu'alors un nouveau besoin émeut encore leur sentiment intérieur. Aussi leur nouvelle action ne résulte, ni de combinaison d'idées, ni de comparaison entre les objets, ni d'un jugement qui les détermine, puisque ces animaux ne sauroient former aucune des opérations de l'intelligence, n'ayant pas l'organe qui peut les effectuer ; enfin, cette nouvelle p337

action est en eux la suite de quelque émotion de leur sentiment intérieur. Il n'y a donc que les animaux qui, outre un système nerveux, possèdent encore l'organe spécial dans lequel s'exécutent des idées complexes, des pensées, des comparaisons, des jugemens, etc., qui jouissent de la faculté de vouloir, et qui puissent exécuter des actes de volonté. C'est apparemment le cas des animaux à vertèbres : et puisque les poissons et les reptiles ont encore un cerveau tellement imparfait qu'il ne peut remplir entièrement la cavité du crâne, ce qui indique que leurs actes d'intelligence sont extrêmement bornés, c'est au moins dans les oiseaux et les mammifères, qu'on doit reconnoître la faculté de vouloir, ainsi que la jouissance d'une volonté déterminatrice de plusieurs des actions de ces animaux ; car ils exécutent évidemment différens actes d'intelligence, et ils ont effectivement l'organe particulier qui les rend capables de les produire. Mais, j'ai déjà fait voir que, dans les animaux qui possèdent un organe spécial pour l'intelligence, toutes les actions ne résultoient pas exclusivement d'une volonté, c'est-à-dire, d'une détermination intellectuelle et préalable, qui excite la force qui les produit. Certaines d'entre p338

elles sont, à la vérité, le produit de la faculté de vouloir ; mais beaucoup d'autres ne proviennent que de l'émotion directe du sentiment intérieur, qu'excitent des besoins subits, et qui fait exécuter à ces animaux, des actions qu'aucune détermination, par la pensée, ne précède en aucune manière. Dans l'homme même, que d'actions sont uniquement provoquées, et aussitôt exécutées, par la simple émotion du sentiment intérieur, et sans la participation de la volonté ! Enfin, n'est-ce pas à de premiers mouvemens, non maîtrisés, qu'une multitude de ces actions doivent leur origine ; et ces premiers mouvemens, que sont-ils, si ce ne sont les résultats du sentiment intérieur ? S'il n'y a point, ainsi que je l'ai dit plus haut, de volonté réelle dans les animaux qui possèdent un système nerveux, mais qui sont dépourvus d'un organe pour l'intelligence, ce qui est cause que ces animaux n'agissent que par les émotions que des sensations produisent en eux ; il y en a bien moins encore dans ceux qui sont privés de nerfs. Aussi paroît-il que ces derniers ne se meuvent que par leur irritabilité excitée, et que par l'effet immédiat des excitations extérieures. On conçoit, d'après ce que je viens d'exposer, que lorsque la nature fut parvenue à transporter, dans l'intérieur des animaux, la puissance d'agir, p339

c'est-à-dire, à créer, au moyen du système nerveux, ce sentiment intérieur, source de la force qui fait produire les actions, elle perfectionna ensuite son ouvrage, en créant une seconde puissance intérieure, celle de la volonté, qui naît des actes de l'intelligence, et qui seule peut réussir à faire varier les actions habituelles. La nature n'eut besoin, pour cela, que d'ajouter au système nerveux un nouvel organe, celui dans lequel s'exécutent les actes de l'intelligence ; et que de séparer du foyer des sensations, ou des perceptions, l'organe où se forment les idées, les comparaisons, les jugemens, les raisonnemens, en un mot, les pensées. Ainsi, dans les animaux les plus parfaits, la moelle épinière sert ou fournit au mouvement musculaire des parties du corps, et à l'entretien des fonctions vitales ; tandis que le foyer des sensations, au lieu d'être placé dans l'étendue ou dans quelque point isolé de cette moelle épinière, se trouve évidemment concentré à son extrémité supérieure ou antérieure, dans la partie inférieure du cerveau. Ce foyer des sensations est conséquemment très-rapproché de l'organe dans lequel s'exécutent les différens actes de l'intelligence, sans être néanmoins confondu avec lui. L'organisation animale étant parvenue au p340

terme de perfectionnement qui y fait exister un organe pour les actes d'intelligence, les individus, qui possèdent cette organisation, ont des idées simples et peuvent s'en former de complexes ; ils jouissent d'une volonté, libre en apparence, qui détermine certaines de leurs actions ; ils ont des passions, c'est-à-dire, des penchans exaltés qui les entraînent vers certains ordres d'idées et d'actions qu'ils ne maîtrisent point ; enfin, ils sont doués de mémoire, et ont la faculté de se rendre présentes des idées déjà tracées dans leur organe, ce qui s'exécute au moyen du fluide nerveux qui repasse et s'agite sur les impressions ou les traces subsistantes de ces idées. On sent que des agitations désordonnées du fluide nerveux sur les traces dont il s'agit, sont les causes des songes que font souvent pendant leur sommeil les animaux capables d'avoir des idées. Les animaux, qui ont de l'intelligence, font néanmoins la plupart de leurs actions par instinct et par habitude, et à ces égards, ils ne se trompent jamais ; et lorsqu'ils agissent par volonté, c'est-à-dire, à la suite d'un jugement, ils ne se trompent pas encore ou du moins très-rarement ; parce que les élémens qui entrent dans leurs jugemens, sont en petit nombre, et qu'en général, ils leur sont fournis par les sensations ; et surtout, p341

parce que, dans une même race, il n'y a point d'inégalité dans l'intelligence et dans les idées des individus. Il suit de là que leurs actes de volonté sont des déterminations qui les font toujours satisfaire sans erreur aux besoins qui les émeuvent. On a dit, d'après cela, que l'instinct pour les animaux étoit un flambeau qui les éclairoit mieux que notre raison. Le vrai est que, moins libres que nous de varier leurs actions, plus assujettis à leurs habitudes, les animaux ne trouvent dans leur instinct qu'une nécessité qui les entraîne, et dans leurs actes de volonté qu'une cause, dont les élémens non variables, non modifiés, très-peu compliqués, et toujours les mêmes dans tous les individus d'une même race, a dans tous une puissance et une étendue égales dans les mêmes cas. Enfin, comme il ne se trouve entre les individus de la même espèce, aucune inégalité dans les facultés intellectuelles, leurs jugemens sur les mêmes objets, et leur volonté d'agir qui peut résulter de ces jugemens, sont des causes qui leur font exécuter, à très-peu près, les mêmes actions dans les mêmes circonstances. Je terminerai ces vues sur les sources et les résultats de la volonté, par quelques considérations relatives à la même faculté dans l'homme ; et l'on va voir que les choses sont bien différentes p342

à son égard, de celles que nous venons d'examiner dans les animaux ; car, quoiqu'il paroisse beaucoup plus libre qu'eux dans ses actes de volonté, il ne l'est effectivement pas, et cependant, par une cause que je vais tâcher de faire sentir, les individus de son espèce agissent très-différemment les uns des autres dans des circonstances semblables. La volonté dépendant toujours d'un jugement quelconque, n'est jamais véritablement libre ; car le jugement qui y donne lieu est, comme le quotient d'une opération arithmétique, un résultat nécessaire de l'ensemble des élémens qui l'ont formé. Mais l'acte même qui constitue un jugement doit varier dans ses produits, selon les individus, par la raison que les élémens qui entrent dans la formation de ce jugement, sont dans le cas d'être fort différens dans chaque individu qui l'exécute. En effet, il entre, en général, tant d'élémens divers dans la formation de nos jugemens ; il s'en trouve tant qui sont étrangers à ceux qu'il faudroit employer ; et, parmi ceux dont on devroit faire usage, il y en a tant qui sont inaperçus ou rejetés par des préventions, ou, enfin, qui sont, soit altérés, soit changés, par notre disposition, notre santé, notre âge, notre sexe, nos habitudes, nos penchans, l'état de p343

nos lumières, etc., que ces élémens rendent le jugement que l'on porte sur un même sujet, fort différent, selon les individus. Nos jugemens dépendant de tant de particularités inappréciables et très-difficiles à reconnoître, ont fait croire que nous étions libres dans nos déterminations, quoique nous ne le soyons réellement pas, puisque les jugemens qui les produisent ne le sont pas eux-mêmes. La diversité de nos jugemens est si remarquable, qu'il arrive souvent qu'un objet considéré donne lieu à autant de jugemens particuliers qu'il y a de personnes qui entreprennent de prononcer à son égard. On a pris cette variation pour une liberté dans la détermination, et l'on s'est trompé ; elle n'est que le résultat des élémens divers qui, pour chaque personne, entrent dans le jugement exécuté. Il y a cependant des objets si simples dans leurs qualités, et qui présentent si peu de faces différentes à considérer, qu'on est à peu près généralement d'accord sur le jugement qu'on en porte. Mais, ces objets se réduisent presque uniquement à ceux qui sont hors de nous, et qui ne nous sont connus que par les sensations qu'ils excitent ou qu'ils ont excitées sur nos sens. Nos jugemens, à leur égard, n'ont guère d'autres élémens à employer que ceux que les sensations p344

nous fournissent, et que les comparaisons que nous en formons avec les autres corps qui nous sont connus. Enfin, pour les jugemens dont il s'agit, notre entendement n'a que très-peu d'opérations à exécuter. Il résulte de l'énorme multitude de causes diverses, qui changent ou modifient les élémens que nous faisons entrer dans la formation de nos jugemens, surtout de ceux qui exigent différentes opérations de l'intelligence, que, le plus souvent, ces jugemens sont erronés, manquent de justesse, et que, par une suite de l'inégalité qui se trouve entre les facultés intellectuelles des individus, ces mêmes jugemens sont, en général, aussi variés que les personnes qui les forment, les élémens que chacun y apporte n'étant pas les mêmes. Il en résulte, en outre, que les désordres de ces actes d'intelligence en entraînent nécessairement dans ceux qui constituent nos volontés, et par suite, dans nos actions. Si l'objet que j'ai en vue dans cet ouvrage ne me retenoit dans des bornes que je ne veux pas franchir, je pourrois faire des applications nombreuses qui établiroient encore mieux le fondement de ces considérations ; j'aurois même à ces égards des remarques à faire qui ne seroient pas sans intérêt. p345

Par exemple, je pourrois montrer que, tandis que l'homme retire de ses facultés intellectuelles, bien développées, de très-grands avantages, l'espèce humaine, considérée en général, en éprouve en même temps des inconvéniens considérables ; car ces facultés donnant autant de facilité et autant de moyens pour exécuter le mal que pour faire le bien, leur résultat général est toujours au désavantage des individus qui exercent le moins leur intelligence, ce qui est nécessairement le cas du plus grand nombre. Alors, on sentiroit que le mal, à cet égard, réside principalement dans l'extrême inégalité d'intelligence des individus, inégalité qu'il est impossible de détruire entièrement. Néanmoins, on reconnoîtroit mieux encore que ce qu'il importeroit le plus pour le perfectionnement et le bonheur de l'homme, seroit de diminuer le plus possible cette énorme inégalité, parce qu'elle est la source de la plupart des maux auxquels elle l'expose. Maintenant nous allons essayer de reconnoître les causes physiques des actes de l'entendement : nous tâcherons du moins de déterminer les conditions exigées de l'organisation, pour que ces admirables phénomènes puissent se produire. 3E PARTIE CHAPITRE 7 T 2

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de l’ entendement, de son origine, et de celle des idées. voici le sujet le plus curieux, le plus intéressant, et à la fois le plus difficile dont l'homme puisse s'occuper dans ses études de la nature ; celui où il lui importeroit beaucoup d'avoir des connoissances positives, et celui cependant qui semble lui offrir le moins de moyens pour en acquérir de pareilles. Il s'agit de savoir comment des causes purement physiques, et par conséquent de simples relations entre différentes sortes de matières, peuvent produire ce que nous nommons des idées ; comment avec des idées simples ou directes, ces relations peuvent former des idées complexes ; en un mot, comment avec des idées de quelque genre que ce soit, ces mêmes relations peuvent donner lieu à des facultés aussi étonnantes que celles de penser, de juger, d'analiser, et de raisonner. Il semble qu'il faille être plus que téméraire pour entreprendre une pareille recherche, et pour se flatter de trouver la source de ces merveilles p347

dans les moyens qui sont à la disposition de la nature. Assurément, je n'ai pas la présomption de croire que j'ai découvert les causes de ces prodiges ; mais, persuadé que tous les actes d'intelligence sont des phénomènes naturels, et par conséquent que ces actes prennent leur source dans des causes uniquement physiques, puisque les animaux les plus parfaits jouissent de la faculté d'en produire, j'ai pensé qu'au moyen de beaucoup d'observations, d'attention, et de patience, on pourroit, surtout par la voie de l'induction, parvenir à se former des idées d'un grand poids sur ce sujet important ; voici les miennes à son égard. Sous la dénomination d'entendement ou d'intelligence, je comprends toutes les facultés intellectuelles connues, telles que celles de pouvoir se former des idées de différens ordres, de comparer, de juger, de penser, d'analiser, de raisonner, enfin, de se rappeler des idées acquises, ainsi que des pensées et des raisonnemens déjà exécutés, ce qui constitue la mémoire. Toutes les facultés que je viens d'indiquer, résultent indubitablement d'actes particuliers à l'organe de l'intelligence ; et chacun de ces actes est nécessairement le produit des relations qui ont lieu entre l'organe dont il s'agit et le fluide p348

nerveux qui se meut alors dans cet organe. L'organe spécial dont il est question, auquel j'ai donné le nom d'hypocéphale, se trouve constitué par deux hémisphères plissés et pulpeux, qui enveloppent ou recouvrent cette partie médullaire, que je nomme particulièrement cerveau, laquelle contient le foyer ou centre de rapport du système sensitif, et donne naissance aux nerfs des sens particuliers ; le cervelet n'en est qu'une dépendance. Ainsi, cette partie (le cerveau proprement dit, auquel le cervelet appartient) et l'hypocéphale sont deux objets très-distincts, surtout par la nature des fonctions de ces organes ; quoique l'on soit dans l'usage de les confondre ensemble sous le nom commun de cerveau ou d'encéphale. or, c'est uniquement dans les fonctions de l'hypocéphale que je vais rechercher les causes physiques des différentes facultés de l'intelligence, parce que cet organe est le seul qui ait le pouvoir d'y donner lieu. La diversité réelle, mais difficile à reconnoître, des parties de l'organe dont il est question, et celle des mouvemens du fluide subtil que contient cet organe, sont donc la source unique où les différens actes intellectuels cités puisent leurs moyens d'exécution. Telle est l'idée générale que je me propose de développer succinctement. p349

