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ricateur triomphant, qui doit toute sa richesse an mandat dont elle l’a pourvu. Quoi ! ces gens qui ont mendié ses suffrages s’engraissent au pouvoir, tandis que la foule souffre, est misérable, a faim ! Quoi ! ceux qui parlaient si doctement au peuple d’austérité, d’économie, voilà comme ils se ruent aux jouissances, en exploitant la for¬ tune publique, en mésusant des deniers du contribuable ! Quoi ! on proclamait l’égalité pour tous les citoyens et c’est le favoritisme qui devient, avec une bande d’exploiteurs et de fripons, le gouverne¬ ment de la République ! Ces noms de Caffarel et d’Àndlau, Wilson et Grèvy, associés à ceux d’escrocs et de proxénètes ; ces listes de décorations échangées ou vendues comme des marchandises, ou de titres distribués comme des prêts, sous la condition d’un partage ; ces histoires de dossiers volés, de billets perdus et de chèques dis¬ simulés, d’abonnements extorqués ; la longue nomenclature de tous ces députés, sénateurs et ministres républicains, qui, depuis dix ans, renouvellent par leur corruption celle de leurs aïeux, les cor¬ rompus du Directoire : tout cela excite la colère du peuple ou son dégoût. Oh ! maintenant on peut, tant qu’on voudra, s’ingénier à innocenter les coupables, à diminuer l’éclat du mal, à en étouffer le bruit : la suspicion est dans l’esprit de la masse. On ne la forcera qu’à constater qu’il n’y a pas plus de justice que d’honnêteté dans le gouvernement de la République. Plus, devant le peuple, on fera le mystère, plus, chez lui, s’aggravera et se répandra l’accusation. Le scandale aura soulevé le mépris du peuple, et, le peu de respect moi al qui lui sera resté dans ce mépris même, on achèvera de le détruire par tout le soin qu’on aura pris à tromper, après le scan¬ dale, la justice de l’honneur public, la vengeance de l’honneur français.

Un jour, Danton dînant avec quelques Jacobins, entre amis, « il lui échappa de dire, dans les famées du vin, que leur tour était venu de jouir de la vie, que les hôtels somptueux, les mets exquis, les étoffes d’or et de soie, les femmes dont on rêve étaient le prix de la force conquise, que la Révolution, après tout, était une bataille et devait, comme toutes les batailles, avoir pour résultat le partage des dépouilles opimes entre les vainqueurs. » Ces paroles, citées par M. Louis Blanc, qui fut un lyrique apologiste des Jacobins et qui se flattait lui-même d’être austère, auront été, pour la troisième République autant que pour la première, une vérité historique. Si ce n’est pas la bouche brutale d’un Danton qui les prononce, c’est celle d’un Gambetta ou d’un Wilson qui les murmure, et, si ce n’est pas « dans les fumées du vin », c’est dans celles du pouvoir, qui, lui aussi, enivre le démocrate, au Palais-Bourbon aussi bien qu’à l’Élysée. Sans le vouloir, Danton énonçait gaiement, après


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boire, la raison la plus positive du régime républicain, celle non seulement de sa moralité, mais de sa mobilité : ce propos de table en est comme la loi philosophique. Régner, s’enrichir, se pavaner, s’amuser et, pour s’assurer tour à tour ces joies et ces délices, se succéder promptement les uns aux autres, n’avoir rien de fixe devant soi, rien de stable autour de soil La curée, on commence à la voir dans le scandale du jour. Voulez-vous, avec un observateur cons¬ ciencieux, M. Pierre de Witt 4, compter les remplacements que le parti républicain a opérés dans toutes les fonctions de l’État, pour pousser aux honneurs, à la fortune, au profit, ses famé¬ liques favoris et ses serviteurs les plus dociles, les uns après les autres ? En dix-sept ans d’existence, la République a renouvelé vingt-trois fois son conseil des ministres et 187 personnages y ont figuré. Le ministère des travaux publics a changé de maître vingt- trois fois ; celui de l’agriculture, vingt-deux ; celui de la guerre, dix-sept ; celui des affaires étrangères, seize. En 1879, elle fait dis¬ paraître tous les conseillers d’Etat, ou presque tous. De 1877 à 1882, elle destitue ou disgracie 982 magistrats inamovibles* 763 procureurs ou substituts, et, parmi les 2941 juges de paix qu’il y a en France, 2536. Plus de 50 préfets, inscrits dans Y Almanach national de 4880 et qui pouvaient dûment exhiber leur certi¬ ficat de civisme républicain, manquent à l’appel, en 1886 ; avec eux, plus de 150 sous-préfets : la mort n’en avait fauché qu’un bien petit nombre ; c’est sous la faux du délateur, du compétiteur, qu’ils sont la plupart tombés. De môme, pour les directeurs des contri¬ butions indirectes, pour ceux de l’enregistrement et des domaines, pour ceux des postes, pour les receveurs ou les percepteurs, pour les agents des douanes, pour les ingénieurs en chef, pour les ins¬ pecteurs d’Àcadémie ou pour ceux de l’instruction primaire. De même encore pour les ambassadeurs. Il n’est pas jusqu’aux bureaux de la guerre où, sous le souffle de la suspicion républicaine, la mutation ne soit perpétuelle. Cette opération qui ne laisse ni per¬ sonne à sa place, ni rien en place, et qui désorganise fiévreusement toutes les forces de l’Etat, en livrant son administration comme une proie à l’inexpérience ou à l’incapacité du premier venu, les répui-

4 M. Pierre de Wilt, que son nom honore et qui, voulant honorer son nom, s’est déjà fait connaître par des travaux historiques très justement appréciés, vient de publier une excellente brochure intitulée : l } Épuration sous la troisième république . Rien de plus précis et de plus incisif. C’est une démonstration péremptoire du mal produit dans le gouvernement et l’ad- ministration de la France par l’instabilité de la République, par la rapidité et la multiplicité des changements qui lui créent tant de dynasties nou¬ velles de fonctionnaires. Cette brochure est éditée par la Société anonyme des publications, 13, quai Voltaire, Paris.


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blicains l’ont appelée « l’épuration ». Mais ils n’ont mis dan 3 « l’épuration » aucune prétention morale, on le sait. S’ils ont épuré la République, ils ne l’ont pas purifiée ; au contraire. C’est un soin que la France, tôt ou tard, prendra elle-même, et Dieu veuille que ce soit prochainement !

S’il faut prêter à M. Crispi une oreille crédule, l’Europe n’aura jamais été plus sûre de son repos, de sa tranquillité, parmi le cliquetis même de ses armes, que depuis le colloque de Fried- richsruhe, et la France, en particulier, n’a plus rien à craindre sur ses frontières. Mais le discours prononcé par M. Crispi, dans le banquet vraiment solennel qu’on lui a donné à Turin, aura-t-il la vertu de calmer l’inquiétude de l’Europe et celle de la France, comme il l’a espéré ou feint d’espérer ? Nous en doutons. M. Crispi déclare, non sans une certaine jactance, que « l’Italie, sur le con¬ tinent, est l’alliée des nations du centre et que, sur mer, elle agit d’accord avec l’Angleterre ». Or, la déclaration de M. Crispi doit être véridique, le comte Kalnoky l’ayant confirmée devant la Délé¬ gation hongroise. Triple ou quadruple, cette alliance, à en croire M. Crispi, ne se serait formée contre personne ; contre personne, si ce n’est un assaillant qu’on paraît connaître, qu’on ne nomme pas et qui, au premier mot qu’il dirait, au premier geste qu’il ferait, pour troubler la paix de l’Europe, rencontrerait devant soi la police for¬ midable des trois ou quatre nations liguées dans cet honnête dessein de protéger la paix européenne. Que l’Italie, sous les auspices de M. de Bismarck, menace la France ! M. Crispi proteste. Non, « nul ne peut désirer ni vouloir une guerre de l’Italie et de la France ». Et M. Crispi le jure en alléguant ses sentiments personnels, le sou¬ venir qu’il a gardé de l’hospitalité française. Il invoque, par surcroît, la confiance même de notre gouvernement : « II sait, s’écrie-t-il, que je ne tramerai rien contre un peuple lié à l’Italie par l’analogie de la race, par les traditions et par la civilisation. » Puissantes et belles raisons parmi lesquelles la mémoire un peu infidèle de M. Crispi n’en aura oublié qu’une : celle de la reconnais¬ sance que Tltalie pourrait devoir au peuple qui a versé son sang pour elle à Magenta et à Solférino. Donc, sous la foi de ces paroles généreuses de M. Crispi, la France ne se préoccupera pas des intentions plu3 ou moins secrètes de l’Italie, même quand, aux pieds des Alpes et jusque sur leurs cimes, elle amasse une armée, ou quand, de Rome à Gênes et à Naples, on proclame qu’il faut reprendre à la France la Savoie, Nice et la Corse, sans compter tout ce qu’on a le droit de revendiquer, contre elle ou auprès d’elle, sur le littoral africain de la Méditerranée…

M. Crispi n’atteste pas seulement M. Crispi en personne et


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M. Rouvier. Il atteste M. de Bismarck ! Car rien de plus innocent que le colloque de Friedrichsruhe : si M. Crispi et M. de Bismarck, « qui est pour lTtalie un ami de la première heure », ont « conspiré » à Friedrichsruhe, c’est uniquement « en faveur de la paix ». M. Crispi va jusqu’à répéter, sans peur d’être indiscret, ces mots que M. de Bismarck, la main dans la main, lui aurait laissés comme adieu, à Friedrichsruhe : « Nous avons garanti la paix, nous avons rendu service à l’Europe. » Ces mots seront-ils sérieusement ceux de l’his¬ toire ? Ou bien sont-ils ceux d’une comédie ! Nous ne voulons pas, nous ne pouvons pas en juger actuellement. Ce qui nous étonne, c’est que M. Crispi, tout en s’évertuant à rassurer la France qui, elle, ne menace la paix de l’Europe ni sur les Alpes, ni sur les Vosges, n’hésite pas à braver la Russie plus ou moins directement : il se targue de soutenir la Bulgarie ; il réclame pour lTtalie la gra¬ titude des principautés balkaniques ; il s’honore de pratiquer dans la péninsule des Balkans une politique qui n’est pas précisément celle qu’observait naguère M. de Bismarck. Il faut remarquer qu’à l’heure même où M. Crispi tenait un tel langage, on commençait, dans les journaux de Berlin, à traiter avec plus de bienveillance le prince Ferdinand, le gouvernement bulgare. En réalité, M. Crispi laissait voir, du côté de l’Orient, l’objet de la triple ou quadruple alliance, tandis qu’il s’efforçait à le dissimuler, du côté de l’Occident. Eh bien ! un discours qui a ces différences de ton et qui trahit l’intime accord de l’Italie avec l’Allemagne, l’Autriche et même l’Angleterre, dans des circonstances où il y a entre les affaires de l’Orient et celles de l’Occident une si étroite connexité, nous instruit assez per¬ tinemment de la créance que nous devons à la sincérité de M. Crispi. Il ne rassure pas plus la France par son discours qu’il n’a rassuré par ses serments la Turquie, que l’ambition de l’Italie, ses intrigues et ses apprêts alarment dans la Tripolitaine. Le charlatanisme diplo¬ matique de M. Crispi ne trompe pas le Sultan. Pourquoi tromperait- il M. Floureps ?

Le discours de M. Crispi a fortifié le sentiment, excessif déjà, que l’Italie a de sa puissance naissante. C’est un mérite patriotique et ministériel qu’on peut apprécier à Rome, non à Paris, où M. Crispi n’a persuadé personne et où il a fait sourire beaucoup de monde. À la harangue de M. Crispi nous préférons, en tant qu’as¬ surance pacifique, les conventions par lesquelles l’Angleterre et la France viennent de régler quelques-uns de leurs différends. Des trois conventions du 24 octobre, l’une oblige la France à évacuer dans les Nouvelles-Hébrides les postes qu’elle y occupait : la bonne foi, autant que la logique, aurait sufli, après les engage¬ ments pris en 1878 et en 1885, à l’y obliger^ L’autre, par com-


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pensation, nous attribue définitivement, dans l’archipel de Taïti, la souveraineté des Iles-sous-le-Vent, souveraineté que l’Angleterre nous contestait encore et qu’elle reconnaîtra désormais : parmi ces sept îles, celle de Bora-Bora offrira un excellent mouillage aux navires qui auront traversé le canal de Panama. L’avantage que la troisième de ces conventions promet à la France, elle le garantit aussi à l’Europe : elle neutralise pour toutes les puissances le canal de Suez ; la navigation y sera libre en temps de guerre comme en temps de paix ; le blocus n’y pourra être établi par personne, pas même par le Sultan, suzerain de l’Égypte ; une commission inter¬ nationale tracera sur les bords du canal la zone qui devra rester inaccessible aux armées et c’est cette commission qui en appellera aux puissances pour protéger la neutralité du canal, si jamais un agresseur tente de la violer, au mépris de l’Égypte et de la Turquie. Il est bien vrai que l’Angleterre, qui, à Périm, barre avec ses canons le détroit de Bab-el-Mandeb et qui, sur le lit¬ toral de la Méditerranée, tient encore garnison en Égypte, domi¬ nera les deux extrémités de l’isthme : elle en pourra toujours, à volonté, ouvrir ou fermer les issues. L’avantage de cette convention semble donc en partie incertain, en partie fictif. Néanmoins, il est bon, moralement, que les puissances consacrent leur droit en neu¬ tralisant le canal : ce droit, le temps le complétera peut-être par la neutralisation de l’Égypte elle-même. Et puis, tout ce qui restreint, sur les territoires où se heurtent les rivalités des puissances, le champ des disputes et des hostilités, n’est-ce pas une œuvre bien¬ faisante dont non seulement la France, comme l’Angleterre, mais l’humanité, comme l’Europe, doivent se féliciter ?

Auguste Boucher,


La première édition des deux premiers volumes de l’Histoire de la Monarchie de Juillet, par notre ami et collaborateur M. Paul Thureau* Dangin, était depuis longtemps épuisée. Une seconde édition est publiée par la maison Plon. Ce n’est pas une simple réimpression. Les nombreux documents inédits dont l’auteur a reçu communication depuis sou premier travail l’ont amené à refaire complètement, et sur un plan beaucoup plus développé, certaines parties de son livre, notamment celles qui trai¬ tent de la politique étrangère, d’un intérêt si vif au lendemain de la révolution de Juillet. Les deux volumes se trouvent ainsi accrus de deux cents pages. Bien des faits diplomatiques jusqu’alors inconnus, ou mal connus, sont, pour la première fois, mis eu lumière.


BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE


Les Chevaliers de Malte et la

Marine de Philippe II, par le

vice-amiral Jurien de la Gra-

"vière, membre de l’Institut. 2 vol.

in-18, avec 6 cartes (Plon et Nour¬ rit), 1887.

Dans cette nouvelle étude, l’émi¬ nent historien de la marine, d’antre- fois retrace la dernière expédition de Soliman le Grand contre l’île de Malte, en 1565. Il ne se borne pas à relater très en détail les terribles péripéties de ce siège de quatre mois, si meurtrier pour les agres¬ seurs, si glorieux pour les défenseurs et pour leur intrépide grand maître, le Français Jean de La Valette ; — comme dans ses précédents ouvra¬ ges, il se plaît à tracer un tableau complet de la situation politique de l’Europe pendant la période qu’il étudie, montrant les conséquences funestes pour la civilisation chré¬ tienne, qu’eût entraînées fatalement le succès des Turcs, et faisant bien comprendre comment le triomphe final des héroïques chevaliers pré¬ serva, cette fois encore, l’Europe moderne de l’invasion et de la bar¬ barie musulmanes que la victoire de Lépante vint, six ans plus tard, re¬ pousser pour toujours. En décrivant, avec le talent et la haute compé¬ tence que l’on sait, les opérations de terre et de mer de cette cam pagne fameuse, où la gloire de l’Ordre de Malte parvint à son apogée. M. Ju¬ rien de la Gravière a eu l’occasion de faire, entre le siège de 1565 et celui de Sébastopol, maints rappro¬ chements des plus curieux.


La Vie et les mœurs à, la Plata,

par M. Emile Daireaux. 2 vol.

in-8\ (Hachette.)

L’auteur, avocat à la Cour de Paris, a acquis, par un long séjour dans ces contrées, une connaissance approfondie de leur vie sociale, de leurs institutions, de leurs res¬


sources ; aussi son livre est-il nourri de traits de mœurs personnellement recueillis, en même temps qu’il est plein de descriptions pittoresques du pays, observé sous ses aspects les plus divers. Il nous en met sous les yeux la vie intime et extérieure, dans son cadre naturel, sans omettre aucun des détails qui peuvent inté¬ resser aussi bien nos financiers que nos agriculteurs et nos commer¬ çants : ethnographes ou économis¬ tes, éleveurs, industriels ou légistes trouveront ample moisson de docu- ments dans ces deux volumes qui passent en revue tour à tour : le sol et la race, la rue, la vie de famille, les finances et les affaires, la vie publique, la vie légale et sociale des étrangers, l’industrie pastorale dans les pampas, et les industries agri¬ coles.


Progrès et Pauvreté, par Henry George, traduit par M. P. Le Monnidr. 1 vol. iu-8°. (Librairie Guillaumin.)

C’est en cherchant la raison d’un fait qui a préoccupé tous ceux qu’intéressent les problèmes de la vie sociale actuelle, que M. Henry George, le célèbre socialiste améri¬ cain, a été conduit à faire un examen approfondi de plusieurs théories courantes de l’Economie politique. Pourquoi, en dépit de l’accroisse¬ ment de la puissance de production, les salaires tendent-ils à devenir le minimum de ce qu’il faut pour vivre ? Voilà le point de départ de cette enquête très originale dont la conclusion est : la suppression du monopole de la terre.

Pour arriver à cette conclusion en restant dans le domaine de l’éco¬ nomie politique, M. Henry George a dû commencer par faire table rase des théories classiques. Après avoir détruit la théorie du salaire et la théorie de Malthus qui l’appuie, il a formulé les trois lois de la répar-


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tition de la richesse, les faisant corollaires les unes des autres, et concluant ainsi • la part qui doit revenir au travail et au capital étant déterminée par la part qui revient au propriétaire foncier, si la rento de la terre monte, comme elle le fait toujours quand augmente le pro¬ grès matériel, les salaires et l’in¬ térêt doivent baisser. Pourquoi la rente monte-t-elle ainsi à mesure que s’accroît le progrès matériel ? Parce que la terre, étant propriété privée aans la société où nous vi¬ vons, elle est un objet de spécula¬ tion. Le libre accès de tous à la terre est donc d’après M. Henry George le seul remède aux maux dont souffre notre société.

Nous n’avons pas besoin de faire nos réserves sur les théories du grand socialiste américain, mais il nous a paru intéressant de la signaler à nos lecteurs.


De la Procédure parlementaire,

par M. Eugène Pierre, secrétaire général de la présidence de la Chambre. 1 vol (Quantin.)

Au moment où les Chambres se réunissent, on lira avec intérêt le petit volume que M. Eugène Pierre vient de publier Ce n’est point un traité didactique sur cette procé¬ dure ; l’auteur s’est surtout appliqué à en faire ressortir les tendances, le but, la philosophie. Il paraît avoir très à cœur de la défendre contre l’accusation de « chinoiserie » qu’on porte souvent contre elle.

On trouvera dans ce volume la compétence, la clarté, ce grand amour des choses parlementaires qui distinguent M. Eugène Pierre et qui ont fait le mérite de ses pré¬ cédents travaux sur la matière.


Compïègne, par Lefebvre Saint- Ogan. 1 vol. illustré de 25 gra¬ vures. (Quantin.)

Combien de souvenirs rappelle ce nom de Compiègne ! Ces quinze siè¬


cles qu’il évoque en même temps pour notre imagination. Depuis Clo¬ taire I er, qui mourut à Compiègne, jusqu’à Napoléon III, le dernier ha¬ bitant de son château, la France n’a guère eu de souverain qui n’en ait fait son séjour de prédilection, et l’antique cité peut aire comme la vieille femme des Feuilles d’automne : « — J’en ai tant vu, des rois !… »

Ce sont ces mots que M. Lefebvre Saiut-Ogan a pris pour épigraphe d’un livre qu’il consacre à Compiè¬ gne et à ses environs si pittoresques. Au hasard de la rencontre, dans une promenade à travers les rues et la forêt, avec la fantaisie et l’abandon d’un humoriste qui n’a pas peur des digressions ni des parenthèses, il nous dit de quels grands événements de l’histoire, de quelles menues anecdotes des mémoires furent té¬ moins ce château, ces anciens hôtels, ces tours, ces cloîtres en ruines, ces ombrages mystérieux et tant de fois séculaires sous lesquels l’Arioste a

f >lacé le lieu de réunion des cheva- iers de la Table Ronde.

De gracieux dessins de M. Boudier, placés en tète de chaque chapitre, représentent quelques*uns des plus jolis coins de Compiègne et de la forêt.


Home Rule, par E. Poirés. 1 vol.

(Nouvelle Librairie parisienne. Sa-

vine.)

