Discussion Livre:Winckelmann - Recueil de differentes pieces sur les arts, 1786.djvu

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Receuil de différentes pièces sur les arts

Johann Joachim Winckelmann (abbé)


Lettres familières, 2 vol. in-8°. br. avec fon portrait, 71.10 f. Remarques fur l'Architetture des Anciens , & fur celle du

Temple de Girgenti, in-8. br. 2 liv. 8 f. Recueil de Lettres fur les Découvertes faites à Herculanum ,

à Pompeii, à Stabia, à Caferte, & à Rome, in-8°. br. 5 1.

Sous Prejfe.

Hiftoire de l'Art chez les Anciens, 3 vol. in-8°. nouvelle

édition, revue & corrigée , avec figures. Sur l'Allégorie, iri-8°. Monumens anc'mns qui n'ont point encore été publiés, avec

figures. Description des Pierres gravées du cabinet de Stofch, in-8*.

2. vol. ]

LIVRES qui fe trouvent chei le même Libraire.

Œuvres complettes de Mengs, a vol. in-8°. SouspreJJe. Defcription des principales Pierres gravées du cabinet dé M. le Duc d'O rléans, par MM. les Abbés de la Chau & le Blond, 2 vol. in-fol. avec plus de 200 fig. br. 120 liv. Traduûion des Faftes d'Ovide, avec des Notes & des Recherches de Critique d'Hiftoire & de Philofophie, tant fur les différens objets du fyftême allégorique de la Religion Romaine, que fur les détails de fon Culte & les Monumens qui y ont rapport ; par M.. Bayeux, Avocat au Parlement de Normandie, 4 vol. in-8<». avec fig. br. 24 liv. Les deux premiers volumes font en vente, les deux derniers paroîtront cette année. Le même Ouvrage, format in-40.4 vol. 72 liv. Œuvres de Gefner, 3 vol. in-40. ornés de 74 eftampes deffmées par M. le Barbier l'aîné, de l'Académie royale de Peinture, & gravées par les plus habiles artiftes. Cet ouvrage, propofé par foufeription, a paru par livraifons : les cinq premières , qui complettent le premier volume, font en vente ; la fixième va paraître inceffam» ment : les autres fuivront de près. Le prix des 3 volumes complets eft de 120 liv. Il y a quelques exemplaires de format in-folio, premières épreuves. 288 liv.

PRÉFACE

DU TRADUCTEUR.

Jl/empressement avec lequel on a reçu les autres ouvrages de M. Winckelmann, que nous avons donnés en François , nous fait efpérer qu'on ne verra pas paroître avec moins de plaifir le Recueil de différentes Pièces fur les Arts, par le même auteur, que nous publions aujourd'hui.

Les Réflexions fur F Imitation des Artifies Grecs, qui font à la tête de ce recueil, avoient déjà paru en François, dans ïe Journal Etranger, d'après une traduction Angloife. Nous avons confervé avec foin cette traduction Françoife, à laquelle nous avons feulement rendu îa forme de l'original Allemand. Nous avons rétabli de même les paffages que les eftimables auteurs du Journal Etranger avoient jugé à propos de retrancher ; & nous avons ajouté les augmentations que M. Winckelmann a faîtes , en donnant la féconde édition de ce petit ouvrage , qui eft le premier qui foit forti de fa plume (i).

Les autres pièces de ce recueil n'étoient pas encore connues en François, à l'exception de la dernière intitulée : De la Grâce dans les Ouvrages de l'Art j dont on a donné un extrait dans ïe Journal Etranger 3 & que nous publions ici en entier.

(i) La première édition des Réflexions fur l'Imitation des Artiftes Grecs, parut en Allemand à Drefde, en 175c. Cet Ouvrage fut alors traduit, en forme de Lettres, en Italien, & enfuite en Anglois & en François. La feconde édition Allemande, augmentée par l'Auteur, fut publiée auffi à Drefde, en 1756 ; & c'eft dans cette même année qu'on en donna la critique, ainfi que la réponfe que M. .Winckelmann y a faite.

Des Pièces contenues dans ce Volume.

JXÉFLEXIONS fur F Imitation des Artifles Grecs dans la Peinture & la Sculpture, p. i

Lettre à M. Winckelmann , au fujet de fes Réflexions fur l'Imitation des Artifles Grecs dans la Peinture & la Sculpture, 63

Defcnption de deux Momies du Cabinet Electoral d'Antiques , à Drefde, . 121

Eclairciffemens fur un Ecrit intitulé : Réflexions fur l'Imitation des Artifles Grecs dans la Peinture & la Sculpture, pour fervir de Réponfe à une Lettre fur ces Réflexions, 135

Réfkxions fur le Sentiment du Beau dans les Ouvrages de l'Art, & fur les moyens de l'acquérir; adreffées à M. le Baron de Berg, par M. Winckelmann, . . 233

De la Grâce dans les Ouvrages de l'Art, 28 3

Fin de la Table.

RÉFLEXIONS

SUR L'IMITATION DES ARTISTES GRECS

DANS LA PEINTURE ET LA SCULPTURE.

CyN peut dire que le bon goût, qui fe répand de plus en plus en Europe, a pris naiffance dans la Grèce. Les inventions des autres peuples, qui furent communiquées aux Grecs, n'étoient que des effais groffiers, qui, fous l'heureufe influence du génie de ce peuple, prirent une nouvelle forme & de nouveaux degrés de beauté, de grace ou d'utilité. .

Minerve, dit Platon , choifit pour la réfidence de fon peuple favori le climat agréable de la Grèce, comme le plus propre à favorifer les progrès de l'efprit 8c du génie, par la douce & heureufe température qui y règne pendant les différentes faifons.

A

Le goût qui fe fait fentir dans les productions des artiftes Grecs leur a été particulier. Rarement a-t-il été tranfmis aux autres nations, fans perdre quelque chofe de fa première pureté ; & fa douce lumière n'a pénétré que fort tard dans les régions feptentrionales, où elle étoit fans doute encore inconnue, du tems que les deux arts,dont les Grecs ont été les grands maîtres, n'avoient qu'un petit nombre d'admirateurs ; dans le tems, dis-je, qu'on vit à Stockholm plufieurs beaux tableaux du Corrège employés à fermer les croifées des écuries du Roi.

L'on ne peut nier que le règne du grand Augufte n'ait été l'heureufe époque où les beaux arts furent introduits en Saxe, comme une colonie étrangère. C'eft fous fon fucceffeur, le Titus du Nord, que ces arts fe font fixés dans ce pays ; & c'eft par leur fecours que le bon goût y eft devenu général.

Ces deux Princes ont acquis une gloire immortelle , en tirant de l'Italie les plus rares tréfors de l'art, & les plus beaux tableaux des autres pays, pour les faire fervir de modèles du bon goût, en les expofant aux yeux de leur peuple ; & l'amour dont ils étoient animés à cet égard ne leur a laiffé aucun repos, qu'ils n'euffent procuré aux artiftes la fatisfaâion de pofféder des chefs-d'œuvres des grands maîtres de la Grèce. '

Les fources les plus pures de l'art font ouvertes : heureux celui qui les connoît & qui fait y puifer !

Aller à la recherche de ces fources, c'eft ce qu'on appelle communément : « faire le voyage d'Athènes ; » Sc déformais Drefde fera une autre Athènes pour les artiftes.

Ce n'eft qu'en imitant les anciens qu'on peut parvenir à exceller, & même à devenir inimitable; & l'on peut dire des aitiftes de l'antiquité, & furtout des Grecs, ce qu'on a dit d'Homère : plus nous étudierons leurs ouvrages, plus nous les admirerons , parce que la véritable beauté brille d'autant plus qu'on l'examine avec plus d'attention. Afin d'admirer le Laocoon comme on admire Homère, il faut, pour ainfi dire, connoître cette fàmeufe ftatue comme on connoît un intime ami, avec qui l'on converfe tous les jours ; & c'eft en contractant cette amitié intime, qu'on pourra en juger comme Nicomaque jugeoit de l'Hélène de Zeuxis : quelqu'un trouvant des défauts dans la compofition de ce fameux tableau : » Prenez mes yeux, dit-il au cenfeur, & vous » verrez que c'eft une divinité ».

C'eft avec de femblables yeux que Michel-Ange, Raphaël & le Pouffin regardoient les produâions des anciens artiftes. Ils cherchoientàleurfourcele goût, le vrai & le beau. Raphaël les prit dans le pays même où ils étoient nés ; il envoya en Grèce plufieurs excellens defïinateurs, chargés de deffiner pour lui tous les monumens précieux de l'antiquité qui avoient échappé au ravage du tems.

Une ftatue fortie du cifeau d'un ancien artifte Romain peut être comparée à celle d'un artifte Grec , de la même manière qu'on compare la Didon & la Diane de Virgile à la Nauficaë d'Homère , que le poè'te Latin a cherché à imiter.

La ftatue de Laocoon étoit pour les artiftes de l'ancienne Rome ce qu'elle eft pour nous, la régie de Polyclète ; c'eft-à-dire un modèle parfait de l'art.

Il ne faut pas s'imaginer cependant que les meilleures produâions des pîus fameux peintres & fculpteurs de la Grèce foient exemptes de négligences. Il y en a même un plus grand nombre qu'on ne le croit communément ; mais ce font des taches légères effacées par l'éclat des beautés qui les environnent. L'admiration qu'excitent les perfections de ces ouvrages ne permet prefque pas d'en appercevoir les négligences. Quelquesuns des plus grands artiftes de l'antiquité bornoient leurs foins à finir la principale figure de chaque ouvrage, & négligeoient le refte. Le dauphin & l'amour qu'on voit aux pieds de la Vénus de Médias ; les acceffoires de la célèbre pierre gravée de Diofcoride, repréfentant Diomède avec le Palladium, font des preuves de ce que j'avance ici. Jetez les yeux fur les médailles des Rois d'Egypte & de Syrie, fur celles même qui font du fini le plus précieux, vous verrez que le travail du revers de ces médailles eft bien inférieur à celui des têtes. Il faut confidérer les produâions de quelques anciens artiftes comme Lucien confidéroit le Jupiter de Phidias; il admiroit le dieu, fans faire attention au piédeftal.

Ceux qui font en état de juger des produâions desartiftes Grecs, & qui cherchent à les imiter, trouveront dans leurs chefs-d'œuvres non-feulement la nature choifie, mais quelque chofe encore de plus beau & de plus fublime; ils y découvriront ce beau idéal, dont le modèle n'eft pas vifible dans la nature extérieure, & qui,, fuivant un ancien commentateur de Platon (i) , ne peut fe trouver que dans l'ame humaine, où il a été gravé par la fource primitive de toute beauté.

La forme humaine , la plus belle & la mieux proportionnée que l'on puiffe trouver chez les peuples modernes , ne reffembleroit peut être pas davantage aux plus beaux corps de l'ancienne Grèce, qu'Iphiclès ne reffembloit à fon frère Hercule. La température d'une atmofphèredouce, pure & fereine , avoit fans doute une grande influence fur l'a conftitution phyfique des Grecs; & les exercices mâles auxquels ils étoient accoutumés dans leur jeuneffe, achevoient de leur donner une forme noble & élégante.

Prenons un jeune Spartiate, defcendu d'une race de héros, dont les mouvemens, pendant fon enfance, n'ont jamais été contraints par ces miférables entraves dontnous gênons & opprimons aujourd'hui la nature dans fes premiers dévelop

(1) Produs in Timxum Platenlt,

A n\

pemens ; qui, dès l'âge de fept ans, s'eft habitué à coucher fur la terre, qui s'eft de bonne heure endurci aux travaux & à la fatigue, & dont les amufemens même, tels que la lutte, la nage, &c. ont contribué à fortifier fon corps, &à donner de la foupleffe & de l'énergie à tous fes membres ; prenons, dis-je, cette figure mâle & vigoureufe; plaçons - la en idée à côté d'un jeune Sybarite de nos jours, & jugeons lequel de ces deux modèles un habile artifte choifiroit, s'il avoit à repréfenter un Théfée, un Achille, ou même un Bacchus. Le premier, pour nous fervir de l'expreffion d'un peintre Grec (i), feroit un Théfée nourri de chair, & l'autre un Théfée nourri de rofes.

Les jeux de la Grèce étoient un objet perpétuel d'émulation , qui excitoit les jeunes gens à cultiver les exercices du corps ; les loix obligeoient ceux qui prétendoient difputer le prix à ces jeux folemnels, à s'y préparer pendant l'efpace de dix mois, & cela à Elis même, où fe célébroient ces jeux. Les principaux prix n'étoient pas toujours remportés par ceux qui avoient atteint l'âge de virilité ; nous voyons par les odes de Pindare, que quelques-uns des vainqueurs étoient encore dans le printems de leur âge. Le plus grand defir de la jeuneffe étoit de pouvoir égaler le divin Diagoras f».

Voyez l'Indien léger & aâif, qui pourfuit un cerf à la chaffe : avec quelle vélocité & quelle liberté les efprits animaux coulent dans fes nerfs élaftiques & bien tendus ! que de flexibilité dans fes mufcles ! que de foupleffe dans fes mouvemens ! que de vigueur dans fon corps ! C 'eft ainfi qu'Homère nous peint fes héros ; & c'eft par la vitefle des pieds & l'agilité à la courfe, qu'il caraÔérife principalement Achille.

C'eft dans ces exercices que le corps acquéroit ce contour mâle & élégant que les artiftes Grecs ont donné à leurs ftatues, & qui n'a jamais rien de gratuit ni de fuperflu. Les jeunes Spartiates étoient obligés, tous les dix jours, de paroître tout nus devant les Ephores, qui prefcrivoient la plus aulrère diète à ceux qui paroiffoient difpofés à un excès d'embonpoint incompatible également avec les belles proportions & avec la vigueur du corps. Il exifte encore une loi de Pytaghore relative au même objet : c'eft là fans doute la raifon qui engageoit les jeunes gens à faire ufage de laitage pendant tout le tems qu'ils fe préparoient à difputer le prix dans les jeux publics.

Les Grecs évitoient avec le plus grand foin tout ce qui pouvoit tendre à altérer les traits du vifage ou les proportions du corps ; Alcibiade ne voulut pas apprendre à jouer de la flûte, parce que cet inftrument faifoit faire une grimace à la bouche : fon exemple fut fuivi par tous les jeune* Athéniens.

L'habillement des Grecs étoit formé de manière qu'il laiffoit à la nature toute la liberté de donner au corps fes juftesproportions; les développemens réguliers & naturels de chaque partie n'étoient jamais gênés ou altérés par ces ajuftemens, qui déforment nos cols, nos hanches & nos cuiffes; ces inventions modernes qu'une fauffe modeftie a imaginées, pour déguifer la beauté, étoient abfolument inconnues aux dames de la Grèce; & l'habillement des jeunes filles de Sparte étoit fi léger & fi court, qu'on leur donna le nom de montre-hanches.

Chacun fait aufïï quel foin prenoient les Grecs pour augmenter la beauté de leurs enfans : le gouvernement propofoit.des récompenfes, pour encourager ces louables attentions ; & Quillet n'enfeigne pas, à beaucoup près, dans fa Callipédie autant de moyens pour y parvenir, qu'on en employoit dans la Grèce. Ils avoient tellement perfectionné cet art, qu'ils cherchèrent même à changer en noirs les yeux bleus. 11 y avoit dans le Péloponèfe des prix propofés pour couronner la beauté ; ceux - qui avoient remporté la victoire dans ce fingulier combat, avoient pour récompenfe une armure complète, qu'on fufpendoit enfuite en leur honneur au temple de Minerve. C'étoit toujours des juges compétens en cette matière qui adjugeoient le- prix. Ariftote nous apprend que les Grees enfeignoient ledefïïn à leurs enfans, pour les mettre en état de juger avec goût les proportions qui conflituent la vraie beauté.

Aujourd'hui même encore les îles de la Grèce font diftinguées par la grace & la beauté de leurs habitans ; les femmes y confervent toujours, particulièrement dans l'île de Scios, malgré le mélange des races étrangères, ces charmes particuliers, du teint & de la figure, qui font une forte preuve de la beauté fupérieure de leurs ancêtres, qui fe difoient être defcendus de la lune, & même d'une origine plus ancienne que cette planète.

11 y a encore aâuellement des nations entières, chez qui la beauté n'eft point une prérogative , parce que tous les individus en font beaux : les voyageurs s'accordent unanimement à donner cet avantage au peuple de la Géorgie ; & l'on affure que la même chofe a lieu chez les Kabardinski, nation de la Crimée.

Ces maladies cruelles, qui détruifent la régularité des traits, la fraîcheur du teint, les belles proportions du corps, étoient inconnues chez les Grecs ; on ne trouve ni dans leurs auteurs, ni dans leurs traditions aucune indication de la petite vérole; & il n'y a aucune defcription partimeulière de la figure des Grecs, dont Homère dépeint quelquefois jufqu'aux moindres traits , qui nous donne à connoître que ce peuple ait été en butte à ce fléau. La maladie vénérienne, & le rachitis, qui en eft une fuite, leur étoient pareillement inconnus.

En un mot, tout ce que l'art peut donner, pour augmenter & conferver la famé, le développement, la beauté, la ymmétrie &la perfection du corps humain fut mis en ufage par les Grecs ; & c'eft ce qui les a rendus un modèle d'imitation pour ceux qui cherchent la nature dans fes formes les plus gracieufes & les plus nobles.

Cependant fi les Grecs avoient adopté les mœurs des Egyptiens, ces prétendus inventeurs des fciences & des arts, qui, par les plus auftères loix, gênoient & garottoient la nature dans plufieurs de fes opérations, ces mêmes modèles de beauté n'auroient pas produit les effets que nous admirons ; & la belle nature ne fe feroit montrée que très-imparfaitement à l'œil curieux de l'artifte. Mais chez ce peuple charmant, dont la vie étoit confacrée aux plaifirs les plus recherchés, & dont les mœurs n'étoient point contraintes par certaines loix de bienféance qui font d'origine moderne, la nature paroifioit fans voile, & déployoit la variété infinie de fes attraits.

Les peintres & les fculpteurs étudioient leurs arts dans ces gymnafes ou places publiques , où les jeunes gens nus, & n'ayant d'autre voile que la chafteté publique & la pureté des mœurs, exécutoient leurs différens exercices. Ces places étoient fréquentées par les philofophes & les articles ; Socrate y venoit inftruire Charmidès , Antonicus & Lyfis : c'eft là auffi que Phidias venoit

contempler ces modèles agiffans & animés du beau, du gracieux & du fublime. Les exercices publics dévoiloient aux yeux de l'obfervateur attentif les différens mouvemens des mufcles, & cette prodigieufe variété d'attitudes & de mouvemens ; & l'on étudioit les contours d'un corps vigoureux & bien conformé, dans l'empreinte que les jeunes lutteurs laiffoient fur l'arêne.

Vous imaginez aifément que ces beaux corps entièrement nus, fe montroient fous une infinité de fituations & d'afpeâs, dont la nobleffe, la vérité, l'expreffion & la grace ne peuvent fe rencontrer dans les attitudes contraintes de ces modèles mercenaires , qui, dans nos académies, vendent aux peintres & aux fculpteurs leur ignoble nudité.

C'e/î J ame feule qui peut imprimer au corps le caraâère & l'expreffion de la vérité. Il ne peut y en avoir dans une attitude qui n'eft pas déterminée par un fentiment : le peintre qui voudra donner ce caraâère à fes compofitions, le cherchera vainement, s'il n'a fous les yeux l'image vivante de ce qu'il veut exprimer ; l'imagination la plus vive & la plus exercée ne lui tiendra pas lieu de la réalité.

Les exordes de plufieurs dialogues de Platon, qu'il fuppofe fe tenir dans les lieux d'exercice d'Athènes, peuvent fervir à nous donner une idée de la morale élevée de la jeuneffe, & des exercices auxquels elle fe vouoit.

La fleur de cette jeuneffe danfoit toute nue fur le théâtre public d'Athènes. C'eft Sophocle qui, dans fa jeuneffe, donna le premier ce fingulier fpeâacle à fes concitoyens, aux fêtes qu'on célébroit en l'honneur de Cérès. On vit auffi Phryné, la belle Phryné, fe baigner aux yeux de toute la Grèce; & Phryné fortànt du bain, fournit aux artiftes le modèle de Vénus Anadyomène, ou naiffant au fein de la mer. On fait auffi qu'à Lacédémone les jeunes filles danfoient à certains jours toutes nues aux yeux de la jeuneffe Spartiate. Cet ufage ne doit point étonner, lorfqu'on fe rappelle que, dans les premiers fiècles de l'églife , on baptifoit les perfonnes de l'un & de l'autrefexe, en les plongeant indiftinâement dans les mêmes eaux.

Il fuit de tout ce que je viens dire, que nonfeulement la Grèce fourniffoit les plus beaux modèles pour la perfeâion de la peinture & de la fculpture, mais encore que les artiftes trouvoient dans les mœurs des Grecs & dans la nature de leurs inflitutions publiques, les plus grandes reffources, pour tirer de ces modèles toute l'inftruc- tion poffible ; & ces occafions revenoient conftamment avec les fpeâacles,les jeux & les fêtes, dont le nombre étoit prodigieux.

Tant que les Grecs reftèrent Rbres, ils furent trop humains pour introduire fur leur théâtre des fcènes de fan g & des fpeâacles d'horreur. Quelques favans prétendent cependant qu'il fe donna des fpeâacles de ce genre en Ionie; mais il eft certain que s'ils furent connus dans cette Province, ils n'y eurent pas une longue durée. Antiochus Epiphane, roi de Syrie, fut le premier qui porta en Grèce le goût de ces fcènes fanglantes ; il fit venir de Rome des gladiateurs : ces malheureufes victimes de la barbarie d'une populace féroce, n'excitèrent d'abord dans l'ame des Grecs qu'un fentiment de pitié mêlé d'horreur ; mais cette fenfibilité s'affoibliflànt par degrés, l'ufage rendit bientôt familiers ces fpeâacles affreux , qui devinrent une école où les peintres & les fculpteurs trouvèrent de nouveaux objets à imiter, & une nouvelle fource d'inftruâion. C'eft là que Ctéfilas vit le modèle de fon Gladiateur mourant, cité par Pline comme le chef-d'œuvre de l'antiquité le plus étonnant pour l'expreffion. Cet écrivain nous dit que dans le vifage , & même dans les principaux membres de cette figure, un obfervateur attentif pouvoit remarquer le degré de mouvement & de vie dont elle fembloit encore animée (1).

Ces reffources multipliées, pour obferver la nature dans tous fes mouvemens.oc fes afpeâs divers, mirent non feulement les artiftes Grecs en état de repréfenter toutes ces beautés avec énergie & vérité, mais encore encourageoieht le génie à faire un nouveau pas vers la perfeâion,

(1) II y en a qui penfent que ce Gladiateur dont parle Pline, efl le même que le célèbre Gladiateur de Ludovifi, quife trouve maintenant dans la grande galerie du Capitole.

& à s'élever au deffus même de la nature réelle. Après avoir contemplé la nature dans fes plus belles formes, ils imaginèrent des formes encore plus belles & plus frappantes ; ils acquirent ainfi des idées de beauté fupérieures à celles que la nature elle-même leur avoit préfentées, & ils les appliquèrent dans leurs ouvrages, non feulement aux différentes parties du corps humain, mais encore au tout confidéré fous un feul point de vue. Cette beauté idéale n'avoit d'exiftence que dans leurs fublimes conceptions; elle n'appartenoit à aucun objet extérieur ; mais elle furpaffoitde beaucoup toutes les idées que les hommes avoient eues jufques là de la beauté.

C'efl d'après cette forme idéale de beauté que Raphaël conçut fa fameufe Galatée. Cet artifte immortel obferve, dans fa lettre au Comte Balthafar Caftiglione : « que les différentes parties de » la véritable beauté fe trouvent rarement unies » dans une feule perfonne, particulièrement dans » les femmes ; & qu'en conféquence il avoit été » obligé de donner à fa Galatée les traits d'une » beauté idéale, dont le modèle n'exiftoit que » dans fa propre imagination (i). «

Ces idées, réellement fupérieures à toutes les formes que la matière prend dans l'ordre ordinaire des chofes, guidèrent les artiftes Grecs dans les

repréfentations qu'ils firent des divinités & des hommes. On remarque dans les ftatues des dieux &des déeffes, que le front & le nez fontprefque entièrement formés par la même ligne. Ce même profil fe retrouve dans les têtes de quelques femmes célèbres repréfentées fur les médailles grecques. Il n'eft cependant pas indifférent, dans une médaille, d'altérer ou de fuivre la nature. Peutêtre cette conformation étoit-elle particulière aux anciens Grecs, comme le font le nez applati chez les Calmouks, & les petits yeux en couliffe chez les Chinois. Les yeux grands & bien ouverts, que nous trouvons toujours dans les têtes grecques gravées îur les médailles & les pierres antiques, paroiffent une forte préfomption en faveur de ce fentimenr.

Quoi qu'il en foit, les artiftes Grecs deffinèrent les têtes des Impératrices Romaines, d'après un modèle idéal. Aufii obferve-t-on, dans le profil d'une Livie ou d'une Agrippine, le même profil & la même manière que dans celui d'une Artémife ou d'une Cléopatre.

Il ne faut cependant pas penfer qu'en parcourant ces régions idéales , ils perdiffent jamais de vue la nature & la vérité. Les Thébains prefcrivoient à leurs artiftes « d'imiter la nature d'auflï »» près qu'il leur feroit poffible ; » & cette maxime étoit celle de toute la Grèce. Lorfqu'un artifte s'appercevoit qu'il ne pouvoit pas exprimer le plus beau profil, fans s'écarter de la vérité, il facrifioit le beau idéal au vrai de la nature : c'eft ce qu'on peut voir dans la belle tête de Julie, fille de Titus, exécutée par le graveur Evode (r).

Mais la loi que les artiftes Grecs fe propofoient de remplir dans toutes leurs compofitions, « d'i. » miter fidèlement leurs modèles, en les embel» liffant, & d'unir ainfi la vérité à la beauté », fuppofe dans un peintre ouunftatuaire l'idée d'une perfection fupérieure à celle que la nature lui préfente réellement. Polignote eft fameux dans l'hiftoire des arts, par fon attachement à ce principe fondamental.

On nous dit, à la vérité, que Cratina, maîtrefle de Praxitèle, fournit à cet artifte célèbre l'idée ou le modèle de fa Vénus de Cnide, & qu'un autre peintre fameux prit la figure de Laïs pour le modèle d'une des trois Graces. Mais il n'y a rien en cela d'incompatible avec les règles générales dont je veux parler: le peintre ou le fculpteur trouvoit dans le modèle qu'il avoit fous les yeux, foit Cratina, foit Laïs, des formes & des lignes particulières de beauté ; mais c'eft dans fon modèle idéal qu'il trouvoit les grands traits d'élégance & d'expreffion , & le bel enfemble de ces mêmes parties qu'il imitoit d'après la nature. Le premier de ces modèles fourniffoit à l'artifte ce qu'il y avojr, d'humain dans fa compofition ; ce qu'il y mettoit de divin, il le devoit au fecond modèle.

Ceux qu'un goût fupérieur, éclairé par la réflexion & l'étude , a initiés dans les myftères des beaux arts , apperçoivent dans les productions des artiftes Grecs des beautés rarement fenties, <k qui échappent à l'œil d'un obfervateur ordinaire ; ces beautés leur paroîtront plus frappantes encore, lorfqu'ils compareront les ouvrages des anciens avec ceux des modernes, fur-tout de ceux qui s'attachent plus â fuivre fervilement la nature que le goût qui règne dans les anciens modèles de l'art.

Dans les figures de la plus grande partie des modernes, la peau eft exprimée, dans les parties comprimées du corps, par une multitude de petits plis trop apparens, & prononcés avec une forte de dureté. Les artiftes Grecs exprimoient au contraire ces plis par des lignes ondoyantes, qui, naiffant l'une de l'autre, avec une gradation infenfible , préfentoient un tout qu'on croyoit formé par un feul trait. Dansceschefs-d'œuvresde l'antiquité, la peau, au lieu d'avoir un air de contrainte, & de paroître avoir été étendue avec effort fur la chair, femble au contraire unie intimement avec elle , & en fuit exaâement tous les contours 8c toutes les inflexions ; on n'y remarque jamais, comme à nos corps, de ces plis détachés qui lui donnent l'air d'une fubftance féparée de la chair qu'elle recouvre. On trouve auffi cette même différence entre les ouvrages des Grecs & des modernes, dans l'expreffion de certains petits creux, & des petites foffettes que ces derniers multiplient à l'infini dans

B

leurs figures ; mais que les anciens n'ont employées qu'avec beaucoup d'economie, d'après leur belle nature, qu'ils n'indiquoient que foiblement, & qu'on n'apperçoit même fouvent à leurs ouvrages que par un taft exercé.

On ne peut d'ailleurs nier qu'il y avoit dans les beaux corps des Grecs, ainfi que dans les productions de leurs artiftes, un enfemble plus parfait, des articulations plus déliées, des développemens plus nobles, 8c une plénitude plus riche que dans nos corps & dans nos ouvrages grêles & découpés par des inflexions profondes.

Ces confédérations font d'autant plus dignes de l'attention des artiftes & des connoiffeurs, que beaucoup de gens regardent l'admiration pour les chefs - d'oeuvres de l'antiquité Grecque comme l'effet du préjugé ou du fanatifme, & imaginent que ces monumens n'ont d'autre mérite que d'être antiques.

Ce point, fur lequel les artiftes font divifés dans leur opinion, auroit même demandé un examen plus détaillé que celui dans lequel il nous eft permis d'entrer ici.

On fait que le fameux cavalier Bernin avoit trop de connoiffance & de goût pour embraffer cette étrange opinion dans toute fon étendue ; cependant il étoit bien éloigné de regarder l'étude & l'imitation de l'antiquité comme une règle eflentielle aux artiftes. Il prétendoit d'ailleurs que la nature avoit donné à toutes fes produâions les différens

degrés de beauté qui appartiennent à chacune, & que c'étoit à l'art à découvrir ces beautés, à les combiner, & à les rendre avec élégance & vérité. 11 étoit auffi, comme on fait, un de ceux qui ne vouloient pas reconnoître la fupériorité des Grecs dans l'imitation de la nature choifie, & dans l'expreffion du beau idéal. Il avouoit, à la vérité, que la beauté fupérieure de la Vénus de Médicis l'avoit pendant long-tems prévenu en faveur des Grecs , & lui avoit donné une très-haute idée de leur fupériorité fur tous les autres modèles ; mais il fe vantoit d'avoir enfin triomphé de ce préjugé par une fuite d'obfervations & d'études qui lui avoient fait voir que toutes les beautés de cette fameufe fiatue exiftoient aâuellement dans la nature (r). Examinons un moment cet aveu remarquable : on peut en tirer un argument contre Panifte qui l'a fait, & une preuve frappante de l'excellence des ouvrages Grecs. Bernin reconnoît que la Vénus de Médicis lui a fait voir des beautés dans la nature qu'il n'y avpit pas encore découvertes , & que vraifemblablement il n'y auroit jamais cherchées , puifque cette ftatue a pu feule lui en faire imaginer l'exiftence. Que faut-il donc conclure de fa déclaration ? C'eft qu'il eft évident que les plus belles lignes de beauté/e découvrent plus aifément dans les ftatues Grecques que dans la nature même ; qu'elles y font moins difperfées, & qu'elles pro

duifent une impreffîon plus puiffante & plus fenfible, étant réunies dans ces copies fublimes, que lorfqu'elles font éparpillées dans l'original.

En convenant que l'étude de la nature eft abfolument indifpenfable aux artiftes, il faut convenir auffi que cette étude conduit à la perfeâion par une route plus ennuyeufe, plus longue & plus difficile que l'étude de l'antique. Les ftatues Grecques offrent immédiatement aux yeux de l'artifte l'objet de fes recherches : il y trouve réunis dans un foyer de lumière les différens rayons de beauté divifés & épars dans le varie domaine de la nature. Ainfi quand le Bernin exhortoit les jeunes artiftes à étudier la nature choifie, il leur donnoit fans doute un bon avis, mais il ne leur montroit pas la route la plus courte pour arriver à leur but.

Il y a deux manières d'imiter la nature : dans l'une, l'artifte occupé d'un feul objet, tâche de le repréfenter avec précifion & vérité ; dans l'autre, il tire de plufieurs objets certains traits qu'il combine, & dont il forme un tout régulier. Les portraits Se toutes les efpèces de copies appartiennent au premier genre d'imitation : ces fortes de productions doivent être exécutées dans la manière Flamande , c'eft-à-dire avec un grand fini, fans invention. Mais la feconde efpèce d'imitation conduit directement à la recherche du vrai beau, de ce beau dont l'idée eft née dans l'efprit humain, & ne peut fe trouver que là dans fa plus grande perfection. C'eft le genre d'imitation dans lequel

excelloientles Grecs. Mais les Grecs avoient pour cette étude une multitude d'avantages dont nous fommes privés : ils jouiffoient d'une nature plus belle, plus riche, plus variée, & avoient mille , moyens de l'obferver dans tous fes afpeSs. Où trouve-t-on aujourd'hui un corps humain auffi parfait pour la beauté , la grace & les proportions que la ftatue d'Antinous? Où trouver quelque chofe d'auffi fublime que les proportions furhumaines de l'Apollon du Vatican ? Toutes les puiffances de la nature, du génie 5c de l'art font épuifées dans ces deux admirables ouvrages.

Un artifte apprendra donc bien plutôt, je crois, par l'étude de ces chefs-d'œuvres, à concevoir de grandes penfées, & à faifir avec hardiefte & avec affurance les limites qui féparent la beauté aâuelle de la beauté idéale; limites qui fe trouvent fixées avec précifion dans les ouvrages des anciens.

Lorfqu'un artifte aura acquis un certain degré de familiarité intime avec les beautés des ftatues Grecques, & qu'il aura formé fon goût fur ces excellens modèles, il pourra procéder avec confiance & avec fuccès à l'imitation de la nature. Les idées qu'il fe fera déja formées de la nature parfaite & fublime des anciens, le mettront en état d'acquérir avec facilité & d'employer avec avantage les idées particulières de beauté que l'examen de la nature, dans fon état aâuel, offrira à fa vue ; & en découvrant ces beautés de la nature a&uelle, il faura leur donner une beauté idéale, & deviendra, pai la réminifcence de ces formes Jur-humaines, un modèle digne de fervir de règle.

C'eft alors que l'artifte, & particulièrement le peintre, peut s'abandonner à l'imitation de la nature , toutes les fois que l'art lui permet de quitter l'étude des ftatues antiques, pour ne fuivre que fon génie, comme pour les draperies, par exemple , ainfi que l'a fait le Pouffin. Michel - Ange avoit coutume de dire qu'un artifte ne pouvoit jamais réuffir, s'il s'attachoit à fuivre avec une précifion fervile fes maîtres & fes modèles ; & qu'il étoit impoffible d'employer heureufement ]es idées ou les compofitions des autres, fi l'on n'étoit doué jufqu'à un certain point de leur talent & de leur génie. Ceux donc à qui, dès leur naiffance, les mufes ont fouri, & en qui la nature a foufflé cette flamme célefte qu'on nomme génie, trouveront dans l'imitation des anciens une belle & vafte carrière à parcourir ; & par un généreux & libre ufage de ces grands modèles , deviendront eux-mêmes des originaux, & formeront des imitateurs.

. ...... Quibus arte benignl

Et meliore luto finxit praecordia Titan.

C'eft dans ce fens qu'il faut entendre de Piles, quand il nous dit que Raphaël, lorfqu'il fut emporté parla mort, à la fleur de fes ans, venoitde quitter le marbre, & s'appliquoit entièrement à l'imitation de la nature. On nefauroit trop regretter

la mort prématurée de ce grand artifte, dont les produâions, par le changement qu'il avoitapporté dans fa méthode, nous auroient fait voir l'heureux effet de l'étude de la nature, dirigée par une étude antérieure des fublimes produâions du génie Grec. En imitant la nature dans fes formes les plus Amples, il auroit confervé ce goût fublime qu'il avoit acquis par l'étude de l'antique; & par une efpèce de tranfmutation chymique, les réflexions que l'étude de la nature lui auroit fuggérées, auroient pris la forme qui conftituoit fon être & fon ame élevée. Il auroit pu, en conféquence de fa nouvelle méthode, apprendre à mettre plus -de variété dans fes tableaux, plus de grandiofité dans fes draperies, ainfi qu'à acquérir un meilleur coloris, & fur-tout à iaiCu des effets plus frappans de clair-obfcur ; mais le grand mérite de fes ouvrages auroit toujours été dans cette pureté & cette nobleffe de deffin, dans cette force & cette vérité d'expreffion qu'il avoit empruntées des modèles antiques.

Rien ne fauroit mieux prouver l'avantage qui réfulte de l'étude des anciens ouvrages, que l'exemple de deux jeunes peintres égaux en talens, qui s'attachent l'un à imiter la nature , & l'autre à fuivre les anciens. Vous verrez que le premier exprimera la nature avec vérité, mais en mêlant les formes agréables avec les communes ; s'il efl Italien, il pourra s'élever à la claffe d'un Caravage ; fi c'eft un Flamand, on le verra égaler le Jordans, & un François parviendra au mérite d'un Stella. Le fecond préfentera la nature dans fes plus beaux afpeâs, fous les formes les plus fublimes , telle qu'elle s'offre fous le pinceau divin de Raphaël.

Et quand l'artifte pourroit puifer dans la nature toutes les autres parties, elle ne pourra jamais lui donner ce contour pur, gracieux & correct, qui forme la véritable ligne de beauté, & qu'on ne trouve que dans les ftatues Grecques. Eupharnor, qui vint après Zeuxis, fut le premier qui fut donner de la nobleffe à ce contour, qui comprend toutes les perfections de la belle nature & de la beauté idéale. Plufieurs artiftes modernes ont fait tous leurs efforts pour imiter ce contour, & trèspeu y ont réuffi. Rubens lui-même l'a tenté en vain ; mais il faut remarquer que les tableaux où il en eft le plus éloigné font ceux qu'il a faits avant fon arrivée en Italie, où il s'appliqua à l'étude de l'antique.

La ligne qui, dans la nature, fépare le moins du trop, eft extrêmement déliée; & les plus grands maîtres modernes ont donné prefque tous dans un des extrêmes. Les uns, pour éviter l'aridité dans les contours, les ont faits lourds & épais; d'autres, pour éviter cette exagération, font tombés dans le défaut oppofé. ,

Michel-Ange eft peut-être le feul de qui l'on puiffe dire avec vérité qu'il a égalé à cet égard les anciens ; mais il ne mérite cet eloge que dans ceux de fes ouvrages où il a repréfenté des figures mâles & robuftes, en qui les nerfs & le jeu des mufcles font fortement prononcés ; car on fait que ce célèbre artifte n'étoit pas heureux à rendre la fleur de la jeuneffe & les teintes délicates de la beauté; il donnoit à fes femmes plutôt l'air des Amazones que celui des Graces.

Les Grecs n'ont jamais perdu de vue ce point important, qu'ils regardoientcomme une circonftance effentielle de leur art, même dans les ouvrages du travail le plus difficile, tel que celui des pierres gravées. Qu'on.examine le Diomède & le Perfée de Diqfcoride (i), l'Hercule avec Iole de la main de Teu^er (2) , & l'on pourra fe former une idée du talent inimitable des Grecs dans cette partie.

Parrhafius eft,en général regardé comme l'artifte Grec qui a donné à fes figures le contour le plus vigoureux.

Les draperies des flatues Grecques paroiffent, pour ainfi dire, tranfparentes, & le contour élégant du corps y eft exprimé à travers le marbre , comme s'il n'étoit en effet couvert que d'une gaze légère.

ISAgrippine & les trois Vejlales qui font dans le cabinet des antiques à Drefde, méritent place parmi les modèles les plus parfaits du grand ftyle. Il eft très-probable que cette Agrippine n'eft pas la

(1) VoyttStokh, Pierres gravées, PI. XXIX, XXX.

(2) Voyci Mai. Flor. T. II. tab. y.

mère de Nëron , mais la femme de Germanicus ; car elle refiemble beaucoup à une ftatue de cette dernière Agrippine qu'on voit encore dans le fallon qui conduit à la bibliothèque de Saint Marc à Venife. L'Agrippine de Drefde eft une figure plus grande que nature, affife, ayant la tête penchée & appuyée fur fa main droite. Sa belle phyfionomie exprime avec la plus grande force une femme abîmée dans la réflexion, & qu'une triftefle profonde rend inattentive aux objets & aux impreffions du dehors. L'artifte a eu vraifemblablement en vue de repréfenter cette héroïne dans le moment où elle reçut la nouvelle de fon exil dans l'île de Pandataire.

Les trois Veftales méritent une attention particulière , par la grande manière dont les draperies font exécutées. Elles égalent à cet égard, furtout celle qui eft plus grande que nature, la Flore du palais Farnèfe , & d'autres ouvrages Grecs du premier rang. Les deux autres, qui font de grandeur naturelle, ont une reffemblance fi parfaite , qu'il y a tout lieu de croire qu'elles font forties du même cifeau; elles ne diffèrent que par les têtes, dont l'une eft d'une plus belle exécution que l'autre. Les cheveux bouclés de la plus belle jle ces têtes font difpofés en forme defilions, depuis le front jufque dans la nuque du col, où ils font liés enfemble. Les cheveux de l'autre font liffes fur le fommet de la tête, & le refte des cheveux, qui font bouclés, eft raffemblé par un ruban. Il eft probable que cette dernière tête eft d'un habile artifte moderne, & qu'elle y a été ajoutée après coup, pour reftaurer cette ftatue. Ces deux figures n'ont point de voile fur la tête; mais il ne faut cependant pas en conclure qu'elles ne repréfentent pas des Veftales, car on connoît plufieurs autres ftatues de Veftales fans voiles ; & il paroît, par les plis épais de la draperie jetée fur le col, que le voile, qui ne compofoit pas une partie féparée & particulière du vêtement des Veftales, eft repréfenté à ces ftatues comme replié dans la nuque du col.

Ces trois morceaux peuvent être regardés comme le premier fruitde l'importante découverte d'Herculanum ; ils furent portés en Allemagne, lorfque le deftin de cette ville n'étoit encore connu que par une lettre de Pline le jeune, où il raconte la mort de fon oncle qui périt dans la même cataftrophe qui enfevelit Herculanum dans les entrailles de la terre. Ils furent découverts à Portici en 1706, dans une fouille qu'on y fit à la maifon de campagne du prince d'Elbeuf, & furent envoyés à Vienne, avec d'autres ftatues de marbre & de bronze, pour le prince Eugène, qui fit conftruire un magnifique fallon pour les y placer. L'éleâeur de Saxe les acheta enfuite ; & ils font encore un des principaux ornemens du cabinet de Drefde. Cependant avant que ces ftatues quittaffent Vienne, le célèbre Matielli, à qui, fuivant Algarotti, » Policlète donna la règle, & Phidias le y» cifeau », copia ces trois veftales en plâtre, avec tout le foin pofïible, pour fe confoler ainfi de la perte de ces chefs-d'œuvres.

Par le mot draperie on entend tout ce qui dans l'art fert de vêtement au nud des figures, & les étoffes volantes. Cette partie eft, après la belle nature, & la noblefie du contour, la troifième qu'il faut étudier dans les produâions des anciens artiftes.

Les vêtemens des trois Veftales dont nous venons de parler, font defîmes avec une grace inexprimable. Les petits plis fortent, par la douce gradation d'une courbe infenfible, des grandes parties de la draperie, & vont fe perdre de nouveau dans ces mêmes parties, avec une noble liberté , fans violer l'harmonie de la compofition, & fans cacher le .beau contour du corps, qui fe laiffe voir dans toute fa perfection à travers cette élégante draperie.

Il faut cependant rendre juftice à différens' grands artiftes modernes, particulièrement à quelques peintres, en obfervant que, s'ils fe font écartés de la manière Grecque dans l'habillement de leurs figures, ils l'ont fait fans violer les règles du vrai & du beau.Les Grecs prenoient pour modèles, des étoffes légères , qu'ils appliquoient toutes mouillées fur le corps, dont les contours fe marquoient très-diftin&ement à travers ce vêtement tranfparent. Le col & la gorge d'une belle Grecque déployoient tous leurs charmes à travers un voile très-léger, qui, à caufe de cela, étoit appelé

Peplon; & le refte de leur habillement étoit dans le même goût.

On voit néanmoins par les bas-reliefs, que les anciens n'ont pas toujours fait ufage de ces draperies légères. Les anciens tableaux, les bufles. antiques, 8c futtout le beau Caracalla de la galerie de Drefde viennent auffi à l'appui de ce fentiment.

Dans les tems poftérieurs, la forme des habillemens a été abfolument changée, & l'on femble avoir donné dans une extrémité oppofée, en chargeant plufieurs épaiffes draperies l'une fur l'autre. Cette circonftance a obligé les artiftes modernes à s'écarter de la manière des Grecs, & à former de grandes maffes , dans lefquelles ces maîtres n'ont pas moins développé de génie que les anciens dans leur manière.

Carie Maratte & Solimène ont porté ce dernier genre de draperie au plus haut degré de perfection ; mais la nouvelle école Vénitienne, en voulant aller au-delà , eft tombée dans une manière roide& défagréable, & n'a fait que charger en cherchant de grandes maffes.

Parmi les traits de pe.rfeâion les plus frappans qui diftinguent les produâions des artifles Grecs, il y en a un qui mérite une attention particulière, parce qu'on le remarque dans toutes les meilleures flatues, & qu'il feroit difficile de le rencontrer ailleurs : je veux parler de cette noble {implicite, de cette grandeur tranquille , qu'on admire dans les attitudes & dans l'expreffion. Comme le fond de l'océan refte calme & immobile pendant que la tempête trouble fa furface, de même l'expreffion qui règne dans une belle figure Grecque , peint une ame toujours grande & tranquille au milieu des fecouffes les plus violentes & des paffions les plus terribles.

Ce caraâère fublime de grandeur fe fait remarquer dans toute fa beauté à travers les expreffions touchantes de douleur qui fe peignent fur le vifage du fameux Laocoon, & dans les mouvemens convulfifs de fes membres. La violence de fes tourmens eft imprimée fur chaque mufcle , & femble enfler tous fes nerfs ; on la voit furtout exprimée avec une énergie fingulière par la contraâion de l'abdomen & des parties inférieures du corps ; cette expreffion eft fi vive, que le fpectateur attentif partage une partie des fouffrances dont elle eft l'image : il n'y a cependant dans l'attitude & la phyfionomie de cette figure admirable aucun fymptôme d'égarement ou de défefpoir. On n'y apperçoit pas la moindre apparence de ce cri épouvantable que Virgile fait pouffer à Laocoon dans ce moment terrible : l'ouverture dela bouche, trop petite pour exprimer un femblable cri, indique plutôt un foupir arraché par les angoiffes de la douleur, mais à demi étouffé, ainfi que Sadolet l'a décrir. Les fouffrances du corps & l'élévation de l'ame fe peignent dans tous les membres avec une égale énergie, & forment le caractère le plus grand, & le plus fublime contrafte qu'on puiffe imaginer. Laocoon fouffre, mais comme le Philoflète de Sophocle : fon horrible fituation déchire le cœur, mais nous infpire en même tems le defir d'être en état d'imiter fa conftance & fa magnanimité dans, les malheurs qui peuvent nous arriver

L'expreffion d'une ame forte & grande furpafle infiniment l'imitation de ce qu'on appelle la nature choifie. Pour donner au marbre ce caraâère de grandeur, l'artifte doit l'avoir dans fon ame, & ne peut le tirer que de là. La Grèce préfenta fouvent dans la même perfonne l'artifte & le fage, & Métrodore n'eft pas le feul modèle de cette heureufe union. La philofophie prêtoit une main fecourable aux beaux-arts, animoit leurs productions des fentimens les plus nobles, & y foufHoit, pour ainfi dire, uèe ame fupérieure à celle des mortels ordinaires.

On peut bbjeâer que l'artifte auroit dû couvrir fon Laocoon d'une draperie , afin d'obferver la décence que fembloit exiger fon caraâère de prêtre ; mais par là il auroit caché un grand nombre de beautés, & rendu moins frappante l'expreffion de la douleur. Bernin nous dit qu'en examinant attentivement cette fameufe ftatue, il avoit obfervé dans la roideur de la cuifle l'effet que le venin du ferpent commençoit à produire.

Les attitudes & les mouvemens dont la violence, le feu & l'impétuofité font incompatibles avec cette grandeur calme dont je parle, étoient regardés par les Grecs comme défeâueux, & ce défaut s'appelloit Parmthyrjîs.

Plus nous fuppofons de tranquillité dans l'état du corps, plus il fera propre à exprimer le véritable caractère de l'ame. Au contraire, toutes les attitudes qui s'éloignent trop de cet état de férénité & de repos, repréfentent une ame dans un état forcé, violent & hors de nature. Il eft vrai que l'ame fe peint d'une manière plus frappante & plus vive lorfqu'elle eft agitée de paffions fortes & impétueufes ; mais elle ne montre jamais tant de grandeur & de dignité que lorfqu'elle eft calme & tranquille. La véritable grandeur a un certain degré de permanence & de confiftance, qu'on ne peut pas trouver dans les émotions paffagères & momentanées des paffions violentes : le grand artifte, ainfi que l'obfervateur judicieux , doit bien distinguer la paffion,ducaraâère. Si l'on ne trouvoitdans le Laocoon que l'expreffion de la foufïrance & de la douleur, l'artifte feroit tombé dans le défaut dont j'ai parlé ; mais pour l'éviter & pour repréfenter la fermeté & la conftance de ce héros mourant, l'habile ftatuaire a choifi l'attitude & les mouvemens les plus voifins de l'état de repos, qui puffent convenir à la Situation épouvantable de cet infortuné. Cependant au milieu même de ce repos, l'ame eft caractérifée par des traits qui la diftinguent d'une manière particulière : quoique calme elle eft aftive, & fa tranquillité ne reffemble ni à l'infenfibilité ni à l'indifférence.

Le goût & la manière des artiftes modernes les plus célèbres font direâement oppofés à cette

admirable admirable méthode. Ils choififfent fuf-tout les attitudes les plus hardies ,& Veulent toujours exprimer les efforts les plus extraordinaires du fentiment ôcde l'aâion; & c'eft ce qu'ils appellent travailler avec génie, avec feu, avec hardieffe. Ils font furtouc. un grand ufage du contrarie , qu'ils regardent comme la perfection de l'art. L'ame qui anime leur* figures reffemble à une comète qui s'élance audelà des bornes prefcrites aux autres corps céleftes. Si nos artiftes pouvoient fe livrer fans contrainte à ce goût mal-entendu, ils ne repréfenteroient dans leurs ftatues & dans leurs tableaux que des Ajax ou des Capanées.

Les beaux arts ont, comme l'efpèce humaine, leur période d'enfance -, & il eft probable que, dans l'enfance de la peinture & de la fculpture , ainfi que dans celle de la poéfie, le merveilleux a été reçu avec plus d'empreffement que le vrai beau, & que les imitations exagérées & les images étonnantes étoient les plus sûres du fuccès. C'eft dans cette difpofition fans doute que nous devons chercher l'origine de ces expreffions hyperboliques qui rendirent les tragédies d'Efchyle , & fon Aga* memnon fur-tout, plus obfcures & plus embrouillées que les énigmes d'Heraclite. Il eft très-vraifemblable que les premiers peintres Grecs n'eurent pas un meilleur goût que les premiers poetes tragiques»

Tout ceci eft conforme à la marche de la nature humaine. Les premiers mouvemens de l'homme font vifs, véhémens, impétueux ; ce n'eft que paf

C

degrés qu'il parvient à mettre dans fes a&ions plus de fang-ftoid, de calme & de régularité, & qu'il apprend à approuver dans les autres cette même retenue.

Il n'y a que les grands maîtres qui favent combien la repréfentation des mouvemens tranquilles de l'ame eft difficile :

Ut fibi quivis

Speret idem, fudet multùm, fruftràque laboret Aufus idem. Horat.

Les hommes médiocres réuniffent mieux à ex- primer les paffions violentes. La Fage, ce fameux deffinateur, eftrefté, malgré toute fa réputation, fort au deffous des anciens. Dans fes ouvrages tout eft en mouvement; il eft impofïible de les regar- der fans éprouver une forte de perplexité & de confufion. On croit voir une compagnie nom- breufe, où tout le monde parleroit à la fois.

J'ofe afîurer que les grands traits de cette noble {implicite, de cette grandeur tranquille qui caraâerifent les ftatues Grecques, s'obfervent plus ou moins fenfiblement dans les ouvrages des hommes de génie qui ont écrit pendant le fiècle d'or des lettres en Grèce, & particulièrement dans les produâions des difciples de Socrate. Ce même caraâère diftinguele génie de Raphaël, & conftitue ce degré fupérieur de mérite qui l'a élevé fi fort au deflus des artiftes modernes ; & l'on fait que cette fupériorité eft entièrement due à l'étude conftante qu'il a faite de l'antiquité. La nature l'avoit doue'

de cette élévation d'ame extraordinaire qui le rendoit capable de faifir l'efprit des artiftes anciens, & de goûter les beautés de leurs productions immortelles , dans un âge où les ames ordinaires font plus frappées du faux brillant du merveilleux, que de l'éclat pur & vrai du grand & du fublime.