Avant tout, et pour mettre de l'ordre dans les considérations qui concernent ce sujet, il est nécessaire de poser ou de rappeler les deux principes suivans, parce qu'ils constituent les bases de tout sentiment admissible à cet égard. Premier principe : tous les actes intellectuels quelconques prennent naissance dans les idées, soit dans celles que l'on acquiert dans l'instant même, soit dans celles déjà acquises ; car, dans ces actes, il s'agit toujours des idées, ou de rapports entre des idées, ou d'opérations sur des idées. Second principe : toute idée quelconque est originaire d'une sensation, c'est-à-dire, en provient directement ou indirectement. De ces deux principes, le premier se trouve pleinement confirmé par l'examen de ce que sont réellement les différens actes de l'entendement ; et en effet, dans tous ces actes, ce sont toujours les idées qui sont le sujet ou les matériaux des opérations qui les constituent. Le second de ces principes avoit été reconnu par les anciens, et on le trouve parfaitement exprimé par cet axiome dont Locke ensuite nous a montré le fondement ; savoir : qu’ il n’ y a rien dans l’ entendement qui n’ ait été auparavant dans la sensation. il suit de là que toute idée doit se résoudre, en p350

dernière analise, en une représentation sensible ; et que, puisque tout ce qui est dans notre entendement y est venu par la voie de la sensation, tout ce qui en sort et qui ne peut trouver un objet sensible pour s'y rattacher, est absolument chimérique. Telle est la conséquence évidente qu'a déduite M Naigeon, de l'axiome d'Aristote. on n'a cependant pas encore généralement admis cet axiome ; car plusieurs personnes considérant certains faits dont elles n'aperçurent point les causes, pensèrent qu'il y avoit réellement des idées innées. elles se persuadèrent en trouver des preuves dans la considération de l'enfant qui, peu d'instans après sa naissance, veut téter et semble rechercher le sein de sa mère, dont cependant il ne peut encore avoir connoissance par des idées nouvellement acquises. à cette occasion, je ne citerai pas le prétendu fait d'un chevreau qui, tiré du sein de sa mère, choisit le cytise, parmi plusieurs végétaux qui lui furent présentés. On sait assez que ce ne fut qu'une supposition qui n'a pu avoir de fondement. Lorsque l'on reconnoîtra que les habitudes sont la source des penchans, que l'exercice maintenu de ces penchans modifie l'organisation en leur faveur, et qu'alors ils sont transmis aux p351

nouveaux individus par la génération ; on sentira que l'enfant qui vient de naître, peut, peu de temps après, vouloir téter, par le seul produit de l'instinct, et prendre le sein qu'on lui présente, sans en avoir la moindre idée, et sans exécuter pour cela aucune pensée, aucun jugement, ni aucun acte de volonté qui n'en peut être que la suite ; et que cet enfant ne fait cette action qu'uniquement par la légère émotion que le besoin donne à son sentiment intérieur, lequel le fait agir dans le sens d'un penchant tout acquis, quoiqu'il n'ait pas encore été exercé ; on sentira de même, que le petit canard qui sort de son oeuf, s'il se trouve alors près de l'eau, y court aussitôt et nage à sa surface, sans en avoir aucune idée, et sans la connoître ; cet animal n'exécutant point cette action par aucune délibération intellectuelle, mais par un penchant qui lui a été transmis, et que son sentiment intérieur lui fait exercer, sans que son intelligence y ait la plus petite part. Je reconnois donc comme un principe fondamental, comme une vérité incontestable, qu'il n'y a point d'idées innées, et que toute idée quelconque provient, soit directement, soit indirectement, de sensations éprouvées et remarquées. Il résulte de cette considération, que l'organe de l'intelligence, étant le dernier perfectionnement que la nature ait donné aux animaux, ne p352

peut exister que dans ceux qui possèdent déjà la faculté de sentir. Aussi l'organe spécial dans lequel s'opèrent les idées, les jugemens, les pensées, etc., ne commence-t-il à se former que dans des animaux en qui le système des sensations est très-développé. Tous les actes intellectuels, qui s'exécutent dans un individu, sont donc le produit de la réunion des causes suivantes ; savoir : 1 de la faculté de sentir ; 2 de la possession d'un organe particulier pour l'intelligence ; 3 des relations qui ont lieu entre cet organe et le fluide nerveux qui s'y meut diversement ; 4 enfin, de ce que les résultats de ces relations se rapportent toujours au foyer des sensations, et par suite au sentiment intérieur de l'individu. Telle est la chaîne qui se trouve partout en harmonie, et qui constitue la cause physique et composée du plus admirable des phénomènes de la nature. Pour rejeter, par des motifs raisonnables, le fondement des considérations que je viens d'exposer, il faut pouvoir montrer que l'harmonie qui existe dans toutes les parties du système nerveux, n'est pas capable de produire des sensations et p353

le sentiment intérieur de l'individu ; que les actes d'intelligence, tels que les pensées, les jugemens, etc., ne sont pas des actes physiques, et ne résultent pas immédiatement de relations entre un fluide subtil agité et l'organe particulier qui contient ce fluide ; enfin, que les résultats de ces relations ne se rapportent point à ce sentiment intérieur de l'individu. Or, comme les causes physiques qui viennent d'être citées, sont les seules qui puissent donner lieu aux phénomènes de l'intelligence, si on nie l'existence de ces causes, et par conséquent, que les phénomènes qui en résultent soient naturels ; alors on sera obligé de chercher hors de la nature une autre source pour les phénomènes en question. Il faudra suppléer aux causes physiques rejetées, par les idées fantastiques de notre imagination ; idées toujours sans base, puisqu'il est de toute évidence que nous ne pouvons avoir aucune autre connoissance positive, que celle que nous puisons dans les objets mêmes que la nature présente à nos sens. Comme les merveilles que nous examinons, et dont nous recherchons les causes, ont pour base les idées ; que, dans les actes d'intelligence, il ne s'agit partout que des idées, et que d'opérations sur ces idées ; avant d'examiner ce que sont les idées elles-mêmes, montrons le fil de la p354

formation graduelle des organes qui donnent lieu, d'abord aux sensations et au sentiment intérieur, ensuite aux idées, et enfin, aux opérations qui s'exécutent sur elles. Les animaux très-imparfaits des premières classes, ne possédant point de système nerveux, ne sont simplement qu'irritables, n'ont que des habitudes, n'éprouvent point de sensations, et ne se forment jamais d'idées. Mais les animaux moins imparfaits, qui ont un système nerveux, et qui, cependant, ne possèdent pas l'organe de l'intelligence, ont de l'instinct, des habitudes et des penchans, éprouvent des sensations, et néanmoins ne se forment point encore d'idées. J'ose le dire, là où il n'y a pas d'organe pour une faculté, cette faculté ne peut exister. Or, s'il est maintenant reconnu que toute idée provienne originairement d'une sensation, ce qu'en effet on ne sauroit solidement contester, je compte faire voir que, pour cela, toute sensation ne donne pas nécessairement une idée. Il faut que l'organisation soit parvenue à un état propre à favoriser la formation de l'idée, et qu'en outre, la sensation soit accompagnée d'un effort particulier de l'individu, en un mot, d'un acte préparatoire qui rende l'organe spécial de l'intelligence capable de recevoir l'idée, c'est-à-dire, des impressions qu'il conserve. p355

En effet, s'il est vrai qu'en créant l'organisation, la nature la forma nécessairement dans sa plus grande simplicité, et qu'alors elle ne put avoir en vue de donner aux corps vivans d'autres facultés que celles de se nourrir et de se reproduire ; ces corps qui reçurent d'elle l'organisation et la vie, ne purent donc avoir d'autres organes que ceux qui sont nécessaires à la possession de la vie. Cela est confirmé par l'observation des animaux les plus imparfaits, tels que les infusoires et les polypes. mais en compliquant ensuite l'organisation de ces premiers animaux, et créant, à l'aide de beaucoup de temps et d'une diversité infinie de circonstances, la multitude de formes différentes qui caractérisent ceux qui leur sont postérieurs, la nature a formé successivement les divers organes que possèdent les animaux, et les différentes facultés auxquelles ces organes donnent lieu. Elle les a produits dans un ordre que j'ai déterminé (première partie, chap viii), et l'on a pu voir, d'après cet ordre, que l'hypocéphale, que constituent les deux hémisphères plissés qui enveloppent ou recouvrent le cerveau, est le dernier organe qu'elle est parvenue à faire exister. Long-temps avant d'avoir créé l'hypocéphale, cet organe spécial pour la formation des idées p356

et de toutes les opérations qui s'exécutent à leur égard, la nature avoit établi, dans un grand nombre d'animaux, un système nerveux qui leur donnoit la faculté d'exciter l'action des muscles, et ensuite celle de sentir, et d'agir par les émotions de leur sentiment intérieur. Or, pour y parvenir, quoiqu'elle eût multiplié et dispersé les foyers pour les mouvemens musculaires, soit en établissant des ganglions séparés, soit en répandant ces foyers dans l'étendue d'une moelle longitudinale noueuse, ou d'une moelle épinière, elle concentra dans un lieu particulier le foyer des sensations, et le transporta dans une petite masse médullaire, qui fournit immédiatement les nerfs de quelques sens particuliers, et à laquelle on a donné le nom de cerveau. ce ne fut donc qu'après avoir opéré ces divers perfectionnemens du système nerveux, que la nature parvint à mettre la dernière main à son ouvrage, en créant, dans le plus grand voisinage du foyer des sensations, l'hypocéphale, cet organe particulier et si intéressant, dans lequel se gravent les idées, et où s'exécutent, à leur égard, toutes les opérations qui constituent l'intelligence. C'est uniquement de ces opérations dont nous allons nous occuper, et dont nous essayerons de déterminer les causes physiques les plus p357

probables, en saisissant les inductions à l'égard des parties agissantes, et reconnoissant les conditions qu'exigent les fonctions de ces parties. Actuellement, examinons comment une idée peut se former, et dans quel cas une sensation peut la produire ; considérons même, au moins en général, de quelle manière s'exécutent les actes de l'intelligence dans l'hypocéphale. une particularité fort singulière, de laquelle cependant je ne puis douter, est que l'organe spécial dont il est maintenant question, n'exerce jamais lui-même aucune action quelconque dans tous les actes ou phénomènes auxquels il donne lieu, et qu'il ne fait constamment que recevoir et conserver plus ou moins long-temps, les images qui lui parviennent, et toutes les impressions qui les gravent. Cet organe diffère, ainsi que le cerveau et les nerfs, de tous les autres organes du corps animal, en ce qu'il n'agit point, et qu'il ne fait que fournir au fluide nerveux qu'il contient, les moyens d'exécuter les différens phénomènes auxquels ce fluide est propre. En effet, lorsque je considère l'extrême mollesse de la pulpe médullaire qui constitue les nerfs, le cerveau et son hypocéphale, je ne puis me persuader que, dans les relations du fluide nerveux avec les parties médullaires dans lesquelles il se meut, ces dernières soient capables p358

d'exercer la moindre action. Ces parties sont, sans doute, uniquement passives, et hors d'état de réagir contre tout ce qui peut les affecter. Il en résulte que les parties médullaires, qui composent l'hypocéphale, reçoivent et conservent les traces de toutes les impressions que le fluide nerveux, dans ses mouvemens, vient leur imprimer ; en sorte que le seul corps qui agisse, dans les fonctions qu'exécute l'hypocéphale, est le fluide nerveux lui-même, ou pour m'exprimer plus exactement, l'organe dont il s'agit n'exécute aucune fonction, le fluide nerveux les opère toutes lui seul ; mais ce fluide ne sauroit nullement y donner lieu, sans l'existence de l'organe dans lequel il agit. Ici, l'on me demandera comment il est possible de concevoir qu'un fluide, quelque subtil et varié qu'il soit dans ses mouvemens, puisse lui seul donner lieu à cette multitude étonnante d'actes et de phénomènes différens qui constituent l'immense étendue des facultés de l'intelligence. à cela je répondrai que la merveille considérée se trouve toute entière dans la composition même de l'hypocéphale. cette masse médullaire qui constitue l'hypocéphale, c'est-à-dire, les deux hémisphères plissés qui enveloppent ou recouvrent le cerveau ; cette masse, dis-je, qui semble n'être qu'une pulpe p359

dont les parties sont continues et cohérentes dans tous leurs points, se compose, au contraire, d'une multitude inconcevable de parties distinctes et séparées, d'où résulte une quantité innombrable de cavités, infiniment diversifiées entr'elles par leur forme et leur grandeur, et qui paroissent distinguées par régions en nombre égal à celui des facultés intellectuelles de l'individu ; enfin, quelqu'en soit le mode, la composition de cet organe est encore différente dans chaque région ; car c'est dans chacune d'elles que s'effectuent les actes de chaque faculté particulière de l'intelligence. L'examen de la partie blanche et médullaire de l'hypocéphale y a fait apercevoir des fibres nombreuses : or, il est probable que ces fibres ne sont pas, comme ailleurs, des organes de mouvement ; leur consistance ne le permet pas : on a plus lieu de croire que ce sont autant de canaux particuliers qui aboutissent chacun à une cavité qui seroit en forme de cul-de-sac, si les cavités dont il s'agit ne communiquoient entr'elles par des voies latérales. Ces cavités, imperceptibles pour nous, sont innombrables comme les filets tubuleux qui y conduisent, et on peut présumer que c'est sur la paroi interne de chacune d'elles que se gravent les impressions que le fluide nerveux y apporte ; peut-être y a-t-il aussi de petites p360

lames ou des feuillets médullaires disposés pour le même objet. Ne pouvant savoir positivement ce qui se passe à ce sujet, je crois avoir atteint mon but en montrant ce qui est possible, ce qui est même vraisemblable : cela seul me suffit. L'admirable composition de l'hypocéphale, soit celle de l'ensemble de cet organe, soit celle de chacune de ses régions qui sont doubles, l'une semblable à l'autre dans chaque hémisphère, ne sauroit être une supposition sans fondement, quoique nous manquions de moyens pour l'apercevoir et nous en assurer. Les phénomènes organiques qui constituent l'intelligence, et chacun de ces phénomènes exigeant dans l'organe un lieu particulier et, pour ainsi dire, un organe spécial dans lequel il puisse se produire, doivent nous donner la conviction morale, qu'à l'égard de la composition de l'hypocéphale, les choses sont telles que je viens de les présenter. Assurément, les individus ne naissent point avec toutes les facultés intellectuelles qu'ils peuvent avoir ; car l'organe en qui s'exécutent les actes de l'intelligence est, comme tous les autres, d'autant plus susceptible de se développer, qu'il est plus exercé. Il en est de même de chaque sorte particulière de faculté intellectuelle : les besoins ressentis, ou que l'individu se donne, la font p361

naître dans la région de l'hypocéphale qui peut en produire les actes ; et selon que ces actes sont plus fréquemment reproduits, l'organe spécial qui y est devenu propre se développe davantage, et étend proportionnellement la faculté à laquelle il donne lieu. Il n'est donc pas vrai que chacune de nos facultés intellectuelles soit innée, et qu'il en soit de même de ceux de nos penchans qui dépendent de notre faculté de penser. Ces facultés et ces penchans s'accroissent et se fortifient à mesure que nous exerçons davantage les organes qui en produisent les actes. Seulement, nous pouvons y apporter plus ou moins de dispositions avec l'état de l'organisation que nous recevons de ceux qui nous ont donné le jour : mais si nous n'exercions pas nous-mêmes ces facultés et ces penchans, nous en perdrions insensiblement l'aptitude. M le docteur Gall ayant remarqué que, parmi les différens individus qu'il observoit, les uns avoient telle faculté plus développée et plus éminente que les autres, conçut l'idée de rechercher si telle partie de leur corps n'offriroit pas quelques signes extérieurs qui pussent faire reconnoître cette faculté. Il ne paroît pas qu'il se soit occupé des facultés qui ne sont point relatives à l'intelligence ; car p362

elles lui auroient fourni quantité de preuves qui constatent que lorsqu'une partie fortement exercée, acquiert une faculté très-éminente, cette partie en offre constamment, dans sa forme, ses dimensions et sa vigueur, des signes évidens. On ne peut voir les extrémités postérieures et la queue d'un kanguroo, sans reconnoître que ces parties, très-employées, jouissent d'une grande force d'action, et sans retrouver la même chose dans les cuisses postérieures des sauterelles, etc. On ne peut de même considérer le grand accroissement du nez de l'éléphant, transformé en une trompe énorme, sans reconnoître que cet organe, continuellement exercé et servant de main à l'animal, a reçu de cet emploi habituel les dimensions, la force et l'admirable souplesse qu'on lui connoît, etc., etc. Mais M Gall paroît s'être attaché particulièrement à la recherche des signes extérieurs qui pourroient indiquer celles des facultés de l'intelligence qui se trouvent très-éminentes dans certains individus. Or, reconnoissant que toutes ces facultés sont le produit des fonctions de l'organe cérébral, il dirigea ses vues sur la connoissance de l'encéphale ; et après plusieurs années de recherches, il acheva de se persuader que celles de nos facultés intellectuelles qui sont très-développées et ont acquis un grand degré de p363

perfectionnement, se font reconnoître par des signes extérieurs qui consistent en des saillies particulières de la boîte cérébrale. Assurément, M Gall partoit d'un principe qui, en lui-même, est très-fondé ; car s'il est vrai, pour les parties du corps, que toutes celles qui sont fortement et constamment employées, acquièrent des développemens et une énergie de faculté qui les distinguent, ce que j'ai suffisamment prouvé dans le chapitre vii de la première partie ; la même chose doit avoir lieu également pour l'organe de l'entendement en général, et même pour chacun des organes particuliers qui le composent : cela est certain, et facile à démontrer d'après quantité de faits reconnus. Ainsi, le principe d'où partoit M Gall, est, sans contredit, très-solide ; mais d'après tout ce qui est publié sur la doctrine enseignée par ce savant, on a lieu de croire qu'il en a abusé dans la plupart des conséquences qu'il en a tirées. En effet, relativement aux organes particuliers qui entrent dans la composition des deux hémisphères du cerveau, et qui donnent lieu à chaque genre de faculté intellectuelle, le produit du principe que je viens de citer, me paroît avoir beaucoup moins d'étendue que M Gall ne lui en suppose ; en sorte que ce ne peut être guère que dans un très-petit nombre de cas extrêmes, p364

que certaines facultés, qui auroient acquis un degré extraordinaire d'éminence, peuvent offrir des signes extérieurs non équivoques, propres à les indiquer. Alors je ne serois nullement surpris qu'on eût découvert quelques-uns de ces signes, leur cause se trouvant réellement dans la nature. Mais, à l'égard de nos facultés intellectuelles, sortir des genres qui sont bien distincts, pour entrer dans une multitude de détails, pour embrasser les nuances mêmes qui lient ces facultés à leur genre propre, c'est, selon moi, anéantir, par un abus trop ordinaire de l'imagination, la valeur de nos découvertes dans l'étude de la nature. Aussi, M Gall ayant voulu trop prouver, le public, par une inconsidération contraire, a tout rejeté. Telle est la marche la plus ordinaire de l'esprit humain dans ses différens actes ; des excès, des abus gâtent le plus souvent ce qu'il a su produire de bon. Les exceptions, à cet égard, ne sont l'apanage que d'un petit nombre de personnes qui, à l'aide d'une forte raison, savent limiter l'imagination qui tend à les entraîner. Considérer comme innés, dans les individus de l'espèce humaine, certains penchans devenus tout-à-fait dominans, ce n'est pas seulement une opinion dangereuse, c'est, en outre, une véritable erreur. On peut, sans doute, apporter en naissant des dispositions particulières pour des p365