La question irlandaise, tant de fois discutée et jamais résolue, est présentée ici sous la forme d’une histoire très simple, celle d’un vieux berger de l’Ouest, et racontée de la façon la plus émouvante. Le meurtre d’un lord anglais, assassiné au mi¬ lieu de ses fermiers révoltés dans une nuit sanglante, les incidents du procès, la dernière partie se passant a Londres lors des explosions qui ont causé une si grande épouvante, voilà une suite de tableaux faits pour captiver le lecteur et l’intéresser à la cause que soutient avec héroïsme la patrie irlandaise.


L’un des gérants : JULES GERVAIS.


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LE MARÉCHAL COMTE DE MOLTKE


I

Le 7 novembre 1806, l’opulente cité de Lubeck était trans¬ formée en un champ de carnage. Comme un animal traqué, malgré la protestation des magistrats, Blücher s’y était jeté violemment. Mais les Français en atteignaient les portes au moment oh elles se refermaient sur les derniers débris de l’armée prussienne. Sans se soucier d’ouvrages qui, bien qu’affaiblis, présentaient encore des obstacles sérieux, les soldats de Soult et de Bernadotte les escala¬ daient sous la mitraille, avec cette audace inouïe, cette ardeur irrésistible, puisées dans un succès non pareil. Une lutte effroyable s’engageait dans les rues, et tandis que les Prussiens enveloppés et taillés en pièces mettaient bas les armes ou s’enfuyaient, les infortunés habitants s’abîmaient dans la douleur, au milieu du sac de leur ville.

C’est ce jour même, dans la brutalité d’une prise d’assaut, qu’Helmuth Charles-Bernard de Moltke, âgé de six ans, fit con¬ naissance avec les Français.

Il est des souvenirs d’enfance qui ont dominé toute une vie m : celui-ci en aura-t-il été un ? Cruel souvenir dans tous les cas, que l’ordinaire gaieté des impressions du premier âge ne devait pas être pour dissiper chez l’enfant très abandonné d’un père chargé de famille et privé de fortune. Comme elle apparaît froide cette enfance, avec sa misère non dissimulée, la rigueur voulue de son éducation étroitement militaire, et un délaissement si navrant qu’une pitié saisit l’âme à s’en ressouvenir ! La mère ne s’y révèle nulle part, elle, le cadre obligé de tous les bonheurs de l’enfant. Sourires absents, baisers perdus du début de la vie, si l’âpre besoin n’en meurt pas à force de désaccoutumance comme ils suffi¬ sent seuls à expliquer l’assombrissement d’un caractère ! Dès au sortir de l’enfance, Moltke était déjà le grand taciturne, le rire lui était

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inconnu, le plaisir lui demeurait indifférent, et bien que sa nature, trop riche pour s’être insensibilisée à ce dur régime, eût conservé l’infini trésor des tendresses et des délicatesses du cœur, il devait rester muré, impénétrable, sauf à quelques rares amis et à la compagne de sa vie.

Originaire du Mecklembourg, d’une ancienneté et d’une noblesse indiscutables, la famille de Moltke se trouvait disséminée en Dane¬ mark, en Suède et en Norwège. Cette origine met mal à l’aise certains biographes. Les vrais Prussiens ont peine à avouer que leur Moltke ne leur appartient pas depuis le berceau. Sous ce rap¬ port, leur susceptibilité patriotique ne s’alarme-t-elle pas à tort ? L’homme de guerre qu’ils revendiquent n’a-t-il pas conquis des titres à la reconnaissance de son pays d’adoption, qui le font plus Prussien que le séjour constaté de sa famille durant vingt géné¬ rations aux bords de la Sprée ? Toujours est-il qu’en Poméranie on n’en a pas pris son parti, et on fait sonner très haut que le père de l’illustre chef d’état-major général a servi dans les rangs prus¬ siens. Pour vrai que soit le fait, il nous semble très infirmé par cet autre que Fritz de Moltke, après avoir quitté l’armée prus¬ sienne, comme capitaine, pour s’occuper de la gestion de sa fortune très compromise, se décida à reprendre du service en Danemark, où il parvint au grade de lieutenant-général.

C’étaient d’ailleurs des temps fort troublés que ceux-là ; Napoléon avait pris à tâche de brouiller toutes les nationalités, et les actes de naissance des gens, si tant est qu’ils en eussent, devaient étrangement s’en trouver. Le bien-être de tous, les affaires privées, la sécurité d’existence, la conservation des liens de famille, s’en ressentaient aussi cruellement. Pour relever sa fortune si atteinte, tout ce qu’entreprend Fritz de Moltke échoue misérablement ; rien ne va, rien ne tient dans ce désordre des événements, il n’y a plus de -place dans cette épopée militaire à outrance que pour l’homme de guerre. L’ex-capitaine le sentit et revint au harnais. Cette fois seulement ce fut en Danemark, tandis que son frère, emporté dans une de ces gigantesques razzias d’hommes, holocaustes jetés en pâture au génie dévorant de Napoléon, allait mourir, en défendant l’aigle française, aux bords de la Bérésina.

Un des ancêtres du prince de Bismarck, au temps de la guerre de Trente ans, avait, dit-on, porté les armes pour le service de la France. Cette disgrâce, le maréchal de Moltke la partage donc avec le grand chancelier, elle est toutefois pour lui encore plus carac¬ térisée, puisqu’il s’agit de son propre oncle.

L’éducation d’Helmuth de Moltke devait naturellement souffrir des heurts, des privations, des déceptions de l’existence paternelle.


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La famille était nombreuse, chaque année l’augmentait, lui était venu le troisième ; il importait que les aînés fissent promptement place aux plus jeunes. Ayant l’âge de neuf ans, l’enfant fut donc placé, avec un de ses frères, chez un pasteur, dont l’enseignement passait pour réputé. Chez le révérend, on le sent aimé, choyé, environné de soins ; c’est encore le bon temps. Mais la gêne se fait de plus en plus dure, il faut aviser ; l’extrême jeunesse des deux enfants pèse bien légèrement dans la balance ; le père se décide à demander et obtient, pour chacun d’eux, une bourse à l’École militaire des cadets de Copenhague.

Alors commença une longue période de six années bien sombres, une de ces périodes de fer qui broient certains petits êtres trop nerveux, trop sensitifs, et qui cuirassent les autres pour la vie contre toute émotion douce, contre tout sentiment vibrant, six années de geôle militaire, rudes, grossières, brutales comme les sergents de planton qui y régnaient, sans un aperçu riant, sans un détendement de l’être, sans une diversion bienfaisante. Pour sur¬ monter sans faiblesse les terreurs d’une pareille éducation, il fallait une énergie d’homme. Moltke l’avait. Déjà il appartient tout entier à sa tâche, le travail l’a conquis ; dès maintenant, partout où il paraîtra, il étonnera par l’excès de ses progrès comme de son application. À l’École des cadets de Copenhague il est le premier, plus tard il le sera aussi à l’Académie de guerre do Berlin. Son enfance, sevrée de distractions, l’a raidi contre le plaisir ; à peine s’il s’accorde de temps à autre de fréquenter chez une famille qui lui ouvre son intimité ? le souvenir qu’il en garde éveille sa grati¬ tude, mais l’on sent, malgré tout, combien un passe-temps de cette sorte tient peu de place dans cette vie toute bâtie de labeur inin¬ terrompus. Au fond, c’est déjà un ambitieux, mais un ambitieux de haut vol et de bonne marque, ambitieux du devoir scrupuleusement accompli, ambitieux qui cherche sa voie, l’œuvre à laquelle il accolera son nom, et qui calme ses ardeurs impatientes, en écha¬ faudant toujours plus haut le bagage de sa science, afin d’être prêt, si les circonstances l’y convient, à monter sa fortune aux plus radieuses destinées. Ses camarades s’inclinent devant sa supériorité naissante. « C’était un svelte jeune homme », écrit l’un d’eux, « avec de longs cheveux blonds, des yeux bleus et doux, d’un abord silencieux mais aimable et affectueux, d’une physionomie ouverte, qui s’assombrissait parfois sous un nuage soudain, lorsqu’il se croyait inobservé, sorte de signe indélébile d’une tristesse inoubliée. Son impitoyable application d’esprit et sa volonté de fer ne s’effrayaient d’aucune tâche, et finissaient toujours par la conduire à bien. À ses camarades, il inspirait un sérieux respect,


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il ne l’ignorait pas, et cependant, en aucun cas, il n’aurait voulu, vis-à-vis d’eux, se prévaloir de sa supériorité. Suffisamment cau¬ seur et communicatif dans les relations ordinaires, très sérieux, très circonspect dans son travail et dans sa manière de servir, il se montrait animé par excellence d’un amour du devoir infatigable et d’une conscience presque sans exemple. »

De la garnison de Rendsburg, où il se morfondait comme second lieutenant d’infanterie, Moltke n’avait pas tardé à peser dans son esprit avisé combien restreintes étaient les chances d’avenir au service du Danemark, du Danemark découronné de la Norwège, donnée par Napoléon à la Suède, et encombré d’une foule d’officiers à la suite, provenant de tous les régiments licenciés après 1815. Un caractère moins résolu eût hésité à sacrifier une position déjà acquise contre un avenir encore incertain ; lui, sa décision prise, donna sa démission, et s’achemina vers Berlin, où il se soumit à nouveau à une série d’examens qui lui firent conférer, cette fois dans l’année prussienne, un grade de second lieutenant au 8 e d’in¬ fanterie, stationné à Francfort-sur-l’Oder. On était en 1822. Mais, dès l’année suivante, le lieutenant de Moltke se présentait avec succès à l’Académie de guerre. Durant trois années, il en suivait les cours avec une distinction rare, et ne rentrait à son régiment que pour le quitter au bout de quelques mois. C’est sa dernière apparition dans les troupes. À partir de ce moment, il est voué au service d’état-major, il en explorera successivement les branches les plus variées, et sa vie militaire ne s’achèvera pas sans qu’il en ait connu, à maintes reprises, les lourdes et multiples responsa¬ bilités.

Comme tous les débutants, on l’attela à un levé de plans ; de 1828 à 1831 il appartint au bureau topographique et noircit plu¬ sieurs planchettes. Mais il ne lui suffisait pas de se prendre corps à corps avec le nivellement, à sa large nature, il fallait un horizon plus vaste. Quoique sa tâche quotidienne fut très astreignante, Moltke, très épris d’histoire et de littérature, écrivit un livre sur les Rapports respectifs de la Belgique et de la Hollande, depuis leur séparation sous Philippe //, jusqu } à leur réunion sous Guil¬ laume /*’. Ce livre paraissait en 1831, au moment même où la Bel¬ gique, assistée par la France, se dégageait à nouveau du royaume des Pays-Bas, et proclamait son indépendance.

L’année suivante, Moltke, promu premier lieutenant, entrait au grand état-major général. Trois ans après, nous le retrouvons capitaine, et décidé à aller chercher à l’étranger ce complément de connaissances, cette variété d’aperçus, cette vue du monde, sans lesquels les idées d’un homme n’acquièrent jamais ni toute leur


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ampleur ni toute leur portée. Un bûcheur ordinaire serait resté sur ses livres, confiné dans sa besogne journalière, lui, voit grand et juste, il sent, qu’ayant conquis son développement intellectuel, il faut aller à la découverte, et il part. Il visite d’abord en détail l’Italie septentrionale. Cela ne se faisait pas à la vapeur comme aujourd’hui, les relais dans cet admirable pays devenaient facile¬ ment des étapes, car l’on prenait son temps pour regarder, admirer et retenir. Moltke y séjourna l’été et l’automne de 1834. Loin d’en être calmée, son ardeur voyageuse y puisa un nouvel enthousiasme et de plus ambitieuses visées. On ne tombe pas impunément des brouillards de la Vistule aux pays du soleil. Cette chaude nature aux colorations puissantes, soit qu’elle vous saisisse tout l’être, lorsqu’elle surgit dans sa gloire, sous le ruissellement tumultueux de la lumière du jour, soit qu’elle fonde délicieusement votre âme, lorsqu’elle l’enveloppe mystérieusement sous la clarté d’argent des traînées sidérales, cette chaude nature vous tient une fois et ne vous lâche jamais. En revenant d’Italie, Moltke avait les yeux tournés vers l’Orient. Il prit à peine quelques mois pour se préparer à ce nouveau voyage, et, son congé obtenu, il se mettait en route.


II

C’était un vrai voyage alors que d’atteindre par terre Constan¬ tinople. Aujourd’hui même, on n’y entre que par mer, et, malgré le méchant renom de la mer Noire, lorsque la voie ferrée fait défaut, personne n’hésite à s’embarquer à Varna. Il est presque sans exemple qu’un voyageur affronte, pour son agrément, la tra¬ versée des Balkans et les gîtes si misérables de la Bulgarie et de la Roumélie. Par là, l’on juge des fatigues et des difficultés dont était semée cette voie inexplorée en l’année 1835. Elle n’était per¬ mise qu’à un cavalier bien en selle, aussi robuste de santé que d’énergie, à un militaire en quête de péril et d’inconnu.

Au sud de la vieille Orsowa, et dans son voisinage immédiat, s’élevait, du sein des flots du Danube, une île portant une forteresse turque : c’était la nouvelle Orsowa. Bien que leurs frontières eussent été reculées des Karpathes aux Balkans, les Turcs avaient gardé cette place et un pacha y résidait. L’on eût dit un avant-poste poussé au loin sur les terres chrétiennes, un vestige oublié d’un passé victorieux, un dernier minaret lançant le dernier appel du prophète à l’Occident rebelle. Moltke y arrivait le 25 octobre, avec un compagnon de voyage. Malgré l’accueil très gracieux du pacha, l’entrée en terre turque ne leur parut rien moins que souriante.


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Les rues étroites étaient d’une malpropreté repoussante ; les mai¬ sons en bois, sans vitres, offraient tout le confortable d’un hangar ; les hommes s’habillaient de lambeaux aux couleurs criardes ; les femmes glissaient, voilées, semblables à des spectres ; le froid était fort vif, et le soleil se dérobait toujours. Aussi le voyage se poursuivit hâtivement à travers la Yaîachie, sur une sorte de char- à-bancs attelé de huit chevaux, auxquels on ajoutait un renfort de buffles aux passages difficiles. La pluie tombait infatigable ; les postes étaient de véritables cavernes creusées dans la terre, avec un toit couvert de branches d’arbres ; la misère dépassait ce qu’on peut concevoir. Au bout de ce désert, ce fut une joyeuse surprise de trouver Bucharest, une ville de 100 000 âmes, avec des églises, des palais, tout cela jeté, il est vrai, pêle-mêle dans une agglo¬ mération de masures branlantes, avec des cercles, des journaux, des théâtres, des équipages, et surtout de véritables hôtels.

Après un repos d’une semaine, le voyage fut repris, cette fois en traîneau. On appelait de ce nom flatteur une claie, attelée de quatre chevaux, si courte et si étroite que les jambes s’élevaient plus haut que le bord, et que, vu le mouvement très rapide, on ne se maintenait en place qu’avec une peine extrême. Avant le pre¬ mier relais, Moltke était déjà tombé deux fois du traîneau. « Le conducteur de la voiture miniature, dit-il, n’en tenait aucun compte ; il poursuivait sa course furieuse avec ses petits chevaux, et l’on avait toutes les peines du monde à lui faire comprendre, à force de cris, qu’il avait perdu une partie essentielle de son chargement. »

Pour des voyageurs européens, l’absence complète d’hôtels cons¬ tituait une dure privation. Le caravansérail ne leur offrait que ses murs nus et l’eau de sa fontaine. On y dormait sur une natte, tout habillé, après avoir avalé une écuelle de pillaw et bu une tasse de café préparés par les Tartares de l’escorte. À Giur- gewo, on passait le Danube, très large en cet endroit et formant plusieurs îles, et, à partir de Routschouk, le voyage se poursui¬ vait à cheval. On faisait 12 à 15 lieues sans manger ; le sol, très inégal, était gelé et couvert d’une neige profonde et molle ; les rivières débordaient ; parfois on s’égarait et on était surpris par la nuit tombante à la poursuite d’un guide introuvable. Pourtant on se rapprochait rapidement du but rêvé. Déjà avaient défilé Choumla serti dans un contrefort des Balkans, et n’ouvrant qu’un côté sur la plaine du Danube, Kasan profondément encaissé au fond d’une gorge rocheuse, Isnélijé pendant entre les nuages aux cimes méri¬ dionales des Balkans, la belle Andrinople, avec l’étagement de ses tours et de ses coupoles, son fouillis de toits rouges, émer¬ geant d’une vaste et verdoyante prairie, entre les sombres ramures


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de puissants groupes d’arbres et les lacets d’argent de nombreux cours d’eau. Bientôt le soleil apparut, se levant derrière une montagne lointaine, au pied de laquelle s’étendait une ligne argentée : c’était l’Asie, c’était l’Olympe couvert de neige, c’était la claire Propon- tide, dont les flots, d’un bleu foncé, berçaient des voiles brillantes comme des cygnes, et, du fond de la mer, jaillit, dans un rayon¬ nement sans égal, une mer de minarets, de mâts et de cyprès : c’était Constantinople.

Parti en simple touriste, Moltke dut à son mérite et aux conseils intelligents qu’il prodigua pour la réorganisation militaire de l’empire ottoman de voir son séjour en Turquie se prolonger pendant plusieurs années, et son simple voyage d’exploration se transformer subitement en mission. Ses impressions de voyage ont été publiées en 1841, elles vont de 1836 à 1839. Elles se manifestèrent dans une série de lettres adressées à des amis, sans intention de publicité : on leur a avec raison conservé leur première forme. Malgré leur date ancienne, elles attachent encore aujourd’hui, car l’Orient change peu, et l’auteur qui nous le présente est un observateur comme il n’y en a guère, un esprit que tout intéresse et qui se rend compte de tout. La nature, la topographie, la mytho¬ logie, l’histoire, la politique, la stratégie, lui sont également familières, et le futur chef d’état-major général de l’empire d’Alle¬ magne se révèle déjà tout entier dans ce livre, qui témoigne de l’intelligence la plus ouverte et la plus avisée, ainsi que du plus vaste ensemble de connaissances parfaitement assimilées.

Il aimait passionnément Constantinople, il l’aimait en artiste, il y revient sans cesse dans ses récits, en croyant dont rien ne peut rompre l’extase. Et comme, quand il en parle, il sait peindre, il sait sentir ! Je n’en veux retenir que cette description magistrale de la ville, de ses entours de terre et de mer, précise comme un plan topographique, éclatante de vie et de coloris comme un tableau. Il vient de monter sur la haute tour de Galata, guettant à l’horizon le navire qui doit amener trois officiers, ses camarades, chargés de constituer avec lui la mission militaire prussienne. La beauté du spectacle l’arrache à son impatience :

Les îles des Princes et le rocher de Proti émergent avec leurs bleus contours de la nappe brillante, limitée par le cap de Mudiana ; à l’arrière-plan, l’Olympe déchiqueté élève sa tête neigeuse, semblable à un nuage blanc, au-dessus de cette marine ensoleillée et chaude, et à l’horizon le plus lointain, sous une forme nébuleuse à peine recon¬ naissable, apparaissent Calotimnia et les montagnes de Gyzique.

Quarante pas suffisent à faire le tour de la balustrade ; mais quelle


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diversité d’objets l’œil n’aperçoit-il pas pendant ce court circuit 1 Du bord oriental le regard s’étend sur le faubourg de Scutari, la vieille Chrysopolis, qui monte en amphithéâtre avec ses maisons innom¬ brables, ses magnifiques mosquées, ses bains et ses fontaines, le long d’une hauteur dont le sommet est couronné par une sombre forêt de cyprès. Dans le site le plus ravissant, au bord de la mer de Marmara, s’élève une caserne colossale pour 10 000 hommes et la gracieuse mosquée de Sélimnié ; à droite brillent les maisons de Kadikoï, l’an¬ cienne Chalcédoine, dont les jardins couronnent les falaises escarpées de Moda-Burnu, et, plus loin, un cap d’une beauté extraordinaire, planté de cyprès et de platanes gigantesques, s’avance dans la mer. Un petit phare à sa pointe extrême lui a donné le nom de « Jardin de la Lanterne ». Plus près, au point où le Bosphore se jette dans la Propontide, la tour des Jeunes-Filles émerge des flots avec ses formes fantastiques ; ce serait une délicieuse retraite pour un ermite qui, au milieu du mouvement et de la vie la plus variée, entouré d’un million d’hommes, voudrait se plonger dans la solitude la plus profonde. Trois grandes villes regardent cette tour, les plus grands navires passent à ses pieds, des canots sans nombre l’entourent, mais sans y toucher. Chacun se détourne avec effroi de ces murs, car ils renfer¬ ment un hôpital de pestiférés. Mais, avant tout, c’est la pointe du Sérail qui attire le regard de l’observateur par la beauté de sa forme et la splendeur extraordinaire de ses couleurs. Le Bosphore se jette avec furie sur cette pointe formée par la Corne d’Or et par la Propon¬ tide ; ses flots bondissent ici par tous les temps, et sur ce fond d’un bleu sombre, à côté de l’ombre des cyprès et des platanes, se dessi¬ nent, avec une netteté merveilleuse et des formes gracieuses, les kiosques de marbre et leurs grilles dorées, les minarets blancs et les coupoles grises resplendissantes.