Il faut avoir les yeux accoutumes à contempler des beautés de ce genre, & un goût formé par l'étude des anciens, pour appercevoir toutes les beautés qui abondent dans les ouvrages de Raphaël. Le fpeâateur, qui fera ainfi .préparé, démêlera les traits les plus nobles de grandeur & d'énergie dans la tranquillité même & le repos qui diftinguent les principales figures de fon Attila, & qui les font paroi* tre inanimées aux yeux des oblervateurs ordinaires. L'évêque de Rome, qui, dans ce fameux tableau, engage le roi des Huns â fe défifter de fon entreprife de faccager la ville, n'eft pas repréfenté avec le gefte animé & l'attitude d'un orateur; non: il n'y paroît qu'avec l'air ferein & impofant d'un vieillard vénérable , dont la préfence fuffit pour calmer la tempête. Il nous rappelle cette belle peinture de Virgile:

Tum pietate gravem ac meritis fi forte virum quem Confpexere... filent, arreitifque auribus adftant. ^£n.

Même fous l'œil farouche du prince barbare, la phyfionomie du pontife Romain exprime cette férénité d'ame qui naît d'une confiance entière elt Dieu. Les deux Apôtres qui font repréfentés dansi les nuages n'ont point l'air d'anges deftruâeurs 1 mais, s'il eft permis d'employer une image profane pour un fujet facré, ils reffemblent plutôt au Jupiter d'Homère, qui, par un feul mouvement de fes fourcils, fait trembler l'Olympe jufque dans fes fondemens.

L'Algarde, en repréfentant ce même fujet en relief fur un autel de l'églife de Saint-Pierre à Rome, a été bien loin de pouvoir donner à fes deux apôtres la tranquillité expreffive des figures du grand Raphaël, qui ont cet air vénérable & impofant qui convient aux miniftres de Dieu; tandis que l'Algarde les a armés de pied en cap, & en a fait deux foldats communs.

Je vois avec peine combien de beautés ont échappé aux obfervateurs ordinaires dans le fameux Saint Michel du Guide, qui eft dans l'églife des Capucins de Rome ; & je fuis fâché de remarquer que parmi ceux même qu'on appelle connoijfeurs , il y en ait fi peu qui aient fenti toute la fublimité de l'expreffion que le peintre a donnée à fon archange dans ce beau tableau. On préfère généralement le Saint Michel de Concha à celui du Guide (i), parce que les traits les plus frappans de la colère & de la vengeance font exprimés dans la tête du premier ; mais quelle fupériorité de grandeur dans le dernier ! L'archange, après avoir vaincu l'ennemi de Dieu & de l'homme, remonte au ciel avec un air ferein & tranquille, femblable à l'ange de vengeance que M. Addifon a peint dans trois

(1) Voyei Wright's Travels.

beaux vers de fort poëme de la Campagne : CALME & SEREIN, il conduit l'impétueux ouragan; & SATISFAIT d'exécuter les ordres du Tout-Puijfant} il vole fur le tourbillon, & dirige la tempête (i).

Le ftyle & la manière de Raphaël fe montrent au plus haut degré de perfeâion dans un fameux tableau de ce grand maître, qu'on voit encore à la galerie de Drefde, & que Vafari dit être du meilleur tems de ce peintre. Il contient fix figures : la Vierge & l'Enfant Jefus, faint Sixte & fainte Barbe à genoux aux deux côtés de l'enfant , & deux anges fur le devant. C'étoit autrefois un tableau d'autel du couvent de faint Sixte à Plaifance ; les connoiffeurs y venoient en foule pour en admirer les beautés , comme ils alloient anciennement à Thefpies admirer le célèbre Cupidon de Praxitèle.

On remarque dans l'ouvrage de Raphaël un mélange merveilleux d'une douce innocence & d'urçe majefté céîefte exprimées fur la phyfionomie de la Vierge. Toute fon attitude annonce une fatisfaêVion.calme, une félicité infinie, & cette tranquillité fublime, qui, dans les ftatues Grecques, donnent tant de dignité aux vifages des divinités. Il e/î impoffible de concevoir rien de plus grand, de plus noble que le contour de cette figure admimirable. L'enfant Jefus, que la Vierge tient fur

(i) Calme anifcrene he drives the furious blaft; KnApleas' A th'almighty's orders to perform, Rides in the vhitl-wind, and direfts the Storm.

fon bras, eft caraâérifé par certains rayons d'une majelté divine, qui percent à travers l'air naïf & gai de l'enfance. Sainte Barbe eft à genoux aux pieds de la Vierge, dans une adoration tranquille, mais d'une expretïîon bien au deffous de celle de la figure principale ; cependant le peintre a fu y fuppléer en quelque forte, par la douce harmonie qui règne dans les traits de fa belle phyfionomie. L'air du faint annonce un vénérable vieillard , qui, dès fa jeuneffe, a été pénétré de l'amour de Dieu. Le refpeâ que fainte Barbe porte à la Vierge eft exprimé par fon attitude : fes deux belles mains font collées contre fa poitrine ; tandis que le faint avance, une main pour faire connoître le fentiment qui remplit fon ame; & par ce contrafre , Raphaël., en mettant plus de variété dans les mouvemens de fes figures, a rendu fagement le caractère actif. de l'homme , & la fenfibilité concentrée de la femme.

Il eft vrai queletems a fenfiblement diminué l'effet de ce fameux tableau : la force & la vivacité du coloris en font affoiblies ; mais l'ame & l'énergie que la main créatrice de Raphaël a imprimées à ce chef-d'œuvre, le rendent encore aujourd'hui un des plus beaux & des plus intéreffans qu'ait laiffés ce grand homme.

Qu'on ne cherche pas dans les ouvrages de cet artifte immortel ces beautés de détail & ce fini recherché qui rendent les productions des peintres Flamands fi précieufes aux yeux de quelques corr

noiffeurs: on n'y trouvera ni les efforts induftrieux d'un Netfcher ou d'un Douw, ni les carnations d'ivoire d'un Van-der-Werff, ni la manière froide, léchée & inanimée de quelques Italiens modernes.

Après avoir étudié dans les ftatues Grecques le choix & l'expreffion de la belle nature, le trait fublime & élégant des contours, la nobleffe des draperies, un artifte fera bien d'étudieraufïî la partie manuelle & méchanique des opérations des ftatuaires Grecs.

Il eft conftant que les anciens faifoient prefque toujours leurs premiers modèles en cire; les artiftes modernes y ont fubftitué la glaife ou quelqu'autre fubftance molle ; ils trouvèrent qu'elle étoit bien plus propre , furtout pour rendre la chair, que la cire, qui leur parut trop tenace & trop dure.

11 ne faut cependant pas croire que cette méthode e'toit inconnue aux Grecs-, c'eft même en Grèce qu'on imagina les premiers modèles de terre graffe (i). L'inventeur eft Dibutade de Sicyone;

(1) Le Plaflique ou l'art de modeler des figures en glaife, en ftuc, 8c en plâtre , a fans doute précédé l'art de la fculpture. Les première» ftatues des Dieux ont été faites d'argile. Pline, ( Nat. Hift. i. XXXIV. c. y.parag. 16.) dit : Plaflicc prior quant fiatuaria fuit. Ce même écrivain, (L. XXXV. c. 12. parag. 41) nous apprend auffi â la vérité que Dibutade a été le premier inventeur du Plaflique; mais il ajoute cependant que d'autres attribuent l'invention de cet art à Rhccus & Théodore de l'île de Samos , long-tems avant que les Bacchiades euffent été chaffés de Corinthe, & que Démarate, ayant été exilé de cette ville ,conduifitavec lui Euchir & Eugrammos, qui portèrent en Italie l'art de faire des ftatues d'argiie.

Quoi qu'il en foit, il paroit certain que l'invention du Plaftique doit

& l'on fait qu'Arcéfilas, l'ami de Lucullus, fe fit une plus grande réputation par fes modèles de terre que par toutes fes autres compofûions. Cet artifte modela ainfi pour Lucullus une figure repréfentant le Bonheur, pour laquelle il reçut feize mille fefterces, Oâave lui donna un talent pour le modèle d'une coupe qui fut enfuite travaillée en or. Ces récompenfes magnifiques montrent jufqu'à quel degré d'enthoufiafme la nobleffe Romaine portoit fon amour pour les beaux arts.

être attribuée aux Grecs ; mais nous ne favoris néanmoins pas bien exa&ement a quel tems on peut la faire remonter ; car quand même nous adopterions avec M. le Comte de Caylus , (Traites, tom. II. p. 2J3), le dernier fentiment, & quand nous fixerions l'expulfion des Bacchiades à la trentième olympiade, & par conféquent à l'an du monde 3320 , nous ne pouvons cependant pas diflimuler que Pline aflure que le Plaftique a été inventé bien long-tems auparavant. Par ces mots : tnulto ante, il a fans doute voulu dire plufieurs fiècles; car le bouclier d'Achille, dont le Comte de Caylus a donné le deffin, Traités, (om. II. p. 231. ) , qui lui avoit été communiqué par Boivin ; car ce bouclier, dis-je, eft décrit par Homère, dans le dix-huitième livre de fon Iliade, comme un travail admirable en fculpture.

Cet art étoit donc déja connu chez les Grecs, avant la deftruction de Troie, c'e(l-à-dire avant l'an 2792. Or, fi nous plaçons Euchir & Eugrammo; à cette époque, il eft très-poflible que ce foient ces artiftes qui aient poté le Plaftique en Italie. Mais fuivant le premier fentiment rapporté par Pline, cela ne peut pas être ; car alors l'invention de la fculpture devroit être placée dans la cinquantième olympiade, c'eft-à-dire à-peu-près vers l'an 34c o, tems où les Etrufques avoient déja porté cet art à un certain degré de perfeftion. Suivant Diodore de Sicile. (Biblioth. Hifi. L. ;o. c. 98.), les (Utuaires Telecle & Théodore, fils de Rechus, (ou, pour mieux dire, Rechus fils de Philas, & Théodore, fils de Télecle}, fe font arrêtés pendant quelque tems en Egypte, & ont enfuite parlé à Samos, où ils ont fait, dans le ftyle Çrec, la fameyfe ftatue d'Apollon Pythien

Cette note eft tirée d'un livre Allemand intitulé Hijioire & Principes des Beaux Arts, de M. Bufching, connu par fon excellente Géographie,

Si la glaife pouvoit conferver quelque tems fon humidité, elle feroit la fubftance la plus convenable pour les modèles des fculpteurs; mais dès qu'on l'expofe au feu, ou qu'on la laiffe fécher à l'air, les parties folides deviennent plus compaSes, & la figure fe réduit à un plus petit volume. Cette diminution feroit indifférente fi elle affe&oit également toutes les parties de la figure; mais il arrive que les plus petites parties fe fèchent plus tôt que les grandes ; & il en réfulte néceffairement une altération fenfible dans la fymmétrie & les proportions de la figure.

Cet inconvénient n'a pas lieu dans les modèles qu'on fait de cire. Il eft, à la vérité, très-difficile de manier la cire fuivantla méthode ordinaire, de façon à lui donner tout le poli néceffaire pour exprimer la molleffe des chairs; mais on peut remédier à cet inconvénient, en formant d'abord un modèle en terre, qu'on moule enfuite en plâtre, & qu'on jette enfin en cire.

Après avoir ainfi préparé le modèle, il relte à confidérer la manière de travailler le marbre. La méthode que fuivoient les Grecs paroît avoir été très-différente de celle que les artiftes modernes ont préférée. Dans les ftatues anciennes, nous remarquons les preuves les plus frappantes de la liberté & de la hardiefie qui dirigeoient chaque coup de cifeau; l'artifte, sûr de la juftéfle de fon idée & de la fermeté de fa main, portoit ce caractère de précifion & d'affurance dans les plus petites parties de fon travail. Nous n'y appercevons aucune marque de défiance ou de timidité, ni rien qui puiffe nous biffer imaginer que l'artifté ait eu befoin de corriger fon premier trait : il feroit difficile de trouver, même dans les produâions Grecques du fecond rang, la marque d'un trait donné à faux, ou d'une touche hafardée. Cette fureté & cette précifion du cifeau tenoient fans doute à des règles plus parfaites que celles qu'obfervent aujourd'hui nos artiftes.

Voici la méthode généralement obfervée par nos fculpteurs modernes. Après avoir étudié leur modèle avec toute l'attention poffible, ils tirent fur ce modèle des lignes horizontales & perpendiculaires, qui fe coupent à angle droit, après quoi ils copient ces lignes fur le marbre , comme le peintre les tranfporte fur la toile, lorfqu'il veut copier un tableau, ou le réduire à une proportion plus petite.

Ces lignes tranfverfales forment des quarrés en nombre égal fur le marbre & fur le modèle, & préfentent bien les mefures exaâes des furfaces fur lefquelles l'artifte doit travailler; mais elles ne peuvent marquer avec une égale précifion les profondeurs proportionnées à ces furfaces. Il eft vrai que le ftatuaire peut déterminer ces profondeurs, en les comparant à celles du modèle ; mais comme l'œil eft fon unique guide, il eft toujours plus ou moins expofé à fe tromper : il craint toujours d'emporter trop ou trop peu de marbre, & fon incertitade fe laiffe appercevoir dans chaque coup de cifeau.

Il eft également difficile de déterminer par ces lignes tranfverfales les contours extérieurs & intérieurs de la figure, ou de les tranfporter du modèle fur le marbre. Par contour intérieur j'entends celui qui eft décrit par les parties qui s'approchent du centre, & qui ne font pas marquées d'une manière frappante.

Il faut remarquer de plus que dans une compofition laborieufe & compliquée qu'un artifte ne peut exécuter fans fecours, il eft fouvent obligé d'employer des mains étrangères, qui ne font ni affez exercées , ni affez habiles pour bien rendre fes idées. Un feul coup de cifeau trop profond produit un défaut irréparable ; & cet accident peut arriver aifément, lorfque les profondeurs font déterminées avec fi peu de précifion.

Il eft impoffible auffi que le ftatuaire qui, en commençant à travailler un bloc de marbre, y perce fes profondeurs avec le foret, auffi loin qu'elles doivent aller, & non à fur & à mefure que fon ouvrage avance ; il eft impoffible, dis-je, que de cette manière il ne tombe pas dans des défauts confidérables , qu'il lui fera difficile de corriger en fuite.

La méthode dont je parle a encore un autre inconvénient; les lignes du modèle que l'on copie fur le marbre , font en partie effacées par chaque coup de cifeau : on eft donc obligé de les réparer fans ceffe, ou d'en fubftituer de nouvelles ; ce qui doit fouvent occafionner des méprifes.

Les différens inconvéniens de cette méthode ont engagé plufieurs habiles artiftes à en chercher une autre qui fût moins fujette à l'incertitude & aux erreurs. L'Académie Françoife établie à Rome i donné l'idée d'une méthode de copier les ftatues antiques, que quelques Sculpteurs ont employée avec fuccès, même d'après des modèles de glaife ou de cire.

On fixe au deflus de la ftatue qu'on veut copier jn châffis ou équerre, dont la grandeur eft. en raifon de celle de la ftatue ; & de ce châffis on fait defcendre des fils perpendiculaires, avec un plomb attaché au bout, fur chaque face du châffis. Par .!e moyen de ces fils on parvient à deffiner plus exaâement les contours extérieurs de la flatue, que par les lignes tranfverfales de la première méthode. Ils donnent auffi au ftatuaire une plus grande facilité de faifir la mefure exaâe des plus fortes faillies & des plus grandes profondeurs, par ie degré d'éloignement où ils fe trouvent des parties qu'ils couvrent; il peut par conféquent travailler avec plus de liberté & de hardieffe.

Cependant, comme il eft difficile de déterminer exaâement une ligne courbe par une feule ligne droite, on ne peut nier que les contours de la ftatue ne font indiqués que d'une manière trèsdouteufe à l'artifte, & qu'il fe trouvera fans guide & fans fecours toutes les fois qu'il aura à imiter les parties fuyantes ou tournantes de la furface principale.

Il faut convenir aufli qu'il fera très-malaifé d'obtenir de cette façon la jufte proportion des deux ftatues : il faudra donc la chercher par des lignes horizontales qui coupent à angles droits les fils perpendiculaires. Mais il s'offrira alors une nouvelle difficulté, c'eft que les rayons de lumière des quarrés formés par les lignes placées à une certaine diftance de la ftatue, formeront dans l'œil de l'artifte un angle d'autant plus ouvert, & par conféquent lui paraîtront plus grands, à mefure qu'ils feront plus près ou plus éloignés de fon point de vue.

Il eft vrai que la méthode de ces fils perpendiculaires eft encore la meilleure qu'on ait trouvée pour copier les ftatues antiques, avec lefquelles on ne peut pas agir comme on le voudroit; mais elle n'eft pas affez sûre pour l'employer avec d'autres modèles, & cela pour les raifons que nous avons indiquées plus haut.

Michel-Ange avoit imaginé une nouvelle méthode de copier les ouvrages des anciens, & l'on ne peut qu'être furpris de ce qu'aucun ftatuaire n'ait encore imité en cela ce grand maître ; quoique ce foit fans doute par ce moyen que ce Phidias moderne, & le plus habile artifte après les Grecs, eft parvenu à égaler de fi près fes grands modèles ; 8c il eft certain qu'il n'y a pas de meilleure méi thode connue pour rendre avec vérité toutes les beautés fenfibles des anciens ouvrages de l'art.

Vafari (1) nous a donné de cette méthode de Michel-Ange une defcription affez embrouillée 6c affez imparfaite : en voici la fubftance.

Michel-Ange prenoit un vafe plein d'eau , dans lequel il plaçoit fon modèle de cire, ou de telle autre matière dure; de manière que les parties les plus élevées du modèle failloiem feules hors de l'eau , & que les autres en étoient couvertes. Il continuoit cette même opération, en faifant baifferla maffe de l'eau jufqu'à ce que le modèle entier fe trouvât à découvert. C'eft de cette même manière, dit Vafari, que Michel-Ange travailloit le marbre : il commençoit par indiquer les parties faillantes, & enfuite peu-à-peu les profondeurs Sc les parties fuyantes.

Il paroît que Vafari n'a pas bien compris la méthode de fon ami, ou qu'il n'a pas rendu d'une manière claire l'idée qu'il en avoit.

(1) Vafari, Vite de' Pittori, Scalee Archit. edit. 156S.part.-IIf,

p. 776 Quatro prigioni bozzati, che portano infegnare a cavare

de' marmi le figure con un modo ficuro da non iftorpiare i farti, che ir modo é quefto, che s'è fi pltgliaffi una figura di cera, ó d'altra mateteria dura, e fi metterti a giacere in una conca d'acqua, la quale acqua effendo per la fua natura nella fua fommità piana a pari, alzando la detta figura a poco a poco del pari cosi vengono a {coprirti prima le parti più relevate e a nafeonderfi i fondi, cioè le parti più bade della figura, tanto che nel fine ella cofi viene feoperta tutta. Nel medefimo modo fi debbono cavare con lo (carpello le figure de' marmi, prima (coprendo le parti più rilevate, e di mano in mano le più balìe, il quale modo fi vede offervato da Michel-Anguelo ne' fopra detti prigioni, i quali Sua Eccellenza vuole che fervino per efempio de fuoi Accademici.

La forme du vafe pour contenir l'eau n'eft pas décrite avec affez d'exactitude. L'apparition infenfible du modèle hors de l'eau doit paraître difficile, & demande plus d'art que Vafari n'en a voulu faire connoître. Il eft d'ailleurs à préfumer que MichelAnge aura bien étudié & combiné la méthode qu'il a voulu adopter. Voici fans doute la route qu'il aura fuivie :

L'artifte prenoit un vafe proportionné à la maffe

de fa figure, que nous fuppoferons ici être un

quarré long. La fuperficie des bords de ce vafe ou

plutôt de cette caiffe, étoit divifée en certains

degrés , qu'il tranfportoit enfuite avec un compas

de proportion fur le marbre qu'il vouloit travailler.

Les ais intérieurs étoient de même divifés en

certaines lignes, depuis le bord jufqu'au fond. C'efl

dans cette caiffe ainfi préparée qu'il mettoit fon

modèle ; après quoi il la couvrait d'un treillis,

dont les fils répondoient aux divifions des bords

de la caiffe, pour porter ces mêmes lignes fur fon

marbre; & c'eft probablement alors qu'il commen

çoit à fe fervir du cifeau ; c'eft-à-dire après avoir

couvert fon modèle d'eau, jufqu'à la partie la plus

faillante, qu'il laiffoit à découvert. Après avoir con

fldéré & étudié la partie de la figure deffinée qui

devoit être la plus faillante , il faifoit écouler une

certaine quantité d'eau, pour faire paraître une

plus grande maffe de la partie faillante du modèle; & exécutoit enfuite cette partie, en fuivant avec exaâitude les divifions tracées fur les ais de fa caiffe. Si une autre partie de fon modèle paroiffoit à découvert pendant ce travail, ill'exécutoit également; & en fuivant cette route, il en agiffoit de même par rapport à toutes les parties avancées ou Taillantes.

Ce travail fini, Michel-Ange faifoit écouler une nouvelle quantité d'eau, jufqu'à ce que les profondeurs du modèle parufient ; tandis que les lignes tracées fur l'intérieur de la caiffe lui indiquoient toujours de combien de degrés l'eau avoit diminué; & la fuperficie de cette eau fervoit en même tems à lui faire connoître combien de lignes il lui en reftoit de profondeur. Un pareil nombre de degrés tracés fur fon marbre lui marquoit exaâement les proportions qu'il devoit obferver dans l'exécution de fon ouvrage.

L'eau ne lui indiquoit pas feulement les maffes Taillantes & les profondeurs, mais auffiles contours de fon modèle ; & l'efpace entre le côté intérieur de la caiffe & le contour de la ligne que décrivoit l'eau , dont les degrés des deux autres côtés marquoient la grandeur, lui fervoit de règle sûre pour favoir combien il pouvoit abattre de marbre de fon bloc.

Maintenant Pouvrage n'eft encore qu'ébauché, quoiqu'il ait déja acquis une forme régulière : voyons ce qu'il reftoit à faire à l'artifte. La fuperficie de l'eau lui a tracé une ligne, dont les points

  • >vt»-Ames

extrêmes des parties faillant.es forment partie. Cette ligne s'eft prolongée perpendiculairement, en raifon de la diminution de l'eau ; & l'artifte a fuivi ce mouvement avec fon cifeau, jufqu'au moment où l'eau a laiffé à nu le dernier trait des manes faillantes, qui va fe perdre dans la furface plane de la flatue II a donc enfin parcouru l'échelle entière des degrés tracés fur les ais intérieurs de la caiffe de fon modèle, dont il a fuivi les divifions agrandies fur l'ouvrage qu'il exécute ; & la ligne d'eau Ta conduit jufqu'aux derniers contours de fa ftatue, de forte que fon modèle fe trouve entièrement â découvert.

Mais comme il vouloit donner à fa flatue une belle forme, il couvroit de nouveau fon modèle d'eau, jufqu'à la hauteur qu'il jugeoit convenable, & comptoit enfuite les degrés de fa caiffe jufqu'à la ligne d'eau qui avoit fervi à lui indiquer la hauteur de la partie la plus faillante. C'eft fur cette même partie faillante de fa ftatue qu'il pofoit alors bien perpendiculairement fon équerre, pour prendre la mefure depuis la dernière ligne d'en bas jufqu'à la profondeur. S'il trouvoit un nombre égal de divifions fur l'échelle de la caiffe & fur fa ftatue, il regardoit cette exacte correfpondance des divifions comme une preuve géométrique qu'il avoit obtenu la précifion qu'il défiroit donner à fon ouvrage.

En répétant ce travail» il cherchoità exprimer la compreffion & l'aâion des mufcles & des nerfs, & le jeu des autres parties délicates & déliées du

D

corps. L'eau qui entouroit jufqu'aux parties les plus imperceptibles de fon modèle, en deffinoit d'une manière marquée le contour le plus exact. Cette méthode n'empêche point qu'on ne mette le modèle fous tous les afpeâs poffibles. Pofé de profil, l'artifte y découvrira tout ce qui aura pu lui échapper d'abord ; & dans cette attitude il verra non-feulement le contour extérieur des parties faillantes & des parties concaves de fon modèle, mais en même tems fon diamètre entier. Il réfulte donc de ce que nous venons de dire que rien n'eft plus précieux pour un artifte qu'un modèle exécuté par un cifeau habile, dans le goût fublime des anciens; & c'eft par cette route que Michel-Ange eft parvenu à l'immortalité.

Mais les artiftes modernes, quand même ils feroient doués par la nature d'un talent fupérjeur, ne pourroient fuivre cette méthode longue & pénible : le befoin de pourvoir à leur fubfiftance les force, en quelque forte, de renoncer à la gloire, en les obligeant d'exécuter avec célérité des ouvrages médiocres.

Il y a lieu de croire que les éloges qu'on donne ici aux flatues des artiftes Grecs étoient également dus à leurs tableaux. Les règles de l'analogie, & la reffemblance qui fe trouve naturellement entre ces deux arts, mènent à cette conclufion; mais la main dévorante du tems, & la fureur des conquérans barbares, ont détruit les monumens précieux ^-n aur.^rn- Du nous mettre en état de juger avec

certitude de la perfeâion de la peinture Grecque. On fuppofe en général que les peintres Grecs avoient une connoiffance profonde du deffin ; on convient auffi qu'ils poffédoient au plus haut degré le talent de l'expreffion ; mais on borne leur mérite à ces deux points, & l'on juge qu'ils étoient très-médiocres dans les parties de la compofition , de la perfpeôive & du coloris. Ce jugement efl fondé en partie fur les bas-reliefs, & en partie fur les peintures anciennes qui ont été découvertes ou à Rome ou dans fon territoire, & qui ont été tirées des ruines fouterraines du palais de Mécène, de Titus, de Trajan & des Antônirts. Ces peintures, que l'on ne peut pas prouver être des produâions Grecques, font au nombre de trente , dont quelques unes font en mofaïque.

Le docteur Anglois, George Turnbull, a donné, dans fon Traité fur la Peinture ancienne (i) , une colleftion des peintures anciennes les plus remarquables , deffinées par Camillo Paderni, & gravées par Van-Mynde : c'eft la partie la plus eftimable de ce faftidieux ouvrage, qui, fans ces gravures, ne vaudroit pas le papier fur lequel il eft imprimé. Parmi ces peintures, il y en a deux^ dont les originaux fe trouvoient dans le cabinet du célèbre médecin Richard Méad, à Londres.

On fait que Le Poufïin étudia avec une attention & une affiduité particulières le tableau ancien de

(lïTurnbuU't Treatife on antientPainting. 1740. fol.

la Noce Aldobrandine, qu'on voit encore à Rome, & qu'il y a dans quelques cabinets des deffins du Carrache , faits d'après le prétendu Coriolan qui fe trouve la dix - feptième figure de la collection de Turnbull. Il y a auffi des connoiffeurs qui trouvent une reffemblance frappante entre les têtes du Guide & celles qui font repréfentées dans X Enlèvement d'Europe en mofaïque, planche huitième de la même collection. Mais ces remarques font trop vagues & trop communes pour mériter qu'on s'y arrête.

Nous obferverons cependant que fi des peintures à frefque, telles que celles qu'on cite ici, fuffi.foient pour nous donner une idée exaâe & fidèle des progrès de la peinture chez les anciens, nous ferions en droit de regarder les peintres Grecs comme de très-médiocres artiftes, même dans les parties du deffin jBc de l'expreffion. Les murs du fameux théâtre d'Herculanum nous confirmeroient dans cette opinion, car on y trouve peu d'élégance dans le deffin, peu de nobleffe dansl'exprefîion,& plufieurs exemples du contraire. Le Tliéfée environné de jeunes Athéniens qui lui baifent les mains & embraffent les genoux, après la viâoire qu'il a remportée fur le Minotaure, eft très-médiocrement deffiné. On en peut dire autant de la Flore, avec Hercule & le Faune, tableau où l'on a cru reconnoître le jugement d'Appius Claudius. La plus grande partie des têtes qui font peintes dans ces différens tableaux font fans expreffion, &

celles du dernier fur-tout n'ont aucune efpèce de caraâère.

Mais gardons-nous de juger les artiftes anciens d'après ce peu de monumens,dont la médiocrité femble prouver évidemment que ce n'étoient que des produâions des peintres du fecond rang , & peut-être du dernier. Il paroît impoffible que ces belles proportions, ce contour gracieux, cette expreffion grande & forte que nous admirons dans les ouvrages des fculpteurs Grecs, aient été entièrement inconnus aux bons peintres de cette nation.

Mais en même tems je ne prétends pas nier que les peintres modernes n'aient furpaffé les anciens à plufieurs égards : leur fupériorité dans la perfpeâive eft inconteftable. Les anciens ne poffédoient qu'imparfaitement les règles de la compofition, & l'art de grouper avec harmonie & liberté un grand nombre de figures : c'eft ce qu'on voit par les bas-reliefs du temps où les artiftes Grecs fleuriffoient à Rome.

Il faut auffi convenir que les modernes ont furpaffé les anciens dans le coloris : cela eft prouvé non-feulement par les ouvrages des anciens fur la théorie de la peinture , mais encore par celles de leurs peintures qui ont échappé aux ravages du tems.

Il faut confidérer d'ailleurs qu'il y a certains genres de peinture qui ont été portés à un degré fingulier de perfeâion : telles font entre autres les peintures de payfages & d'animaux, dans lefquelles nos artiftes font fort au deffus de ceux de l'antiquité. Les plus belles efpèces d'animaux paroiffent avoir été peu connues des artiftes anciens, comme on peut en juger par la ftatue équeftre de Marc -Aurèle, & par les deux chevaux qui font fur le mont Çavallo à Rome, ainfi que par les chevaux de Lyfjppe, que l'on voit au deffus du portail de l'églife. de Saint-Marc à Venife, par les bœufs du palais Farnèfe, & en général par tous les animaux qui çompofent ce groupe.

Il eft remarquable que les anciens, dans leurs tableaux comme dans leurs bas-reliefs, n'aient jamais repréfenté la pofition diagonale que préfentent toujours les jambes d'un cheval en mouvement. Les chevaux de Lyfippe à Venife, & les médailles anciennes foumiffent des preuves de ce défaut fenfible, que des artiftes modernes ont imité par ignorance, & que de prétendus çonnoiffeurs pnt cherché à juftifier par un ridicule fanatifme.

Les meilleurs payfages des peintres modernes , ceuxdes Flamands fur-tout, doivent en grande partie leur beauté à l'effet frappant des couleurs à l'huile, plus brillantes que les couleurs dont fe fervoient les anciens; & la nature même, fous une atmofphère plus humide & plus épaifie, a beaucoup contribué à rendre l'art plus parfait dans cette partie. Je ne faurois cependant m'empêcher de croire que pour biçn établir la fupériorité qu'on accorde aux modernes fur les anciens, il faudroit des preuves plus folides & plus détaillées que celles qu'on apporte communément.

Pour porter l'art de la peinture à fon plus haut

degré de perfe&ion, il faut faire encore un pas ; mais ce pas eft difficile, & l'artifte qui veut abandonner le fentier battu de la compofuion, doit naturellement le faire : auffi plufieurs génies hardis l'ont-ils tenté ; mais la vue des difficultés qu'ils ont trouvées fur leur chemin les a prefque toujours fait revenir à la route ordinaire. La mythologie payenne, les légendes 8c les métamorphofes d'Ovide ont fourni pendant plufieurs fiècles prefque tous les principaux fujets qui ont exercé le pinceau de nos plus habiles peintres. Ces fujets ont été fi fouvent répétés avec différentes modifications, qu'ils font entièrement épuifés. Les folitaires en prière, les martyrs, lesfaintes familles,les crucifiemens, les enlèvemens d'Europe, le's fuites de Daphné, les chûtes de Phaéton font des fujets fi rebattus, qu'il faut maintenant préfenter aux amateurs d'autres objets pour réveiller leur goût émouffé fur ces lieux communs.

Il eft donc néceffaire d'agrandir la fphère de cet art fublime, en l'étendant jufqu'aux objets qui ne tombent pas fous les fens extérieurs. Cette idée paroîtra au premier coup-d'œil extraordinaire, & même romanefque -, mais en y réfléchiffant de plus près, on trouvera que la peinture peut non-feulement s'étendre aux objets métaphyfiques, mais que fa plus grande perfeâion confifte encore dans cette méthode de l'employer. Plufieurs exemples prouvent évidemment qu'on l'appliquoit anciennement à ces mêmes objets. Parrhafius, qui, comme ..Ariftide,avoit le talent de peindre les affeâions de l'ame, exprima, dit on, le caraâère de tout un peuple ; repréfenta dans un tableau ce mélange fingulier de douceur & de cruauté , de légèreté & d'obftination, de bravoure & de molleffe, qui diftinguoit les Athéniens. Si l'on a pu exécuter une lemblable compofition , ce n'eft que par le fecours de l'allégorie, par le moyen des emblêmes &des figures qui exprimoient les idées univerfelles.

Parmi nous, il eft vrai, un artifte dont les idées font bornées par les produâions de fes prédéceffeurs ou de fes contemporains, doit fe trouver tout à-coup dans un défert ftérile. La peinture moderne fournit peu de ces images & de ces figures artificielles qui repréfentent des qualités morales , telles que l'humanité, le courage, la molleffe, le patriotifme, &c. La langue de ces peuples fauvages qui n'ont que très-peu d'idées abftraites, & aucun terme pour exprimer la reconnoiffance, la durée, l'efpace, &c. n'eft pas plus ftérile à cet égard que la langue allégorique des peintres modernes. Un peintre qui regarde au-delà de fa palette, & qui veut franchir les limitesdu cercle étroit où fon art eft circonfcrit aujourd'hui, doit naturellement défirer un répertoire où il puiffe trouver des images fenfibles, qui repréfentent avec fidélité & précifion les qualités & les objets que la vue ne peut faifir. Il n'a paru jufqu'ici aucune colleâion complète de ce genre (i) : les efforts qu'on a faits

( i; M. .. în.keimsiui a depuis fupplsc lui-même a ce uciaut, pat fon

pour former une femblable colleâion, font en petit nombre, & n'ont pas été fort heureux. Les artiftes favent affez quel fecours on peut attendre de VIconologie de Céfar Ripa, & des Monumens des nations anciennes par Romain de Hoogh.

C'eft fans doute cette ftérilité qui a engagé les plus habiles peintres à employer fur des fujets communs tout le feu de leur génie, & toute la puiffance de leur art. Annibal Carrache, au lieu de repréfenter dans la galerie du palais Farnèfe les grandes viâoires des héros de cette illuftre maifon, par des fymboles allégoriques, s'eft borné à tirer de la mythologie des fujets rebattus, fur lefquels il a épuifé toutes les reffources de fon talent.

La galerie royale de peinture qui eft à Drefde renferme une des plus belles colleâions qu'il y ait en Europe : on y a recueilli une fuite des meilleurs tableaux des plus grands maîtres, choifis avec le goût le plus exquis & le plus févère ; cependant combien peu y voit-on de tableaux hiftoriques ! Et dans le petit nombre on y trouve bien rarement les embelliffemens d'une imagination poétique, ou les traits expreffifs d'une repréfentation allégorique.

Le célèbre Rubens, dont le génie hardi ne pouvoit pas fe renfermer dans le cercle étroit des fables payennes & des légendes du chriftianifme, ofa s'élever jufqu'à la région fublime de l'allégorie, & fit

EJfaifur l'Allégorie,principalement à l'ufage des artiftes, dont nous donnerons dans peu la traduction.

de plus grands progrès vers ce genre de perfeâion, que les autres peintres modernes. La galerie du Luxembourg, principal ouvrage de ce grand artifte , eft une preuve du courage & du génie avec lefquels il ofa s'écarter des fentiers battus, & entrer dans les routes inconnues jufqu'à lui : Avia Pieridum loca.

Nous n'avons rien eu, depuis Rubehs, de meilleur en ce genre que la coupole de la bibliothèque impériale à Vienne, peinte par Gran, & gravée par Sedelmeyer.L'apothéofe d'Hercule, peinte par Le Moine dans un fallon de Verfailles, eft regardée en France comme une des plus belles comportions qui exiftent; mais ce n'eft dans le fait qu'une allégorie froide & inanimée, en comparaifon de la belle & judicieufe compofition du peintre Allemand que nous venons de citer. C'eft un panégyrique infipide, dont les penfées les plus brillantes confifteroient en allufions aux noms du calendrier & aux lignes du zodiaque.

Les artiftes dont le génie feroit tourné à la peinture allégorique, auroient befoin, comme nous l'avons dit, d'un ouvrage dans lequel on recueillît avec foin toutes les figures fenfibles, tous les fymboles fous lefquels, chez les différentes nations, & dans les temsdivers, on a repréfenté poétiquement les idées & les qualités abftraites. La mythologie, la poéfie, la philofophie occulte, les pierresgravées, les médailles & les autres monumens de l'antiquité, font les fources où l'on pourroit puifer les materiaux d'une femblable colleâion, qui feroit divifée en différentes claffes. L'artifte tirerait de ce magafin les repréfentations 8c les fymboles, qu'il appliquerait enfuite, avec les modifications convenables, aux fujets qu'il aurait à traiter. Ce feroit une nouvelle route ouverte à ceux qui voudraient imiter les anciens.

Vitruve fe plaignoit de ce que, de fon tems, le goût regnant dans les ornemens d'architecture s'étoit corrompu, & étoit devenu tout-à-fait extravagant & infipide : ce mauvais goût s'elt perpétué 8c s'eft accru par le genre de peintures grotefques que Mono, Peintre né à Feltro, a inventées, & par les groupes 8c les figures bizarres dont nous ornons nos appartemens, 8c qui ne font, pour la plupart, que des hors-d'œuvresabfolurnent dénués de fens 8c d'intention. Une étude affidue de l'allé.gorie remédieroi: à ce mal, 8c ferviroit à donner du fens & de Pexpreflion à chaque ornement : l'artiite apprendrait à approprier fes décorations aux lieux qu'il fe propofe d'embellir, 8c aux différentes circonftances relatives à l'appartement 8c à celui qui l'habite. Il eft vrai qu'il faudroit bien fe garder, dans des allufions de cette efpèce , de tomber dans une affeftation pédantefque. Nos ouvrages à fpirales 8c à coquilles, par exemple, fans lefquels il femble qu'il ne peut plus y avoir d'ornemens parfaits, font le plus fouvent aufîï peu analogues à la chofe, que J'étoient les petits châteaux & les petits palais dont Vitruve fe plaignoit qu'on ornoit les candélabres. Je le répète, l'allégorie donneroit des idées convenables à l'artifte , qui doit reffembler, dans ce cas, au portrait qu'Horace fait du poè'te qui fait Reddere perfonae fcit convenientia cuique.

Les peintures qu'on place au deffus des portes, ou qui ornent les plafonds dans les maifons des grands, femblent n'avoir d'autre objet que de remplir un efpace vuide où la dorure feroit déplacée ; & c'eft pour éviter ce vuide, que l'on couvre les murs de peintures 6c d'ornemens abfolument dépourvus de fens. C'eft ainfï que la perfeâion d'un art fublime & élégant eft proftituée aux objets les plus frivoles & les plus ridicules.

Voilà ce qui fait que les artiftes à qui on laiffe le choix de ces fortes de tableaux, prennent fouvent des fujets& des allégories , qui fervent plutôt à faire la fatyre que la louange des Mécènes ignorans, à qui le befoin les oblige de confacrer leurs talens ; & c'eft peut-être la crainte fondée de cette petite vengeance des artiftes, qui engage les grands & les riches à vouloir qu'ils faffent des tableaux qui n'aient aucun fens, ni même aucune allufion.Mais il eft bien difficile , ou pour mieux dire , impoffible que le génie du peintre fatisfafle à ce goût bizarre ; & il arrive enfin que

Velut sgri fomnia, van»

Fingentur fpecies. Horat.

C'eft de cette manière qu'on prive l'art de fa partie la plus fublime, qui eft de préfenter à l'efprit des chofes que la vue ne peut faifir, & celles mêmes qui n'ont pas encore exifté dans l'imagination de l'homme.

Les tableaux même qui dans un endroit font un grand effet, tant par leur fujet que par leur forme, perdent fouvent tout le mérite qu'on leur connoiffoit, en étant tranfpofés dans des lieux qui ne leur conviennent point. Il arrive que le propriétaire d'une maifon nouvelle

Dives as ris, dives pofitis in fœnere nummis, HoR.

fait placer au deffus des hautes portes de fes appartemens de petits tableaux, fans prendre garde qu'ils ne s'y trouvent plus dans le point de vue & de perfpecYive qui leur eft néceffaire pour plaire & pour faire leur effet. Ce même mauvais goût fe remarque auffi dans nos ornemens d'architeâure ; on charge d'armes & de trophées une maifon de chaffe , ce qui fans doute n'eft pas moins ridicule que fi l'on avoit repréfenté Ganymède & l'Aigle, ou Jupiter & Léda, fur les portes de bronze de l'églifede St. Pierre à Rome.

s Tous les beaux arts ont un double but ; ils doivent plaire & inftruire : cette confidération a engagé plufieurs habiles artiftes à introduire, même dans leurs payfages, des repréfentations hiftoriques ou morales.

Le pinceau du peintre, comme la plume du philofophe, doit toujours être dirigé par la raiIon & le bon fens. Il doit préfenter à l'efprit des

fpeâateurs quelque chofe de plus que ce qui s'offre à leurs yeux; & il atteindra ce but, s'il connoît bien l'u.fage de l'allégorie, & s'il fait l'employer comme un voile tranfparent qui couvre fes idées fans les cacher. A-t-il choifiun fujet fufceptible d'imagination poétique? s'il a du génie, fon art Pinfpirera, & allumera dans fon a me ce feu divin que Prométhée alla, dit-on, dérober aux régions céleftes. Alors le connoiffeur trouvera dans les ouvrages d'un pareil artifte de quoi exercer fon efprit; & le fimple amateur y apprendra à réfléchir.

L ET T R E

A M. WINCKELMANN,

AU SUJET

De Ses Réflexions Sur L'imitation Des Artistes Grecs Dans La Peinture Et La Sculpture.

A M. WINCKELMANN,

AU SUJET

De Ses Réflexions Sur L'imitation ©es Artistes Grecs Dans La Peinture Et La Sculpture.

J'A V K OI s defiré qu'avant de publier vos léflexions fur les artiftes Grecs & fur leurs productions, vous euffiez imité leur exemple. Vous favez que ces grands maîtres de l'art ne laiffoient jamais fortir aucun ouvrage de leur atelier, qu'après l'avoir foumis à la critique du public & fur-tout des connoiffeurs. La Grèce entière jugeoit de leurs chefs - d'œuvres, lorfqu'elle fe raffembloit pour affifter aux jeux publics, particulièrement aux jeux olympiques ; & ce fut là qu'Aëtion expofa fon tableau des Noces d'Alexandre & de Roxane au jugement de tout un peuple. Vous auriez eu befoin, croyez-moi, de plus d'un Proxenide pour vous juger. Si vous ne m'aviez pas fait un myftèr»

E

de votre ouvrage, j'aurois pu, fans en nommer l'auteur, communiquer votre manufcrit à quelques connoiffeurs & à quelques favans dont je cultive ici l'amitié, pour en favoir leur opinion.

L'un de ces connoiffeurs a fait deux fois le voyage d'Italie, & a paffé des mois entiers à admirer chaque chef-d'œuvre de l'art fur le lieu même où il a été fait. Vous favez mieux que perfonne que ce n'eft qu'en fuivant cette route qu'on parvient à acquérir des connoiffances réelles des produâions des grands maîtres. Il fait, par exemple, quels tableaux du Guide font peints fur panneau, & quels autres ne font que fur toile ; de quel bois s'eft fervr Raphaël pour peindre fon fameux tableau de la Transfiguration, &c. ; & un tel homme doit être regardé, je crois, comme un juge compétent en matière de l'art.

Un autre de ces favans a pouffé fi loin l'étude de l'antiquité, qu'il diftingue à l'odorat feul fi un morceau eft ancien ou moderne.

Callet & artificem folo deprendere odore.

Sectani Satir.

Il vous dira combien de nœuds il y avoit à la maffue d'Hercule; quelle mefure moderne de liqueur contenoit la coupe de Neftor ; on prétend même que fa fcience eft affez grande pour pouvoir répondre à toutes les queftions que l'empereur Tibère propofa aux grammairiens de fon temps.

Un troifième qui, depuis longues années, ne s'eft occupé que de l'étude des médailles anciennes, a fait plufieurs découvertes importantes concernant l'hiftoire des anciens préfets des monnoies ; & l'on dit qu'il doit commencer par publier un programme fur ceux de la ville de Cyzique, qui fixera l'atter«ion de tous les favans.

Quel nouveau degré de mérite n'auroit donc pas acquis votre travail, fi vous l'aviez foumis au tribunal de pareils juges? Ces Meflleurs ont bien voulu me communiquer leurs réflexions fur votre ouvrage : quel ne feroit point mon chagrin de voir votre réputation littéraire ternie par la publication de cette critique ?

Le premier de ces favans entr'autres, efl furpris de ce que vous n'ayez point donné la defcription des deux anges du tableau de Raphaël qui fe trouve à la galerie de Drefde. On lui a conté, dit-il, qu'un peintre de Bologne, qui avoit vu â Plaifance le tableau de S. Sixte , avoit été tranfporté d'admiration & s'étoit écrié, dans une lettre (i): O quels divins anges du Paradis! Notre connoiffeur affure que c'eft des anges de ce tableau que le peintre a voulu parler, & que ce font les deux plus belles figures de ce chefd'œuvre de Raphaël.

Il pourrait auflî vous faire un reproche de ce que vous ne nous avez pas donné une defcription

(0 Lettere d'alcuni Bolognefi. Vol. i.page 159.

de l'ouvrage de Raphaël,dans le goût dont Raguenet (i) nous a parlé d'un faint Sébaftien de Beccafumi, d'un Hercule avec Antée de Lanfranc,

&c.

Le fecond de nos connoiffeurs penfe que là barbe de Laocoon mérite au moins autant l'attention d'un obfervateur exaâ, que l'abdomen contraâé de cette ftatue, dont vous nous avez parlé dans votre ouvrage. Un amateur de l'antiquité » dit-il, doit regarder la barbe de Laocoon avec les mêmes yeux, que le Pere Labat a regardé la barbe du fameux Moïfe de Michel-Ange. Ce favant Dominicain,

Qui mores hominum multorum vidit & urbes,

nous a prouvé, après plufieurs fiècles, par la barbe de cette ftatue, que Moïfe en portoit uneexa&ement femblable, & que les Juifs doivent néceffairement avoir de la barbe, s'ils ne veulent pas renoncer à la qualité d'Ifraëlites (2).

Vous avez auffi, fuivant l'opinion de notre favant, donné une preuve de votre ignorance, en par

Ci) Raguenet, Monumens de Rome. Paris, in-il.

(2) Labat, Voyage en Efpagne & en Italie, tom. III, pag. 2fj. Michel-Ange étoit auffi favant dans l'antiquité que dans l'anatomie, lafculpture, la peinture & l'architefture ; & puifqu'il nous a repréfenté Moyfe avec une belle & fi longue barbe, il efiV fur, & doit paffer pour confiant que ce prophète la portoit a;nfi i & par une conféquence néceffaire , les Juifs, qui prétendent le copier avec la plus grande exaâitude, & qui font la plus grande partie de leur religion de l'obfervance des ufages qu'il a laiffés, doivent avoir de la barbe comme lui, ou renoncer à la qualité de Juifs.

lantdu peplon des Veftales; & peut-être pourroit-il vous dire, au fujet du pli que forme fur le front le voile de la grande Veftale de Drefde, des chofes auffi curieufes & auffi importantes qu'en a dit Cuper (i) du voile élevé en pointe fur le front de la Tragédie de la célebre Apothéofe d'Homère.

Nous n'avons pas nonplusde preuve que ces Veftales foient réellement les produâions d'un cifeau Grec; & il faut convenir que fi l'on peut vous convaincre que le marbre dont ces Veftales font faites n'eft pas un véritable marbre Lychnite (2), ces ftatues, ainfi que votre ouvrage, perdent beaucoup de leur prix. 11 auroit fuffi que vous eufliez ofé avancer que le grain du marbre de ces Veftales eft gros, pour nous convaincre que ces morceaux font d'un artifte Grec. Et qui eft-ce qui auroit pu vous prouver quel grain doit avoir le marbre pour diftinguer celui de la Grèce d'avec celui de Lunes, dont les ftatuaires Romains fe fervoient pour leurs ouvrages ? Mais ce n'eft pas encore là tout : on eft loin de vouloir convenir que ces trois ftatues foient des Veftales.

Quant à notre favant verfé dans la connoiffance des médailles, il m'a afïuré qu'il y a des têtes de Livie & d'Agrippine qui n'ont point le profil que vous leur donnez. Il penfe que vous avez

(1) Apothéof. Homeri. Pages 81, 82.

(4j C'eft le nom qu'on donna d'abord au marbre blanc de Paras, parce qu'on le tailloir, felon Varrgn, dans les carrières , à la lueuï des lampes. Noce du Traduileur^

laiffé échapper une belle occafion pour parler du nez carré des anciens, qui appartient aux idées que vous vous êtes formées de la beauté. Je crois en attendant devoir vous prévenir que le nez de quelques-unes des plus célebres ftatues Grecques, tel, par exemple, que celui de la Vénus de Médias , du beau Méléagre de Picchini, paroît trop gros & trop fourni à notre antiquaire, pour fervir de modèle de la belle nature.

Mais je ne veux point vous chagriner davantage en répétant ici toutes les objeâions & tous les doutes que votre écrit a fait naître, & qui ont été débattus jufqu'à la fatiété; je puis d'autant mieux m'exempter de ce foin affligeant, qu'un favant académicien, qui cherche à prendre le cara&ère du Margites d'Homère, y a déja fuppléé d'avance. Lorfqu'on lui préfenta votre ouvrage, il le prit, y donna un coup-d'œil méprifant, & le jeta dans un coin. 11 fe trouva révolté dès la leâure de la première page; mais comme nous le preffâmes d'en dire fon fentiment,. il fe détermina enfin à nous fatisfaire. Il paroît, dit-il, que l'auteur n'a pas voulu s'engager dans un travail laborieux ou pénible ; je ne trouve dans tout fon ouvrage que quatre ou cinq citations, qui même encore nous prouvent fa pareffe & fa négligence ; & je fuis sûr qu'il les a tirées de quelques livres qu'il n'ofe citer, puifqu'il n'en indique ni les pages, ni les chapitres.

Je ne puis néanmoins me paffer de vous avertir

qu'un autre lavant a trouvé dans votre ouvrage une chofe qui m'étoit échappée ; favoir, que vous y avancez que ce font les Grecs qui ont été les inventeurs de la peinture & de la fculpture; ce qui, fuivant lui, eft exactement faux. Il a entendu dire, ajoute-t-il, que cet honneur doit être attribué aux Egyptiens, ou à quelque autre peuple plus ancien encore, qu'il ne connoît pas.

C'eft ainfi qu'on peut tirer quelque utilité des idées les plus communes. 11 me paroît cependant que ce n'eft que du goût de ces arts que vous avez voulu parler ; & la première invention d'un art a, ce me femble, le même rapport avec le bon goût dans cet art, que le germe a avec le fruit qu'il produit. Un feul exemple fuffira pour nous former une idée de comparaifon entre l'art encore au berceau chez les Egyptiens, dans des temps poftérieurs, &c l'art parvenu à fon degré de perfection chez les Grecs : qu'on examine le Ptolémée Philopator fur une pierre gravée par Aulus ; qu'on prenne enfuite la peine de comparer à cette tête les deux figures (i) qu'un artifle Egyptien a. gravées fur la même pierre, & l'on découvrira bientôt l'impéritie de notre lavant & le peu d'aptitude que les Egyptiens avoientpour l'art.

Middleton (2) & quelques autres écrivains avoient déja parlé de la forme & du mérite des

(1) Stofch, Pierres gravées. No. XIX. (2) Monum, antinuit, page 25î,

tableaux dont vous faites mention. La representation des figures de grandeur naturelle qu'on voit fur deux momies du cabinet électoral d'antiques de Drefde, nous fourniffent des preuves convaincantes du peu de progrès que la peinture avoit fait en Egypte. Ces deux momies méritent néanmoins, à plus d'un égard , notre attention ; §c je me propofe de vous en donner une courte defcription à la fuite de cette lettre.