penchans que les parens transmettent par l'organisation ; mais, certes, si l'on n'eut pas exercé fortement et habituellement les facultés que ces dispositions favorisent, l'organe particulier qui en exécute les actes, ne se seroit pas développé. à la vérité, chaque individu, depuis l'instant de sa naissance, se trouve dans un concours de circonstances qui lui sont tout-à-fait particulières, qui contribuent, en très-grande partie, à le rendre ce qu'il est aux différentes époques de sa vie, et qui le mettent dans le cas d'exercer ou de ne pas exercer telle des facultés, et telle des dispositions qu'il a apportées en naissant ; en sorte qu'on peut dire, en général, que nous n'avons qu'une part bien médiocre à l'état où nous nous trouvons dans le cours de notre existence, et que nous devons nos goûts, nos penchans, nos habitudes, nos passions, nos facultés, nos connoissances même aux circonstances infiniment diversifiées, mais particulières, dans lesquelles chacun de nous s'est rencontré. Dès notre plus tendre enfance, tantôt ceux qui nous élèvent, nous laissent entièrement à la merci des circonstances qui nous entourent, ou en font naître, eux-mêmes, de très-désavantageuses pour nous, par suite de leur manière d'être, de voir et de sentir ; et tantôt, par une foiblesse inconsidérée, nous gâtent et nous laissent p366

prendre une multitude de défauts et d'habitudes pernicieuses dont ils ne prévoient pas les suites. Ils rient de ce qu'ils appellent nos espiègleries, et plaisantent sur toutes nos sottises, supposant que, plus tard, ils changeront facilement nos inclinations vicieuses et nous corrigeront de nos défauts. On ne sauroit imaginer combien sont grandes les influences de nos premières habitudes et de nos premières inclinations sur les penchans qui sont dans le cas de nous dominer un jour, et sur le caractère qui nous deviendra propre. L'organisation, très-tendre dans notre premier âge, se plie et s'accommode alors aux mouvemens habituels que prend notre fluide nerveux dans tel ou tel sens particulier, selon que nos inclinations et nos habitudes l'exercent dans telle direction. Or, cette organisation en acquiert une modification qui peut s'accroître par des circonstances favorables, mais que celles qui lui deviennent contraires, n'effacent jamais entièrement. En vain, après notre enfance, fait-on des efforts pour diriger, par le moyen de l'éducation, nos inclinations et nos actions vers tout ce qui peut nous être utile, en un mot, pour nous donner des principes, pour former notre raison, notre manière de juger, etc. Il se rencontre tant p367

de circonstances si difficiles à maîtriser, que chacun de nous, selon celles qui le concernent, se trouve en quelque sorte entraîné, et acquiert insensiblement une manière d'être, à laquelle il n'a eu lui-même qu'une très-petite part. Je ne dois pas entrer ici dans les nombreux détails des circonstances qui forment, pour chaque individu, un ensemble très-particulier de causes influentes ; mais je dois dire, parce que j'en suis convaincu, que tout ce qui influe à rendre habituelle telle de nos actions, modifie notre organisation intérieure en faveur de cette action ; en sorte que, par la suite, l'exécution de cette même action devient pour nous une sorte de nécessité. De toutes les parties de notre organisation, celle qui, la première, reçoit des modifications des habitudes que nous prenons d'exercer tel genre de pensées ou d'idées, ainsi que les actions qu'elles entraînent, est notre organe d'intelligence. Or, selon la nature des idées ou des pensées qui nous occupent habituellement, c'est, nécessairement, la région particulière du même organe, dans laquelle s'exécutent ces actes de notre entendement, qui reçoit ces modifications. Je le répète donc ; cette région de notre organe intellectuel, continuant d'être fortement exercée, acquiert des développemens qui, à la fin, peuvent p368

la faire remarquer par quelques signes extérieurs. Nous venons de considérer, sous le rapport de ses généralités principales, l'organe qui donne lieu à l'intelligence ; nous allons maintenant passer à l'examen de ce qui concerne la formation des idées. formation des idées. mon objet ici n'est pas d'entreprendre l'analise des idées, non plus que de montrer comment ces idées se composent et s'étendent, en un mot, comment, ou par quelle voie, l'entendement se perfectionne. Assez d'hommes célèbres depuis Bacon, Locke et Condillac, ont traité ces matières et ont répandu sur elles le plus grand jour : ainsi je ne m'en occuperai pas. Mon but, dans cet article, est seulement d'indiquer par quelles causes physiques les idées peuvent se former, et de faire voir que les comparaisons, les jugemens, les pensées, et toutes les opérations de l'entendement, sont aussi des actes physiques qui résultent des relations qu'ont entre elles certaines sortes de matières en action, et qui s'exécutent dans un organe particulier qui a acquis graduellement la faculté de les produire. Tout ce que je vais exposer sur ce sujet important se trouve entièrement réduit à ce qui est p369

vraisemblable. Tout y est le produit de l'imagination ; mais ses efforts, à cet égard, ont été bornés par la nécessité de n'admettre que des causes physiques compatibles avec les facultés connues des matières considérées, en un mot, que des causes dont l'existence est possible, et même présumable. Enfin, relativement aux actes physiques que je vais essayer d'analiser, comme rien de ce qui les concerne ne peut être aperçu, rien conséquemment ne peut être prouvé. Je dois prévenir que je distingue et que nous recevons réellement deux sortes d'idées ; savoir : les idées simples ou directes ; les idées complexes ou indirectes. J'appelle idées simples, toutes celles qui proviennent directement et uniquement des sensations remarquées, que des objets, soit hors de nous, soit en nous-mêmes, peuvent nous faire éprouver. Je nomme idées complexes, toutes celles qui se forment en nous, à la suite de quelqu'opération de notre entendement, sur plusieurs idées déjà acquises, et qui conséquemment n'exigent pour se former aucune sensation directe. Les idées, quelles qu'elles soient, sont le résultat des images ou des traits particuliers d'objets qui nous ont affectés ; et ces images ou ces traits ne deviennent des idées pour nous, que lorsqu'ayant p370

été tracés sur quelque partie de notre organe, le fluide nerveux agité, qui les traverse, en rapporte le produit à notre sentiment intérieur, qui nous en donne la conscience. Outre qu'il y a réellement deux sortes d'idées, relativement à leur origine, on doit encore distinguer celles qui nous sont rendues sensibles, et qui sont à la fois accompagnées de la sensation qui les a produites, de celles qui, pareillement présentes à notre conscience, ne sont plus réunies à la sensation. Je nomme les premières, idées physico-morales, et les secondes, idées morales seulement. Les idées physico-morales sont claires, vives, nettement exprimées, et se font ressentir avec la force que leur communique la sensation qui les accompagne. Ainsi, la vue d'un édifice, ou de tout autre objet qui se trouve sous mes yeux, et auquel je donne de l'attention, fait naître en moi une idée ou plusieurs dont je suis vivement frappé. Au contraire, les idées morales, soit simples, soit complexes, c'est-à-dire, celles dont nous n'avons la conscience qu'à la suite d'une opération de notre entendement, excitée par notre sentiment intérieur, sont très-obscures, foiblement exprimées, et n'ont aucune vivacité dans la manière dont elles nous affectent, quoiqu'elles nous émeuvent quelquefois. Ainsi, lorsque je me p371

rappelle un objet que j'ai vu et remarqué, un jugement que j'ai porté, un raisonnement que j'ai fait, etc., l'idée ne m'en est rendue sensible que d'une manière foible et obscure. Il faut donc bien se garder de confondre ce que nous éprouvons lorsque nous avons la conscience d'une idée quelconque, avec ce que nous ressentons lorsqu'une sensation nous affecte, et que nous y donnons de l'attention. Tout ce dont nous avons seulement la conscience, ne nous parvient que par l'organe de l'intelligence ; et tout ce qui nous fait éprouver la sensation, ne s'exécute, d'abord, que par l'organe sensitif que nous possédons, et ensuite par l'idée que nous en recevons, si notre attention nous le fait remarquer. Ainsi, il est essentiel de distinguer le sentiment moral du sentiment physique ; parce que l'expérience du passé nous apprend que faute d'avoir fait cette distinction, des hommes du plus grand mérite, confondant les deux sentimens dont il s'agit, ont établi des raisonnemens qu'il faut maintenant détruire. Sans doute, l'un et l'autre sentiment sont physiques ; mais la différence des expressions que j'emploie pour les distinguer, suffit à l'objet que j'ai en vue ; et d'ailleurs, ce sont les expressions en usage. p372

Je nomme sentiment moral, ce que nous ressentons lorsqu'une idée, ou une pensée, ou, enfin, un acte quelconque de notre entendement est rapporté à notre sentiment intérieur, et que par là nous en avons la conscience. Je nomme sentiment physique, ce que nous éprouvons lorsque, par suite d'une impression faite sur tel de nos sens, nous ressentons une sensation quelconque, et que nous la remarquons. D'après ces définitions simples et claires, on doit voir que les deux objets dont il s'agit, sont très-différens l'un de l'autre, tant par la nature de leur source, que par celle des effets qu'ils produisent en nous. C'est cependant pour les avoir confondus, comme l'avoit déjà fait Condillac, que M De Tracy a dit : penser n'est que sentir, et sentir est, pour nous, la même chose qu'exister ; car les sensations nous avertissent de notre existence. Les idées ou perceptions sont des sensations proprement dites, ou des souvenirs, ou des rapports que nous apercevons, ou bien, enfin, le désir que nous éprouvons à l'occasion de ces rapports : la faculté de penser se subdivise donc en sensibilité proprement dite, en mémoire, en jugement et en volonté. On voit qu'il y a dans tout ceci une confusion évidente des sensations proprement dites, avec p373

la conscience de nos idées, de nos pensées, de nos jugemens, etc. C'est une pareille confusion du sentiment moral avec le sentiment physique, qui a fait croire que tout être qui possède la faculté de sentir, avoit aussi celle d'exécuter des actes d'intelligence, ce qui, certainement, ne sauroit être fondé. Les sensations nous avertissent, sans doute, de notre existence ; mais c'est seulement lorsque nous les remarquons. Il faut donc pouvoir les remarquer, c'est-à-dire, y penser, y donner de l'attention, et voilà des actes d'intelligence. Ainsi, à l'égard de l'homme et des animaux les plus parfaits, les sensations remarquées avertissent de l'existence, et donnent des idées ; mais relativement aux animaux plus imparfaits, tels, par exemple, que les insectes, en qui je ne reconnois point d'organe pour l'intelligence, les sensations ne sauroient être remarquées, ni donner des idées ; et elles ne peuvent former que de simples perceptions des objets qui affectent l'individu. L'insecte jouit cependant d'un sentiment intérieur susceptible d'émotions qui le font agir ; mais comme aucune idée n'y est rapportée, il ne peut remarquer son existence, en un mot, il n'éprouve jamais de sentiment moral. C'est donc à l'égard de tout être doué p374

d'intelligence, qu'il faut dire : penser, c'est sentir moralement, c'est avoir la conscience de ses idées, de ses pensées, et celle aussi de son existence ; mais ce n'est point éprouver le sentiment physique qui est toute autre chose, puisque celui-ci est un produit du système des sensations, et que le premier en est un du système organique de l'intelligence. des idées simples. une idée simple provenant d'une sensation que l'on éprouve de la part de quelqu'objet qui affecte l'un de nos sens, ne peut se former que lorsque la sensation dont il s'agit, se remarque, et que le résultat de cette sensation se trouve transporté dans l'organe de l'intelligence, et tracé ou gravé sur quelque partie de cet organe ; ce résultat se rend sensible à l'individu, parce qu'il est, dans l'instant même, rapporté à son sentiment intérieur. En effet, tout individu qui, jouissant de la faculté de sentir, possède un organe pour l'intelligence, reçoit, aussitôt, dans cet organe, l'image ou les traits que la sensation d'un objet qui l'affecte occasionne, si l'organe dont il s'agit y est préparé par l'attention. Or, ces traits, ou cette image, de l'objet qui l'a affecté, parviennent dans son hypocéphale par le moyen d'une seconde p375

réaction du fluide nerveux qui, après avoir produit la sensation, porte dans l'organe intellectuel l'ébranlement particulier qu'il a reçu de cette sensation, y imprime sur quelque partie les traits caractéristiques de son mouvement, et, enfin, les rend sensibles à l'individu en reportant leur produit à son sentiment intérieur. Les idées que l'on se forme en voyant, pour la première fois, une fusée volante, en entendant le rugissement d'un lion, et en touchant la pointe d'une aiguille, sont des idées simples. or, les impressions que ces objets font sur nos sens, excitent aussitôt dans le fluide des nerfs qui les reçoivent, une agitation qui est particulière à chacune d'elles ; le mouvement se propage jusqu'au foyer des sensations ; tout le système y participe aussitôt ; et la sensation se trouve produite par le mécanisme que j'ai déjà exposé. Ainsi, dans le même instant, si notre attention en a préparé les voies, le fluide nerveux transporte l'image de l'objet, ou certains de ses traits, dans notre organe d'intelligence ; y imprime cette image ou ces traits sur quelque partie de cet organe ; et l'idée qu'il vient de tracer, est aussitôt rapportée par lui à notre sentiment intérieur. De même que le fluide nerveux, par ses mouvemens, est l'agent qui porte au foyer des sensations p376

les impressions des objets extérieurs qui affectent nos sens, de même aussi ce fluide subtil est encore l'agent qui transporte du foyer des sensations dans l'organe de l'intelligence, le produit de chaque sensation exécutée, qui y en trace les traits ou qui les y imprime par ses agitations, si l'attention y a préparé cet organe, et qui en rapporte de suite le résultat au sentiment intérieur de l'individu. Ainsi, pour que les traits ou l'image de l'objet qui a causé la sensation puissent parvenir dans l'organe de l'entendement et être imprimés sur quelque partie de cet organe, il faut, premièrement, que l'acte qu'on nomme attention, prépare l'organe à en recevoir l'impression, ou que ce même acte ouvre la voie qui peut faire arriver le produit de cette sensation à l'organe sur lequel peuvent s'imprimer les traits de l'objet qui y a donné lieu : et pour qu'une idée quelconque puisse parvenir ou être rappelée à la conscience, il faut, à l'aide encore de l'attention, que le fluide nerveux en rapporte les traits au sentiment intérieur de l'individu, ce qui alors lui rend cette idée présente ou sensible, et ce qui peut p377

se répéter ainsi au gré de cet individu pendant un temps plus ou moins long. L'impression qui forme l'idée se trace donc et se grave réellement sur l'organe, puisque la mémoire peut la rappeler au gré de l'individu, et la lui rendre de nouveau sensible. Voilà, selon moi, le mécanisme probable de la formation des idées ; celui par lequel nous nous les rendons présentes à volonté, jusqu'à ce que le temps en ayant effacé ou trop affoibli les traits, nous ait mis hors d'état de pouvoir nous en souvenir. Tenter de déterminer comment les agitations du fluide nerveux tracent ou gravent une idée sur l'organe de l'entendement, ce seroit s'exposer à commettre un des nombreux abus auxquels l'imagination donne lieu ; ce que l'on peut seulement assurer, c'est que le fluide dont il s'agit, est le véritable agent qui trace et imprime l'idée ; que chaque sorte de sensation donne à ce fluide une agitation particulière, et le met, conséquemment, dans le cas d'imprimer sur l'organe des traits également particuliers ; et qu'enfin, le p378

fluide en question agit sur un organe tellement délicat, et d'une mollesse si considérable, et se trouve alors dans des interstices si étroits, dans des cavités si petites, qu'il peut imprimer sur leurs parois délicates, des traces plus ou moins profondes de chaque sorte de mouvement dont il peut être agité. Ne sait-on pas que, dans la vieillesse d'un individu, l'organe de l'intelligence ayant perdu une partie de sa délicatesse et de sa mollesse, les idées se gravent plus difficilement et moins profondément ; que la mémoire qui se perd de plus en plus, ne rappelle alors que les idées anciennement gravées sur l'organe, parce qu'elles furent, à cette époque, plus faciles à imprimer et plus profondes ? En outre, ne s'agit-il pas uniquement, à l'égard du phénomène organique des idées, de relations entre des fluides en mouvement et l'organe spécial qui contient ces fluides ? Or, pour des opérations aussi promptes que les idées et que tous les actes d'intelligence, quel autre fluide peut les produire, si ce n'est le fluide subtil et invisible des nerfs, fluide si analogue à l'électricité ; et quel organe plus approprié pour ces opérations délicates que le cerveau ? Ainsi, une idée simple ou directe se forme lorsque le fluide des nerfs agité par p379

quelqu'impression extérieure, ou même par quelque douleur interne, rapporte au foyer des sensations l'agitation qu'il a reçue, et que, de là, transportant cette même agitation dans l'organe de l'intelligence, il en trouve la voie ouverte, ou l'organe préparé par l'attention. dès que ces conditions sont remplies, l'impression se trace aussitôt sur l'organe, l'idée reçoit son existence, et se rend sensible à l'instant même, parce que le sentiment intérieur de l'individu en est affecté ; enfin, l'idée dont il s'agit, peut être de nouveau rendue sensible par la mémoire, mais d'une manière obscure, toutes les fois que l'individu, par un acte de sa puissance d'agir, dirige le fluide nerveux sur les traces subsistantes de cette idée. toute idée, rappelée par la mémoire, est donc beaucoup plus obscure qu'elle n'étoit lorsqu'elle fut formée ; parce qu'alors l'acte qui la rend sensible à l'individu, ne résulte plus d'une sensation présente. des idées complexes. je nomme idée complexe ou indirecte, celle qui ne provient pas immédiatement de la sensation d'un objet quelconque, mais qui est le résultat d'un acte d'intelligence qui s'opère sur des idées déjà acquises. p380