Et maintenant je vous conduis au bord septentrional de la tour, d’où le regard étonné poursuit les rivages du Bosphore jusqu’à la montagne des Géants. Semblable à un fleuve immense, le détroit ondule entre des palais, des mosquées, des kiosques et des châteaux, reliant deux mers, séparant deux parties du monde. Il forme à vrai dire la rue priucipale de Constantinople, si l’on veut comprendre sous ce nom toute cette agglomération de villes, de faubourgs et de vil¬ lages, où huit cent mille hommes se pressent les uns contre les autres. Toutes les façades principales des villas turques sont tournées vers le Bosphore, et le raïah s’efforce de conserver au moins quelques pieds de terrain, pour sa maison ou pour son jardinet, au bord des flots. Sur la côte asiatique brille, à côté de la ravissante mosquée de Béglerbley, le palais d’été de Starros : sur la côte européenne Bé- chiktak, résidence d’hiver du sultan, et Tchirragan, encore en cons-


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Iruction, et qui surpasse en étendue tous les autres palais. Là passent les navires gigantesques, les voiles blanches s’étagent les unes sur les autres pour accaparer chaque souffle du vent du sud ; des flottes entières le mettent à profit pour surmonter la force du courant. Les bateaux à vapeur s’avancent fiers et indépendants du vent ; les longues traînées de fumée s’élèvent dans le ciel pur, et les rivages retentissent des coups rapides de leurs roues ; immobiles, énormes, les vaisseaux de guerre se reposent en longues rangées, pleins de menaces avec leurs trois lignes de bouches à feu. Leurs mâts fiers élèvent au plus haut des airs la flamme rouge avec le croissant d’or. Des milliers, oui, des milliers de caïcs légers, rapides et affairés, fendent dans tous les sens cette route royale et majestueuse.

Faites maintenant dix pas sur votre gauche, et, au lieu de cette scène si vivante, si mouvementée, vous ne verrez qu’un désert aban¬ donné des hommes. Aussi loin que porte le regard, rien que des plaines non cultivées, des collines sans arbres : c’est à peine si vous découvrez un sentier sablonneux dans ces broussailles et ces hautes bruyères : c’est la campagna de la nouvelle Rome. Tel est le contraste de la mer et de la terre qui environnent Constantinople.

Mais Moltke ne voyage pas uniquement pour s’éprendre des merveilles d’une nature incomparable, l’homme d’action, l’homme pratique secoue, quand il le faut, le charme ensorcelant des rêve¬ ries ensoleillées, et veut marquer ea trace partout où il passe. Il s’était fait présenter à Méhémet-Chosref, séraskier et chef tout- puissant du Sérail. Le séraskier était au courant de l’organisation militaire prussienne ; le premier il avait présenté au sultan des troupes exercées à l’européenne, le premier il avait échangé l’an¬ tique et beau costume turc contre une imitation incommode de l’uniforme européen : c’était un novateur. Aussi eut-il vite con¬ science des services considérables que pourrait rendre à l’armée turque, précisément dans la période de réorganisation qu’elle traversait, un officier aussi complet que celui qui s’offrait à lui. Le sultan Mahmoud venait d’ailleurs d’inaugurer un système de landwehr dans ses États. N’était-il pas habile d’entrer dans ses vues, en faisant porter son choix sur un officier du pays même où s’est développée cette institution, pour l’appeler en conseil dans les projets de réforme militaire ? Moltke ne tarda donc pas à être avisé par son ambassade qu’il eût à interrompre son voyage, et il demeura à Constantinople.

Outre ses entretiens presque journaliers avec Chosref-Pacha, Moltke se livrait à l’étude de la langue turque et levait le plan des Dardanelles et du Bosphore. Les Dardanelles étaient alors défendues


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par 580 pièces, dont le calibre variait de 1 à 1600 livres, pièces turques, anglaises, françaises et autrichiennes, presque toutes en bronze, le tout réparti dans des forts ou grandes batteries établis sur les deux rives de manière à croiser leurs feux. Il croyait à l’efficacité de cette défense, d’autant qu’il affirmait la supériorité incontestable du tir de terre sur le tir de mer. À ses yeux le Bos¬ phore surtout est d’une haute importance pour Constantinople.

Le vent du nord qui souffle tout l’été, et le courant qui va constam¬ ment de la mer Noire à la mer de Marmara, favorisent, beaucoup plus que les Dardanelles l’entrée d’une flotte ennemie dans les eaux de la capitale. En revanche, le cours tortueux et la largeur plus faible du Bosphore sont des éléments réels de défense, les rives du Bosphore étant de moitié moins distantes l’une de l’autre que celles des Darda¬ nelles au passage le plus étroit. Le bassin entre Roumélie-Kawak et Madschiar-Kalessi est battu par quatre batteries de plus de 250 pièces, dont les boulets atteignent d’une rive à l’autre et prennent chaque vaisseau par le flanc et en enfilade.

L’assaillant serait probablement obligé, ici, comme aux Dardanelles, de s’emparer par un coup de surprise des batteries les plus dange¬ reuses ; mais le débarquement des forces nécessaires offrirait de grandes difficultés ; il faudrait qu’il eût lieu en Asie aussi bien qu’en Europe, car les batteries de chaque côté à part suffisent pour rendre le passage d’une flotte extrêmement périlleux. Riwa et Kilios, les baies les plus rapprochées qui permettent une telle opération, sont défendues par des forts ; les points les plus éloignés de la côte escarpée sont en soi presque inabordables, et l’attaque devrait avoir lieu par de grands détours à travers des montagnes boisées, impénétrables.

Grâce à tous ces travanx, les environs de Constantinople devin¬ rent rapidement familiers au capitaine de Moltke. Il visita aussi Brousse, Smyrne, explora la Chersonèse de Thrace. Ces excur¬ sions étaient ses grandes distractions. Par ailleurs il en avait peu, et toute sa force de caractère n’était pas de trop pour s’accommoder de l’existence sévère et surtout de l’isolement de coeur qui lui étaient imposés. Il était logé chez un Arménien, drogman du séras- kier. Un intérieur arménien étant presque aussi peu récréatif qu’un intérieur turc, il en était réduit à passer son temps assis sur un sopha, les pieds ramenés sous le corps en face du Petit Martin. Ainsi s’appelait le drogman qu’on lui avait préposé pour l’aider dans ses traductions ; mais le Petit Martin rechignait ferme sur sa mission essentielle, quand il montrait en revanche un entrain extraordinaire dès qu’il s’agissait d’une pipe ou d’une partie


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tric-trac.’Moltke, on le comprend, trouvait ce tète-à-tète insuffisant. Il avait passé plusieurs jours dans la maison sans qu’un être féminin se fût montré. Enfin parut une vieille femme qui manquait abso¬ lument de séductions, puis, pour marquer de plus en plus la con¬ sidération où on le tenait, une jolie fille après l’autre. Malheureu¬ sement aucune d’elles ne parlait français, ce dont il ne peut prendre son parti, car, dit-il : « On consent volontiers à s’entretenir avec un pacha par l’intermédiaire d’un drogman ; mais en être réduit là avec de jeunes dames, cela est très dur. »

L’éternel féminin a aussi sa place dans ses préoccupations, ses notes en témoignent fréquemment. Le temps, l’habitude, ne peuvent amortir l’impression pénible qu’il éprouve à se voir servi par les Filles de la maison. 11 a beau se répéter qu’à lui apporter sa pipe et son café, à attendre les mains croisées qu’il les ait invitées à s’asseoir, il n’y a rien là qui les humilie, que c’est un usage antique, biblique et naturel, une gène l’envahit, les sentiments chevale¬ resques et chrétiens de l’Européen se révoltent à souffrir l’abaisse¬ ment du sexe faible et charmant, que notre culte a fait si fort et nos hommages placé si haut. Cependant sa philosophie se retrouve, et il ne laisse pas que de constater que la femme de part et d’autre est traitée avec quelque exagération, que, si les Turcs vont beau¬ coup trop loin dans leur sens, nous aussi nous ne gardons pas la juste mesure dans le nôtre.

Il n’est que trop vrai que l’Orient a animalisé la femme à plaisir. L’union maritale est de nature purement sensuelle, et le Turc passe par-dessus les bagatelles des assiduités, des flatteries senti¬ mentales, des langueurs et des exaltations comme sur autant de faux frais : il va directement au fait. Le mariage est conclu par les parents ; le père de la fiancée reçoit plus souvent un dédommage¬ ment pour la perte d’une servante qu’il ne donne une dot à sa fille. Le jour où la mariée entre voilée dans l’appartement de son époux, celui-ci la voit pour la première fois ; ses plus proches parents, ses frères mêmes pour la dernière.

Pour qui a vu le jour au pays de la Marguerite de Faust, de tels usages ne pouvaient qu’être absolument répugnants ; Moltke leur accorde franchement sa mésestime, puis il ajoute en homme positif qui sait bien que son dire n’y apportera nul remède :

Rien ne caractérise mieux la position des femmes en Orient que ce fait que le prophète lui-même ne sait quelle situation leur faire après la vie actuelle. Les houris du paradis ne sont point du tout les femmes ressuscitées de cette terre, et le sort qui leur est réservé après la mort, personne ne le connaît. Mes belles Arméniennes sont mieux partagées.


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Malgré la faveur toujours croissante du sultan qui l’appelle plusieurs fois en audience privée, l’accable de marques de distinc¬ tion, le décore du Nicham, se l’adjoint dans une tournée d’ap¬ parat en Bulgarie et en Roumélie, où il figure au premier rang dans la suite, Moltke trouve depuis longtemps que « la contrée la plus ravissante, et même la pipe, ne remplacent pas, pour un Européen, la société et les rapports intellectuels ». Les diplomates sont de peu de ressource, vivant dans des villages différents, séparés par les distances et par les considérations politiques. Aussi l’arrivée des officiers prussiens, qui vont lui être adjoints, sur la demande instante du sultan, pour former une mission militaire d’instruction, venant distraire sa solitude, fut saluée par lui avec transports. Les événements dont l’Àsie-Mineure était depuis quelque temps le théâtre allaient de leur côté rompre la monotonie de son existence.


III

Vers le commencement de mars 1838, Moltke entreprit son grand voyage d’Asie-Mineure, qu’il mena à bien, avec grand profit pour la science, malgré les incroyables fatigues qu’il eut à endurer, les périlleuses navigations auxquelles il se risqua dans le but d’explorer le Tigre et l’Euphrate, malgré les Turcomans pil¬ lards, malgré la guerre qui ensanglantait de nouveau ce pays tant et tant de fois dévasté.

Le Kurdistan était à feu et à sang : c’était un de ces grands territoires qui échappaient sans cesse à l’action de la Porte, comme il en existe tant dans l’empire ottoman, où le sultan a toujours à conquérir son propre Étal. Le Kurde est avant tout passionné pour son indépendance. Agriculteur par besoin, guer¬ rier par penchant, son pays, c’est tout lui-même : des villages et des champs cultivés dans la plaine, des châteaux et des forts héris¬ sant les montagnes voisines. Il combat à pied, il est excellent tireur. Tout cela le fait de tout point l’opposé de son voisin, l’Arabe, qui n’a de commun avec lui que le goût du pillage ; encore l’Arabe tient-il en cela plus du voleur, et le Kurde davantage du guerrier.

Les princes kurdes formaient une féodalité d’autant plus puis¬ sante qu’ils exerçaient un grand pouvoir sur leurs sujets. Guer¬ royant entre eux, sans admettre aucun arbitre dans leurs luttes intestines, ils savaient s’unir pour défier l’autorité de la Porte, refuser les impôts, se rebeller contre la conscription militaire,


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dont l’inégale répartition était trop malheureusement compensée par un service d’une durée telle, qu’il pouvait passer pour le ser¬ vice à vie, et ils étaient certains de trouver un dernier refuge dans leurs montagnes inaccessibles, qu’ils avaient su fortifier.

Cependant les Kurdes n’étaient pas de ce côté le principal souci de Mahmoud II, le sultan régnant. Son grand vassal révolté, Méhémet-Ali, l’inquiétait bien autrement ; ce Méhémet-Ali qui, parti pour l’Égypte, à la suite de Chosref-Pacha, comme simple chargeur de fusils, s’y était élevé à la vice-royauté, et, dans ces soubresauts d’indépendance altière, menaçait d’ébranler le trône des khalifes. Après avoir mis la main sur la Syrie, Méhémet-Ali, très sûr de sa force et surtout de la faiblesse de la Porte, refusait de la rendre. Il y entretenait une armée commandée par son propre fils, Ibrahim-Pacha, et à laquelle il ne cessait d’expédier des ren¬ forts, en homme avisé qui sent la partie trop rudement engagée pour n’être pas dénouée fatalement par les armes.

En exterminant les janissaires, Mahmoud avait certainement rendu un peu de longévité aux sultans, mais il avait irrémédiable¬ ment détruit le poids que l’empire ottoman avait jusque-là jeté dans la balance de l’Europe. Cet empire perdait, l’un après l’autre, des pays entiers. L’Hellade, la Serbie, la Moldavie, la Valachie, se dérobaient à son pouvoir ; l’Égypte, la Syrie, Candie, l’Arabie deve¬ naient la proie d’un vassal révolté. L’Algérie était aux Français, Tunis indépendant, Tripoli n’obéissait plus que de nom. Le nord de l’Asie-Mineure appartenait déjà aux Russes. Une de leurs armées parut même en vue de Constantinople, et, pour comble d’infortune, le Grand Turc fut obligé de se jeter dans les bras de ces infidèles, afin d’échapper aux violences de ses propres soldats.

Quant à la nouvelle armée, on l’avait bâtie sur le modèle euro¬ péen, avec des jaquettes russes, un règlement français, des fusils belges, des couvre-chefs turcs, des selles hongroises, des sabres anglais et des instructeurs de toutes les nations. « Elle était com¬ posée de troupes vassales, de troupes de ligne astreintes à un service à vie, de landwehr astreinte à un service indéterminé ; les chefs étaient des recrues, et les recrues des ennemis vaincus de la veille. Les flottes, la trahison les prenait, lorsque la bataille ne les consommait pas. »

Moltke et ses camarades avaient reçu l’ordre de rejoindre Hafis- Pacha, commandant en chef de l’armée du Taurus, qui avait son quartier général non loin de l’Euphrate. Ils venaient d’explorer la plus grande partie des rivages de la mer Noire, où ils n’avaient relevé ni ports sûrs, ni rades couvertes. Par Samsoun, ils s’en¬ foncèrent dans l’intérieur, gagnèrent successivement Amasie,


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Tokat, Siwas, et atteignirent Kiéban-Maaden, après avoir escaladé l’Antitaurus. La montée avait été rude, la chaîne offre plusieurs assises superposées et très escarpées, ses hauts plateaux n’étaient qu’un désert de neige, sur lequel l’œil ne distinguait rien autre qu’un passage de deux pieds tracé par les bêtes de somme ; la descente se fit par des ravins profonds, au milieu d’une contrée des plus sauvages, d’une teinte riche et variée, bien qu’il n’y ait pas la moindre végétation, ni buisson, ni herbe, ni mousse, mais qu’elle doit à ses roches brunes, rouges ou noires, ainsi qu’à ses terres argileuses vertes ou bleues, tandis qu’au-dessus des sombres vallées, les sommets offrent, sous la clarté du ciel, le contraste éclatant de leur blancheur éternelle. Kiéban-Maaden est au fond d’une gorge. À une lieue en amont de la ville, le Murad, descendu de l’Ararat, et l’Euphrate proprement dit, venu d’Erzeroum, con¬ fondent leurs eaux, et forment un courant impétueux et large de 120 pieds.

Hafis-Pacha avait alors son quartier général à Kharpout, à quel¬ ques heures de là. Il vit venir avec plaisir les officiers prussiens, les accueillit cordialement, et leur fît don de magnifiques étalons arabes. Tcherkesse de naissance, il avait reçu une meilleure édu¬ cation que la plupart de ses collègues, il savait lire et écrire, ce qui chez un Turc confine à l’érudition, et dans diverses circons¬ tances, notamment en Albanie, il avait prouvé une grande bra¬ voure. Appréciant à leur valeur tous les services que pouvaient lui rendre des officiers européens, il ne tarda pas à confier à ses nouveaux auxiliaires tout le service des renseignements et des reconnaissances. À Moltke échut d’abord d’explorer la frontière de Syrie. De Malatie il poussa jusqu’à la magnifique vallée de Merasch, et ne reprit qu’avec peine la direction de l’Euphrate, pour s’avancer ensuite sur sa rive gauche jusqu’à Ourfa, l’antique Edesse. Tandis qu’il revenait par Diarbékir, il se trouva par une nuit étoilée, au milieu des ruines du vieux château romain Zeugma.

L’Euphrate, dit-il, étincelait au fond d’une gorge rocailleuse, et son murmure emplissait le silence du soir. Alors passèrent à la clarté de la lune, Cyrus et Alexandre, Xénophon, César et Julien ; de ce point ils avaient vu sur la rive opposée l’empire de Chosroès ; ils l’avaient vu tel que je l’apercevais moi-même, car la nature est ici de pierre et ne change point. Je me décidai à sacrifier à la mémoire du grand peuple romain les raisins dorés qu’il avait d’abord transplantés en Gaule, et que j’avais portés de la frontière occidentale de leur vaste empire sur la limite orientale. Je jetai la bouteille dans l’abîme, elle plongea, dansa et glissa dans le courant du fleuve, vers la mer des


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Indes. Vous supposez bien que j’avais commencé par la vider ; je me tenais là comme le buveur des anciens temps :

J’aspirai une dernière fois le feu de la vie,

Et je jetai la coupe sacrée Dans l’abîme des flots.

Je la vis tomber, boire Les flots jaunes de l’Euphrate ;

Mes yeux se fermèrent,

Je ne bus plus jamais une goutte.

La bouteille n’avait eu qu’un défaut, elle avait été la dernière.

L’intrépide voyageur remonta d’abord à la source du Tigre, puis descendit à Mossoul, la grande station intermédiaire des caravanes sur le chemin d’Alep et de Bagdad. 11 s’en retourna par le désert de la Mésopotamie, profitant d’une caravane.

En ralliant le camp de Hafis-Pacha, Moltke se croisa avec un de ses lieutenants, Méhémet-Pacha, qui dirigeait une expédition contre un petit prince kurde, avec six bataillons, un cent de cavaliers et huit canons. Le prince avait gagné la montagne et s’était enfermé dans un castel imposant, à une hauteur formidable. Un siège, c’était tentant ; Moltke ne pouvait s’empêcher de voir cela. Bientôt le voilà qui opère seul les reconnaissances, lève le plan du fort, détermine 1’emplacement des batteries, et, comme la canonnade ne suffit pas, se rend, de nuit, suivi de deux mineurs, afin de chercher un point favorable à l’établissement d’un fourneau de mine. Pourtant le prince kurde finit par concevoir des craintes sur l’issue de la défense, il entra en pourpalers, il s’offrit d’abord à livrer son ch⬠teau avec tout ce qu’il contenait et se décida à la fin à se livrer lui-mème. Le château fut rasé ; c’était regrettable, mais nécessaire ; si l’on y avait installé un autre commandant avec une autre gar¬ nison, l’année suivante il eût fallu recommencer.

La campagne contre les Kurdes se poursuivit avec plus ou moins de pertes et de bonheur, jusqu’au jour où les malheureux, traqués dans leurs montagnes, voyant s’épuiser leurs derniers moyens de résistance, se décidèrent à demander grâce. Sitôt soumis, on les incorpora vaille que vaille, et ils constituèrent le plus gros noyau de l’armée ottomane en formation. L’hiver d’ailleurs approchait, et, bien qu’il suspendît toute éventualité de mouvements, les regards se tournaient de plus en plus vers la Syrie, où l’armée égyptienne d’Ibrahim-Pacha se renforçait d’une manière inquiétante. C’est pourquoi, dès le 1 er avril, les troupes du Kurdistan quittaient Malatie, et allaient s’établir dans un camp au pied du Taurus, non


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loin de Samsat. À Koniah, sur la route la plus directe reliant la Syrie à la capitale, la Porte avait massé un autre corps d’armée, sous les ordres de Hadchi-Ali-Pacha.

150 lieues séparaient les deux corps d’armée. Une pareille distance, au cas où les Égyptiens eussent tenté une marche rapide sur Constantinople, interdisait à Hafis-Pacha toute idée de jonc¬ tion vers Koniah, mais lui prescrivait en même temps de pousser une pointe en avant, afin de rendre impossible à l’ennemi son mouvement vers le Nord avant d’en être venu aux mains, dans une action décisive, avec les troupes du Kurdistan. Les nouvelles de Syrie s’accordaient à représenter Ibrahim comme faisant des préparatifs de concentration dans la contrée d’Alep.