Je dois vous avouer, mon ami, que le défaut de citations dans votre ouvrage, femble autorifer, ep quelque forte , la critique de nos favans. L'art de changer les yeux bleus en yeux noirs que, fuivant vous, les Grecs ont cherché, méritoit bien que vous nommaffiez quelque écrivain qui pût vous fervir d'autorité. Mais il paroît que vous voulez en agir à peu près comme Démocrite : qu'eft-ce que l'homme ? lui demanda-t-on ; c'eft quelque chofe que tout le monde connoît, répondit le philofophe. Quel eft cependant l'homme fenfé qui entreprenne de lire tous les fcholiaftes Grecs pour vérifier un paffage !

Ibit eb 3 quô vis , qui zonam perdidit. ; Horat.

Ces obfervations m'ont enfin déterminé à lire votre ouvrage avec plus de réflexion que la première fois. En général, l'amitié ou la prévention pour ou contre un auteur nous porte à en juger d*une manière favorable ou défavantageufe, fuivant la paffion qui nous détermine.

Je veux bien vous faire grace des premières pages;.quoique j'euffe pu vous dire quelque chofe fur votre comparaifon de la Diane de Virgile avec la Nauficaë d'Homère. Je crois auffi que ce que vous y dites au fujet des tableaux du Corrège, qui ont fervi de contrevents aux fenêtres des écuries du roi de Suède, fait que vous avez fans doute tire des lettres du comte de Teffin, auroit pu être appuyé par le récit de l'ufage qu'on fit, dans ce même temps, de quelques autres tableaux des meilleurs maîtres.

On fait que lorfque le comte de Koningfmark prit la ville de Prague, le 15 juillet de l'année 1648, on y enleva les meilleurs tableaux de la précieufe collecuon de l'empereur Rodolphe II, qu'on tranfporta en Suède (1). Parmi ces tableaux il s'en trouva quelques-uns du Corrège, que ce peintre avoit faits pour Fréderic duc de Mantoue, qui en fît préfent à cet empereur. La fameufe Léda & XAmour qui prépare fon arc étoient les principaux morceaux de cette colleâion (2). La reine Chriftine qui, dans ce temps-là, avoit plus de fcience fcholaftique que de goût pour les arts, en ufa avec ces chefs-d'œuvres d'une manière auffi barbare que l'empereur Claude en agit avec le portrait d'Alexandre peint par Apelles, dont il

(r) Puffendorf, Rer. Suec. L. XX. §. 50. page 796.

(2)Sandrart,Acad. Pift. P. II. L. 2. c. 6. p. nS.Conf. St. Gelais. Defcript. des tableaux du Palais royal, pnt,e 51. feq. Voyez auffi les oeuvres de Mengs, qui viennent de paraître en deux volumes in-4 °.

fit découper la tête pour y placer celle d'Augufte( i ). A Stockolm on découpa pareillement les têtes, les mains & les pieds des meilleurs tableaux, qu'on appliqua fur une tapifferie fur laquelle on peignit enfuite le refte des figures. Les tableaux qui échappèrent à cette mutilation, particulièrement ceux du Corrège, avec un tableau que la reine de Suède avoit acheté à Rome, paffèrent dans le cabinet du duc d'Orléans, qui en obtint deux cents cinquante pour la fomme de quatre-vingtdix mille écus : parmi ces tableaux il y en avoit onze du Corrège.

Je dois me plaindre auffi du reproche que vous faites aux contrées feptentrionales de l'Europe, de ce que le bon goût y a pénétré fi tard ; & que vous fondiez ce reproche fur le peu d'eftime qu'on y a témoigné pour les chefs-d'œuvres de la peinture. Si le fait que vous alléguez eft véritablement une preuve du peu de goût d'une nation , j'ignore ce qu'il faudra penfer de nos voifins. Vous favez que, lorfqu'après la mort de l'éleâeur Maximilien Henri, la ville de Bonne fut prife par les François, on fit arracher, fans distinâion, tous les grands tableaux hors de leurs cadres, pour en couvrir les chariots fur lefquels on tranfporta en France les tréfors de l'éleâeur. Ne croyez cependant pas que je me borne à vous citer de pareils faits hiftoriques ; mais avant

(0 Pline,Hift. nat. Liv, XXXV. Chap. Iq.

que de vous objecter mes doutes, je dois vous mettre encore devant les yeux deux points généraux & effentiels.

Le premier regarde votre ftyle, dont le laconifme devient fouvent obfcur pour le lecteur. Vous avez craint, fans doute, qu'on ne vous infligeât, comme on fit autrefois aux Spartiates, quelque châtiment pour vous être expliqué en plus de trois mots, & que cette punition ne confiftât à vous faire lire la Guerre de Pife de Guicciardin. Je crois néanmoins que le premier foin d'un écrivain qui a l'inftruÉtion pour but, doit être de fe faire un ftyle correâ h intelligible. Les mets d'un feftin doivent être apprêtés fuivant le goût des convives, & non fuivant le caprice du cuifinier.

Cœnse fercula noftras Malim convivis, quam placuiffe coquis.

Le fecond reproche qui me refte à vous faire, c'eft qu'à chaque page de votre écrit vous faites paroître une prévention trop marquée en faveur des anciens. J'efpère que vous vous laifferez convaincre de ces vérités par les preuves que je vais tâcher de vous en donner.

La première difficulté qui fe préfente fe trouve à la page quatre de votre ouvrage. Rappelez-vous cependant que c'eft avec modération que j'en agis à votre égard; puifque j'ai paffé les deux premières pages fans faire la moindre obfervatior»

critique :

Non temere à me Quivisferretidem. /

Je vais donc maintenant prendre le ton critique que demande l'examen que je veux faire de vos réflexions fur l'imitation des artiftes Grecs.

Vous dites, en parlant de quelques négligences qui fe trouvent dans les produâions des artiftes Grecs, qu'il faut les confidérer comme Lucien vouloit que l'on confidérât le Jupiter de Phidias à Pife (i); c'eft-à-dire, « qu'on admirât le dieu , » fans faire attention au piédeftal » ; tandis qu'on ne pouvoit peut-être faire aucun reproche à Phidias fur l'exécution de ce piédeftal, & qu'il fe trouvoit de grands défauts dans la ftatue même de Jupiter.

N'eft-ce pas d'abord un grand défaut de convenance où Phidias eft tombé, en donnant à fon Jupiter affis une grandeur fi démefurée, qu'il atteignoit, pour ainfi dire, avec fa tête aux voûtes du temple; de forte qu'on devoit naturellement craindre que ce dieu n'en enlevât le toit s'il lui prenoit jamais envie de vouloir fe lever (2) ? L'architeâe en auroit fans doute agi plus fagement s'il avoit conftruit ce temple fans toît, tel qu'étoit celui de Jupiter Olympien à Athènes (3).

(1) Lucian. de Confcrib. Hift.

(2) Strab. Geograph. L. VIII. pag. 542. ,

(3) Vitruv. Liv. IU. Chap. 1."

Ne pourroit-on pas d'ailleurs exiger que vous donnaffiez une explication exaâe de ce que vous entendez par négligences! Il femble que fous ce nom vous veuilliez faire paffer auffi les défauts des anciens, pour qui vous êtes fi prévenu; de même que le poëte Alcée vouloit faire paffer pour une beauté la tache que fon cher Lyfus avoit au doigt. Il arrive fouvent qu'on regarde les défauts des anciens avec cet œil complaifant dont un père voit les vices de fes enfans :

Strabonem Appellat paetum pater, & pullum, malè parvus Si cui filius eft. Horat.

Si ces défauts des anciens euffent été de l'efpèce qu'ils défignoient -eux-mêmes fous le nom de Parerga (i), c'eft-à-dire, d'embelliffemens inutiles & fuperflus, ou de ces défauts qu'on eût defiré de trouver dans le tableau du Jalyfe de Protogène, où une perdrix fixoit toute l'attention des connoiffeurs, & privoit par conféquent la figure principale de fon effet (2) ; fi les défauts des anciens,

(1) Pline, Hift. nat. L. XXXV. Chap. 10.

(l) L'auteur fe trompe]ici : ce n'étoit point dans fon tableau de Jalyfe que Protogène avoit repréfenté une perdrix, mais dans celui de fon fatyre, appelé anapavomenos (qui fe repofe). Voici ce que Strabon dit de ce tableau, liv. XIV. « Le fatyre étoit près d'une colonne , » fur laquelle étoit pofée une perdrix. Cette perdrix , quand le tableau » fut expofé, frappa tellement d'abord les fpeftateurs, que l'admî* ration qu'elle excitoit fit négliger le fatyre ; & ce qui augmenta » encore beaucoup cette admiration, fut que les oifeleurs ayant ap» porté auprès des perdrix privées, & les ayant préfentées à celle

dis-je, euffent été de ce genre, on pourroit les comparer à ces petites négligences que les femmes favent mettre en ufage avec tant d'art, & qui fervent à les embellir. Il auroit mieux valu que vous n'euffiez point cité pour preuve de votre affertion, le Diomède de Diofcoride ; mais vous avez cherché, fans doute, à prévenir par là les exemples qu'on pouvoit vous mettre devant les yeux des défauts des meilleurs & des plus célèbres ouvrages Grecs, & entr'autres ceux de la pierre gravée en queftion; défauts que vous avez efpéré de pouvoir faire excufer & même admirer, en ne les faifant envifager que comme des négligences.

Me pardonnerez-vous, fi je vous prouve que Diofcoride n'a pas eu la moindre connoiffance de la perfpe&ive, ni des mouvemens du corps humain ; qu'il a même donné à fon Diomède une attitude forcée, &, pour ainfi dire, impoffible à l'homme ? Je vais effayer de remplir cette tâche ,

mais

Incedo per ignes Suppofitos clneri dolofo. Horat.

Je ne fuis fans doute pas le premier qui ait découvert des défauts dans cette pierre gravée,

» du tableau, elles l'appeloient par leur chant, ce qui faifort beau» coup de plaint aux fpectateurs. Protogène voyant par là que ce qui • n'étoit qu'un acceffoire faifoit négliger le fujet principal du tableau, »» obtint des gardiens du temple la permiffion de le retoucher, & en

» effaça l'oifeauir. Note du Traducteur,

mais je ne crois pas qu'on ait jamais lien écrit fur ce fujet.

Le Diomède de Diofcoride n'eft point affis ; 4bn attitude n'indique pas non plus qu'il foit occupé à fe lever, & fon aâion paroît double & indécife : il n'eft pas affis, comme cela eft vifible ; cependant l'attitude dans laquelle il fe trouve ne permet pas de croire non plus qu'il veuille ou même qu'il puiffe fe lever.

Le mouvement que fait notre corps quand nous voulons nous lever d'un fiége, eft déterminé par les loix de la mécharfique, c'eft-à-dire, que nous cherchons un centre de gravité ; & c'eft cette pofition que le corps tâche de conferver, quand il tire à lui les jambes qui fe trouvoient étendues en avant, pendant qu'il étoit affis (i); tandis que le Diomède de Diofcoride a la jambe droite étendue. Quand nous cherchons à nous mettre fur nos pieds, notre premier mouvement eft de lever les talons de terre, & dans ce moment tout le poids de notre corps porte fur les doigts des pieds, ainfi que Felix (2) l'a très-bien obfervé dans fa pierre gravée de Diomède; au lieu que le Diomède de Diofcoride porte fur toute la plante des pieds.

Dans l'attitude où Diomède eft affis, avec la jambe gauche repliée deffous la cuiffe droite, il eft impoffible que fon corps trouve, en retirant à lui

(i) Borell.de motu animal. P. i. C. 18. prop, 142. Edit. Bernoul. (2) Sttfch, Pierres gravées, N». XXXV.

fes jambes, dans la pofition où elles font, le centre de gravité qui lui eft néceffaire pour fe lever. De la main gauche qui repofe fur la jambe gauche, laquelle , comme nous l'avons dit, eft repliée deffous la cuiffe droite, Diomède tient le palladium qu'il vient d'enlever; & fa main droite eft armée du Parazonium ou de l'épée, dont la pointe porte, fans effort, fur la bafe carrée qui lui fert de fiége. Les pieds fe trouvent donc dans une fituation contraire à celle qui eft néceffaire pour que la figure puiffe fe lever. De plus, le bras gauche eft de même dans une pofition qui n'eft pas du tout naturelle, ni favorable au mouvement qu'on fuppofe que veut faire Diomède, qui par conféquent eft dans l'impuiffance de pouvoir l'achever.

En confidérant la figure fous cet afpeâ, on y trouve auffi un défaut contre la perfpeâive : le pied de la jambe gauche , qui eft repliée deffous la cuiffe droite, touche à la corniche de la bafe carrée, qui fait faillie par deffus le plan fur lequel porte cette bafe même, ainfi que le pied droit de la figure. Il s'enfuit donc que la ligne que devoit décrire le pied de derrière, eft fur le plan où fe trouve le pied de devant, & que la ligne que devoit tracer le pied de devant, eft fur le plan fur lequel pofe le pied de derrière.

Mais en fuppofant même qu'il fut poffible que la figure achevât, dans cette pofition, le mouvement qu'elle femble vouloir faire, cette attitude ne fijroit pa» moins contraire au caractère qu'on

remarque

remarque dans la plupart des produâions des artiftes Grecs, qui paroiffent avoir cherché à donner â toutes leurs figures l'attitude la plus naturelle & la plus aifée qui fût poflible, & qu'on ne trouve point dans la fituation forcée & pénible de Diomède.

Félix, qui probablement eft venu après Diofcoride, a donné, il eft vrai, la même attitude forcée à fon Diomède (i); mais il a du moins tâché de rendre cette attitude moins choquante, en plaçant vis-à-vis de la figure de Diomède celle d'Ulyffe , qui,comme on fait, chercha à lui enlever par rufe le Palladium. Diomède, que ce.tte idée irrite, en témoigne fa colère par un mouvement prompt & violent, qui rend fon attitude plus vraifemblable.

On ne peut pas dire non plus que la figure de Diomède foit affife, puifque fes cuiffas font loin de porter fur la bafe carrée, qui paroît devoir lui fervir de fiége, & que, s'il étoit réellement afiis, on ne pourrait pas voir le pied gauche, qui fe trouve pofé deffbus la cuiffe droite; pour ne rien dire de la jambe gauche, qui, dans ce cas, devrait être plus tournée en dehors.

Le Diomède de Mariette (a) eft dans une attitude plus forcée encore, & plus contre nature ; fa jambe gauche eft repliée, & collée contre la cuiffe d'une manière inconcevable ; & le pied, qui n'eft

(i) VoyeiStofch, Pierres gravées, N°. XXXV. (2) Mariette , Pierres gravées, tome II, N°. 94.

F

pas vifible, s'élève fi haut, qu'il eft abfolument

fufpendu en l'air, fans porter fur aucun plan.

Eft-il poffible qu'on puiffe prétendre faire regarder de pareils défauts comme de fimples négligences ; & les pafferoit-on avec la même indulgence dans les ouvrages de nos artiftes modernes? On peut donc fuppoferavecaffurance que Diofcoride n'a fait dans cette pierre que copier Polyclète (i.), qui, à ce qu'on croit, eft le même qui a fait là ftatue de Doryphore, dans laquelle il raffembla fi heureufement les plus juftes proportions du corps humain , qu'elle devint la règle de tous les artiftes Grecs ; & c'eft probablement fon Diomède qui a fervi de modèle à Diofcoride, qui, en l'imitant, auroit dû en éviter les défauts. La bafe au deffus de laquelle le Diomède de Polyclète eft comme fufpendu, eft d'une forme qui bleffe les règles les plus connues de la perfpeâive : la corniche d'en-haut & celle d'en-bas forment chacune une ligne ifolée & particulière, tandis qu'elles devroient fembler partir d'un même point commun.

Je m'étonne de ce que Perrault n'ait pas choifi dans les pierres gravées des preuves pour conftater la fupériorité des artiftes modernes fur les artiftes anciens. J'efpère que vous ne m'en voudrez point, fi, d'après ma mémoire , je cite ici les fources où vous avez puifé quelques faits particuliers ; & je ne penfe pas que de pareilles citations puiffent nuire au mérite de votre ouvrage.

(i) Stofch, Pierres gravées, No. LIV.

Commençons par la nourriture prefcrite aux jeunes athlètes Grecs, dans les plus anciens tems. Si c'eft Paufanias (1) que vous avez eu dans ce moment fous les yeux, d'où vient que vous vous êtes fervi du terme géneral de laitage, tandis que le texte grec dit exprefiement qu'ils étoient nourris de fromages mous, qu'on faifoit égoutter dans des clayons ; & que ce fut Droméus, de la ville de Stymphale, qui fut le premier qui commença à fe nourrir de viandes ?

Quant à l'art de changer les yeux bleus en yeux noirs, je n'ai pas été affez heureux pour me rappeler quel eft l'écrivain qui parle de cette invention que vous attribuez aux Grecs. Je ne trouve qu'un paffage dans Diofcoride (2), où il en eft dit quelque chofe,mais feulement en paffant, & d'une manière fort vague. C'eût été fans contredit ici une occafion de donner à votre ouvrage un bien plus grand intérêt, que par ce que vous dites d'une nouvelle manière de travailler le marbre, inventée par Michel-Ange. Newton auroit pu, à cette occafion, propofer aux favans des problêmes plus abftraits; & Algarotci n'auroit pas manqué de donner plus de beauté au fexe. Cet art de changer la couleur des yeux eût été fans doute plus eftime* des Germains que des Grecs, chez qui les grands

(1) Paufan. L. VI. c. 7.

(2) Diofcor. de remedkâ. L, V- c. 179. Conf, Salmas. Exercit, Plin. c. 15. p. 134, b.

8c les beaux yeux bleus paroiffent avoir été plus rares que les yeux noirs. Il y eut un temps où les yeux verts étoient auffi à la mode.

Et fi bel œil vert, & riant & clair. (1)

Je pourrois dire auffi quelque chofe, d'après Hippocrate, des marques de la petite vérole, fi je voulois m'engager dans une difpute de mots. Je ne crois pas d'ailleurs que les marques de la petite vérole, dont les traits de la phyfionomie fe trouvent prefque toujours altérés, puiffent nuire aux belles formes du corps, & y caufent une imperfection auffi grande que celle qu'on prétend avoir remarquée aux Athéniens. Auffi belle qu'étoit leur phyfionomie (2) , auffi mal-faite étoit la partie poftérieure de leur corps (3). La nature paroît avoir mis autant d'économie, chez les Athéniens , dans la conftruâion de cette partie charnue du corps, qu'elle montroit de prodigalité dans les parties auditives des Enotocètes, peuple de l'Inde, dont les oreilles étoient d'un volume fi confidérable, à ce qu'on prétend, qu'elles pouvoient leur fervir de couffin pour dormir.

Je penfe donc que, généralement parlant, nos artiftes trouveront, parmi notre jeuneffe, des modèles auffi parfaits pour étudier le nud, que les

(1) Le Sire de Coucy, chanfon.

(2) Ariftoph. Nub. v. 1178.

(3) Id. Ibid. v. 136;, Et fcholiaft. ad h. I.

Grecs peuvent en avoir eu dans leurs athlètes. D'où vient qu'ils ne mettent pas en ufage le moyen propofé aux artiftes de Paris (i), favoir de parcourir les bords de la Seine pendant les chaleurs de l'été, où ils trouveront des modèles à choifir, depuis l'âge de fix ans jufqu'à celui de cinquante ? C'eft fans doute d'après de pareils modèles que MichelAnge a deffiné, pour fes cartons de la Guerre de Pife (2) , les foldats qui fe baignent, & qui, au fon de la trompette, s'élancent hors de l'eau, pour reprendre leurs habits.

Un des paffages de votre écrit, qui doit naturellement révolter le plus, eft celui de la page dix sept où vous abaiffez fi fort les fculpteurs modernes au deffous des anciens. Ces derniers temps ont produit plus d'un Glycon, dont les ouvrages nous préfentent toute l'expreffion d'une nature mâle & vigoùreufe, & plus d'un Praxitèle, qui nous charme par l'imitation des formes heureufes de la beauté. Michel-Ange, Algardi & Schluter, dont les chefd'œuvres embelliffent Berlin, ont faifrfortir de leur cifeaudeces corps mufculeux &

Inviéti tnembra Glyconis, Horat.

d'un contour auffi vigoureux & auffi fublime que Glycon lui-même en a jamais produit. Quant aux belles formes, & aux contours gracieux de la jeu

(i)Obfervations fur les Arts, & fur quelques morceaux deP«inture & de Sculpture, &c. page iS.

(2) Ripofo di Rafaello Borghini , L. I, p. 46.

neffe & du beau fexe, on peut dire que le Bernin, le Flamand, le Gros, Rauchmuller & Donner ont furpaffé les Grecs mêmes dans cette partie.

Tous les connoifleurs conviennent que les anciens flatuaires ne poffédoient pas le talent de rendre les grâces touchantes de l'enfance ; & je fuis perfuadé que vous préférez vous-même un enfant ou un amour du Flamand à ceux de Praxitèle. Le conte qu'on fait du Cupidon de Michel-Ange , qu'il plaça à côté d'un Amour d'un ancien cifeau , pour montrer par-là la prééminence que les anciens artiftes doivent avoir fur les modernes, ne prouve rien : jamais les enfans de Michel Ange ne nous conduiront par une route auffi courte & auffifùre à la connoiffance des beautés enfantines, que le fera l'étude de la nature même.

Je ne crains pas d'avancer rien de trop, en difanf que le Flamand, femblable à un nouveau Promcthée, a créé des êtres tels que l'art n'en avoit jamais produit avant lui. A en juger par la plupart des figures d'tnfans qu'on voit fur les pierres gravées (i) & fur les bas-reliefs (i) des anciens, il feroit à fouhaiter qu'ils leur euffent donné un air

(1) Voye[ le Cupidon gravé par Solon, dans le Recueil des Pierres gravées de Stofch, No.LXIV; l'Amour domptant les lionnes, gravé par Softrate , No. LXVI du même livre ; & \'Enfant avec un Faune, de la main d'Axéocluis , dont le deflin fe trouve auffi dans ce recueil de Stpfch,No»XX.

(2) Voyt-i Bartholi Admiranda Rom. Fol. 5o , 51, 6t. Zanetti Statue aatiche. Part. II, Fol. 33.

plus enfantin ; que les, formes en fuffent moins déVeloppées, & qu'au lieu des os trop fortement indiqués, ils euffent plus de cette morbidejfe qui indique une chair qui n'a pas encore acquis toute fa confiftance. On trouve ces mêmes défauts dans les enfans de Raphaël, & dans tous ceux des artiftes , depuis ce grand maître jufqu'au tems de François Duquenoy, connu fous le nom deFiammingo ou du Flamand, dont les enfans pleins d'innocence & de grâces, ont fervi de modèle aux artiftes qui font venus après lui ; de même que l'Apollon & l'Antinous ont toujours guidé ceux qui ont cherché à rendre la belle nature dans l'âge d'adolefcence. Algardi, qui fleurit dans le même tems que le Flamand, fut fon émule dans l'art de rendre les grâces touchantes de l'enfance ; & les modèles en terre cuite de ces deux maîtres font encore plus précieux aux artiftes, que les enfans exécutés en marbre des anciens. Un artifte, dont je ne rougirois pas de citer le nom, s'il le falloit, m'a affuré même que-, pendant fept ans qu'il a fréquenté l'académie de Vienne, il n'y a vu perfonne qui fe foit occupé à-copier le Cupidcn antique qui s'y trouve.

J'ignore auiTî quelle idée de beauté les artiftes Grecs ont pu attacher aux cheveux rabattus fur le front des enfans & des adolefcens, dont ils déroboient par là toute la forme. Un Cupidon (i) de

(1 ) Voyt\ Calliftrate, page 903.

Praxitèle, un Patrocle (i) d'un tableau décrit par Philoftrate étoient ainfi repréfentés ; & jamais on ne voit les cheveux de l'Antinous difpofés d'une autre manière, tant dans les ftatues & les bufles, que fur les pierres gravées & les médailles : peutêtre eft ce à cette efpèce de coëffure qu'il faut attribuer l'air penfif & mélancolique qu'on remarque à toutes les têtes de ce favori de l'empereur Adrien.

Ne faut-il pas convenir qu'un front ouvert & dégagé donne un air plus grand & plus noble au vifage, qu'un front caché fous une touffe de cheveux? & il femble que le Bernin a mieux fenti que les anciens la beauté que la forme de l'os coronal ajoute à la phyfionomie. Un jour que ce célèbre artifte étoit occupé à faire en marbre le bufte de Louis XIV, il lui fit rejeter en arrière plufieurs boucles qui couvroient le front du jeune monarque. » Vous êtes Roi, dit le Bernin, & V. M. peut » montrer le front à tout l'univers (2). » Depuis ce moment le roi 8c toute la cour fe firent coifferde la manière que Fartifte Napolitain le leur avoit enfeigné.

Le jugement que ce même artifte porte fur les ouvrages en bas-relief du tombeau d'Alexandre VI (3), nous fournit l'occafion de faire quelques remarques fur les bas-reliefs des anciens. « Tout

% ( 1 ) Voyei Philoftrat. Heroic.

(2) Baldinucci yita del caval. Bernino, p. 47.

(3) lbid. p. 72.

»» l'art des bas-reliefs, dit le Bernin, confifte à faire » paroître en boffe & en relief ce qui n'a point de »» relief. Les figures tout-à-fait faillantes, avoit-il » coutume de dire, paroiffent ce qu'elles font en » effet, & ne paroiffent point ce qu'elles ne font »» point ».

L'intention des premiers inventeurs du bas-relief a été de l'employer dans les endroits qu'ils vouloient orner de figures hiftoriques ou allégoriques ; mais où les groupes de figures libres & détachées du fond auroient fait un mauvais effet, tant par rapport à la corniche, qu'à caufe des règles de la fymétrie de l'enfemble. L'ornement feul n'eft pas le premier but qu'il faut fe propofer dans la corniche, qu'on doit plutôt faire fervir à rendre plus folide la partie de l'édifice auquel on l'emploie. On fait auffi que le larmier, qui fait partie de la corniche, eft deftiné à empêcher que l'eau ne coule le long de la frife, & des autres parties principales de l'édifice : il s'enfuit donc que les bas-reliefs qu'on veut placer pour ornement dans cette partie du bâtiment, ne doivent pas être compofés de figures trop faillantes; puifque cela feroit nonfeulement contraire au caractère de la corniche, & à l'utilité qu'on en attend,mais que cela expoferoit auffi trop ces figures aux injures de l'air.

La plupart des anciens bas-reliefs que nous connoiffons ont des figures fort faillantes, & dont le contour eft, pour ainfi dire, entièrement détaché du fond. Cependant le bas-relief n'eft qu'une efpèce de fculpture fa&ice, ou une imitation de la fculpture ; par conféquent les figures des basreliefs ne font pas, fuivant l'intention de cet art, des figures réelles ou en ronde boffe, mais feulement la repréfentation de figures. Tout ce qui dans le bas-relief eft repréfenté d'une manière auffi failllante & auffi marquée, proportion gardée, que l'eft l'objet même par fa nature, eft donc contraire aux regles de cet art : le bas-relief doit faire paraître faillant ce qui ne l'eft pas, & plat ce qui eft en effet faillant.

C'eft par cette raifon que les figures en ronde boffe, & entièrement détachées du fond d'un basrelief, y font un auffi 'mauvais effet que le feroient dans une décoration de théâtre des colonnes folides, & véritablement maffives, qui, pour plaire, ne doivent paroître à nos yeux qu'une agréable illufion de l'art. Par ce moyen l'art obtient alors ici, ainfi que quelqu'un l'a dit de la tragédie , plus de vraifemblance par l'impofture, & plus d'invraifemblance par la vérité. C'eft encore par un heureux effet de l'art qu'une copie nous fait fouvent plus de plaifir à voir que la nature même : jamais un jardin de fleurs naturelles, ou desbofquets d'arbres véritables, n'offrirent un coup-d'œil aufli agréable & auffi attachant, que le fera la repréfentation de ces objets par un pinceau habile. Une sofe de Van Huyfum, & un peuplier de Veerendaal fixent plus notre attention que ceux que le jardinier le plus habile auroit cultivés ; & je ne crois pas que le payfage le plus riche, le plus varié, le plus riant de la nature, la vallée même de Tempe en Theffalie, faffe fur nous cette forte impreffion, qui fufpend en quelque forte la faculté de tous nos fens, à la vue de ces mêmes fîtes peints par le célèbre Dieterich.

C'eft d'après ces obfervations que nous pouvons fixer notre jugement fur les bas-reliefs des anciens. Il y a deux ouvrages admirables de ce genre dans le riche cabinet d'antiques à Drefde : l'un eft une Bacchanale repréfentée fur un tombeau, l'autre une Offrande àPriape,furun grand vafe de marbre.

Le bas-relief demande un talent particulier , dans lequel les meilleurs fculpteurs n'ont pas toujours réuilî. Matielli peut nous en fervir d'exemple. L'empereur Charles VI ayant demandé aux principaux artiftes des modèles pour des bas-reliefs qu'il vouloit faire exécuter fur deux colonnes torfes de l'églife de St. Charles Boromée, Matielli, qui depuis long temps jouiffoit d'une grande réputation, fut un des premiers qu'on choific; cependant fon travail ne mérita point le choix. Le grand relief qu'il avoit donné aux figures de fon modèle fut la caufe de cette exclufion, parce que la maffe des colonnes fe feroit trouvée trop affoiblie par la quantité de marbre qu'il auroit fallu en enlever. Mader eft l'artifte à qui ce travail fut confié, & qui l'a véritablement exécuté d'une manière admirable.

Nous remarquerons encore au fujet des bas-rebefs, que toutes les attitudes & toutes les aâions ne conviennent pas aux figures de cette efpèce de travail : il faut fur-tout y éviter les trop grands raccourcis. L'artifte doit auffi avoir foin, après qu'il aura modelé chaque figure féparément, & qu'il les aura enfuite groupées , de prendre exadement avec une échelle le diamètre de profondeur de chaque figure, & de réduire cette mefure à proportion de la grandeur que doivent avoir les figures du bas-relief qu'on veut exécuter; de manière, par exemple, que lorfque le diamètre efi: d'un pied , cette mefure du profil de la figure foit réduite a trois pouces, plus ou moins, fuivant que cette figure aura plus ou moins de ronde boffe, ou fera plus ou moins détachée du fond ; en obfervant bien cette même réduâion des parties, fuivant les loix de la dégradation que demande la perfpective. Plus le diamètre applati des figures offre de relief, / plus l'art eft grand. C'eft en général par la perfpective que pèchent les ouvrages en bas-relief; & c'eft ce défaut ordinaire qui fait qu'ils obtiennent fi rarement notre approbation.

Mais je m'apperçois que je m'engage dans des difcuffions que je m'étois propofé d'éviter; & que, femblable à un ancien orateur, j'aurois befoin qu'on me remît fur mon texte. Quoique je n'aie pas perdu de vue que ce n'eft qu'une lettre, & non pas un livre que je me propofe d'écrire ; je ne puis néanmoins m'empêher de me laiffer aller à l'idée que je pourrai moi-même tirer quelque fruit,

Ut vineta egomet cœdam mea, Horat.

de la mauvaife humeur que montreront contre l'autçur quelques gens qui fe croient feuls autorifés à écrire fur certaines matières.

Les Romains avoient leur dieu Terme, qui préfidoit aux bornes & aux limites, à qui ces meflleurs donnent auffi, quand il leur plaît, l'infpeâion fur les limites des fciences & des arts. Il y a probablement eu des Grecs & des Romains, qui, fans être artiftes, s'ingéroient néanmoins à juger des ouvrages de l'art ; & il femble même que leur jugement eft favorable à nos artiftes. Je ne trouve non plus nulle part marqué que le garde du temple de la Paix à Rome, qui fans doute étoit chargé de veiller aux tableaux des meilleurs maîtres Grecs, qui en décoroient l'intérieur, fe foit jamais arrogé un droit de monopole fur la critique qu'on pouvoit faire de ces chefs - d'œuvre de l'art; d'autant plus que Pline décrit ces tableaux comme

Publica materies privati juris fit. Horat.

Il feroit à fouhaiter qu'à l'exemple de Pamphile &d'A pelles, les artiftes priffenteux-mêmesla plume pour découvrir les fecrets de leur art à ceux qui pourroient retirer quelque utilité de leurs leçons.

Ma di coftor, che a lavorarsaccingono Quatro quinti, per dio , non fanno leggere.

Salvator Rosa. Sat. III.

Il y en a cependant deux ou trois qui méritent quelque éloge à cet égard ; les autres qui ont voulu écrire fur leur art, ne nous ont donné que des catalogues hiftoriques des ouvrages de leurs compétiteurs : tel eft, entre autres, le Traité fur la Peinture & la Sculpture que Pierre de Cortone & Ottonelli (i) ont compofé de concert, dans lequel on chercheroit vainement la moindre inftruâion, & qui n'eft qu'une répétition de ce qu'on trouve beaucoup mieux dit dans cent autres ouvrages ; de manière que toute l'utilité de ce livre fe borne à

Ne fcombris tunicse defint piperique cuculli.

Sectani Sar.

De quelle foibleffe, de quelle ineptie même ne font point les Réflexions fur la Peinture du grand Pouffin, que Bellori (2) a tirées d'un manufcrit de ce peintre, & qu'il a jointes à fa vie comme quelque chofe d'admirable !

A la page dix-huit de votre ouvrage, vous avez cherché à combattre une idée du Bernin, de cet artifte célèbre, dont le nom feul fuffitpour rendre refpe&able le livre où il fe trouve cité ; du Bernin qui, au même âge où Michel-Ange fit la fameufe copie de la tête de Pan, généralement connue fous le nom de Studiolo (3), c'eft-à-dire à dix-huit ans, exécuta une flatue de Daphné, par laquelle

il prouva qu'il avoit étudié toutes les beautés de l'antique, & cela à un âge où les yeux de Raphaël étoient encore couverts du voile de l'ignorance & du doute.

Le Bernin a été un de ces heureux génies qui produifent à la fois & les fleurs de la faifon nouvelle , & les fruits de l'automne ; & je ne penfe pas qu'on puiffe prouver que l'étude de la nature, à laquelle il fe confacra uniquement quand il fut parvenu à un âge mûr, l'ait écarté du chemin de la perfection. C'eft à cette étude qu'il dut cette morbidejfe de la chair, & ce degré de vie & de beauté qu'ilfut imprimer aumarbre. C'eft cette imitation de la nature qui donne de l'expreffion aux ouvrages des artiftes, & qui anime les formes, ainfi que l'a dit Socrate (i), & comme le ftatuaire Cliton en eft convenu auffi. « C'eft la nature qu'il » faut étudier, & non les productions des ar» tiftes », fut la réponfe du célèbre fculpteur Lyfippe à celui qui lui demandoit lequel de fes prédéceffeurs il avoit pris pour modèle. On ne peut nier qu'une étude trop fuivie de l'antique ne conduife fouvent à une féchereffe & à une aridité dans lefquelles l'imitation de la nature ne nous fera jamais tomber. La nature toujours variée dans fes formes de beauté, préfente fans ceffe des idées nouvelles à l'artifte qui fait l'étudier ; & jamais les ouvrages d'un pareil artifte n'offriront de ces froides

répétitions, & de ces reffemblances marquées qu'on trouve dans les produâions de ceux qui fe font bornés à l'imitation des anciens, tels, par exemple, que le Guide & le Brun, à qui une certaine idée de la beauté étoit devenue fi particulière, qu'ils la donnoient, fans le vouloir, à toutes leursfigures, de manière que toutes leurs têtes en particulier, ont un certain air de famille qui les diftingue & les fait reconnoître.

Je fuis néanmoins de votre avis fur la néceffité de joindre l'étude de l'antique à celle de la nature; mais j'aurois choifi d'autres exemples que ceux que vous citez, pour prouver que l'étude de la nature feule ne fuffit pas pour former un grand maître ; & vous avez fans contredit trop abaifie le mérite de Jordans. Je ne m'en tiendrai pas ici à ma feule opinion ; j'en appelle à la décifion d'un juge compétent en cette matière. « Le Jordans, dit » d'Argenville (1), a plus d'expreffion & de vérité »queRubens.»

La vérité eft le principe & la caufe de la perfection & de la beauté ; une chofe, de quelque nature qu'elle foit, ne peut être ni belle, ni parfaite , fi elle n'eft pas véritablement ce qu'elle doit être, & fi elle n'a pas tout ce qu'elle doit avoir. »

En avouant que cette penfée efl jufte & vraie, il faudra convenir auffi, fuivant l'idée qu'un auteur

(1) Abrégé des yies des peintres, tom. 111. p. 334, édit. de Paris 1762.

célèbre célèbre (i) a donné de la vérité, que le Jordans doit plutôt être placé parmi les grands maîtres originaux , que parmi les finges de. la nature commune , ainfi que vous le faites. Selon moi, vous auriez dû mettre ici Rembrant au lieu de Jordans , & Raoux ou Watteau à la place de Stella. Mais après tout, qu'ont fait ces Peintres? Ce qu'a fait Euripide : ils ont repréfenté la nature telle qu'elle s'eft montrée'à leurs yeux. Rien n'eft petit , rien n'eft mauvais dans l'art ; & peut-être même pourroit-on tirer quelque inftruâion des formes & des bambochades Flamandes, ainfi que le Bernin fut en trouver dans certaines carricatures ou charges, auxquelles il dut, dit-on, une des principales parties de l'art, favoir , la franchife de l'exécution , Franche^a del tocco (2). Auffi ai-je changé d'idée au fujet des carricatures, depuis que j'ai lu cette anecdote du Bernin ; & je fuis maintenant perfuadé que l'artilte qui eft parvenu à manier le pinceau ou le cifeau avec une certaine liberté ou hardieffe, a fait un très-grand pas dans fon art. Vous citez comme une preuve de la prééminence que méritent les anciens art$es, les formes fur-humaines qu'ils ont fu donner à leurs figures ; mais nos maîtres modernes ne franchilTent-ils pas de même tes limites de la nature aâuelle dans leurs carricatures ? Cependant perfonne ne les admire pour

(l) Penfées de la Rochefoucault.

{?) Voyt-{ Baldinucd, Y'ta del cav. Bernino. p..66.

G

cela. Il a même paru , depuis quelque tems, des volumes entiers fur cette efpèce de productions , que le plus grand nombre des artiftes dédaignent de lire.

Pour relever un paffage de votre écrit qui fe trouve à la page 19, je ne ferai que vous citer le fentiment de notre académie. Vous y dites, d'un ton doâoral, « que l'artifte ne pourra jamais » trouver dans la nature ce contour pur, gra» cieux & correâ qui forme la véritable ligne » de beauté, & qu'on ne trouve que dans les » ftatues Grecques «. Cependant on enfeigne dans notre académie , que les anciens fe font écartés de la correâion & de la vérité dans le contour de quelques parties du corps humain ; qu'ils n'ont fait que tirer la peau fur les clavicules, fur le tibia, ainfi que fur la rotule, fur l'olécrane, & en un mot, fur tous les endroits où il y a de gros cartilages, fans y indiquer diltinâement les creux que forment les apophyfes & les cartilages des articulations. On y enfeigne aux jeunes artiftes à donner des angles plus fentis à ces parties où la peau ne couvre que peu de chair, & à donner, au contraire, plus de rondeur & de morbidejjï à celles qui font naturellement charnues. On corrige même, comme un défaut, les contours qui fe fentent trop de l'étude de l'antique ; & je ne penfe pas qu'on veuille fuppofer que des académies en corps, qui enfeignent ces principes, puiffent être dans l'erreur.

Parrhafius même, qui « en général eft regardé » comme l'artifte Grec qui a donné à fes figures » le contour le plus vigoureux «, n'a pas fu trouver la ligne qui dans la nature fépare le moins du trop. En voulant éviter d'être maffif, il eft tombé dans l'aridité des contours, ainfi que Pline l'a remarqué (i) ; & Zeuxis a fans doute donné dans le défaut contraire, qu'on a reproché auffi à Rubens ; s'il eft vrai, comme on le dit, qu'il ait deffiné le plein de fes figures, pour leur donner plus de relief & de beauté. C'eft d'après l'idée d'Homère, chez qui le fexe eft d'une nature vigoureufe, que cet artifte a formé fes figures de femmes (2). Le tendre & fenfibleThéocrite même nous a repréfenté fon Hélène (3) comme une beauté charnue & épaiffe ; & la Vénus de Raphaël dans le palais dit le Petit-Farnèfe, à Rome, eft conçue d'après les mêmes idées de beauté. Rubens a donc peint d'après les conceptions d'Homère & de Théocrite : que faut-il de plus pour juftifier la manière de ce grand maître ?

Le caraâère que vous tracez de Raphaël eft jufte & vrai ; mais ne pourroit-on pas appliquer ici ce que le Spartiate Antalcidas dit à un fophifte qui vouloit prononcer un éloge d'Hercule : « Qui » eft-ce qui le blame ? « demanda-t-il. Quant aux

beautés que vous admirez dans le tableau de Raphaël qui eft dans la galerie éle&orale de Drefde, & particulièrement celles que vous trouvez dans l'Enfant que la Vierge tient fur fes bras, on en juge d'une manière fort différente.

"O ev SxvfiâÇuf, T50" iripeirt ytXus.

Lucian. Epigr. I.

Vous auriez fait plus fagement d'afficher le caractère d'un bon patriote contre ceux qui, audelà des Alpes, affeâent de méprifer tout ce qui tient de l'école Flamande :

Turpis Romano Belgicus ore color.

Propert. L. II. Eleg. 8.

Ne faut-il pas convenir que l'effet enchanteur du coloris eft fi puiffant, qu'il fert à cacher ou du moins à faire pardonner plufieurs défauts, & qu'un tableau ne peut généralement plaire, s'il n'eftbien colorié? Cependant c'eft le coloris qui, avec l'entente admirable du clair-obfcur, fait le plus grand mérite de l'école Flamande. Le coloris eft dans la peinture, ce que font le mètre & l'harmonie dans la poéfie. C'eft par ce preftige des couleurs poétiques qu'on fait difparoître les négligences, & qu'on captive l'efprit qui » entraîné par les charmes du ftyle, n'a pas le tems de s'arrêter à une difcuffion critique.

L'examen d'un tableau doit être précédé du

plaifir des yeux, dit de Piles (i) ; & ce plaifir confifle dans le premier effet ; au lieu que ce qui touche l'efprit n'eft que le réfultat de la réflexion. D'ailleurs, le coloris eft une qualité qui n'eft propre qu'aux tableaux ; tandis que le delîin fe trouve dans toutes les productions de l'art, jufques dans les gravures mêmes : ce qui le rend auffi plus généralement néceffaire aux artiftes que le coloris. Un auteur célèbre (2) prétend avoir obfervé que les peintres coloriftes ont joui beaucoup plus tard d'une certaine réputation que les peintres à compolitions poétiques. Les connoiffeurs favent quel a été le fuccès du Pouffin dans le coloris ; & tous ceux,

Qui rem Romanam Latiumque augefcere ftudent,

Ennius.

feront obligés de reconnoître ici les peintres Flamands pour leurs maîtres. Les peintres ne font, en effet, que les finges de la nature, & leur art eft d'autant plus parfait , qu'ils favent mieux l'imiter.

Aft heic, quem nunc tu tam turpiter increpuifti,

Ennius.

le délicat Van der Werff, dont les ouvrages fe vendent au poids de l'or, & qui ne fe trouvent que dans les cabinets des gens riches, ne peut être imité par aucun peintre Italien ; fes tableaux fixent également les yeux des ignorans , des amateurs & des connoiffeurs. » Aucun poète qui * plaît n'a mal écrit «, dit un critique Anglois : dans ce cas , le mérite du coloris du peintre Hollandois, eft plus grand que celui du deffin correâ du Pouffin.

  • * J

(1) Converfat. fut la peinture..

(2) Du Bos , Réflexions fut la Poé"Ge 8c fur la Peinture.

Peut-on fe flatter de trouver plufieurs tableaux dont le mérite égale quelques-uns de ceux du grand Laireffe dans l'invention , la compofition & le coloris ? Tous les vrais connoiffeurs de Paris , qui ont vu le tableau admirable de ce peintre , repréfentant l'hiftoire de Stratonice, qui fans contredit tenoit le premier rang dans le cabinet de M. de la Boiffière, feront de mon fentiment fur le mérite de ce célèbre artifte, s'ils veulent être impartiaux.

Laireffe a peint deux fois cette hiftoire de Stratonice (i) que tout le monde connoît ; le tableau qu'en poflede M. de la Boiffière eft le plus petit des deux : les figures ont un pied & demi de haut ; le fond eft différent ,de celui de l'autre. Stratonice qui eft l'héroïne de ce tableau, eft de la figure la plus noble, & qui feroit honneur à l'çcole de Raphaël même. Cette belle reine,

Colle fub Idaeo vincere digna Deas. Ovid. Art.

(i) On trouvera dans le Grand Livre des Peintres, de Lairejfe, qu'on doit publier dans peu, l'hiftoire de ces deux tableaux, faite par Lairefle lui-même, ■

Elle approche à pas lents & indécis du lit de fon nouvel époux ; mais avec toute la dignité d'une mère ou plutôt d'une fainte veftale. On remarque fur fa phyfionomie qui préfente le plus beau profil , une noble modeftie & une foumiffion volontaire à l'ordre du roi. Elle joint la douceur de fon fexe & la majefté d'une reine, au recueillement & à la fageffe que demande une circonftance aufTi augufte & auffi extraordinaire. Sa draperie eft d'un jet admirablement beau & heureux ; & les artiftes peuvent y apprendre de quelle manière ils doivent peindre la pourpre des anciens. Il n'eft peut-être pas généralement connu que la pourpre des anciens avoit la couleur de la feuille de vigne, quand elle commence à fe faner & à devenir rougeâtre (i).

Derrière Stratonice on voit le roi Séleucus, vêtu d'une fombre draperie, qui fert â faire fortir davantage la figure principale ; & cette place convient d'autant mieux à ce roi , qu'il évite par-là à Stratonice & au prince fon fils, l'embarras & la confufion où ils doivent naturellement fe trouver. L'impatience de voir l'heureux effet de cette entrevue & la joie de faire le bonheur de fon fils, fe lifent également fur le vifage de Séleucus, que le peintre a copié d'après les meilleures têtes que nous avons fur les médailles de ce roi.

(1) Voyei Lettre de M. Huet fur la Pourpre, dans les Diffqp rations de THladet, tome IU. p. 169.

Le prince, repréfenté affis, à moitié nu, fur fon lit, eft un beau jeune homme qui a une parfaite reflemblance avec fon père , & avec fon portrait qu'on voit fur fes médailles. Son vifage pâle donne à connoître la fièvre qui circule avec violence dans fes veines ; il femble cependant qu'on commence déja à appercevoir les fymptômes de fa prochaine guérifon, par la foible teinte qui anime fon teint, & qu'il ne faut point attribuer à la honte.

Erafiftrate , tout à-la-fois prêtre & médecin , a l'air vénérable & impofant du Calchas d'Homère : c'eft lui qui déclare au jeune prince la volonté du roi ; oc tandis que d'une main il conduit la reine vers le prince, il lui préfente de l'autre le diadême. La joie & la furprife fe peignent fur le vifage de ce dernier , en voyant avancer Stratonice,

Dont le regard touchant vole au devant du fîen (i),

mais il femble néanmoins retenu par le refpect; de manière que fa tête penchée fur fa poitrine paroît indiquer qu'il réfléchit à fon bonheur.

Les caraâères que le peintre a fu imprimer aux différentes figures de ce tableau, font ménagés avec tant de fagefle, que chacune de ces figures en particulier donne de la noblefle & de l'expreffion aux autres.

(i) Und jcdem blick von ihr wallt deflen herz entgegcn.

Haller.

C'eft fur Stratonice, comme figure principale du tableau, que tombe la plus grande maffe de lumière qui attire d'abord les yeux fur elle. Erafiftrate eft placé dans un endroit moins éclairé ; mais l'attitude dans laquelle il eft repréfenté, le fait affez remarquer : lui feul porte la parole, tandis que toutes les autres figures font dans un filence qui marque l'impatience & la crainte de favoir quelle fera Piffue de cette entrevue. Le prince qui, après Stratonice, doit principalement fixer l'attention , eft frappé d'une plus forte lumière qu'Erafiftrate ; & comme le peintre a fagement choifi pour figure principale de fon groupe une jeune & belle reine, au lieu d'un prince malade, mais qui, par la nature du fujet, auroit dû occuper la première place du tableau, il a fu donner une Ci grande expreffion à la figure de ce dernier , qu'on peut dire qu'elle mérite par-là d'attacher particulièrement la vue. Toute la puifiance de l'art brille auffi dans le mélange des différentes paffions qui agitent à-lafois les mufcles du vifage de ce prince,

Quales nequeo monftrare & fentio tantùm ;

Juvenal. Sat. VII.

mais qui néanmoins femblent fe concentrer dans une paifible attention. La prochaine guérifon du malade fe fait connoître dans les traits altérés de fon vifage,-comme les premiers rayons de l'aurore qui s'échappent de deffous le voile obfcur de la nuit, annoncent un nouveau jour, un jour

ferein & tranquille.

Le génie & le goût de l'artifte font répandus fur tout l'ouvrage ; on les reconnoît même dans la forme élégante des vafes, qu'il a peints d'après les meilleurs modèles de l'antiquité : c'eft d'Homère qu'il a pris l'idée de donner un pied d'ivoire à la table qui eft devant le lit du prince.

Le fond du tableau repréfente un magnifique édifice d'une architeâure Grecque, dont les ornemens mêmes paroiffent être allégoriques au fujet. L'entablement d'un portail eft fupporté par des cariatides qui fe tiennent embraffées, comme voulant indiquer la tendre amitié qui règne entre Séleucus & fon fils, & en même tems le prochain hymen qui doit en être la fuite.

Le peintre a obfervé rigoureufement la vérité hiftorique de fon fujet ; ce n'eft que dans les acceffoires qu'il a employé l'allégorie, pour faire mieux connoître quelques circonltances particulières par des emblêmes. Le fphinx qui fert d'ornement au lit du prince, indique le moyen dont Erafiftrate s'eft fervi pour découvrir la caufe de fa maladie , & la découverte même de cette maladie.

On m'a dit que de jeunes artiftes Italiens qui ont vu ce chef-d'œuvre, mais dont les yeux ont fans doute tombé d'abord fur le bras du prince qui femble trop épais d'une ligne, ont paffé devant ce tableau fans s'y arrêter. Il eft de certains efprits qu'il eft impoffible d'éclairer, quand même Minerve voudroit leur rendre, comme à Diomède , le fervice de diffiper le brouillard qui offufque leurs yeux.

Pauci dtgnofcere poffunt Vera bona, atque illis multum dtverfa, remota Errons nebula. Juvenàl. Sat.

Voilà fans doute un long épifode que je viens de faire ; mais j'ai cru qu'il étoit néceffaire & jufte de faire connoître un ouvrage qui doit tenir le premier rang parmi les chefs-d'œuvre de l'art, & qui jufqu'à préfent femble avoir trouvé fi peu d'admirateurs. Je vais néanmoins reprendre la critique de votre écrit.

Je ne fais fi » cette noble fimplicité & cette » grandeur tranquille « que vous cherchez dans les figures de Raphaël , ne fe trouvent pas mieux défignées par deux célèbres écrivains (i) fous le nom de Nature tranquille? Il eft vrai que le grand principe que vous enfeignez peut fervir à faire connoître le mérite des plus beaux ouvrages Grecs ; mais il feroit peut-être auffi dangereux de l'enfeigner indiftinctement à tous les jeunes artiftes, que l'eft aux jeunes littérateurs l'enfeignement d'un ftyle haché & laconique, qui le rend dur, raboteux, & par conféquent dé

(1) Saint-Réal, Céfarion, Œuvres, tome II. Le Blanc, Lettre fur I'expofition des Ouvrages de Peinture de l'année 1747. Conf. M. de Hagedorn, Eclaircillemens hiftor. fur fgn Cabinet, p. 37.

fagréable. » Dans les ouvrages des jeunes gens , dit Ciceron, » (i) il doit toujours y avoir une » certaine redondance , dont on puiffe retran»» cher une partie ; car tout ce qui parvient trop » tôt à fa maturité , ne peut conferver long» tems fa faveur. Il eft plus facile d'émonder la » vigne de fes trop jeunes rejetons, que d'en » avoir de nouveaux farmens, quand la tige ne » vaut rien «. D'ailleurs les figures d'un ftyle trop tranquille feroient placées par la plupart des fpe&ateurs, au rang de ces difcours prononcés autrefois devant l'Aréopage, dans lefquels il étoit rigoureufement défendu à l'orateur d'employer aucune figure de rhétorique qui pût réveiller les paffions ou ftimuler les mouvemens de l'ame (2); & de pareilles figures reffembleroient exaâement à ces jeunes Spartiates qui, les mains enveloppées dans leur manteau & les yeux fixés vers la terre, traverfoient dans un morne filence les rues de Lacédémone (3).