L'acte d'entendement qui donne lieu à la formation d'une idée complexe, est toujours un jugement ; et ce jugement est lui-même, ou une conséquence, ou une détermination de rapport. Or, cet acte me paroît résulter d'un mouvement moyen qu'acquiert le fluide nerveux, lorsque, dirigé par le sentiment intérieur, ce fluide se partage en plusieurs masses qui vont traverser chacune les traits de certaines idées déjà imprimées, y obtiennent autant de modifications particulières dans leur agitation, et qui, se réunissant ensuite, combinent alors, en ce mouvement moyen, les mouvemens particuliers de chacune d'elles. C'est donc par le moyen de ce mouvement cité du fluide nerveux, lequel est réellement le résultat d'idées comparées, ou de rapports recherchés entre elles, que le fluide subtil dont il s'agit, imprime ses traits sur l'organe, et en rapporte, dans l'instant même, le produit au sentiment intérieur de l'individu. Telle est, à ce qu'il me semble, la cause physique et le mécanisme particulier qui donnent lieu à la formation des idées complexes de tous les genres. Ces idées complexes sont très-distinctes des idées simples, puisqu'elles ne résultent point d'une sensation produite immédiatement, c'est-à-dire, d'une impression faite sur p381

aucun de nos sens, qu'elles prennent leur source dans plusieurs idées déjà tracées, et qu'enfin, elles sont le produit unique d'un acte de l'entendement, le système sensitif n'y ayant aucune part. Il y a cette différence entre l'acte de l'entendement qui forme un jugement d'où résulte une idée complexe, et celui qu'on nomme souvenir, ou acte de mémoire, et qui ne consiste qu'à rendre des idées présentes au sentiment intérieur de l'individu ; que, dans le premier, les idées employées servent à une opération qui amène un résultat, c'est-à-dire, une idée nouvelle ; tandis que, dans le second, les idées employées ne servent à aucune opération particulière, ne donnent lieu à aucune idée nouvelle, mais sont simplement rendues sensibles à l'individu. S'il est vrai que les émotions de notre sentiment intérieur nous donnent la faculté et la puissance d'agir, et qu'elles nous permettent de mettre en mouvement notre fluide nerveux, et de le diriger sur les traits de différentes idées qui sont imprimées sur diverses parties de l'organe qui les a reçues ; il est évident que ce fluide subtil, en passant sur les traits de telle idée, reçoit une modification particulière dans la nature de son agitation. On conçoit de là, p382

que si le fluide nerveux rapporte simplement cette modification particulière de son agitation au sentiment intérieur de l'individu, il ne fait que rendre l'idée sensible ou présente à la conscience de cet individu ; mais si le fluide dont il s'agit, au lieu de ne traverser que les traits ou l'image d'une seule idée, se partage en plusieurs masses qui, chacune, se dirigent sur une idée particulière, et qu'ensuite ces masses se réunissent toutes, le mouvement moyen qui en résultera dans la masse commune, imprimera, dans l'organe, une idée nouvelle et complexe, et de suite en rapportera le produit à la conscience de l'individu. Si nous nous formons des idées complexes avec des idées simples déjà existantes, nous aurons, dès qu'elles seront imprimées dans notre organe, des idées complexes du premier ordre : or, il est évident que si nous comparons ensemble plusieurs idées complexes du premier ordre, par les mêmes moyens organiques avec lesquels nous avons comparé plusieurs idées simples, nous obtiendrons un résultat, c'est-à-dire, un jugement dont nous nous formerons une nouvelle idée, et celle-ci sera une idée complexe du second ordre, puisqu'elle proviendra de plusieurs idées complexes du premier ordre déjà acquises. On sent que, par cette voie, des idées complexes p383

de différens ordres peuvent se multiplier presqu'à l'infini, ce dont la plupart de nos raisonnemens nous offrent des exemples. Ainsi se forment, dans l'organe de l'intelligence, différens actes physiques qui donnent lieu aux phénomènes des comparaisons, des jugemens particuliers, des analises d'idées, enfin, des raisonnemens ; et ces différens actes ne sont que des opérations sur des idées déjà tracées, qui s'exécutent par des mouvemens moyens qu'acquiert le fluide nerveux, lorsqu'il en rencontre les traits ou les images dans son agitation : et comme ces opérations sur les idées déjà tracées, même sur des séries d'idées comparées, soit successivement, soit ensemble, ne sont que des rapports recherchés par la pensée et à l'aide du sentiment intérieur, entre les idées de quelqu'ordre qu'elles soient, ces mêmes opérations sont terminées par des résultats qu'on nomme jugemens, conséquences, conclusions, etc. De même se produisent physiquement, dans les animaux les plus parfaits, des phénomènes d'intelligence, d'un ordre bien inférieur sans doute, mais qui sont tout-à-fait analogues à ceux que je viens de citer ; car ces animaux reçoivent des idées, et ont la faculté de les comparer et d'en obtenir des jugemens. Leurs idées sont donc réellement tracées et imprimées dans l'organe où p384

elles se sont formées ; puisqu'ils ont évidemment de la mémoire, et que, dans leur sommeil, on les voit souvent rêver, c'est-à-dire, éprouver des retours involontaires de ces idées. Relativement aux signes si nécessaires pour la communication des idées, et qui servent singulièrement à en étendre le nombre, je me trouve forcé de me borner à une simple explication concernant le double service qu'ils nous rendent. Condillac, dit M Richerand, s'est acquis une gloire immortelle, en découvrant le premier, et en prouvant sans réplique, que les signes sont aussi nécessaires à la formation qu'à l'expression des idées. Je suis fâché que les bornes de cet ouvrage ne me permettent pas d'entrer ici dans les détails suffisans pour montrer qu'il y a une erreur évidente dans l'expression employée, laquelle fait entendre que le signe est nécessaire à la formation directe de l'idée, ce qui ne peut avoir le moindre fondement. Je ne suis pas moins admirateur que M Richerand, du génie, des pensées profondes, et des découvertes de Condillac ; mais je suis très-persuadé que les signes, dont on ne peut se passer pour la communication des idées, ne sont nécessaires à la formation de la plupart de celles que nous parvenons à acquérir, que parce qu'ils p385

fournissent un moyen indispensable pour en étendre le nombre, et non parce qu'ils concourent à leur formation. Sans doute, une langue n'est pas moins utile pour penser que pour parler ; et il faut attacher des signes de convention aux notions acquises, afin que ces notions ne restent pas isolées, et que nous puissions les associer, les comparer, et prononcer sur leurs rapports. Mais ces signes sont des secours, des moyens, en un mot, un art infiniment utile pour nous aider à penser, et non des causes immédiates de formation d'idées. Les signes, quels qu'ils soient, ne font qu'aider notre mémoire sur des notions acquises, soit anciennes, soit récentes, que nous donner le moyen de nous les rendre présentes successivement, ou plusieurs à la fois, et par là, que nous faciliter la formation d'idées nouvelles. De ce que Condillac a très-bien prouvé que, sans les signes, l'homme n'eût jamais pu parvenir à étendre ses idées comme il l'a fait, et ne pourroit pas continuer de le faire comme il le fait encore, il ne s'ensuit pas que les signes soient eux-mêmes des élémens d'idées. Assurément, je regrette de ne pouvoir entreprendre l'importante discussion dans laquelle il faudroit entrer à cet égard ; mais, probablement, p386

quelqu'un apercevra l'erreur que je ne fais qu'indiquer, et en fera une démonstration complète. Alors, en reconnoissant tout ce que nous devons à l'art des signes, on reconnoîtra en même temps que ce n'est qu'un art, et qu'il est conséquemment étranger à la nature. Je conclus des observations et des considérations exposées dans ce chapitre : 1 que les différens actes de l'entendement exigent un organe spécial ou un système d'organes particulier pour pouvoir s'exécuter, comme il en faut un pour opérer le sentiment, un autre pour le mouvement des parties, un autre pour la respiration, etc. ; 2 que, dans l'exécution des actes de l'intelligence, c'est le fluide nerveux qui, par ses mouvemens dans l'organe dont il s'agit, est la seule cause agissante, l'organe lui-même n'étant que passif, mais contribuant à la diversité des opérations par celle de ses parties, et par celle des traits imprimés qu'elles conservent ; diversité réellement inappréciable, puisqu'elle s'accroît à l'infini, selon que l'organe est plus exercé ; 3 que les idées acquises sont les matériaux de toutes les opérations de l'entendement ; qu'avec ces matériaux, l'individu qui exerce habituellement son intelligence, peut s'en former continuellement de nouvelles ; et que le moyen qu'il peut p387

employer pour étendre ainsi ses idées, réside uniquement dans l'art des signes qui soulage sa mémoire, art que l'homme seul sait étendre, qu'il perfectionne tous les jours, et sans lequel ses idées resteroient nécessairement très-bornées. Maintenant pour répandre plus de jour sur les sujets dont je viens de faire mention, je vais passer à l'examen des principaux actes de l'entendement, c'est-à-dire, de ceux du premier ordre dont tous les autres dérivent. 3E PARTIE CHAPITRE 8 T 2

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des principaux actes de l’ entendement, ou de ceux du premier ordre dont tous les autres dérivent. les sujets que je me propose de traiter dans ce chapitre, sont trop vastes pour qu'il me soit possible, dans les bornes que je me suis imposées, d'entreprendre d'épuiser toutes les considérations et tous les genres d'intérêt qu'ils présentent. Je me renfermerai donc, à leur égard, dans le projet de montrer comment chacun des actes de l'entendement, ainsi que chacun des phénomènes qui en résultent, prennent leur source dans les causes physiques dont j'ai fait l'exposition dans le chapitre précédent. L'organe spécial qui donne lieu aux phénomènes admirables de l'intelligence, n'est point borné à exécuter une seule fonction ; il en opère évidemment quatre essentielles ; et selon qu'il a reçu de plus grands développemens, chacune de ces fonctions principales, ou acquiert plus d'étendue et d'énergie, ou se subdivise en beaucoup d'autres ; en sorte que, dans les individus en qui cet organe est très-développé, les facultés intellectuelles sont nombreuses, et plusieurs d'entr'elles obtiennent une étendue presqu'infinie. p389

Aussi l'homme, qui seul peut offrir des exemples de ce dernier cas est-il de même le seul qui, par l'éminence de ses facultés intellectuelles, puisse se livrer à l'étude de la nature, en reconnoître et en admirer l'ordre constant, parvenir même à découvrir quelques-unes de ses lois, et enfin, remonter, par sa pensée, jusqu'au suprême auteur de toutes choses. Les principales fonctions qui s'exécutent dans l'organe de l'intelligence, étant au nombre de quatre, donnent lieu conséquemment à quatre sortes d'actes très-différens ; savoir : 1 l'acte qui constitue l'attention ; 2 celui qui donne lieu à la pensée, de laquelle naissent les idées complexes de tous les ordres ; 3 celui qui rappelle les idées acquises et qu'on nomme souvenir ou mémoire ; 4 enfin, celui qui constitue les jugemens. nous allons donc rechercher ce que sont réellement les actes de l'entendement qui constituent l'attention, la pensée, la mémoire et les jugemens. nous verrons que ces quatre sortes d'actes sont évidemment les principales, c'est-à-dire, le type ou la source de tous les autres actes intellectuels ; et qu'il n'est point convenable de placer dans ce premier rang la volonté, qui n'est qu'une suite de certains jugemens ; le désir, qui n'est qu'un p390

besoin moral ressenti ; et les sensations, qui n'appartiennent en rien à l'intelligence. Je dis que le désir n'est qu'un besoin, ou que la suite d'un besoin ressenti, et je me fonde sur ce que les besoins doivent être partagés en besoins physiques et besoins moraux. Les besoins physiques sont ceux qui naissent à la suite de quelque sensation ; tels que ceux de se soustraire à la douleur, au malaise, de satisfaire à la faim, à la soif, etc. Les besoins moraux sont ceux qui naissent des pensées et auxquels les sensations n'ont point de part ; tels que ceux de chercher le plaisir, le bien-être, de fuir un danger, de satisfaire son intérêt, son amour propre, quelque passion, quelque penchant, etc., etc. : le désir est de cet ordre. Les uns et les autres de ces besoins émeuvent le sentiment intérieur de l'individu, à mesure qu'il les ressent, et ce sentiment met aussitôt en mouvement le fluide nerveux qui peut produire les actions, soit physiques, soit morales, propres à y satisfaire. Examinons maintenant chacune des facultés du premier ordre, dont l'ensemble constitue l'entendement ou l'intelligence. p391

De l'attention. première des principales facultés de l’ intelligence. voici l'une des plus importantes considérations dont on puisse s'occuper pour parvenir à concevoir comment les idées et tous les actes de l'intelligence peuvent se former, et comment ils résultent de causes purement physiques ; il s'agit de l'attention. voyons donc ce que c'est que l'attention ; voyons si les faits connus confirment la définition que je vais en donner. L'attention est un acte particulier du sentiment intérieur, qui s'opère dans l'organe de l'intelligence, qui met cet organe dans le cas d'exécuter chacune de ses fonctions, et sans lequel aucune d'elles ne pourroit avoir lieu. Ainsi l'attention n'est point en elle-même une opération de l'intelligence ; mais elle en est une du sentiment intérieur, qui vient préparer l'organe de la pensée, ou telle partie de cet organe, à exécuter ses actes. On peut dire que c'est un effort du sentiment intérieur d'un individu, qui est provoqué, tantôt par un besoin qui naît à la suite d'une sensation éprouvée, et tantôt par un désir qu'une idée ou p392

une pensée, rappelée par la mémoire, fait naître. Cet effort, qui transporte et dirige la portion disponible du fluide nerveux sur l'organe de l'intelligence, tend ou prépare telle partie de cet organe, et la met dans le cas, soit de rendre sensibles telles idées qui s'y trouvoient déjà tracées, soit de recevoir l'impression d'idées nouvelles que l'individu a occasion de se former. Il est évident pour moi que l'attention n'est point une sensation, comme l'a dit m le sénateur Garat ; que ce n'est point non plus une idée, ni une opération quelconque sur des idées ; conséquemment, que ce n'est point encore un acte de volonté, puisque celui-ci est toujours la suite d'un jugement ; mais que c'est un acte du sentiment intérieur de l'individu, qui prépare telle partie de l'organe de l'entendement à quelqu'opération de l'intelligence, et qui rend alors cette partie propre à recevoir des impressions d'idées nouvelles, ou à rendre sensibles et présentes à l'individu, des idées qui s'y trouvoient déjà tracées. Je puis, en effet, prouver que lorsque l'organe de l'entendement n'est pas préparé par cet effort du sentiment intérieur qu'on nomme attention, p393

aucune sensation n'y peut parvenir, ou si quelqu'une y parvient, elle n'y imprime aucun trait, ne fait qu'effleurer l'organe, ne produit point d'idée, et ne rend point sensible aucune de celles qui s'y trouvent tracées. J'étois fondé en raisons, lorsque j'ai dit que si toute idée provenoit, au moins originairement, d'une sensation, toute sensation ne donnoit pas nécessairement une idée. La citation de quelques faits très-connus, suffira pour établir le fondement de ce que je viens d'exposer. Lorsque vous réfléchissez, ou lorsque votre pensée est occupée de quelque chose, quoique vous ayez les yeux ouverts, et que les objets extérieurs qui sont devant vous, frappent continuellement votre vue par la lumière qu'ils y envoient, vous ne voyez aucun de ces objets, ou plutôt vous ne les distinguez point ; parce que l'effort, qui constitue votre attention, dirige alors la portion disponible de votre fluide nerveux, sur les traits des idées qui vous occupent ; et que la partie de votre organe d'intelligence, qui est propre à recevoir l'impression des sensations que ces objets extérieurs vous font éprouver, n'est point alors préparée à recevoir ces sensations. Aussi les objets extérieurs qui frappent de toutes parts vos sens, ne produisent en vous aucune idée. p394