Avant de s’engager plus avant, Hafis-Pacha était très anxieux de connaître si l’Euphrate, dont les eaux avaient monté de plus de quinze pieds, serait encore dans des conditions de navigabilité telles qu’on pùt compter sur cette voie pour les ravitaillements. L’embarras était de trouver quelqu’un pour une exploration de cette nature. Moltke s’offrit. Le soir même, il partait pour Ecébèh, où on lui construisait rapidement un radeau. Le fleuve, gonflé par la fonte des neiges, présentait un aspect peu encourageant ; les rapides étaient devenus des cataractes. À chaque obstacle, on était contraint de démonter le radeau pour le remonter un peu plus loin, après en avoir transporté par terre chaque morceau. Le soir, on atterrissait, les habits trempés, les provisions avariées, et on passait la nuit comme il plaisait au hasard, dans l’encoignure d’une ruine ou sous le ciel libre. Deux officiers turcs, qui accom¬ pagnaient Moltke, ne tardèrent pas à lui manifester leur peu de vocation pour une semblable navigation ; on dut les laisser à Télek. En même .temps, les quatre rameurs et le pilote refusaient d’aller plus loin. Cependant, sous la menace d’être renvoyés enchaînés au pacha, ils se résignèrent à risquer l’aventure. À vrai dire, leur terreur était assez justifiée, et la navigation fut émouvante. À peine démarré, le radeau est emporté comme un trait ; en dix minutes, il a fait une lieue ; il file vers un resserrement du fleuve, où la masse des eaux se précipite comme dans un entonnoir, et donne naissance à des tourbillons si violents que l’eau jaillit en gerbes de plusieurs pieds. Le radeau pique dans l’abîme, les vagues se referment sur les explorateurs. Heureusement, sa légèreté le remet constamment à flot ; il poursuit sa route selon son bon plaisir, car il est impossible de faire usage des rames ; enfin, après qu’il a été tourné et retourné une douzaine de fois dans un tourbillon, il devient possible de le jeter au rivage. Deux rameurs sont tombés par-dessus bord, mais Moltke a acquis la certitude que le passage


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peut s’effectuer à la rigueur ; son but est atteint. Tout l’homme est dans ce trait.

Le 29 avril, les troupes de Hafis-Pacha passèrent le Taurus, après que deux mille hommes eurent été employés, durant quinze jours, à leur frayer une route dans la neige. Karakaïa avait été désigné comme point de concentration, lorsque tout à coup le pacha s’éprit de la position de Biredchik, sur la rive gauche de l’Euphrate, et ordonna subitement à toutes les colonnes de s’y diriger. Déplacer ainsi, à la barbe de l’ennemi, le point de rallie¬ ment de colonnes sans liaison les unes avec les autres, était le comble de l’imprudence, mais Ibrahim, alors campé derrière Alep, soit qu’il l’ait ignoré, soit qu’il fût lui-mème aux prises avec des difficultés qui paralysaient ses mouvements, manqua l’occasion.

La position de Biredchik appuyait au fleuve ses deux ailes ; son front, garni de quatre redoutes, mesurait 3500 pas ; en avant, un glacis de 600 pas assurait toute son efficacité à la mousqueterie ; sur les derrières, une chaîne de hauteurs dissimulait la seconde ligne ainsi que les réserves, seulement il n’y avait pas de ligne de retraite. Cette dernière disposition, vicieuse pour une critique correcte, avait ici ce mérite de faire comprendre à chacun qu’il s’agissait de tenir ou de périr.

Les avant-postes de cavalerie campaient devant Nisib, tout près de la frontière. Un de leurs chevaux s’étant échappé, les spahis le poursuivirent sur le territoire ennemi, et l’un d’eux y fut tué. À peine informé de ce fait, le pacha convoqua un grand conseil, adjurant chacun de donner son avis, pressant en particulier les mollahs de l’éclairer sur ce point : une pareille agression ne suffi¬ sait-elle pas à motiver l’ouverture des hostilités ? Lorsque vint le tour de Moltke, il répondit : « Les mollahs sont certainement en mesure de te dire si la guerre est juste. Mais serait-elle conforme à la sagesse ? Toi seul, tu peux en décider. Tout l’ensemble de la situation, les intentions du Grand Turc, celles des cours euro¬ péennes, la position et la force de tous nos corps, ainsi que l’état et l’effectif de l’armée ennemie, les ressources du pays, les provi¬ sions amassées, tout cela devrait être connu pour que l’on pût donner un conseil dans cette affaire si importante, et tout cela n’est connu ni des mollahs, ni de moi, ni de personne autre que toi. Tout l’honneur et toute la responsabilité retombent sur toi, et il n’est au pouvoir de personne de te donner un avis. » Ces paroles n’étaient point celles que le général eût désiré entendre.

Haffs-Pacha, qui voulait la guerre, et avait la conviction de répondre par là aux vœux les plus secrets de son maître, lança ses irréguliers au-delà de la frontière, et porta le gros de ses forces 25 novembre 1887. 38


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jusqu’à Nisib. Ibrahim endura tout jusqu’au jour où la garnison égyptienne d’Aïntab, après avoir été canonnée, se rendit, et prit du service dans les troupes de la Porte. Cette fois la mesure était comble : le généralissime syrien passa le défilé de Misar, qu’il nettoya de la cavalerie turque, et vint prendre position à une lieue et demie du front de bataille ottoman. Devant l’inaction prolongée d’Issel-Pacha à Césarieh, et de Hadchi-Ali-Pacha à Koniah, Ibrahim avait pu rappeler à lui la presque totalité de ses forces, il se pré¬ sentait avec la supériorité du nombre. S’attendant à être attaquées immédiatement, les troupes ottomanes s’étaient déployées ; elles passèrent la journée et la nuit sous les armes. Le lendemain, 21 juin, vers neuf heures du matin, du côté des Égyptiens, neuf régiments de cavalerie, plusieurs batteries et une brigade d’infan¬ terie s’ébranlèrent, et marchèrent contre le centre et le flanc gauche de la position des Turcs. Ce n’était qu’une reconnaissance, tout rentra dans l’ordre après une canonnade à grande distance. Aucune attaque ne suivit. Les troupes ottomanes passèrent encore sous les armes toute cette journée et la nuit qui lui succéda. Le 22, l’armée égyptienne se mit en retraite par le défilé de Misar, mais ce n’était qu’une feinte pour la porter en entier sur la gauche de Hafis-Pacha. Comprenant que toute troupe qui tourne est tournée, Moltke proposa instamment une attaque générale, afin de surprendre l’ennemi en plein délit de manoeuvre. Il ne lui fut accordé qu’une démonstration insignifiante de la piètre cavalerie turque. Dès lors il ne restait qu’à battre en retraite avant que l’ennemi eût achevé son mouvement, et à reprendre, à 3 lieues en arrière, la forte position de Biredchik. Le pacha objecta le déshonneur de reculer, et puis Biredchik était trop fort, il estimait que l’ennemi n’oserait jamais l’y attaquer. Moltke insista, il s’ex¬ prima de la façon la plus formelle en présence des principaux officiers de l’armée, il représenta au pacha le peu de solidité de ses troupes et la force de l’adversaire, il lui rappela que des renforts étaient en marche de tous côtés, qu’il ne s’agissait que de gagner du temps, qu’une retraite volontaire était une manœuvre comme une autre et n’entachait en rien l’honneur de celui qui l’ordonnait, que tout d’ailleurs devait être subordonné au résultat, lequel appa¬ raissait fatalement déplorable, si l’on s’obstinait à combattre sur place, et qu’au cas où on persisterait à s’immobiliser à Nisib, il déclinait sur l’heure toutes les conséquences qu’entraînerait l’irré¬ solution d’une plus longue expectative.

Après maints tiraillements et de longues hésitations, pendant lesquels on pouvait être attaqué à chaque instant, Hafis, fort des assurances des mollahs, s’entêtait définitivement dans son idée.


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Moltke, malade et découragé, s’était retiré dans sa tente. Le soir, le pacha le rappela, et tout en maintenant sa résolution bien arrêtée de ne pas rétrograder sur Biredchik, il le conjura de ne pas Vabandonner dans un pareil moment, et l’invita à tirer le meilleur parti de la position sur laquelle se trouvait l’armée. Malgré le peu de succès de sa précédente intervention, Moltke ne crut pas devoir refuser l’office de ses conseils. D’après ses avis, toutes les troupes furent retirées sur les hauteurs ; le centre était couvert par un ravin, l’aile droite tenait à des retranchements, et la gauche devait avoir pour appui une batterie de gros calibre. À trois heures du matin tout le monde était à son poste. C’était la troisième nuit que les hommes restaient sous les armes.

Le 23, de bon matin, Ibrahim se porta en trois colonnes sur Biredchik, de façon à se placer entre les Turcs et leurs magasins. Ibrahim jouait son va-tout : vaincu, il n’avait plus de ligne de retraite, mais étant donnée sa situation, il avait raison de tout risquer pour tout gagner. Devançant les colonnes d’infanterie, son artillerie, sous la protection de la cavalerie, ouvrit le feu, sage disposition qui lui permit de couvrir de boulets les lignes ennemies, tandis que l’artillerie turque ne pouvait entamer les réserves égyptiennes. Les Turcs supportèrent mal ce feu, des compagnies entières se débandèrent. Rien n’était cependant perdu, lorsqu’une brigade de l’aile gauche se reporta très en arrière de l’emplacement qui lui avait été assigné, et son mouvement de recul se propagea jusqu’à la réserve. Toutes les objurgations de Moltke ne réussirent pas à reporter cette brigade en avant. Une vive offensive du centre aurait pu peut-être rétablir le combat, mais déjà des pièces reve¬ naient isolément, et même des chevaux, avec leurs traits coupés, des caissons sautaient, et, sur l’ordre du commandant en chef, presque tous les bataillons étaient en prières, les mains levées au ciel. La bataille était moralement perdue. À ce moment, la brigade de cavalerie de la garde turque, placée en réserve sur la gauche, s’ébranla sans ordre, probablement poussée par l’inquiétude, et se mit au galop pour attaquer. Mais elle ne dépassa pas la première ligne d’infanterie de ses propres troupes ; quelques obus frappèrent ses masses, qui tournèrent bride en tumulte, et passèrent sur le corps de tout ce qui retardait leur fuite. Hafis s’était porté à l’aile droite, et, cherchant vraisemblablement la mort, il avait saisine drapeau d’un bataillon de la landwehr et essayait de l’entraîner en avant : le bataillon ne le suivit pas. Presque nulle part il n’y eut de lutte corps à corps : l’infanterie tirait en l’air à des distances incommensurables, la cavalerie s’était dispersée, l’artillerie, qui s’était le mieux battue, essayait vainement de protéger la retraite,


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et bientôt tout se débanda. Heureusement pour les fuyards qu’Ibrahim s’arrêta comme pétrifié après sa victoire 1 .

Au cours de la bataille, Moltke avait eu l’heureuse chance de retrouver ses deux camarades. Ils ne se quittèrent plus, et lorsque le torrent de la déroute les emporta avec le reste, ils cherchèrent et réussirent à prendre de l’avance sur le flot des fuyards. Après neuf heures de course, ils entraient le soir à Aïnlab, mais en délo¬ geaient presque aussitôt pour ne plus s’arrêter qu’à Merasch, où Moltke, à bout de force et dompté par la maladie, était contraint de se reposer pendant deux jours. Non seulement il était très atteint dans sa santé, mais en outre son dénuement était extrême : ses domestiques avaient disparu à Nisib emmenant ses chevaux, ses bagages étaient perdus, et parmi eux une grande partie des cartes de l’Asie-Mineure, auxquelles il avait donné tant de soins. De tout cela on ne devait plus rien revoir ; les irréguliers turcs, n’ayant rien à piller que les tentes de leur propre parti, n’y avaient pas manqué.

Toujours sous l’obsession d’une poursuite, que l’ennemi n’avait jamais songé à entreprendre, Moltke et ses camarades quittaient en hâte Merasch, pour gagner Malatie. Les nouvelles qu’ils recueil¬ laient sur leur passage étaient faites pour accélérer leur fuite. À l’annonce du désastre de Nisib, trois mille hommes s’étaient dé¬ bandés à Césarieh, puis c’étaient douze mille hommes près de Dérendeh, qui jetaient leurs armes, et se dispersaient dans toutes les directions. L’Asie-Mineure restait comme un butin sans valeur aux pieds d’ibrahim, qui dédaignait de s’en saisir. Hafis-Pacha y errait sans soldats. Les hasards de la fuite l’avaient encore une fois réuni à Moltke. Un pacha vaincu est l’homme dont la tête tient le moins aux épaules ; celui-ci savait déjà qu’un firman impérial le relevait de son commandement, et le reléguait provisoirement à Siwas, il appréhendait les suites de sa disgrâce, ayant éprouvé qu’en son pays la défaveur s’arrête rarement en chemin. C’était un pauvre général, mais un honnête homme. Avec sa loyauté de caractère, Moltke ne pouvait l’abandonner : sitôt rentré à Cons¬ tantinople, il s’entremettait chaleureusement pour Hafls, qui lui dut de rentrer en grâce.

Atteindre Constantinople, sortir du désert d’Asie, aspirer l’air d’Europe, rentrer dans la civilisation, tel était le rêve ardent des trois officiers prussiens. Le 3 août, du haut d’une croupe de mon-

À Par un hasard piquant, ce rôle de conseiller que jouait M. de Moltke auprès de Haûs-Pacha, un Français, le capitaine de Beaufort d’IIautpoul, alors en congé, le remplissait auprès d’ibrahim. Ce fait méritait d’être signalé.


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tagne superbement boisée, la mer étincela tout à coup à leurs regards ; alors, comme les Grecs de Xénophon, ils éclatèrent en longs cris de joie. Pendant deux heures de galop allongé, ils cou¬ rurent sur la pente abrupte, qui aboutissait à la quarantaine de Samsoun. Une quarantaine turque heureusement ne retient les gens que le temps nécessaire à lire une lettre de recommandation du pacha, ou à aligner cinquante piastres sur le coussin d’un divan. De Samsoun au vapeur autrichien qui devait les emporter vers la Corne d’Or, il n’y avait qu’un pas, un seul pas, mais qui suffisait pour les rendre au raffinement européen et les arrachait définiti¬ vement à la barbarie asiatique.

Le 5 août, Moltke rentrait à Buyukdéré. Comme tout était changé depuis qu’il l’avait quitté ! Mahmoud venait de mourir, emportant douloureusement dans sa tombe, avec l’anéantissement des projets de toute sa vie, l’espérance à peine entrevue d’une renaissance des Osmanlis. Son successeur, Abdul-Medjid, presque un enfant, pâle de visage, débile de constitution, n’était rien moins que ce qu’il fallait pour se mettre en travers de cet empire crou¬ lant ; son front restait pensif, sa bouche muette, il semblait regarder sérieusement dans la vie. « Et il n’avait que trop de raisons pour être grave », concluait Moltke, qui venait d’en obtenir une au¬ dience, la dernière, car l’heure du départ approchait, cette heure qui marquait le retour vers des êtres aimés, vers la patrie, qu’une absence de quatre longues années n’avait fait que rendre plus chers.



La suite prochainement.


ON HÉRITIER PRÉSOMPTIF


LA JEUNESSE

DU ROI CHARLES-ALBERT


Je n’apporte ici que de vieilles lettres : mais, comme certaines plantes, les vieilles lettres sont à sève remontante. Joies, désillu¬ sions, douleurs, espérances, n’y sont qu’endormies. Elles rever¬ dissent, si peu qu’on secoue le sable qui tient encore à l’écriture. Entre l’intime abandon d’une lettre et la plus savante critique, c’est donc l’infinie différence d’une fleur sur sa tige à une fleur peinte. Comme l’artiste, l’historien ne peut qu’interpréter la nature. Il ne peut que traduire l’âme qu’il analyse. Or, le vieux proverbe italien, traduttore traditore *, a, dès longtemps, fait justice des tra¬ ductions. L’événement, d’ailleurs, trompe si souvent l’intention, que chacun de nous pourrait dire ce que disait Charles-Albert, après No- vare : La mia viia fu un romanzo, io non sono stato conosciuto 2 .

Voilà pourquoi, au lieu de se heurter aux fantaisies d’un traduc¬ teur, on n’aura affaire ici qu’à de vieilles lettres. Écrites par le roi, à l’heure la plus douloureuse de sa vie, « de son roman », comme il disait, ces lettres sont sincères. Peut-être livreront-elles le mot de l’énigme qu’a été Charles-Albert.

Ce mot, amis et ennemis l’ont vainement cherché. Jusqu’ici, nul n’a su définir cette conscience royale où soufflaient tous les vents ; où l’amour le moins mystique s’associait aux aspirations du Car¬ mel ; où l’élan chevaleresque se doublait de calcul ; où l’ambition,

  • « Qui traduit trahit. » À ce propos, je dois dire que Charles-Albert

ne sut jamais que très imparfaitement l’italien et que toutes ses lettres ont été écrites en français.

1 « Ma vie a été un roman, je n’ai pas été connu. * (Gibrario, Ricordi d’una missione nine Portogallo, p. 257.)


Là JEUNESSE DU ROI CHARLES-ALBERT


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la colère, la douleur, s’exhalaient en cantiquesL Tout était ou semblait contradiction dans l’âme qui se réfléchissait, à double, sur les traits du roi. Chez lui, le regard démentait le sourire, et le sourire contredisait la parole. Alors que son éternelle tristesse, sa taille gigantesque, son visage ascétique, forçaient à un respect presque superstitieux, une voix pleine de caresses, des manières familières jusqu’à l’abandon rendaient irrésistible le charme dont il vous enlaçait. L’impression que l’on éprouvait près de lui était indéfinissable, tant se dégageaient de tout son être des fluides qui attiraient l’affection et repoussaient sans pitié la confiance

N’eût-il pas été roi, qu’un tel homme eût frappé l’imagination populaire. Mais encore c’était à contre-sens toujours que Charles- Albert la violentait. Au feu, sa morne impassibilité électrisait les régiments. La foule s’enthousiasmait sous son regard glacé et fris¬ sonnait, éperdue, sous ses caresses. Dans ce prince, auquel pas un autre ne ressembla, les anciens eussent salué l’homme du destin. 11 en avait la figure fatidique, la troublante allure, la mystérieuse incohérence.

On l’aurait dit hanté tour à tour par Machiavel et par Savona- role, tant sa prière confondait les royaumes de la terre avec celui du ciel 5 . Dans ses calculs, la première place était toujours dévolue au miracle ; et puis on voyait agir le roi comme si cette complicité, imposée à la Providence, l’eût relevé lui-même de toute responsa¬ bilité. Ce fatalisme providentiel, si l’on peut ainsi dire, perce à travers la plupart de ses lettres, mais il déborde de ses Réflexions historiques . Il n’est guère d’écrit plus étrange que ce livre composé par le roi pour l’éducation de ses fils 1 2 3 4 .

Il y a accumulé textes bibliques et miracles. Tout sous sa plume devient prophétie et symbole. Les hommes, les événements, se détachent dans une lumière surnaturelle. Charles-Albert voit ses

1 « Oh ! oui, il y aura une vie éternelle si belle. Nous serons alors toujours en la présence de Dieu. Il n’y aura plus ni ingratitude, ni calomnies, ni intrigues, ni crimes ; tout sera beau, tout sera bonheur !… » (Lettre du roi au marquis de Villamarina, 18 mars 1841. Scritti e letteredi Carlo-Alberto, p. 10.)

2 « Et pendant que le roi me parlait avec une bienveillance qui n’appartient qu’à lui, j’avais besoin d’un continuel effort et de me répéter : « Massimo, « ne t’y fie pas ! » pour ne pas me laisser vaincre par la séduction de ses manières et de ses paroles. » (Massimo d’Azeglio, Mes Souvenirs, p. 325.)

3 «.Mais Dieu est bon, il est grand, juste, admirable dans ses œuvres,

et lorsque de grandes catastrophes surgiront, comme j’en ai la conviction, mon cœur se centuplera de confiance dans sa protection et d’énergie pour soutenir sa sainte cause et pour defendre l’indépendance de notre patrie… » (Lettre au marquis de Villamarina, 13 juin 1842, citée par Nicomède Biancbi, Scritti e lettere di Carlo-Alberto, p. 11.)

exions historiques sont datées du jour de l’Épiphanie 1838.



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propres destinées, celles de son pays, aux mêmes lueurs, et le passé n’est plus alors, pour lui, qu’une longue allégorie de l’avenir où sa grande place est marquée 4 .

Mais ce livre, sur lequel semble avoir passé le souffle de Pathmos, n’existe plus. Au lendemain de son apparition, Charles-Albert l’arracliait de toutes les mains et se frappait la poitrine d’avoir trahi le secret de Dieu, en saluant avant l’heure, comme l’étoile des mages, l’astre italien qui se levait 2 .

Trop grande serait l’audace de ce portrait, si la sincérité ne continuait ici une tradition. Chez nous, au service du prince, le franc-parler a toujours égalé le dévouement. Comme Montluc, avec son roi Henri IV : «… le c… sur la selle, on était compagnons… » Cela a duré huit cents ans, où le Savoyard a rudement besoigné, qu’il eût une vérité à dire ou un coup d’épée à recevoir.