Je ne fuis pas non plus entièrement de votre opinion fur l'emploi de l'allégorie dans la peinture. En l'introduifant, comme vous le voulez» dans les tableaux & dans tous les endroits poffibles , on verroit arriver à la peinture ce qui eft arrivé à la géométrie par l'application de l'ai— gèbre à cette fcience : le chemin qui conduiroit à l'art ferait trop long, l'art même deviendrait difficile ; & par cet ufage de l'allégorie, tous les tableaux ne feraient bientôt plus que des hiéroglyphes.

0) De 'Oratore. Lib. II. Cap. 21.

(z) Ariftot. Rhet. Lib. I. Cap. 1. §. 4.

(3) Xenophqi). R«fpubl. Cap. J. §. J.

Les Grecs eux-mêmes n'ont pas eu genéralement ce goût Egyptien des allégories , ainfî que vous femblez vouloir l'infinuer. Le plafond du temple de Junon , à Samos, n'étoit pas peint avec plus de fcience hiéroglyphique que la galerie de Farnèfe. On y voyoit repréfenté (i) les amours de Jupiter & de Junon ; & fur le tympan du fronton d'un temple de Cérès Eleufine , il n'y avoit que la repréfentation d'une cérémonie du culte de cette déeffe ( i ) : c'étoient deux greffes pierres pofées l'une fur l'autre, entre !efquelles le grand - prêtre alloit prendre tous les ans un écrit qui contenoit les cérémonies qui devoient être obfervées dans les facriflces pendant l'année , parce que ces facriflces n'étoient jamais les mêmes deux ans de fuite.

Pour ce qui eft des objets qui ne tombent pas fous les fens extérieurs, je vous avoue que j'aurais defiré une explication plus exaâe de votre idée fur ce fujet ; d'autant plus que je me fouviens d'avoir entendu dire, qu'il en eft de la repréfentation de pareils objets comme du point

(i) Origen. contra Celf. Liv. IV. p. 19C edit. Cantabr.

{») Perrault, explication de la Planche IX fur Yitruve, p. 62.

mathématique, dont on ne peut fe former une idée que par l'imagination ; & la perfonne qui me fit faire cette remarque, étoit auffi de l'avis de celui (i) qui femble vouloir borner la peinture à la repréfentation des chofes vifibles. Car, pour ce qui eft des hiéroglyphes, ajouta-t-elle, qui fervent à'repréfenter les idées les plus abftraites, telles, par exemple, que celle de la jeuneffe par le nombre feize (2) , celle d'une chofe impoffible par deux pieds qui marchent fur l'eau , il faudrait les regarder plutôt comme des monogrammes que comme des tableaux. Une pareille iconologie donneroit bientôt naiffance à de nouvelles chimères ; elle feroit plus difficile à apprendre que la langue Chinoife, & des tableaux de cette efpèce ne reffembleroient pas mal à ceux de cette nation.

Suivant ce même antagoni/te de l'allégorie, Parrhafius a fu repréfenter le mélange fingulier des différentes paffions qui diftinguoient les Athéniens , fans employer des figures allégoriques ; peut-être même, ajouta-1-il, que ce peintre a fait fervir plufieurs tableaux pour rendre fon fujet. Si notre homme le confidère de cette manière,

Et fapit, & mecum facit, & Jove indicat aequo,

Hor.

(1) Théodoret. Dial. Inconfuf. p. 76.

(2) Horapoll. Hierog!. L.' c. 33. Conf. Blakwall, Enquiry of Homer. p. 170.

la condamnation de mort que les Athéniens prononcèrent contre les chefs de leur flotte qui venoient de remporter la victoire fur les Lacédémoniens près des îles nommées Arginuffœ , fournit fans doute au peintre le moyen de repréfenter d'une manière grande & fenfible le caraâère tout à - la - fois bon & cruel de ce peupleLe célèbre Théramène, l'un des chefs de la flotte, accufa fes collègues , de ce qu'après la bataille ils avoient négligé de raffembler les corps de ceux qui avoient perdu la vie en combattant, & de leur rendre les devoirs de la fépulture. Cette accufation anima une partie du peuple contre les vainqueurs, dont fix étoient retournés à Athènes, les autres avoient évité l'orage. Théramène prononça à cette occafion un difcours pathétique, qu'il interrompit fouvent pour faire entendre l'es plaintes de ceux qui avoient perdu leurs parens ou leurs amis dans cette aâion. Il fît avancer auffi un homme qui prétendoit avoir entendu les dernières clameurs de ceux qui étoient péris dans les flots, & qui, en mourant, avoient demandé qu'on les vengeât de leurs chefs. Socrate, le fage Socrate, qui alors éroit affis dans le confeil, fe déclara, avec quelques autres, contre cette accufation ; mais ce fut en vain: les braves vainqueurs des Lacédémoniens, au lieu de recevoir les couronnes triomphales qu'ils avoient méritées, fe virent condamnés à la mort. L'un d'entre eux étoit le fils unique de Périclès & de la fameufe Afpafie.

Parrhafius qui vécut du tems que fe paffa cet événement, pouvoit par conféquent donner à fon tableau une expreffion bien plus forte que celle qu'offre, en général, la repréfentation d'un fïmple fait hiftorique quelconque , en rendant feulement le vrai caractère des perfonnages qu'il avoit à mettre fur la toile, fans le fecours d'aucune figure allégorique.

Ce même amateur penfe auffi qu'il en elî de la fcience de l'allégorie que vous voulez que pofr fèdent les artiftes, Se particulièrement les peintres, comme des qualités que Columelle exigeoit dans les cultivateurs : il vouloit (i) qu'ils fuffent tous philofophes comme Démocrite , Pythagore & Eudoxe.

Mais peut-on fe flatter d'employer plus heureufement l'allégorie dans les arabefques & les autres ornemens que dans les tableaux ? Il me femble qu'il vous feroit plus difficile encore de faire fervir vos figures fcientifiques à ces objets, que ne le fut à Virgile de faire entrer dans fcs vers héroïques les noms de Vibius Caudex, de Tanaquil Lucumo, & de Decius Mus.

A vous entendre, on croiroit que les ornemens infipides & de mauvais goût que quelques artiftes ont introduits dans Parchiteâure, foient généra

Iement reçus. Au refte peut-on dire que ces ornemens s'écartent plus de la nature que les chapiteaux Corinthiens, fi l'on remonte à leur origine, qui eft connue, & qu'on trouve détaillée chez Vitruve (i) ?

Ces chapiteaux font compofés , comme on fait, d'un panier entouré de feuilles d'acanthe, & couvert d'une brique carrée , en forme de tailloir ; & ce panier, expofé fur une colonne, eft chargé de tout l'entablement. Il paroît que du tems de Périclès cette efpèce de chapiteaux n'étoit pas encore regardée comme aflez analogue à la nature de la chofe & à la raifon, puifqu'un célèbre écrivain de nos jours (2) femble furpris de ce qu'au lieu de colonnes Corinthiennes on en ait employé de Doriques au temple de Mi4 nerve, à Athène. Dans la fuite des tems on fe familiarifa avec ces incohérences, & l'on n'eft plus étonné aujourd'hui de voir que tout un édifice porte fur des paniers :

Quodque fuit vitium, definit efle mora.

Ovid. Art.

Nos artiftes ne pèchent donc point contre les lois de l'art, quand ils imaginent de nouveaux ornemens, qui ont toujours été arbitraires ; & l'invention n'eft plus punie aujourd'hui par les

(1) Vitruve. L. IV- c. i. (2) Pocock's Travels, Tom. II.

H

lois, comme elle rétoit anciennement chez le» Egyptiens. La naiffance & la forme des coquilles» dont, vous vous déclarez fi fort Pennemi, ont de tous tems eu quelque chofe de fi agréable aux yeux des poetes & des* artiftes , qu'ils ont imaginé de donner une grande coquille pour char à la mère de l'Amour. On fait auffi que le bouclier Ancile, qui chez les Romains étoit la même chofe que le Palladium chez les Troyens, avoit un bord feftonné en forme de coquilles (i); & il y a des lampes fort antiques qui font ornées de coquilles & de conques (2).

La ligne aifée & élégante des ornemens en forme fpirale femble indiquée aux artiftes par la nature même, fi l'on confidère les révolutions fingulières & prodigieufement variées des conques mannes.

Ne croyez pas cependant que je veuille m'ériger en défenfeur de tous ces ornemens barroques & bizarres qu'on a inventés de nos jours ; mon feul but eft de faire connoître fur quel principe les artiftes cherchent à établir ce mauvais goût.

On afîure que les peintres & les fculpteurs de Paris ont voulu difputer le nom d'aniites à ceux qui ne s'occupent qu'à faire des ornemens, parce que cette efpèce d'ouvrages n'offre rien qui puiffe

attacher l'efprit de l'ouvrier ou celui de l'amateur; que d'ailleurs ce ne font que des produâions d'un art purement mécbanique, & qui ne demandent aucun génie. Voici fans doute la manière dont ces artiftes ainfi léfés auront défendu leur caufe.

C'eft la nature qui eft notre guide ; & nos ornemens, prenent différentes formes fuivant nos idées, de même que l'écorce d'un arbre dans laquelle on aura fait plufieurs incifions prend différentes figures, à mefure que l'arbre croît & groffit.

L'art imite donc les jeux de la nature, qu'il aide, qu'il corrige , qu'il embellit même. Voilà la route que nous fuivons dans l'invention de nos ornemens , & que les anciens ont fans doute auffi tenue, en prenant pour modèles les arbres, les fruits & les fleurs.

La première règle & la feule qui foit générale , c'en1 d'être varié & nouveau ; c'eft même la feule que fuit la nature qui n'en connoît point d'autre ; & c'eft auffi le principe que nos artiftes aâuels ont adopté pour l'exécution de leurs" ornemens : ils ont remarqué que la nature fans ceffe nouvelle , ne fe reffemble jamais dans fes produâions ; ils fe font par conféquent écartés de la forme timide & roide des parallèles , & ont ceffe de lier enfemble les différentes parties de leurs ornemens. C'eft à un peuple qui, dans les tems modernes , a été le premier à s'affranchir de toufes les étiquettes gênantes de la fociété, que nous devons auffi le premier exemple de hardieffe & de liberté dans cette partie de l'art. On a donné à cette efpèce de travail le nom de goût barroque ; dénomination (i) qui vient fans doute d'un mot dont on a fait ufage, dans l'origine, pour défigner des perles & des dents d'une grandeur difparate.

Enfin, il me femble qu'une coquille & une conque font d'une forme auffi belle & auffi élégante, pour le moins, qu'une tête de bœuf ou de mouton : l'on fait néanmoins que les anciens ont employé les têtes écorchées de ces animaux pour en orner les frites , particulièrement de l'ordre Dorique, où elles étoient placées entre les triglyphes, ou dans les métopes. On en voit même à la frife d'un ancien temple de Vefta, de l'ordre Corinthien, à Tivoli (2) ; il y en a auffi à des tombeaux, dont nous citerons celui de la famille de Metellus, proche de Rome,& celui de Munatius Plancus, proche de Gaëte (3); & enfin, à des vafes, tels, par exemple, que les deux qui font dans le cabinet électoral d'antiques à Drefde. Des architectes modernes qui, fans doute, ont regardé ces têtes écorchées d'animaux comme peu propres à embellir un édifice, ont imaginé de mettre à leur place aux frifes de

l'ordre Dorique, ou des carreaux de foudre tels qu'on fuppofe que Jupiter en a lancés (i), ainfi que Vignole l'enfeigne , ou des rofectes, comme Palladio & Scamozzi en ont donné l'exemple.

Si donc les ornemens font une imitation des jeux de la nature, ainfi qu'on peut le conclure par ce que nous venons de dire, la fcience allégorique ne peut fervir à leur donner plus de beauté & de convenance, mais contribuera plutôt à les dénaturer. Il feroit difficile auffi de prouver par des exemples, que les anciens aient employé l'allégorie dans leurs ornemens. Je ne puis, entre autres, pas concevoir quelle idée de beauté ou quelle fignification le célèbre graveur Mentor a pu attacher au lézard qu'il a gravé fur une coupe (2) ; car

Piâi fquallentia terga lacerti,

Virg. Georg. IV. 13.

font des objets qui peuvent paroître agréables dans un tableau de fleurs de Rachel Ruyfch , mais qui ne conviennent pas fur une coupe qui fert à boire. Quelle allégorie peuvent offrir des oifeaux qui mangent les raifins d'une vigne , qu'on voit repréfentés fur une urne cinéraire (3)? Il y a lieu de croire que ces figures ne font pas

moins arbitraires ni moins vuides de fens, que l'eft la fable de Ganymède travaillée fur le manteau dont Enée fit préfent à Cloanthe , pour avoir remporté le prix aux jeux nautiques (i). Et pourquoi eft-il ridicule, je vous prie, de placer des trophées fur la maifon de chaflê d'un prince? Penfez-vous, comme défenfeur du goût des anciens Grecs, qu'il faille s'y conformer aflez rigoureufement pour imiter le roi Philippe & tous les Macédoniens en général, qui, fuivant ce que nous apprend Paufanias (2), ne fe font jamais élevé aucuns trophées ? J'avoue cependant qu'une Diane accompagnée de fes Nymphes & de fes attributs de chaffe,

Quales exercet Diana choros, quam milJe fecutae Hinc atque hinc glomerantur Oreades, Virg.

conviennent beaucoup mieux à un pareil édifice. Les anciens Romains fufpendoient au dehors de la porte de leurs maifons les armes des ennemis qu'ils avoient vaincus ; & il étoit expreffément défendu à ceux qui venoient enfuite à acheter ces maifons, d'en enlever ces trophées, afin de conferver par ce moyen la mémoire de ceux qui en avoient été les propriétaires. Si anciennement on a eu cette idée en fufpendant des trophées aux maifons des particuliers, je crois qu'on peut

(1) Vkgil. Mn. Lib. V. v. 2;o. & feq.

(2) Liv. IX. Chap. 40. pag. 794. Conf. Spanheim. Not. fur les Ce'fars de l'empereur Julien, pag. 240.

trec raifon employer de pareils ornemens aux palais des princes.

Je me flatte que vous ne tarderez pas à répondre à cette lettre. Vous ne devez pas être furpris de ce que je la communique au public: il en eft, depuis quelque tems, des lettres entre les auteurs , comme de celles des pièces de théâtre qu'un amant lit à haute voix , en prenant tout le parterre pour confident. Mais d'un autre côté, je ne trouverai pas moins jufte que vous y faffiez réponfe.

Quod legeret tereretque viritim publiais ufus. Hou.

DESCRIPTION

DE DEUX MOMIES

Du Cabinet Electoral D'antiques, A DRESDE.

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DESCRIPTION

DE DEUX MOMIES

Du Cabinet Electoral D'antiques , A DRESDE.

iARMl les Momies qui font au cabinet électoral d'antiques, à Drefde, il y en a deux qui font parfaitement bien confervées : l'une eft la corps d'un homme, l'autre celui d'une femme. La première eft peut-être la feule Momie de cette efpèce qui foit paffe'e en Europe ; & cette particularité confifte dans l'infcription qu'on y voit. Delia Valle eft jufqu'à préfent le feul écrivain qui ait parlé d'une pareille infcription fur des corps Egyptiens ; & parmi les différentes Momies dont Kircher a donné le deffin dans fon Œdipe Egyptien, il n'y en a qu'une feule qui porte une infcription , & c'eft celle que Delia Valle a poffédée ; mais la gravure en bois qui s'en trouve dans fon ouvrage ( i ) eft fort incorrecte , ainfi que le font toutes les copies (2) qu'on en a publiées dans la fuite. On voit fur cette Momie de Kircher les caractères que voici : Et+txi.

(1) Kircheri Œdip. JEgypt. Tom. III. psg. 405 & 433. (î) Bianchini. Ift. Univ. p. 411.

Cette même infcription fe trouve aufïï fur la Momie du cabinet de Drefde, dont je me propofe de donner ici la defcription. J'ai d'abord pris tous les foins imaginables pour m'affurer fi ces caractères ne feroient pas l'ouvrage de quelque ïmpofteur moderne, qui les auroit copiés d'après l'infcription de Dtlla Valle ; car on fait que ce font les Juifs qui font le commerce des Momies. Mais on ne peut pas douter que ces caractères ne foient tracés avec la même peinture noire dont font peints le vifage, les mains & les pieds. La première lettre de notre Momie a la forme d'un grand € grec rond, quoique chez Delia Valle cette lettre foit marquée par un E angulaire, fans doute à caufe que l'imprimeur n'avoit point d'€ rond.

Les quatre Momies du cabinet de Drefde ont toutes été achetées à Rome , comme on le fait; ce qui m'engagea à m'informer fi la Momie qui porte l'infcription , ne feroit pas celle qui a appartenu à Delia Valle ; & j'ai trouvé que la defcription détaillée des deux Momies de ce voyageur s'accorde parfaitement., jufques dans les moindres particularités, avec celle des deux Momies entières du cabinet de Drefde.

Outre les ligamens ordinaires qui font, comme on fait, un fi prodigieux nombre de révolutions autour des corps Egyptiens, & qui femblent être une efpèce de bouracan, les deux Momies dont il eft ici quelîion, font encore enveloppées dans plufieurs efpèces de toile groffière, dont un écrivain Anglois prétend (i) en avoir remarqué trois différentes efpèces à une Momie. Cette toile eft tellement ferrée par des bandes particulières, en forme de fangles, mais moins larges, qu'on n'apperçoit pas la moindre faillie des parties du vifage. La dernière enveloppe eft d'une toile très-fine, avec un certain fond fort délicat, fortement doré, & orné de diverfes figures: c'eft /ur cette toile qu'eft peinte la figure du mort.

Sur la Momie qui porte l'infcription, eft repréfentée la figure d'un homme dans la vigueur de l'âge, avec une barbe crépue & claire , & non celle d'un vieillard avec une longue barbe pointue, comme Kircher nous l'a donnée. La couleur du vifage & des mains eft brune ; la tête eft enveloppée de ligamens dorés, fur lesquels font repréfentées des pierres précieufes. Autour du col eft peinte une chaîne d'or, à laquelle pend une efpèce de médaille avec différens caractères , des demi - lunes, &c. ; & au deffus de cette médaille paffe le col d'un oifeau, qui fans doute eft celui d'un épervier ou d'un faucon, oifeau qu'on a trouvé repréfenté auffi fur la poitrine d'autres Momies (2). De la main gauche la figure tient une petite coupe ou pa

tère d'or, remplie d'une liqueur rouge ; ce qui feroit croire que le mort a été de l'ordre facerdotal, car on fait que les prêtres fe fervoient d'une pareille coupe aux facrifices (i). L'index & l'auriculaire de la main gauche font ornés de bagues, & dans cette même main on voit une efpèce de boule d'un brun foncé , que Delia Valle prétend être un certain fruit. Les pieds dé même que les jambes font nuds. Cependant les pieds font garnis par deffous d'une efpèce de fandales dont les liens paffent entre le gros orteil & le doigt qui le fuit, & qui font attachés avec un nœud fur le pied même. C'eft fur la poitrine qu'eft l'infcription en queftion.

Sur la feconde Momie on voit la figure d'une jeune femme, plus chargée encore d'ornemens que la première. Outre la médaille d'or qui reffemble beaucoup à celle de la première Momie, & les autres figures & caractères dont nous venons de parler, il y a fur celle-ci des oifeaux & des quadrupèdes dont la figure a beaucoup d'analogie avec celle du lion; plus bas, vers l'extrémité du corps, eft. la figure d'un bœuf, qui vraifemblablement repréfente un Apis. A l'une des chaînes dont eft chargé le col de la figure pend un foleil d'or ; le peintre lui a donné auffi des pendans d'oreille, & de doubles bracelets aux bras. Les deux mains font garnies de bagues.

(i) Clem. Alex. Strom. Liv. VI. p. 45 &

Chacun des doigts de la main gauche en eft orné ; l'index de cette main porte même une feconde bague immédiatement au deffous de la naiffance de l'ongle ; mais il n'y a en tout que deux bagues à la main droite, dont la figure tient, de la même manière que cela eft particulier à Ifis (i), une petite coupe d'or, qui reffemble au fpondeion des Grecs, & qui à la figure de la déeffe de la fertilité étoit , comme on fait , le fymbole du Nil. Dans la main gauche on voit une efpèce de fruit qui reffemble à un épi de bled, & dont la couleur eft verdâtre.

A la première de ces Momies pendent encore les fceaux de plomb, dont parle Delia Valle.

Si l'on prend la peine de comparer la defcription que je viens de donner des deux Momies du cabinet de Drefde , avec celle que Delia Valle a faite , dans fes voyages (2), des deux Momies qu'il acheta en Egypte, on verra qu'il y a tout lieu de croire que ce font les mêmes qui font aujourd'hui au cabinet électoral de Drefde , & qui probablement ont été achetées à Rome des héritiers de ce célèbre voyageur ; quoique dans le catalogue manufcrit de ce cabinet d'antiques , il ne foit fait aucune mention de la manière dont on en a fait l'acquifition.

Je n'entreprendrai point de donner une explication des ornemens & des figures hiéroglyphiques de ces deux Momies ; on peut en trouver une defcription allez détaillée dans Delia Valle : je me bornerai à faire ici quelques remarques fur l'infcription de la première.

On fait que les Egyptiens avoient deux efpèces de lettres ( i ) , l'une facrée & l'autre vulgaire. Les caractères de la première efpèce font ce que nous appelions des hiéroglyphes ; eeux de la feconde étoient les lettres ordinaires, dont ils fe fervoient pour exprimer leurs penfées ; mais l'on croit qu'il ne nous eft parvenu aucun caraâère de ce dernier alphabet. Nous favons feulement que l'alphabet Egyptien étoit compofé de vingt-cinq lettres (2) ; cependant Delia Valle croit pouvoir prouver le contraire par l'infcription de fa Momie ; Kircher porte même fes conjectures plus loin, & cherche à former à cet égard un nouveau fyftême, qu'il tâche d'appuyer par deux autres monumens de cette même nature. Il foutient (3) que ce n'eft que par le dialecte que l'ancienne langue Egyptienne a différé de la langue Grecque. Suivant le talent que cet écrivain s'étoit arrogé, de trouver des chofes auxquelles perfonne ne pouvoit penfer que lui

»

1 _ - - — —

(j) Herodot. Liv. II. Chap. 36. Dioti. Sic.

(2) Plutarch. de Ifid. & Ofir. p. 374.

(3) Kircheri Œdip. I, t. Ejufdem Prodrom. Copt. C. 7.

feul',

feul, il ne craint point d'expliquer ici des paffages de l'hiftoire ancienne à fa guife, & d'y donner un lens forcé, pour les faire feryir de preuves à fes affertions-.

Il prétend que , fuivant Hérodote , le roi Pfammeticus fit venir de Grèce en Egypte des gens qui poffédoient parfaitement leur langue, & qui devoient l'enfeigner dans toute fa pureté aux Egyptiens : d'où il conclud qu'on parloit la même langue dans les deux pays. Cependant i'hifcorien Grec nous apprend exactement le contraire : il dit (1) expreffément que » Pfamme» ticus remit entre les mains des Ioniens & des » Cariens, qui avoient obtenu la permiffion de » s'établir en Egypte, des enfans Egyptiens pour » leur apprendre la langue Grecque, fi bien que » ceux qui en font aujourd'hui dans l'Egypte les » truchemens & les interprètes, font fortis de » ces enfans que les Ioniens avoient inftruits M. Les autres preuves que Kircher a voulu tirer des fréquens voyages des fages de la Grèce en Egypte, & du commerce des deux nations, ne méritent feulement pas le nom de conjeâures ; ces preuves paroiffent même d'autant plus hafardées, que nous favons , par ce qui eft dit de la connoiffance que Démocrite avoit acquife dans la langue facrée des Babyloniens & des Egyptiens (2) , que les fages de la Grèce fe font

(1) Herodot. Liv. II. Ctup. 153. (2) Diogen. Liett, vit. Democr.

toujours appliqués à apprendre la langue des pays qu'ils vifitoient.

Je ne penfe pas non plus que le témoignage de Diodore de Sicile, qui dit que les premiers habitans de l'Attique ( 1 ) étoient une colonie Egyptienne, puiffe fervir à appuyer l'aiTertion du père Kircher.

L'infcription de notre Momie pourrait, à la vérité, donner quelque poids aux conjeâufes de Kircher, ou à d'autres de cette nature, fl cette Momie datoit en effet d'un tems auffi reculé que le prétend ce jéfuite. Cambyfe qui foumit l'Egypte, fit maffacrer une partie des prêtres, & en chaffa le refte hors de l'Egypte ; & c'eft fur la foi de cette tranfaâion que Kircher prétend que ce monarque abolit le culte des dieux dans tout le royaume , & que par conféquent on ceffa , depuis cette époque, d'y embaumer les morts.C'eft, encore, au témoignage d'Hérodote qu'il en appelle (2) ; & plulieurs autres écrivains ont enfuite, fur fa parole, copié fidellement ces paffages de l'hiftorien Grec. Il y en a même un, entre autres, qui eft allé plus loin: il affure pofitivement que ce n'eft que jufqu'au temps de Cambyfe que les Egyptiens & les Ethiopiens ont confervé l'ufage de peindre leurs

(1) Diodor. Sic. Lib. I. Cap. 29. edit. Weffel. (2) Kircher. (Edip. loco cit. —Ejufd. China illuftrata. Part. III. Cap. 4. p. IJI.

Morts fur les toiles enduites des Momies ( i ).

Cependant on ne trouve pas un mot dans Hérodote de cette abolition du culte des dieux en Egypte » & moins encore que les Egyptiens aient ceffé , lors de la conquête de ce royaume par Cambyfe , de préferver les cadavres de la corruption. Il n'en eft pas non plus queftion dans Diodore de Sicile; il faudrait, au contraire, conclure de ce que dit cet écrivain, que l'ufage d'embaumer les morts fubfîftoit encore de fon tems , c'eft-à-dire , lorfque l'Egypte fe trouvoit déja réduite en province de l'empire Romain.

Il n'eft guère poffible non plus de prouver que la Momie du cabinet de Drefde foit d'un tems antérieur à la conquête de l'Egypte par les Perfes ; mais quand même cela feroit, il ne s'enfuit pas, je penfe, que l'infcription qui fe trouve fur un corps embaumé à la manière des Egyptiens, & qui même, fi on le veut, a paffé par la main de leurs prêtres, foit pour cela écrite en langue Egyptienne.

Ne fe pourroit-il pas que ce fût le corps d'un Ionien ou d'un Carien qui eût été, en quelque façon, naturalifé en Egypte ? On fait, par exemple, que Pythagore embraffa la religion des Egyptiens , & qu'il fe fit même circoncire > afin de pouvoir mieux s'inftruire dans les fciences fecrettes

— — ■■ ■■■! '—■ -■ —' I PMIIIWII» ■Mil HW>*J*»M»

(i) Alberti, Englifche Briefe.

des prêtres (1). Il eft connu auffi que les Cariens célébroient le culte d'Ifis à la manière des Egyptiens, & qu'ils poufioient même plus loin encore que ces derniers le fanatifme, puifqu'ils fe défiguroient le vifage en l'honneur de cette déeffe (2).

L'infcription de la Momie fera grecque, fi au lieu de 1*/ on y met la diphtongue u. Il fe pourroit auffi que , par négligence , on ait mis ici une lettre pour l'autre, changement ou méprife de caractère qu'on a remarqué (3) fur plufieurs marbres, & qu'on rencontre plus.fouvent encore dans les manufcrits Grecs. On trouve ce mot avec *

la même finale (4), fur une pierre gravée, où il veut dire : Vive{ heureux. C'étoit là auffi le dernier cri que les vivans adrefloient aux morts. Ce même mot fe lit dans d'anciennes épitaphes (5)', dans des ordonnances publiques (6) ; & c'étoit ordinairement par cette phrafe qu'on terminoit les lettres (7).

On trouve dans une ancienne épitaphe le mot ET^ïXI (8); la forme du -*- des anciennes inf

(1) Gement. Alex. Strom. Liv. I. p. 354. edit. Pott.

(2) Herod. Liv. II. Chap. 61.

(3) Montfaucon, Paleogr. Graeca. L. III. C. 5. p. s30. Kuhn. Not. ad Paufan. L. II. p. 128.

(4) Auguftin. Gemm. PI. II. Tab. 31.

(5) Gruter. Corp. Infcr. PI. DCCCLXI. (urii^im %*iptre.

(6) Prideaux Marm. Oxon. 4. & 179.

(7) Demoflh. Orat. pro Corona, p. 485 & 495. edit. Francof. 1604. . .

(8) Gruter, Corp, Infcr, PI, DCXLI. 6.

criptions & des anciens manufcrits (i), a tant d'analogie avec la troifîème lettre du mot Et+ïxi, qu'on peut, je crois, le prendre, fans craindre de fe tromper, pour un feul & même caraâère.

Mais fi la Momie eft d'un tems moins reculé , il y a alors tout lieu de croire que l'infcription en queftion eft grecque. La forme ronde de 1*6 pourroit néanmoins, à caufe de l'ancienneté prétendue de ce caraâère , jeter quelque doute fur ce fujet. On ne voit point (2) de caraâère de cette forme ni fur les marbres, ni fur les pierres gravées, ni fur les médailles avant le fiècle d'Augufte. Mais cette difficulté fe trouvera levée, fi l'on admet que les Egyptiens ont continué jufqu'au tems d'Augufte , ou même plus tard encore, à embaumer leurs morts.

Quoi qu'il en foit, le mot qui nous occupe ici ne peut pas être Egyptien ; cela fe trouve contredit par ce qui nous refie de cette ancienne langue dans la langue Copthe aâuelle ; fecondement, ce mot eft écrit de la gauche i la droite; tandis qu'on a remarqué par le trait (3) de certains caraâères Egyptiens, que ce peuple écrivoit en fens contraire, de la même manière que cela fe pratiquoit chez les Etrufques (4). Mais jufqu'à préfent, perfonne n'a pu expliquer l'écriture que

(1) Montfaucon Paleographia. L. IV. C. 10. p. 336. 338. (2) Montfaucon, loco cit. L. II. C, 6. p. 152. ( 3) Defcription de l'Egypte pa* Mafcrier, Lett. VII. P« *3« (4) Herod. L. II.

Maillet (i) a découverte. Les Grecs, au contraire , pratiquoient déja, fix cents ans avant l'ère chrétienne, la manière d'écrire en ufage dans tout l'Occident , ainfi que cela eft prouvé par l'infcription de Sigée, à laquelle on donne une pareille antiquité (2).

On peut en dire autant des caractères tracés fur un fragment de pierre ( 3 ) , dont Carlo Vintimiglia, Patrice de Palerme, fit préfent au père Kircher. Ces caractères iTM'ixl forment deux mots , & veulent dire : que rame vienne. Il eft fans doute arrivé à cette pierre ce qui eft arrivé à celle qui repréfente la tête de Ptolémée Philopator , à laquelle une main Egyptienne a ajouté deux figures informes (4) ; & il eft à croire que quelque Grec aura tracé l'infcription fur la pierre dont il eft queftion. Les favans verront qu'il n'y a que peu de chofe à changer, pour en rendre l'orthographe parfaite.

(1) Defcript. de l'Egypte, loco. cit. (2) Chishul. Infcr. Sig. p. 12,

(3) Kircher. Obelifc. Pamph. C. 8. p. 147.

(4) Voyt[ les Pierres gravées de Stofch. n?. «9.

ÉCLAIRCISSEMENS

SUR UN ÉCRIT INTITULÉ:

RÉFLEXIONS

SUR

L'IMITATION DES ARTISTES GRECS

DANS LA PEINTURE ET LA SCULPTURE ;

Pour fervir de Réponfe à une Lettre fur ces Réflexions.

^7

É C L AI R C I S S E M E N S

SUR UN ÉCRIT INTITULÉ:

Réflexions sur l'Imitation des Artistes Grecs dans la Peinture et la Sculpture ;

Pour servir de Réponse à une Lettre sur ces Réflexions.

Xjorsque j'écrivis mes Réflexions fur l'Imitation des Artijles Grecs, je ne m'imaginois pas que ce petit ouvrage auroit mérité quelque attention , & moins encore qu'on l'auroit jugé digne d'être critiqué. Comme je ne l'ai compofé que pour quelques amateurs de l'art, j'ai cru qu'il étoit inutile d'y donner un certainair fcientifique, en le chargeant de citations, ainli qu'il m'auroit été facile de le faire. Les artiltes entendent à demi-mot ce qu'on leur dit. fur l'art ; & comme la plupart d'entre eux penfent que ç'eft une folie que d'employer plus de tems à la leâure qu'au travail, ainli qu'un ancien l'avoir, déja remarqué, & comme cela efl; vrai en effet, il faut du moins, quand on n'a pas des chofes nouvelles à dire , tâcher de fe rendre agréable par un fage laconifme. D'ailleurs je fuis perfuadé que, comme la beauté dans l'art dépend plus d'une perception fine & délicate , & d'un goût éclairé, que de réflexions profondes & favantes, il eft néceffaire de fuivre la maxime de Néoptolème ( 1 ) : *» qu'il eft bon de philofopher, » mais avec peu de gens M , particulièrement dans des écrits de cette nature.

Mon ouvrage avoit befoin, fans doute, de quelques éclairciffemens , fur-tout depuis la critique à laquelle l'a foumis un anonyme, à qui je dois une réponfe ; cependant les embarras d'un prochain voyage ne me permettent pas de m'étendre fur ce fujet autant que je l'aurois defiré.

Il y a auffi dans la lettre anonyme quelques remarques qu'il eft inutile de réfuter , & auxquelles l'auteur a bien prévu lui - même , fans doute , qu'il n'y a aucune réponfe à faire. Je pafferai également fous filence ce qu'on y dit des tableaux du Corrège, qu'on fait, de notoriété publique, non feulement avoir été tranfportés en Suéde (a) , mais qui font demeurés long-tems abandonnés dans les écuries du roi à

(1) Gcer. de Ortt. Lib. II. Cip. J7.

(2) D'ArgenTille , Abrégé de la Vie de» Peintres, Tome II, f. »S7.

Stockholm (1). Si je ne prenois point ce parti, je craindrois' que ma défenfe ne reffemblât à celle d'iEmilius Scaurus contre Varius de Sucro : w 11 nie, & moi j'affirme. Romains ! à qui de » nous deux ajouterez-vous foi ? «

Au refte , le récit de ce fait ne peut être regardé comme un jugement défavorable à la nation Suédoife de la part du comte de Teffin, & moins encore de la mienne. J'ignore fi le favant auteur de la vie de la reine Chriftine en a jugé autrement ; puifqu'il ne fait aucune mention de la précieufe colkaion de tableaux qui de Prague fut tranfportée à Stockolm, ni de la générofité mal entendue de cette princeffe visà-vis du peintre Bourdon, ni de l'ufage indigne qu'on fit des chefs-d'œuvre du Corrège. On trouve dans l'hiftoire d'un voyage fait en Suède (2) , par un homme célèbre, au fervice de cette cou

(1) On pourroit apprendre à ceux qui s'occupent à fuivre l'hiftoire des tableaux , celle de quelques chefs-d'œuvre des maîtres Italiens, & leur indiquer une fuite d'amateurs qui les ont poffédés. La Deftruftion de Troie de F. Baroche, par exemple, pafla des mains du duc d'Urbin dans celles de l'empereur Rodolphe II (*), & fe trouve aujourd'hui dans la galerie du duc d'Orléans (¥¥) ; on De dit néanmoins pas, dans la defcription qu'on a donnée de cette galerie, d'où ce tableau y eft venu. Ce même fujet, peint par le même Baroche, fe voit dans le palais Borghèfe, à Rome (***).]

(2) Harlemann, Voyage en Suède, p. 3t.

(•) Baldinucci , Notiz. de' Profeff. del difegno, Florent. 17M. fol. t>»S< H3,« 114. ('•) Saint-Gelais, Defcription du Cabinet du Palais royal, pag. 15» {•»-) Baldinucci, Notiî, &c, loco cit.

ronne, qu'il y a à Lincœping une academie avec fept profeffeurs, tandis que dans toute la ville il n'y a pas un feul artifan ni un feul médecin. Cette obfervation pourroit fans doute être prife de même en mauvaife part ; je ne crois cependant pas qu'on ait jamais longé à en faire des reproches à l'auteur.

Quant aux négligences qui fe trouvent dans les ouvrages des artiftes Grecs, je m'étois propofé d'entrer dans quelques détails fur ce fujet â la première occafion qui s'en préfenteroit. Les Grecs connoiffoient une favante négligence, ainfi que le prouve ce que vous dites vous-même de la perdrix de Protogène , que ce peintre effaça enfuite tout-à-fait de fon tableau (i). Mais le Jupiter de Phidias étoit exécuté fuivant les conceptions les plus fublimes qu'on puiffe fe former de la divinité, qui remplit tout l'efpace de fa préfence : la ftatue de ce dieu reffembloit â la Difcorde , qui , felon Homère ( 2 ) , porte fa tête jufqu'aux cieux, pendant que fes pieds foulent la Terre. Elle étoit conçue auffi fuivant l'efprit de ce paffage fublime & poétique de l'Ecriture-Sainte : w Qui eft-ce qui peut le contenir? « On a néanmoins été affez équitable pour pardonner à Raphaël de pareilles libertés qu'il a prifes, en s'éloignant des convenances naturelles dans

(I) Strabo. Lib. XIV, p. 651. *1. 9*5• '• "' (») II. 5-. T. 44}.

fon carton de la Pêche de Saint Pierre ( i ) ; on a même cherché à le juftifier de ces négligences & à les trouver néceffaires. La critique du Diomède de Diofcoride, me paroît fondée ; cependant je ne crois pas avoir mérité les reproches que vous me faites à cet egard : l'attitude de cette figure, confidérée en elle-même, ainfi que la nobleffe de fon contour, & la beauté de fon expreffion, offriront toujours un grand modèle à imiter pour nos artiftes ; & ce n'eft que fous ces points de vue que j'ai voulu conlidérer le Diomède de Diofcoride.

Mes Réflexions fur l'imitation des artiftes Grecs dans la peinture & la fculpture ont principalement pour objet quatre points : I. De la belle nature des Grecs. II. De la prééminence que méritent les produâions des artiftes de cette nation. III. De l'imitation des ouvrages des Grecs. IV. De la manière de penfer des Grecs dans les ouvrages de l'art, & particulièrement de l'allégorie.

J'ai cherché à donner à la première queftion toute la probabilité dont elle eft fufceptible ; car, malgré les citations multipliées que j'aurois pu faire à ce fujet, il m'eut toujours été impoffible de fournir des preuves fatisfaifantes. D'ailleurs, ce beau privilège des Grecs paroît devoir être moins attribué â la nature même & â l'influence du ciel, qu'à une éducation particulière à ce peuple.

(1) Richardfon, Effai, 6ce,p. 38, 39,

Cependant la fituation heureufe de la Grèce doit être regardée comme la caufe première des belles formes qui diftinguoient, en général, les Grecs des autres nations ; de même que l'influence du climat & la manière de fe nourrir ope'toient des nuances entre les differens peuples de la Grèce même, telle qu'étoit, par exemple, celle qu'on remarquoit entre les Athéniens (1) & leurs voifins au-delà des monts.

Il eft donc conftant que la nature a, de tous tems, marqué les habitans de chaque contre de la terre, tant les indigènes mêmes de ces pays, que les nouvelles colonies qui ont pu s'y établir, par des formes particulières du corps, des traits cara&ériftiques de la phyfionomie, & une tournure d'efprit qui leur eft propre.C'eft ainfi que les anciens Gaulois formoient une nation particulière , telle que l'a été depuis, en Germanie, celle des Francs leurs defcendans : la fougue impétueufe & la fureur aveugle que ces peuples montroient en attaquant l'ennemi, leur étoient déjà auffi funeftes du tems de Céfar (2), qu'elles l'ont été à ces nations dans ces derniers fiècles. Les Gaulois avoient encore d'autres qualités morales qui caraâérifent de même aujourd'hui la nation Françoife ; & l'on fait que l'empereur Julien (3) a obfervé que , de fon tems * il y

(1) Cicer. de Fato, Cap. 4

(a) Strabo. Lib. IV. p. 196. al. 299. 1. »*•

(j) Mifopog. p. 342. 1. 5.

avoit à Paris plus de danfeurs que de citoyens.

Les Efpagnols, au contraire , fe font toujours fait remarquer par leur prudence & par un certain phlegme qui rendirent aux Romains la conquête de leur pays fi difficile (i)«

Ne faut-il pas convenir que les Vifigoths, les Maures & les autres peuples qui ont fucceffivement accablé l'Efpagne par leur multitude , ont tous pris le caraâère des anciens Ibères ? Pour fe convaincre pleinement de la vérité de ces faits, on peut fe fervir de la comparaifon qu'un écrivain célèbre (2) nous a donnée des qualités morales qui diftinguoient anciennement quelques nations, avec celles qui les caraâérifent aujourd'hui.

C'eft avec la même puiflance que le ciel & le climat de la Grèce doivent avoir influé fur les productions du peuple de ce pays ; & cette influence doit avoir été en raifon de la fituation favorable de cette contrée. Une température (3) agréable avec un air pur & ferein, y régnoient pendant toutes les faifons de l'année ; & les vents doux de la mer venoient rafraîchir les îles heureufes de la mer Ionienne & les côtes maritimes du continent. C'étoit-là fans doute auffi la raifon pourquoi toutes les villes du Péloponnèfe étoient fituées fur le bord de la mer, ainfi que Ciceron (i) le prouve par les ecrits de Dicéarque.

(1) Strabo, Lib. III. p. 158. al. 238.

(2) Du Bos, RiHex. fur la Poëue & fur la Peinture, Tom. II.

0) Hcrodot, Lib. III, Çap, 106.

Il étoit donc naturel que les hommes reffentiffent les effets propices d'un climat fi tempéré & fi pur, fous lequel les fruits de la terre acquièrent encore une plus parfaite maturité , & où les animaux parviennent à une pcrfefiion plus grande & fe multiplient davantage. C'eft fous un ciel auffi bénigne, dit Hippocrate (2), que la nature produit les créatures & les plantes les plus belles & les plus parfaites, & dont les qualités répondent à ces formes heureufes. La Géorgie nous prouve ce fait : quel ciel plus pur, quel fol plus fertile que ceux de ce pays fi renommé par la beauté de fes femmes (3) ? La qualité de l'eau feule a une telle influence fur la forme humaine, que les Indiens prétendent (4) qu'il ne peut pas y avoir de belles femmes dans un pays où il y a de mauvaifes eaux ; & l'oracle même attribue aux eaux de la fontaine Aréthufe la qualité de rendre les hommes plus beaux (5).

11 me femble auffi qu'on pourroit juger des belles fernmes des Grecs par la beauté de leur

(1) Cicer. ad Atticum, Lib. VI. ep. 2.

(2) riîçi T«5r«», p. 288. edit. Fœfii. Gaienus o7i ri w ■faèks «S-* T«r r«S râpa]®' x.fiinni 'àtlcet. fol. 171. B. 1. 43. edit. Aldin. Tom. I.

(3) Chardin , Voyage en Perfe, Tom. II. p. 127. & fiu'v.

(4) Journal des Savans, année 1685. avril, p. 15 j.

(5) Ap. Eufeb. Praepar, Evang» Lib, V. Cap. 19. p. 226. «dit. Col".

langue. langue. L'organe de la parole fe reffent chez tous les peuples de l'influence du climat : il y a* par exemple , des races , tels que les Troglodytes (i) , qui paroiffent plutôt fiffler que parler. D'autres (2) parlent fans remuer les lèvres ; & les Phlialiens, peuple de la Grèce, avoient cet accent rauque que l'on reproche aujourd'hui aux Anglois (3).

Les peuples expofés aux influences d'un climat rude ont auffi la voix dure & forte ; & la nature y a fagement pourvu en leur donnant un organe en état de produire des fons fortement articulés.

Perfonne ne difputera, je crois, â la langue Grecque la prééminence fur toutes les autres langues connues : je ne parle pas ici de fa richeffe, mais de fon harmonie. On fait que toutes les langues du Nord font chargées de confonnes (4), qui leur donnent une certaine dureté j la langue Grecque , au contraire, eft fi riche en voyelles, que chaque confonne a pour ainfi dire la fienne , qui fert à en adoucir le fon ; mais il fe trouve rarement auffi deux voyelles à côté d'une confonne , afin d'éviter qu'on n'en

confonde enfemble le fon par leur conjonction. La douceur de la langue ne permet pas non plus qu'une fyllabe finiffe par l'une de ces trois lettres 3, », x, dont le foneft rude; il étoit même permis de tranfporter les lettres quand on pouvoit par ce moyen adoucir le fon des mots. On ne peut pas m'objecter ici quelques mots dont le fon paroît défagréable, parce que la vraie prononciation de la langue Grecque nous eft aujourd'hui auffi peu connue que celle de la langue Latine. Tous ces avantages concouroient donc à rendre la langue Grecque harmonieufe, coulante & fonore , à en varier l'accent, en facilitant en même tems l'accouplement des mots, dans lequel aucune autre langue ne l'a encore pu imiter. Je ne parlerai point ici des fyllabes longues & brèves, qu'on pouvoit faire fentir même dans le difcours ordinaire : beauté dont nos langues modernes ne font pas fufceptibles. N'y a-t-il donc pas quelque raifon de croire que c'eft la langue Grecque qu'Homère a voulu défigner par le langage des dieux , cc que c'eft à la langue Phrygienne qu'il fait allufion en parlant du langage des hommes , ainfi qu'il s'exprime dans fon Iliade (0.

C'eft auffi cette abondance de voyelles qui rendoit principalement la langue Grecque plus propre que toutes les autres langues connues ,

(0 Lakemwher. Obferv, philolog. P. IU,©bferv.4. p. 250 6c feq.

à former des onomatopées, c'eft-à-dire, à exprimer par le fon des mots & par leur accouplement* l'image de la chofe qu'on a à repréfenter. On connoît deux vers d'Homère (i) qui, par le fon des mots, plutôt que par ces mots mêmes, rendent fenfible le décochement de la flèche que Pandarus tira fur Menelas , ainfi que fa viteffe à parcourir l'air, fa force diminuée en pénétrant dans le bouclier de ce prince, fa lenteur à le traverfer, & fon aâion enfin amortie. L'on croit réellement voir décocher la flèche , l'entendre parcourir l'air en fifflant, & pénétrer dans le bouclier de Menelas.

De ce même genre eft le tableau de l'armée des Myrmidons d'Achille (2) qui fe tenoient collés bouclier contre bouclier, cafque contre cafque, & homme contre homme : un feul vers contient cette description qu'il eft impolîïble d'imiter, & qu'il faut lire dans l'original même pour en connoître toutes les beautés. On fe formeroit néanmoins une fauffe idée de la langue Grecque» fi on fe la repréfentoit comme un tranquille ruiffeau, dont l'eau coule fans former le moindre murmure : comparaifon dont on s'eft fervi pouf faire connoître le ftyle de Platon (3) ; elle devient au contraire, quand on le veut, un tor

rent impétueux, & peut s'élever avec les vent, qui emportèrent la voile du vaiffeau dUlyffe ; le fon des mots (i), après nous avoir fait entendre fucceffivement quelques coups de vent qui rompent & emportent cette voile, nous la reprefente tombante en mille pièces. Mais il eft vrai que, fans cette image defcriptive , fi naturelle & fi fenfible, le fon des mots (?) en doit paroitre dur & défagréable à l'oreille.

Une telle langue exigeoit par confequent des organes vifs, délicats & flexibles, pour lefquels nWnt pas faites les autres langues, pas même la langue Latine ; de manière qu'un pere Grec de l'édile (3) fe Plaint de ce que les loix Romaines étoient écrites en une langue barbare, qui déchiroit l'oreille.

Or fi la nature a été aufii favorable aux Grecs 'dans la conftruaion générale du corps, qu'elle l'a été dans l'organe de la voix, il faudra convenir que ce peuple étoit pétri de la matière la plus pure : les nerfs & (m mufcles etoient d'une fenfibilité & d'une élafticité finguheres, qui fervoient infiniment à faciliter les mouvemens flexibles & gracieux du corps, dont toutes les attitudes étoient marquées par une fouplefie & une agilité qui charmoientles yeux, & que relevoit

"tO OéyC /. v.7x. Confer. IlUd. 7 v. S* * Bdh*. « h.

1. p. 4î4- 1- ">• edit- Rom' , . , „,

M Euftath. 1. c Conf. U. ad Iliad. {. p. P9- »• 43- (3) Gtegor, Thau-nat. Ont. paaeg. ad Ori6«*«. P- 49- »• «•

encore une phyfionomie agréable & fpirituelle. Il faut fe repréfenter des hommes dont le corps n'étoit ni trop grêle ni trop chargé d'embonpoint: la maigreur & la trop grande plénitude déplaifoient également aux yeux des Grecs , & l'on fait que leurs poetes ont tourné ces défauts en ridicule dans un Cinéfias (i), dans un Philetas (2) & dans un Agoracrite (3).

Cette idée de la nature des Grecs pourroit faire croire peut-être que c'étoit une nation efféminée , que l'ufage précoce & continuel des plaifirs énervoit encore. On peut néanmoins les laver, en quelque forte , de cette accufation , par la défenfe que Périclès employa en faveur des Athéniens contre Lacédémone, relativement à leurs mœurs ; fi toutefois on peut appliquer ici ce panégyrique à la nation en général, car on fait que les mœurs des Spartiates différaient dans tous les points de ceux des autres Grecs. » Les Spartiates, dit Périclès (4), cherchent à » endurcir la jeuneffe dans les travaux par de » pénibles exercices qui font au deflus de fes » forces ; mais la nôtre , quoique élevée dans » une certaine indolence, n'affronte pas les dan» gers avec moins de vigueur ; & quoique nous *» allions à la guerre plutôt volontairement que »» par contrainte , le péril ne nous fait pas plus »» de peur qu'à eux ; & quand nous y fommes, » nous nous en tirons aufîî bien que ceux qui » y ont été nourris toute leur vie. Nous aimons » la politeffe fans faire cas du luxe, & philofo» phons fans oifiveté ; en un mot, nous fommes » naturellement difpofés pour les grandes entre» prifes & les belles aâions u.

(l) Ariftoph. Ran. v. 1485.

00 Athen. Deipnos. Lib. XII. Cap, 13. jElian. Vir. Hift. Lib. IX. Cap. 14.

(3) Ariftoph. Equit.

(4) Thucyd. Lib, II. Cap. 39.

Qu'on ne penfe pas néanmoins que je prétende que tous les Grecs en général fuffent également doués de la beauté : nous favons que parmi les Grecs qui firent le fiège de Troie il y eut un Therfite. Mais on ne peut pas nier non plus que c'efl dans les contrées où les arts ont fleuri, que la nature a produit les plus beaux hommes. Thèbes étoit fitué fous un ciel épais (1), & fes habitans étoient maflifs, lourds & robuftes (2) , ainfi qu'Hippocrate (3) l'a remarqué de tous les peuples qui habitent des contrées marécageufes & humides. Les anciens mêmes avoient déja obfervé, qu'excepté Pindare, Thèbes n'a produit aucun poëte ni aucun favant, de même que Sparte n'a donné naiffance qu'au feul Alcmandre. L'Attique , au contraire , étoit fituée fous un ciel doux & ferein , dont l'heureufe influence échauffoit des ames fenfibles renfermées

I - - . t .' '.. I I'

(1) Hor. Lib. H. ep, 1. v. 244. (2) Cicer. de Fato. c. 4. {3) nefi r«V#». p. 304.

dans des corps bien conformés, ainfi qu'on le dit des Athéniens (i) ; & Athènes étoit le fiège principal des arts. Cette même réflexion peut être appliquée à Sicyone, à Corinthe, à Rhodes, à Ephèfe, &c. villes qui étoient toutes, comme on fait, les écoles des artiftes, & où ils ne manquoient fans doute pas non plus de beaux modèles. Je prends comme une plaifanterie le paffage de votre lettre où vous citez le témoignage d'Ariftophane (p.) fur un défaut naturel aux Athéniens. La raillerie du poète Grec eft fondée fur une fable de Théfée. Au refte, les peuples de l'Attique regardoient comme une beauté d'avoir peu fournies de chair les parties du corps fur

lesquelles

Sedet œternumque fedebit Infelix Thefeus, Virg.

On dit que ce ne fut qu'au détriment de la partie poftérieure du corps dont il eft ici queftion, que Théfée fut délivré par Hercule de la prifon où le tenoient les Thefprotes, & que c'eft de lui que fes defcendans tenoient ce défaut (3). Tous ceux qui fe trouvoient ainfi conformés pouvoient fe vanter de defcendre en ligne direâe de Théfée ; de même que ceux qui, en naiffant, avoient fur le corps un figne en forme de lance (4),

(1) Cicer. de Owtor. c. 8. Conf. Dicasarch. Geogr. edit. H. Steph. c. 2. p. 16.