En effet, votre attention dirigée alors sur les autres points de votre organe, où se trouvent tracées les idées qui vous occupent, et où, peut-être, vous en tracez encore de nouvelles et de complexes par vos réflexions, met ces autres points dans l'état de tension, ou de préparation, nécessaire pour que vos pensées puissent s'y opérer. Ainsi, dans cette circonstance, quoique vous ayez l'oeil ouvert, et qu'il reçoive l'impression des objets extérieurs qui l'affectent, vous ne vous en formez aucune idée, parce que les sensations qui en proviennent ne peuvent parvenir jusqu'à votre organe d'intelligence qui n'est pas préparé à les recevoir. De même vous n'entendez point, ou plutôt vous ne distinguez point alors les bruits qui frappent votre oreille. Enfin, si l'on vous parle, quoique distinctement et à haute voix, dans un moment où votre pensée est fortement occupée de quelque objet particulier, vous entendez tout, et cependant vous ne saisissez rien, et vous ignorez entièrement ce que l'on vous a dit ; parce que votre organe n'étoit pas préparé par l'attention à recevoir les idées que l'on vous communiquoit. Combien de fois ne vous êtes-vous pas surpris à lire une page entière d'un ouvrage, pensant à quelque objet étranger à ce que vous lisiez, et p395

n'ayant rien aperçu de ce que vous aviez lu complétement ? Dans une pareille circonstance, on donne à cet état de préoccupation de l'intelligence, le nom de distraction. mais si votre sentiment intérieur, ému par un besoin ou un intérêt quelconque, vient tout à coup à diriger votre fluide nerveux, sur le point de votre organe d'intelligence où se rapporte la sensation de tel objet que vous avez sous les yeux, ou de tel bruit qui frappe votre oreille, ou de tel corps que vous touchez ; alors votre attention préparant ce point de votre organe à recevoir la sensation de l'objet qui vous affecte, vous acquérez aussitôt une idée quelconque de cet objet, et vous en acquérez même toutes les idées que sa forme, ses dimensions, et ses autres qualités peuvent imprimer en vous, au moyen de différentes sensations, si vous y donnez une attention suffisante. Il n'y a donc que les sensations remarquées, c'est-à-dire, que celles sur lesquelles l'attention s'est arrêtée, qui fassent naître des idées : ainsi, toute idée, quelle qu'elle soit, est le produit réel d'une sensation remarquée, en un mot, d'un acte qui prépare l'organe de l'intelligence à recevoir les traits caractéristiques de cette idée ; et toute sensation qui n'est point remarquée, c'est-à-dire, p396

qui ne rencontre point l'organe de l'intelligence préparé par l'attention à en recevoir l'impression, ne sauroit former aucune idée. Les animaux à mamelles ont les mêmes sens que l'homme, et reçoivent, comme lui, des sensations de tout ce qui les affecte. Mais, comme ils ne s'arrêtent point à la plupart de ces sensations, qu'ils ne fixent point leur attention sur elles, et qu'ils ne remarquent que celles qui sont immédiatement relatives à leurs besoins habituels, ces animaux n'ont qu'un petit nombre d'idées qui sont toujours à peu près les mêmes ; en sorte que leurs actions ne varient point ou presque point. Aussi, à l'exception des objets qui peuvent satisfaire à leurs besoins, et qui font naître en eux des idées, parce qu'ils les remarquent, tout le reste est comme nul pour ces animaux. La nature n'offre aux yeux, soit du chien ou du chat, soit du cheval ou de l'ours, etc., aucune merveille, aucun objet de curiosité, en un mot, aucune chose qui les intéresse, si ce n'est ce qui sert directement à leurs besoins, ou à leur bien-être ; ces animaux voient tout le reste sans le remarquer, c'est-à-dire, sans y fixer leur attention ; et conséquemment n'en peuvent acquérir aucune idée. Cela ne peut être autrement, tant que les circonstances ne forcent point l'animal p397

à varier les actes de son intelligence, à avancer le développement de l'organe qui les produit, et à acquérir, par nécessité, des idées étrangères à celles que ses besoins ordinaires produisent en lui. à cet égard, on connoît assez les résultats de l'éducation forcée que l'on donne à certains animaux. Je suis donc fondé à dire que les animaux dont il s'agit, ne distinguent presque rien de tout ce qu'ils aperçoivent, et que tout ce qu'ils ne remarquent point est comme nul ou sans existence pour eux, quoique la plupart des objets qui les environnent agissent sur leurs sens. Quel trait de lumière cette considération des facultés et de l'emploi de l'attention, ne jette-t-elle pas sur la cause qui fait que les animaux, qui possèdent les mêmes sens que l'homme, n'ont cependant qu'un si petit nombre d'idées, pensent si peu, et sont toujours assujettis aux mêmes habitudes ! Le dirai-je ! Que d'hommes aussi, pour qui presque tout ce que la nature présente à leurs sens, se trouve à peu près nul ou sans existence pour eux ; parce qu'ils sont à l'égard de ces objets sans attention comme les animaux ! Or, par suite de cette manière d'employer leurs facultés et de borner leur attention à un petit nombre d'objets qui les intéressent, ces hommes n'exercent que p398

très-peu leur intelligence, ne varient presque point les sujets de leurs pensées, n'ont, de même que les animaux dont nous venons de parler, qu'un très-petit nombre d'idées, et sont fortement assujettis au pouvoir de l'habitude. Effectivement, les besoins de l'homme qu'une éducation quelconque n'a point forcé de bonne heure à exercer son intelligence, embrassent seulement ce qui lui paroît nécessaire à sa conservation et à son bien-être physique ; mais ils sont extrêmement bornés relativement à son bien-être moral. Les idées qui se forment en lui, se réduisent à très-peu près à des idées d'intérêt, de propriété, et de quelques jouissances physiques ; elles absorbent l'attention qu'il donne au petit nombre d'objets qui les ont fait naître, et qui les entretiennent. On doit donc sentir que tout ce qui est étranger aux besoins physiques de cet homme, à ses idées d'intérêt, et à celles de quelques jouissances physiques et morales très-bornées, se trouve comme nul ou sans existence pour lui ; parce qu'il ne le remarque jamais, et qu'il ne sauroit le remarquer, puisque n'ayant point l'habitude de varier ses pensées, rien d'étranger aux objets que je viens d'indiquer ne sauroit l'émouvoir. Enfin, l'éducation, qui développe l'intelligence de l'homme d'une manière si admirable, p399

ne le fait, ou n'y parvient, que parce qu'elle habitue celui qui la reçoit à exercer sa faculté de penser ; à fixer son attention sur les objets si variés et si nombreux qui peuvent affecter ses sens, sur tout ce qui peut augmenter son bien-être physique et moral, et par conséquent sur ses véritables intérêts dans ses relations avec les autres hommes. En fixant son attention sur les différens objets qui peuvent affecter ses sens, il parvient à distinguer ces objets les uns des autres, et à déterminer leurs différences, leurs rapports, et les qualités particulières de chacun d'eux : de là, la source des sciences physiques et naturelles. De même en fixant son attention sur ses intérêts, dans ses relations avec les autres hommes, et sur ce qu'il peut apercevoir d'instructif pour eux, il se forme des idées morales, soit de toutes les convenances à l'égard des situations dans lesquelles il peut se rencontrer dans le cours de sa vie sociale, soit de ce qui peut avancer les connoissances utiles : de là, la source des sciences politiques et morales. Ainsi, l'habitude d'exercer son intelligence et de varier ses pensées que l'homme reçoit de l'éducation, étend singulièrement en lui la faculté de donner de l'attention à quantité d'objets différens ; de former des comparaisons particulières p400

et générales ; d'exécuter des jugemens dans un haut degré de rectitude ; et de multiplier ses idées de tout genre, et surtout ses idées complexes. Enfin, cette habitude d'exercer son intelligence, si les diverses circonstances de sa vie la favorisent, le met dans le cas d'étendre ses connoissances, d'agrandir et de diriger son génie ; en un mot, de voir en grand, d'embrasser une multitude presqu'infinie d'objets par sa pensée, et d'obtenir de son intelligence les jouissances les plus solides et les plus satisfaisantes. Je terminerai ce sujet, en remarquant que, quoique l'attention doive ses actes au sentiment intérieur de l'individu qui, ému par un besoin, le plus souvent moral, a seul le pouvoir d'y donner lieu ; elle est néanmoins une des facultés essentielles de l'intelligence, puisqu'elle ne s'opère que dans l'organe qui produit ces facultés ; et qu'on est d'après cela autorisé à penser que tout être, privé de cet organe, ne sauroit exécuter aucun de ses actes, c'est-à-dire, ne sauroit donner de l'attention à aucun objet. Cet article sur l'attention méritoit d'être un peu étendu, car le sujet m'a paru très-important à éclaircir ; et je suis fortement persuadé que, sans la connoissance de la condition nécessaire pour qu'une sensation puisse produire une idée, jamais on n'auroit pu saisir ce qui est relatif à la p401

formation des idées, des pensées, des jugemens, etc. ; non plus que la cause qui contraint la plupart des animaux qui ont les mêmes sens que l'homme, à ne se former que très-peu d'idées, à ne les varier que si difficilement, et à rester soumis aux influences des habitudes. On a donc lieu de se convaincre, d'après ce que j'ai exposé, qu'aucune des opérations de l'organe de l'entendement ne peut se former, si cet organe n'y est préparé par l'attention ; et que nos idées, nos pensées, nos jugemens, nos raisonnemens ne s'exécutent qu'autant que l'organe dans lequel ces actes s'effectuent, se trouve continuellement maintenu dans l'état où il doit être pour que ces actes puissent se produire. Comme l'attention est une action, dont le fluide nerveux est l'instrument principal, tant qu'elle subsiste, elle consomme une quantité quelconque de ce fluide. Or, par sa trop grande durée, cette action fatigue et épuise tellement l'individu, que les autres fonctions de ses organes en souffrent proportionnellement. Aussi les hommes qui pensent beaucoup, qui méditent continuellement, et qui se sont fait une habitude d'exercer, presque sans discontinuité, leur attention sur les objets qui les intéressent, ont-ils leurs facultés digestives et leurs forces musculaires très-affoiblies. Passons maintenant à l'examen de la pensée, p402

la seconde des principales facultés de l'intelligence, mais celle qui constitue la première et la plus générale de ses opérations. De la pensée. deuxième des facultés principales de l’ intelligence. la pensée est le plus général des actes de l'intelligence ; car, après l'attention qui donne à la pensée elle-même, et aux autres actes de l'entendement, le pouvoir de s'opérer, celui dont il est ici question, embrasse véritablement tous les autres, et néanmoins mérite une distinction particulière. On doit considérer la pensée comme une action qui s'exécute, dans l'organe de l'intelligence, par des mouvemens du fluide nerveux, et qui s'opère sur des idées déjà acquises ; soit en les rendant simplement sensibles à l'individu sans aucun changement, comme dans les actes de mémoire ; soit en comparant entre elles diverses de ces idées pour en obtenir des jugemens, ou trouver leurs rapports, qui sont aussi des jugemens, comme dans les raisonnemens ; soit en les divisant méthodiquement et les décomposant, comme dans les analises ; soit, enfin, en créant, d'après ces idées qui servent de modèles ou de p403

contrastes, d'autres idées, et d'après celles-ci, d'autres encore, comme dans les opérations de l'imagination. toute pensée seroit-elle ou un acte de mémoire, ou un jugement ? Je l'avois d'abord supposé ; et dans ce cas, la pensée ne seroit pas une faculté particulière de l'intelligence, distincte des souvenirs et des jugemens. Je crois cependant qu'il faut ranger cet acte de l'entendement au nombre de ses facultés particulières et principales ; car la pensée qui constitue la réflexion, c'est-à-dire, celle qui consiste dans la considération ou l'examen d'un objet, est plus qu'un acte de mémoire, et n'est pas encore un jugement. Effectivement, les comparaisons et les recherches de rapports entre des idées, ne sont pas simplement des souvenirs, et ne sont pas non plus des jugemens ; mais presque toujours ces pensées se terminent par un jugement ou par plusieurs. Quoique tous les actes de l'entendement soient des pensées, on peut donc regarder la pensée elle-même comme le résultat d'une faculté particulière de l'intelligence, puisque certains de ces actes ne sont point simplement de la mémoire, ni positivement des jugemens. S'il est vrai que toutes les opérations de l'intelligence soient des pensées ; il l'est aussi que les p404

idées sont les matériaux qui servent à l'exécution de ces opérations, et que le fluide nerveux est l'agent unique qui y donne lieu immédiatement ; ce que j'ai déjà expliqué dans le chapitre précédent. La pensée étant une opération de l'entendement qui s'exécute sur des idées déjà acquises, peut seule donner lieu à des jugemens, des raisonnemens, enfin, aux actes de l'imagination. Dans tout ceci, les idées sont toujours les matériaux de l'opération, et le sentiment intérieur est aussi toujours la cause qui excite et dirige son exécution, en mettant le fluide nerveux en mouvement dans l'hypocéphale. cet acte de l'entendement se produit quelquefois à la suite de quelque sensation qui a donné lieu à une idée, et celle-ci à un désir ; mais le plus souvent il s'exécute sans qu'aucune sensation l'ait immédiatement précédé ; car le souvenir d'une idée qui donne naissance à un besoin moral, suffit pour émouvoir le sentiment intérieur, et le mettre dans le cas d'exciter l'exécution de cet acte. Ainsi, tantôt l'organe de l'intelligence exécute quelqu'une de ses fonctions à la suite d'une cause externe qui amène quelqu'idée, laquelle émeut le sentiment intérieur de l'individu ; et tantôt cet organe entre de lui-même en activité, comme p405

lorsque quelqu'idée rappelée par la mémoire, fait naître un désir, c'est-à-dire, un besoin moral, et par suite une émotion du sentiment intérieur qui le porte à produire quelqu'acte d'intelligence ou successivement plusieurs de ces actes. De même que toute autre action du corps, aucune pensée ne s'exécute que par l'excitation du sentiment intérieur ; en sorte que, sauf les mouvemens organiques essentiels à la conservation de la vie, les actes de l'intelligence et ceux du système musculaire dépendant, sont toujours excités par le sentiment intérieur de l'individu, et doivent être réellement regardés comme étant le produit de ce sentiment. Il résulte de ces considérations, que la pensée étant une action, ne sauroit s'exécuter que lorsque le sentiment intérieur excite le fluide nerveux de l'hypocéphale à la produire, et que, d'après l'état nécessairement passif de la pulpe cérébrale, le fluide dont il s'agit, étant mis en mouvement dans ses parties, doit être le seul corps actif dans l'exécution de cette action. En effet, un être doué d'un organe pour l'intelligence, ayant la faculté, par une émotion de son sentiment intérieur, de mettre en mouvement son fluide nerveux, et de diriger ce fluide sur les traits imprimés de telle idée déjà acquise, se rend aussitôt sensible cette idée particulière p406

lorsqu'il excite cette action. Or, cet acte est une pensée quoique très-simple, et à la fois un acte de mémoire. Mais si, au lieu de se rendre sensible une seule idée, l'individu fait la même chose à l'égard de plusieurs, et exécute des opérations sur ces idées ; alors il forme des pensées moins simples, plus prolongées, et il peut opérer ainsi différens actes d'intelligence, enfin, une longue suite de ces actes. La pensée est donc une action qui peut se compliquer d'un grand nombre d'autres semblables exécutées successivement, quelquefois presque simultanément, et embrasser un nombre considérable d'idées de tous les ordres. Non-seulement la pensée embrasse, dans ses opérations, des idées existantes, c'est-à-dire, déjà tracées dans l'organe, mais, en outre, elle en peut produire qui n'y existoient pas. Les résultats des comparaisons, les rapports trouvés entre différentes idées, enfin, les produits de l'imagination sont autant d'idées nouvelles pour l'individu, que sa pensée peut faire naître, imprimer dans son organe, et rapporter de suite à son sentiment intérieur. Les jugemens, par exemple, qu'on nomme aussi des conséquences, parce qu'ils sont les suites de comparaisons exécutées, ou de calculs terminés, sont à la fois des pensées et des actes subséquens de pensées. p407

La même chose a lieu à l'égard des raisonnemens ; car on sait que plusieurs jugemens qui se déduisent successivement entre des idées comparées, constituent ce qu'on nomme un raisonnement ; or, les raisonnemens n'étant que des séries de conséquences, sont encore des pensées et des actes subséquens de pensées. Il résulte de tout ceci, que tout être qui ne possède aucune idée, ne sauroit exécuter aucune pensée, aucun jugement, et bien moins encore un raisonnement quelconque. Méditer, c'est exécuter une suite de pensées ; c'est approfondir par des pensées suivies, soit les rapports entre plusieurs objets considérés, soit les idées différentes qu'on peut obtenir d'un seul objet. Effectivement, un seul objet peut offrir à un être intelligent une suite d'idées différentes, savoir : celles de sa masse, de sa grandeur, de sa forme, de sa couleur, de sa consistance, etc. Si l'individu se rend sensibles différentes de ces idées, l'objet n'étant pas présent, on dit qu'il pense à cet objet ; et en effet, il exécute réellement à son égard une ou plusieurs pensées de suite ; mais si l'objet est présent, on dit alors qu'il l'observe, et qu'il l'examine, pour s'en former toutes les idées que sa méthode d'observation et sa capacité d'attention peuvent lui permettre d'en obtenir. De même que la pensée s'exerce sur des idées p408

directes, c'est-à-dire, obtenues par des sensations remarquées ; de même aussi, elle s'exerce sur les idées complexes que l'individu possède et peut se rendre sensibles. Ainsi, l'objet d'une pensée, ou d'une suite de pensées, peut être matériel ou embrasser différens objets matériels ; mais il peut être aussi constitué par une idée complexe ou se composer de plusieurs idées de cette nature. Or, à l'aide de la pensée, l'individu peut obtenir des unes et des autres de ces idées, plusieurs autres encore, et cela à l'infini. De là, l'imagination qui prend sa source dans l'habitude de penser, et de se former des idées complexes, et qui parvient à créer, par similitude ou analogie, des idées particulières, dont celles qui proviennent des sensations ne sont que des modèles. Je m'arrête ici, ne me proposant nullement l'analise des idées, que des hommes plus habiles et plus profonds penseurs ont déjà faite ; et j'ai atteint mon but, si j'ai montré le vrai mécanisme par lequel les idées et les pensées se forment dans l'organe de l'intelligence, aux excitations du sentiment intérieur de l'individu. J'ajouterai seulement, que l'attention est toujours compagne de la pensée ; en sorte que, lorsque la première n'a plus lieu, la seconde cesse aussitôt d'exister. p409

