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Autre édition:

La table à manger suivait la forme de la salle. L’Empereur s’y trouvait adossé au salon, regardant dans le sens du vaisseau ; à sa gauche était madame Bertrand ; à sa droite l’amiral ; à la droite de celui-ci, madame de Montholon ; la table tournait alors : sur le petit côté était le commandant du vaisseau (capitaine Ross) ; en face de lui, sur le côté correspondant, était M. de Montholon, à côté de madame Bertrand, puis le secrétaire du vaisseau ; restait le côté opposé à l’Empereur, qui, à partir du commandant du bâtiment, était rempli par le grand maréchal ; le général-colonel du 53e ; moi et le baron Gourgaud. L’amiral priait tous les jours un ou deux officiers, qui s’intercalaient au milieu de nous. J’étais presque en face de l’Empereur. La musique du 53e, recrutée depuis peu, s’exerçait durant tout le dîner à nos dépens. Nous avions deux services ; mais on manquait de provisions ; d’ailleurs nos goûts étaient si différents de celui de nos hôtes ! ils faisaient, il est vrai, ce qu’ils pouvaient ; mais encore ne devions-nous pas être difficiles. Je fus logé avec mon fils à tribord, par le travers du grand mât, dans une petite chambre tracée en toile, et renfermant un canon.



Nous perdons la terre de vue – Réflexions


Jeudi 10. – Le 10, nous fûmes tout à fait hors de la Manche, et nous perdîmes la terre de vue. Alors commencèrent à s’accomplir nos nouvelles destinées. Ce moment vint remuer encore une fois le fond de mon cœur ; certains objets y retrouvèrent tout leur empire : je mettais une satisfaction amère à me déchirer de mes propres mains ! « Ô vous que j’aimais ! qui m’attachiez à la vie ! mes vrais amis, mes plus chères affections, je me suis montré digne de vous ! soyez-le de moi, ne m’oubliez jamais ! »

Cependant nous faisions route, et bientôt nous allions être hors de l’Europe. Ainsi, en moins de six semaines, l’Empereur avait abdiqué son trône, il s’était remis entre les mains des Anglais, il se trouvait condamné sur un roc au milieu du vaste Océan. Certes, c’est une échelle peu commune pour mesurer les chances de la fortune et les forces de l’âme ! Toutefois l’histoire jugera, avec

plus d’avantage que nous, ces trois autres circonstances : elle aura à prononcer sur un horizon entièrement dégagé ; nous, nous n’aurons été que dans les nuages.

À peine Napoléon avait-il abdiqué que, voyant se dérouler les malheurs de la patrie, on lui a fait une faute de ce grand sacrifice. Dès qu’on l’a su prisonnier à Plymouth, on l’a blâmé de sa noble magnanimité ; il n’est pas jusqu’à s’être laissé mettre en route pour Sainte-Hélène, dont on n’ait osé lui faire reproche : tel est le vulgaire ! ne prononçant jamais que sur ce qu’il voit à l’instant même. Mais, à côté des maux qu’une résolution n’a pu prévenir, il faudrait savoir mettre tous ceux que la résolution contraire aurait amenés.

Napoléon, en abdiquant, a réuni tous les amis de la patrie vers un seul et même point : son salut ! Il a laissé la France ne réclamant plus, devant toutes les nations, que le droit sacré de l’indépendance des peuples ; il a ôté tout prétexte aux alliés de ravager et morceler notre territoire ; il a détruit toute idée de son ambition personnelle ; il est sorti le héros d’une cause dont il demeure le messie. Si l’on n’a pas retiré de son génie et de ses forces ce qu’on pouvait en attendre comme citoyen, la faute en est seule à l’impéritie ou à la trahison du gouvernement transitoire qui lui a succédé. Rendu à Rochefort, et le capitaine des frégates refusant de sortir, devait-il perdre le fruit de son abdication ? Devait-il rentrer dans l’intérieur, se mettre à la tête de simples bandes, quand il avait renoncé à des armées ! nourrir en désespéré une guerre civile sans résultat, qui ne pouvait servir qu’à perdre les derniers soutiens, les futures espérances de la patrie ? Dans cet état de choses, il prit la résolution la plus magnanime : elle est digne de sa vie, et répond à vingt ans de calomnies ridiculement accumulées sur son caractère. Mais que dira l’histoire, de ces ministres d’une nation libérale, gardiens et dépositaires des droits du peuple, toujours ardents à recueillir des Coriolans, n’ayant que des chaînes pour un Camille ?

Quant au reproche de s’être laissé déporter à Sainte-Hélène, il serait honteux d’y répondre. Se défendre corps à corps dans une chambre de vaisseau, tuer quelqu’un de sa propre main, essayer de mettre le feu aux poudres est tout au plus d’un flibustier. La dignité dans le malheur, la soumission à la nécessité, ont aussi leur gloire ; c’est celle des grands hommes que l’infortune terrasse.

Quand les ministres anglais se trouvèrent maîtres de la personne de Napoléon la passion les gouverna beaucoup plus que la justice et la politique. Ils négligèrent le triomphe de leurs lois, méconnurent les droits de l’hospitalité, oublièrent leur honneur, compromirent celui de leur pays. Ils arrêtèrent de reléguer leur hôte au milieu de l’Océan, de le retenir captif sur un rocher, à deux nulle lieues de l’Europe, loin de la vue et de la communication des hommes : on eut dit qu’ils eussent voulu confier aux angoisses de l’exil, aux fatigues du voyage, aux privations de toute espèce, à l’influence mortelle d’un ciel brûlant, une destruction dont ils n’osaient pas se charger eux-mêmes. Toutefois, pour s’associer en quelque sorte le vœu de la nation et la nécessité des circonstances, les papiers publics, à leur instigation, aiguillonnèrent les passions de la multitude, en remuant la fange des calomnies et des mensonges passés ; tandis que, de leur côté, les ministres déclarèrent que leur détermination n’était qu’un engagement pris avec les alliés. Or, nous nous présentâmes au moment même de l’effervescence, au moment où l’on réveillait ainsi tout ce qui pouvait rendre odieux : les feuilles étaient pleines des déclamations les plus virulentes ; on y reproduisait avec fiel tous les actes, les expressions mêmes qui, durant cette lutte de vingt ans, pouvaient blesser l’orgueil national et ranimer la haine. Cependant, durant le séjour que nous finies à Plymouth, le mouvement de toute l’Angleterre qui se précipitait vers le sud pour nous apercevoir, l’attitude et les sentiments de ceux qui y parvinrent, purent nous convaincre que cette irritation factice tomberait d’elle-même ; nous pûmes espérer en partant que, le peuple anglais se désintéressant chaque jour davantage dans une cause qui cesse d’être la sienne, l’opinion finirait par se tourner, avec le temps, contre les ministres, et que nous leur préparions, dans l’avenir, de redoutables attaques et une grande responsabilité.

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