(2) Nubes. v. 1365.

(j) Schol. ad Ariftoph. Nub. v. 1010.

(4) Plutarch, de fera num, vindift. p, $63. 1. ?-'

étoient regardés comme les defcendans de Spartis. On voit aulfi que les artiftes Grecs ont imité à cette partie du corps l'économie que la nature y avoit employée chez eux.

C'eft néanmoins dans la Grèce même que s'eft toujours trouvée cette partie de la nation envers laquelle la nature s'eft montrée fi libérale, mais fans profufion. Leurs colonies dans les pays étrangers ont eu, à peu près, le même fort que leur éloquence , toutes les fois qu'elle a quitté le territoire de la Grèce. »► Sitôt que l'éloquence , » dit Ciceron (1), eut paffé du port du Pyrée » dans les autres pays, elle parcourut toutes les *» îles , & s'étendit tellement dans toute l'Afie, » qu'elle prit la teinture des mœurs étrangères ; » en forte qu'elle dégénéra de cette pureté du » fel Attique, qu'elle en perdit le bon goût, & ♦» défapprit prefqu'à parler «,

Les Ioniens que Nileus, après le retour des Heraclides, conduifit de Grèce en Afie, y devinrent , fous un ciel plus chaud, plus adonnés encore aux plaifirs & à la volupté. Leur langue avoit, à caufe du grand nombre de voyelles accumulées dans un mot, quelque chofe de plus agréable 61 de plus flatteur encore que celle des autres Grecs. Les mœurs des îles voifînes, fituéea fous un même climat, ne différoient en rien de celles des Ioniens. Une feule médaille de l'île de

(1) Ciçer, de Otat,

Lesbos (1) peut nous en fervir ici de preuve. Ces peuples doivent avoir dégénéré auffi, en quelque forte, de leurs ancêtres dans la nature & les formes du corps.

Une plus grande dégradation encore doit avoir eu lieu dans les colonies qui fe trouvoient à une plus grande diftance de la mère-patrie. Les colons qu'on établit à Pithicuffa , en Afrique , y adorèrent les finges avec autant de fanatifine que les indigènes du pays ; ils pouffèrent même cette folie au point de donner à leurs enfans les noms de ces animaux Qi).

Les habitans actuels de la Grèce doivent être regardés comme un métal dégradé par le mélange de plufieurs autres métaux, mais dont on peut néanmoins encore reconnoître la maffe principale. La barbarie y a étouffé jufqu'au germe des fciences & des arts, & une profonde ignorance couvre toute cette belle contrée. L'éducation , le courage, les mœurs s'y trouvent fous le régime d'un fceptre de fer, & l'ombre même de la liberté y a difparu. Les monumens de l'antiquité y font de plus en plus mutilés, même en partie enlevés ; & l'on voit aujourd'hui dans les jardins de l'Angleterre des colonnes du temple d'Apollon à Délos (3). La nature même de

ce beau pays a perdu , pour ainfî dire, toute fon énergie & fa première forme. Les plantes de l'île de Crête (i) étoient anciennement préférées pour leurs vertus, à celles de toutes les autres parties du monde ; & maintenant on ne trouve plus fur les bords des rivières & des rjuiffeaux, où Ton alloit les cueillir, que des herbes fauvages & des plantes parafites ou abatardies. Et comment cela pourroit-il être autrement (2), puifque des contrées entières, telle, par exemple , que l'île de Samos , qui foutint par mer une guerre longue & coûteufe contre les Athéniens (3), ne forment plus aujourd'hui que de vaftes déferts?

1 1 m 111 a —1———

(1) Goltz. Tom. H. Cap. 14.

(>) Diod. Sic. Iib. XX. p. 763. al, 449.

(3) Stukely's Uinerer. III. p. J*.

Mais malgré ces révolutions & le trifte afpeft aâuel du local de ces pays ; malgré les obftacles que les bois & les brouffailles qui couvrent les côtes y forment à la libre circulation de l'air; malgré la privation de toutes les commodités de la vie ; on ne peut difconvenir que les Grecs qui habitent ces îles ne foient encore privilégiés de plufieurs dons de la nature qui diftinguoient leurs ancêtres. Les habitans de quelques îles ( dans lefquelles on trouve aujourd'hui plus de Grecs que fur le continent) même dans l'Afie mineure, font encore, fuivant le témoignage des voya

(1) Theophraft, Hift. plant. Lib. IX. Cap. 16. p. IIJI. I. ?. edit. Amft. 1644. fol, Galien , de Antidot. I. fol. 63. B. 1. 28. Id. de Theriac. ad Pifon. fol. 85. A. 1. 40.

(2) Tournefort, Voyages Lett. 1, p. i<\ edit. Amft»

(3) Selon, Obferr, Liv, II. Chap. 9. p. '5n

gcurs (1) , la plus belle race d'hommes qu'on connoiffe, & les femmes fur-tout y font d'une grande beauté.

On rencontre aufïï encore dans toute PAttique des vefliges de l'hofpitalité qui faifoit anciennement une des qualités caractériftiques de ce peuple (2). Tous les bergers & tous les ouvriers de la campagne vinrent faluer Spon & Wheler (3), & tâchèrent de les prévenir dans tous leurs defirs. On y remarque dans tous les individus un efprit fin & délié, & une grande aptitude à tout apprendre & à tout imiter (4).

Il y a des écrivains qui penfent que les exercices du corps commencés de trop bonne heure par la jeuneffe Grecque , ont plutôt dû nuire à fes belles formes, qu'elles n'y ont été favorables ; & que la tenfion trop violente des nerfs & des mufcles, au lieu de donner à leurs jeunes membres des contours doux & gracieux , les rendojent carrés & athlétiques. On trouvera la réponfe à cette objeflion dans le caractère de la nation même : la manière de penfer & d'agir des Grecs étoit aifée Sc naturelle ; ils faifoient tout, dit Periclès , avec une certaine nonchalance; & l'on peut, d'après quelques dialogues

T

(0 Belon , Obferv. Liy. III. Chap. 34. p. 350. b. Corn, le Brun, Voyages, fol. p. 169.

(î) Diçsarch. Geogr. Chap. I. p. J.

(3) Voyage de Spon & Wheler, Tom. II. p. 7J, 76*.

(4) Wheler"», Jouiney into Gisçe, p. 347.

de Platon (1), fe former une idée de la gaieté & du plaifir avec lefquels la jeuneffe rempliffoit fes exercices dans les gymnafes : voilà fans doute pourquoi ce philofophe confeille, dans fa République (2), aux vieillards d'y aller, pour fe rappeler , dit-il, les plaifirs de leurs jeunes années. C'étoit au lever du foleil qu'on commençoit ordinairement (3) ces exercices ; & il arrivoit fouvent que Socrate alloit vifiter les gymnafes à cette heure. Ils choififfoient cette partie du jour, pour ne pas s'énerver pendant les grandes chaleurs ; & ils n'avoient pas plutôt ôté leurs vêtemens qu'on frottoit leur corps d'huile, mais de la belle huile de l'Attique, tant pour fe garantir de l'air vif du matin (ce qu'on faifoit auffi pendant les grands froids (4), ) que pour empêcher qu'une tranfpiration trop abondante ne vînt à affoiblir le corps (5). On prétend même que cette huile avoit la propriété de le fortifier (6). Quand ces exercices étoient finis, ils alloient prendre le bain, dans lequel on frottoit

(1) Conf. I.yfis, p. 499. edit. Ftf. 1602. (î) Plato de Republ.

(3) Plato , de Leg. Lib. VII. p. 892. 1. 30. 36. Conf. Petit'i leg. Att. p. 296. Maittaire Marm. Arundell. p. 483. Gronov. ad Plauti Bacchid. v. ante folem exorientcm.

(4) Galen. de fimpl. Medic. facult. Lib. II. Cap. J. fol. 9. A. Opp. Tom. II. Frontin. Stratag. Lib. I. Cap. 7.

(5) Lucian. de Gymnaf. p. 907. Opp. Tom. II. edit. Reitz.

(6) Dionyf. Halic. Art. Rhet. Cap. 1. $. 6. de vi dicendi in Demofth. Cap. 29. ed, Oxon.

de nouveau le corps avec de l'huile ; Homère dit (ï) qu'un homme qui fort ainfi frais du bain, paroît d'une taille plus haute, plus robufte, & qu'il reffemble aux dieux immortels.

On peut fe repréfenter diftinâement les différentes efpèces & les différens degrés de lutte des anciens, par un vafe cinéraire (2) qu'a poffédé Charles Patin , & qu'il conjecture avoir fervi à renfermer les cendres d'un athlète.

S'il eft vrai que les Grecs aient toujours marché nu-pieds, ainfi qu'ils ont repréfenté eux-mêmes les hommes des tems héroïques (3); ou s'ils n'ont fait ufage que de la fandale, comme on le croit en général, il faut néceffairement que la forme de leurs pieds ait été fort dégradée. Il femble néanmoins que ce peuple a employé plus de foin que nous à couvrir & à orner les pieds, puifqu'ils avoient plus de dix noms différens pour défigner des fouliers (4).

La ceinture que les athlètes portoient autour des reins dans les jeux publics, leur fut ôtée, même avant le tems que les arts commencèrent à fleurir dans la Grèce ( 5 ) ; & cette parfaite nudité ne put qu'être utile aux artiftes. J'ai

(1) Odyff.r. v. 230.

(2) Patin, Numifm. Imp. p. 160. - (3) Philoftrat. EpifiVo2. p. 92î. Conf. Macrob. Saturn. Iib.VCap. 18. p. 357. edit. Lond. 1694. 8. Hygin. 6b. 12.

(4) Voyt\ Arbuthnot's Tables of antient coins. Chap. 6. p. 116.

(ï) Thucyd. Iib. I. Cap. 6. Euftath. ad II. ^. p. IJ*4- l »&

penfé, au refte, qu'en parlant de la nourriture des athlètes aux jeux fcéniques de la Grèce, dans les tems les plus reculés , il valoit mieux que je me ferviffe du terme général de laitage * que de ne parler que du fromage mdu en particulier.

Je me rappelle auffi le reproche que vous me faites, d'avoir avancé que, dans les premier* fiècles de l'églife, on baptifoit les perfonnes des deux fexes, en les plongeant indi/tinâement dans les mêmes eaux. Je cite ici en note mes témoins (1) ; car je ne puis pas entrer dans des détails minutieux fur tous les points.

Je ne fais fi je dois me contenter des conjectures que j'ai avancées fur la belle nature des anciens Grecs : j'ajouterai feulement ici , que Charmoleos, jeune homme de Mégare , dont chaque baifer (2) étoit eftimé deux talens, doit néceffairement avoir été digne de fervir de modèle d'un Apollon ; & les artiftes pouvoient voir tous les jours pendant quelques heures, à leur gré, ce Charmoleos, ainfi qu'Alcibiade, Charmidès & Adimanthe ($). Mais vous voulez, au contraire, que les artiftes de Paris fe contentent

(1) Cyrilli Hierof. Catech. Myftag. IL Cap. 2, 3, 4. p. 284, 85. edit. Th. Milles, Oxon. 1703. fol. Jof. Vicecomitis Obfery. de Antiq. Baptifmi ritibus. Lib. IV. Cap, 10. p. 286—»S^. Bingharai Orig. Ecclef. Toro. IV. Lib. XL Cap. 11. Godeau, Hift. de l'Eglife, Tom. I. Lhr. III. p. 6zy

(2) Lucian. Dial. Mort- X. §. 3.

(3) Ludan, ïfavig. Cap. ». p. »48>

d'étudier les jeux des enfans ; fans fonger que les parties les plus Taillantes du corps, qu'on apperçoit chez les perfonnes qui nagent, peuvent fe voir à chaque moment entièrement nues, fans aller fur les bords de la Seine. Il me femble auflî que ceux qui prétendent trouver plus de beauté & de perfeâion dans les François en général, que lesGrecs n'en découvrirent dans leur Alcibiade (i), jugent d'une manière fort inconfidérée.

Ce que je viens de dire, peut fervir auffi de réponfe à ce que vous avancez dans votre lettre , touchant le deffin plus angulaire à donner, fuivant votre académie , à certaines parties du corps , que ne le faifoient les anciens. Les Grecs & leurs artiftes furent affez heureux pour avoir des modèles doués d'une belle plénitude juvenile ; & comme les os des mains de quelques flatues Grecques font deffinés affez- angulairement (forme qu'on ne remarque pas aux autres parties du corps, dont vous faites mention dans votre lettre ) il eft probable que la nature des Grecs étoit ainfi conformée. On n'apperçoit point au fameux Gladiateur de la villa Borghèfe, du cifeau d'Agafias d'Ephèfe (2) , cette forme

(1) De la Chambre, Difcours où il eft prouvé que les François font les plus capables de tous les peuples de la perfection de l'éloquence, p. I5.

(2) Suivant Leffing, dans fon Laocoon, ou des limites de la peinture & de la fculpture, page z8jf—x8S, cette ftatue ne représente pas on Gladiateur, mais Chabrias, général Athénien. Note du Traduit.

angulaire , ni ces os fortement indiqués aux endroits où les modernes les placent fi arbitraire-* ment ; on les voit, au contraire , là où ils fe trouvent auffi à d'autres ftatues Grecques. Ce Gladiateur étoit fans doute une de ces ftatues qu'on plaçoit anciennement dans le cirque où fe tenoient les grands jeux fcéniques de la Grèce, en l'honneur des athlètes qui avoient été vainqueurs au pugilat. Ces ftatues devoient être exécutées exactement dans la même attitude dans laquelle le vainqueur avoit mérité le prix ; & les athlothètes ou juges (1) des jeux olympiques étoient obligés de bien obferver cette attitude : ne faut-il donc pas en conclure que le» artiftes copioient fidèlement la nature (2) ?

Plu Meurs écrivains ont déja traité le fecond & le troifième point de mon écrit : mon deffein étoit de parler, en peu de mots, de la préférence que méritent les ouvrages des anciens Grecs, & de la manière dont il faut les imiter. Pour convaincre les artiftes de nos jours de ces vérités, il feroit nécefiaire d'accumuler plufieurs

(l) Lucian. pro imagin. p. 490. edit Reitz, Tom. IL (2) Pline dit : Ex membris ipfirum fimilitudint expnjfa ; ce que M. Poinfinet a traduit: «Et ceux qui étoient trois fois vainqueurs, » on leur fondoit une ftatue dont le creux- avoit été exactement » calqué & meule fur toute leur perfonne «. M. Falconet penfe que le mot exprimtre dont Pline fe fert ici eft trop général pour l'appliquer à l'idée d'un moule, tandis qu'il peut donner celle d'exprimer la reffemblance exaâe des diverfes parties du corps , pat leurs formes 8c leurs mefures , foit en defltnant, foit en peignant, foie en modelant. Note du Tradufour.

preuves y preuves , & de les inftruire de certaines connoiffances préliminaires ; tandis que le jugement de quelques écrivains fur les anciens ouvrages de l'art n'eft pas mieux digéré que plufieurs critiques qu'on a faites de leurs écrits. Peut-on efpérer, par exemple, qu'un écrivain qui a voulu parler de tous les arts en général * quoiqu'il en eût des notions affez peu fûres, pour avancer que le ftyle de Thucydide eft fimple & clair (i), tandis que Ciceron même (2) le trouve obfcur à caufe de fon laconifme & de fa profondeur ; peut-on efpérer , dis - je , qu'un pareil juge puiffe prononcer avec connoiffance de caufe fur les anciens ouvrages de l'art chez les Grecs ? Un autre écrivain (3) paroît avoir connu aùffi peu Diodore de Sicile, puifqu'il affure que cet hiftorien a affeâé un ftyle fleuri. D'autres s'arrêtent à admirer dans les anciens ouvrages de l'art, ce qui ne mérite aucune attention. » C'eft, dit un voyageur mo» derne (4)» le lien par lequel Dircé eft atta*» chée au Taureau, que les connoiffeurs admi» rent le plus au magnifique & célèbre groupe » connu fous le nom de Taureau de Farnèfe «.

Ah mifer ! segrota putruit cui mente falillum.

' (1) ConfidéVations fut les révolutions des arts. Paris , 17; J. P*g- 33

(2) Cicer. Brut. Cap. 7 & 8}.

(î) Pag'» Difcours fur l'Hiftoire Grecque, p. 45.

(4) Nouveau Voyage de Hollande , d'Allemagne , de Suiffe 8c d'Italie, par M. de Blainrille.

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Je conviens volontiers des parties brillantes de quelques artiftes modernes que vous oppofez , dans votre lettre, aux anciens ; mais ne faut-il pas avouer auffi que c'eft en imitant les anciens que les modernes font parvenus au degré de perfection qui les diftingue ? & n'eft-il pas facile de prouver que c'eft pour avoir négligé ces grands modèles que la plupart de nos artiftes font tombés dans les défauts qu'on leur reproche ? & ce n'eft que de ces derniers que j'ai voulu parler.

Pour ce qui eft des contours du corps, il paroît que c'eft l'étude de la nature, à laquelle le "Bernin s'eft appliqué dans l'âge mûr, qui a détourné ce grand artifte de la belle forme. Sa ftatue de la Charité au tombeau du Pape Urbain VIII, eft trop maflive & trop chargée de chair (i); & la ftatue qui repréfente cette même vertu, au tombeau d'Alexandre VII, eft, dit-on, abfolument mauvaife. Quoi qu'il en foit, au refte, de ces ouvrages , il eft certain qu'on n'a pas pu employer la ftatue équeftre de Louis XIV, à laquelle le Bernin a travaillé pendant quinze ans, & qui a coûté des fommes confidérables. Le monarque étoit repréfente montant la colline de la gloire : l'attitude du héros & celle du cheval étoit trop forcée & trop chargée. On fit enfuite de ce groupe un Curtius qui fe précipite dans le gouffre, & qu'on voyoit autrefois au jardin

(r) Richsrdfon's Account, &c. p. 294. J5.

des Tuileries. L'étude la\ plus attentive de la nature feule fuffit donc auffi peu pour parvenir à là connoiffance du beau, que l'étude de l'anatornie eft peu fuffifante pour nous inftruire des attitudes heureules & agréables du corps. Lairefle, ainfi qu'il nous le dit lui-même, a étudié ces attitudes fur le fquelette du célèbre Bidloo 5 & l'on remarque néanmoins que fes figures font quelquefois trop courtes. La bonne école Romaine pèche rarement par ce défaut, quoiqu'on ne puifîe pas nier que la Vénus de Raphaël , dans le Ferlin des Dieux, ne foit trop lourde ; & je me garderai bien de prendre la défenfe de ce grand homme fur ce même défaut qu'on remarque dans fon Maffacrë des InnOcehsi, gravé par MarcAntoine , ainfi qu'on a entrepris de le faire dans un écrit fingulier fur la peinture (i). Leâ figures de femmes de ce tableau ont le fein trop fourni, tandis que les figures des bourreaux font déehar* nées & paroiflént étiques. On préfume que le but de ce peintre a été d'infpirer, par ce contrarie , une plus grande averfkm poUr ces aflàffins. Il ne faut cependant pas tout admirer aveuglément : le foleil même a fes taches.

Qu'on imite Raphaël dans fon meilleur tems, & l'on n'aura pas befoin d'apologifte. Au jéftè, Parrhafius & Zeuxis, que vous citez dans votre lettre à ce fujet & pour là défenfe des formés

Flamandes en général , n'ont rien de commun avec cela. Vous y éclairciffez , à la vérité, le paffage de Pline (i) concernant Parrhafius , dans le fens que vou3 le citez, favoir (2) , » que ce » peintre, en voulant éviter le lourd, eft tombé »♦ dans la féchereffe & la petite manière «. Cependant comme il faut fuppofer, avant tout, que Pline raifonne d'une manière conféquente , & qu'il n'a fans doute pas voulu fe contredire luimême, on doit comparer ce jugement avec celui où il donne , un peu plus haut , la palme à Parrhafius pour le trait extérieur , c'eft-à-dire, pour les contours du corps. Voici les propres mots de Pline : H Cependant, quand on compare »» Parrhafius à lui-même, il paroît avoir réuffi M moins heureufement à exprimer le milieu des » corps (3) «. Il eft néanmoins difficile de fa

(0 Pline , Hift. Nat Lib. XXXV. Cép. 10. (î) Durand, Extrait de l'Hift. de la Peinture de Pline, p. $6. (3) Mitior tamtn videtar, fibi comparants , in mediis corporibus exprimerais (Plin. Hift. Nat. LA. XXXV. Cap. 10). M. le Comte de Caylus a traduit : » Il mettoit trop de fécherejfe & de petite '>» manière dans les détails du corps «. M. Falconet qui traduit le medifs corporibus, par le milieu des corps , critique la traduôion de M. le Comte de Caylus ; il remarque que la féchcrtjfe & Fa petite manière ne font point les défauts d'un peintre qui fait donner du gras & du tournant à (es contours. 11 ajoute qu'un peintre qui auroit traduit & voulu, interpréter ce paffage de Pline , auroit dit, » que Parrhafius mettoit trop dé molleffe , trop de pefanteur dans o».Jê milieu des corps ». Nous avons cru devoir citer ces différentes .manières d'interpréter le.paffage de Pline dont il s'agit ici, à caufe du mot milieu que nous avons traduit littéralement de l'allemand, pour rendre le mediis- evrporibus de Pline , fur l'interprétation duquel M. Winckelmann jntme ne paroît pas certain. Jiote du Trad.

voir ce qu'il faut entendre par le milieu des corps ; peut-être font-ce les parties du corps renfermées dans la ligne extérieure ou le contour. Cependant un deffinateur doit connoître & pouvoir rendre fes figures fous tous les points de vue & dans tous les afpects poffibles ; oc ce qui, dans la première attitude, femble fe trouver renfermé dans le contour en queftion, forme, dans un autre afpect, cette ligne du contour même. On ne peut donc pas dire qu'il y ait pour le deffinateur un milieu ou des parties intérieures des corps (car je ne parle point ici du milieu des corps) ; chaque mufcle appartient à fon contour extérieur, mais non pas le contour des parties qui fe trouvent renfermées dans ce contour général. Il ne s'agit donc pas du tout ici d'un contour qui décide du lourd ou de la fécherefle des figures. Il fe pourroit que Parrhafius n'eût point été verfé dans l'entente du clair - obfcur , & qu'il n'eût pas fu donner aux parties renfermées dans le contour, le relief & le tournant néceffaires; voilà ce que Pline a fans doute entendu par U milieu des corps , ou les parties intérieures des corps; & c'eft la feule explication que l'on puiffe donner, je penfe, au partage de cet écrivain. Il fe pourroit auffi qu'il fût arrivé à Parrhafius ce qu'on rapporte du célèbre la Fage, qu'on jegarde, avec raifon, comme un des plus grands deffinateurs ; mais qui gâtoit fon deffin chaque fois qu'il prenoit la palette & qu'il vouloit pein

dre. Le mot moins dont fe fert Pline n'a donc point pour objet le contour. Il rne femble qu'outre les qualités que le paiTage de Pline, que nous venons de citer, donne, fuivant notre interprétation , aux ouvrages de Parrhafius, le contour des figures doit avoir été moçlleux & fondu dans le fond du tableau ; qualité qu'on ne trouve pas dans la plus grande partie des peintures anciennes qui nous (ont parvenues, ni dans les ouvrages des maîtres modernes du feizième fiècle , dont Jes contours des figures font durs & fecs, de manière que ces figures femblent , pour ainfi dire, découpées du tableau. Cependant ce contour moelleux 8ç fondu ne fufnfoit pas pour donner aux figures de Parrhafius la rondeur & Je^ournant néceffaires, parce qu'il ignoroit l'entente du clair- obfçur ; de forte que c'eft dans çettç partie qu'on peut dire que cet artifîe fut au deflbus de lui-même. Et fi véritablement Par-r rhafius a été Ci grand dans la partie du contour , il me paroît auffi irnpoffible qu'il foit tombé dans le feç $c le dur , que dans le lourd 8ç l'épais.

Quant aux figures de femmes de Zeuxis, auxquelles ce peintre a donné, dit-on, d'après l'idée d'Homère, une nature forte & vigoureufe ; on ne peut pas en conclure, comme vous le faites, qu'il les ait peintes dans la manière de Rubens, ç'eft-à^dire, épaiffes & chargées de chair. Il efl à croire que l'éducation que le beau fexe- rece^

voit à Lacédémone donnoit aux femmes une certaine forme héroïque, qui reffembloit, plus ou moins, à celle des jeunes héros de cette nation guerrière ; & c'étoient néanmoins, fuivant le témoignage de toute l'antiquité, les plus belles femmes de la Grèce : c'eft donc d'après ces beaux modèles de Sparte qu'on doit fe former une idée de l'Hélène de Théocrite (i).

Je doute beaucoup auffi que Jacques Jordans, de qui vous vous êtes déclaré le zélé défenfeur, ait eu fon pareil parmi les peintres Grecs, & je penfe pouvoir appuyer par de bonnes preuves, ce que j'ai dit au fujet de ce grand colorifte. Je fais que M. d'Argenville (2) s'efl occupé à recueillir avec foin tous les jugemens prononcés ■ fur le mérite de Jordans ; mais cette compilation ne fert pas toujours à prouver le goût de cet écrivain, ni fes connoiffances de l'art.

La vue des chefs-d'œuvre de la galerie des tableaux de Drefde , dont l'entrée eft ouverte à tout le monde, eft plus utile, & prouve davantage, felon moi, que le jugement péremptoire d'un écrivain fuperficiel ; & j'en appelle à la Préfentation au temple & au Diogène du maître en queftion. Ce jugement fur le Jordans a cependant befoin de quelques éclaircinemens, du moins relativement à la' vérité, dont l'idée

(1) Idyll. iS. v. 29.

(2) Abrégé de ia Vie des Peintres, Tom. Jh

générale doit fe trouver auffi dans les ouvrages de l'art ; & fuivant cette vérité * le jugement dont il s'agit ici eft une énigme : le feul fens poffible qu'on pourroit y donner feroit celui-ci.

Rubens, comme Homère, a créé des tableaux d'après les conceptions de fon génie fertile & inépuifable ; il eft riche jufqu'à la prodigalité ; il a, comme le poëte Grec, cherché le merveilleux, tant dans la partie poétique & pittorefque de fon art en général, que dans la çompofition & le clair-obfcur en particulier. Il a fu placer fes figures dans des jours diftribués d'une manière nouvelle & inconnue avant lui ; & ces jours, raffemblés fur la principale marie du tableau, y font pouffes à un plus haut degré de force que dans la nature, ce qui répand beaucoup de vie fur fes ouvrages , & leur donne un cara&ère Singulier qui plaît. Le Jordans , dont le génie étoit médiocre, ne peut en aucune façon être comparé à Rubens, fon maître, dans la partie fublime de la peinture, n'ayant jamais pu s'élever au deffus de la nature aâuelle, qu'il a toujours fervilement copiée ; mais fi par cette fervile imitation on parvient â un plus grand degré de vérité , il faudra avouer alors que fon pinceau eft plus vrai que celui de Rubens, car il a peint la nature telle qu'elle s'eft préfentée â fes yeux.

Si les chefs-d'œuvre de l'antiquité ne peuvent pas fervir aux artiftes de règle pour la forme & pour la beauté, quels feront donc les modèles qu'ils auront à choifir ? L'un donnera fans doute alors à fa Vénus une phyfionornie Françoife, ainfî que l'a fait un célèbre peintre moderne (i); un autre lui fera un nez aquilin , & cela avec d'autant plus de hardieffe , qu'un écrivain (2) prétend que c'eft là la forme du nez de la Vénus de Médiçis ; un troifième ornera fes mains de doigts pointus & en fufeau, fuivant l'idée de quelques commentateurs de la defcription que Lucien nous a donnée de la beauté. Enfin la déeffe de l'amour nous regardera avec des yeux Chinois, en couliffe, tels que ceux des beautés d'une certaine école moderne d'Italie ; & l'on pourra , fans être fort habile, reconnoître par chaque figure la patrie de l'artirte qui l'aura faite. Suivant le précepte de Démocrite (3) nous devons demander aux dieux qu'ils ne préfentent à nos regards que des objets gracieux, & c'eft parmi les ouvrages des anciens qu'on doit en chercher de pareils.

L'imitation des anciens dans les contours de leurs ftatues, ne peut pas exempter nos artiftes d'étudier les enfans de Flamand ; ce n'eft pas chez les enfans qu'il faut chercher les belles

(1) Obfervatipns fur les Arts & fur quelque! morceaux de Peinture & de Sculpture expofés au Louvre en 1748. p. 65.

(2) Nouvelle divifion de la terre par les différentes efpèces d'hommes , &c. Voyez le Journal des Savans, année 1684, avril, p. 152.

(3) Plutarch. Vit. jEmil. p. 147. edit, Bryani. Tom, ?t,

formes : on dit bien qu'un enfant eft beau & fain ; mais cela ne fuffit pas : l'expreffion des formes demande la maturité d'un certain âge. L'étude des enfans de Flamand peut être confédérée , à peu près, comme le goût du jour, ou comme une mode dominante que nos artiftes ont raifon de fuivre ; mais je doute que l'académie de Vienne ait décidé, ainfi que vous l'avancez dans votre lettre , de la préférence des enfans des artiftes modernes fur ceux des anciens , en permettant que fes élèves s'occupent plutôt à copier les plâtres de Flamand , que le Cupidon d'un ancien cifeau , qui s'y trouve ; & malgré fa négligence à cet égard , l'académie ne refte fans doute pas moins attachée à fes bons principes en général, en continuant de recommander l'étude de l'antique. D'ailleurs l'artifte qui vous a communiqué ce rapport eft, autant que je puis le çonjeâurer, de mon fentiment. Toute la différence qu'il y a entre nous, fe réduit à ce que les anciens artiftes donnoient à leurs enfans une beauté idéale, tandis que les artiftes modernes fe contentent de copier la nature. Si le trop que ces derniers ont donné à leurs enfans n'influoit pas fur l'idée qu'ils fe font faite de la beauté juvénile & de celle de l'âge mûr, leur nature enfantine pourrait pafîer pour belle ; mais cela ne prouve point pour cela que celle des anciens foit mauvaifè.

Nos artiftes ont ufé de la même liberté dans I3 difpofition des cheveux de leurs figures, quoiqu'ils euffent mieux fait de s'en tenir pareillement à l'imitation des anciens dans cette partie. Mais en voulant fe borner à la nature aâuelle, comme ils ont fait, ils auroient dû obferver du moins que les cheveux du toupet tombent d'une manière plus libre & plus dégagée fur le front, comme il eft facile de le remarquer aux perfonnes qui ne font, pour ainfi dire, jamais ufage du peigne. La difpofition des différentes couches des cheveux des ftatqes antiques nous prouve auffi que les anciens ont toujours tâché de trouver le fimple & le vrai ; quoiqu'il ne manquât point non plus parmi eux de perfonnes qui s'occupaffent plus de leur toilette que de la culture de leur efprit, & qui connurent auffi bien que les petits maîtres de nos jours la fymétrie élégante de leur chevelure. L'arrangement des cheveux tel qu'on le remarque aux ftatues & aux bulles Grecs, étoit la marque diftinâive d'une naiffance libre & illuftre.

Jamais l'imitation du contour des anciens n'a été méprifée ni rejetée , pas même par ceux qui y ont réuffi le moins heureufement ; mais les opinions ont été partagées fur l'imitation de la noble (implicite & de la grandeur tranquille qu'on admire dans les attitudes des anciennes ftatues. Cette manière d'exprimer les mouvemens de l'ame a trouvé peu d'admirateurs, & les artiftes qui ont ofé l'employer fe font tou* jours trouvés expofés à la critique (1). C'efl ainfi, par exemple , qu'on a condamné , comme un défaut, ce caraâère fublime que Bandinelli a fu donner à fon Hercule qu'on voit à Florence (2) ; & l'on voudrait que Raphaël eût imprimé un air plus farouche & plus terrible aux bourreaux de fon Maffacre des Innocens (3).

Les figures exécutées d'après l'idée-qu'on attache généralement à la nature tranquille, pourraient , j'en conviens, auffi bien reffembler aux jeunes Spartiates dont parle Xenophon, que celles auxquelles on donnoit cette grandeur tranquille dont j'ai fait mention. Je n'ignore pas non plus que la tourbe des connoiffeurs placeront un tableau conçu dans ce goût antique, au même rang que les difcours prononcés devant l'Aréopage ; mais je fais auffi que jamais le goût de la multitude ne fera loi dans les arts. M. Hagedorn, dont les ouvrages annoncent autant de fagacité que de connoiffances dans la peinture, a fans doute eu raifon de defirer, relativement à la nature tranquille, plus de vie & d'aSion dans les grands ouvrages de l'art ; cependant cette maxime a befoin de quelque reftriSion : le courroux du Père-Eternel ne doit, par exemple, jamais reffembler a la fureur de Mars, ni l'extafe béa"- —■—^^»

(1) Luçian. Navig. 5. Votum. Cap. 2. p. 249.

(î) Borghini Ripofo. Lib. II. p. IV).

Ç3) Chambray, !&• de la Peinture, p. 47.

tifique d'une Sainte à l'ivieffe voluptueufe d'une Bacchante.

Ceux à qui ce caraflère du fublime de l'art n'eft pas connu, préféreront fans doute une Madonne du Trévifan à une Madonne de Raphaël. Je fais même que des artiftes ont ofé fou.tenir que les Madonnes de ce premier éclipfent entiéremnnt celles de Raphaël ; c'eft ce qui m'a engagé à faire connoître la valeur du chef-d'œuvre de ce grand maître qui fe trouve à la galerie de Drefde, d'autant plus que c'eft le feul tréfor de ce genre qu'il y ait en Allemagne.

11 faut cependant convenir que ce tableau de Raphaël n'approche point, pour la compofition, de celui de la Transfiguration du même maître ; mais, d'un autre côté, ce premier ouvrage a un mérite que n'a pas le fecond ; car il eft à préfumer que Jule Romain a eu autant de part au tableau de la Transfiguration que Raphaël même, & les connoiffeurs affurent qu'il eft facile d'y distinguer les pinceaux de ces deux maîtres ; tandis que dans le tableau qui orne la galerie de Drefde, on reconnoît partout la vraie touche originale de Raphaël, du tems que cet artifte a peint au Vatican fon Ecole d'Athènes : je crois qu'il eft inutile d'alléguer ici le témoignage de Vafari, que j'aurois pu citer pour appuyer ce que j'avance.

Quant au jugement que vous citez d'un prétendu connoiffeur , qui trouve l'Enfant que la Vierge tient fur fes bras pitoyablement exécuté, je m'épargnerai la peine de le réfuter, parce que les gens de cette efpèce font difficiles à convaincre. Pythagore, on le fait, regardoit le foleil avec d'autres yeux qu'Anàxagore : le premier prenoit cet aftre pouf un dieu , & le fecond pour une pierre, ainfi que nous l'apprend uft ancien philofophe (i). Il fe pourroit bien que votre juge fût un nouvel Anaxagore, mais les vrais connoiffeurs fe range* ront fans doute du parti de Pythagore; L'expé* tience feule, fans la réflexion, fuffit pour nous apprendre à diftinguer ce degré de vérité & de beauté qui caraâérife les têtes de Raphaël. Une belle phyfionomie plaît toujours, il efl vrai, mais elle charme bien davantage quand la beauté s'en trouve relevée par un certain air férieux & penfîf (2). L'antiquité même femble avoir été convaincue de cette vérité : toutes les têtes d'Antinous ont cet air réfléchi , qu'on ne doit pas uniquement attribuer à fon front couvert par fes beaux cheveux. On fait auffi que ce qui nous charme d'abord, ceffe fouvent de nous plaire dans la fuite : ce qu'un premier coup-d'œil avoit rapidement raffemblé fe trouve difperfé par un examen attentif, & le preftige .s'évanouit. Ce n'eft que par l'étude & la réflexion qu'on parvient à donner aux objets une beauté durable ; & plus on approche de ce degré de perfeâion, plus on

(0 Maxim. Tyr. DUE 15. p. joj. ediu Mwklindi. (2) Voyei le Spçftateur, n«. 418,

defire d'en connoîcre toutes les parties. Jamais on ne quitte une belle perfonne d'un caraâère férieux & penfif, avec une parfaite fatiété ou fans quelque regret : on croit toujours y découvrir de nouveaux charmes. Il en eft de même des belles figures de Raphaël & des anciens articles : elles ne nous féduifent point par un air agréable ou brillant, mais elles nous attachent par leurs belles formes & une certaine beauté vraie & originale (i). Ce font des attraits de cette efpèce qui ont rendu Cléopâtre fi célèbre : fa phyfionomie n'avoit riert qui furprît au premier coup-d'œil (2) , mais elle laiffoit une profonde impreffion dans l'ame de tous ceux qui la voyoient, & fon triomphe fur tous les cœurs qu'elle vouloit fubjuguer étoit auffi facile qu'afluré. Une Vénus Françoife (3) à fa toilette auroit fans doute, fi on l'examinoit de près, le fort de la philofophie de Sénèque, laquelle , au jugement d'un critique , perd , par l'analyfe, la plus grande partie de fa valeur, ou, pour mieux dire, la perd toute entière.

La comparaifon que j'ai faite, dans mon petit ouvrage que vous critiquez , entre Raphaël & quelques grands maîtres Flamands & Italiens modernes , n'a pour objet que le faire ou la partie mécanique de l'art. Je penfe d'ailleurs que le jugement que j'ai porté fur les efforts induftrieux

(1) Philoftr. Icon. Anton, p. 91.

(2) Plutarch.

(3) Obfetvat. dit les Arts, «ce. 1748. p. 65.

des premiers, eft d'autant plus fondé, qu'ils atftoient dû chercher du moins à dérober à l'œil du fpectateur leur travail pénible ; & c'eft là ce qui auroit donné le dernier degré de perfection à leurs ouvrages. Le plus grand effort dans toutes les productions de l'art eft de cacher la peine qu'elles ont coûtée à rendre parfaites (i) : ce n'étoit que par ce mérite (2) que fe diftinguoient les ouvrages de Nicomaque.

Malgré la critique que j'ai faite des carnations du chevalier Van-der-Werff, je ne le reconnois pas moins pour un grand maître, dont les tableaux ornent, à jufte titre, les plus célèbres cabinets. Il faut cependant convenir qu'il femble avoir cherché à faire fes figures comme fi elles étoient d'un feul jet : toutes fes touches font comme fondues enfemble, & fes teintes trop moëlleufes n'offrent, pour ainfi dire, qu'un feul ton : de manière que fes ouvrages paroiffent plutôt émaillés que peints.

Cependant, me direz-vous, fes tableaux font plaifir à voir; j'en conviens, mais cela ne prouve rien felon moi. Les têtes de vieillards de Denner plaifent aufii: quel jugement néanmoins, croyezvous que la fage antiquité en auroit porté ? Voici fans doute la critique que Plutarque auroit mife dans la bouche d'un Ariftide ou d'un Zeuxis : » Le peintre médiocre qui, par défaut de talent,

(1) Quintil. Inft. Lib. IX. Cap. 4.

(2) Plutarth. Timoleon, p. 142.

« ne

rt ne peut atteindre à la beauté, tâche d'y fup->

»♦ pléer par des verrues & par des rides (i). «e

On affure que Charles VI, ayant vu une tête de

Denner, en admira l'exécution finie & léchée,

& en demanda une feconde qu'il paya quelques

milliers de florins. L'empereur, qui étoit bon

connoiffeur, fit placer ces deux tableaux à côté

de têtes de Van-Dyk & de Rembrant; & dit, à

ce qu'on affure, »» qu'il avoit pris ces deux mor

» ceaux de Denner pour avoir quelque chofe de

♦» ce peintre ; mais qu'il n'en voudrait pas da

» vantage, quand même on les lui donnerait pour

» rien «. C'eft le même jugement qu'en porta

un feigneur Anglois à qui on voulut vendre de

ces têtes de Denner : » Penfez-vous , fut fa ré

» ponfe, que ma nation eftime les ouvrages de

» l'art dont le fini fait tout le mérite » fans que

» le génie y ait la moindre part ? «

Je fais fuivre ce jugement fur les ouvrages dd Denner immédiatement après celui de Van-derWerff; non que je veuille faire la moindre conv paraifon entre ces deux maîtres, car Denner n'ap-" proche point du mérite de Vanner-Werff ; mais pour montrer, par l'exemple de ce premier, qu'un tableau peut plaire fans qu'il ait pour cela un mérite réel & reconnu, de même qu'un poëme» peut faire plaifîr à la lecture , fans que cela prouve qu'il foit bien écrit, quoique vous tâchiez de prouver le contraire dans votre lettre.

—— i n«»

(s) Plutarch. adul. 8c amici dire. p. 53. D.

M

Il ne fuffit donc point qu'un tableau caufe, au premier coup-d'œil, une furprife agréable ; il faut qu'on puiffe le revoir toujours avec un nouveau plaifir ; tandis que les moyens que Denner a employés pour captiver les yeux, ne fervent exactement qu'à nous rendre la vue de fes ouvrages infipide. On diroit que c'eft pour le fens de l'odorat qu'il a travaillé ; puifque, pour bien connoître le mérite de fes tableaux, il eft néceffaire de les porter fous le nez, comme fi c'étoient des fleurs. On peut les comparer à ces pierres précieufes dont la moindre petite tache diminue infiniment le prix.

Il paroît donc que la plus grande prétention de ces peintres a été d'imiter fcrupuleufement & fervilement les plus petits accidens de la nature, & qu'ils ont craint de placer le moindre cheveu d'une manière différente qu'ils ne le voyoient. On peut les comparer aux difciples d'Anaxagore, qui croyoient trouver dans la main de l'homme Je principe de la fageffe humaine. Mais lorfque ces artiftes ont voulu fe hafarder à faire de grandes chofes, & particulièrement à peindre le nu, on a pu leur faire l'application de ce vers:

Infelix operis fumma, quia ponere totum Nefciet. HoR.

Le deffin fera toujours pour le peintre, ce que l'aâion eft, fuivant Démofthène, pour l'orateur : la première, la féconde & la troifième qualité.

Je ne puis qu'approuver ce que vous dites, dans Votre lettre, au fujet des bas-reliefs des anciens ; & c'eft dans mon ouvrage même que vous critiquez, qu'on peut trouver mon fentimentfur cette matière. Le peu de connoiffance que les anciens avoient de la perfpe&ive , & dont je parle à l'endroit indiqué, eft le fondement fur lequel vous établiffez le reproche que vous leur faites fur leur ignorance dans cette partie de l'art : je me propofe d'écrire un traité particulier fur ce fujet.

Le quatrième point de votre lettre concerne particulièrement l'allégorie.

Dans la peinture, la fable eft généralement connue fous le nom d'allégorie ; & quoique la poéfie n'ait pas moins que la peinture l'imitation pour objet (i), il eft néanmoins impoffible de compofer un poëme fans fable (2). Un tableau hiftorique dans lequel le peintre fe borneroit à la fimple repréfentation d'un fait, ne feroit, pour ainfi dire, qu'un portrait ; & fans l'emploi de l'allégorie il faudroit le placer au rang du prétendu poëme de Gondibert, dans lequel Davenant a évité fcrupuleufement tout ce qui tient à la fiction poétique.

Ne pourroiton pas comparer le coloris & le deffin d'un tableau à l'harmonie & à la vérité ou au fimple recit hiftorique de la fable d'un poëme ? Le corps y eft, mais l'ame manque. La fiâion qui,

(t) Ariflot. Rhet. Lib. I. Cap. 2, p. 6l, edit. tond. 1619. in-^", Q2) PUto.ïhad. p. 4$. I, 44.

comme l'a fort bien remarqué Ariftote, eft l'ame de la poéfie, lui a été donnée pour la première fois par Homère ; & c'eft par cette fiâion auffi que le peintre doit donner de la vie à fes ouvrages. Une application conftante fuffit pour rendre un peintre grand colorifte & grand deffinateur; & la perfpeâive ainfi que la compofition , prifes dans l'acception qui leur eft propre, font de même fondés fur des principes fixes : par conféquent toutes ces parties de l'art ne font que mécaniques; & il ne faut, fi je puis m'exprimer ainfi, que des âmes matérielles pour admirer des ouvrages de cette efpèce.

Tous les plaifirs en général, ceux même qui enlèvent à l'homme le bien le plus précieux, le tems, ne le flattent & ne l'occupent qu'à raifon de ce qu'ils attachent plus ou moins fon efprit. Les fenfations purement matérielles ne font qu'effleurer l'ame, fans y laiffer une impreffion durable: tel eft le plaifir que nous caufe la vue d'un tableau de payfage ou de nature morte. Pour juger de pareils ouvrages, il n'eft pas néceffaire de faire de plus grands efforts d'efprit que n'en a employé l'artifte à les compofer ; le fimple amateur & l'ignorant même peuvent s'exempter de toute peine à cet égard.

Un tableau d'hiftoire qui repréfente les hommes & les objets tels qu'ils font dans la nature aâuelle , ne peut s'élever au deflus du fimple payfage que par l'expieflion des. diverfes paffion*

qui animent les perfonnages, mifes en aSion fur la toile ; cependant ces deux différentes manières de repréfenter les chofes ont pour bafe la même règle, favoir, l'imitation.

Peut-on dire que les limites de la peinture (oient plus circonfcrites que celles de la poéfie, & que le peintre ne puiffe pas fuivre les traces du poëte, ainfi que le fait le muficien? Or, la repréfentation d'un fait hiftorique eft l'objet le plus grand que le peintre puiffe choifir : cependant la fimple imitation de la nature ne fuffit point pour mettre un tableau de ce genre au même rang que la tragédie & le poëme épique tiennent dans la poéfie. Homère a fait des dieux des hommes, dit Ciceron (r) ; c'efl-à-dire, que le poëte Grec a non-feulement embelli la vérité, mais que pour fuivre l'effor fublime de fon génie, il a préféré le fur-humain qui pouvoit paroître vraifemblable (î), à ce qui n'eft que purement poffible : c'eft auffi en cela qu'Ariftote fait confifier l'effence de la poéfie, & fuivant lui les produâions de Zeuxis avoient cette qualité fublime. Le poffible & le vrai que Longin exige du peintre , au lieu de l'invraifemblable & de la fiâion néceffaires dans les ouvrages de poéfie, ne font point en contradiâion avec ce que je viens d'avancer.

Un contour au deffus de la nature commune

& une noble expreffion des pallions, ne fuffifent pas pour donner à un tableau d'hiftoire le dernier degré de perfection ; car on exige ces mêmes qualités d'un bon peintre de portraits ; & en,effet il peut y atteindre fans nuire à la reffemblance de la perfonne qu'il peint. Le peintre d'hiftoire & celui de portraits fe bornent encore ici à l'imitation, & ne font par conféquent que fuivre la même route. On reproche même comme une petite imp»rfe6lion à Van-Dyk, d'avoir copié trop fcrupuleufement la nature dans fes têtes ; ce qui, dans un tableau d'hiftoire, feroit un grand défaut.

La vérité , toujours aimable par elle-même , plaît davantage, & fait une impreffion plus forte fur notre ame quand elle nous eft préfentée fous le voile de la fable. Ce qui chez les enfans eft connu fous le nom de fable, en prenant ce mot dans le fens le plus étroit, eft ce que nous appelons l'allégorie pour les perfonnes d'un âge mûr. C'eft fous cette forme de l'allégorie que la vérité a été reçue avec tant de plaifir, même dans les fiècles les moins policés, en adoptant même l'ancienne opinion que la poéfie eft la fœur aînée de la profe, ainfi que cela paroît en effet prouvé par les plus anciennes traditions de diffélens peuples.

D'ailleurs un défaut naturel de notre efprit, c'eft de n'être attentif qu'à ce qui lui paroît d'abord difficile à comprendre, & d'être indifférent & pareffeux fur tout ce qui eft clair & intelli

gible. Voilà pourquoi les tableaux de cette dernière efpèce ne laiffent qu'une impreffion foible & momentanée dans notre fouvenir; & c'eft par cette même raifon que les idées conçues dans notre enfance ne s'effacent, pour ainfi dire, jamais de notre efprit , parce qu'alors tout nous paroît fingulier & extraordinaire. La nature même nous apprend donc que les chofes communes ne font point faites pour nous émouvoir. L'art doit en ceci imiter la nature, dit un écrivain (i); & c'eft par ce moyen qu'on parvient au but qu'on fe propofe, qui eft de plaire & d'attacher.

Une idée devient plus expreffive & plus énergique quand elle fe trouve accompagnée & foutenue d'une férie d'autres idées, ainfi que dans les comparaifons ; & plus l'analogie qu'il y a entre ces idées eft éloignée, & plus cette expreffion & cette énergie prennent de force : car, lorfque l'analogie entre les idées eft trop fenfible & trop frappante, telle que celle qu'il y a, par exemple , dans la comparaifon d'une peau blanche à la neige, elle perd toute fa beauté, & n'excite plus aucune furprife. Le contraire arrive par ce que nous appelons efprit, mais qu'Ariftote défigne fous le nom d'idées neuves , & que ce philofophe exige de l'orateur (2). Plus l'idée d'un tableau eft neuve & inattendue, plus l'impreffion que caufe ce tableau eft forte & durable ; & c'eft

(0 Rhet. ad Herenn. Lib. III.

(2) Aria. Rhet. Lib. III. Cap. ». §. 4. p. 180.

par l'allégorie que l'on y parvient. L'allégorie peut être comparée à un fruit caché fous les rameaux & fous les feuilles de l'arbre qui le porte , & dont la découverte nous fait d'autant plus de plaifir , que nous avons eu plus de peine à le trouver. Un petit tableau de chevalet peut devenir un chef-d'œuvre, à raifon de ce que les conceptions en font fublimes.

G'eft la néceffité même qui enfeigne l'allégorie aux artiftes. Dans le principe des arts on s'eft contenté fans doute de repréfenter Amplement & d'une manière ifolée les objets d'une même efpèce ; enfuite on a cherché à généralifer les idées, c'eft-à-dire, à exprimer à la fois les qualités de différens objets particuliers. Chaque qualité d'un objet particulier fournit une pareille idée ; mais pour rendre cette qualité fenfible, en faifant abftraâion de l'objet même, il faut avoir recours à une image ou figure qui n'appartienne pas à tel objet en particulier, mais à plufieurs objets à-lafois.

C'eft aux Egyptiens que nous devons l'invention de ces images, & leurs hiéroglyphes appar-. tiennent a l'idée générale de l'allégorie. Prefque toutes les divinités de l'antiquité, particulièrement celles des Grecs, & jufqu'à leurs noms mêmes, font venus d'Egypte ( i ) : la mythologie n'eft qu'une allégorie fuiyie, & ç'eft auffi fur elle qu'eft,

fondée la plus grande partie de la nôtre.

«..' . i , . . , .1... i .. u J i . ii - .1..

{i) fleroçlçt. Lib. II. Cap. 50,

Cependant la lignification de plufieurs fymboles des Egyptiens, particulièrement de ceux qui ont rapport à leur culte & à leurs divinités , dont les Grecs ont confervé beaucoup, nous eft aujourd'hui d'autant moins connue que leurs écrivains auroient penfé commettre un facrilège s'ils avoient ofé en parler (i) ; telle étoit, par exemple, la grenade ( 2 ) que tenoit à la main la Junon d'Argos. C'eût été un crime impardonnable que de révéler les myftères de Cérès Eleufine (3).

Le rapport du figne fymbolique avec la chofe qu'on vouloit indiquer par là, étoit aufïï* le plus fouvent fondé fur des qualités étrangères à l'objet fymbolique : de cette efpèce étoit le fcarabée que les Egyptiens regardoient comme le fymbole du foleil, dans l'idée où ils étoient qu'il n'y a point de femelles parmi ces infeâes (4), & qu'ils habitent pendant fix mois dans le fein de la terre & pendant fix autres mois à fa furface. Suivant ce même peuple, le chat étoit l'image fymbolique d'Ifis ou de la Lune, à caufe qu'ils prétendoient avoir remarqué (5) que cet animal faifoit autant dç jeûnçs qu'il y a de jours dans un mois lunaire.

Les Grecs qui avoient plus d'efprit, & fans contredit plus de fenfibilité que les Egyptiens, ne prirent d'eux que les lignes hiéroglyphiques qui avoient un rapport fondé & naturel avec la chofe indiquée, & fur - tout ceux qui tombent fous les fens. Ils donnèrent, en général, une forme humaine à leurs dieux (i). Chez les Egyptiens les aîles lignifient un fecours prompt & efficace : ce fymbole eft dans la nature de la chofe; auffi les Grecs firent-ils ufage de cette même allégorie pour le même fujet ; & toutes les fois que leâ Athéniens ont repréfenté la Vi&oire fans aîles, ce fut dans l'idée que par ce moyen elle ne pourroit s'envoler ailleurs , ni les quitter (2). Une oie étoit chez les Egyptiens le fymbole de la vigilance des magiftrats ( 3 ) ; c'eft par la même raifon qu'ils donnoient la forme d'une oie à la proue de leurs vaiffeaux : les Grecs confervèrent cette figure allégorique , & l'éperon des vaiffeaux des anciens fe terminoit en forme de cou d'oie (4).