J'ajouterai encore que, comme la pensée est une action, elle consomme du fluide nerveux ; et que, par conséquent, lorsqu'elle est trop long-temps soutenue, elle fatigue, épuise, et nuit à toutes les autres fonctions organiques, surtout à la digestion. Enfin, je terminerai par cette remarque que je crois fondée ; savoir : que la portion disponible de notre fluide nerveux augmente ou diminue selon certaines circonstances ; en sorte que, tantôt elle est abondante et plus que suffisante pour la production d'une longue suite d'attention et de pensées, tandis que tantôt elle ne sauroit suffire et ne pourroit fournir à l'exécution d'une suite d'actes d'intelligence, qu'au détriment des fonctions des autres organes du corps. De là, ces alternatives dans l'activité et la langueur de la pensée qu'a citées Cabanis ; de là, cette facilité dans certains temps, et cette difficulté dans d'autres, qu'on éprouve pour maintenir son attention et exécuter une suite de pensées. Lorsqu'on est affoibli par les suites d'une maladie ou par l'âge, les fonctions de l'estomac s'exécutent avec peine ; elles exigent, pour s'opérer, l'emploi d'une grande portion du fluide nerveux disponible. Or, si, pendant ce travail de l'estomac, vous détournez le fluide nerveux qui va p410

aider la digestion, en le faisant refluer vers l'hypocéphale, c'est-à-dire, en vous livrant à une forte application, et à une suite de pensées qui exigent une attention profonde et soutenue ; vous nuisez alors à la digestion, et vous exposez votre santé. Le soir, comme on est en quelque sorte épuisé par les diverses fatigues de la journée, surtout lorsqu'on n'est plus dans la vigueur de la jeunesse, la portion disponible du fluide nerveux est, en général, moins abondante, et est moins en état de fournir aux travaux suivis de la pensée : le matin, au contraire, après les réparations qu'un bon sommeil a procurées, la portion disponible du fluide nerveux est fort abondante ; elle peut fournir avantageusement et assez long-temps aux consommations qu'en font les opérations de l'intelligence, ou à celles que font les exercices du corps. Enfin, plus vous consommez votre fluide nerveux disponible aux opérations de l'intelligence, moins alors vous avez de faculté pour les travaux ou les exercices du corps, et vice versâ. il y a donc, par suite de ces causes et de beaucoup d'autres, des alternatives remarquables dans notre faculté, plus ou moins grande, d'exécuter une suite de pensées, de méditer, de raisonner, et surtout d'exercer notre imagination. Parmi ces causes, les variations de notre état physique, p411

et les influences que cet état reçoit des changemens qui s'opèrent dans celui de l'atmosphère, ne sont pas les moins puissantes. Comme les actes de l'imagination sont encore des pensées, c'est ici le lieu d'en dire un mot. L'imagination. l’ imagination est cette faculté créatrice d'idées nouvelles, que l'organe de l'intelligence, à l'aide des pensées qu'il exécute, parvient à acquérir, lorsqu'il contient beaucoup d'idées, et qu'il est habituellement exercé à en former de complexes. Les opérations de l'intelligence qui donnent lieu aux actes de l'imagination, sont excitées par le sentiment intérieur de l'individu, exécutées par les mouvemens de son fluide nerveux comme les autres actes de la pensée, et dirigées par des jugemens. Les actes de l'imagination consistent à opérer, par des comparaisons et des jugemens sur des idées acquises, des idées nouvelles, en prenant les premières, soit pour modèles, soit pour contrastes ; en sorte qu'avec ces matériaux et par ces opérations, l'individu peut se former une multitude d'idées nouvelles qui s'impriment dans son organe, et avec celles-ci beaucoup d'autres encore, ne mettant d'autres termes à cette création p412

infinie que ceux que son degré de raison peut lui suggérer. Je viens de dire que les idées acquises, qui sont les matériaux des actes de l'imagination, sont employées dans ces actes, soit comme modèles, soit comme contrastes. Effectivement, que l'on considère toutes les idées produites par l'imagination de l'homme ; on verra que les unes, et c'est le plus grand nombre, retrouvent leurs modèles dans les idées simples qu'il a pu se faire à la suite des sensations qu'il a éprouvées, ou dans les idées complexes qu'il s'est faites avec ces idées simples ; et que les autres prennent leur source dans le contraste ou l'opposition des idées simples et des idées complexes qu'il avoit acquises. L'homme ne pouvant se former aucune idée solide que des objets, ou que d'après des objets qui sont dans la nature ; son intelligence eût été bornée à l'effectuation de ce seul genre d'idées, si elle n'eut eu la faculté de prendre ces mêmes idées ou pour modèle, ou pour contraste, afin de s'en former d'un autre genre. C'est ainsi que l'homme a pris le contraste ou l'opposé de ses idées simples, acquises par la voie des sensations, ou de ses idées complexes, lorsque s'étant fait une idée du fini, il a imaginé l'infini ; lorsqu'ayant conçu l'idée d'une durée p413

limitée, il a imaginé l'éternité, ou une durée sans limites ; lorsque s'étant formé l'idée d'un corps ou de la matière, il a imaginé l'esprit ou un être immatériel, etc., etc. Il n'est pas nécessaire de montrer que tout produit de l'imagination qui n'offre pas le contraste d'une idée, soit simple, soit complexe, acquise, au moins originairement, par la voie des sensations, retrouve nécessairement son modèle dans cette idée. Que de citations je pourrois faire à l'égard des produits de l'imagination de l'homme, si je voulois montrer que partout où il a voulu créer des idées quelconques, ses matériaux ont toujours été les modèles des idées déjà acquises, ou les contrastes de ces idées ! Une vérité bien constatée par l'observation et l'expérience, c'est qu'il en est de l'organe d'intelligence comme de tous les autres organes du corps ; plus il est exercé, plus il se développe, et plus ses facultés s'étendent. Ceux des animaux qui sont doués d'un organe pour l'intelligence, manquent néanmoins d'imagination ; parce qu'ils ont peu de besoins, qu'ils varient peu leurs actions, qu'ils n'acquièrent en conséquence que peu d'idées, et surtout parce qu'ils ne forment que rarement des idées complexes, et qu'ils n'en forment jamais que du premier ordre. p414

Mais l'homme, qui vit en société, a tant multiplié ses besoins, qu'il a nécessairement multiplié ses idées dans des proportions qui y sont relatives ; en sorte qu'il est de tous les êtres pensans, celui qui peut le plus aisément exercer son intelligence, celui qui peut le plus varier ses pensées, enfin, celui qui peut se former le plus d'idées complexes : aussi a-t-on lieu de croire qu'il est le seul être qui puisse avoir de l'imagination. d'une part, si l'imagination ne peut exister que dans un organe qui contient déjà beaucoup d'idées, et ne prend sa source que dans l'habitude de former des idées complexes ; et de l'autre part, s'il est vrai que plus l'organe de l'intelligence est exercé, plus cet organe se développe, et plus ses facultés s'étendent et se multiplient ; on sentira que, quoique tous les hommes soient dans le cas de posséder cette belle faculté qu'on nomme imagination, il n'y en a néanmoins qu'un très-petit nombre qui puisse avoir cette faculté dans un degré un peu éminent. Que d'hommes, même à part de ceux qui n'ont pu recevoir aucune éducation, sont forcés par les circonstances de leur condition et de leur état, de s'occuper tous les jours, pendant la principale portion de leur vie, des mêmes sortes d'idées, d'exécuter les mêmes travaux, et qui, par p415

suite de ces circonstances, ne sont presque point dans le cas de varier leurs pensées ! Leurs idées habituelles roulent dans un petit cercle qui est à peu près toujours le même ; et ils ne font que peu d'efforts pour l'étendre, parce qu'ils n'y ont qu'un intérêt éloigné. L'imagination est une des plus belles facultés de l'homme : elle ennoblit toutes ses pensées, les élève, l'empêche de se traîner dans la considération de petites choses, de menus détails ; et lorsqu'elle atteint un degré très-éminent, elle en fait un être supérieur à la grande généralité des autres. Or, le génie, dans un individu, n'est autre chose qu'une grande imagination, dirigée par un goût exquis, et par un jugement très-rectifié, nourrie et éclairée par une vaste étendue de connoissances, enfin, limitée, dans ses actes, par un haut degré de raison. Que seroit la littérature sans l'imagination ! En vain le littérateur possède-t-il parfaitement la langue dont il se sert, et offre-t-il dans ses écrits, ou ses discours, une diction épurée, un style irréprochable ; s'il n'a point d'imagination, il est froid, vide de pensées et d'images ; il n'émeut point, n'intéresse point, et tous ses efforts manquent leur but. La poésie, cette belle branche de la littérature, p416

et l'éloquence même, pourroient-elles se passer d'imagination ? Pour moi, je pense que la littérature, ce beau résultat de l'intelligence humaine, est l'art noble et sublime de toucher, d'émouvoir nos passions, d'élever et d'agrandir nos pensées, enfin, de les transporter hors de leur sphère commune. Cet art a ses règles et ses préceptes ; mais l'imagination et le goût sont la seule source où il puise ses plus beaux produits. Si la littérature émeut, anime, plaît, et fait le bonheur de tout homme en état d'en goûter le charme ; la science lui cède à cet égard, car elle instruit froidement et avec rigidité : mais elle l'emporte en ce que non-seulement elle sert essentiellement tous les arts, et qu'elle nous donne les meilleurs moyens de pourvoir à tous nos besoins physiques, mais, en outre, en ce qu'elle agrandit solidement toutes nos pensées, en nous montrant dans toute chose ce qui y est réellement, et non ce que nous aimerions mieux qui y fut. L'objet de la première est un art aimable ; celui de la deuxième est la collection de toutes les connoissances positives que nous pouvons acquérir. Les choses étant ainsi, autant l'imagination est utile, indispensable même en littérature, autant elle est à redouter dans les sciences ; car ses p417

écarts, dans la première, ne sont qu'un manque de goût et de raison, tandis que ceux qu'elle fait dans les dernières, sont des erreurs ; en sorte que c'est presque toujours l'imagination qui les produit, lorsque l'instruction et la raison ne la guident pas et ne la limitent pas ; et si ces erreurs séduisent, elles font à la science un tort qui est souvent fort difficile à réparer. Cependant, sans imagination, point de génie ; et sans génie, point de possibilité de faire de découvertes autres que celles des faits, mais toujours sans conséquences satisfaisantes. Or, toute science n'étant qu'un corps de principes et de conséquences, convenablement déduits des faits observés, le génie est absolument nécessaire pour poser ces principes et en tirer ces conséquences ; mais il faut qu'il soit dirigé par un jugement solide, et retenu dans les limites qu'un haut degré de lumières peut seul lui imposer. Ainsi, quoiqu'il soit vrai que l'imagination est à redouter dans les sciences, elle ne peut l'être cependant que lorsqu'une raison éminente et bien éclairée ne la domine pas ; tandis que, dans le cas contraire, elle constitue alors une des causes essentielles aux progrès des sciences. Or, le seul moyen de limiter notre imagination, afin que ses écarts ne nuisent point à l'avancement de nos connoissances, c'est de ne lui permettre p418

de s'exercer que sur des objets pris dans la nature, ces objets étant les seuls qu'il nous soit possible de connoître positivement : ses différens actes seront alors d'autant plus solides, qu'ils résulteront de la considération du plus grand nombre de faits relatifs à l'objet considéré, et de la plus grande rectitude dans nos jugemens. Je terminerai cet article en faisant remarquer que, s'il est vrai que nous prenions toutes nos idées dans la nature, et que nous n'en ayons aucune qui n'en provienne originairement, il l'est aussi qu'avec ces idées, nous pouvons, à l'aide de notre imagination et en les modifiant diversement, en créer qui soient entièrement hors de la nature ; mais ces dernières sont toujours ou des contrastes d'idées acquises, ou des images plus ou moins défigurées d'objets dont la nature seule nous a donné connoissance. Effectivement, dans les idées les plus exagérées et les plus extraordinaires de l'homme, si l'on y fait attention, il est impossible de ne pas reconnoître la source où il a puisé. p419

De la mémoire. troisième des principales facultés de l’ intelligence. la mémoire est une faculté des organes qui concourent à l'intelligence ; le souvenir d'un objet ou d'une pensée quelconque est un acte de cette faculté ; et l'organe de l'entendement est le siége où s'exécute cet acte admirable, dont le fluide nerveux, par ses mouvemens dans cet organe, est le seul agent qui en consomme l'exécution : voilà ce que je me propose de prouver ; mais auparavant considérons l'importance de la faculté dont il s'agit. On peut dire que la mémoire est la plus importante et la plus nécessaire des facultés intellectuelles ; car, que pourrions-nous faire sans la mémoire ; comment pourvoir à nos divers besoins, si nous ne pouvions nous rappeler les différens objets que nous sommes parvenus à connoître ou à préparer pour y satisfaire ? Sans la mémoire, l'homme n'auroit aucun genre de connoissance ; toutes les sciences seroient absolument nulles pour lui ; il ne pourroit cultiver aucun art ; il ne sauroit même avoir aucune langue pour communiquer ses idées ; et comme pour penser, pour imaginer même ; il faut, d'une part, p420

qu'il ait préalablement des idées ; et de l'autre part, qu'il exécute des comparaisons entre diverses de ces idées, il seroit donc totalement privé de la faculté de penser, et entièrement dépourvu d'imagination, s'il n'avoit point de mémoire. Aussi, en disant que les muses étoient filles de la mémoire, les anciens ont prouvé qu'ils avoient eu le sentiment de l'importance de cette faculté de l'intelligence. Nous avons vu, dans le chapitre précédent, que les idées provenoient des sensations que nous avions éprouvées et remarquées ; et qu'avec celles que ces sensations remarquées ont imprimées dans notre organe, nous pouvions nous en former d'autres qui sont indirectes et complexes. Toute idée quelconque vient donc originairement d'une sensation ; et on ne peut en avoir aucune qui ait une autre origine, ce qui, depuis Locke, est bien reconnu. Maintenant nous allons voir que la mémoire ne peut avoir d'existence qu'après celle des idées acquises, et conséquemment, qu'aucun individu ne sauroit en produire aucun acte, s'il n'a des idées imprimées dans l'organe qui en est le siége. S'il en est ainsi, la nature n'a pu donner aux animaux les plus parfaits, et à l'homme même, que de la mémoire, et non la prescience, p421

c'est-à-dire, la connoissance des événemens futurs. L'homme seroit sans doute très-malheureux s'il savoit positivement ce qui doit lui arriver, s'il connoissoit l'époque précise de la fin de sa vie, etc., etc. ; mais la véritable raison qui fait qu'il n'a point cette connoissance, c'est que la nature n'a pu la lui donner ; cela lui étoit impossible. La mémoire n'étant que le souvenir de faits qui ont existé, et dont nous avons pu nous former des idées ; et l'avenir, au contraire, devant donner lieu à des faits qui n'ont pas encore d'existence, nous ne pouvons en avoir aucune idée, à l'exception de ceux qui tiennent à quelques portions reconnues de l'ordre que suit la nature dans ses actes. p422