D’autres, maintenant, veilleront sur la couronne que nos pères ont forgée. Autour d’elle vont se former des dévouements d’allu- vion. Vaudront-ils les dévouements primitifs tombés en déshérence ? L’avenir est à Dieu, mais le passé fidèle est à nous. C’est à cette ruine que je veux accrocher, comme un dernier ex-voto, le souvenir de deux hommes de bien.

Le comte de Sonnaz 3 et son cousin le chevalier Costa 4 feront, ici,

4 « J’ai abandonné, dit le roi dans son Introduction, les études qui pou¬ vaient le plus me charmer et me suis réduit aux recherches approfondies des livres saints… et là-dessus je ne puis jamais être dans le doute… Aussi ai-je écrit pour l’instruction de mes fils un livre dans lequel je prouve, par les propres paroles du Seigneur, et par les faits historiques les plus nom¬ breux, les plus constants, les plus miraculeux, la main, je puis dire le gouvernement providentiel de Dieu dans les affaires de ce monde. »

  • Voy., sur ce point, le Mémorandum storico-politico du comte Solaro délia

Margherita, p. 117, de l’édition turinaise de 1851. — Il ne survit que quatre exemplaires connus des Réflexions historiques. L’un, offert au pape Gré¬ goire XVI, se trouve au Vatican ; un autre, racheté 500 francs à un hôpital, se trouve à la bibliothèque du roi à Turin ; un troisième exemplaire, payé 300 francs, appartient à Mgr le duc de Gênes ; un quatrième exem¬ plaire enfin se trouve entre les mains de M. le baron Manno, le très savant historien piémontais. M. le prince de Valory en possède une copie que j’ai feuilletée.

3 Joseph-Marie, marquis de Gerbais, comte de Sonnaz, né à Chambéry en 1784, fut attaché comme page, avant la Révolution, à Ch.-Emmanuel de Carignan. Il émigra, et au retour de l’émigration, il fit partie de la maison du prince Borghèse, gouverneur du Piémont. En 1815, lors de la Restauration, le roi Victor-Emmanuel I or l’attacha comme écuyer a* prince de Carignan. Lorsque celui-ci, en 1831, monta sur le trône sous le nom de Charles-Albert, le comte de Sonnaz devint successi¬ vement grand veneur, grand maître de la maison du roi, collier de l’ordre suprême de l’Annonciade. Le comte de Sonnaz est mort en 1863.

4 Sylvain Costa, né à Beauregard en 1783, mort à Turin en 1836, major


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revivre la légende de la fidélité quand même. On les verra se dévouant sans cesse, s’oubliant toujours, gouverner, à travers les plus rudes passes, la barque qui portait le prince de Carignan et sa triste fortune. Tandis que Sonnaz, fin, spirituel, homme de cour jusqu’au bout des ongles, louvoyait et jetait la sonde, Costa ou plutôt « don Sylvain », comme disait Charles-Albert, marchait contre vents et marées. Toujours mèche allumée, le digne homme risqua vingt fois de faire sauter l’équipage, mais il eût sauté lui- même de si bon cœur, que son maître lui passait volontiers ses allures de corsaire. En veut-on la preuve ?

Sylvain, un jour, piqué de je ne sais quel propos, se lève de table et va s’enfermer dans sa chambre. Bientôt on gratte à la porte. C’est le prince. Sylvain laisse gratter longtemps. Il ouvre enfin, mais revient aussitôt à son fauteuil, met son chapeau en bataille et attend des excuses. Charles-Albert s’exécute. Sylvain ne tourne pas la tête. Charles-Albert l’embrasse. Sylvain tend avec dignité l’autre joue et veut bien rentrer enfin, au bras de son maître, dans la salle à manger.

Henri IV n’eût pas plus joliment traité Mornay, le compagnon, hérissé, lui aussi, de ses mauvaises années. Mais, pour épargner à Sylvain le ridicule de la comparaison, il faut ajouter bien vite que cette bonté ne fut pas le seul trait commun entre son maître et le Béarnais.

Tous deux étaient nés loin du trône. Pour les faire rois, il fallut que trois frères, rois tour à tour, mourussent sans enfants. Comme l’héritier huguenot, l’héritier libéral vit ses droits contestés. L’un reconquit sa couronne ; l’autre, non moins péniblement, racheta la sienne par les douleurs de l’exil. Et qui pousserait le parallèle hors du modeste cadre assigné à ce récit, verrait encore que le malheur fait des martyrs aussi sûrement que le poignard.

Ah ! s’il s’agissait ici de remplacer par une auréole la couronne d’épines qu’a portée Charles-Albert, quelques-uns pourraient y contredire. Mais contrediront-ils cette vérité que Dieu a fait la douleur pour emporter les malheureux si haut, qu’ils soient à l’abri aussi bien de nos rancunes que de nos flatteries reconnaissantes ?

général, premier écuyer du roi Charles-Albert, grand de cour, comman¬ deur de Saint-Maurice, de Saint-Ferdinand de Toscane, chevalier de Saint-Louis, était le troisième fils du général marquis Costa, dont la vie a été écrite sous le titre de : Un Somme d’autrefois.


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I

Des dix enfants que le duc de Savoie, Charles-Emmanuel l eïl, avait eus de Catherine d’Autriche 2, deux seulement firent lignée : Victor-Amédée 3, qui succéda à son père ; et Thomas 4, qui, le premier de sa race, porta le titre de prince de Carignan.

Une même glorieuse sève avait fait fleurir, pendant près de cent cinquante ans, les deux branches poussées au vieux tronc de Savoie, quand se leva le mauvais vent révolutionnaire qui devait les séparer en les brisant.

Charles-Emmanuel de Carignan, le sixième de son nom 8, repré¬ sentait alors, sur les marches du trône, la descendance, toujours vaillante, mais ambitieuse et inquiète du prince Thomas.

Charles-Emmanuel n’avait pas vingt ans que, déjà, son humeur folle faisait dire à un homme bien placé pour juger les événe¬ ments 6 :

« … Il faut croire qu’on se lasse tout autant d’être bien que

1 Né à Rivoli le 12 janvier 1552, mort à Savillan le 26 juillet 1630.

2 Gatherina-Michel d’Autriche, infante d’Espagne, fille de Philippe II Son mariage se fit à Saragosse le 6 mars 1583. Elle mourut en couches à Turin le 6 novembre 1599.

3 Né à Turin le 8 mai 1585, mort à Verceil le 7 octobre 1637.

4 Né en 1596, mort en 1656. Thomas avait épousé Marie de Bourbon, comtesse de Soissons. Il en avait eu deux fils, dont l’aîné, Emmanuel- Philibert, marié à Angélique d’Este, continua la branche directe des Cari¬ gnan, et dont le second, Eugène-Maurice, fut le père du fameux prince Eugène. Le prince Thomas a été un des princes les plus habiles, les plus vaillants et les plus brouillons de son temps.

Voici la généalogie des princes de la maison de Savoie à partir de la séparation des deux branches.

Ch.-Emmanuel, marié à Catherine d’Autriche.

Victor-Amédée I er .

CU.-Emmanuel IL — M.-Jeanne-Baptiste de Nemours,

Victor-Amédée IL — Anne-Marie d’Orléana.

Ch.-Emmanuel III. — Elisabeth de Lorraine.

I

Victor-Amédée III. — Ferdinande d’Espagne.

Charles-Félix. — Christine de Bourbon.

3 Né à Turin le 24 novembre 1770.

8 Le marquis Henri Costa, alors gentilhomme de la chambre, plus tard quartier-maître général de l’armée austro-sarde. (Lettre du 28 octobre 1788.


Thomas, prince de Carignan. — M.-ïîarifr de Bourbon, oomtesse de Soissons.

Emmanuel-Philibert. — Angélique d’Este.

Victor-Amédée. — Françoise de Sose.

Louis. — Christine de Hesse.


Victor-Amédée. —


osèphe de Lorraine.


Charles-Emmanuel. — Caroline de Saxe. Charles-Albert


LA JEUNESSE DU KOI CHARLES-ALBERT


59)


d’être mal, puisque les princes se mettent à rêver, eux aussi, d’un monde nouveau,… M. de Carignan nous rapporte de Paris 1 force « illuminisme ». 11 tient, à Racconis 2, boutique de philanthropie et de sensibilité. Nos élégants, ici* admirent, en attendant qu’ils comprennent ; mais, de ces folles cervelles, on peut tout espérer. »


Et, en effet, ni l’effroyable expérience de la Révolution, ni le mariage du prince avec Albertine-Charlotte de Saxe 3, n’avaient eu raison d’une incurable légèreté. Bien au contraire, si l’on en croit la même correspondance, ce n’étaient, malgré la détresse des temps, en 1798, que plaisirs et fêtes chez le prince de Carignan.

« Je vais, écrivait Henri Costa, pour dissiper un peu mon humeur noire, passer quelques jours à Racconis. Mais je ne sais comment je me tirerai d’affaire : toutes mes facultés ont pris une trempe si dure, toutes mes idées une teinte si sombre, que je ferai, je crois, bien triste figure dans ce tourbillon d’élégance… »

Il ajoutait à quelques jours de là :

« La princesse est vraiment comme Armide, au milieu des enchantements. Je ne lui souhaiterais qu’une enceinte de précipices autour de sa demeure, avec des dragons et des cydopes, pour en défendre à jamais l’approche à tous les révolutionnaires français, lombards ou piémontais… »

Hélas ! ils étaient dans la place. La vieille monarchie sarde râlait.

9

1 M. le prince de Carignan avait probablement été voir, à Paris, sa sœur M m ® la princesse de Lamballe. Elle aussi, hélas ! rêvait d’un monde nou¬ veau et bien innocemment, si l’on en croit cette lettre que la reine Marie- Antoinette adressait à sa sœur Marie-Christine, le 26 février 1781 :

« Je crois que vous vous frappez beaucoup trop de la franc-maçonnerie pour ce qui regarde la France. Elle est loin d’avoir, ici, l’importance qu’elle peut avoir en d’autres parties de l’Europe, par la raison que tout le monde en est. On sait, ainsi, tout ce qui s’y passe. Où donc est le danger ? L’art du gouvernement est, au contraire, de la laisser s’étendre… On y fait beaucoup de charités ; on élève les enfants des membres pauvres ou décédés, on marie leurs filles… Ces jours derniers, la princesse de Lamballe a été nommée grande maîtresse d’une loge. Elle m’a raconté toutes les jolies choses qu’on lui a dites… » M me de Lamballe présidait, en effet, la loge du Contrat social . Cette lettre de Marie-Antoinette est citée par M. de Lescure dans la vie de M me la princesse de Lamballe. Il la cite d’après le livre de M. le comte Lecouteux, les Sectes et les Sociétés secrètes depuis les temps les plus reculés jusqu’à la Révolution. Paris. Didier, i vol. in-8, p. 130-218.

3 Château historique qui faisait partie de l’apanage de la maison de Cari¬ gnan.

3 Albertine-Charlotte de Saxe, née le 9 décembre 1779, fille de Gharles- Christian-Joseph, prince de Saxe et de Gourlande, et de Françoise Kra- zinska.



600


LÀ JEUNESSE DU ROI CHARLES-ALBERT


Pour elle, depuis six ans, les traités désastreux succédaient aux batailles perdues, et, bien que le Directoire appelât encore le roi Charles-Emmanuel IV 1 « son grand ami », le malheureux prince n’était plus qu’une sorte d ’Ecce homo entre ses mains.

Ayant de le crucifier tout à fait, Miot, Ginguené, Aymar, suc¬ cessivement accrédités auprès de JuL comme ambassadeurs de France, avaient renouvelé, pendant de longs mois, l’atroce moquerie d’il y a dix-huit cents ans. Enfin le temps semblait venu d’arracher aux épaules de la victime le lambeau royal qui y collait encore…

Mais, l’agonie d’un homme n’est pas celle d’une race. À l’heure même où la vieille dynastie semblait près d’expirer, son âme pas¬ sait dans un enfant qui devait en rajeunir les ambitions et en per¬ pétuer l’aventureux génie.

Charles-Albert naissait le 2 octobre 1798 et, le 6 décembre, tour¬ nant ses canons contre Turin, le général Joubert 2 réduisait le malheureux roi Charles-Emmanuel IV, son allié de la veille, à l’abdi¬ cation et à l’exil 3 .

Le lendemain de ce lugubre écroulement fut, en Piémont, ce que sont, partout, les lendemains de révolutions. Entre rares honnêtes gens, on s’enferma, pour gémir, à portes closes, tandis que la rue s’encombrait bruyamment de toutes les défections. Un vainqueur, en pareil cas, peut toujours compter, comme entrée de jeu, sur la servilité enthousiaste des vaincus.

Charles-Emmanuel de Carignan fut, hélas I des premiers 4 à apporter au nouveau régime son adhésion,*d’autant plus lamentable qu’elle se doublait d’un marché. Joubert avait offert au prince de lui laisser les apanages de la maison de Carignan s’il renonçait aux droits qu’une lointaine parenté 5 pouvait lui donner sur la succes¬ sion de Charles-Emmanuel IV.

Que valaient ces droits à l’heure où la couronne brisée gisait éparse ? Rien. Que vaudraient-ils si jamais on en pouvait ramasser


  • Charles-Emmanuel IV, roi de Sardaigne, fils de Victor-Amédée III, et

de Marie-Fernande d’Espagne, née à Turin, le 21 mai 1751, mort à Rome, le 6 octobre 1819.

2 Le général Joubert avait succédé, en 1798, à Brune, comme général en chef de l’armée d’Italie.

3 Le 8 décembre, Charles-Emmanuel IV cédait à la France tous ses États de terre ferme. Le 24 février suivant, après avoir passé deux mois malade à Florence, il s’embarquait pour la Sardaigne, sous la protection d’une frégate anglaise. Son premier soin, en prenant pied en Sardaigne, fut de révoquer l’acte d’abdication que Joubert lui avait arraché.

  • Nicomède Bianchi, Storia délia monarchia di Savoia, t. III, p. 182.

5 C’était alors une parenté au 12 e degré.


LA JEUNESSE DU ROI CHARLES-ALBERT


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les morceaux ? Rien encore, car, alors, les quatre frères 1 du roi dépossédé viendraient les recueillir.

C’étaient trop de gens à mourir pour qu’une chimérique espé¬ rance de royauté pût défendre le prince contre la tentation de vivre riche et tranquille. Charles-Emmanuel parapha le traité 2 que lui offrait Joubert, et rien n’égala, dès lors, sa ferveur répu¬ blicaine. Il ne parlait que le pur argot de 93. Ses palais, ses biens, son collier de l’Annonciade, furent offerts et acceptés en dons patriotiques. Seule, sa femme pouvait le surpasser en civisme :

« Je vous avouerai, écrivait Victor-Emmanuel 3 à son frère, que la princesse de Carignan s’est conduite d’une manière peu conve¬ nable, après notre départ ; se rendant dans les corps de garde où le prince de Carignan se trouvait pour monter la garde nationale, et cela, d’une manière si publique, que le peuple en a été scandalisé et indigné contre elle… 4 . »

L’histoire ajoute que, dans ses promenades au corps de garde, la princesse portait le petit Charles-Albert entre ses bras. Pauvre enfant, que la révolution semblait marquer ainsi de sa griffe pour le reconnaître un jour I Ce jour-là, elle ne lui sera pas plus misé¬ ricordieuse qu’elle ne l’avait été pour son père.

Malgré les tristes gages de dévouement qu’il leur prodiguait, Charles-Emmanuel devenait bientôt suspect à ses nouveaux amis. Ses biens étaient tentants, on les confisqua ; il embarrassait à Turin, on l’interna à Paris 5, et pendant un an, le prince y traîna sa vie, sous l’œil de tous les misérables que la police lui donnait pour sur¬ veillants 6, L’un s’introduisait chez lui sous prétexte de charité, l’autre s’y présentait pour devenir son secrétaire. Tantôt, c’était un professeur de langue turque, tantôt un poète du nom de Manfredi,

1 Le duc d’Aoste, le duc de Montferrat, le duc de Genevois et le comte

de Maurienne.

3 Ce fait semble avoir échappé jusqu’ici aux historiens de la maison de Savoie. Il ressort pourtant, indéniable, du texte que voici :

« On convient qu’il y a eu un traité entre le prince de Carignan et le général Joubert. Le prince de Carignan avait droit au trône, il y a renoncé par ce traité. En conséquence de cette renonciation, on lui a assuré ses biens. » (Observations sur l’avis du Conseil d’État du 25 février 1800. Affaire Carignan. Archives nationales, n° AF. 258.)

3 Le duc d’Aoste, devenu roi de Sardaigne sous le nom de Victor- Emmanuel I er, le 4 juin 1802, par l’abdication de son frère Charles-Emma¬ nuel IV.

4 Baron Manno, Informazione sullventv.no in Piemonte, p. 31.

5 À Chaillot, rue du Mail, n° 371 ; son logeur s’appelait Vilement.

6 Les nombreux rapports de police conservés aux Archives nationales prouvent l’intérêt qu’attachait le Directoire à la surveillance du prince de

Carignan. On les trouvera F 7 6214.


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U JEUNESSE DU ROi CHARLES-ALBERT


qui lui offraient leurs services. Ce dernier, véritable agent provo cateur, finit par arracher à sa victime cette phrase de repentir :

« Eh I mon cher poète, il y en a bien d’autres qui valent mieux que vous, que ce gouvernement perfide a mis sur la paille ; mais son règne est à sa fin, et la foudre gronde de près… »

Imprudente contrition qui ne réparait rien, et ne devait servir qu’à rendre plus étroite la prison du prince de Carignan. Il mourait de chagrin le 24 juillet 1800 *, laissant sa veuve et ses enfants dans la plus cruelle détresse La princesse avait alors vingt ans à peine ; Charles-Albert en avait deux, et sa sœur Élisabeth 2 n’était âgée que de neuf mois.

Qu’allaient-ils devenir ? Les malheureux, ordinairement, ont peu d’amis. Ils en ont moins encore à ces heures d’accalmie qui suivent les grandes crises, et où chacun se tâte, comme après la bataille, sans souci des blessés ni des morts. Eh bien, il se trouva cependant un bon Samaritain parmi la foule indifférente ou dédaigneuse. Dès la première heure de son veuvage, la princesse avait vu accourir le comte de Saluces 3 .

Sans regarder aux rancunes que son dévouement pouvait réveiller, à Cagliari, sans compter avec ses propres intérêts, Saluces avait hypothéqué tous ses biens, pour prendre la tutelle de Charles- Albert et se donner ainsi le droit de le protéger.

C’était une rude tâche que de relever le malheureux orphelin de sa déchéance. Le point d’appui manquait en Saxe, comme en Sar¬ daigne. Les allures révolutionnaires de la princesse lui avaient à jamais aliéné ces deux cours.

À Paris, il était peu probable que le Consulat se montrât plus respectueux que le Directoire du traité passé entre Joubert et le prince de Carignan.

Si aléatoire que fût une chance de justice chez Bonaparte, plus soucieux ordinairement de prendre que de rendre, ce fut pourtant à cette chance que se confia Saluces. Bravement, on le vit attaquer le fisc et le poursuivre, sans se lasser, pendant près de dix ans, devant toutes les juridictions. On peut dire que l’enfance de

  • De priuce n’avait alors que vingt-neuf ans.

3 Marie-Elisabeth de Savoie-Garignan épousa l’archiduc Renier d’Au¬ triche, gouverneur de Lombardie, et fut mère de la reine Marie-Adélaïde, femme du roi Victor-Emmanuel II.

8 Alexandre de Saluces, comte de Menusiglio, appartenait à l’illustre maison jadis souveraine des marquis de Saluces. Une lointaine parenté le • rattachait aux Carignan. Le comte de Saluces fut, en Piémont, ministre de la guerre, du 17 novembre 1820 au 12 mars 1821. Collier de l’ordre de l’Annonciade, ambassadeur à Pétersbourg, sénateur, il mourut en 1851.


LA JEUNESSE DU ROI CHARLES-ALBERT 603

»

Giarles-Albert tient dans l’énorme dossier de ce procès» Tantôt jouée avec quelque avantage, tantôt compromise par la mauvaise volonté ou par la mauvaise foi du gouvernement, la partie semblait définitivement perdue, quand, brusquement, le bon plaisir impé¬ rial se déclara en faveur du pauvre enfant.

Trois ou quatre décrets, coup sur coup, lui donnèrent 100 000 livres de rentes !, l’obligèrent à acheter un hôtel à Paris, rempla¬ cèrent, dans ses armes, la vieille croix de Savoie, par un cheval d’argent 2, et le travestirent en comte de Carignan et en lieutenant de dragons.