Le fphinx eft peut-être de toutes les figures allégoriques qui n'ont point d'analogie avec leur lignification, la feule que les Grecs aient reçue

des Egyptiens. Cette figure fignifioit chez les premiers à-peu-près la même chofe que chez les derniers, quand elle étoit placée devant l'entrée de leurs temples (i). Les Grecs donnèrent des aîles à leur fphinx, & lui biffèrent prefque toujours la tête nue, fans voile (2) ; on voit néanmoins fur une médaille'd'Athènes un fphinx qui porte cet ornement (3).

C'étoit, pour ainfi dire, un ufage général chez les Grecs de donner à leurs figures un air ouvert & un caraâère agréable : les Mufes fuient les fpeâres hideux. Lors même qu'Homère met des allégories Egyptiennes dans la bouche de fes dieux, ce n'efl toujours qu'en fe fervant du fubterfuge d'un on dit; & quoiqu'on ne puiffe nier que la peinture que le poëte Pampho, qui vécut avant Homère, nous fait de fon Jupiter (4) enveloppé de fumier de cheval, foit plus qu'Egyptienne , il faut convenir cependant qu'elle approche en quelque forte de l'idée fublime de Pope :

As full, as perfeâ in a hair as heart,

As full, as perfeft in vile man that mourns,

As the rapt feraph that adores and burns.

Il feroit difficile, je penfe, de trouver fur une médaille Grecque un fymbole pareil à celui d'un

ferpent entortillé autour d'un œuf ( i ) , qu'on voit fur une médaille de la ville de Tyr du troilième fiècle. Aucun monument Grec n'offre de figures ou de fymboles funeftes : ce peuple évitoit avec plus de foin encore de pareils objets, qu'il ne fe gardoit de prononcer certains mots qu'il croyoit finiflres. L'image de la mort (2) ne fe trouve, autant que je le fache, que fur une feule pierre antique (3), & cela encore fous la forme fous laquelle les anciens avoient coutume de la repréfenter à leurs feftins (4) ; c'eft-à-dire, pour s'exciter, par le fouvenir de la brièveté de la vie, à en rendre tous les momens agréables par les plaifirs. L'artifte y a repréfenté la Mort danfant au fon d'une flûte. Sur une autre pierre gravée (5) qui porte une infcription latine , on voit un fquelette avec deux papillons , emblèmes de deux ames ; dont l'un eft pris par un oifeau, pour in

(1) Vaillant Numifrn. Colon. Rom. Tom. II. p. «36. Conf. Bian» «hini Iftor. Univ. p. 74.

(2) M.Winckelmann cite, dans fon EJJai fur V'Allégorie, deux urnes de marbre fur lefquelles on voie des fquelettes : l'une eft dans la villa Médicii, & l'autre dans le collège Romain, à Rome. Spon fait mention d'une autre, mais elle ne fe trouve plus à Rome. M. Winckelmann parle auffi de deux pierres gravées dii cabinet de Stofch (p. 517) fur lefquelles l'on voit la même image. Leffing a donné, en allemand, une Diffcnation fur la manière allégorique dont les anciens ont repréfenté la Mort. On peut confulter auffi fur ce fujet la Defcription des Pierres gravées de M. le Duc d'Orléans. Tom. I.p. 167 & fui*, qui fe vend chez Barrois l'aîné. Note du Tradufour.

(3) Muf. Flor. Tom. I. tab. 91. p. 17J.

(4) Petron. Saryr. Cap. 34.

Ç5) Spon. Mifcell. Seft. I. tab. 5.

cliquer la métempfycofe de l'ame : le travail de cette pierre eft d'un tems moins reculé.

On a remarqué auffi (i), que quoique les anciens euffent confacré des autels à toutes les divinités, les Romains & les Grecs n'en ont cependant jamais élevé aucun à la Mort, fi ce n'eft aux bornes du monde connu de ce tems-là (2).

Dans le tems de leur grandeur, les Romains eurent fur ces objets les mêmes idées que les Grecs ; & comme ils avoient adopté les hiéroglyphes d'une nation étrangère, ils ont fuivi auffi les principes de leurs maîtres. L'éléphant que dans des tems plus modernes (3) les Egyptiens prirent pour un fymbole des myftères de leur religion, (car fur les plus anciens monumens qui nous reftent de ce peuple, on trouve auffi peu la figure de cet animal (4) que celle du cerf, de l'autruche & du coq ) , fervoit à lignifier (5) différentes idées (6), & entre autres fans doute celle de l'éternité (7), que repréfente la figure de cet

(1) In extremis Gadibus. v. Euftath. ad II. ». p. 744. 1. 4. edit. Rom. Idem ad Dionyf. 5T£p<i»y. ad v. 453. p. 84. edit. Oxon. 1712.

(2) Ceftfans doute du peuple'de Gades, aujourd'hui Cadix, dont il eft ici queftton. Voyez Philoftrate. Vie. Apollon. Lib. V. Cap. 4. Lefling combat cependant cette idée. Note du TraduSeur.

(3) Kircher , Œdip. Tom. III. p. 555. Cuper. de Elephant. Exercit. I. Cap. 3. p. 32.

(4) Kircher, Œdip. ^gypt. Tom. III. p. 555.

(5) Horapollo Hierogl. Lib. II. Cap. 84. *

(6) Cuper. loco cit. Spanheim, Diff. Tom. I. p. 169.

(7) Agoft. Diajog, 11. p. 68.

animal fur quelques médailles Romaines, à caufe de fa longévité reconnue. Il y a des médailles de l'empereur Antonin qui portent un éléphant avec le mot Munificentia pour infcription , où il ne peut néanmoins avoir rapport qu'aux grands jeux publics, dans lefquels on avoit coutume de faire paraître ces animaux.

Mais il eft aulîi peu de mon fujet de faire ici des recherches fur l'origine des figures allégoriques des Grecs & des Romains, que d'écrire une differtation fur l'allégorie même. Je ne veux que juftifîer ce que j'en ai dit dans mon ouvrage, & prouver que les figures allégoriques fous lefquelles les Romains & les Grecs ont caché leurs idées, méritent de faire l'étude des artiftes, de préférence aux fymboles des autres peuples de l'antiquité, & des iconologies auffi mal conçues que mal digérées de quelques écrivains modernes.

Quelques exemples fufriront pour nous prouver quelle étoit à cet égard la manière de penfer des artiftes Grecs & des bons artifîes Romains , & de quelle manière il eft poffible de rendre des idées purement abftraites par des images fenfibles. Plufieurs figures fymboliques des médailles, des pierres gravées & d'autres monumens de ces deux peuples, ont leur lignification reçue & déterminée ; celle de quelques autres, qui font les plus fingulières, n'eft pas encore généralement adoptée, & mériterait néanmoins autant de l'être que celle des premières.

On pourroit ranger en deux claffes les figures allégoriques des anciens,& les diftinguer en haute allégorie & en allégorie familière ou commune, ainfi qu'on peut le faire, généralement parlant, de la peinture. Les allégories de la première efpèce font celles qui renferment le fens myftérieux de la fable & de la mythologie des anciens & de leur philofophie : on pourroit y joindre aufiï quelques-unes de celles qui ont rapport à des ufages myftérieux & peu connus de l'antiquité.

La feconde claffe comprend les allégories dont la lignification eft connue, telles que celles des vertus, des vices, &c.

Ce font les allégories de la première efpèce qui donnent aux ouvrages de l'art la vraie grandeur épique, & une feule figure fuffit pour cela : plus cette figure comprend en elle différentes idées, plus elle eft fublime ; & plus elle donne de prife à l'efprit, plus aufll l'impreffion qu'elle laiffe eft profonde, & par conféquent plus elle devient fenfible.

Pour faire connoître qu'un enfant étoit mort dans les premières années de fa vie, les anciens repréfentoient un enfant (i) enlevé dans les bras de l'Aurore ; idée heureufe fans doute, & qu'ils devoient probablement à la coutume d'inhumer les corps des jeunes perfonnes à la pointe du jour. On connoît affez les idées communes &

(1) Homer. Odyff. '(. v. m. Conf. Heraclid. Pontic. de Allegori» Homeri, p. 49», Meurf, de Funere. Cap. 7»

barroques des artiftes de nos jours dans la repfé* Tentation de pareils fujets.

La vivification du corps au moment que l'ame y entre, idée des plus abftraites, les anciens ont fu la rendre fenfible par une allégorie aufïi agréable que poétique* Un artifte ordinaire fe ferviroit fans doute 4 pour indiquer ce fujet, de la repréfentation connue de la création. Mais ce tableau ne feroit que celui de la création même ; d'ailleurs ce feroit une efpèce de facrilège que de faire fervir un fujet de l'Ecriture fainte pour envelopper une idée purement philofophique & hu* maine ; outre qu'elle ne feroit pas affez poétique pour l'art. Cette idée, cachée fous les images fymboliques des plus anciens philofophes & poetes, fe trouve fur des médailles (i) & des pierres gravées (2) : on y voit Prométhée formant l'homme d'argile ( dont on montroit encore, du tems de Paufanias (3), de grandes maffes pétrifiées dans la Phocide ) ; & fur la tête de cette figure Minerve tient un papillon, qui eft, comme on fait, le fymbole de l'ame. Sur la médaille d'Antonin * que nous avons citée plus haut* il y a derrière la Minerve un arbre autour duquel eft entortillé un ferpent , qu'on regarde comme une figure allégorique de la fageffe & de la prudence da ce prince.

Il faut convenir que comme la lignification de plufieurs allégories des anciens n'eft fondée que fur de fimples conjeâures , il eft difficile de les employer à propos. On a prétendu , par exemple, que la figure d'un enfant, qui pofe un papillon fur un autel, eft le fymbole d'une amitié (i) qui ne va que jufqu'à l'autel, c'eftà-dire, qui ne paffe point les bornes de la juftice. Sur une autre pierre gravée on voit un amour qui tâche de tirer à lui la branche d'ua vieil arbre (fymbole de lafageffe), fur laquelle eft perché un oifeau qu'on croit être un roffignol : cette allégorie repréfente, dit-on (2), l'amour de" la fageffe. Eros, Himeros & Pathos étoient des figures qui, chezles anciens, repréfentoient l'Amour, la Volupté & le Defir : ces trois figures emblématiques, on croit les retrouver fur une pierre gravée (3). Elles y font rangées autour d'un autel fur lequel brûle le feu facré. L'Amour eft placé derrière l'autel, de manière qu'on ne voit que la tête de cette figure ; la Volupté & le Defir font aux deux côtés de l'autel : la première ne pofe qu'une feule main dans les flammes, & tient de l'autre une guirlande ; mais la dernière porte les deux mains à la fois dans le feu.

Une Viaoire qui couronne une ancre, fur une médadle du roi Séleucus, a été regardée comme

(1) Licet. Gemm. Anul. Cap. 48.

00 Beger.Thef. Brand. Ton.. I, p. ,sï.

0) Wem, p. J5i,

N

une figure fymbolique de la paix, jufqu'à ce qu'on en eût enfin découvert là véritable fignification. Séleucùs apporta» en naiffant, fur fon corps tm ligne (i)qUi avoit la forme d'une ancre ; & ç'eft ce figne que non-feulement ce roi, mais tous les SéleucideS-(as) tes fucceffeurs, firent mettre fur leurs monnôieâ, comme une marque de leur origine. - - -

-' -L'explication qu'on donne d'une Viâoire (3) avec des ailes de papillon, me paraît affez vraifemblable : on penfe que cette figure repréfente un héros qui, tel qu'Epaminondas, par exemple, eft mort en triomphant. On voyoit à Athènes (4) une ftatue & un autel de la Victoire fans ailes, pour faire connaître le bonheur conftant que les Athéniens avoient eu à la guerre. Une Viétoire enchaînée auroit pu offrir la même idée ; & telle étoit celle du dieu Mars aux fers£5), qu'on voyoit à Sparte. Ce n'eft1 fans doute point non plus fans quelque raifon qu'on a donné à Pfyché l'e/pèce d'aîles qui lui font particulières , quoiqu'elle devrait avoir celles dé l'aigle : il fe peut que ces aîles foient l'emblême de l'ame des héros que la mort a frappés. Cette conjecture ferait du moins recevable, fi une Victoire enchaînée aux trophées

(j) Juftin. Lib. XV, Cap. 4, p. 412, edit, GrenoY.

(2) Spanh. Diff. Tom. I, p. 407.

(3) Ap. D. C. de Mœzinsky.

(4) Paufan. Lib. V, p. 447,1» M. (5) Paufan. Lib. I, p. Jî, 1. 4.

d'armes de peuples vaincus , pouvoit être prifs pour le vainqueur de ces peuples.

Ce n'eft que dépouillée de fes plus riches tréfors, que la haute allégorie des anciens eft parvenue jufqu'à nous : elle eft pauvre en comparaifon de l'allégorie commune. Celle-ci emploie rarement plus d'une figure ou image pour rendre une idée. On en voit néanmoins deux différentes fur deux médailles de Commode , qui font deftinées à faire connoître la félicité du règne de cet empereur (1). La première eft une femme affife fous un arbre verdoyant ; de la main droite elle tient une pomme ou boule, & une coupe de la main gauche ; devant cette figure il y a trois enfans, dont deux font placés dans le vafe ou le calice d'une fleur, fymbole ordinaire de la fertilité. L'allégorie de la feconde médaille confifte en quatre enfans, qui repréfentent les quatre faifons de l'année par les chofes qu'ils tiennent. L'exergue de ces deux médailles porte pour infcription ces mots : *» La Félicité des tems «.

Ces allégories & toutes celles qui ont befôin d'une infcription pour en faire comprendre le fens, font d'un genre médiocre dans leur efpèce ; & quelques-unes feroient fans cela fufceptibles d'une autre interprétation. L'Efpérance (2) & la Fertilité (3)

(1) Msrel. Specim. rei num. tab. 12, p. 131. Conf, Spanh. ep.4. ad Mor. ep. 247.

(2) Spanh. Diff. Tom. I, p. 154.

(?) Spanheira, Obferv. ad Juliani Imp, Orat, I, p. 282»

pourroient être prifes pour les figures d'une Cérès, & la Nobleffe pour une Minerve (i). La Longanimité (2) & la mufe Erato des médailles de l'empereur Aurélien, font auffi difficiles à reconnoître, faute des fignes caractériftiques qui peuvent en faire comprendre le fens ; & les Parques ne font diltinguées des Graces que par leur draperie (3). Il y a néanmoins d'autres idées qui dans la morale ont des bornes qu'il efl impoflîble, pour ainfi dire, de fixer ; telles font celles de la Juflice & de l'Equité, que les anciens artifles ont fu fort bien diftinguer l'une de l'autre. La première eft repréfentée fous la figure d'une femme d'une phyiîonomie auftère (4), dont les cheveux font relevés par un diadême , ainfi qu'Aulu-Gelle nous l'a dépeinte (5). L'Equité , au contraire, a un air agréable & les cheveux flottans. De la balance que tient cette dernière figure, il s'élève des épis de bled ; quelquefois on lui voit une corne d'abondance à la main gauche (6).

Parmi les allégories dont la fignification efl expreffive & forte, peut être placée celle de la Paix qui efl fur une médaille de l'empereur Titus : ladéeffe de la Paix s'appuie du bras gauche fur une colonne ; de la même main elle tient une branche

(1) Montfaucon, Antiq. Expliq. Tom. III. (2) Morel fpecim. rei num. tab. 8. p. 92.

(3) Artemidor. Oneirocr. Lib. II, Cap. 49'

(4) Agoft. Dialog. II, p. 45. Roma, «650. fol.

(5) Noft. Att. Lib. XIV , Cap. 4,

(6) Triftan. Comment, hiftor. des Empereurs, Tom. I, p, J97.

d'olivier, & de la droite un caducée de Mercure au deffus de la cuiffe d'une viâime pofée fur un petit autel. Cette efpèce d'hoftie (i) fert à indiquer que la Paix ne veut point de facrifice fanguinaire : c'étoit au dehors du temple de cette déeffe qu'on immoloit les viâimes , & l'on ne portoit fur fon autel que les cuiffes, afin de ne le point fouiller de fang.

La Paix eft ordinairement repréfentée tenant une branche d'olivier & un caducée de Mercure ; c'eft de cette manière qu'on la voit fur une médaille (î) du même empereur ; ou affife fur un fiége placé fur un amas d'armes & de trophées, ainfi qu'on la voit fur une médaille de Drufus (3).

(1) » Vous faurez encore, (dit Ovide dans fon premier livre des Faftes) » que le nom de Victime eft donné à l'animal immolé, » parce qu'il tombe fous la main du vainqueur. Celui é'Hoftie vient » des ennemis vaincus «.

Viûima, qux dextrâ cecidit Tiûrice, vocatur : Hoièibus à domitis hoftia nomen habet.

Sur quoi M. Bayeux, qui nous a donné une belle traduction des Faftes , avec des notes fort favantes , remarque qu'Ifidore de Séville confirme ces étymologies, & dit qu'on appeloit proprement Hoftie, l'animal que l'empereur ou le général de l'armée immoloit avant que d'aller contre l'ennemi, afin de fe rendre les dieux favorables ; dérivant avec Feftus, le mot hcftia, de hoftis, & de hofiire, frapper. Le mat victime , felon le même auteur, vient du facrifice que le général faifoit aux dieux après la viftoire remportée fur l'ennemi, à victis & profligatis hofiibus. Dans la fuite ces deux mots fe trouvèrent confondus. L'on y fit cependant cette différence, ajoute M. Bayeux, que le mot victime fe prenoit pour le gros bétail, & le mot hoftie pour les brebis, les oifeaux, &c. Note du Traducteur.

(2) Numifm. Mufell. Imp. R, tab. 38. 0) Ibid, tab. 11.

Quelques médailles (i) de Tibère & de Vefpafien repréfentent la Paix occupée à brûler des armes (z).

Une médaille de l'empereur Philippe offre une fort belle allégorie : c'eft une Viâoire endormie. Elle femble néanmoins plus applicable à la fécurité qu'infpire la Vicloire, qu'à la confiance qu'on peut prendre dans les hommes ; fujet que doit repréfenter cette allégorie, fuivant l'infcription de l'exergue. C'eft une femblable idée que contenoit le tableau par lequel on voulut reprocher à Timothée, général des Athéniens, un aveugle bonheur dans les vifloires qu'il avoit remportées. On y voyoit repréfenté ce chef plongé dans le fommeil (3), tandis que la Fortune prenoit des villes dans fes rets. >

A cette même claffe d'allégories , appartient auffi le groupe du Nil avec fes feize enfans (4), qu'on voit au Belvédère à Rome, & dont il y

(1) Ifaid. tab. 29. Erizzo Dichiarat. di medagl, ant. Part. II, p. 139.

(2) On voit dans Patin (Numif. Imp. Rom.') une médaille d'Othon & une de Vefpafien, dont le type eft une femme vêtue d'une longue robe, tenant d'une main une poignée d'épis, & de l'autre une corne d'abondance , avec ces mots : Candida Vax. Sur un grand nombre de médailles Grecques, la Paix ou Elpfa eft repréfentée avec les fymboles de Cérès. Sur une médaille d'Agrippine, époufe de Claude, on voit une tête de femme couronnée d'épis, & ayant deux autres épis qui fortent de fon fein, La légende porte EPPH'N. h (anno) IB (XII). Sur une médaille de Titus, une femme tient des épis de la main droite 8c un caducée de la gauche avec la même légende. Cette note eft tirée auffi de la traduction des Faftes d'Ovide par M.Bayeux, gu'on trouve che^ Barrois Vatni.

(3) Plutarch. Syll. p. 5o, 5i.

(4) Conf. Philpftr. Imag. p. 737.

a une copie au jardin des Tuileries à Paris. L'enfant qui eft d'une hauteur égale à celle des épis de bled & des fruits de la corne d'abondance du Nil , eft le fymbole d'une grande fertilité ; tandis que les enfans qui dépaffent cette corne d'abondance & les fruits qui en fortent, repréfentent la ftérilité & la difette. Pline nous donne l'explication (i) de cette allégorie : » Si la crue »» du Nil ne paffe pas douze coudées, on eft fur » qu'il y aura famine en Egypte ; comme auffi « lorfque fa crue paffe feize coudées «.

Dans la collection de RolTî on a jugé à propos d'omettre ces enfans dans la gravure qu'on y donne de cette ftatue du Nil.

Quant aux allégories fatyriques, elles doivent entrer auffi dans cette feconde claffe. Telle eft, par exemple, celle de l'âne de Gabrias (2), qui portoit la ftatue d'Ifis, & qui s'arrogeoit les honneurs qu'on rendoit à l'image de cette déeffe : peut-on repréfenter d'une manière plus fenfible & plus énergique l'orgueil du peuple qui rampe fous les grands ?

On pourroit fuppléer à ce qui manque à la haute allégorie par la commune, fi celle-ci n'avoit pas eu le même fort que la première. Nous ne lavons plus, par exemple, de quelle manière on a repréfenté Pitho ou la déeffe de la Perfua

(0 Plin. Hift. Nat. Liv. XVIII, Chap. 18. trad. de M. P«infwet de Sivry. Agoft. Djalog. III, p. 104. (*) Gabri*, Fab. p, 169. in JE.(oj>, fab. Venet. 170g. in-8%

fion , ni comment Praxitèle a peint Parégore , déeffe de la Confolation, dont parle Paufanias (i). L'Oubli (2) avoit un autel à Rome ; & cette idée abftraite y étoit peut-être auffi perfonnifiée. Cela nous fait penfer à la Chafteté, dont on trouve l'autel fur quelques médailles (3), ainfi que celui de la Peur (4), à laquelle Théfée a facrifié.

Quoi qu'il en foit, les artiftes modernes ont négligé, jufqu'à préfent, de raffembler pour leur ufage les allégories des anciens qui nous font parvenues, parmi lefquelles il y en a plufieurs dont la lignification nous eft inconnue; d'ailleurs les poetes & les anciens monumens nous offrent de précieux matériaux pour l'allégorie. Ceux qui de nos jours & du tems de nos pères ont voulu enrichir cette fcience, & qui ont cherché à inftruire & à éclairer les artiftes, auroient dû puifer à des fources auffi pures & auffi fécondes. Il y eut néanmoins une époque où la tourbe des favans fe ligua avec une véritable fureur contre le bon goût. Le vrai & le naturel ne parurent à leurs yeux que /implicite puérile, & ils crurent devoir mettre par-tout de l'efprit. On les vit fe difputer â l'envi la gloire d'inventer des devifes & des emblêmes non-feulement pour les artiftes, mais encore pour les philofophes & pour les théolo

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(0 Pauùn. Ijb. I, Cap. 4Î, p. Io5. I. 7. (2) Plutarch. Sympof. Lib. IX, Queft. 6. (j) Vaillant, Numifm. Imp. Tom. II, p. 135, (4) Plutarch. Vit. Thef. p. ?<î.

giens ; & il n'y eut plus de bonne fête fans allégories, qu'on chercha à rendre plus ou moins inftruflives par des infcriptions qui fervoient à en expliquer le fens ou à faire connoître ce qu'elles ne devoient point lignifier. Tels font les tréfors pour la découverte defquels on fouille encore : or, comme cette fcience étoit devenue une efpèce de mode, on oublia entièrement l'allégorie des anciens.

'La Libéralité (i) étoit repréfentée par les anciens fous la figure d'une femme qui d'une main tient une corne d'abondance, & de l'autre une table de congiaire Romain (2). Cette Libéralité Romaine parut fans doute trop fobre & trop économe ; l'on en imagina une autre (3) à laquelle on donna à chaque main une corne d'abondance, dont l'une même eft renverfée, afin qu'elle répande mieux les richeffes qu'elle contient. On lui mit auffi fur la tête un aigle, dont j'ignore abfolument la lignification. D'autres (4) ont préféré de donner à la Libéralité un vafe dans chaque main.

(0 Agoft. Dialog. II, p. 66, 67. Numifin. Mufell. Imp. Rom. tab. 11 y.

(î) Sur les médailles Romaines , la Libéralité porte une tablette carrée, piquée d'un certain nombre de points qui indiquent la quantité ou de grains, ou de vin, ou d'argent que l'Empereur donnoit. Une médaille de Pertinax nous offre la Libéralité tenant d'une main, la corne d'abondance, & de l'autre cette tablette, où font marqués différens nombres. Sur une médaille d'Adrien elle répand une cerne d'abondance. Note du Traducteur,

(3) Ripa.Iconol. ne. 87.

(4) Thefaur. de arguta dift.

L'Eternité ( i ) étoit chez les anciens repréfentée affife fur une boule, ou plutôt fur une fphère, tenant une lance à la main ; ou elle étoit debout, ayant la boule dans une main (2), & reffembloit d'ailleurs à la première ; quelquefois auffi on lui voit un voile flottant autour de la tête (3). C'eft fous ces différentes formes que l'Eternité eft repréfentée fur les médailles de l'impératrice Fauftine. Les allégoriftes modernes ont regardé cet emblême comme trop fuperficiel & trop fimple : ils (4) nous en ont donné une image auffi terrible que l'éternité même l'eft pour la plupart du monde ; favoir, un monftre dont le bufte, jufqu'à la poitrine , eft d'une femme qui dans chaque main tient une boule ; le refte du corps eft formé d'une queue de ferpent parfemée d'étoiles, laquelle forme un cercle en fe repliant fur ellemême.

La Prévoyance ( 5 ) eft ordinairement repréfentée avec une boule à (es pieds, & tenant une lance à la main. Sur une médaille de l'empereur Pertinax (6), cette vertu tient une main étendue vers une boule qui femble tomber du ciel. Les modernes fe font imaginés qu'une femme avec deux vifages (i) feroit un emblême p!us fpirituel & plus fignificatif.

(1) Numifm. Mufell. Imp. Rom. tab. 107. (î) Ibid. tab. 106.

(3) Ibid. tab. Io5.

(4) Ripa, Iconol. Part. I, n°. 53.

(5) Agoft. Dial. p. J7. Numifm. Mufell. loto «it. tab. 6t.

(6) Agoft. loco «t.

Quelques médailles de l'empereur Claude nous repréfentent la Conftance affile ou debout (2), ayant le cafque en tête & une lance à la main gauche. Quelquefois auffi cette vertu eft fans cafque & fans lance ; mais elle tient toujours l'index élevé vers le vifage dans l'attitude d'une perfonne plongée dans une profonde réflexion. Chez nos modernes, cette allégorie n'a pu fubfifter fans l'addition d'une colonne (3).

Il me femble que Céfar Ripa s'eft trouvé fouvent lui-même embarraffé à expliquer fes allégories : la figure de la Chafteté tient chez lui (4) d'une main une difcipline ( laquelle, pour le dire en paffant, eft un inftrument peu propre à exciter à la continence ), & de l'autre un crible. Il eft à croire que l'auteur dont Ripa a pris cet emblême a voulu défigner par là la veftale Tuccia ; mais notre iconologifte , à qui cette idée n'eft pas entrée dans l'efprit, en a donné une explication fi forcée qu'elle ne mérite point qu'on la réfute.

Qu'on ne penfe néanmoins pas, d'après ce que je viens de dire, que mon intention foit de difputer à notre fiècle la gloire de pouvoir inventer de nouvelles figures allégoriques ; il faudrait feulement que ceux qui fe propofent de courir cette carrière , fe fiffent quelques principes d'après les différentes manières de voir les chofes.

(1) Ripa, Iconol. Part. I, nc. 135. (2) Agoft. Dialog. II, p. 47.

(3) Ripa, Iconol. Part. I, n°. ji.

(4) Ibid. Part I, nc. 15.

Jamais les Grecs ni les Romains ne fe font écartés de la noble fimplicité ; mais Romain de Hoogh a cru devoir prendre une route exactement contraire dans fes Monumens des nations anciennes. On peut appliquer à plufieurs idées de cet écrivain ce que Virgile dit de l'orme qu'il place dans l'enfer :

Hanc fedem fomnia vulgô Yana tenere ferunt, foliifque fub omnibus haerent.

Jeneid. VI.

Les anciens avoient l'art de rendre leurs allégories faciles à comprendre, en employant des lignes qui y fuffent propres & qui ne puffent pas être appliquées à d'autres idées , à l'exception néanmoins de quelques-unes, dont nous avons parlé plus haut ; & c'eft d'après leur exemple qu'il faudrait éviter cette ambiguité qu'offrent les allégories des modernes ( i ), chez qui le cerf fert tout à-la-fois à repréfenter le baptême, la vengeance , le remord & l'adulation ; & qui prennent le cèdre pour le fymbole d'un prédicateur & des vanités du monde, d'un favant & d'une femme morte en couche.

(i) Voye[ Picinelli, Mund. Symh.

La (implicite & la clarté accompagnoient toujours chez les anciens une certaine convenance. Le porc, qui chez les Egyptiens étoit l'emblême d'un fcrutateur des fecrets de la nature (i), auroit été regardé , ainfi que tous les porcs que Ripa & les autres modernes ont employés dans leurs allégories, comme des figures malféantes ; fi ce n'eft dans les cas où cet animal fervoit de fymbole de la ville, ainfi qu'on le voit fur les médailles d'Eleufis (2).

Enfin, les anciens avoient foin que la chofe repréfentée eût toujours un rapport éloigné avec le ligne repréfentatif. Outre ces règles, il feroit néceffaire de fe faire une loi de choifir, autant qu'il eft poffible, des allégories dans la mythologie & dans l'hiftoire ancienne.

On a repréfenté, par exemple, fous l'emblême de Caftor & de Pollux ( 3 ) , deux frères de la maifon de Barbarigo, qui ont fuccédé immédiatement l'un à l'autre dans la dignité de Doge de Venife (4). On fait que , fuivant la fable, Pollux

(1) Shaw, Voyag. Tom. I.

(2) Haym, Teforo Brit. Tom. I,p. 219. Ce même type fe trouve aufli fur une cornaline du Cabinet de Stofch, où l'on volt un porc au deffus duquel eft une maffue d'Hercule, devant lui un coq qui tient un épi de bled à fon bec, & derrière lui un caducée. On peut confulter la note bbb, du premier livre de la Traduction des Faftes d'Ovide par M. Bayeux, où l'on trouvera des recherches curieufes fur le facrifice qu'on faifoit du porc à Cérès Se à quelques autres divinités. Note du Traducteur.

(3) Egnatius, de exempl. illuftr. Viror. Venet. Lib. V, p. 133.

(4) Numiûn. Barbarig. gent, 0°, 37. Padova, 173», fol.

partagea avec fon frère Caftor l'immortalité que Jupiter n'avoit accordée qu'à lui feul; & dans l'allégorie , Pollux, comme fucceffeur de fon frère mort avant lui, & qui eft repréfenté par une tête de mort, lui préfente un ferpent qui eft le fymbole de l'éternité ; ce qui fert à indiquer que le frère mort fe trouvoit immortalifé par le gouvernement de celui qui vivoit, ainfi que celui-ci s'étoit rendu lui-même immortel. Sur le revers d'une médaille imaginaire qu'on trouve dans un recueil d'emblêmes, on voit un arbre duquel tombe une branche arrachée, avec cette infcription tirée de l'Eneïde de Virgile :

Primo avulfo, non deficit alter.

Une médaille de Louis XIV offre une allégorie qui mérite d'être citée ici. Cette médaille (i) fut frappée lorfque le duc de Lorraine, qui s'étoit rangé alternativement du parti de la France & de l'Autriche, fe vit obligé de quitter fes états, après la prife de Marfal. Le duc eft repréfenté fous la figure de Protée, lorfque Ménélaiis le vainquit par artifice, & le garotta, après qu'il eut pris toutes les formes poffibles ; dans le fond on voit Marfal, & l'année de la reddition de cette place eft marquée fur l'exergue. Cette infcription : Protêt artes delufa, fert d'explication à l'allégorie, qur n'en avoit pas befoin.

Pour exemple de l'allégorie commune, on peut

(0 Médaille» de Louis le Grand, année KÎ63. Paris, 1702. fol. citer la Patience ou plutôt le Defir paffionné, fous la figure d'une femme qui, les deux mains jointes, confidère attentivement une clepfydre (i).

Jufqu'à préfent aucun de nos inventeurs d'allégories à l'ufage des artiftes, n'a puifé dans les feules fources de l'antiquité ; & dans toute l'Iconologie de Ripa, il n'y a que deux ou trois allégories qui foient paffables :

Apparent rari nantes in gurgite f afto ; & dont le^Travail mal employé ou la Peine perdue (2), repréfenté par un More qui fe lave, eft peut-être encore la meilleure. On trouve dans quelques livres de bonnes allégories qui y font cachées, ainfi que la Bêtife & fon temple (3) le font dans le corps des ' fpeSateurs : & ce font ces allégories qu'il faudroit receuillir & communiquer aux artiftes , pour qui on rendroit, par ce moyen, les feuilles périodiques plus intéreffantes. Si les tréfors de la littérature 8c de l'éloquence concouroient aux progrès de l'art , on verroit peut-être arriver un terns où le peintre Tèndroit aùffi bien fur, la toile une ode qu'une

tragédie. .-, -.,.-- ■ „ ,.:

Je me hafarderai à indiquer ici moi-même une

ou deux allégories : ce font les règles foutenues

par l'exemple qui nous înJUruifent le mieux. Je

j1 1 1 ,11,

(1) Thefaur. de argiit. diâ.'( - . (2) Ripa, Iconol. Part. II, p. 166. " ■ i Cî) Speftatcr, edit. 1714. Vol, II, p. aoi>

trouve par-tout l'Amitié fort mal repréfentée, & les allégories que j'en connois ne méritent même pas la peine qu'on les critique : elles portent prefque toutes des banderoles volantes avec des infcriptions ; & l'on fait combien cela fuppofe de profondeur d'idées.

Il me femble qu'il faudroit repréfenter cette belle vertu, qui ennoblit l'homme, par les figures de deux amis immortels des tems héroïques, Théfée & Pirithous. On trouve fur des pierres gravées (i) des têtes du premier; & fur une autre pierre, de la main de Philemon (2), on voit ce héros avec la maflue qu'il a enlevée à Périphète, fils de Vulcain. On peut donc rendre Théfée reconnoiffable aux yeux de ceux qui font verfés dans l'antiquité. Pour la repréfentation de l'amitié dans un danger très-éminent, on pourroit faire fervir un tableau qui fe trouvoit à Delphes, & dont Paufanias donne la defcription (3) : on y voyoit Théfée combattant contre les Thefprotes, en tenant d'une main fon epée, & de l'autre celle de fon ami qu'il lui avoit arrachée du côté. On pourroit auffi faire fervir d'allégorie pour ce fujet, le moment où Théfée & Pirithous contractent & fe jurent une amitié éternelle, de la manière dont Plutarque (4) nous l'a décrit. Je fuis furpris de .. 1 ■ 1 ■

(l) Canini, Images des Héros, n°. i, (2) Stofch, Pierres gravées, PL ri.

(3) Paufan. Lib. X, p. 879, 71, , " 1 -._.... - ~.i - .

(4) Vit. Thef. p. 2j, . . „, t.- ..,.;.

n'avoir

h*avoir trouvé parmi les emblêmes des grands hommes de la maifon Barbarigo, aucun qui eût pour objet une amitié rare & immortelle. Nicolas Barbarigo en a offert néanmoins le modèle : il avoit lié avec Marc Trivifan une amitié qui mérite un monument éternel,

Monumentum are perennius ,

& dont le fouvenir eft confervé dans un petit écrit qui eft fort rare (i).

Le fait fuivant, pris d'un ufage ancien , peut fournir une image allégorique de l'Ambition. Plutarque (2) nous apprend que c'étoit à tête découverte qu'on rendoit culte à l'Honneur. Tous les autres facrifices, à l'exception de ceux à Saturne (3), fe faifoient avec la tête couverte. Ce même écrivain penfe (4) que c'eft la manière dont les hommes fe fervent ordinairement pour fe témoigner du refpefl les uns aux autres, qui a donné lieu à cette partie du rite ; quoique néanmoins le contraire puiffe auilî avoir eu lieu. Ilfe pourroit d'ailleurs que ce culte ( 5 ) vînt des Pélafges, qui avoient coutume de faire leurs facrifices à tête découverte. On repréfente l'Honneur fous la figure d'une femme ( 6 ) couronnée de lauriers, qui d'une

(1) De monftrofa amicitia refpeftu perfeftionis inter Nie. Barbar. & Marc Trivifan. Venet. ap. Franc. Baba. i62S. in-40.

(2) Vit. Marcell. Ortelli Capita Deor. Lib. II, fig. 41.

(3) Thomafin. Donar. Vett. Cap. 5.

(4) Plutarch. Quaeft. Rom. p. 266. F.

(5) Vulp. Latium , Tom. 1. Lib. I, Cap. 27, p. 406.

(6) Agoa, DUlog. 11. p. 8«.

o

main tient une corne d'abondance, & de l'autre une hafte. Sur une médaille de l'empereur Vnellius (i) , on voit l'Honneur, qui fert de compagne à la Vertu, repréfentée par la figure d'un homme qui porte le cafque en tête. Les têtes de ces mêmes vertus fe trouvent fur une médaille de Codrus & Calenus (2).

C'eft d'Homère qu'il faudroit prendre l'idée d'une allégorie de la Prière : Phénix tâche d'adoucir la colère d'Achille par l'allégorie fuivante (3) : » Apprenez, ô Achille ! que les Prières font filles » de Jupiter ; elles font devenues courbées à » force de fe profterner. L'inquiétude & les rides >» profondes font gravées fur leur vifage ; elles >» forment le cortège de la déeffe Até, & mar» chent à fa fuite. Cette déeffe paffe d'un air fier » & dédaigneux, & parcourant d'un pied léger » tout l'univers, elle afflige & tourmente les mi» férables humains ; elle tâche d'éviter les Prières *» qui la pourfuivent fans ceffe, & qui s'occupent » à guérir les malheureux qu'elle a bleiTe's. Ces » filles de Jupiter, ô Achille ! verfent leurs bien» faits fur celui qui les honore ; mais fi quelqu'un H les dédaigne & les rejette, elles conjurent leur » père d'ordonner à la déeffe Até de le punir, à » caufe de la dureté de fon cœur «.

(1) Agoft. loco cit.

(f) Ibib. & Beger, Obfervat. in Numifm. p. 56.

0) H. <- v, 4981 Cenf. Heraclides Pentic, de Allegocia Homeri,

4Î7. JS.

Il feroit facile auffi de former une nouvelle allégorie d'une ancienne fable connue. Salmacis & le jeune homme qu'elle aima fi éperdument, furent changés en une fontaine dont les eaux rendoient efféminés les hommes qui s'y baignoientj de manière que

Quifquis in hos fontes vir venerit, êxeat inde Semivir : & tadtis fubitb mollefcat in undis.

Ovid. Metam. Lib. IV.

Cette fontaine étoit près d'Halicarnaffe, dans la Carie. Vitruve (i) fe flatte d'avoir trouvé le véritable fens de cette fable : » Lorfque Mêlas & » Arenavias, dit-il, menèrent une partie des ha« bitans de la ville d'Argos & de Trézène pour » habiter en ce lieu, ils en chaflerent les bar» bares Cariens & Lélègues, qui s'étant retirés » dans les montagnes, fe mirent à faire des cour» fes fur les Grecs & à ravager tout le pays par » leurs brigandages. En ce tems-là un des habi» tans ayant reconnu la bonté de cette fontaine, » y bâtit une loge dont il fît un cabaret garni de » tout ce qui étoit néceffaire, efpérant y faire » quelque gain ; & en effet il réuffit fi bien en » fon exercice, que les barbares y vinrent comme « les autres, & s'accoutumèrent, en vivant avec y* les Grecs, à la douceur de leurs mœurs, & » changèrent ainfi leur naturel farouche volon» tairement & fans contrainte «. La manière or

(0 Arshiteft, tiv. II, Chap. 9.

dinaire de repréfenter cette fable même eft connue des aitiftes : le conte de Vitruve pourrait leur fournir l'allégorie d'un peuple rendu civilifé & humain, ainfi que les Ruffes le furent par Pierrele-Grand. La fable d'Orphée eft très-applicable au même fujet : tout ne dépend que de l'expreffion plus ou moins forte qu'il faudroit donner aux

figures.

Si ce que je viens de dire de l'allégorie en général ne fuffit pas pour en prouver la néceffité dans la peinture, il faudra convenir du moins, je penfe, que les exemples que j'en ai cités justifient mon affertion : » Que la peinture étend fon » empire fur des objets qui ne tombent pas fous » les fens «.

Les deux grands ouvrages de peinture allégorique que j'ai nommés dans mes Réflexions fur l'imitation des artiftes Grecs, favoir, la galerie du Luxembourg & la coupole de la bibliothèque impériale à Vienne, peuvent fervir à prouver avec quel fuccès & quel feu poétique Rubens & Gran ont fu employer l'allégorie. . ■

Rubens a cherché à repréfenter Henri IV comme un vainqueur humain & pacifique, qui témoigna de l'indulgence & de la bonté même envers ceux qui s'étoient rendus coupables de rebellion & de lèze-majefté. 11 repréfenta fon héros fous la figure de Jupiter qui ordonne aux dieux de punir les vices & de les plonger dans l'abîme. Apollon & Minerve décochent leurs flèches fur

ces vices, repréfentés par les figures allégoriques de monftres qui tombent tumultueufement par terre. Mars en fureur veut tout détruire ; mais Vénus , comme emblême de l'Amour , retient doucement le bras du dieu de la guerre. L'expreffion de Vénus eft fi grande, qu'on croit entendre cette déeffe adreffer ces paroles à Mars : » Que la colère ne vous emporte point contre » les Vices ; ils font affez punis «.

La coupole de Vienne, par Daniel Gran (i), eft une allégorie qui a pour objet la bibliothèque impériale, & toutes les figures font des branches d'une même fouche. C'eft un vrai poème en peinture , qui ne commence point par les œufs de Léda ; mais, à l'exemple d'Homère, qui chante tout de fuite la colère d'Achille , le peintre n'a immortalifé que les foins généreux avec lefquels l'empereur a protégé les fciences ; il a repréfenté auffi les préparatifs pour la bâtiffe de cette bibliothèque.

La majefté impériale paroît fous ia figure d'une femme aflftfe avec un riche ornement de tête ; fur fa poitrine pend à une chaîne un cœur d'or, emblême du caraâère humain & bienfaifant de l'empereur. Cette figure donne., avec le bâton de commandement, des ordres pour la bâtifle de la bibliothèque. A fes pieds eft aflîs un Génie avec des équerres, des palettes, des cifeaux, &c

(1) Voyt\ Reprœfentttio Bibliothec* CxCatex, Vienn*, 1737. fol. obi.

tandis qu'un autre Génie plane au deffus de fa tête avec les figures des trois Graces, pour indiquer le bon goût qui règne dans tout l'édifice. A côté de la figure principale eft affife celle de h Libéralité en général, tenant à la main une bourfe remplie ; au deffus d'elle eft un Génie avec la table de Congiaires Romains ; & derrière elle on voit la Libéralité Autrichienne, couverte de fon manteau parfemé d'alouettes. Près de là font des Amours qui reçoivent les tréfors & les ré■compenfes qui fortent de la corne d'abondance , pour les diftribuer aux favans & aux artiftes, particulièrement à ceux qui fe font rendus recommandables à la bibliothèque. L'Exécution perfonnifiée par une figure allégorique, tient les yeux fixés fur la figure qui diftribue ces ordres ; tandis que trois Amours montrent l'orthographie de la bibliothèque. A côté de cette figure eft un Vieillard occupé à prendre, fur une table, les dimenfions du plan de l'édifice. A fes pieds-on voit un Génie qui tient un chas, pour indiquer l'ëxacte exécution du plan projeté. Près du Vieillard eft affife l'Invention ingénieufe, tenant de la main droite une ftatue d'Ifis, & de la gauche un livre, pour donner, i connoître que la nature & l'étude font les fources de l'invention, dont les folutions difficiles à réfoudre font indiquées par le Sphinx qui eft à fes pieds. ,

La comparaifon que j'ai faite de cet ouvrage avec le grand plafond" de le Moine à Verfailles,

n'a eu pour objet que de mettre en parallèle les deux plus grands ouvrages de notre tems, en ce genre, qui exiflent en Allemagne & en France. La galerie de le Brun , pareillement à Veifailles, eft fans contredit, après celui de Rubens , l'ouvrage le plus poétique que la peinture ait produit; & la France peut fe glorifier, avec raifon, que cette galerie de le Brun & celle de Rubens au Luxembourg, font les plus favantes allégories qui foient forties de la palette d'un peintre.

La galerie de le Brun repréfente , en neuf grands & dix-huit petits compartimens, l'hiftoire de Louis XIV, depuis la paix des Pyrénées jufqu'à celle de Nimègue. Le tableau où le roi prend la réfolution de faire la guerre contre la Hollande, contient feul une allufion auffi riche que fublime de prefque toute la mythologie , mais qui demande une trop longue defcription pour être placée ici. Qu'on juge par deux petites compofitions, parmi ces tableaux, de tout ce que l'artifte a été en état de concevoir & de rendre fur la toile : l'une repréfente le Paffage du Rhin par les François : » Le héros (i) y paroît la foudre » à la main fur un char militaire , qu'Hercule , » défignant la valeur héroïque, pouffe à travers H les flots agités ; l'Efpagne eft entraînée par le » torrent ; le dieu du Rhin épouvanté laiffe tom» ber fon gouvernail ; des Viâoires qui volent,

(1) Lepicié, Vies des premiers Peintres du Roi, Tome I,

» tiennent des boucliers où font écrits les noms » des villes prifes après ce fameux paffage : L'Eu» rope enfin paroît dans l'admiration «.

Un autre morceau repréfente la conclufion du traité de paix. » La Hollande, malgré l'aigle de » l'empire qui la retient par fa robe, court au » devant de la Paix qui defcend des cieux avec » les Jeux & les Plaifirs qui répandent des fleurs » de toutes parts ; la Vanité couronnée de plumes » de paon, veut empêcher l'Efpagne & l'Alle» magne d'imiter leur alliée ; mais voyant l'antre » où fe forgeoient leurs armes foudroyé, & enj» tendant la Renommée en l'air qui les menace, M ces puiffances fe tournent auffi du côté de la » Paix «. La première de ces allégories peut être comparée à la defcription fublime qu'Homère nous a donnée de Neptune pouffant fur la plaine liquide fes chevaux infatigables & plus légers que les vents.

Malgré ces grands exemples, il ne manquera cependant pas de fe trouver encore des adverfaires de l'allégorie dans la peinture, de même que les tableaux d'Homère en ont rencontré de tous les tems, & dans l'antiquité même. Il y a des gens dont la délicateffe efl fi grande, qu'ils fe trouvent révoltés de voir la fable placée à côté de la vérité : la feule figure allégorique d'un fleuve dans une compofition de l'efpèce qu'on appelle facrée, fuffit pour leur caufer du fcandale. C'eff: àinfî que le Pouffin a été blâmé pour avoir perfonnifié le Nil, dans fon tableau de Moïfe fauve des eaux (i). Un plus fort parti encore s'eft déclaré contre la clarté de l'allégorie ; & l'on peut dire que le Brun a trouvé fur ce point des juges fort févères, & qu'il en a même encore peu de favorables. Mais qui eft-ce qui ignore que ce n'eft que le tems & la relation des chofes qui les rendent intelligibles ou difficiles à comprendre? Lorfque Phidias donna une tortue à fa Vénus (2), peu de monde, fans doute, comprit d'abord l'idée que l'artifte attachoit à cet attribut ; & celui qui le premier ofa donner des liens à la déeffe de l'amour, hafarda fans doute beaucoup. Avec le tems ces attributs allégoriques font auffi connus que l'eft la figure principale même qu'ils accompagnent. D'ailleurs l'allégorie eft, en géneral, un peu énigmatique , ainfi que Platon (3) l'a remarqué de la poéfie, & c'eft une fcience qui n'efi pas à la portée de tout le monde. Si le foin d'être clair pour ceux qui regardent un tableau comme une affemblée tumultueufe devoit déterminer le peintre, il faudroit qu'il écartât alors toutes les idées poétiques & extraordinaires que fon fujet pourroit lui infpirer. L'intention du célèbre Fréderic Barroche, en peignant, dans fon tableau dû

(1) Ce même fait hiftorique , peint aufli par le Pouflin , f« trouve à la galerie électorale de Drefde. On y voit avec quel avantage ce peintre s'eft fervi dans cette composition de la figure perfonnifice du Nil.

(2) Baldinucci Notiz. de' Profeff. del difegno, p. II S.

(3) Plato, Alcibiad. II, p. 457. 1. 30.

martyre de S. Vitalis, une cerife (i) qu'une jeune vierge tient au deffus d'un pivert qui cherche à l'attraper, dut certainement paroître obfcure au plus grand nombre : la cerife fert à indiquer le tems de l'année auquel le faint fouffrit le martyre.

Toutes les grandes machines, ainfi que le» édifices publics, les palais, &c. exigent des peintures allégoriques qui foient analogues au local où l'on veut les employer. Ce qui eft grand par foimême doit avoir des parties qui y foient aflbrties : l'élégie n'eft pas faite pour celébrer les grandes chofes. Mais les fables font-elles toutes des allégories à la place qu'elles occupent? Je crois qu'on ne peut pas plus les regarder comme telles, que d'attribuer au Doge le même pouvoir en terre ferme, qu'il a réellement à Venife ; & fi je ne me trompe, la galerie du palais Farnèfe ne doit pas être mife au nombre des ouvrages allégoriques. Peut-être n'ai-je pas rendu juftice à Annibal Carrache en ne m'arrêtant pas à lui dans cet endroit de mon ouvrage : on fait (2) que le duc d'Orléans a voit demandé â Coypel qu'il peignît dans fa galerie l'hiftoire d'Enée.

Le Neptune (3) de Rubens qui eft à la ga

(0 Argenville, Abrégé de la Vie des Peintres, paroît ne pas avoir compris le mot Italien Ciliega ; mais comme il vit cependant qu'il devoit avoit rapport au printems, il a cru que c'étoit le nom é'un oifeau d'été. Cet écrivain n'a point parlé du fujet même du tableau ; il ne s'eft arrêté qu'à la figure de la jeune Vierge.

(2) Lepiçié, Vies des premiers Peintres, Part. II, p. 17 , 18.

(3) Recueil d'Eftampes de la galerie de Drefde, fol. 48,

lerîe éleRorale de Drefde , fut exécuté par ce peintre pour la magnifique entrée de l'Infant Ferdinand d'Efpagne', comme gouverneur des Pays-bas, à Anvers, où ce chef-d'œuvre fervit de tableau allégorique à un arc de triomphe (i). Le dieu des mers qui, chez Virgile, commande aux flots de s'appaifer, fervit à l'artifte de figure allégorique pour repréfenter l'heureufe navigation & le débarquement de l'Infant à Gènes , après avoir effuyé une forte tempête ; mais aujourd'hui ce tableau ne peut plus repréfenter que le Neptune de Virgile.

Vafari (2) a jugé, d'après l'idée généralement reçue des peintures placées dans un local tel que celui dont je viens de parler, lorfqu'il veut trouver dans le fameux tableau de Raphaël au Vatican, connu fous le nom de l'Ecole d'Athènes, une allégorie, c'eft-à-dire, une comparaifon de la philofophie & de l'aftrologie avec la théologie ; quoiqu'il ne faille y chercher (3) que ce qui fe préfente d'abord à l'œil, (avoir, une fimple repréfentation de l'Ecole d'Athènes.

Dans l'antiquité , au contraire , chaque repréfentation de l'hiftoire d'un dieu ou d'une déeffe, dans le temple qui lui étoit confacré , devoit en même tems être regardée comme un emblême ;

(1) Pompa & introitus Ferdinandi Hifp. Inf. p. i 5. Antv. 1641. fol.

(2) Vafati, Vite de' Pittori, &c. Part, III, Vol. I, p. 76.

(3) Chambray, Idée de la Peinture, p. 107, 10S. Bellori, Deferï*. délie Imagini dipinte da Rafaello, êcc,

toute la mythologie n'étant qu'une férie d'allégories. Les dieux d'Homère, dit un ancien, font des idées fenfîbles & palpables des différentes puiffances de la nature ; ce font des ombres & des voiles fous lefquels font cachées des intentions fublimes. Ce n'eft que comme une allégorie de cette efpèce qu'on regardoit les amours de Jupiter & de Junon, peints fur le plafond du temple de cette déeffe à Samos : Jupiter y étoit l'emblême de l'air (i), & Junon celui de la terre.

