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l’image de Marthe Villaret, l’illusion de Razane, la fille de l’Île rouge, s’effaça de plus en plus. Il songea au retour. Chaque jour écoulé paraissait l’éloigner davantage de celle qu’il avait fuie et vers qui, maintenant, il avait hâte de revenir. Engagé pour un an avec la Compagnie Australe, il venait de passer quatorze mois à Madagascar : son contrat se trouvait résiliable, à charge pour lui de prévenir trois mois d’avance. Il écrivit donc pour se rendre libre, calcula que sa lettre arriverait là-bas au bout de vingt-deux jours ; il lui restait quatre mois encore à vivre à Tananarive. La lettre partie, il fut très calme, avec l’impression d’avoir renoué la chaîne de sa vie, un instant interrompue. Desroches et Jean Romain connurent seuls sa décision, soigneusement cachée à Razane. Pourquoi troubler avant l’heure la vie sereine de cette enfant ? Il serait toujours temps de la prévenir. Résolu à la garder jusqu’au départ, Claude appliquait désormais les principes de Desroches, demandait si peu à l’Imérinienne qu’il était sûr de ne pas avoir de déception. De plus en plus sa personnalité de France, l’ancienne, se substituait à celle de Tananarive. Le soir, lorsque, rentrant en sa case d’Ambouhipoutse, il se reposait dans l’ombre profonde de la varangue, il ne regardait plus, comme naguère, l’immortel et mélancolique paysage, ou, s’il y jetait des yeux, il n’en gardait qu’une impression confuse de couleurs somptueuses mélangées sur une palette, et, les paupières closes, il évoquait d’autres horizons que ceux de l’île australe.

Razane respectait ces songeries : déranger brusquement quelqu’un dont l’âme est absente, peut empêcher cette âme de revenir. L’Imérinienne soupçonnait que le double de Claude s’en allait maintenant très loin, vers les régions d’au-delà les mers, d’où venaient les vazaha. Mais elle ne s’en étonnait point : elle-même, si elle eût traversé l’Eau-Sainte, sur les grands bateaux semblables à des villes, eût éprouvé le regret de ses parents, de son village, de Iarive-la-Belle et de la Terre où reposent les Ancêtres. Elle attribuait aussi la tristesse de Saldagne à la mort de Berlier, au départ de Cosquant, à la désorganisation de la vie habituelle du petit groupe. Elle n’osait guère proposer de distractions : comment une femme malgache pourrait-elle deviner les idées bizarres qui se succèdent dans l’esprit d’un Européen ? Mieux valait suivre ses caprices que de risquer de les contrarier. Elle se faisait seulement aussi douce, aussi patiente que possible, circulait, menue et silencieuse, dans la maison. Elle était là, quand Claude désirait sa présence, s’éclipsait lorsqu’il avait envie d’être seul. Elle ne le gênait jamais, ne faisait pas de bruit ; parfois seulement il entendait le tintement de ses bracelets entrechoqués, presque pareil au bruit que ferait la chaîne légère d’un animal familier.

Du reste elle n’avait de moments de mélancolie que devant Claude. Seule, elle jouissait de la douce vie que dispensent à tous les Imériniens le soleil et la lumière.

Saldagne était absent la plus grande partie du jour. Ses affaires l’absorbaient, et il travaillait beaucoup, pour tout laisser en bon ordre au moment de son départ. La ramatou s’accommodait de ces nouvelles habitudes ; elle échangeait des visites avec ses amies ; parfois elle passait des heures dans la maison de ses parents, où elle retrouvait tous les familiers d’autrefois. Elle y prenait certains jours le repas de midi, quand le vazaha, la veille, l’avait prévenue qu’il ne rentrerait pas. Manger par terre, accroupie sur une natte, avec une cuiller de bois, ne la gênait en aucune façon ; elle puisait sans dégoût au gros tas de riz versé parfois à même une natte au milieu du cercle de convives, et tendait son assiette, comme quand elle était petite fille, pour avoir des brèdes ou pour recevoir de sa mère la part rituelle du poulet, la cuisse ou le pilon, due aux enfants. Même ces retours à la vie d’autrefois lui faisaient plaisir. Elle ne s’était jamais habituée complètement aux coutumes des étrangers, et se sentait comme affranchie d’une contrainte, quand elle pouvait ne pas s’asseoir devant une table servie à l’européenne.

Trois mois passèrent. Bientôt, songeait Claude, il faudrait prévenir Razane. Il en éprouvait un ennui, une gêne, plutôt qu’une émotion. Sans doute il supposerait un câblogramme reçu de France et le rappelant, pour simplifier les explications. Il se donna une semaine encore.

  • *

Un jour, il rentrait chez lui à pied, plus tôt que d’habitude, vers quatre heures, par le quartier d’Ambanidie, à l’est de Tananarive. Très peu d’Européens habitaient là ; les cases malgaches s’y serraient les unes contre les autres, en un désordre pittoresque. La vie indigène grouillante étalait en pleine rue ses joies et ses misères. Des malades assis contre le mur des maisons, les jambes allongées, se chauffaient au grand soleil guérisseur. Des femmes, étendues à plat ventre, appuyées sur les coudes, livraient à des amies leurs tignasses ébouriffées à tresser en petites nattes régulières ; d’autres cherchaient les parasites dans la chevelure de leurs rejetons impatients. Le bruit sourd des pilons à riz, retombant dans les mortiers de bois, retentissait à l’intérieur des cases. Le soleil faisait ruisseler sa lumière, épandait sa joie. Des linges de couleur douteuse séchaient à presque toutes les fenêtres, sur les murs rouges et jusque sur le revêtement des tombeaux. Des idylles s’ébauchaient : dans une encoignure, une petite Imérinienne d’une douzaine d’années, appuyée au tronc noueux d’un lilas de Perse, fixait obstinément le bord de son lamba, que tirait doucement un garçon de quinze ans, debout près d’elle. Un chat famélique suivait pas à pas un gosse qui mangeait un gâteau de riz tout doré. Puis une école se vida : un flot d’enfants roula dans la rue, le silence fut interrompu par des cris, des rires, des bousculades, et le peuple effrayé des poules se réfugia dans les maisons.

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