Bonaparte s’était si souvent montré moins généreux vis-à-vis de gens plus redoutables, que la chronique se hâta de chercher l’envers de tant de faveurs accumulées. Elle y vit, ou crut y voir, la preuve d’un tendre sentiment du maître pour l’excentrique prin¬ cesse de Carignan 3 . Une lettre de Charles-Albert 4 laisse supposer

4 Décret daté de Saint-Cloud, 22 février 1810.

« Napoléon, par la grâce de Dieu, etc., etc. Considérant que, par suite de la réunion du Piémont au territoire français, l’apanage Carignan a été éteint et réuni au domaine de l’État…

« Que le prince Charles-Emmanuel de Carignan, dernier possesseur dudit apanage, décédé à Paris, le 24 juillet 1800, a rendu des services à la France, à l’époque de la réunion du Piémont…

« Qu’Albert-Charles, son fils, w se trouve réduit à sa part d’héritage des hiens libres de son père, montant, en capital, à 800 000 livres environ…

« Voulant donner audit Albert-Charles de Carignan, un témoignage de munificence impériale…

« Avons résolu de constituer, comme nous constituons, par les présentes lettres patentes, en faveur dudit Albert-Charles de Carignan, un majorât avec titre de comte et un revenu annuel de 100 000 livres de rentes, au grand livre de la dette publique…

a Nous imposons audit comte de Carignan l’obligation d’avoir un hôtel situé dans notre ville de Paris, et dont la valeur ne pourra être moindre de celle de deux années du revenu dudit majorât… »

22 juin 1810, Archives nationales, À. F. IV. 3472.

2 Simon, Armorial de l’empire français, p. 33.

3 « Fu creduto che concedesse la sua mano al Montléart, piuttosto che cedere a pressioni deU’Imperatore che le proponeva nozze napoleoniche. » (Manno, Informaùone sulVventuno in Piemonte, p. 30.)

4 «… Je ne croyais plus, écrit le prince, en 1823, au moment d’un bal donné par le prince Borghèse, à Florence, devoir me masquer. Le dernier bal où j’allai masqué fut chez M œe de Bémusat, il y a de cela quinze ou seize ans. On me présenta, alors, à la première femme de Napoléon qui honora la fête de sa présence… » (Lettre au comte de Sonnaz, de Florence, 1823.)

Cette fête, où le prince dut être conduit, d’après son calcul, vers sa dixième année est une de celles de l’hiver de 1807-1808, dont M m0 de Bémusat parle assez sévèrement :

«… On donna cet hiver-là, dit-elle, des bals parés et même masqués.


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LA JEUNESSE DU ROI CHARLES-ALBERT

9

que sa mère et l’empereur s’étaient rencontrés chez M m ® de Ré- musat, pendant l’une de ces fêtes masquées, où Napoléon allait, en quelque sorte, jeter le mouchoir.

Quoi qu’il en soit, rien n’eût été plus contraire aux allures, aux goûts, au caractère de la princesse que le honteux yasselage dont on la soupçonnait. C’était la plus honnête femme, mais aussi la plus bizarre qui se pût imaginer.

«… L’ Ossian de l’abbé Cesarotti fait tout mon plaisir, écri¬ vait-elle 1 de Saint-Sauveur au professeur Molineri. Je ne sais pourquoi, mais ces pensées sont si semblables aux miennes, que je ne puis me défendre des mêmes visions… Je ne tarderai pas, si je reste encore quelque temps dans cette solitude, à devenir encore plus fantastique. »

Et elle le prouva en épousant, par reconnaissance, le comte de Montléart 2, qui l’avait sauvée des flammes, lors du fameux bal donné par le prince de Schwartzenberg, en 1810.

« … La princesse de Carignan est sortie de notre famille, écrivait, à propos de cette romanesque façon de s’acquitter, Victor-Emma¬ nuel I er à son frère 3, sans mon agrément et sans participation, en passant à de secondes noces avec un fils de M me Montléart, que nous avions connue ici comme dame du palais de ma très chère belle-sœur 4, et que (sec), par cette raison et suivant nos usages, elle ne peut plus être regardée comme une princesse de notre sang, ni en avoir le traitement 8 . »

Pour qui sait en quel honneur les princes de Savoie tenaient leur vieux sang, il n’est pas à s’étonner du scandale que le mariage

Ce fut un plaisir nouveau pour l’empereur… Les hommes portaient un domino ; les femmes, un élégant costume. Masqué jusqu’aux dents, assez facilement reconnu cependant par sa tournure particulière, l’empereur parcourait les appartements ordinairement appuyé sur le bras de Duroc. Il attaquait lestement les femmes, avec assez peu de décence dans les propos, et, s’il était attaqué lui-méme, et ne reconnaissait pas tout de suite qui lui parlait, il finissait par arracher le masque, découvrant ce qu’il était, par cet acte impoli de sa puissance… > [Mémoires de M me de Rémusat, t. III, p. 333.)

1 Le 21 août 1807. Cibrario, Notiziesulla vita di Carlo-Alberto, p. 99.— Le professeur Molineri avait enseigné l’italien à la princesse, lorsque, après son mariage, elle était venue à Turin.

« 3 Jules-Maximilien Thibaut, comte de Montléart, prince du saint- empire, né à Paris le 8 février 1787, marié en premières noces à la prin¬ cesse de Carignan, en secondes noces à Félicie-Emmanuelle-Agathe de la Trémoille, mort à Paris le 19 octobre 1865.

3 Charles-Emmanuel IY.

4 La reine Glotilde de Sardaigne, femme de Charles-Emmanuel IV, et sœur de Louis XVI.

5 Manno, Jnformazione suWventuno, p. 31.


LA JEUNESSE DU ROI CHARLES-ALBERT


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de M me de Montléart fit à la petite cour de Sardaigne. La rupture fut désormais complète entre les deux branches de la maison royale, et l’on affecta, à Cagliari, d’ignorer jusqu’à l’existence de la transfuge et de son fils.

Lamentable fut, dès lors, la vie du pauvre enfant. Sa mère, toute à ses nouvelles amours, à ses plaisirs 4, à sa franc-maçonnerie 2, le traînait à sa suite 3 quand elle courait les grands chemins, ou le plaçait, quand elle venait à Paris, dans une pension dirigée par l’abbé Liotaud. Mais, comme, malheureusement pour l’éducation du petit prince, la mauvaise humeur impériale ne permettait pas que ces séjours fussent fréquents ni qu’ils se prolongeassent beaucoup, M m ® de Montléart se fixa enfin, autant quelle pouvait se fixer, aux environs de Genève, dans une petite maison appelée la Boissière. Elle s’y mêlait fort de politique ; et, si l’on en croit les rapports de la police 4, ses sentiments pour l’empereur n’avaient rien de tendre.

« Je ne puis plus, écrivait-elle, entendre parler avec indifférence de toutes ces nouvelles de guerre. Je suis une mère trop vieille et vois approcher avec angoisses, pour mon Charlts, le moment où lui aussi, sera homicide, s’il n’est pas tué pour le compte de celui à qui il ne doit pas un bien vif sentiment de reconnaissance.

« Ce pays-ci est, en attendant et grâce à Dieu, loin de ces tristes événements de guerre. J’y suis venue avec l’espérance d’y pouvoir vivre inconnue, d’y jouir de ses beautés, et de profiter des res¬ sources qu’il offre pour l’éducation de la jeunesse : au lieu de cela, je me vois obligée de faire encore, et à contre-cœur, la cour. L’impératrice Joséphine, en revenant de Milan, s’est arrêtée ici depuis bientôt trois semaines, et qui sait combien de temps elle y passera encore ! Je n’avais certes pas compté sur un événement qui bouleverse toutes les habitudes de ces Suisses tranquilles. Bref, ces fervents républicains me donnent un singulier spectacle avec leurs prosternations incroyables. Elles ne peuvent se comparer qu’à celles des courtisans de Paris. Ils se mettent sens dessus dessous, pour faire preuve de soumission et d’obéissance à ce

4 Ouvrard, dans ses Mémoires, parle des séjours que M ra8 de Montléart faisait chez lui, soit au Raincy, soit à l’hotel d’Ormesson. On sait quelle existence fastueuse menait le munitionnaire et quelles gens il voyait.

2 Le P. Deschamps cite trois ou quatre tenues de loges sous la prési¬ dence de Cambacérès, où figurait M rae de Montléart en fort bonne com¬ pagnie d’ailleurs.

3 Pinelli, dans sa Storia délia monarchia Piemontese, cite ce fait que toutes les fois que M me de Montléart se promenait en voiture avec son mari, elle faisait monter son fils à cheval pour lui servir de courrier.

  • Voy., aux Archives nationales, le dossier Montléart et les rapports de

Monsieur le baron de Melun, alors préfet du Léman.

25 novembre 1887.


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U JEUNESSE DO ROI CHARLES-ALBERT


simulacre d’autorité passée. Que serait-ce si jamais ils yoyaient ici l’envoyé de la droite du Seigneur !

« Je crois, ajoute-t-elle, après avoir ainsi déversé sa méchante humeur sur les magnifiques seigneurs de Genève, que notre très respectable M me d’Avray vous aura raconté ce que j’ai fait pour la continuation des études de Charles. Il est vraiment très heureux dans la pension où je l’ai placé. Il est, à présent, en Suisse, où il fait les vendanges ; il étudie le mieux qu’il peut l’éternel latin, les mathématiques, etc. M. Vaucherson maître, semble assez satis¬ fait de lui. Il me l’a prouvé en l’emmenant en villégiature 2 … »

Ces joies champêtres exhalent comme un relent des doctrines de Jean-Jacques. L’éducation genevoise que recevait Charles- Albert devait fatalement s’en imprégner. Les miasmes s’attar¬ dent sur le marais où ils sont nés ! Or la nature maladive, à force d’être nerveuse et vibrante, du petit prince le rendait bien autrement impressionnable à la mat aria que ses lourds camarades de vendanges. Son âme s’imbut d’impressions fausses et désolées. Ne sachant où se reprendre, dans le vide de toute vérité définie, elle se cramponna à je ne sais quelle religiosité sentimentale, que l’âge et les rudesses de l’expérience firent, peu à peu, dériver vers le plus extraordinaire mysticisme qui fut jamais, mysticisme où la rude foi du charbonnier s’enlaçait aux larmoyantes sensibilités du dix-huitième siècle, et où l’enfantine crédulité du moyen âge s’alliait au plus douloureux pessimisme de nos jours. Serait-il donc paradoxal de dire que l’existence douloureuse de Charles-Albert a porté l’estampille de Rousseau ?

M. Vaucher, fort dévot au grand homme, ne voyait pas le danger de cet amollissement excessif, pour une âme italienne ; et pendant trois ans, il la pétrit d’idéal comme si elle lui arrivait du Valais. Ce fut là une colossale erreur d’éducation, dont Charles-Albert souffrit toute sa vie ; et voyez à quels extrêmes touchait, chez M. Vaucher, l’application des théories de Rousseau. Tant que le prince y demeura, on l’appela M. Charles tout court, et M. Charles n’eut même pas un lit à lui. Il couchait, tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre de ses camarades. Le plus souvent, c’était avec le petit John Duby *.

4 Pierre Vaucher, pasteur de l’église de Genève et botaniste distingué.

4 Lettre datée de 1812. Cette lettre, comme la précédente, est adressée au professeur Molineri. (Notizie sulia vita di Carlo-Alberto, p. 39.)

La Suisse était alors le centre de tous les essais pédagogiques. À Fri¬ bourg, le P. Girard appliquait son nouveau plan d’études. À Hofwyl, M. de Tellenberg en faisait autant. Enfin Pestalozzi professait à Yverdun, sans parler de M me Necker, qui publiait son Education progressive.

3 On lit dans les Causeries <Tun octogénaire, par M. Vernes Prescott :


LA JEUNESSE BU ROI CHARLES-ALBERT 601

M. John Duby est mort l’an dernier. Pendant que Charles-Albert devenait roi, lui, devenait professeur de théologie et botaniste distingué. Charles-Albert lui a toujours gardé l’affectueux souvenir dont témoigne cette lettre :

« Je n’ai point renié, en devenant roi,, écrivait-il au comte de Saluces, je n’ai point renié celui qui me reçut sous son toit quand j’étais dans le malheur, qui partagea avec moi le pain brun ; et si je suis maintenant sur le trône, j’ai toujours les mêmes sentiments pour le fabricant de lampes qui fut mon compagnon de lit »

II

Pendant que Charles-Albert faisait, à Genève, sa première expé¬ rience des hommes, avec John Duby, qu’avec M. Vau cher, il ven¬ dangeait, ou, comme disait sa mère, « apprenait l’éternel latin », quelqu’un songeait à lui. Quand les amis vous oublient, les ennemis se souviennent toujours. Le mauvais génie qui veillait sur le jeune prince de Carignan n’était autre que M. de Metternich.

Une restauration universelle devait, dans ses calculs, suivre immédiatement, la chute prochaine de Napoléon, L’Autriche, alors, retrouverait son Milanais. Mais, une autre ambition hantait le grand ministre. Il rêvait de reculer la frontière autrichienne jus¬ qu’aux Alpes. C’était cette même ambition dont M. de Vins 1 fut l’instrument, et le roi Victor-Amédée III la victime, pendant la longue guerre qui aboutit à l’armistice de Cherasco. Les circons¬ tances, d’ailleurs, semblaient encourager M. de Metternich à. reprendre, vis-à-vis de la maison de Savoie, la perfide politique jadis inaugurée par Thugut 3, caria maison de Savoie s’effondrait depuis sa transplantation en Sardaigne.

Charles-Emmanuel IV avait abdiqué pour finir, à Rome, ses

« Mardi, 4 août 1818. Le prince de Carignan est venu ce matin faire une visite à son ancien instituteur, M. Yaucher. Il a montré beaucoup d’ama¬ bilité. Comme au temps où U faisait son éducation, il n’y avait qu’un lit pour deux élèves ; il dit en riant à M. Vauchar : « Donnez«.moi des nouvelles de John Duby. Il m’accusait d’être un mauvais coucheur. IL disait que je bougeais trop dans notre lit. b

4 Manno, Informai . s. vent. f p. 36. — M. John Duby n’était pas fils d’un fabricant de lampes, mais d’un pasteur protestant, professeur de théologie. Il appartenait à une famille de réfugiés venus à Genève au temps de Calvin.

2 Général en chef de l’armée austro-sarde de 4792 à 1796.

  • Ministre autrichien, né à Linz, en 1739, mort en 1818, était fils d’un

batelier. U détermina la coalition contre la France ; devenu ministre en 1794, Thugut fut le pire ennemi du roi Victor-Amédée III, dont il se prétendit l’allié pendant les premières guerres d’Italie (1792-1796).


603


IA JEUNESSE DU ROI CHARLES-ALBERT


tristes jours, au noviciat des Jésuites. Le nouveau roi, Victor-Emma¬ nuel I ep, venait de perdre son fils et n’avait plus que des filles 1 . M. le duc de Montferrat était mort 2, mort aussi, le comte de Mau¬ rienne. Seul, des quatre frères du roi, M. le duc de Genevois survi¬ vait, mais il n’avait pas d’enfants. Entre le rêve et la réalité de ses ambitions, M. de Metternich ne voyait donc, à brève échéance, que l’ombre chétive du prince de Carignan. Les droits du pauvre enfant étaient indéniables ; mais, que valent, en politique, les droits du plus faible ?… ce que vaut l’intérêt du plus fort à les respecter ou à les méconnaître. L’implacable duel qui, pendant vingt années, mit Charles-Albert aux prises avec Metternich, est là pour le prouver.

Celui-ci, dès la première passe, avait pris pour second M. le duc de Modène 3, dans les très curieuses conditions que voici.

François IV faisait alors revivre, à Vienne, la légende de Jean sans Terre. Proscrit 4, ruiné par le traité de Campo-Formio, sans autre appui au monde que sa mère l’archiduchesse Béatrix et sa sœur la reine Marie-Thérèse de Sardaigne 5 * * * 9 * * * 13, François IV n’en rêvait pas moins d’une brillante fortune. Après l’avoir longtemps rêvée, il croyait enfin la saisir, avec la main de sa cousine l’archiduchesse Marie-Louise, quand M. de Metternich en disposa autrement. Ce jour-là, exaspéré de voir Napoléon prendre encore une fois le pas sur lui, M. le duc de Modène quittait Vienne, à cheval, sans argent, seul, et comme un fou, dit-on. Sa première étape fut Pesth, la seconde, Constantinople. De là, il passait à Malte, puis en Sar¬ daigne. Il débarquait à Cagliari, chez sa sœur, quand enfin l’émis-

4 Victor-Emmanuel I er eut 4 filles qui furent : 1° la duchesse de Modène

(Béatrix) ; 2° la duchesse de Lucques ; 3° l’impératrice d’Autriche ; 4® la reine de Naples.

2 Frères également de Charles-Emmanuel IV.

3 François IV de Modène, fils de Béatrix d’Este, dernière héritière de la maison d’Este et de Ferdinand d’Autriche, gouverneur des duchés de Milan et de Mantoue, frère de l’empereur Joseph II. François IV naquit en 1779. Il fut le père de M me la comtesse de Chambord et mourut en 1846.

4 Au mois de mai 1796, le grand-père de François IV, Hercule IH, le dernier prince de la maison d’Este, s’était enfui à Venise à l’approche des armées françaises. Les duchés de Modène et de Reggio étaient rentrés, le

9 juillet 1797, dans la fédération cisalpine. Le traité de Campo-Formio, du

17 octobre de la même année, dépouilla définitivement la maison d’Este. Après la ruine de sa famille, Béatrix d’Este s’était retirée avec son fils à

Vienne.

B Marie-Thérèse-Joséphine, née à Milan six ans avant son frère, le

13 octobre 1773. À l’âge de seize ans, elle fut fiancée au fils cadet de Victor- Amédée III, alors duc d’Aoste, et plus tard, roi, sous le nom de Victor- Emmanuel I er . Le mariage fut célébré à Novare, le 25 avril 1789. C’est en 1802 que Marie-Thérèse devenait reine, par l’abdication de Charles- Emmanuel IV.


LA JEUiNESSS Dü ROI CHARLES-ALBERT


609


saire que le prince de Metternich avait lancé depuis six mois à sa poursuite parvint à le rejoindre.

Comme gage d’une réconciliation vivement souhaitée, le futur chancelier faisait offrir à M. le duc de Modène la main de la prin¬ cesse Béatrix de Savoie 1 .

Pour comprendre l’intérêt que François IV pouvait trouver à cette alliance, il faut se rappeler que la branche aînée de Savoie tombait alors en quenouille, et savoir que la loi salique ne régissait pas, à Cagliari, l’ordre de succession au trône. Le traité de Londres, qui, en 1718, avait réglé l’échange de la Sicile contre la Sardaigne, n’en faisait pas mention.

M. de Metternich rappelait donc au duc de Modène et cette lacune et ses conséquences heureuses pour qui épouserait la fille aînée de Victor-Emmanuel. L’habile ministre laissait, en même temps, entrevoir qu’il serait facile, quand on referait l’Europe, d’étendre à tous les États du roi, la constitution spéciale qui régis¬ sait la Sardaigne. C’était un trône en perspective. Cette perspective, M. de Metternich le savait bien, mettait à sa merci François IV et sa sœur Marie-Thérèse. Celle-ci, en effet, ne pouvait se con¬ soler de voir ses filles déshéritées au profit d’un « petit coureur de grands chemins »… Le mot est d’elle, dit-on. Dans tous les cas, à la cour de Cagliari, le prince de Carignan ne portait pas d’autre titre 2 t C’est dire le succès que devait rencontrer, près de la reine, le plan de M. de Metternich.

Ambitieuse et habile autant que belle, Marie-Thérèse eut bientôt persuadé à son amoureux époux que l’avenir dépendait de l’union projetée. C’était resserrer, avec l’Autriche, les liens d’une parenté toute-puissante au prochain congrès. C’était, en attendant, l’occasion inespérée pour le roi de reprendre, dans les conseils de l’Europe et sur les champs de bataille, les glorieuses traditions de sa maison.

De leur côté, M. de Metternich et le chevalier Ganières, ambas¬ sadeur du roi à Vienne, ne s’épargnaient pas à caresser, l’une après l’autre, toutes les fibres ambitieuses et militaires du bon Victor- Emmanuel.

Les dépêches qui arrivaient à Cagliari sentaient la poudre. Il s’agissait d’insurger lTtalie, de Rome à Turin, contre Napoléon. M. le duc de Modène devait, à l’aide d’officiers émigrés, niçards, piémontais et savoyards, former le noyau d’une invincible armée nationale.

1 L’aînée des filles de la reine Marie-Thérèse et du roi Victor-Emmanuel, par conséquent la nièce de Fiançois IV. Il l’épousa peu de temps après.

a La branche de Savoie-Carignan ne figurait même plus dans le Calent dario reale di Sardegna, sorte d’Almanach de Gotha, imprimé à Cagliari.