Il eft tems que je m'explique auffi fur ce que j'ai dit du tableau de Parrhafius, où cet artifte peignit le mélange des différentes paffions contraires qui caraâérifoient le peuple d'Athènes. Je releverai, en même tems, une erreur que j'ai avancée dans mon ouvrage : au lieu, du nom du peintre que je viens de citer, j'ai mis celui d'Ariftide, qu'on appeloit en général le peintre de l'ame. Il paroît, par ce que vous dites dans votre lettre, que vous vous faites une idée fort facile de l'exécution du tableau de Parrhafius ; & fuivant vous, ce peintre, pour rendre fes conceptions plus fenfîbles, partagea fon fujet en plufieurs tableaux. Ce ne fut pas là fans doute la manière de voir de l'artifte. L'on fait que le fculpteur Léocharès fit une ftatue du peuple d'Athènes, & il y avoit auffi un temple fous ce nom (2), dont les ta

(i) Heradid. Pontici Allegor. Homeri, p. 443 » A6*- inter ThGale Opufc. Mythol.

(2) Jofephi Antiquit. Lib.XlV.Cap. 8, p. 699. edit. Haverc.

bleaux, qui avoient pareillement le peuple d'Athènes pour objet, paroiffent avoir été exécutés dans le goût de l'ouvrage de Parrhafius. On n'a pas pu encore en donner une compofition qui ait paru fatisfaifante (i) ; & lorfqu'on a voulu le faire par le moyen de l'allégorie, on a produit des ouvrages monflrueux, tel que celui qu'a conçu un écrivain moderne (2). Le tableau de Parrhafius fera donc toujours une preuve que les anciens ont été plus favans que nous dans l'allégorie.

Ce que j'ai dit de l'allégorie en général, peut être appliqué aufli à l'allégorie des ornemens en particulier ; mais comme vous faites, dans votre lettre, quelques remarques fur ce fujet, je crois devoir y répondre en peu de mots.

Dans toutes les efpèces d'ornemens, il faut principalement obferver, i°. qu'ils foient analogues à la nature de la chofe & du local, & qu'ils ne s'écartent point de la vérité ; 1°. qu'ils ne foient point les productions d'un caprice arbitraire.

La première règle, qui eft prefcrite à tous les artiftes fans exception, exige qu'ils obfervent une certaine convenance entre les differentes parties, & un rapport exaâ entre les ornemens & le lieu qu'ils veulent en décorer.

Non ut placidis coeant immitia. Hor.

(1) Dati, Vite de' Pittori, p. 73.

(i) Thefaur. Idea Argut, dift. Cap. III, p. S4.

Il ne faut point allier le profane au facré , ni le terrible au fublime ; voilà pourquoi on défapprouve les têtes de bélier (i) placées dans les métopes des colonnes Doriques de la chapelle du palais du Luxembourg, à ParisLa feconde règle exclud certaines libertés, & circonfcrit les architectes & les décorateurs dans des bornes plus étroites encore que celles dans lefquelles doivent fe tenir les peintres mêmes. Ces derniers font quelquefois obligés de fe conformer à la mode aâuelle dans leurs compofitions hiftoriques ; & ce feroit manquer de fageffe que de vouloir toujours fe tranfporter, en imagination, avec fes perfonnages, dans la Grèce. Mais les édifices & les autres ouvrages publics, qui doivent réfifler plus long-tems aux fiècles, exigent auffi des ornemens dont les périodes foient plus longs que la durée des modes qui diftinguent les coftumes des peuples; c'eft-à-dire, que le goût de ces monumens doit pouvoir mériter l'approbation de plufieurs générations , ou, ce qui revient au même , qu'ils doivent être exécutés fuivant les règles & dans le goût de l'antiquité ; fans quoi l il y a tout lieu de craindre que ces ornemens ne foient hors de mode avant même que l'édifice auquel on veut les employer ne foit achevé de bâtir.

La première de ces règles conduira l'artifte à l'allégorie, & la feconde à l'imitation de l'anti

(i) Blondel, Maiibns de plailance, Tom, II, p. 16.

quité ; & cela regarde principalement les orne* mens de détail.

J'appelle ornemens de détail ou petits ornemens , ceux qui ne font point feuls un tout , & qui ne fervent que d'acceflbires aux grands. Les ouvrages en coquillages & les conques n'ont été employés par les anciens que lorfque la fable de Vénus ou de quelque dieu marin rendoit cette efpèce d'ornement néceffaire, ou quand il avoit quelque analogie avec l'édifice ou le local, tel, par exemple, qu'au temple de Neptune. On croit auffi que d'anciennes lampes ornées de coquilles (1) fervoient dans les temples de ce dieu marin. D'ailleurs ces coquilles peuvent faire un bel ornement & fort expreffif dans plufieurs endroits ; on les a, entre autres, heureufement employées aux ferions de l'hôtel-de-ville d'Amfterdam (2).

Les têtes écorchées de bœuf & de bélier, loin de juftifier l'emploi des coquilles, comme vous paroiffez le croire, en font au contraire connoître le mauvais ufage. Ces têtes, ainfi dépourvues de leur peau, avoient non-feulement un rapport direâ aux facrifices des anciens, mais il s'y joignoit encore une idée fuperftitieufe : on croyoit qu'elles fervoient à écarter le tonnerre ( 3 ) , & Numa prétendit même avoir reçu fur cela un ordre par

(1) Pafferii Lucernae fia. tab. 51.

(î) Quellinus, Maifon de Ville d'Amfterdam. I6j5. fol.

(3) Aroob. adv. gentes, Lib. V, p. i5^edit. Lugd. 1651,1*4».

ticulier de Jupiter (i). On ne peut pas non plus mettre les ouvrages à coquilles en parallèle avec le chapiteau ( 2 ) d'une colonne Corinthienne , dont plufieurs fiècles ont confirmé l'ufage & le bon goût. D'ailleurs, l'origine de ce chapiteau paroît être plus naturelle & plus conforme à la raifon, que ne l'indique Vitruve ; mais des recherches de cette nature appartiennent à un ouvrage fur l'architeâure. Pococke , qui croit que l'ordre Corinthien n'étoit pas encore généralement connu lorfque Périclès fit bâtir un temple à Minerve,

(1) On fait que Pline, d'après Pifon (Liv. III, Chap. 53) , rapporte que Numapoffédoit l'art d'attirer laioudre; ce quiferoit croire que les anciens ont connu l'électricité. Le Naturalifte latin ajoute même que Tullus Hoftilius fut frappé de la foudre pour n'avoir pas fuivi exactement les procédés néceffaires au moment où, à l'exemple de Numa, il évoquoit le tonnerre. Voye\ auflï Tacite (Liv. I, Chap. 31 ). Et felon Ovide le furnom à'EUcius fut donné à Jupiter, parce qu'on avoit le fecret de le faire defcendre du ciel. Voici les vers d'Ovida dont il eft queftion:

Eliciunt coelo te, Jupiter, unde minores Nunc quoque te celébrant Eliciumqut vocant.

Cette note eft tirée de la Defcription des Pierres gravées de M. le Duc ttOrléans , Tom. 1, p. 16, qui fe vend actuellement chez Barrois l'aîné. On lira avec intérêt la note * du troifième livre de la traduction des Faftes d'Ovide, par M. Bayeux, où l'on trouvera aufll des recherches curieufes fur les connoiffances que les anciens paroiflent avoir eues de l'air inflammable & des ballons aéroftatiques. Note du Traducteur.

(2) On penfe a«ffi qu'une pareille tête de bœuf, qu'on voit fur le revers d'une médaille d'or, qui de l'autre côté préfente une têt« d'Hercule avec fa maffue, y fert d'allégorie (*) pour défigner les travaux de ce héros. D'autres prétendent que cette tête écorchée eft un emblème de la Force, ou de l'Activité, ou de la Patience (**).

(*) Haym , Teforo Brit. Tom. I, p. 181, 8j.

C") Hypnerotomaehi» PolyphiU, fol, Venet. ap. AU. iS*7» *>'•

auroit Éfutoît dû fe rappeler que les temples de cette* déeffe doivent avoir des colonnes Doriques * ainfî que Vitruve nous l'apprend (i);

Il faut dans ces ornemens fuivre les mêmes règles que dans l'architecture ; & l'on fait que c'eft en divifant en grandes maffes les principales parties d'un édifice, & en leur donnant une élévation & une faillie hardies , qu'on parvient â y imprimer cette grandiofaé qui plaît & qui étonne. Qu'on fe rappelle ici les colonnes can« nelées du temple de Jupiter à Agrigente, dont chaque cannelure pouvoit contenir un homme (2). Ces ornemens doivent non - feulement être employés avec une grande économie , mais de plus ils doivent être divifés en peu de parties» & ces parties doivent faillir avec hardieffe & légèretés

La première règle ( pour en revenir à l'allégorie ) peut fe divifer en plufieurs feâions fecondaires ; mais le but général de l'artifte doit être d'obferver une jufte convenance avec la nature des chofes & celle du local. Quant aux exemples qu'on pourroit demander pour conftater ces règles , je crois qu'il eft plus facile de les difcutef que de les établir.

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(ij Vitrur. L1V.1 I. CKap. 2.

(2) Diodor. Sic. Lib. XIII. p. 375. si. 507. Voye\ aufli ce que dit M. Winclcelmann fur les colonnes de ce temple de Girgenti, dans fes Remarques fur VArchitecture des anciens t qu'on trouva chez Batteis l'aisé.

Arion affis fur un dauphin , tel qu'on le voit dans un nouvel ouvrage d'architecture (i), quoique fans intention déterminée, comme il paroît, pour fervir de deffus de porte, ne peut convenir, ce me femble, fuivant l'idée généralement attachée à cette figure, que dans les appartemens d'un Dauphin de France ; & ce groupe perd néceffairement toute fa beauté allégorique, par-tout où il ne peut pas fignifier l'Humanité , ou le fecours 8c la proteâion que les artiftes doivent trouver comme Arion. Dans la ville deTarente, au contraire, cette figure d'Arion, mais fans fa lyre, pourroit encore fervir aujourd'hui à décorer, à jufte titre, tous les édifices publics, puifque les anciens Tarentins, qui regardoient Taras, fils de Neptune, comme le fondateur de leur ville, le repréfentoient fur leurs médailles monté fur un dauphin.

On a bleffé la vérité dans la décoration d'un édifice, à la conftruâion duquel tout un peuple a contribué, c'eft le palais de Blenheim, appartenant au duc de Marlborough ; on y voit au deffus de deux portails d'énormes lions de pierre (a) qui mettent en pièce un petit coq. 11 faut convenir que cette allégorie ne confifte que dans un jeu de mots fort trivial.

Il eft vrai qu'on trouve dans l'antiquité un ou deux pareils exemples d'allégories qui ne portent

(i) Blondel, Maifons de plaifance, &c. (2) Voyt{ le Speftateur, n. 5g.

que fur une mauvaife allufion de noms : telle 'eft entre autres la figure d'une lionne placée fur le tombeau de Léena, amie d'Ariftogiton, qu'on lui fit ériger en mémoire de fa conftance à fouffrir la mort qui lui fut infligée par les tyrans, plutôt que de révéler les noms des tyrannicides dont elle faifoit nombre (i). Mais je ne fais fi ce monument peut fervir à juftifier le jeu de mots qu'on trouve dans quelques ornemens des modernes. L'ami de cette martyre de la liberté, à Athènes, étoit un homme célèbre par fes vertus & fes mœurs auftères , dont on avoit voulu rendre le nom immortel par un monument public. Il en eft de même des figures du lézard & de la grenouille (2), que les architectes Saurus & Batrachus placèrent dans la volute d'un temple qu'ils avoient bâti, & auquel il ne leur fut pas permis de graver leurs noms, qu'ils voulurent cependant éternifer par cet ouvrage. La lionne qu'on mit fur le tombeau de la fameufe Lais (3), qui probablement fut faite à l'inftar de celle du tombeau de Léena dont je viens de parler, tenoit un bélier entre fes pattes de devant : figure allégorique qui fervoit fans doute pour faire connoître les mœurs de cette courtifane (4). On plaçoit aufli ordinairement la figure d'un lion fur le tombeau des perfonnes qui s'étoient diftinguées par leur valeur.

(1) Paufan. Lib. I. Cap. 43. 1. 22.

(2) Plin. Hift. nat. Lib. XXXVI. Cap. 5. Voym auffi tes Remarques fur l'Archite&ure des anciens de notre auteur , qui fe trouvent chez Barrais l'aîné.

(3) Paufan. Lib. II. Cap. 2. p. I15. I. 11.

(4) Idem, Lib. IX. Cap. 40. p. 79;. 1. 11..

K ne faut d'ailleurs pas s'imaginer que tous les ornemens & toutes les figures des anciens, même ceux qu'on voit fur leurs vafes & fur leurs uftenfiles, foient des allégories : l'explication d'une grande partie feroit difficile à donner, & ne porteroit la plupart du tems que fur de pures conjectures. Je ne me hafarderai pas, par exemple, à foutenir qu'une lampe de terre cuite (i), qui a la forme d'une tête de bœuf, fignifie qu'il faut conftamment s'occuper de chofes honnêtes & utiles ; ni que le feu eft une image de l'éternité. Je n'y chercherai pas non plus une allégorie des facrifices qu'on faifoit à Pluton & à Proferpine (2). Mais il en eft tout autrement de la figure d'un jeune prince Troyen que Jupitet enleva pour en faire fon mignon : la fignification en étoit auffi grande que glorieufe quand elle étoit repréfentée fur le manteau d'un Troyen, & forme par conséquent une allegorie auffi vraie que belle ; mais que vous ne voulez pas y trouver^ comme il paroît par votre lettre. Il me femble auffi que les oifeaux qui mangent des raifins, qu'on voit fur une urne cinéraire, y forment une allégorie auffi jufle que l'eft celle de la fable de Bacchus que Mercure donne à nourrir à Leucothée , re

(1) Aldrovand. de quadruped. bifcul. p. 141.

(2) Bellori» Lucsrn. fepulc. Part. I. fig. 17.

préfentée par l'Athénien Salpion fur un grand vafe de marbre (i). Les oifeaux peuvent fignifier la jouiffance qu'aura, dans les champs Elyfées, la perfonne morte du plâifir qui aura le plus flatté fes fens dans ce monde ; car on fait que les oifeaux font un emblême de l'ame (2). On prétend auffi que par un Sphinx (3) que l'artifte a repréfenté fur une coupe, il a voulu indiquer les aventures d'QEdipe à Thèbes, qui étoit la patrie de Bacchus à qui cette coupe doit avoir été confacrée. Ne fe pourroit-il pas auffi que le lézard qu'on voyoit fur la coupe de Mentor, eût fervi à en faire connoître le poffeffeur, qui probablement portoit le nom de Sauros ?

Je fuis néanmoins perfuadé qu'on peut trouver des fujets allégoriques dans la plupart des figures des anciens, lorfque l'on confidère qu'ils donnoient un fens fymbolique à leurs édifices mêmes. De cette efpèce étoit le portique d'Olympie, dédié au fept arts libéraux (4) , où les vers qu'on y recitoit étoient répétés jufqu'à fept fois par l'écho. On peut ranger à peu près dans la même clafle un temple de Mercure, qu'on voit fur une médaille de l'empereur Aurélien (5), lequel, au lieu

(1) Spon , Mifcell. Seft. II. Art. I. p. 25,

(2) Beger, Thefaur. Palat. p. 100.

(3) Buonarotti , Obferv. fopra alcunl Medagl. Proœm. p. sfc Roma, 1698. in-4*.

(4) Plutarch. de Garrulit. p. 5oî.

(5) Triftan, Comment, hift, des Emper. Tom,, h p. 6jz,

de porter fur des colonnes, étoit foutenu par des Hermès ou Termes, ainfi qu'on les appellç aujourd'hui. Sur le fronton de ce temple font repréfentés un chien, un coq & une langue : figures dont la lignification eft connue.

Le temple de la Vertu & de l'Honneur, que Marcellus fit élever, étoit d'une conftruâion plus favante encore. Comme il vouloit faire fervir à cet objet les richeffes qu'il avoit apportées de Sicile, le grand-prêtre, dont il avoit néanmoins obtenu d'avance l'approbation , lui défendit d'exécuter cette entreprife , fous prétexte qu'un feul temple ne pouvoir pas renfermer deux divinités. Marcellus fit donc bâtir deux temples, l'un à côté de l'autre, de manière qu'il falloit paffer par le temple de la Vertu pour arriver dans celui de l'Honneur (1) ; voulant donner à entendre par-là, que ce n'eft que par le chemin de la vertu qu'on parvient à la gloire. Ce temple étoit à la porte Capene (2). Il me vient ici une idée qui a rapport à ce fujet. Les anciens (3) avoient coutume de faire d'horribles ftatues de fatyres, qui en dedans étoient creufes,' & dans lefquelles on trouvoit, en les ouvrant, de petites figures des Graces. Ne vouloient - ils pas nous apprendre par-là qu'il ne faut pas juger des hommes par leur extérieur,

& qu'on peut fuppléer par les dons de l'efprit,

-1 1

(1) Plutarch. Marcel, p. 277.

(2) Vulpii Latium, Tom. II. Ub. 2. Cap. 20. p. 17$.

(3) Banier, Mythol. Tom. II. Liv. I, Chap. il. p. 181.

à ce qui manque d'agrément & de beauté au corps ?

Je crains d'avoir laiffé échapper quelques remarques critiques de votre lettre, auxquelles j'aurois voulu répondre. Je me rappelle entre autres, par exemple, ce qui y eft dit au fujet de l'art que cherchoient les Grecs de changer les yeux bleus en yeux noirs : Diofcoride (i) eft le feul écrivain qui en faffe mention. On a* néanmoins fait auffi, dans les tems modernes, des effais fur cet art. II y a eu de nos jours, en Siléfie, une comteffe d'une grande beauté, & à qui il ne manquoit, pour être regardée comme parfaitement belle, que d'avoir des yeux noirs au lieu des yeux bleus qu'elle avoit. Comme elle apprit le defir de fes adorateurs, elle employa tous les moyens pour changer la nature, ce qui lui réuffit en effet : elle eut des yeux noirs, mais elle fut en même tems frappée de cécité.

Comme je ne fuis pas content moi-même de ce que je viens de répondre à votre lettre, j'ai tout lieu de croire que vous n'en ferez pas plus fatisfait ; mais il faut fonger que l'art eft inépuifable, & que c'eft une folie que de vouloir tout dire. J'ai cherché à me rendre agréables quelques momens de loifir; & ce que j'ai écrit fur cette matière , eft principalement le fruit des entretiens que j'ai eus avec mon ami M. Fréderic Oëfer,

(1) Diofcor. de re medica, Lib. V. Cap. 179.

qu'on peut regarder comme un vrai difciplô d'Ariftide, qui, comme on fait, étoit le peintre de l'ame & de l'efprit. Que le nom de cet illuftre artifte & de cet ami refpeâable ferve donc auffi à prner la fin de cet ouvrage.

REFLEXIONS

SUR

LE SENTIMENT DU BEAU

D A N 5

LES OUVRAGES DE L'ART,

ET SUR LES MOYENS DE L'ACQUÉRIR ;

Adressées à M. le Baron De Berg , par

M. WlNCKELMANN.

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pas Te xaçytfLmi. PlKDAR.Ol. le."

235

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RÉFLEXIONS

SUR

LE SENTIMENT DU BEAU

DANS

LES OUVRAGES DE L'ART,

ET SUR LES MOYENS DE L'ACQUERIR.

ta ifafieftQ*» o il>x.<& ùifyût. PlNGAR. Ol. IO.

Mon Ami,

Pour m'excufer auprès de vous de la négligence que j'ai mife à vous faire parvenir ce petit écrit fur le Sentiment du Beau dans les ouvrages de F Art, je me fervirai d'un paffage de Pindare à Agéfidame, jeune homme noble de Locres, » d'une belle figure & rempli de graces «, que le poëte Grec avoit long-tems fait attendre après une Ode qu'il avoit promis de lui adreffer : » La dette qu'on paye avec ufure, dit-il, ne » mérite point de reproche «. Voilà ce que je puis appliquer à cette differtation, à laquelle j'ai donné plus d'étendue que je ne l'avois d'abord penfé, lorfque je me propofai de la faire paraître dans les Lettres écrites de Rome, que j'étois dans l'intention de publier.

C'eft vous-même qui m'avez fait naître l'idée de cet ouvrage. Notre entrevue a été malheureufement de trop peu de durée, & pour vous, & pour moi-même ; mais la conformité de nos. fentimens s'eft déclarée chez moi, du premier inftant que je vous ai vu. Votre figure me fit efpérer de rencontrer en vous le caractère que je defirois ; & véritablement dans un beau corps j'ai trouvé une ame faite pour la vertu, & douée du fentiment du beau. Auflî le moment de notre féparation a-t-il été un des plus cruels de ma vie , & notre ami commun peut rendre témoignage de la douleur que m'a caufée votre départ ; car votre féjour fous un ciel éloigné, ne me laiffe pas le moindre efpoir de vous revoir de la vie. Que la dédicace de cet écrit devienne donc un monument de notre amitié, laquelle eft chez moi auffi pure, auflî dépourvue de toutes vues d'intérêt, qu'elle fera conftante & durable.

L'aptitude de connoître le beau dans les ouvrages de l'art, offre une idée qui comprend tout à-la-fois laperfonne&lachofe, le contenant &le contenu , mais que je ne confidérerai néanmoins ici que fous un feul point de vue ; c'eft-à-dire, que c'eft le fentiment du beau qui fera le principal objet de mes réflexions : & je dois préalablement remarquer que c'eft le beau rendu fenftble, qui conffitue la beauté. La beauté regarde particulièrement les formes, & c'eft elle qui eft l'objet le plus fublime de l'art ; le beau étend fon empire fur tout ce qui peut être penfé, conçu & exécuté. Il en eft de cette aptitude de difcerner le beau, comme du fens commun, que chacun croit avoir en partage, & qui néanmoins eft plus rare que l'efprit même. Parce qu'on a des yeux comme - tout le monde, on fe flatte d'avoir la vue auffi bonne que fon voifin ; & de même qu'il n'y a point de femme qui s'imagine être laide, il n'y a perfonne qui fe croie privé du fentiment du beau. Rien ne bleffe davantage l'amour-propre que de fe voir foupçonné dépourvu de bon goût, ou, ce qui revient au même, incapable de connoître le beau dans les ouvrages de l'art. On veut bien quelquefois, à la vérité, convenir du défaut d'expérience dans cette connoiffance , mais ce n'eft qu'avec douleur que nous avouons notre, incapacité à cet égard. Il en eft de cette perception du beau comme du génie poétique : l'un & l'autre font des dons du ciel qui demandent à être cultivés, & qui, fans l'inftruâion & l'exercice , feroient perdus pour nous. Cette differtatïon fera donc divifée en deux fections, dont la première aura pour objet notre aptitude naturelle 3 connoître le beau, & la feconde les inftruâions néceffaires pour l'acquérir.

Quoique le ciel accorde à tous les êtres rat» fonnables le fentiment du beau, ils ne le pofledent cependant pas tous au même degré. La plupart des hommes reffemblent à ces brins de paille qui tous, fans diftincYion, font attirés par la force occulte de l'ambre, mais qui en retombent bientôt : voilà pourquoi leur fentiment du beau eft d'une durée auffi foible que celle du fon qu'on tire de la corde d'un infïrument. Le beau 85 le médiocre leur font une impreffion également agréable, de même que l'homme de génie eft confondu avec celui qui n'a aucun mérite, par ceux qui pouffent la politeffe à l'excès. Chez quelques-uns le fentiment du beau eft fi fourd, que rien ne peut l'affeâer : tel étoit, par exemple, celui du jeune Anglois d'une illuflre naiffance, qui ne donna feulement pas le moindre figne de vie, pendant que je l'entretenois, en voiture, des beautés fublimes de l'Apollon du Belvédere , & des autres ftatues de la première claffe ( 1 ). Telle devoit être encore la perception du duc Malvafia, éditeur d'une Vie des Peintres de l'école de Bologne , qui, entre autres, prétend que le grand Raphaël étoit un potier de la ville d'Urbin, d'après le conte populaire fuivant lequel ce célèbre artifte avoit peint des vafes de terre cuite ; conte que l'ignorance a accrédité au - delà des

(0 Voyei la lettre de M. Wincktlmann à M. L. Ufteri, Tome H, page 93 des Lettres familières de Winekthnann, qu'on trouve che» Barrais l'aîné.

Alpes, comme une particularité fingulière de fa vie; & cet écrivain ne craint pas non plus d'avancer que le Carrache avoit corrompu fon goût en étudiant les ouvrages de Raphaël. Sur des petfonnes de cette trempe, les beautés réelles de l'art n'agiffent pas avec plus de force que les aurores boréales fur les objets qu'elles éclairent quelquefois foiblement, mais qu'elles n'échauffent jamais; & l'on croiroit prefque que ce font des êtres de l'efpèce de ceux que Sanchoniaton dit n'être mus par aucun fentiment. Et quand même toutes les beautés de l'art fe trouveroient réunies fous un même point vifible, ainfi que Dieu n'efl qu'yeux, fuivant les Egyptiens, elles échapperoient encore à la vue du grand nombre , qu'elles ne toucheroient point.

On peut encore fe convaincre combien ce fentiment du beau eft rare chez les hommes, par les défauts qui régnent dans les ouvrages qui enfeignent à le connoître. Car, depuis Platon jufqu'à nos jours, tous les écrits qui ont traité de cette matière font foibles, fans inftruction, & peu dignes du fujet ; & quelques auteurs modernes qui ont voulu parler du beau, étoient bien loin d'en avoir une jufte idée. Je puis, mon ami, vous donner une nouvelle preuve de cette vérité par une lettre du fameux baron de Stofch, le plus grand antiquaire de notre tems. Dans le commencement de notre commerce épiftolaire , & lorfqu'il ne me connoiffoit pas encore perfonnellement, il voulut m'inftruire fur le rang que doivent tenir entre elles les meilleures ftatues de l'antiquité , & fur la méthode que je devois fuivre dans l'étude que je voulois en faire. Mais jugez quelle fut ma furprife lorfque je vis que ce célèbre connoiffeur plaçoit l'Apollon du Vatican, cette merveille de l'art,aprèsleFaune endormi du palais Barberini, qui n'offre qu'une nature ruftique ; après le Centaure de la villa Borghèfe, qui n'eft fufceptible d'aucune beauté idéale ; airifi qu'après les deux Satyres du Capitole, & le Bouc du palais Juftiniani, dont la tête feule mérite quelque attention. Le croirezvous? la Niobé & fes filles, les modèles les plus fublimes que nous ayons de la beauté du fexe, tiennent le dernier rang dans cette diftribution. Je lui renvoyai fon écrit. Sa défenfe fut que dans fa jeuneffe il avoit examiné les anciens ouvrages de l'art, dans la compagnie de deux artiftes ultramontains qui vivoient encore, & dont les décifions l'avoient guidé dans le jugement qu'il en avoit porté.

Notre correfpondanee épiflolaire roula quelque tems fur un bas-relief de la villa Pamphili t avec des figures en demi-boffe* qu'il confidéroit comme un des plus anciens monumens de l'art des Grecs, & que je regarde au contraire comme un ouvrage du dernier temps des empereurs. Savez-vous fur quel fondement étoit appuyée cette conjeâure de M. de Stofch ? Il penfoit que la médiocrité du travail de ce bas-relief étoit une

preuve preuve de fon ancienneté. C'eft d'après ce même ïyftême que raifonne Natter, dans fon ouvrage fur les pierres gravées ; & qu'on peut réfuter par ce qu'il dit lui-même au fujet de la troifième & de la fixième planches de fon livre. La même erreur caraâérife le jugement qu'il porte fur la prétendue haute antiquité des pierres de la huitième jufqu'à la douzième planche. Il prend ici l'hiftoire pour guide, & penfe qu'un événement auffi ancien que la mort d'Othryades ne peut avoir été repréfentée que par un artifte d'un tems fort reculé (i). Ce font de pareils connoiffeurs qui ont donné de la réputation au Sénèque au bain de la villa Borghèfe , dont les veines reffemblent à un tiffu de cordes, & qui, à mon avis, mérite à peine de tenir le dernier rang parmi les ouvrages des anciens. Ce jugement, que je me ferois gardé de hafarder il y a dix ans, fera fans doute encore blâmé par la tourbe des connoiffeurs, comme une héréfie en antiquité.

Une éducation honnête & bien raifonnée fait naître & donne un effor prématuré au fentiment du beau ; quoique une mauvaife éducation , en le retardant, ne puiffe néanmoins pas l'étouffer tout-à-fait, ainfi que j'en fuis convaincu par ma

(1) M. Winckelmann rapporte , dans fa Vefcription du Cabinet de Stofch, clafft IV, n". S—16, plufieurs pierres gravées fur lefquelles on voit Othryades avec un autre foldat bleffé comme lui. Il retire une flèche de fa poitrine, & écrit avec fon fang, fur un bouclier qui eil devant lui, ces mots : n A la Viftoire «. Note du Traducteur. '. ■

propre expérience. Cependant les grandes villes font un féjour bien plus favorable que la province, au prompt développement de cette perception ; & l'étude y contribue réellement moins que la fociété & la converfatiort dés perfonnes inftruites : car le grand favoir, difent les Grecs, ne fert de rien à la jufteffe de l'efprit ; & l'on voit que ceux qui fe font diftingués par leurs profondes connoiffances dans l'antiquité, n'ont poffédé aucune autre efpèce de talent. Chez les Romains de nos jours, qui naturellement pourrôient acquérir plutôt & à un plus haut degré la connoiflance du beau , elle fe trouve néanmoins éteinte par une mauvaife éducation ; parce qu'en cela les hommes reffemblent aux poules, qui1 fautent par deffus le grain qui fe trouve à leurs pieds, pour courir après celui qui eft loin d'eux ; il fuffit que nous ayons tous les jours une chofe fous les yeux, pour qu'elle n'excite plus noïrê envie ta notre admiration. Il y a un peintre fôït connu, Nicolas Ricciolini , natif de Rome , homme de grand talent, même hors de fon art, qui eft parvenu à l'âge de foixante-dix ans avant de voir les ftatues de la villa Borghèfe. Il a étudié l'architecture par principes * & cependant il n'a pas vu un des plus beaux monumens qu'il y ait de cet art, favoir, le tombeau de Cecilia Metella, femme de Craffus, quoiqu'il foit un grand amateur de la chaflë, & qu'il ait parcouru en tous fens les campagnes de Rome. C'eft par la raifon que je viens d'alléguer, que Jules Romain eft, pour ainfi dire, le feul célèbre artifte qui foit né à Rome. La plupart de ceux qui ont acquis leur réputation dans cette ville, tant peintres que fculpteurs & architeâes, étoient des étrangers; & il n'y a même encore aâuellement aucun Romain qui fe diftingue dans les arts. En partant de cette obfervation , il me ferable que c'eft un préjugé que d'avoir fait venir, à grands frais , des artiftes de Rome, pour deffiner les tableaux d'une certaine galerie en Allemagne, tandis qu'on pouvoit trouver pour cela des gens plus habiles fur le lieu.

Dans l'adolefcence , le fentiment du beau fe trouve, ainfi que toutes nos autres idées, obfcurci & émouffé par le choc de différentes pallions, & ne fe fait fentir que comme une titillation dans le fang, dont on ne peut ni définir la caufe, ni affigner le fiége.On doit s'attendre à trouver cette qualité plutôt dans les jeunes gens bien faits, que dans d'autres, parce que nos idées font en général analogues à notre conformation ; mais il faut cependant moins chercher cette analogie dans les formes, que dans l'eflence & dans le caractère de l'homme : une ame tendre & des organes flexibles font des fignes heureux de ce don. On s'en apperçoit plus facilement encore quand, à la lecture d'un livre, notre ame fe trouve doucement émue par des paffages fur lefquels l'efprit ardent & impétueux gliffe rapidement, ainfi que cela arrive, par exemple, en lifant la comparaifon que Glaucus fait à Diomède, de la vie humaine avec les feuilles que le vent enlève & difperfe au loin, & qui fe renouvellent quand toute la nature eft ranimée par le printems ( i ). Il eft auffi inutile de chercher à faire connoître le beau à celui qui n'eft pas doué de ce fentiment , qu'il le feroit d'enfeigner la mufique à celui dont l'oreille n'eft pas muficale. Une preuve plus fenfible encore de ce don, c'eft lorfqu'on voit des enfans qui, élevés loin des arts, montrent néanmoins une aptitude & un penchant naturels pour le deffin, qui femblent leur être innés, comme l'eft, dans certaines perfonnes, le goût pour la poéfie & pour la mufique.

Comme d'ailleurs les belles formes du corps humain entrent dans la connoiffance du beau en général, j'ai remarqué que ceux dont l'attention ne fe fixe que fur les beautés dont la femme eft fufceptible, & qui ne font que foiblement touchés de celles de notre fexe, ne poffèdent point le fentiment du beau au degré néceffaire pour conftituer un vrai connoifleur. Us feront même incapables de juger des ouvrages des Grecs, dont les plus grands beautés fe trouvent principalement dans les ftatues d'hommes. 11 faut cependant plus de fenfibilité & de perception pour juger des beautés de l'art que de celles de la nature ; parce que dans l'art cette fenfibilité eft le réfultat de la feule imagination, fans être excitée, comme au

(0 Iliidff, Kr. YI.

théâtre, par le gefte, par la voix & parles larmes. Et comme cette fenfibilité eft bien plus vive, bien plus agiffante dans la jeuneffe que dans l'âge mûr» elle doit être exercée de bonne heure, & tournée vers des objets réellement beaux, avant que l'âge vienne à émouffer ce fentiment ; car alors, il faut l'avouer, nous ne fommes plus en état de connoître & de diftinguer le beau.

Il feroit néanmoins injufte de conclure de ce que nous venons de dire, que toutes les perfonnes qui admirent ce qui eft mauvais, ne foient pas douées de ce fentiment du beau. Car, de même que les enfans qui s'accoutument à regarder les objets de fort près apprennent à loucher , de même cette perception du beau peut fe perdre, & même devenir vicieufe, lorfque les objets qu'on préfente à nos yeux, pendant les premières années que nous commençons à réfléchir, font mauvais ou médiocres. Je me rappelle ici que des perfonnes qui demeurent dans une petite ville où il eft impoffible que les arts fleuriffent, raifonnoient & difcutoient beaucoup fur les veines fortement indiquées de quelques petites figures qu'on y voit dans l'églife cathédrale, & cela pour prouver leur bon goût : c'eft qu'elles ne connoiffoient rien de meilleur ou de plus beau, de même que les habitans de Milan préfèrent l'architeâure de leur métropole à celle de l'églife de S. Pierre, à Rome.

On peut comparer le jufte fentiment du beau

M

g un plâtre bien coulant qu'on verferoit fur la tête de l'Apollon, & qui en couvriroit toutes les parties par un contaâ exact. Ce n'eft point ce que la paffion, l'amitié ou la complaifance nous engagent à admirer , qui peut être l'objet de cette perception, laquelle doit être dépourvue de toutes vues perfonnelles ou relatives, afin qu'on n'admire que ce qui eft réellement beau par luimême. Vous me direz fans doute, mon ami, que je me livre ici à des idées Platoniciennes, & que de la manière dont je prends la chofe , peu de perfonnes fe trouveroient douées de l'aptitude dont il eft queftion. Mais vous n'ignorez pas que dans l'inftruâion particulière, comme dans la légiflation civile, il faut monter l'inftrument au plus haut ton, parce que les cordes ne font que trop fujettes à fe relâcher d'elles-mêmes. Je vous parle ici de ce qui devroit être, & non de ce qui eft ;& mon raifonnement même doit être regardé comme une preuve de la vérité de ce que j'avance.

Le fens de la vue eft l'inflrument de cette perception , dont le fiége fe trouve dans l'ame ; le fens doit être exercé & jufte, & l'ame fenfible & délicate. Cependant la jufteffe de l'œil eft une qualité qui manque à beaucoup de monde, auffi bien qu'une oreille délicate & un odorat fin. Je connois un virruofe Italien qui poffède toutes le* qualités néceffaires pour faire un bon chanteur, à la jufleffe de l'oreille près ; il lui manque ce dont l'aveugle Saunderfon, fucceffeur de Newton,

e'toit doue à un fuprême degré. Plufieurs médecins feroient plus habiles dans leur ait, s'ils avoient le fens du toucher plus vif & plus exercé- Notre œil fe trouve fouvent trompé par des erreurs d'opyque, & quelquefois auffi par une conformation vicieufe.

La jufteffe de l'œil confifte à bien diftinguer la véritable forme & les dimenfions exacles des objets ; & les formes déterminées des objets dépendent autant des couleurs que des contours. Il paroît que les couleurs locales ne font pas les mêmes aux yeux de tous les attifles, puifqu'iLs les imitent de différentes manières. Je ne citerai point ici, pour appuyer mon affertion, le mauvais coloris de quelques peintres, tels, par exemple , que le Pouffîn ; parce qu'il faut l'attribuer, en partie, à des principes vicieux , à leur pareffe .& à leur impéritie ; quoique d'ailleurs ces peintres ne fe foient fans doute pas apperçus eux-mêmes de leur mauvais ton de couleur. Sans cela un des.meilleurs peintres Anglais auroit moins eftimé fa mort d'Hector, de grandeur naturelle, dont le coloris eft bien au deffous du deffin : ce tableau a enfuite été gravé à Rome. Mpn fentiment *ft principalement fondé fur les défauts des peintres .qu'on range parmi les meilleurs çplariftes , §c .entre autres le célèbre Fréderic Baroche, dont ;\$s chairs tombent dans le yerdâtre. Jl.aypit pr^s Ja .rnéthode., affez fingulière , de faire le coulai ou ia première couche du nu .de ;fes figures d'un ton verdâtre, ainfî qu'on peut s'en convaincre par quelques morceaux de ce peintre qu'il n'a point finis, & qu'on voit dans la galerie Albani à Rome. Le coloris, qui chez le Guide eft fuave & agréable, eft chez le Guerchin vigoureux, fombre & quelquefois trifte ; tons qui convenoient au caraflère de ces deux artiftes, & qu'on lifoit, pour ainfi dire, fur leur phyfionomie.

La difparité qu'on remarque dans la repréfentation des formes n'eft pas moins grande chez les artiftes ; ce qu'il faut attribuer à leurs différentes manières de voir les objets, & aux idées imparfaites qu'ils en avoient conçues dans leur imagination. On reconnoît le Baroche à fes profils extrêmement baiffés ; Piètre de Cortone fe diftingue par le petit menton de fes têtes, & ie Parmefan fe fait remarquer par un ovale alongé & les longs doigts en fufeau de fes figures. Ce n'eft pas que je veuille avancer que du tems où toutes les figures étoient étiques, ainfi que cela eut lieu avant que Raphaël parût , ou lorfqu'on les faifoit hydropiques, à l'exemple du Bernin, tous les artiftes manquaffent alors de jufteffe dans l'œil ; car ici la caufe de ces défauts doit être attribuée à un fyftême vicieux qu'on adopta alors. Il en eft de même des proportions : nous voyons que des peintres, même de portraits , ont péché dans la grandeur des parties du corps, qu'ils voyoient cependant en repos, & qu'ils avoient tout le loifir d'étudier : quelques

figures ont la tête trop groffe ou trop petite ; dans d'autres, ce défaut fe remarque aux mains; on en voit dont le cou eft d'une longueur ditproportionnée , & ainfi du refte. Si quelques années d'étude & d'application ne donnent point à l'œil cette jufteffe & cette proportion, il eft inutile de chercher davantage à y parvenir.

Si donc on trouve chez les artiftes inftruits même les défauts dont nous venons de parler, combien ne doivent-ils pas fe rencontrer davantage chez les perfonnes qui négligent d'exercer leurs yeux à voir ? Mais lorfque nous avons une difpofition naturelle à cette jufteffe de l'œil, il eft facile de la fortifier par l'habitude : M. le cardinal Alexandre Albani peut, par le feul attouchement des médailles , dire de quel empereur elles font.

Lorfque le fens de la vue eft parfait, il faut auffi que la perception du fens intérieur y foit analogue ; car elle eft une feconde glace dans laquelle l'effence de notre propre reffemblance vient fe réfléchir de profil. Le fens intérieur nous repréfente l'impreffion qu'a reçue le fens extérieur; & c'eft, pour tout dire en un mot, ce que nous appelons une fenfation. Cependant notre fens intérieur n'eft pas toujours de parité avec notre •fens extérieur ; c'eft-à-dire, que la fenfibilité du premier n'eft pas portée au même degré que la jufteffe du fecond, parce que celui-ci agit par un pur mécanifme, tandis que celui-là eft le réfultat d'une opération intelle&uelle. Il peut donc y avoir des deffinateurs çorreâs, fans qu'ils foient doués d'aucune fenfibilité, <&c j'en çonaois un de cette cfpèce ; mais ces artiftes ne font tout au plus de/ftinés qu'à copier le beau , fans pouvoir jamais Je concevoir ou le produire par euximêmes, La nature avoit refufé ce don au Bernin, dans la fculpture ; tandis que Loren^e&o le poiTédoit, à ce qu]il paroît, plus qu'aucun autre fculpteur des tems modernes. Loreneetto étoit difciple de Raphaël, .& fon Jonas de la chapelle Çhigt e# généralement connu, tandis que perfonne ne remarque un ouvrage beaucoup plus parfait de lui, qui eft au Panthéon, favoir, une Vierge en pied, une fois plus grande que nature , qu'il a faite après la mort de fon maître. Un autre fculpteur eftimable, moins connu encore, c'aft Lorenzo Ottone, difciple d'Hercule Ferrata, dont il y a «ne Sajme Anne en pied dans la jn^me égljfej de imanière que deux dçs meilleures flatues modernes fe trouvent dans Je même lieu. Les plus belles ftatues des fculjpteurs modernes , après celles <jue nous venons de .nommer * font *** Safet André 4u Flamand, & la Religion paj lp Qrop j, dans l'églife du G4U- Comme W«* que je viens de fajre peut &re utile, j'efpère qu'on me Je pardonnera. Le fens intérieur don* je parle ici doit être prompt,, vif, déHcat & doué d'imagination. Jl dpi* &re prompt & vif, parce 3&? les pismîères impreffions font les plus fortes & précèdent la réflexion ; tandis que ce que celle-ci nous fait éprouver eft beaucoup plus foible. Voilà quelle eft la puiffance qui nous porte vers le beau, & qui fouvent eft obfcure & vague, ainfi que le font toutes les impreffions fpontanées & fortes, jufqu'à ce que l'examen des chofes exige & permette la réflexion. Ceux qui voudroient juger du tout par les parties, montreroient un efprit purement didactique ; ils pourroient à peine fe former une idée de l'enfemble des chofes, & ce feroit en vain qu'ils chercheroient à réveiller en eux le moindre enthoufiafme pour le beau.

Ce fens doit être plutôt délicat qu'impétueux, puifque le beau eft le réfultat d'une harmonie dei parties, dont la perfection confifte dans une douce gradation, & qui opère de même fur notre ame, qu'il n'entraîne pas avec violence, mais qu'il captive avec douceur. L'effet de toutes les fenfations violentes eft de nous pouffer tout d'un coup de Y immédiat au médiat, au lieu que notre ame devroit être éclairée comme un beau jour dont une aimable aurore annonce l'arrivée. Les fenfations violentes n'étant pour ainfi dire que mo* mentanées , ne permettent pas à l'ame de canfidérer le beau, & par conféquent d'en jouir, puifqu'elles la font paffer tout d'un coup au point où elle ne doit arriver que par degrés. C'eft auffi pour cette raifon que la fage antiquité fexnbte avoir enveloppé fes. idées dans des images fenfibles, & en cachoit ainfi le fens pour procurer à l'efprit le plaifir de n'y parvenir que médiatement.. Voilà pourquoi les efprits trop vifs & trop ardens ne font pas ceux qui font le mieux organifés pour fentir & connoître le beau ; & comme la jouiffance de nous-mêmes & notre vrai bonheur dépendent de la tranquillité de l'efprit & du corps, il en eft de même de la perception & de la jouiffance du beau, lefquelles doivent être douces, délicates, femblables à une rofée bienfaifante , & non à une averfe. Or, comme les véritables beautés de la figure humaine fe trouvent, en général, dans la nature tranquille & innocente, il n'y a auffi que les perfonnes d'un caraâère analogue à cette nature qui puiffent véritablement connoître ces beautés & en jouir. Il n'eft pas néceffaire ici d'un Pégafe qui nous entraîne à travers les régions éthérées; il nous faut au contraire une Minerve qui nous conduife doucement par h main.

La troifîème qualité du fens intérieur dont j'ai parlé, favoir, une imagination créatrice qui fe repréfente vivement les beautés de l'objet dont on s'occupe, eft une fuite des deux premières, fans lefquelles elle ne peut pas exifter, & qui, femblable à la mémoire, croît & fe fortifie par l'exercice, qui ne contribue en rien à celles-là. Cette qualité eft quelquefois moins parfaite chez l'homme du caraâère le plus fenfible, que chez le peintre inftruit, mais privé de cette fenfibilité; de manière que l'idée reçue eft bien, en général, vive & claire, mais fe trouve affoiblie quand nous cherchons â nous la repréfenter diftinâement par parties ifolées, en faifant abftraâion des autres, ainfi que nous l'éprouvons en voulant nous rappeler de cette manière l'image d'une maîtreffe, & de tous les autres objets en général ; car le tout perd néceffairement quand on veut trop en analyfer les parties. Cependant un peintre qui ne poflede abfolument que le mécanifme de fon art, dont le principal talent confifte à faire des portraits , peut, par un exercice conftant, exalter & fortifier fon imagination, au point de fe rappeler exactement toutes les parties d'une figure qu'il aura vue, & de les rendre avec vérité l'une après l'autre.

Cette qualité de l'ame doit donc être regardée comme une faveur particulière du ciel, qui, par la jouiffance du beau, contribue à nous rendre heureux ; puifque le bonheur ne confifle que dans une férie de fenfations agréables.

Quant à la manière d'acquérir le fentiment du beau dans les ouvrages de l'art, qui fait le fecond point de cette differtation , nous commencerons d'abord par pofer, une règle générale, que nous pourrons appliquer enfuite plus particulièrement à chacun des trois beaux arts. Mais cette règle, de même que cet écrit en général, n'eft point du tout deftinée pour les jeunes gens qui n'apprennent ces arts que comme un métier, pour fubvenir à leurs befoins, & qui par conféduent ne peuvent pas aller au-delà ; mais je l'adreffr aux artiftes qui au talent joignent le moyen, le defir & l'occafion de la mettre en pratique -' & c'eft à eux qu'elle eft abfolument néceffaire -'car l'étude des ouvrages de l'art efl faite, ainfî que le dit Phne , pour les gens oififs , c'eft-à-dire, pour ceux qui ne font point condamnés à défricher toute la journée un terrain pénible & ingrat Le loifir dont je jouis eft un des plus grands b!ens que j'aie trouvés à Rome, par les foins de mon généreux maître & ami (le cardinal Alexandre Albani), qui depuis que je fuis attaché à fa perfonne, n'a pas exigé de moi le moindre trait de plume ; & c'eft cette heureufe oifiveté qui m'a permis de fatisfaire mon goût pour l'étude de l'art.

Voici donc la règle que je veux propofer au jeune homme dans lequel on remarquera les difpofitions néceffaires pour parvenir à la connoiffance du beau. Il faut d'abord qu'il prépare fon efprit à la fenfibilité, à h perfpicacité, & à la contemplation du beau en tout genre, par la leâure & l'explication des meilleurs ouvrages des auteurs anciens & modernes, & particulièrement des poetes ; car c'eft la feule route qui puiffe le conduire à la perfeâion. Il doit en même tems exercer fes yeux à voir & à diftinguer les beautés dans les ouvrages de l'art, ce qui, à la rigueur, peut fe faire dans tous les pays.

Qu'on commence par lui mettre devant les yeux les anciens ouvrages en bas-relief, & les peintures antiques que Sante Bartoli a gravées, & dont il a indiqué les beautés avec autant de jufteffe que de goût. Après quoi on peut prendre ce qu'on appelle la Bible de Raphaël, c'eft-à-dire, l'hiftoire de l'Ancien Teftament , que ce grand artifte a peinte en partie lui-même dans le plafond d'une galerie du Vatican, & dont il a fait exécuter le refte d'après fes definis : Sante Bartoli a auffi gravé ces tableaux. Ges deux ouvrages feront pour les yeux que des objets de mauvais goût n'ont pas gâtés, ce qu'un bon modèle d'écriture eft pour la main ; & comme un œil non exercé eft femblable au lierre, qui s'attache auffi bien à un arbre qu'à une vieille mafure, je veux dire qu'il voit avec un égal plaifir le mauvais & le bon, il ne faut lui montrer que des objets dignes d'être étudies. C'eft ici qu'on peut appliquer ce que difoit Diogène : » Qu'il faut invo*» quer les dieux , pour qu'ils ne préfentent à *» nos yeux que des chofes agréables «. On remarquera bientôt qu'un jeune homme qui aura fù apprécier les figures de Raphaël, éprouve en voyant enfuite de mauvais ouvrages, ce qu'on reffent foi-même, lorfqu'après avoir contemplé fur le lieu même l'Apollon du Vatican & le Laocoon, on tourne enfuite les yeux fur quelques ftatues de faints qui font dans l'églife de S. Pierre, à Rome. Car, de mêtae que la vérité feule fuflit pour nous convaincre, fans qu'il foit néceffaire de l'appuyer.de preuves, le beau, qu'on aura appris à voir & à connoître dans l'enfance, nous paraîtra enfuite toujours tel, fans qu'il foit befoin de nous en expliquer la caufe.

Cette règle que je propofe ici pour commencer l'inftruâion, eft particulièrement deftinée pour les jeunes gens, qui comme vous, mon ami, ont été élevés jufqu'à un certain âge à la campagne, ou qui n'ont point de guide pour apprendre à difcerner les beautés de l'art. Il y a cependant encore d'autres moyens pour y parvenir. Qu'on prenne les médailles gravées par Goltzius, qui font les mieux rendues de toutes celles que je connoiffe, dont l'étude & l'explication font d'ailleurs utiles au but que nous avons ici en vue, & qu'on peut par conféquent mettre avec fruit entre les mains des jeunes gens. Mais l'occupation la plus attrayante, & en même tems la plus inftruâive , c'eft l'étude des pâtes ou des impreffions des meilleures pierres gravées, dont on trouve en Allemagne des colleâions en plâtre. On vend à Rome des colleâions complettes en foufre rouge de tout ce qu'il y a de plus beau dans ce genre. Pour retirer une plus grande utilité de cette étude, on peut confulter la Defcription que j'ai donnée des Pierres gravées du cabinet de Stofch. Si l'on veut faire l'acquifition d'un ouvrage plus précieux encore , il faut prendre le volume du Mufeum Florentinum , qui contient

les

pierres gravées , & qui fe vend féparê^î

Si notre jeune homme fe trouve dans T grande ville , où il puiffe recevoir des inftruc-^ tions de vive voix , je voudrois qu'on ne lui en donnât point d'autres au commencement. Et fi, par un bonheur rare, Pinftituteur avoit le talent de distinguer le travail des artiftes anciens d'avec celui des modernes , on pourroit joindre aux pâtes des antiques une collection de pierres gravées modernes , afin d'apprendre à connoître, par la comparaifon des unes avec les autres, les véritables beautés des anciennes & les idées erronées qu'on trouve dans la plus grande partie des ouvrages de nos jours. Il eft même pofiible de faire connoître & de rendre palpables beaucoup de chofes fans l'étude du deffin ; car c'eft par la cornparaifon qu'on parvient à fe former une idée diftinâe & exaâe des objets ; de même qu'on apperçoit la foibleffe d'un chanteur médiocre, lorfqu'il eft accompagné d'un inftrument harmonieux; défaut qu'on n'auroit point remarqué s'il avoit chanté feul. Cependant le deffin, qu'on peut apprendre en même tems que l'écriture, donne, quand on y a fait quelque progrès, une certain* jufteffe d'œil, ainfi qu'une connoiffance plus étendue & mieux fentie des beautés de l'art.