Voyons présentement quel peut être le mécanisme de l'admirable faculté dont nous nous occupons ici, et tâchons de prouver que l'opération du fluide nerveux qui donne lieu à un acte de mémoire, consiste à prendre, en traversant les traits imprimés de telle idée acquise, un mouvement particulier relatif à cette idée, et à en rapporter le produit au sentiment intérieur de l'individu. Comme les idées sont les matériaux de tous les actes de l'intelligence, la mémoire suppose déjà des idées acquises ; et il est évident qu'un individu qui n'auroit encore aucune idée, ne pourroit en exécuter aucun acte. La faculté qu'on nomme mémoire ne peut donc commencer à exister que dans un individu qui possède des idées. La mémoire nous éclaire sur ce que peuvent être les idées, et même nous fait sentir ce qu'elles sont réellement. Or, les idées que nous nous sommes formées par la voie des sensations, et celles ensuite que nous avons acquises par les actes de nos pensées, étant des images ou des traits caractéristiques, gravés, c'est-à-dire, plus ou moins profondément imprimés sur quelque partie de notre organe d'intelligence, la mémoire les rappelle chaque fois que notre fluide nerveux, ému par notre sentiment intérieur, rencontre, dans ses agitations, les images ou les traits dont il s'agit. Le fluide p423

nerveux en rapporte alors le résultat à notre sentiment intérieur, et aussitôt ces idées nous redeviennent sensibles : c'est ainsi que s'exécutent les actes de mémoire. on sent bien que le sentiment intérieur dirigeant le fluide nerveux, dans le mouvement qu'il lui imprime, peut le porter séparément sur une seule de ces idées déjà tracées, comme sur plusieurs d'entr'elles ; et qu'ainsi la mémoire peut rappeler au gré de l'individu, telle idée séparément, ou successivement plusieurs idées. Il est évident, d'après ce que je viens de dire, que si nos idées, soit simples, soit complexes, n'étoient point tracées et plus ou moins profondément imprimées dans notre organe d'intelligence, nous ne pourrions nous les rappeler, et que conséquemment, la mémoire n'auroit aucune existence. Un objet nous a frappés : c'est, je suppose, un bel édifice embrasé et consumé, sous nos yeux, par les flammes. Or, quelque temps après nous pouvons nous rappeler parfaitement cet objet sans le voir ; il suffit uniquement pour cela d'un acte de notre pensée. Que se passe-t-il en nous dans cet acte, si ce n'est que notre sentiment intérieur mettant en mouvement notre fluide nerveux, le dirige dans notre organe d'intelligence, sur les traits que la p424

sensation de l'incendie y a imprimés ; et que la modification de mouvement, que notre fluide nerveux acquiert en traversant ces traits particuliers, se rapporte aussitôt à notre sentiment intérieur, et nous rend, dès lors, parfaitement sensible l'idée que nous cherchons à nous rappeler, quoique cette idée soit alors plus foiblement exprimée que lorsque l'incendie s'effectuoit sous nos yeux. Nous nous rappelons ainsi une personne, ou un objet quelconque, que nous avons déjà vu et remarqué ; et nous nous rappelons de même les idées complexes que nous avons acquises. Il est si vrai que nos idées sont des images, ou des traits caractéristiques, imprimés sur quelque partie de notre organe d'intelligence ; et que ces idées ne nous sont rendues sensibles, que lorsque notre fluide nerveux mis en mouvement, rapporte à notre sentiment intérieur la modification de mouvement qu'il a acquise en traversant ces traits ; que si, pendant notre sommeil, notre estomac se trouve embarrassé, ou si nous éprouvons quelqu'irritation intérieure, notre fluide nerveux reçoit, dans cette circonstance, une agitation qui se propage jusque dans notre cerveau. Il est aisé de concevoir que ce fluide, n'étant point alors dirigé, dans ses mouvemens, par notre sentiment intérieur, traverse sans ordre les traits de p425

différentes idées qui s'y trouvent imprimées, et nous rend sensibles toutes ces idées, mais dans le plus grand désordre, les dénaturant le plus souvent par leur mélange entre elles, et par des jugemens altérés et bizarres. Pendant le sommeil parfait, le sentiment intérieur ne recevant plus d'émotion, cesse, en quelque sorte, d'exister, et conséquemment ne dirige plus les mouvemens de la portion disponible du fluide nerveux. Aussi l'individu bien endormi est-il comme s'il n'existoit pas. Il ne jouit plus du sentiment, quoiqu'il en conserve la faculté ; il ne pense plus, quoiqu'il en ait toujours le pouvoir ; la portion disponible de son fluide nerveux est dans un état de repos ; et la cause productrice des actions (le sentiment intérieur) n'ayant plus d'activité, cet individu ne sauroit en exécuter aucune. Mais si le sommeil est imparfait, par suite de quelque irritation interne qui excite de l'agitation dans la portion libre du fluide nerveux, le sentiment intérieur ne dirigeant point alors les mouvemens du fluide subtil dont il s'agit, les agitations de ce fluide qui s'exécutent dans les hémisphères du cerveau, y occasionnent des idées sans suite, ainsi que des pensées désordonnées et bizarres par le mélange d'idées sans rapport dont elles se composent, lesquelles forment les songes p426

divers que nous faisons, lorsque nous ne jouissons pas d'un sommeil parfait. Ces songes, ou les idées et les pensées désordonnées qui les constituent, ne sont autre chose que des actes de mémoire qui s'exécutent avec confusion et sans ordre, que des mouvemens irréguliers du fluide nerveux dans le cerveau, enfin, que le résultat de ce que le sentiment intérieur n'exerçant plus ses fonctions pendant le sommeil, et ne dirigeant plus les mouvemens du fluide des nerfs, les agitations de ce fluide rendent alors sensibles à l'individu des idées dépourvues de liaisons, et le plus souvent sans rapport entre elles. C'est ainsi que s'exécutent les songes que nous formons en dormant, soit lorsque notre digestion étant très-laborieuse, soit lorsqu'ayant été fortement agités, dans l'état de veille, par quelque grand intérêt, ou par des objets qui nous ont émus, nous éprouvons, pendant le sommeil, une grande agitation dans nos esprits, c'est-à-dire, dans notre fluide nerveux. Or, les actes désordonnés dont il est question, s'effectuent toujours sur des idées ou d'après des idées déjà acquises, et nécessairement imprimées dans l'organe de l'intelligence : et jamais un individu, en rêvant, ne sauroit se rendre sensible une idée qu'il n'auroit pas eue, en un p427

mot, un objet dont il n'auroit eu aucune connoissance. Une personne qui, depuis son enfance, se trouveroit renfermée dans une chambre qui ne recevroit le jour que par le haut, et à qui l'on fourniroit ce qui lui seroit nécessaire, sans communiquer avec elle, ne verroit jamais assurément, dans ses songes, aucun des objets qui affectent tant les hommes dans la société. Ainsi, les songes nous montrent le mécanisme de la mémoire, comme celle-ci nous fait connoître celui des idées ; et lorsque je vois mon chien rêver, aboyer en dormant, et donner des signes non équivoques des pensées qui l'agitent, je demeure convaincu qu'il a aussi des idées, quelque bornées qu'elles puissent être. Ce n'est pas seulement pendant le sommeil que le sentiment intérieur peut se trouver suspendu ou troublé dans ses fonctions. Pendant la veille, tantôt une émotion forte et subite suspend entièrement les fonctions de ce sentiment, et même tous les mouvemens de la portion libre du fluide nerveux ; alors on éprouve la syncope, c'est-à-dire, on perd toute connoissance et la faculté d'agir ; et tantôt une irritation considérable ou générale, comme celle qui s'exécute dans certaines fièvres, suspend encore les fonctions du sentiment intérieur, et néanmoins agite tellement p428

toute la portion libre du fluide nerveux, qu'elle fait exprimer les idées et les pensées désordonnées que l'on ressent, et exécuter des actions pareillement désordonnées : dans ce cas, on éprouve ce qu'on nomme le délire. le délire ressemble donc aux songes par le désordre des idées, des pensées et des jugemens ; et il est évident que ce désordre, dans les deux cas que je viens de citer, provient de ce que le sentiment intérieur se trouvant suspendu dans ses fonctions, ne dirige plus les mouvemens du fluide nerveux. Mais la violence de l'agitation nerveuse qui occasionne le délire, est cause que ce phénomène n'est pas seulement le produit d'une grande irritation, mais qu'il est aussi quelquefois celui d'une affection morale très-forte ; en sorte que les individus qui l'éprouvent ne jouissent alors que très-imparfaitement de leur connoissance ; car leur p429

sentiment intérieur troublé et n'exécutant plus ses fonctions, ne dirige plus le fluide nerveux pour la rectitude des idées. Par exemple, lorsque la sensibilité morale est très-grande, les émotions que produisent certaines idées ou pensées dans le sentiment intérieur, sont quelquefois si considérables, qu'elles troublent ce sentiment dans ses fonctions, et l'empêchent de diriger le fluide nerveux dans l'exécution des nouvelles pensées qui doivent être produites ; alors les facultés intellectuelles sont suspendues ou en désordre. On va voir que la folie prend aussi sa source dans une cause à peu près semblable, c'est-à-dire, dans celle qui ne permet plus au sentiment intérieur de diriger les mouvemens du fluide nerveux dans l'hypocéphale. En effet, lorsqu'une lésion accidentelle a causé quelque dérangement dans l'organe de l'intelligence, ou qu'une grande émotion du sentiment intérieur a laissé des traces assez profondes de ses effets dans l'organe dont il s'agit, pour y avoir opéré quelqu'altération ; le sentiment intérieur ne maîtrise plus les mouvemens du fluide nerveux dans cet organe, et les idées que les agitations de ce fluide rendent sensibles à l'individu, se présentent en désordre et sans liaison à sa conscience. Il les exprime telles qu'elles s'offrent à lui, et elles p430

lui font exécuter des actions qui y sont relatives. Mais on voit, par les actes de cet individu, que ce sont toujours des idées acquises et ensuite présentées à sa conscience qui l'agitent. Effectivement, la mémoire, les songes, le délire, les actes de folie, ne montrent jamais d'autres idées que celles que déjà l'individu possédoit. Il y a des actes de folie qui tiennent à un dérangement de certains organes particuliers de l'hypocéphale, les autres ayant conservé leur intégrité ; alors, ce n'est que dans ces organes particuliers que le sentiment intérieur ne maîtrise plus et ne dirige plus les mouvemens du fluide nerveux. Les personnes qui sont dans ce cas, n'exécutent des actes de folie que relativement à certains objets, et toujours les mêmes : elles paroissent jouir de leur raison à l'égard de tout ce qui y est étranger. Je m'éloignerois de mon sujet si j'entreprenois de suivre toutes les nuances qu'on observe dans le désordre des idées, et d'en rechercher les causes. Il me suffit d'avoir montré que les songes, le délire, et, en général, la folie, ne sont que des actes désordonnés de la mémoire, qui s'exécutent toujours sur des idées acquises et imprimées dans l'organe, mais qui s'opèrent sans la direction du sentiment intérieur de l'individu, parce qu'alors cette puissance est suspendue ou troublée dans p431

ses fonctions, ou que l'état de l'hypocéphale ne lui permet plus de les exécuter. Cabanis ne s'étant fait aucune idée du pouvoir de notre sentiment intérieur, et ne s'étant point aperçu que ce sentiment constitue en nous une puissance que le besoin, que le moindre désir, en un mot, qu'une pensée excitent et peuvent émouvoir, et qu'alors il a la faculté de mettre en action la portion libre de notre fluide nerveux, et de diriger ses mouvemens, soit dans notre organe d'intelligence, soit dans l'envoi qu'il en fait aux muscles qui doivent agir, fut, néanmoins, forcé de reconnoître que le système nerveux entre souvent de lui-même en activité, sans qu'il y soit porté par des impressions étrangères ; et qu'il peut même écarter ces impressions et se soustraire à leur influence, puisqu'une forte attention, une méditation profonde suspendent l'action des organes sentans externes. " c'est ainsi, dit ce savant, que s'exécutent les opérations de l'imagination et de la mémoire. Les notions des objets qu'on se rappelle et qu'on se représente, ont bien été fournies, le plus communément il est vrai, par les impressions reçues dans les divers organes : mais l'acte qui réveille leur trace, qui les offre au cerveau sous leurs images propres, qui met cet organe en état d'en former une foule de combinaisons nouvelles, p432

ne dépend souvent en aucune manière, de causes situées hors de l'organe sensitif. " hist des sensations, p 168. cela me paroît très-vrai ; car, tout est ici le résultat du pouvoir du sentiment intérieur de l'individu, ce sentiment pouvant s'émouvoir par une simple idée qui fait naître ce besoin moral qu'on nomme le désir ; et l'on sait que le désir embrasse et porte à exécuter, soit les actions qui exigent le mouvement musculaire, soit celles qui donnent lieu à nos pensées, nos jugemens, nos raisonnemens, nos analises philosophiques, enfin, aux opérations de notre imagination. Le désir crée la volonté d'agir de l'une ou de l'autre de ces deux manières : or, ce désir, ainsi que la volonté qu'il entraîne, émouvant notre sentiment intérieur, le mettent dans le cas d'envoyer du fluide nerveux, soit dans telle partie du système musculaire, soit dans telle région de l'organe qui produit les actes d'intelligence. Si Cabanis, dont l'ouvrage sur les rapports du physique et du moral, est un fonds inépuisable d'observations et de considérations intéressantes, eût reconnu la puissance du sentiment intérieur ; si, ayant pressenti le mécanisme des sensations, il n'eût pas confondu la sensibilité physique avec la cause des opérations de p433

l'intelligence ; s'il eut su reconnoître que les sensations ne donnent pas nécessairement des idées, mais de simples perceptions, ce qui est très-différent ; enfin, s'il eut distingué ce qui appartient à l'irritabilité des parties, de ce qui est le produit de la sensation ; quelles lumières son intéressant ouvrage ne nous eût-il pas procurées ! Néanmoins, c'est dans cet ouvrage que l'on puisera les meilleurs moyens d'avancer cette partie des connoissances humaines dont il est ici question, à cause de la foule de faits et d'observations qu'il renferme. Mais je suis convaincu que ces moyens ne seront utilement employés, que lorsqu'on aura fixé ses idées sur les distinctions essentielles présentées, soit dans ce chapitre, soit dans les autres, qui composent cette philosophie zoologique. si l'on prend en considération ce qui est exposé dans cet article, on se convaincra probablement : 1 que la mémoire a pour siége l'organe même de l'intelligence, et qu'elle n'offre, dans ses opérations, que des actes qui rappellent des idées déjà acquises, en nous les rendant sensibles ; 2 que les traits, ou les images, qui appartiennent à ces idées, sont nécessairement déjà gravés dans quelque partie de l'organe de l'entendement ; 3 que le sentiment intérieur, ému par une p434

cause quelconque, envoie notre fluide nerveux disponible sur ceux de ces traits imprimés que l'émotion qu'il a reçue, soit d'un besoin, soit d'un penchant, soit d'une idée qui éveille l'un ou l'autre, lui fait choisir ; et qu'il nous les rend aussitôt sensibles en rapportant au foyer sensitif les modifications de mouvement que ces traits ont fait acquérir au fluide nerveux ; 4 que lorsque notre sentiment intérieur est suspendu ou troublé dans ses fonctions, il ne dirige plus les mouvemens qui peuvent encore agiter notre fluide nerveux ; en sorte qu'alors si quelque cause agite ce fluide dans notre organe intellectuel, ses mouvemens rapportent au foyer sensitif, des idées désordonnées, bizarrement mélangées, sans liaison et sans suite ; de là, les songes, le délire, etc. On voit donc que partout les phénomènes dont il s'agit, résultent d'actes physiques qui dépendent de l'organisation, de son état, de celui des circonstances dans lesquelles se trouve l'individu, enfin, de la diversité des causes, pareillement physiques, qui produisent ces actes organiques. Passons à l'examen de la quatrième et dernière sorte des opérations principales de l'intelligence, c'est-à-dire, de celle de ces opérations qui constitue les jugemens. p435