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LA JEUNESSE DU ROI CHARLES-ALBERT


«. Ah, quel massacre je prévois, écrivait Ganières*, si les

quelques Français, épars en Italie, osent faire la moindre résis¬ tance. »

Ganières annonçait encore, dans ses dépêches, que Victor-Em¬ manuel aurait le commandement suprême de toutes les forces italiennes ; que l’Autriche voulait faire du Piémont une puissance de premier ordre, qu’aux anciens États de la maison de Savoie, l’empereur ajouterait au moins Milan, Parme et Plaisance. Il an¬ nonçait, enfin, l’apparition décisive d’une flotte anglaise, dans les eaux italiennes, à l’heure où éclaterait l’insurrection.

Ebloui, circonvenu, entraîné, Victor-Emmanuel ne vif bientôt, dans le mariage qui livrait sa couronne à l’Autriche, qu’un acte de suprême habileté politique. Il promit sa fille, il promit son épée. Le chevalier des Ambrois, émigré niçard, vint à Cagliari, arrêter avec lui les dernières dispositions à prendre…

Mais, de quels hasards, de quelles petites causes relèvent parfois les plus hautes destinées ! Il suffit à Charles-Albert, pour déjouer la trame si puissamment ourdie contre lui, d’un serviteur fidèle. Celui-là s’appelait le marquis de Faverges 2 . Faverges appartenait à l’une de ces vieilles races savoyardes où l’on naît le casque en tête et l’épée au poing. Bataillant par tradition, par plaisir, par habitude et par besoin, on l’avait vu partout où l’on se battait, depuis la Révolution :

«… J’étais en Croatie, raconte-t-il lui-même, dans ses Mémoires inédits, lorsque, de concert avec l’Angleterre, Y Autriche essaya de fomenter un soulèvement en Italie*.

  • La duchesse de Cumberland, le général Nugent, les deux frères

La Tour 4 * * * 8 et un agent secret de l’Angleterre, nommé Johnson, étaient à la tête de la conspiration.

« Johnson avait pour mission de recruter les cadres d’une armée insurrectionnelle parmi les officiers niçards, pîémontais et savoyards que l’Autriche avait été forcée de licencier.

« … J’étais donc, comme je le disais, en Croatie. Mandé par une lettre très pressante, j’arrivai à Vienne, sans savoir ce qu’on

4 Storia délia monarchia di Savoie, t, IV, p. 445 et suivantes.

  • Henri Milliet, marquis de Faverges, né le 7 décembre 1775, mort la

2 avril 1839, eut la carrière militaire la plus brillante et la plus aventu¬

reuse. Il servit successivement F Autriche et l’Angleterre, tant que dura l’émigration. Rentré en Piémont en 1814, il y occupa les plus haute* situations militaires. La suite de ce récit fera mieux apprécier le général marquis de Faverges, que ce que j’en pourrais dire ici.

8 Ceci se passait eû 1812.

  • Les La Tour appartenaient â une illustre femrlle piémontaise et ser¬

vaient depuis l’émigration dans les trempes autrichiennes.



U lEEXESSE ©U fiOI CUARLES-ÀLB&RT


m


me voulait. En arrivant chez Janus de La Tour, il m’apprit que son frère Victor était absent, et, pendant deux «ou trois jours, ne voulut jamais me dire où il était. Il m’apprit le grand projet d’une insurrection patriotique. Le résultat en était certain. Nous devions culbuter f empereur. Et moi, toujours, je demandais où était le chef d’une si belle équipée.

« Enfin, Janus me dit un beau matin : « — Ce chef que tu « réclames, nous l’avons… Au moment où je parle, il passe la « frontière avec mon frère Victor… »

« Pendant qu’il gardait encore son secret, j’énumérais tous les princes possibles de l’Europe, lorsqu enfin il me nomma le duc die Alodène eu ajoutant ;

u —11 va épouser notre princesse, et* par là, devenir héritier « de la couronne de Sardaigneu »

« Mon premier mot fut :

« — Et le prince de Carignan ? u —Bah ! dit Janus, ce n’est qu’un petit polisson. t>

« Je repris : « — Y penses-tu ? Ce petit polisson, en tout tempB, aurait pu mettre le feu à l’Europe % et maintenant, il paralyserait, par son droit méconnu, tous les braves gens comme nous, qui resteraient attachés à son sang.

« Supposons que Napoléon soit chassé, la révolution domptée. Dans ce cas, la France elle-même prendra fait et cause pour les droits du prince et nous recommençons à nous égorger.

« Le droit du prince de Carignan est le seul droit encore debout, et on va le mettre d’emblée en discussion I Mais c’est paralyser notre pays, le seul en Italie qui ait l’esprit militaire… En un mott, c’est absurde… »

Et Faverges raisonna tant et si bien ses camarades au fur et à mesure qu’ils arrivaient au rendez-vous que, faute de combattants, le duc de Modène dut repasser la frontière.

L’affaire en resta là ; mais ce ne fut pour François IV que partie remise. Ce prince, d’une ambition désordonnée, ne rêvait rien moins que de succéder au prince Eugène. Pendant que sa future belle-mère cherchait à bouleverser, comme on vient de le voir, les lois fondamentales du Piémont, sa mère remuait, à Prague, ciel et terre pour obtenir de l’Angleterre et de 1* .Autriche qu’elles main¬ tinssent, en faveur de son fils, i’intégrité du royaume d’Italie L Jusqu’au congrès de Vérone, on le vit ainsi pousser ses pions sur tous les échiquiers. Ennemi personnel du prince de Carignan, il avait fait de sa sœur, la reine Marie-Thérèse, l’exécuteur de ses


1 Vey. Selopie. De la législation italienne, t. III, p. 368.


612 U JEUNESSE DU ROI CHARLES-ALBERT .

hautes œuvres, à Turin. Certes la confiance qu’il avait mise en elle ne fut pas trompée.

Tour à tour conseillée par M. de Bubna 1 et par le baron de Binder 2, la femme de Victor-Emmanuel représentait en Piémont cette Autriche dont M. de Maistre disait « qu’elle était l’ennemie du genre humain ». Sous le gant de la reine, on sentait la main de l’étranger. Comment s’étonner si, pris à la gorge par elle, Charles-Albert a pu faire un faux pas ?

Dès longtemps avant la restauration, les vrais amis de la mo¬ narchie avaient prévu les obstacles que le prince de Carignan devait rencontrer sur sa route.

«… Rester en Autriche après avoir fait échouer les projets émis par Johnson était impossible, dit à ce propos le marquis de Faverges. Je méditai de me rendre en Suisse et d’enlever le jeune prince, héritier de tous les droits de la maison de Savoie. Arriver à lui, l’emmener, n’était pas chose difficile. J’étais sûr de trouver sur mon chemin aide et appui. J’étais sûr que le jeune prince était digne de son sang, qu’il ne se refuserait pas à une tentative qui le mettrait dans le cas de faire valoir ses droits, ou au moins lui ouvrirait une carrière semblable à celle d’Emmanuel-Philibert…

« Mais pouvais-je me fier à l’Autriche ? En Angleterre, le parti whig au pouvoir avait mis sur pied l’intrigue Johnson. La Russie avait toujours donné trop peu de garanties de sa loyauté. Son armée, renommée par la bravoure de ses soldats, eût été pour le jeune prince une triste école sous le rapport moral et religieux. L’emmener en Sardaigne et l’y ensevelir sous la surveillance bête de Roburent 3 ou sous les caprices de Marie-Thérèse, son ennemie, eût été plus dangereux encore… »

Le prince de Carignan n’avait donc pas un appui en Europe, et, comme le disait Faverges, « ses pires ennemis étaient ses parents. »

III

Une décevante illusion venait donc de rendre plu3 morne et plus douloureuse encore l’existence que Victor-Emmanuel menait en Sardaigne. Il faut du génie pour faire de fière politique dans la

1 Le comte de Bubna-Littiz, général autrichien, né à Zamersk, en Bohème, d’une famille illustre, mais réduite à la plus horrible pauvreté, s’éleva par son seul mérite et son extraordinaire bravoure aux plus hauts grades de l’armée. Après avoir été en Lombardie l’implacable agent de M. de Metternich. Il mourut à Milan le 6 juin 1826.

a Le baron de Binder était le ministre autrichien à Turin

8 Le comte de Roburent était le premier écuyer et le confident intime du


LA JEUNESSE DU ROI CHARLES-ALBERT


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misère, et tel n’était pas le cas. Réduit à mendier son pain, Victor- Emmanuel recevait 75 000 roubles de la Russie, qui ne comptait pour rien l’allié pauvre. L’Angleterre lui fournisait 10 000 livres qu’elle hypothéquait, pour ainsi dire, sur son île de Sardaigne. Quant à l’Autriche, elle ne donnait rien au malheureux roi, mais, elle lui demandait tout. Ainsi berné à Vienne, à Pétersbourg, à Londres, Victor-Emmanuel, à Cagliari, jouait au tric-trac avec don Botta, son confesseur, et attendait un miracle de la bonne Provi¬ dence. Joseph de Maistre, lui aussi, avait dès longtemps jugé qu’un miracle serait nécessaire pour ramener les exilés de Sardaigne à Turin.

… « Je ne me rappelle pas avoir jamais eu un moment si détestable, écrivait-il de Cagliari, au marquis Costa, le 22 sep¬ tembre 1802 ; l’avenir, pour moi, est plus obscur que jamais, parce qu’il dépend d’un autre avenir qui est fort en l’air.

En attendant, c’est une grande consolation pour moi d’être au moins bien du côté des finances, ce qui ne me laisse pas d’être un objet important. Tout le reste ne vaut pas le diable. Sauf le danger d’être rôti, j’aimerais mieux vivre avec les Hurons. Leur estime même me déplaît (je ne parle pas de celle des Hurons), parce qu’elle est froide et sotte. Je me consolais de tout avec ma femme, mes enfants et mes petits écus, et voilà qu’il faut se séparer, se ruiner en voyages*. La patience est une vertu qui est aujourd’hui d’un grand usage. »

Les Hurons, dont parle Joseph de Maistre, se couvrent, dit-on, quand ils partent en guerre, de redoutables tatouages. De même, les hommes qui allaient affronter, en Piémont, toutes les responsa¬ bilités d’une restauration, s’étaient incrusté dans la peau l’idée de leur droit, et s’en tenaient là.

Le manque de politique, a dit quelqu’un qui connaissait bien les rois en exil, est suppléé, chez eux, par l’affirmation.

Toujours parlant d’une grosse voix de commandement, commen¬ çant toutes ses phrases par ces mots : « Moi et Napoléon », Victor- Emmanuel employait le temps où son rival conquérait l’Europe, à faire parader les 480 miliciens, les 240 chasseurs et les 80 artilleurs qui formaient, en Sardaigne, le pendant de la grande armée 2 .

roi Victor-Emmanuel. Je laisse au marquis de Faverges la responsabilité de l’épithète.

1 C’est le 15 février 1803, que le comte de Maistre quitta Cagliari pour se rendre à Saint-Pétersbourg, en qualité d’envoyé extraordinaire et de ministre plénipotentiaire du roi de Sardaigne. H s’agissait déjà alors de sa nomination.

2 Voy., pour ce détail du pied de guerre du roi Victor-Emmanuel, Nicomède Bianchi, Storia délia monarchia Piemontese, t. HI, p. 310.


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U JEUNESSE DOT ROT CHARLES’ALBERT


Et telle était, chez l’excellent prince, l’idée <ïe son droit, qu’en rentrant à Turin, après seize ans d’exil, il dit simplement, comme s’il fut sorti de sa chambre à coucher « Je n’ai fait qu’un mauvais rêve ». À quoi 1 Potemkin, ministre de Russie, répondit :

« Il est heureux que l’empereur mon maître n’ait pas aussi bien dormi que Votre Majesté ; car il est probable qu’elle ne se fût pas réveillée sur le trône. »

Àh ! c’était l’heure de tous les réveils ! Le peuple piémontais, lui aussi, se retrouvait le 21 mai 181 À, en criant : Eosanna, sur le passage du roi.

« Je me trouvais qn parade sur la place du Château, raconte le marquis d’Azeglio, et je vois encore te groupe que formaient le roi et son état-major. Vêtus à la mode d’autrefois, avec la perruque,* le catogan et des chapeaux à la Frédéric II, ils avaient certes des figures plaisantes, et cependant elles nous parurent très belles L »

Le soir, il y eut illumination générale. Comme le roi n’avait encore ni chevaux ni voitures, le marquis d’Azeglio lui prêta un vieux carrosse, tout en glaces, tout doré, tout enjolivé de petits Amours hydropiques sur les portières.

« C’est dans cet équipage, continue Massimo, que le bon roi pro¬ mena sa débonnaire figure jusqu’à une heure du matin, au milieu des vivats de la foule, distribuant des sourires, faisant à droite et à gauche de9 saluts qui déterminaient en sens inverse le frétille¬ ment de sa petite queue, si curieuse pour les gens de mon âge. »

Le panache d’Emmanuel-Philibert était peut-être plus imposant, lorsque, après Cateau-Cambrésis, le héros rentrait dans sa bonne ville de Turin ; mais, pour nos pères, la cadenette valait le panache^

Seuls, cependant, au milieu de ce premier enthousiasme, le comte de Saluces et M. de Metternich songeaient à l’héritier de la couronne, que l’on restaurait si joyeusement.

Charles-Albert avait alors seize ans. Une de ses lettres 2 laisse supposer qu’en 1814 il se trouvait à Bourges, au dépôt de son régiment. M. Thiers dit, au contraire, qu’il se battait sous les murs de Dijon. Saluces, qui aurait pu éclaircir la question, est muet sur ce point, et se borne à constater combien son dévouement pour son pupille se trouvait isolé.

« C’est moi qui écrivis directement au souverain pour demander le retour du prince de Carignan, moi qui envoyai auprès de lui, en France, une personne de confiance avec les fonds nécessaires


  • Massimo (TAzeglio, I tniei ricordi, p. 110.

a Lettre citée plus loin, adressée au comte de Sonnaz, le 2 novembre 18 de Florence.


LA JEUNESSE DU £01 CIIARLES-ALBERT


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pour le rapprocher de la frontière du Piémont et pour prévenir les dangers auxquels son jeune âge et sa haute position pouvaient l’exposer au milieu des événements qui se passaient ; c’est moi qui eus l’honneur d’aller à sa rencontre et de l’installer dans son palais, bien que je n’ignorasse pas les hauts intérêts que je frois¬ sais, et que le cœur généreux du roi Victor-Emmanuel ne me fût pas encore connu *…»

HélasI les hauts intérêts que froissait Saluces l’auraient emporté sur le cœur généreux de Victor-Emmanuel, si le prince de Metter- nich n’avait imprudemment et trop tôt abattu son jeu.

Au lendemain de la paix de Paris, atteint, tout à coup, comme d’un accès de tendresse pour le prince de Carignan, il avait prié le roi Victor-Emmanuel d’envoyer Charles-Albert au quartier général des armées alliées. Pourquoi ? cette lettre le dira : je ne l’aurais jamais osé dire.

« L’affaire du prince de Carignan est, certes, désagréable, écrivait le 7 juillet 1814, le duc de Genevois au roi Victor-Emmanuel, son frère, mais dès longtemps je m’y attendais. À vous dire franche¬ ment mon sentiment, mariez le prince au plus vite. Autrement, ou on le fera tuer, ou on le plongera dans une débauche à le rendre à jamais impuissant, ou, enfin, on lui fera contracter un honteux mariage. 11 serait également mal au quartier général de Wellington, à cause de la religion, et au quartier général allemand, sous les autres rapports que je viens de vous dire…

« Nous sommes bien traités, parce que l’on croit bientôt jouir de nos dépouilles, en éteignant la maison de Savoie. Ceci est l’habi¬ tude du cabinet de Vienne. C’est ainsi qu’il a fait finir la maison d’Este…

« Je mets toute ma confiance en Dieu qui a protégé d’une manière si visible notre famille. Il ne permettra pas que de tels desseins réussissent à notre préjudice. Et ceci est le grand motif pour lequel je désire que vous fassiez au plus tôt revenir la reine 2, pour vous donner un héritier. Si Dieu m’en daignait accorder aussi, notre maison s’appuierait sur plusieurs branches, et la possibilité p’existerait plus d’user de moyens détestables pour arriver À la détruire.

« Mais, tant que dure l’incertitude présente, tant qu’il n’existe qu’un pauvre petit rejeton, la réussite de l’entreprise semble trop facile pour qu’on ne la lente pas. J’ai cru devoir, en conscience, vous ouvrir toute mon âme sur ce sujet, en vous écrivant cette

  • Manno, Informazione suirventuno in Piemonte # p. 35.

2 La reine était rtstéç en Sardaigne et ne revint que six mois après le roi, à Turin.


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LA JEUNESSE DU KOI CHAH LES-ALBERT


lettre que je confie au sieur Vincent, avec l’ordre formel de ne la remettre qu’entre vos mainsL » …


Cette révélation des odieux projets que l’on machinait à Vienne fit sur Victor-Emmanuel une impression d’autant plus profonde qu’il savait l’antipathie de son frère pour les Carignan. Son pre¬ mier mouvement fut donc de rappeler le prince à Turin. Mais, la reine l’obligea à ne rien faire de plus 2 . Elle n’avait abdiqué ni sa haine contre Charles-Albert, ni ses ambitions pour M. le duc de Modène. Les conférences qui s’ouvraient à Vienne lui laissaient l’espoir d’un triomphe final. François IV était habile ; Victor- Emmanuel était faible. Enfin M. de Metternich présidait le congrès et les circonstances voulaient qu’entre ses mains les plus chers intérêts de Marie-Thérèse se confondissent avec ceux de l’Autriche.

L’Autriche, désormais, entendait exercer, en Italie, une influence sans contrepoids. Déjà Venise n’existait plus. Le vasselage des archiducs restaurés à Florence et à Modène était garanti par leur sang. Peu importait, à Rome, un souverain dont on ferait l’élection. Peu importait, à Naples, une dynastie transplantée, qu’elle s’appelât Bourbon ou Murat. Pour combattre l’inféodation de l’Italie à l’Autriche, il n’y avait que la maison de Savoie. Celle-là tenait au sol et régnait — que l’on me pardonne l’anachronisme — par la volonté nationale, autant que par la grâce de Dieu.

Là était le delenda Carthago, et il semble que, pour introduire l’ennemi dans la place, M. de Metternich ait fait appel aux vieilles ruses d’Ulysse.

Le 27 novembre 1814, le prince Albani, qui représentait M. le duc de Modène au congrès, réclama, tout à coup, un port sur la Méditerranée.

Et, comme chacun s’étonnait, le plénipotentiaire modénais fit à ses collègues l’historique des négociations qui avaient précédé le mariage de son maître avec la princesse Béatrix de Savoie. La Spezia, dans ces conditions, devenait nécessaire à François IV pour relier, un jour, son île de Sardaigne aux États de Modène.

C’était introduire incidemment la question que M. de Metternich n’osait aborder de front : ne fallait-il pas, avant d’en venir à la

  • Je n’ai pu me procurer le texte original de cette lettre citée par

Nicomède Blanchi, Storia délia diplomazia Europea, in ltalia. v. I, p. 59. Je l’ai trouvée traduite, du français en italien, par Poggi, Storia d’ilalia, t. I, p. 102, et je l’ai retraduite ici.

2 « Era stato (Carlo Alberto) da poco annoverato tra i membri délia fami- glia reale, ma senza titoli ne onori principeschi. »

Pogg i, Storia d’italia, 1 . 1 ., p. 93.



LA JEUNESSE DU ROI CHARLES-ALBERT 617

Spezia, que l’Europe prononçât entre les prétentions de François IV et les droits de Charles-Albert sur la succession de Victor-Emma¬ nuel ?

Les plénipotentiaires” français répondirent aux ondoyantes insi¬ nuations faites au congrès, par la proposition ferme de recon¬ naître, comme seuls valables, les droits de la maison de Carignan. Louis XVIII était heureux de donner cette leçon de légitimité à son bon frère d’Autriche ; il était heureux aussi d’éviter son trop prochain voisinage. La Russie et la Prusse donnèrent raison au roi de France. L’Autriche se tut ; et, bientôt, l’article 860 du traité de Vienne achevait la déroute de M. le duc de Modène et du prince de Metternich.

Mais dans quelles tristes conditions leur vainqueur arrivait à Turin ! Tout y était danger ou embarras pour Charles-Albert, qui ne savait ni les gens ni les choses, ni la langue d’un pays absolu¬ ment nouveau et presque hostile. À la cour, il était détesté de la reine et suspect aux vieux courtisans. Dans le grand public, per¬ sonne ne le connaissait. On peut dire qu’il n’avait en Piémont qu’un seul ami : le bon roi Victor-Emmanuel, enchanté d’en avoir fini avec les persécutions de son entourage et de se voir, en même temps, un héritier de si grande mine. Sa première impression, pourtant, n’avait pas été absolument favorable au prince :

« Nous aurons beaucoup à faire, écrivait-il à son frère Charles- Félix, pour détruire, chez Carignan, les mauvaises impressions de l’éducation libérale qu’il a reçue de sa mère, sous la direction de laquelle il est resté jusqu’à seize ans. »

« Si nous l’avions réclamé au roi de Saxe 1, quand il était dans ses États, et si nous l’avions fait conduire en Sardaigne, il y aurait été élevé avec nous, et il serait devenu quelque chose de bon 2 . »

Cette si sincère contrition fit, heureusement, qu’en dépit de son entourage, le roi Victor-Emmanuel se prit d’une tendre amitié pour Charles-Albert. Si le prince avait un peu les allures de l’enfant pro¬ digue, la faute n’en était-elle pas à qui l’avait renié ? Pour une âme vulgaire, le mal que l’on a fait aux gens est souvent une raison de les haïr. Dans son bonheur, Victor-Emmanuel sentait, au contraire, qu’il avait vis-à-vis de son héritier une injustice à réparer. Bien vite il lui rendit ses apanages. Il en fit un général, un collier de l’Annonciade ; et, deux ans ne s’étaient pas écoulés, que Charles- Albert était nommé grand maître de l’artillerie.