L'inftruâion privée , par le moyen des gravures & des pâtes, n'eft cependant tout au plus comparable qu'à l'étude qu'on feroit de l'architecture par le plan géométral des édifices : la

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copie en petit n'eft que l'ombre & non la vérité même ; & la différence entre l'Odyffée en Grec & les traduirions de ce poème, n'eft pas plus grande que celle qu'il y a entre les ouvrages des anciens & de Raphaël, & les gravures qu'on en a faites : les premiers font pleins de vie & d'expreffion, tandis que les autres font mortes. On ne peut donc parvenir à une connoiflànce entière & parfaite du beau dans les ouvrages de l'art, que par une étude raifonnée des originaux mêmes, particulièrement à Rome. Et rien n'eft plus à delirer pour ceux qui font deftinés à connoître & à (entir le beau, que de faire le voyage d'Italie, fur-tout s'ils ont reçu les inftruâions néceffaires pour l'entreprendre avec utilité. Hors de Rome on doit, comme les amans, fe contenter fouvent d'un fimple coup-d'œil & d'un foupir : c'eft-à-dire , qu'il faut attacher un grand prix à des bagatelles & à des chofes médiocres. Quoiqu'un grand nombre d'ouvrages anciens & de tableaux des plus célèbres maîtres aient -parle, depuis un iiècle, de Rome dans les pays étrangers, & nommément en Angleterre , il eft certain cependant que les meilleurs font reftés à Rome , & que probablement ils n'en fortiront jamais. Le plus riche cabinet d'antiques qu'il y ait en Angleterre eft celui de milord Pembrock â Wilton , dans lequel fe trouve tout ce que le cardinal Mazarin avoit raffemblé. Il faut néanmoins fe laiffer auffi peu féduire par le nom de

l'artifte Cléomène qu'on y lit au bas de quelques ftatues, que par les noms donnés arbitrairement à quelques buftes qu'on voit à Mayence. Après le cabinet de Pembrock on peut placer celui d'Arondel , dont le morceau le plus précieux eft une ftatue confulaire connue fous le nom de Cicéron ; & c'eft même tout ce que cette colleâion renferme de véritablement beau. Une des plus belles ftatues qu'il y ait en Angleterre, c'eft une Diane que M. Cook , ci-devant miniftre de la Grande - Bretagne à Florence , emporta de Rome, il y a environ quarante ans. Elle eft Tepréfentée tirant de l'arc à la courfe ; le travail en eft admirable , & il n'y manquoit que la tête, qui y a été reftaurée à Florence.

La meilleure ftatue qu'on poffède en France, eft celle qu'on prétend être un Germanicus, qu'on voit à Verfailles, avec le nom de l'artifte Cléomène ; mais elle n'a point de beauté idéale particulière, & paroît avoir été faite d'après un modèle vivant ordinaire. La Vénus aux belles feffes, du même endroit , qu'on regarde comme une merveille, n'eft fans doute qu'une copie de la ftatue du palais Farnèfe à Florence, qui porte le même nom, mais qui eft plus belle, quoiqu'elle mérite cependant à peine d'être placée parmi les ftatues du fecond rang ; elle a de plus, pour ne point parler des bras, une tête moderne ; ce que tout le monde ne peut pas appercevoir à la vérité.

Au palais d'Aranjuès en Efpagne, où fe trouve le cabinet d'antiques qui a appartenu au cardinal Odefcalchi, & que la reine Chriftine a poffédé, font les deux plus beaux génies connus ( à qui l'on a donné le nom de Caftor & Pollux), & leur beauté furpaffe tout ce qu'il y a en France. On y voit auffi un admirable bufte bien confervé d'Antinous, plus grand que nature ,& une Nymphe couchée, à laquelle on donne fauffement le nom de Cléopâtre. Le refte de cette colleâion eft médiocre ; & les Mufes de grandeur naturelle ont des têtes modernes faites par Hercule Ferrata, dont le cifeau a auffi produit en entier l'Apollon qu'on voit dans ce Mufée.

L'Allemagne ne manque pas non plus d'anciens ouvrages de l'art. Il n'y a cependant rien à Vienne qui mérite d'être cité, fi ce n'eft le beau vafe de marbre d'une grandeur & d'une forme pareilles à celles du célèbre vafe de la villa Borghèfe, avec une Bacchanale travaillée en bas-relief autour de la panfe. Ce vafe, découvert à Rome, a appartenu au cardinal Nicolas del Giudice , dans le palais duquel il fe trouvoit autrefois à Naples. A Charlottenbourg , proche de Berlin , eft la colleâion d'anciens ouvrages que le cardinal de Polignac avoit raffemblée à Rome. Les principaux morceaux de ce cabinet font onze ftatues, auxquelles ce cardinal a donné le nom de la famille de Lycomède ; c'eft-à-dire, Achille en habits de femme parmi les filles de ce roi. On doit

remarquer néanmoins que toutes les principales parties de ces ftatues , & particulièrement les têtes, font modernes, & qui plus eft, faites par de jeunes artiftes de l'académie de France à Rome : la tête du prétendu Lycomède eft le portrait du célèbre baron de Stofch. Le meilleur morceau de cette colleâion eft un enfant de bronze alïis, jouant aux oflelets , que les Grecs appeloient yijtragali, & les Romains Tali, qui, comme on fait, leur fervoient de dés à jouer. Le grand tréfor d'antiquités fe trouve à Drefde : il a été formé de la galerie Chigi à Rome, que le roi Augufte acheta pour foixante mille écus Romains, & que ce prince augmenta enfuite d'une colleâion de ftatues que le cardinal Alexandre Albani lui céda pour dix mille écus. Je ne puis néanmoins vous dire quels font les plus précieux morceaux de ce cabinet, parce que les meilleures ftatues fe trouvoient, lorfque j'y fus, entaflees dans des hangards , où l'on pouvoit bien les voir, à la vérité, mais non pas les examiner. Quelques-unes cependant étoient plus avantageufement placées ; & parmi ces dernières il y avoit trois ftatues de femme, qui ont été découvertes à Herculanum. 11 n'y a aucun tableau du grand Raphaël en Angleterre, fi ce n'eft un S. George, dans le cabinet du duc de Pembrock, lequel reflemble, autant que je puis me le rappeler, à celui qui eft dans la galerie du duc d'Orléans : le premier a ixi gravé par Pagot. Mais à Hamptoncourt il y a huit cartons de Raphaël, qui ont fervi de modèle pour un pareil nombre de tapifferies de haute-lice qu'on voit dans l'églife de S. Pierre, à Rome : Dorigny en a donné les gravures. Il n'y a pas Jonglerais que milord Baltimore a fait préfent au roi d'Angleterre du deffin de la Transfiguration de Raphaël, de la même grandeur qu'eft le tableau original, & qu'on aura fans doute auffi placé à Hamptoncourt. Ce deffin fut calqué fur le tableau , 6c fixé enfuite fur du papier , afin de pouvoir mieux le conferver. Vous connoiffez, mon ami, l'artifte qui a fait ce travail , c'eft M. Cafanova, le plus grand deffinateur qu'il y ait à Rome, après Mengs fon maître ; & nous avons plus d'une fois contemplé & admiré enfemble cet ouvrage , qui eft unique en fon genre.

En France, il y a à Verfailles la célèbre Sainte Famille de Raphaël, gravée d'abord par Edelinck, §c enfuite par de Frey ; ainfi qu'une Sainte Catherine. En Efpagne , on voit à l'Efcurial deux tableaux de ce maître, dont l'un eft une Vierge. En Allemagne , il y a auffi deux morceaux de Jui, favoir,. une Sainte Catherine à Vienne; & à Drefde, un tableau d'autel , qui a appartenu au couvent de Saint Sixte à Plaifance ; mais ce dernier n'eft pas de la meilleure manière de Raphaël, & par malheur il eft peint fur toile, tandis que tousies autres ouvrages à l'huile font fur panneau ; de forte qu'il a déja beaucoup fouffert en venant d'Italie. D'ailleurs , quoique le defiïn y faffe reconnoître la main de Raphaël, il faut convenir que le colons en eft mauvais. Un prétendu tableau de Raphaël, que le roi de Pruffe fit acheter, il y a quelques ahnées, pour trois mille écus Romains, n'eft pas regardé par les vrais connoiffeurs comme un ouvrage de ce grand artifte ; & Ton ne put pas non plus obtenir dans le tems un certificat par écrit de fon authenticité.

Ce que nous venons de dire prouve que ce n'eft qu'en très-petit nombre qu'on trouve hors de l'Italie les meilleurs ouvrages en marbre des anciens, & les tableaux de Raphaël, & que Rome feule fournit les moyens d'acquérir & de reâifier le fentiment du beau. Cette capitale du monde eft encore & reltera probablement toujours la fource principale des beautés de l'art ; & l'on y y découvre plus de nouveaux monumens dans un mois qu'en une année entière dans les différentes villes enfevelies par le Véfuve. Après avoir examiné dans mon ffifloire dt VAn tout ce que l'art des anciens nous offroit de plus beau en Italie, je ne penfois pas qu'il fût poffible de voir jamais une plus belle tête d'adolefcent que celles de l'Apollon, du Génie Borghèfe, ou du Bacchus de Médicis à Rome ; mais quelle fut ma furprife en trouvant une plus haute beauté encore dans la tête d'un jeune Faune , ave.c deux petites cornes naiffantes au front , qu'on

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a découverte depuis peu, & dont le fculpteur Cavaceppi eft poffeffeur. Il lui manque le nez & quelque chofe de la lèvre fupérieure. Quelle idée de la beauté ne nous donneroit point cette tête, fi elle n'avoit pas été ainfi mutilée ! (1) Au mois de mai de l'année 1763, on trouva proche d'Aïbano, dans une villa du prince Altieri, une des plus favantes ftatues de l'antiquité. Elle repréfente un jeune Faune qui tient devant lui une grande coquille d'où couloit de l'eau, & dans laquelle il eft fuppofé fe regarder en baiffant la tête & en courbant le dos. Le Faune danfant de Florence perd beaucoup auprès de celui-ci, qu'on ne peut pas mieux comparer qu'au torfe de l'Hercule déifié, dont j'ai donné la defcription. Il faut donc croire que ce Faune de la villa Altieri fera un jou» auffi célèbre que le font le prétendu Gladiateur Borghèfe & l'Hercule Farnèfe.

Après ce coup-d'œil général , il feroit néceffaire d'entrer dans quelques détails fur ce qui caraâérife en particulier les trois arts libéraux, favoir, la peinture, la fculpture & l'architeâure ; mais ce champ eft trop vafte pour le parcourir ici. Je dois me tenir renfermé, pour le moment, dans les bornes que demande cet écrit ; d'autant plus que d'autres occupations exigent tout mon tems : je me contenterai donc de cueillir, en paffànt, quelques fleurs fur cette route.

(1) Voye^ la page 322 du Recueil de Lettres de M. Winchtlmctin

fur les Découvertes faites à Hcrculanum, à Pompai, à Stabia, à Caferte & à Rome, dont nous avons donne une traduftion qu'on trouve chez Barrois l'aîné. Note du Traduckur, . .

C'eft dans le premier de ces trois arts que le beau eft le plus difficile à faifir ; cela eft plus aifé dans le fecond, & moins pénible encore dans le troifième ; cependant il eft, pour ainfi dire, également impoffible de donner une définition exacte de la beauté, & de ce qui la conftitue dans ces trois arts : c'eft ici qu'on peut appliquer la maxime , que rien n'eft plus difficile que de fournir la preuve d'une vérité évidente , & que tout le monde peut difcerner par le moyen des fens.

On peut dire qu'en général le beau règne plus dans l'architecture que dans la peinture & dans la fculpture, puifqu'il confîfte principalement dans la proportion, qui feule fuffit pour donner de la beauté à un édifice. La fculpture a deux parties difficiles de moins que la peinture , favoir , le coloris & le clair-obfcur, par lefquels la peinture atteint à fon plus haut degré de perfeftion. Il eft donc plus aifé de pofleder & de favoir apprécier l'architeâure que la fculpture, & l'on parvient plus tôt à la connoiffance de ce dernier art qu'à celle de la peinture. C'eft d'après ce principe que le Bernin pouvoit être un grand architecte, fans avoir une idée exa&e de la beauté humaine, éloge qu'il n'a pas mérité comme fculpteur. Cette réflexion me parojt fi naturelle , que je ne puis comprendre comment il eft poffible qu'il y ait des gens qui puiffent douter que la peinture fuit un art plus difficile que la fculpture ; car on ne peut pas alléguer ici , comme une preuve en faveur du contraire, que les bons fculpteurs ont été aufli rares, dans les tems modernes, que les bons peintres. Il s'enfuit donc de ce que nous venons de dire, que puifque dans l'architeâure le beau ne confifte que dans une feule partie, favoir, la proportion, nous devons auffi être d'autant plus rarement touchés des produâions de cet art> que le beau s'y trouve moins fouvent, ainfi qu'on peut s'en convaincre à Rome même, où parmi les plus magnifiques édifices publics des derniers fiècles, on en trouve très-peu qui foient bâtis d'après les règles du vrai beau, contre lefquelles pèchent, fans exception, tous ceux de Vignole. La belle architeâure eft fort rare à Florence , de forte même qu'il n'y a qu'une feule 'petite maifon qu'on puiffe regarder comme bien bâtie , & que les Florentins ne manquent pas - non plus de faire remarquer comme une merveille. Mais Venife furpaffe Rome & Florence par plufieurs magnifiques palais que Palladio a bâtis fur le grand canal. On peut appliquer à d'autres pays ce que je viens de dire de l'Italie. Il y a néanmoins plus de beaux monumens d'architecture à Rome, que dans tout le refte de l'Italie pris enfemble : le plus bel édifice de notre tems, c'eft la villa du cardinal Alexandre Albani, dont le falon peut être regardé comme le plus parfait - & le plus magnifique ouvrage en ce genre.

On peut fe former une idée de la beauté de l'architeâure par le plus admirable monument de cet art qu'il y ait au monde, favoir, l'églife de Saint Pierre à Rome. Ce que Cambell, dans fon Vitruve Anglois , & d'autres écrivains ont dit des défauts de cet édifice , n'eft appuyé que fur des ouï-dire, 8c n'a pas le moindre fondement. On veut que les baies ou les ouvertures de la façade de devant, ainfi que leurs divifions, ne foient pas proportionnées à la grandeur du bâtiment. Mais on ne fe reffouvient pas fans doute que ce prétendu défaut provient néceffairement du balcon duquel le pape avoit coutume de donner fa bénédiâion au peuple , tant à l'églife de S. Pierre qu'à celles de S. Jean-de-Latran & de Sainte Marie-Majeure. Le plus grand défaut cependant qu'on remarque à cet édifice, c'eft que Carie Maderno, qui a été chargé de la façade de devant, l'a fait trop faillir en avant, 8c qu'au lieu de former une croix Grecque , où la coupole fe trouvât au milieu, il a donné à ce temple la forme d'u%e croix Latine. Mais il faut fe rappeler qu'il lui fut prdonné d'opérer de cette manière , afin de renfermer tout le terrain de l'ancienne églife dans les murs du nouvel édifice. Ce prolongement avoit déjà été projeté par Raphaël , comme architeâe de l'églife de S. Pierre, avant que Michel-Ange en fût chargé ; ainfi qu'on peut s'en convaincre par le plan géométral qu'on en trouve dans Serlio ; 8c il femble que MichelAnge ait eu auffi la même idée, fuivant le plan que nous en a donné Bonanni. Cette forme d'une croix Grecque eft contre les règles des anciens architectes , qui enfeignent que la largeur d'un temple doit être du tiers de fa longueur (i).

Le premier pas vers la connoiffance du beau dans les ouvrages de fculpture des anciens, eft de favoir ce que chaque ftatue offre de vraiment antique, & ce qu'il y a de moderne ou de reftauré. Le défaut de cette connoiffance a induit en erreur un grand nombre d'écrivains & de prétendus connoiffeurs : car cette reftauration n'eft pas auffi facile à remarquer à tous les monumeni anciens, qu'elle l'eft aux ftatues du palais Giuftiniani, qui révoltent jufqu'au moindre écolier. Je veux parler ici de la reftauration de quelques parties des ftatues mêmes ; car pour ce qui eft des attributs qu'on y a ajoutés après coup, il» n'ont aucun rapport avec le fentiment du beau dans l'art. Tous les écrivains en général fe font trompés en parlant du Taureau Farnèfe, auquel ils n'ont découvert aucune partie moderne. Cependant, s'ils avoient eu la moindre connoiffance du beau, ils auroient formé du moins quelque doute fur la moitié entière de quelques figures de cet ouvrage. Tout n'eft pas de là même beauté dans le nu (car il y avoit auffi dans l'antiquité ■

(i) Voyez les Remarques fur l'Architc&vn du dnciens, dont nous avons donné une traduftion qu'on trouv» chei Barrois l'aîné. Hqh du TraduHcur.

de bons & de mauvais artiftes, ainfi que Platpn le remarque dans fon Cratyle ) ; mais on n'y trouve néanmoins que peu de défauts : & comme dans la nature humaine, on appelle parfait ce qui eft le moins mauvais, on doit regarder, dans ce fens, comme belles un grand nombre de ftatues antiques. Mais il eft facile de diftinguer le beau idéal & abftrait de l'expreffion de la beauté ou du beau aâuel. L'Apollon du Belvédère eft, pour la phyfionomie , un modèle du beau idéal, & le Génie de la villa Borghèfe nous en offre un de la beauté aSuelle ou purement humaine ; la tête de l'Apollon ne peut convenir qu'à un dieu irrité, & qui en même tems méprife fon ennemi. Il faut convenir aufli que les draperies des ftatues antiques ne font pas moins belles que le nu : le jet en eft heureux & fage, & toutes n'ont pas été faites d'après l'étoffe mouillée, comme on le prétend fauffement. Ce ne font que les étoffes légères avec de petits plis, & qui touchent immédiatement la chair que les anciens ont faites dans ce goût. On ne peut donc pas, d'après cette affertion, difculper les artiftes modernes d'avoir donné aux figures des fujets d'hiftoire des draperies arbitraires qui n'ont jamais exifté, au lieu d'imiter fagement celles des anciens.

Quelques écrivains, qui font autant en état de parler des ouvrages des anciens, que les pèlerin* le font de donner une description exaâe de Rome, prétendent cependant que toutes les figures des bas-reliefs antiques font également faillantes, & qu'elles fe trouvent toutes placées fur un même plan , fans aucune obfervation des règles de la perfpective. Ils avancent tout cela comme démontré, & ils en concluent que les anciens n'avoient abfolument aucune connoiffance de cette partie comme s'il étoit plus difficile de modeler des figures plates qu'en ronde boffe ou en relief. On trouve néanmoins des bas-reliefs dont les figures font placées fur trois plans différens, & dont la faillie diminue en raifon de leur diftance : il y en a un entre autres de cette efpèce dans le fuperbe falon de la villa Albam. Dans les ouvrages des artiftes modernes on eft obligé de s'écarter de la règle générale, & l'on ne peut pas toujours juger du maître par fes produâions : telle eft, par exemple, la ftatue de S. Dominique revêtu des habits de fon ordre, qu'on voit dans l'églife de S. Pierre â Rome, dans laquelle le célèbre le Gros, qui d'ailleurs étoit -un fi grand maître, a trouvé des obstacles invincibles pour atteindre au beau.

Dans la peinture, la beauté confifte auffi bien -dans le deffin & dans la compofitiôn, que dans le coloris & dans le clair-obfcur. La beauté eft la -pierre de touche du deffin , même dans les objets qui font naturellement faits pour infpirer de la terreur; car tout ce qui s'écarte d'une belle forme peut bien être favant, mais non pas beau. Plusieurs figures de l'Affemblée des dieux de Raphaël

nous ferviront de preuve de ce que j'avance ici J\ mais il faut fe rappeler que cet ouvrage a été exécuté parles difciples de ce maître, parmi lefquels Jules Romain, qu'il aimoit particulièrement, ne poffédoit certainement pas le fentiment du beau. Lorfque l'école de Raphaël, qui ne brilla, pour ainfi dire, qu'un inftant, eut difparu, les artiftes abandonnèrent bientôt l'étude de l'antique , oc ne confultèrent plus que leur goût & leur caprice. Ce furent les deux Zucchari qui les premiers replongèrent l'art dans les ténèbres; 8c Jofeph d'Arpino, en s'égarant lui-même, en entraîna plufieurs dans l'erreur. Environ un demi-fiècle après Raphaël, commença à paroître l'école des Carrache, dont Louis, l'aîné des deux frères, qui en fut le fondateur, ne paffa pas quinze jours à Rome, & refta bien au deffous de fes neveux, & particulièrement d'Annibal, dans le deffin. Ceux-ci furent écleâiques, & cherchèrent à réunir la pureté des anciens 8c de Raphaël, & la fcience de Michel-Ange à la richeffe & à la profufion de l'école Vénitienne, & au gracieux dont le Corrège avoit donné l'exemple à l'école Lombarde. C'eft de l'école d'Auguftin 8c d'Annibal Carrache que font fortis le Dominiquin, le Guide, le Guerchin 8c l'Albane, qui tous ont atteint à la célébrité de leurs maîtres, mais qu'on ne doit cependant regarder que comme des imitateurs.

De tous les fucceffeurs des Carrache, le Dominiquin fut celui qui étudia le mieux l'antique. Il ne commençoit jamais un tableau qu'après en avoir deffiné auparavant toutes les parties, comme on peut le voir par les porte-feuilles de fes defîïns, que poffédoit autrefois le cardinal Alexandre Albani, & qui fe trouvent aujourd'hui dans le cabinet du roi d'Angleterre. Cependant il n'a pas atteint ,dans le nu, à la correction de Raphaël. Le Guide ne peut pas être comparé auDominiquin, ni dans le deflîn, ni dans l'exécution : il a eu, â la vérité , le fentiment du beau, mais il n'y e/t parvenu que rarement. L'Apollon de fon célèbre plafond de l'Aurore, n'eft rien moins qu'une belle figure , & reffemble à un homme du peuple, quand on le compare à l'Apollon au milieu des Mufes que Mengs a peint dans un plafond de la villa du cardinal Alexandre Albani. La tête de fon Archange eft belle, fans avoir néanmoins rien d'idéal. Il abandonna fon premier coloris, qui étoit vigoureux, d'un ton gris tirant fur le verdâtre, & en prit un qui étoit tout-à-fait gris & foible. Ce n'eft pas dans le nu que le Guerchin s'eft principalement diftingué ; il ne s'efl pas attaché non plus à la févérité du deffin de Raphaël, ni à la draperie des anciens, dont il n'a que rarement imité la manière. Ses figures font belles & conçues d'après un goût qui lui étoit particulier ; de forte qu'il a plus de droit à l'originalité que les maîtres dont nous avons parlé plus haut. L'Albane a été le peintre des Graces, mais on ne peut pas le ranger parmi ceux qui ont le plus

facrifié facrifié à l'antiquité : fes têtes font plus gracie«fes que belles. D'après les principes que nous ■*■«*nons d'établir , le Leâeur pourra juger par luimême de la beauté des figures individuelles des autres peintres, qui font dignes qu'on les étudie. La beauté de la compofition confifte dans la fageffe, c'eft-à-dire, que les perfonnages en doivent être fages & tranquilles, & non pas dans des mouvemens violens & convulfifs, tels que ceux du célèbre la Fage. Le fecond principe efr de n'y rien introduire d'inutile ou d'oifif, qu'on puifle comparer aux chevilles dans la poèfie, afin que les figures acceffoires ne reffemblent pas à des boutures étrangères, mais à des rejetons de la même fouche. La troifième qualité requife, c'eft le contrarie, qui confifte à éviter la répétition des mêmes attitudes & des mêmes mouvemens ; ce qui prouveroit ou une difette d'idées, ou une pareffe d'efprit. 11 y a de très-grandes compofitions qu'on n'admire pas comme telles : les peintres machiniftesjou ceux qui ont l'art de remplir facilement de beaucoup de figures des champs confidérables, tels que Lanfranc, dont les plafonds contiennent des centaines de figures, reffemblent à certains écrivains d'ouvrages in-folio. Nous favons,comme le dit Phèdre :

Plus efle in uno faepe, quam in turba, boni.

Le parfait n'efi que rarement le fruit de la prefteffe ; & celui qui écrivoit à fon ami : « Je n'ai

S

» pas eu le téms de m'exprimer plus laconique» ment, « ne favoit fans doute pas que ce n'eft point la quantité , mais le peu qui eft difficile. Tiepolo exécute plus en un jour que Mengs dans toute une femaine ; mais on a oublié les ouvrages du premier auffitôt qu'on les a perdus de vue ; tandis que les chefs-d'œuvre de Mengs font une impreffion auffi profonde que durable. Cependant , lorfque toutes les parties d'un ouvrage ont été étudiées avec foin, ainfi que dans le Jugement dernier de Michel-Ange , dont il y a un grand nombre d'études de fimples figures & de groupes de la main de ce célèbre artifte, dans la collection qui appartenoit autrefois au cardinal Alexandre Albani, & dont le roi d'Angleterre eft aujourd'hui poffeffeur ; & comme dans la Bataille de Conftantin par Raphaël, où l'on ne trouve pas moins d'objets d'étonnement & d'admiration que n'en éprouva le héros à qui Pallas, dans Homère, montre le champ de bataille ; c'eft alors , dis-je j que nous avons devant les yeux un fyftême entier & parfait de l'art. On trouvera un exemple des réflexions que nous venons de faire dans le tableau de Va Bataille d'Alexandre contre Porus de Pierre de Cortone, au capitole , qui eft un amas confus & bizarre de figurines conçues & exécutées à la hâte, qu'on montre néanmoins, & qu'on admire comme un chef-d'œuvre ; d'autant plus que la chronique dit que Louis XIV a fait offrir pour ce tableau vingt mille écus Romains à la famille

Savelli ; menfonge qu'on peut placer à côté du conte qu'on fait, que ce même monarque aurait offert cent mille louis d'or pour la Nuit du Corrège.

La beauté du coloris confifte en une exécution finie & foignée ; & ce n'eft point par une étude précipitee qu'on parvient à la connoiffance des différentes gradations des couleurs & de leurs demi-teintes. Aucun grand peintre n'a travaillé à la hâte; & l'école de Raphaël, ainfi que tous les grands coloriftes en général, ont cherché à donner à leurs ouvrages un fini qui permît de les examiner de près. Les derniers peintres Italiens, parmi lefquels Garle Maratte tient le premier rang, ont afieâé une grande facilité dans le faire,1 & fe font contentés d'un effet général dans leurs ouvrages ; voilà pourquoi leurs tableaux perdent tant lorfqu'on les regarde de près, & qu'on les examine pendant quelque tems. C'eft fans doute la manière de ces peintres qui a donné lieu au proverbe Allemand , qui dit : » Cela efl beau de loin , » comme les tableaux Italiens. « Je fais néanmoins abftraâion ici des peintures à frefque, qui, devant être vues de fort loin, ne demandent point une exécution finie ; je ne veux point parler non plus de ces tableaux d'un pinceau léché & pénible, qu'on admire plus pour le travail qu'ils ont coûté , que pour le talent de l'artifte. Les ouvrages à frefque font,en général,exécutés avec ane certaine franchife & hardie fie qui plaifentj & la facilité du pinceau , en faifant un plus grand effet de loin, ne perd cependant rien à être vue de près. De cette efpèce eft la merveille des petits tableaux de chevalet qu'on voit dans le palais Albani ; favoir, la célèbre Transfiguration de Raphaël, que quelques connoiffeurs regardent comme un ouvrage de la main même de ce grand artifte , mais que d'autres attribuent à l'un de fes difciples. De l'autre genre eft la Defcente de croix du chevalier Van-der-Werff, une des meilleures productions de ce maître, qu'il a peint pour l'électeur Palatin, qui en fit préfent au pape ClémentXI, & qui eft auffi dans le palais Albani. De tous les, maîtres Italiens, ce font le Corrège & le Titien qui ont atteint au plus haut degré de perfeâion dans la carnation des chairs ; & l'on peut dire que le nu de leurs figures eft la vérité & la nature même. Rubens, qui dans le deffin n'a rien d'idéal , l'eft beaucoup dans le coloris : fes chairs reffemblent à la couleur vermeille des doigts de la main quand on les tient contre le foleil ; & fon coloris peut être comparé à de la véritable porcelaine ; tandis que celui du Titien & du Corrège reffemble à des compolitions veneufes & opaques.

Peu d'ouvrages du Caravage & de PEfpagnolet font véritablement beaux, parce qu'ils pèchent par le clair-obfcur ; & l'on diroit qu'ils femblent craindre la lumière. C'eft la mauvaife diftribution des objets qui eft la cauie de leur noirceur. Des ob

jets placés avec intelligence les uns à côté des autres, en deviennent plus clairs & plus diftinâs : tel eft, par exemple, l'effet d'une chair blanche à côté d'une draperie fonibre. Ce n'efl cependant pas d'après ce principe qu'agit la nature , qui paffe par gradations de la lumière aux ombres : l'aurore précède le jour, & la nuit eft amenée par le crépufcule. Les demi-connoiffeurs du tems du Caravage admiroient néanmoins cette manière, & la préféroient à celle des Carrache & de leur école. 11 arrive fouvent qu'un amateur de l'art, qui fe fent lui-même pénétré du fentiment du beau, mais qui ne poffède pas toutes les connoiffances requifes pour le définir, fe laide féduire par les décidons des prétendus connoiffeurs , tandis que fes yeux & fon efprit lui prouvent le contraire. Mais fi un pareil amateur a étudié les ouvrages des meilleurs maîtres, & s'eft donné quelques principes de l'art, il fera bien de s'en rapporter plutôt à fes propres idées, qu'au jugement péremptoire de ceux qui ne l'ont pas perfuadé : car il y a des gens qui ne louent que ce qui ne plaît point aux autres, pour fe mettre par là au deffus du fentjment général.Tel fut, par exemple, le célèbre Maffei, qui, avec des connoiffances fort fuperficielles du grec, mettoit l'obfcur & l'ampoulé Nicandre au deffus d'Homère, pour fe diftinguer par ce fentiment extraordinaire, & pour faire croire qu'il avoit lu & compris fon auteur favori. L'amateur doit d'ailleurs être perfuadé que fi ce n'étoit la nécefiîté de connoître la manière des differens maîtres, il pourrôit 1e pafler d'étudier les ouvrages de Lucas Jordans , de Pierre Calabrèfe, de Solimène, & en général de toute l'école Napolitaine. On peut en dire autant des peintres modernes de l'école de Venife, & particulièrement de Piazzetta.

Il me relte à ajouter ici quelques réflexions qui pourront contribuer â la connoiflànce du beau dans l'art. Il faut fur-tout être attentif à bien diftinguer les idées particulières & originales dans les ouvrages de l'art, qui s'y trouvent fouvent cachées & perdues, de môme que les perles fines le font quelquefois dans un collier de fauffes perles. II eft néceffaire que nous commencions par les conceptions de l'efprit du peintre, comme la partie la plus eftimable, même dans le beau, pour paffer enfuite à l'exécution ou à la manière dont il a rendu ces idées. Cette marche eft, en particulier, utile dans l'examen des ouvrages du Pou/Tin, où l'œil ne fe trouve point flatté par le brillant du coloris, & dont on pourrôit par conféquent ne point apprécier tout le mérite. Dans (on tableau de l'Extrême-Onâion, il a rendu ces paroles de l'Apôtre : » Tai combattu hcurcufemcnt, « en repréfentant au deflus du lit de l'agonifant un bouclier avec le nom de J. C., qui fe trouve aufli fur une ancienne lampe chrétienne. Au defious pend un carquois, qu'on peut regarder comme une allégorie des flèches du pécheur. Le fléau des Phi

liftins, frappés aux parties fecrettes du corps, eft indiqué par deux figures qui tendent une main fecourable aux malades, en fe bouchant le nez de l'autre. On trouve une idée plus noble dans le célèbre tableau de l'Io, du Corrège ; on y voit un cerf altéré fur le bord de l'eau, fuivant ce paffage du Pfalmifte : «Tel que le cerf qui rait, &c. ; « ce qui eft une image fenfible de l'amour dont Jupiter brûla pour la fille du fleuve Inachus ; car le raire du cerf fignifie auffi en Hébreu, defirer quelque chofe avec ardeur. Rien n'eft mieux rendu encore que la Chute du premier homme par le Dominiquin, qu'on voit dans la galerie Colonne : le Tout-Puiffant porté par un groupe d'Anges, reproche à Adam fon péché ; celui-ci en rejette la faute fur Eve, qui à fon tour en aceufe le Serpent qui rampe à fes pieds. Ces figures font placées fucceffivement dans le même ordre que la tranfaâion s'eft paffée , & forment une chaîne de circonftances qui fe rapportent l'une à l'autre.

La feconde réflexion a pour objet l'étude de la nature. L'art, qui ne confifte que dans une imitation de la nature, ne doit point s'en écarter, même en produifant le beau ; mais il faut éviter, autant qu'il eft poflible, tout ce qui eft chargé ou altéré, puifque dans la nature même la beauté nous déplaît lorsqu'elle prend des attitudes pénibles ou contraintes. Et de même qu'une inftru&ion fimple & intelligible eft préférable, dans un écrit, à une érudition embrouillée & obfcure, de même la nature fera toujours préférée à l'art, qui doit lui être entièrement foumis. C'eft contre ce principe qu'ont péché de grands artiftes, à la tête defquels il faut placer Michel-Ange, qui, pour montrer fon favoir, a manqué aux convenances dans fes figures du tombeau des Grands-Ducs. C'eft par la même raifon qu'on ne doit point chercher la beauté dans les trop grands raccourcis , qui dérobent à la vue des parties qui devroient être vifibles. Les grands raccourcis peuvent bien, à la vérité, faire connoître l'habileté de l'artifte dans la partie du deffin ; mais ils ne feront jamais une preuve de fes connoiffances du beau.

La troifième réflexion regarde le fini. Comme il ne doit point être le premier & le principal but de l'artifte, on peut regarder comme des taches de beauté les raflnemens qu'on emploie à cet égard ; car c'eft dans cette partie que les ouvriers du Tyrol, qui ont le talent de graver en relief tout le Pater fur un noyau de cerife, peuvent difputer le premier rang. Mais lorfque les acceffoires font exécutés avec le même foin & le même fini que l'objet principal, ainfi que le font les plantes fur le premier plan du tableau de la Transfiguration de J. C., elles prouvent l'efprit de routine , ou l'uniformité d'idées ou d'exécution de l'artifte, qui, à l'égal du Créateur, veut paroître grand & beau jufque dans les plus petites chofes.

. Maffei qui prétend , quoique à tort, que les anciens graveurs de pierres fines favoient donner un plus grand poli au fond de leurs figures gra- vées en creux, que les modernes, a fans doute fixé davantage fon attention fur les petits détails, que fur la partie eflentielle de l'art même. Le poli du marbre n'eft pas une qualité néceffaire pour rendre le. nu d'une flatue , comme il l'eft pour les draperies : ce poli du nu doit tout-auplus reffembler à la furface d'une mer tranquille ; & il y a des ftatues, même quelques-unes des plus belles, à qui les artiftes n'ont pas donné ce poli.

J'en ai dit affez, je penfe, pour un écrit dans lequel je voulois me borner à des vues générales. 11 eft impoffible de donner le dernier degré d'évidence à des chofes qui ne dépendent que du fentiment ; & l'on ne peut pas enfeigner dans un livre les différens caractères du deffin , ainfi que d'Argenville, entre autres, a cru pouvoir le faire dans fes Vies de Peintres. C'eft ici qu'on peut dire : *» Allez y voir vous-même «. Pour vous, mon ami, je defire beaucoup de vous pofleder encore une fois à Rome. Vous vous reffouvenez fans doute que je vous promis ce petit ouvrage, dans le tems que je gravois votre nom fur l'écorce d'un plantane fuperbe & touffu, à Frafcati, où je me rappelai, dans votre compagnie, ma jeunefTe écoulée fi triftement, & où nous facrifiâmes enfemble au génie. Rappelez-vous quel

quefois ces inftans délicieux, & n'oubliez jamais votre ami. Que votre belle jeunefle fe paffe dansles plaifirs nobles & purs de l'efprit, loin de la folie des cours , afin que vous jouiffiez entièrement de vous-même, tandis que vous le pouvez ; & que le ciel vous accorde enfin des fils & des neveux qui vous reffemblent.

285 DE LA GRACE

DANS 1

LES OUVRAGES DE L'ART.

J_, A grace eft ce qui plaît à l'efprit. L'idée de ce mot eft fort étendue, puifqu'elle peut être appliquée à tout ce qui fort de la main de l'homme. La grace eft un don du ciel, mais qui n'eft pas de la même efpèce que la beauté ; car elle ne fait qu'annoncer la difpofition qu'ont les objets à être beaux. La grace fe forme par l'éducation & par la réflexion ; elle peut même devenir naturelle à l'homme, qui femble fait pour la pofféder. Elle fuit toute efpèce d'affe&ation & de contrainte ; mais il faut cependant du travail & de l'attention pour parvenir à la connoître dans les produâions de l'art. Elle agit dans le calme & dans la fimplicité de l'ame ; tandis que le feu des paffions & de l'imagination l'obfcurcit. C'eft par elle que toutes les aSions & tous les mouvemens de l'homme deviennent agréables , & elle règne avec la plus grande puiffance dans un beau corps. Xénophon en fut doué ; c'eft par elle qu'Apelle & le Corrège ont embelli leurs chefsd'œuvre ; & elle eft répandue généralement fur tous les ouvrages de l'antiquité, & s'y fait fentir même dans les productions médiocres ; mais Thucydide & Michel-Ange ne la connurent 8c ne là cherchèrent jamais.

Le jugement que nous portons de la grace naturelle à l'homme diffère, à ce qu'il paroît, de celui que nous formons de l'imitation de cette grace dans les ouvrages de peinture & de fculpture, puifqu'on ne trouve fouvent pas mauvais dans les produirons de l'art, ce qui nous déplaît dans la nature. Cette différence dans la manière de voir doit être regardée comme une qualité de l'imitation même, qui nous frappe d'autant plus, qu'elle offre plus de fingularité ; ou plutôt elle doit être attribuée à des fens peu exercés, & au défaut d'avoir étudié & comparé les ouvrages de l'art. Car ce que les préjugés & l'éducation nous font fouvent trouver agréable dans les ouvrages modernes de l'art, nous révolte lorfque nous fommes parvenus à la connoiffance des beautés de l'antique. Le fentiment de la grace n'eft donc pas naturel à l'homme, puifqu'on peut l'acquérir & l'enfeigner, ainfi que le goût & la beauté , comme l'a remarqué l'auteur des Lettres fur Us Anglois , quoiqu'on n'ait pas encore pu en donner une définition exa&e.

C'e/t la grace qui, dans lés produâions de l'art, eft la partie la plus facile à diftinguer, & qui nous donne l'idée la plus fenfible de la différence qu'il y a entre les ouvrages des anciens 6c ceux des modernes. C'eft donc de cette partie qu'il faut commencer à bien s'inftruire, fi l'on veut s'élever aux idées abftraites & fublimes de la beauté.

La grace dans les ouvrages de l'art, regarde principalement la figure de l'homme. Elle ne con* fifte pas feulement dans ce qui lui eft eflentiel, comme l'attitude oc les mouvetnens, mais auffi dans les acceffoires, comme les draperies & les ornemens. Sa qualité eft la jufte proportion qui fe trouve entre la përfonne qui agit & l'aâion : elle reffemble à l'eau, qui eft d'autant plus parfaite qu'elle a moins de goût. Tout ornement étranger eft funefte à la grace ainfi qu'à la beauté. Il eft à obferver qu'il eft ici queftion du grand ftyle , ou du ftyle héroïque & tragique de l'art , & non de fon emploi dans le genre comique ou familier.

L'attitude & les mOuvemèns des figures antiques font ceux d'un homme qui, fe préfentant dans une affembléê de perfonnes refpeâablês Se fenfées, excite & eft en droit d'exiger de l'eftime, de la confédération & des égards. L'àSion des figures n'eft prefque fenfible & caràâérifée que par la difpofition immédiate qu'elles oftt à l'action, comme celui d'uh homme dont les humeurs font dans un jufte équilibre, & dont l'efprit eft tranquille & ferein. Il n'y' a que l'attitude des Bacchantes fur les pierres gravées , qui foit violente, parce qu'elle eft convenable au ïujer. Ce que je viens de dire des figures debout, doit s'entendre auffi de celles qui font couchées.

Dans les attitudes tranquilles, où le corps porte fur une jambe , tandis que l'antre refte oifive, cette dernière n'eft portée en avant ou en arrière qu'autant qu'il le faut pour faire fortir la figure de la ligne perpendiculaire ; & les anciens ont cherché à indiquer la nature brute des Faunes t par la pofition de cette jambe qui fe trouve tournée un peu en dedans, pour faire comprendre que cette efpèce d'êtres ne cherchoient point à fe donner une grace faâice. Les artiftes modernes,' à qui une attitude tranquille paroît inanimée & fans expraffion, écartent davantage du corps la jambe oifive, & s'imaginent que pour donner une attitude idéale à leurs figures, il faut faire fortir le corps de fon centre de gravité qui fe trouve dans cette jambe, & forcer en fens contraire fa partie fupérieure hors de fon à-plomb, en donnant à la tête l'air d'une perfonne frappée toutà-coup d'une lumière inattendue. Ceux qui, faute de connoître les ouvrages des anciens, ne peuvent pas fe former une idée de ce que je viens de dire, n'ont qu'à fe repréfenter un amoureux de théâtre , ou un petit-maître parfumé de la tête jusqu'aux pieds. Lorfque la place ne permettoit pas cette pofition de la jambe, les anciens cherchoient à ne pas la laiffer abfolument oifive, en la plaçant fur quelque chofe d'élevé ; ainfi que le feroitune perfonne qui, pour s'entretenir plus à fon aife avec une autre, poferoit le pied fur une chaife ou fur une pierre. Us avoient même tellement égard à la bienféance, qu'ils ne repréfentoient que très-rarement des figures avec

les les jambes croifées, à moins qu'ils ne voulurent défigner des perfonnages dévoués à la molleffe ; c'eft dans cette attitude qu'on voit, entre autres, un Bacchus en marbre, & un Paris & un Nérée fur des pierres gravées.

Dans les figures antiques, la joie n'éclate jamais ; elle n'énonce que le contentement & la férénité de l'ame. Sur le vifage d'une Bacchante, on ne voit briller, pour ainfi dire, que l'aurore de la volupté. Dans la douleur & l'abattement, l'ame eft l'image de la mer, dont la profondeur eft tranquille quand la furface commence à s'agiter. Au milieu des plus grands maux, Niobé paroît toujours cette héroïne qui ne vouloit point céder à Latone ; car l'ame peut être réduite, par l'excès de la douleur, à un état d'infenfibilité & d'apathie, qui ne lui permet plus d'appercevoir la grandeur de fon infortune. Les artiftes ainfi que les poetes de l'antiquité, ont repréfenté leurs perfonnages hors de l'action, quand l'action n'étoic propre qu'à faire naître la terreur, la défolation Sc le défefpoir ; & cela , pour conferver la dignité de l'homme qu'ils vouloïent montrer fupérieur aux fituations les plus accablantes & le« plus douloureufes.

Les modernes qui n'ont étudié la grace ni dans l'antiquité, ni dans la nature, non-feulement repréfentent la nature comme elle fent, mais comme elle ne fent pas. La paffion erotique d'une Vénus affife, de marbre , qu'on voit à Potfdam, eft ex

T

primée par une grimace fingulière de la bouche, qui femble refpirer avec difficulté ; cependant l'artifte qui a fait cette ftatue, a paffé plufieurs années à Rome pour étudier l'antique. La Charité du Bernin, qu'on voit au tombeau d'un pape, dans l'églife de S. Pierre à Rome, devroit regarder fes enfans d'un air tendre & gracieux, en un mot, avec les yeux d'une mère ; mais que de contradictions dans fon vifage ! Au lieu d'un fourire doux & intéreffant, on y trouve un ris fardonique & forcé, que l'artifte lui a donné en faveur de fa grace favorite , qui confifte à creufer de petits trous dans les joues. La douleur eft fouvent pouffée jufqu'au point de s'arracher les cheveux, ainlî qu'on peut s'en convaincre par plufieurs tableaux célèbres qui ont été gravés.

Quoiqu'il y ait peu de ftatues antiques dont les mains fe foient confervées, cependant, à en juger par la direâion des bras, on voit bien que le mouvement des mains étoit naturel, tel enfin qu'on le remarque dans une perfonne qui ne croit pas être obfervée. Ceux des artiftes modernes qui ont été chargés de reftaurer ces chefs-d'œuvre mutilés, leur ont donné, comme dans leurs propres ouvrages, les mains d'une coquette , qui, devant fon miroir, afFeâe de faire jouer fa prétendue belle main, & de la montrer à tous ceux qui affiftent à fa toilette. Quand il s'agit d'expreffion , les mains, dans nos figures modernes, font gênées comme celles d'un jeune prédicateur

en chaire.-Une figure prend-elle fon vêtement, elle le tient comme une toile d'araignée. Une Némélis qui , fur les pierres antiques, foulève fon peplon d'une manière tranquille, le feroit, chez nos modernes , en écartant élégamment les trois derniers doigts de la main.

La grace dans l'acceffoire de la figure, confifte, comme dans la figure même, à fe rapprocher le plus qu'on peut de la nature. Dans les ouvrages de la plus haute antiquité, le jet des plis fous la ceinture eft prefque perpendiculaire ; ils font repréfentés tels qu'ils fe forment naturellement dans une draperie moëlleufe & légère. A mefure que les arts ont fait des progrès, on a cherché la variété ; mais les vêtemens ont toujours été traités, comme un tiflu léger, dont les plis ne devoient être ni lourdement accumulés, ni bizarrement difperfés, mais rapprochés & réunis avec élégance & fimplicité, pour en former de grandes maffes. Voilà les deux parties fur lefquelles les anciens ont principalement fixé leur attention, ainfî qu'on peut le voir encore à la belle ftatue de Flore , non celle du palais Farnèfe , mais du capitole , qui a été faite du tems de l'empereur Hadrien. C'eft aux Bacchantes que les anciens ont donné des draperies volantes, mais en obfervant toutefois la convenance , & fans jamais forcer la capacité de la matière, comme nous le prouve une ftatue de Bacchante du palais B-içcardi à Florence. Leurs dieux & leurs héros font repréfentés d'une manière propre à infpirer du refpeâ, & comme placés dans des lieux faints & tranquilles ; & non avec des draperies qui femblent être le jouet des vents, ou comme des drapeaux déployés. C'eff. fur les pierres gravées, à une Atalante, & à d'autres figures pareilles qui demandent du mouvement, qu'il faut principalement chercher les draperies légères & agitées par l'air.

La grace s'étend donc auffi fur les draperies. Il eft facile de fe former une idée de la manière dont les Graces devoient être vêtues dans les premiers tems ; ce n'étoit certainement point avec des étoffes lourdes & magnifiques, mais d'un voile léger jeté négligemment autour du corps , ainfi qu'on voudroit voir fortir de fon lit une jeune beauté qu'on aime.

Dans les temps modernes , il ne paroît pas qu'après Raphaël & fes meilleurs élèves, on ait penfé que la grace s'étendît jufqu'aux vêtemens, puifqu'on n'a employé que des draperies aiTommantes, fous lefquelles la forme du corps , que les anciens étoient fi jaloux de prononcer , fe trouve enfevelie. On voit même telle figure qui femble n'avoir été faite que pour porter une étoffe lourde, ainfi que le Bernin & Pierre de Cortone en ont donné l'exemple à leurs imitateurs. Nous nous habillons à la légère, mais nous aimons à accabler nos figures fous des draperies pefantes & incommodes.

Le caraflère de grandeur & de fierté que Michel-Ange donna à la fculptuie, fut extrêmement funefte à la grace, en s'écartant du goût des anciens. On s'empreffa d'imiter un homme, à qui la force de fon génie, le feu de fon imagination & la profondeur de fon favoir n'avoient jamais permis de fentir les mouvemens doux, naturels & tranquilles de la grace. Ses poéfies, tant imprimées que manufcrites, font pleines d'idées de la beauté fublime ; mais il n'eft jamais parvenu à la rendre, non plus que la grace, dans fes ouvrages de l'art. Comme Michel-Ange ne s'attacha qu'au difficile, à l'étonnant, à l'extraordinaire, il négligea le gracieux, qui demande plus de fentiment que de fcience ; & pour fe montrer favant , il tomba dans l'exagération. L'attitude qu'il a donnée aux figures qu'on voit fur le tombeau de la chapelle du Grand-Duc, dans l'églife de S. Laurent à Florence, eft fi forcée, que le modèle le plus patient & le plus exercé ne fauroit la foutenir fans fe faire violence. Mais c'eft fur-tout dans les ouvrages des élèves & des imitateurs de Michel-Ange, que le manque de grace eft remarquable & choquant, parce qu'il s'en faut bien que ce défaut y foit racheté par les beautés fublimes que ce grand maître a répandues dans les liens. On peut fe convaincre combien Guillaume de la Porte, le meilleur élève de cette école, a peu connu la grace & le bon goût de l'antiquité, en confidérant, entre autres, le Taureau du palais Farnèfe, dont la Dircé eft, jufqu'à la ceinture, du cifeau de cet artifte.

Le Bernin parut enfin comme un homme de genie & de grands talens ; mais il ne connut jamais la grace. Il voulut embraffer toutes les parties de l'art, & fut peintre, fculpteur & architeâe. A l'âge de dix-huit ans il fit fon groupe d'Apollon & Daphné, ouvrage merveilleux & bien propre à faire efpérer que cet artifte porterait la fculpture au plus haut degré de perfection. 11 fit enfuite fon David, qui ne peut en aucune manière être comparé à l'ouvrage dont nous venons de parler. Encouragé par les éloges flatteurs qu'on lui accordoit univerfellement, & Tentant bien qu'il ne lui étoit poffible ni d'atteindre, ni d'efFacer les anciens, le Bernin voulut s'ouvrir une nouvelle route, que le mauvais goût de fon tems lui rendit facile à parcourir. Dès-lors la grace s'éloigna de lui entièrement & pour toujours. Et cqmment fe feroit-elle accordée avec les procédés de cet artifte ? Il ne cherchoit & ne puifoit fes traits que dans la nature commune ; & quand il voulut s'élever à l'idéal, il ne repréfenta que fes propres idées : du moins la nature n'offre-t-elle en Italie rien de conforme à fes expreffions & à fes figures. Il fut cependant regardé comme le dieu de l'art ; mais il ne dut cette gloire qu'au goût corrompu de fon fiècle, ainfi que je l'ai déja remarqué.

On peut juger des artiftes des autres pays, par ce que je viens de dire de ceux de Rome ; & je

me fuis borné à parler des ouvrages de fculpture, parce qu'il eft facile de feformer, hors de l'Italie, une idée du mérite des peintres modernes. Je ne fais au refte ici qu'expofer quelques réflexions générales fur l'art, que je compte développer davantage dans la fuite, lorfque le tems & des circonflances plus heureufes me le permettront.

F I N.

Note pour la page oe, ligne 17e.

Kabardinski. Les Kabardinski ou Kabardiens, généralement connus *n Europe fous le nom de Circaffiens, habitent le dos feptentrional du Caucafe, & font répandus en petit nombre fur les rives inférieures du fleuve Koûban. La beauté naturelle des Kabardiennes, & les rafinemens de l'art qu'elles emploient pour plaire, font, comme •n fait, ce qui leur a mérité une grande célébrité dans les harems ie l'Afie.

Traité philofophique & politique fur le Luxe, 1786, 2 vol. in— 12.. 6 liv.

Livres clafliques de l'Empire de la Chine, recueillis par le P. Noël, précédés d'Obfervations fur l'origine, la nature & les effets de la Philofophie morale et politique dans cet Empire. 8 vol.

Les quatre premiers volumes font en vente, br. 71.4. f. Les mêmes fur papier-vélin d'Annonay, br. 16 liv.

Examen du Fataiifme, ou Expofition [& Réfutation des différera Syftêmes de Fataiifme qui ont partagé les Philofophes fur l'origine du Monde, la nature de l'Ame, & fur les principes des Actions humaines, 3 vol. in-12. 9 liv.

Mémoires pour fervir à l'Hiftoire des Egaremens de l'Efprit humain par rapport à la Religion Chretienne, ou Dictionnaire des Héréfies, des Erreurs & des Schifmes, 2 vol. in-8°. 9 liv.

De la Sociabilité, 1 vol. in-12. j liv.

Doutes fur différentes opinions reçues dans la fociété, troifième édition feule reconnue par l'auteur. 2 vol. in-12 . br.2liv.8f.

Lettres de Mad. la Gomrefle de L*v *. a M. le Comte de R** \ in-12. br. a liv.

De la Sageffe, par Charron, nouv. édit. a vol. in-i 2, 6 I

Code des Préfidiaux, ou Conférence de lTEdit des Préfidiaux, du mois d'août 1777, par Dreux du Radier, in-12 , br. 1 liv. 16 f.

Hiftoire des Gouvernemens du Nord, traduite de I'anglois de Williams, 4 vol. in-i2 rel. 12 liv.

Œuvres de Me. de Staal, contenant fes Mémoires & fes Comédies, 2 vol. in-12. 6 liv.

Hiftoire de la Ligue de Cambray contre la République de Venife, par l'Abbé Du Bos, 2 vol. in-i2. 6 liv.

Fables de La Fontaine, avec les figures dOudry, premières épreuves, 4 vol. in-fol. 200 liv.

Dictionnaire des Cultes religieux, 3 vol. in-8°. fig. 15 1.

Rollin. Hiftoire ancienne, 14 vol. in-12. 42 liv.

-Romaine, 16 vol. m-12. 48 liv. .

—Traité des Etudes, 4 vol. in-12. 12 liv.

Abrégé de l'Hiftoire ancienne, par Tailhié, 5 vol. in-12.15 I.

— __ Romaine, par le même, 5 vol.in-i 1.151.

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