Du jugement. quatrième des facultés principales de l’ intelligence. les opérations de l'intelligence qui constituent des jugemens sont, pour l'individu, les plus importantes de celles que son entendement puisse exécuter ; et ce sont, en effet, celles dont il peut le moins se passer, et dont il a le plus souvent occasion de faire usage. C'est dans les résultats de cette faculté de juger que les déterminations qui constituent la volonté d'agir prennent leur source ; c'est aussi des actes de cette même faculté que naissent les besoins moraux, tels que les désirs, les souhaits, les espérances, les inquiétudes, les craintes, etc. ; enfin, ce sont toujours aux suites de nos jugemens que sont dues celles de nos actions auxquelles notre entendement a eu quelque part. On ne peut exécuter aucune série de pensées sans former des jugemens ; nos raisonnemens, nos analises ne sont que le résultat de jugemens ; l'imagination même n'a de puissance que par les jugemens, relativement aux modèles ou aux contrastes qu'elle emploie pour créer des idées ; enfin, toute pensée qui n'est point un jugement, ou qui n'en est pas accompagnée, n'est qu'un acte de p436

mémoire, ou ne constitue qu'un examen, ou une comparaison sans résultat. Combien donc n'importe-t-il pas à tout être doué d'un organe pour l'intelligence de s'habituer à exercer son jugement, et de s'efforcer de le rectifier graduellement à l'aide de l'observation et de l'expérience ; car alors il exerce à la fois son entendement, et il en augmente proportionnellement les facultés ? Cependant, si l'on considère la grande généralité des hommes, on voit que les individus qui la composent, dans toutes les occasions où il ne s'agit pas d'un besoin ou d'un danger pressant, jugent rarement par eux-mêmes, et s'en rapportent au jugement des autres. Cet obstacle aux progrès de l'intelligence individuelle, n'est pas seulement le produit de la paresse, de l'insouciance, ou du défaut de moyens ; il est, en outre, celui de l'habitude que l'on a fait contracter aux individus, dès leur enfance et dans leur jeunesse, de croire sur parole, et de soumettre toujours leur jugement à une autorité quelconque. Ayant, en peu de mots, fait sentir l'importance du jugement, et celle surtout de le former par l'exercice, et de le rectifier de plus en plus par l'expérience ; examinons maintenant ce que c'est que le jugement lui-même, et par quel mécanisme p437

cette opération de l'intelligence peut s'exécuter. Tout jugement est un acte très-particulier que le fluide nerveux exécute dans l'organe de l'intelligence, dont il trace ensuite le résultat dans l'organe même, qu'il rapporte aussitôt après au sentiment intérieur, c'est-à-dire, à la conscience de l'individu. Or, cet acte résulte toujours d'une comparaison exécutée, ou de rapports recherchés entre des idées acquises. Voici le mécanisme probable de l'acte physique dont il est question ; car c'est le seul qui me paroisse capable d'y donner lieu, et qui soit conforme aux produits connus de la loi des mouvemens réunis ou combinés. Les idées gravées occupent, sans doute, chacune dans l'organe une place particulière : or, lorsque le fluide nerveux agité traverse à la fois les traits de deux idées différentes, ce qui a lieu dans la comparaison de ces deux idées, il est alors partagé nécessairement en deux masses séparées, dont l'une arrive sur la première des deux idées, tandis que l'autre masse rencontre la seconde. De part et d'autre, ces deux masses de fluide nerveux reçoivent chacune, de la part des traits qu'elles traversent, une modification dans leur mouvement, qui est particulière à l'idée qu'elles ont rencontrée. On conçoit de là, que, p438

si ensuite ces deux masses se réunissent en une seule, elles combineront aussitôt leurs mouvemens, et que, dès lors, la masse commune aura un mouvement composé, qui sera moyen entre les deux sortes de mouvement qui se seront combinées. Ainsi, l'acte physique qui donne lieu à un jugement, est probablement constitué par une opération du fluide nerveux qui, dans ses mouvemens, se répand sur les traits imprimés des idées que l'on compare ; et il paroît consister en autant de mouvemens particuliers du fluide en question, qu'il y a d'idées comparées, et de portions de ce fluide qui traversent les traits de ces idées. Or, ces portions séparées du même fluide, qui ont chacune un mouvement particulier, venant toutes à se réunir, forment une masse dont le mouvement est composé de tous les mouvemens particuliers cités ; et ce mouvement composé imprime alors, dans l'organe, de nouveaux traits, c'est-à-dire, une idée nouvelle, qui est le jugement dont il s'agit. Cette idée nouvelle est aussitôt rapportée au sentiment intérieur de l'individu ; il en a le sentiment moral ; et si elle fait naître en lui un besoin, pareillement moral, elle donne lieu à sa volonté d'agir pour y satisfaire. Indépendamment de l'inexpérience, et des suites p439

de l'habitude de juger presque toujours d'après les autres, des causes nombreuses et différentes concourent à altérer les jugemens, c'est-à-dire, à rendre moins parfaite leur rectitude. Les unes de ces causes tirent leur origine de l'imperfection même des comparaisons exécutées, et de la préférence que, selon les lumières, le goût particulier, et l'état individuel, l'on donne à telle idée sur telle autre ; en sorte que les véritables élémens qui entrent dans la formation de ces jugemens sont incomplets. Il n'y a, dans tous les temps, qu'un petit nombre d'hommes qui, susceptibles d'une attention profonde, et à force de s'être exercés à penser, et d'avoir mis à profit l'expérience, puissent se soustraire à ces causes d'altérations dans leurs jugemens. Les autres, auxquelles il est difficile d'échapper, prennent leur source : 1 dans l'état même de notre organisation qui altère les sensations dont nous nous formons des idées ; 2 dans l'erreur où nous entraînent souvent certaines de nos sensations ; 3 dans les influences que nos penchans, nos passions mêmes exercent sur notre sentiment intérieur, le portant à donner aux mouvemens qu'il imprime à notre fluide nerveux, des directions différentes de celles qu'il leur auroit données sans ces influences, etc., etc. Ayant déjà traité de ce qui concerne le jugement, p440

dans le chapitre vi de cette partie, je sortirois du plan que je me suis tracé, et des bornes qu'il exige, si j'entrois dans les détails des causes nombreuses qui contribuent à altérer le jugement, et si j'entreprenois de les développer. Il suffit à l'objet que j'ai en vue, de faire remarquer que quantité de causes nuisent, en général, à la rectitude des jugemens que nous exécutons ; et qu'à cet égard, il y a autant de diversité dans les jugemens des hommes, qu'il y en a dans l'état physique, les circonstances, les penchans, les lumières, le sexe, l'âge, etc., des individus. Que l'on ne s'étonne donc point de la discordance constante, mais non générale, que l'on observe dans les jugemens que l'on porte sur une pensée, un raisonnement, un ouvrage, enfin, un sujet quelconque, dans lesquels chacun ne peut voir que ce qu'il a jugé lui-même, que ce qu'il peut concevoir, à raison de la nature et de l'étendue de ses connoissances, en un mot, que ce qu'il peut saisir, selon le degré d'attention qu'il peut donner aux sujets qui s'offrent à sa pensée. Que de personnes, d'ailleurs, se sont fait une habitude de ne juger presque rien par elles-mêmes, et, conséquemment, de s'en rapporter, à peu près, surtout au jugement des autres ! p441

Ces considérations, qui me semblent prouver que les jugemens sont assujettis à différens degrés de rectitude, et que cette rectitude n'atteint que le degré qui est relatif aux circonstances qui concernent chaque individu, m'amènent naturellement à dire un mot de la raison, à examiner ce qu'elle peut être, et à la comparer avec l'instinct. de la raison, et de sa comparaison avec l’ instinct. la raison n'est pas une faculté ; elle est bien moins encore un flambeau, un être quelconque ; mais c'est un état particulier des facultés intellectuelles de l'individu ; état que l'expérience fait varier, améliore graduellement, et qui rectifie les jugemens, selon que l'individu exerce son intelligence. Ainsi, la raison est une qualité susceptible d'être possédée dans différens degrés, et cette qualité ne peut être reconnue que dans un être qui jouit de quelques facultés intellectuelles. En dernière analise, on peut dire que, pour tout individu doué de quelqu'intelligence, la raison n’ est autre chose qu’ un degré acquis dans la rectitude des jugemens. à peine sommes-nous nés, que nous éprouvons p442

des sensations, surtout de la part des objets extérieurs qui affectent nos sens ; bientôt nous acquérons des idées qui se forment en nous à la suite des sensations remarquées ; et bientôt, encore, nous comparons, presque machinalement, les objets remarqués, et nous formons des jugemens. Mais alors, nouveaux au milieu de tout ce qui nous entoure, dépourvus d'expérience, et abusés par plusieurs de nos sens, nous jugeons mal ; nous nous trompons sur les distances, les formes, les couleurs et la consistance des objets que nous remarquons ; et nous ne saisissons pas les rapports qu'ils ont entr'eux. Il faut que plusieurs de nos sens concourent chacun et successivement à détruire peu à peu nos erreurs et à rectifier les jugemens que nous formons ; enfin, ce n'est qu'à l'aide du temps, de l'expérience, et de l'attention donnée aux objets qui nous affectent, que la rectitude de nos jugemens s'opère par degrés. La même chose a lieu à l'égard de nos idées complexes, des vérités utiles, et des règles ou préceptes qu'on nous communique. Ce n'est qu'au moyen de beaucoup d'expérience, et de mémoire pour rassembler tous les élémens d'une conséquence, en un mot, qu'au moyen du plus grand exercice de notre entendement, que nos jugemens, p443

à l'égard de ces objets, se rectifient graduellement. De là, la différence considérable qui existe entre les jugemens de l'enfance et ceux de la jeunesse ; de là, encore, la différence qui se trouve entre les jugemens d'un jeune homme de vingt ans et ceux d'un homme de quarante ou davantage, l'intelligence, de part et d'autre, ayant toujours été également exercée. Le plus ou le moins de rectitude dans nos jugemens sur toute chose, et particulièrement sur les objets ordinaires de la vie, et de nos relations avec nos semblables, constituant le plus ou le moins de raison que nous possédons, cette qualité n'est donc qu'un degré quelconque acquis dans la rectitude des jugemens dont il s'agit ; et comme les circonstances dans lesquelles chacun se trouve, les habitudes, le tempérament, etc., etc., entraînent une grande diversité dans l'exercice de l'entendement, c'est-à-dire, dans la manière de penser, d'examiner et de juger, il y a donc des différences réelles entre les jugemens qui sont formés. Ainsi, la raison n'est point un objet particulier, un être quelconque que l'on puisse posséder ou ne pas posséder ; mais c'est un état de l'organe de l'entendement, duquel résulte un degré plus ou moins grand dans la rectitude des jugemens de l'individu ; en sorte que tout être qui p444

possède un organe pour l'entendement, qui a des idées, et qui exécute des jugemens, a nécessairement un degré quelconque de raison, selon son espèce, son âge, ses habitudes, et selon différentes circonstances qui concourent à retarder, ou à avancer, ou à rendre stationnaires ses progrès dans la rectitude de ses jugemens. Comme l'attention donnée aux objets qui produisent en nous des sensations, est la seule cause qui fait que ces sensations peuvent occasionner en nous des idées ; il est évident que plus, par suite de l'exercice de cette faculté, nous nous rendons capables d'attention, et surtout d'une attention soutenue et profonde, plus nos idées deviennent claires, sont justement limitées, et plus les jugemens que nous formons avec de pareilles idées ont de rectitude. il suit de là, que le degré de raison le plus élevé, est celui qui provient d'une grande clarté dans les idées, et d'une rectitude, presque générale, dans les jugemens. L'homme beaucoup plus capable qu'aucun autre être intelligent, de cette attention profonde et soutenue, et pouvant la fixer sur un grand nombre d'objets différens, est le seul qui puisse avoir une multitude, presque infinie, d'idées claires, et qui forme, par conséquent, des jugemens doués de la rectitude la plus générale ; mais il faut, pour p445

cela, qu'il exerce fortement et habituellement son intelligence, et que les circonstances, qui peuvent lui être favorables, y concourent. D'après ce qui vient d'être exposé, la raison n'étant qu'un degré quelconque dans la rectitude des jugemens, et tout être, doué d'intelligence, pouvant exécuter des jugemens, ceux qui sont dans ce cas, jouissent, conséquemment, d'un degré quelconque de raison. En effet, si l'on compare les idées et les jugemens de l'animal intelligent, qui est encore jeune et inexpérimenté, aux idées et aux jugemens du même animal, parvenu à l'âge de l'expérience acquise, on verra que la différence qui se trouve entre ces idées et ces jugemens, se montre, dans cet animal, tout aussi clairement que dans l'homme. Une rectification graduelle dans les jugemens, et une clarté croissante dans les idées, remplissent, dans l'un et dans l'autre, l'intervalle qui sépare le temps de leur enfance de celui de leur âge mûr. L'âge de l'expérience et de tous les développemens terminés, se distingue éminemment de celui de l'inexpérience et du peu de développement des facultés, dans cet animal, de même que dans l'homme. De part et d'autre, on reconnoît les mêmes caractères et la même analogie dans les progrès qui peuvent s'acquérir ; il n'y a que du plus ou du moins, selon les espèces. p446

Il y a donc aussi chez les animaux, qui possèdent un organe spécial pour l'intelligence, différens degrés dans la rectitude des jugemens, et, conséquemment, différens degrés de raison. sans doute, le degré le plus élevé de la raison donne à l'homme, qui en est doué, la perception de la convenance ou de l'inconvenance, soit de ses propres idées ou de ses opinions, soit des idées ou des opinions des autres ; mais cette perception, qui est un jugement, n'est pas le propre de tous les hommes. à la place de cette juste perception, qui résulte d'une intelligence très-exercée, ceux qui ne la possèdent pas, y en substituent une fausse ; et comme celle-ci est le résultat de leurs moyens, ils la croient juste. De là, cette diversité d'opinions et de jugemens dans les individus de l'espèce humaine, laquelle s'opposera toujours à ce qu'il y ait un accord réel entre les idées et les jugemens de ces individus, par la raison que les hommes se trouvant chacun dans des circonstances fort différentes, ne peuvent, par conséquent, arriver au même degré de raison. maintenant, si nous comparons la raison avec l'instinct, nous verrons que la première, dans un degré quelconque, donne lieu à des déterminations d'agir qui prennent leur source dans des actes d'intelligence, c'est-à-dire, dans des idées, des pensées et des jugemens ; et que l'instinct, au p447

contraire, est une force qui entraîne vers une action, sans détermination préalable, et sans qu'aucun acte d'intelligence y ait la moindre part. Or, la raison n'étant qu'un degré acquis dans la rectitude des jugemens, les déterminations d'action qui en proviennent, peuvent être mauvaises ou inconvenables, lorsque les jugemens qui les produisent sont erronés, ou faux en tout ou en quelque point. Mais l'instinct qui n'est qu'une force qui entraîne, et qui est le produit du sentiment intérieur qu'un besoin quelconque émeut, ne se trompe point à l'égard de l'action à exécuter ; car il ne choisit point, ne résulte d'aucun jugement, et n'a réellement point de degrés. Toute action que fait exécuter l'instinct, est donc toujours le résultat de l'espèce d'excitation produite par le sentiment intérieur de l'individu, comme tout mouvement communiqué à un corps est toujours, dans sa direction et sa force, le produit de la puissance qui l'a communiqué. Il n'y a rien qui soit clair et véritablement exact dans l'idée qu'a eue Cabanis, d'attribuer le raisonnement à des sensations extérieures, et l'instinct à des impressions intérieures. Toutes nos impressions sont toujours intérieures, quoique les objets qui les causent, soient tantôt extérieurs et tantôt intérieurs. L'observation de p448

ce qui se passe à cet égard, doit nous montrer qu'il est plus juste de dire : que les raisonnemens, et que les déterminations qui sont la suite de jugemens, prennent leur source dans des opérations de l'intelligence ; tandis que l'instinct qui fait exécuter quelqu'action, prend la sienne dans des besoins et des penchans qui émeuvent immédiatement le sentiment intérieur de l'individu, et le font agir sans choix, sans délibération, en un mot, sans que l'intelligence y ait aucune part. Les actions de certains animaux sont donc quelquefois le produit de déterminations rationnelles, et plus souvent celui d'une force instinctive. si l'on donne quelqu'attention aux faits et aux considérations, présentés dans le cours de cet ouvrage, on sentira qu'il y a nécessairement des animaux qui n'ont ni raison, ni instinct, tels que ceux qui sont dépourvus de la faculté de sentir ; qu'il y en a d'autres qui ont de l'instinct, mais qui ne possèdent aucun degré de raison, tels que ceux qui ont un système sensitif, et qui manquent d'organe pour l'intelligence ; enfin, qu'il y en a d'autres, encore, qui ont de l'instinct, plus un degré quelconque de raison, tels que ceux qui possèdent un système pour les sensations, et un autre pour les actes de l'entendement. L'instinct de ces derniers est la source de presque toutes p449

leurs actions, et ils font rarement usage du degré de raison qu'ils possèdent. L'homme, qui vient ensuite, a aussi de l'instinct qui, dans certaines circonstances, le fait agir ; mais il est susceptible d'acquérir beaucoup de raison, et de l'employer à diriger la plupart des actions qu'il exécute. Outre la raison individuelle dont je viens de parler, il s'établit dans chaque pays, et chaque région du globe, selon les lumières des hommes qui les habitent, et selon quelques autres causes influentes, une raison publique, ou à peu près générale, qui se maintient jusqu'à ce que des causes nouvelles et suffisantes viennent la changer. Or, de part et d'autre, la raison individuelle et la raison publique sont toujours constituées par un degré quelconque dans la rectitude des jugemens. il y a, en effet, un assentiment général dans une société, ou dans une nation, pour une erreur, pour une opinion fausse, ainsi que pour une vérité reconnue ; en sorte que des erreurs, des préjugés, et des vérités diverses, composent les produits de l'état de rectitude des jugemens, soit dans les individus, soit dans les opinions admises dans des sociétés, des corps, des nations, selon les siècles ou les temps considérés. On doit donc reconnoître les progrès plus ou moins grands de la raison dans un peuple, dans une société, de même que dans un individu. p450

Les hommes qui s'efforcent, par leurs travaux, de reculer les limites des connoissances humaines, savent assez qu'il ne leur suffit pas de découvrir et de montrer une vérité utile qu'on ignoroit, et qu'il faut encore pouvoir la répandre et la faire reconnoître ; or, la raison individuelle et la raison publique, qui se trouvent dans le cas d'en éprouver quelque changement, y mettent en général un obstacle tel, qu'il est souvent plus difficile de faire reconnoître une vérité que de la découvrir. Je laisse ce sujet sans développement, parce que je sais que mes lecteurs y suppléeront suffisamment, pour peu qu'ils aient d'expérience dans l'observation des causes qui déterminent les actions des hommes. En finissant ce chapitre sur les principaux actes de l'entendement, je termine en même temps ce que je m'étois proposé d'offrir à mes lecteurs dans cet ouvrage. Malgré les erreurs dans lesquelles j'ai pu me laisser entraîner en le composant, il est possible qu'il contienne des idées et des considérations qui soient utiles, d'une manière quelconque, à l'avancement de nos connoissances, jusqu'à ce que les grands sujets dont j'ai osé m'y occuper soient traités de nouveau par des hommes capables d'y répandre plus de lumières. Fin du second et dernier tome.

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