Mais, alors même qu’il n’eût pas bénéficié des scrupules du roi, le


4 Le prince n’avait fait que de très courts voyages en Saxe.

2 Histoire de Charles-Félix, par un religieux d’Hautecombe, p. 146.


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U JEUNESSE DU HOI CHÀRLES’AIBERT


prince n’eùt pas tardé à le séduire : on ne résistait pas au charme dont rayonnaient ses dix-sept ans. Nul ne le surpassait en élégance, en bonne mine, en affabilité.

D’instinct, il devinait Tanière-pensée des gens, et savait leur dire précisément ce qui pouvait les flatter davantage. Il avait l’attrait soudain, la fougue, le charme et surtout les illusions de la jeunesse. Ces illusions, semblables aux roses pourpres qui croissent sans épines, sur les hauts sommets, mais qui, hélas I s’en hérissent si vite quand on les transplante plus bas.

Pour achever le portrait de Charles-Albert, à cette époque heu¬ reuse, il faut cependant que M me de Montléart y ajoute une ombre :

« Tous les détails que vous voulez bien me donner, écrivait-elle i son correspondant ordinaire, le professeur Molineri, me font peine et plaisir. Je regrette vivement, pour mon fils, le manque de confiance dans son gouverneur. Je crains, outre le mal moral pour lui, que cela ne lui nuise aux yeux du roi et même du public. Mais, ce n’est pas une chose qui se commande, et comme vous l’avez fort bien fait observer au comte Grimaldi, la confiance est un objet à surprendre, à obtenir, plutôt qu’à forcer.

« Vous savez aussi bien que moi que tout être revêtu d’autorité sur mon fils n’aura jamais une influence réelle sur lui, s’il n’acquiert son amitié »

Le comte Grimaldi avait été nommé gouverneur du prince, au moment de son arrivée à Turin. Grimaldi était homme de bien, et sans la moindre ambition ; mais son humeur était difflicile. On le voyait solennel, empesé, souvent malhabile et toujours jaloux des jeunes aides de camp qui entouraient son élève.

Que de gens, comme le bon Grimaldi, grincent parce que la nature les a fichés sur un pivot qu’elle a oublié d’huiler ! Ils aime¬ raient mieux n’être ni austères ni pédants, et pourtant, il faut qu’ils le soient.

Molineri, qui, de longue date, connaissait Thumeur de Grimaldi, dut sourire en lisant ce post-scriptum que M me de Montléart ajoutait à sa lettre :

« Ce qui m’inquiète surtout, disait-elle, c’est l’espèce de prédi¬ lection qu© mon fils témoigne pour M. de Sonnaz, un de ses écuyers, »

Évidemment, le renseignement venait du gouverneur jaloux.

  • Cibrario, Notizie sulla vita di Carlo-Alberto, p. 102. •— Le comte Gri¬

mai 1i ne devait pas occuper longtemps la position de gouverneur du prince. Peu satisfait de la façon dont le traitait le prince, et surtout inquiet de son allure libérale, il se retira de la cour aux Jésuites de Turin, où il mourut.


LA. JEUNESSE DU KOI CHARLES-ALBERT


619


Depuis que le roi avait nommé le comte de Sonnaz etje chevalier Costa écuyers du prince, Grimaldi enrageait.

Toujours sur le qui-vive, il prenait la moindre plaisanterie comme un attentat à sa dignité. C’était une bonne raison pour qu’on ne les lui épargnât pas.

S’il était, en effet, un cheval difficile, on le lui donnait à monter, et au bal, le gouverneur, empêché par ses rhumatismes, se voyait toujours prié à danser par la plus jolie femme L

Sonnaz inventait ces noirceurs ; mais, s’il en portait la peine vis-à-vis de M mo de Montléart, il trouvait à s’en consoler auprès du prince ; car, se dégageant bientôt de leurs folies [communes, l’attachement de Charles-Albert pour Sonnaz devint une affection profonde. Peut-être n’eût-elle été qu’éphémère, si le malheur n’était, comme dit un proverbe arabe, « le plomb qui scelle deux vies ».

Les événements de 1821, l’exil du prince, la haine qui s’acharna sur lui, furent autant de douleurs pour river, entre eux, uné inti¬ mité, qui, jusqu’à leur dernier jour, permit à l’un de tout entendre, à l’autre de tout dire.

Sonnaz survécut à Charles-Albert. Il n’a voulu laisser d’autre trace d’une si noble amitié que quelques lettres de son maître*. Elles suffisent. Je ne sais pas pour sa race de plus glorieux titre ; je ne sais pas pour nous de plus touchante preuve que le dé¬ vouement ne risque rien à parler franc, et qu’une âme vraiment royale peut aimer la sincérité.


IV

Mais, en 1816, la joie seule était encore de saison à la petite cour de Racconis.

« Mon jeune seigneur a 5 pieds 6 pouces, écrivait Sylvain Costa 3, qui venait, comme Sonnaz, d’être nommé écuyer du prince ; il est d’une maigreur extrême. Cependant, cette colossale stature lui sied bien. Elle n’a d’autre inconvénient que d’humilier mon ventre et ma petite taille ; mon titre d’écuyer me donnant une

4 Lettre de Sylvain Costa.

3 Le comte de Sonnaz en mourant, en 1863, laissa un énorme pli cacheté avec cette suscription : a À brûler. » Ses volontés furent exécutées. Les lettres que Ton va lire notaient heureusement pas comprises dans l’au¬ todafé. Elles sont absolument inédites et m’ont été communiquées par le générai comte Maurice de Sonnaz, mon cousin, auquel j’adresse mes plus affectueux remerciements.

8 Mars 1816.


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vague ressemblance avec Sancho, quand je chevauche à sa suite.

« Patience, c’est une façon comme une autre de contribuer aux gloires du règne futur. Au demeurant, le prince est bon, affable, spirituel, un peu diplomate, à certaines heures, sans qu’on sache pourquoi, puis inconséquent dans son bavardage. Ce qu’il voit ici l’étonne. Mieux vaudrait qu’il n’en dît rien, car, on l’observe beaucoup. »

Voilà pourquoi, sans doute, le prince ne faisait que de rares apparitions à Turin et préférait le séjour de Racconis, où il avait repris les traditions de grande hospitalité interrompues par la Révolution.

« J’arrive de Racconis, écrivait Sylvain *, le prince y avait appelé toute sa maison pour y recevoir le roi. Tout y était réglé avec une rare entente et un goût infini. Tous les coins du parc regorgeaient de musique. Les voitures étaient attelées de quatre chevaux ; les repas ont été magnifiques et l’étiquette si bien observée que j’en suis mort de fatigue. Je prendrai mon service de quartier le 1 er juil¬ let ; je ne sais si ce sera à Racconis ou à Turin, mais je préférerais que ce fût à Turin : j’y aurais au moins quelques heures de liberté par jour, tandis que là-bas, c’est le jour et la nuit qu’il faut être en l’air, tantôt en voiture à quatre chevaux, conduite par le prince, au risque de nous rompre le col tous ensemble, tantôt à cheval, où je cours isolément les mêmes risques. Le prince vient d’imaginer un habit de chasse que nous nous sommes fait faire. C’est un habit vert, croisé, avec un collet de velours vert, avec boutons et pas¬ sementeries d’argent. Le chapeau est de feutre avec des plumes noires. La culotte est de nankin avec de grandes bottes. Voilà le sixième uniforme qu’il me faut endosser depuis trois mois que je suis au service du prince. Son amour du pittoresque me coûte de cette façon déjà près de 100 louis. Et encore si ce n’était que cela ! mais ce même amour du pittoresque nous transforme en maçons, en jardiniers, en arpenteurs. Nous bouleversons tout ici, murs, rivières, plates-bandes. À grand renfort d’écus, la Macra 2 va couler à droite au lieu de couler à gauche. En serons-nous plus heureux ?»

Sjlvain a laissé parmi ses papiers une estampe de Racconis ; elle doit être contemporaine de cette si méchante humeur du digne homme, car le prince qui passe là sur son cheval noir n’a pas plus de dix-huit ou vingt ans.

Tout en haut de la pelouse, qu’il longe au galop, et entourée de grands arbres, se dresse une superbe demeure en briques et pierres,

4 H juin 1816.

2 Petn torrent qui fasse à Racconis.


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avec ses fenêtres encadrées de moulures, et séparées entre elles par des pilastres. Deux pavillons inégaux coupent la ligne un peu monotone des toitures. Un immense perron descend jusqu’au par¬ terre que l’artiste a parsemé de ces orangers séculaires qui, selon la légende, datent du prince Thomas.

Avec ses eaux, ses lointains, ses bois, que le comte de Saluces sauva jadis de la hache des concessionnaires français, Racconis rappelle les grands parcs d’outre-Manche. Le vieux château féodal a disparu, en même temps qu’en dépit de Sylvain les jardins français crevaient leurs murailles, et que la petite Macra se re¬ prenait à courir librement à travers les futaies et les prés.

Sylvain, paraît-il, s’était mis, lui aussi, à faire l’école buissonnière ; car voici une bien curieuse lettre de rappel. M me de Ludre avait décidément raison de dire que c’est péché de lire ou d’écrire l’his¬ toire. Elle ne vit que de médisances.

« Très cher Costa, écrivait le prince, il y a deux ou trois jours, je revenais de la promenade, et il y avait quelques personnes dans mon cabinet. On m’apporte une lettre. Je l’ouvre, et aussitôt le cri : Au miracle ! au miracle ! se répand dans l’appartement. Une lettre de don Sylvain ! il y avait bien de quoi, j’espère.

« J’ai été ravi de voir que, malgré vos occupations, vous vous^ occupiez du teint des Niçardes ce qui me fait supposer que votre individuo jouit d’une bonne santé. J’espère que le beau climat de Nice vous aura rendu une poitrine aussi bien sonnante que celle de mes amis les Savoyards. Non seulement moi, mais tous vos amis désirent vous voir revenir au plus tôt. Je devrais dire, vos amies surtout, car, nouveau Paris, vous avez jeté la discorde parmi elles. Chacune a reçu une lettre de vous, et la discorde s’en mêlant, on veut que celle dont la lettre est la plus longue soit la préférée de don Sylvain. Les deux flammes pourtant se réunissent dans la crainte que votre séjour, de compagnie avec le gros major B., qui n’est gros que d’entendement, ne ralentisse vos feux amoureux. Je console vos beautés en leur disant qu’une amitié, même exces¬ sive pour le major, ne saurait les éteindre. Quand même, revenez au plus vite 2 ».

Sous cet amical badinage perçaient des préoccupations, dont Syl¬ vain était, certainement, plus innocent que son correspondant. L’allure un peu abandonnée de Charles-Albert, sa grande légèreté, commençaient à inquiéter l’entourage. On y était d’autant plus

  • Sylvain Costa, alors capitaine d’état-major, avait été envoyé à Nice pour

des levées topographiques.

2 Archives de Beauregard, 1816.

25 NOVEMBRE 1887.


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en éveil, que Marie-Thérèse exploitait méchamment, auprès du roi, toutes les inconséquences dont est capable un jeune homme de dix-huit ans. La morale que les graves conseillers de la couronne tiraient de leurs observations était qu’il fallait au plus tôt marier le prince.

Tout d’abord, ils avaient pensé à l’une des filles cadettes du roi. Mais la perspective de devenir le gendre de sa pire ennemie parut si peu séduisante à Charles-Albert, que l’idée fut aussitôt abandonnée. On parla alors d’une princesse de Bavière, puis de l’archiduchesse Marie-Thérèse, fille du grand-duc de Toscane 1 * . De tous ces projets, pas un malheureusement ne plaisait au principal intéressé.

« Depuis quelque temps, écrivait Charles-Albert à Sonnaz, on me tourmente pour me faire me marier, et le chevalier d’Osasque* se joint ferme à tous ces ennuyeux. 11 prétend être sûr de l’appro¬ bation du roi. Mais je n’entamerai jamais une chose aussi essentielle sans avoir votre bon conseil, de sorte que je vous prie d’y penser et de m’envoyer votre avis, si vous ne pouvez venir à Racconis 3 . »

Quel fut l’avis du comte de Sonnaz ? Je ne sais. Mais l’affaire traîna, et ne fut reprise sérieusement que l’année suivante.

« Voilà le prince parti, écrivait Sylvain 4, voilà le prince parti pour Rome, où il va voir le roi abdicataire 5 et les Colonna, qui sont ses parents. Le prince n’a emmené avec lui que son gouverneur et un premier écuyer. On dit qu’il verra, en passant à Florence, quelques-unes des princesses de ce beau pays, et que, si elles lui conviennent, il en épousera une.

« Ceci est le bruit de la ville, ajoutait Sylvain avec autant de discrétion que de modestie, car, pour mon compte, je n’ai sur cet objet aucune donnée certaine. »

Le bon apôtre y était cependant pour quelque chose.

« Vous savez, lui écrivait le prince le 5 avril suivant, que mon mariage s’est arrangé. Il paraît que je dois être heureux, car elle a, autant que j’ai pu en juger, beaucoup d’esprit. Je me ressouvien¬ drai toujours, ami Costa, que c’est vous qui m’avez le premier con¬ seillé ce mariage 6 . »

i L’archiduchesse Marie-Thérèse de Toscane, dont il était question,

1 Marie-Thérèse, fille de Ferdinand III et d’une princesse de Naples.

a Le chevalier d’Osasque avait remplacé le comte Grimaldi comme gou¬ verneur du prince.

3 Lettre au comte de Sonnaz, 16 avril 1816.

4 21 mars 1817. Lettre du chevalier Costa au comte Victor Costa.

8 Charles-Emmanuel IV, entré au noviciat des Jésuites.

6 Archives de Beauregard, 1817.


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avait alors seize ans. Sans être régulièrement jolie, sa fraîcheur, de longs cheveux blonds et le plus beau teint du monde, lui donnaient un grand charme. Son portrait, que l’on voit au palais royal à Turin, rappelle parfaitement ce qu’elle était au moment de son mariage 1 .

Fort instruite 2, la jeune archiduchesse était cependant d’une timidité telle, qu’il est singulier de voir le prince lui trouver à pre¬ mière vue beaucoup d’esprit. Son esprit seul l’a séduit ! Un si beau détachement n’était-il pas pour en imposer à Sylvain et à son camarade Sonnaz ?

<t Me voici à Rome 3, mon cher Sonnaz, et de plus me voici à moitié marié, ce qui, pour moi, je vous assure, est une grosse affaire que je porte bien lourdement. Mais, enfin, il faut prendre son parti, et je tâcherai de m’en tirer le mieux possible. Je vous assure que j’ai fait de grands soupirs de ce que vous n’étiez pas avec moi ; mais mon mauvais génie, qui ne veut pas déguerpir de dessus mes épaules, m’a obligé de faire tout de mon cru, car mes deux compa¬ gnons de voyage ont surpassé l’idée que j’avais de leur nullité. En revanche, Dieu prend toujours grand soin de moi, car on prétend que je m’en suis très bien tiré.

« Vous aurez vu, par la lettre que j’ai écrite à Saluces 4, comment l’affaire s’était bâclée. Suivant les apparences, je dois l’avoir faite bonne, car elle m’a paru, d’après toutes mes observations, avoir beaucoup d’esprit, et de plus avoir des goûts conformes aux miens : ce qui, malgré mon indifférence pour ma propre personne, n’a pas laissé de me faire un certain plaisir. Elle n’est pas aussi petite qu’on nous l’avait dite, et sans être très jolie, elle n’est pourtant point mal. Je vous assure que j’en parle avec vous bien indifféremment. Mais, mathématiquement parlant, je dois être heureux. »

Et le prince continue ses confidences sur le ton d’un amoureux transi :

« Puisque la chose est arrangée, j’ai pris la résolution de faire une vie de galant homme, et de rendre ma femme heureuse, si la chose est possible.

« Je suis ici chez ma tante 8, où je devrais être entièrement


  • Voy. Notice sur la reine Marie-Thérèse de Sardaigne, opuscule imprimé

à Nice en 1857, et attribué à M me de Cortanze, l’une des dames d’honneur de la princesse.

2 La reine savait bien quatre langues : l’itilien, l’allemand, le français et l’anglais ; elle jouait très bien du piano et avait appris le dessin. (Notice sur la reine Marie-Thérèse de Sardaigne, p. 12-15.)

3 9 avril 1817.

4 Le comte Alexandre de Saluces, son tuteur.

9 La duchesse Golonna.


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content, car, il n’y a pas de marques d’attachement qu’elle ne m’ait données, ainsi que son mari. Le duc et la duchesse de Gene¬ vois 1, qui sont aussi à Rome, sont vraiment, pour moi, on ne peut meilleurs. Ils ont la bonté de me conduire partout avec eux. »

Sonnaz, qui connaissait son prince, dut sourire de le trouver si résigné à épouser une jolie femme, et si enthousiaste de M. le duc de Genevois. Tout cela détonnait singulièrement avec ce qu’il avait vu et entendu jusqu’alors à Racconis. De toute la jeune génération qui entourait le prince, personne, il est vrai, ne connaissait encore Charles-Félix, mais chacun redoutait ses idées d’autrefois et son caractère inflexible 2 .

M. le duc de Genevois ne ressemblait en rien à ceux de sa maison, tous si fins, si ambitieux, si soldats. De sa vie, il n’avait songé au fameux artichaut d’Emmanuel-Philibert 3 . Que lui impor¬ tait la politique ?

Cadet de douze enfants que Victor-Âmédée III avait eus de Marie-Antoinette-Fernande d’Espagne 4, il s’était toujours regardé comme à l’abri du trône, et avait réglé sa vie en conséquence. Un instant, il avait même pensé à se faire Camaldule et l’intervention du pape avait été nécessaire pour le décider à épouser Christine de Naples 3, qui, elle aussi, avait rêvé de couvent ! Mais voilà qu’au point de vue dynastique ce double dévouement ne servait à rien. Le ménage n’espérait plus d’enfants quand Charles-Albert le rencontra à Rome.

Entre le prince et son oncle, c’était évidemment une première dissemblance. Il en existait bien d’autres, et Charles-Félix en venait à se repentir de sa lettre en faveur du prince de Carignan. L’âge, l’éducation, les principes, tout désunissait les deux héritiers du roi Victor-Emmanuel. Si un même amour du bien public les élevait à une égale hauteur de vues, ils apercevaient des horizons différents, comme lorsqu’on se tourne le dos sur un même sommet. Car, parmi les hommes, soient-ils princes, les uns sont faits de raison et les autres d’impression. Quand ils le voudraient, le cœur et la raison ne s’entendront jamais. On peut, à la rigueur, se faire aimer, mais on ne fait pas aimer ses idées.

  • Frère cadet du roi Yictor-Emmauuel I er, et, plus tard, roi lui-môme

sous le nom de Charles-Félix.

2 Charles-Félix était, au moment de la Restauration, resté en Sardaigne comme vice-roi. Il ne revint sur le continent qu’en 1817. Tout ce qui se passait en Piémont ne lui semblait être que la continuation de la Révolution.

3 L’Italie, disait Emmanuel-Philibert, est un artichaut que l’on mange feuille à feuille.

4 Fille de Philippe Y.

5 Vie de Charles-Félix, par un religieux d’Hautecombe, p. 52,

6 Sœur de la reine Marie-Amélie.


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De cette première rencontre à Rome, data entre les deux princes un désaccord qui ne èessa de grandir. Charles-Albert était apparu à son oncle comme un héritier prodigue. Pour le vieux Savoyard, la fortune de sa maison allait être livrée à l’Italie. Dût-il faire interdire l’héritier, il se promit de sauver l’héritage, et ne s’y épargna plus.

Moins préoccupé, peut-être, des intérêts d’une couronne qu’il avait abdiquée, pour entrer au noviciat des Jésuites, Charles- Emmanuel IV mettait plus d’indulgence à juger Charles-Albert.

« J’ai vu, écrivait-il, le prince de Carignan, dont j’ai été très satisfait de toutes manières. Mais, je me suis aperçu qu’autant son fond était bon, autant sa première éducation avait été mauvaise. Il me paraît pourtant, ajoutait-il, très porté pour la religion *. »

Et c’était la chose importante pour Charles-Emmanuel, qui vivait à Rome à la façon des plus humbles, après avoir vécu sur le trône, à la façon des rois les plus malheureux.

Dans sa cellule, au couvent de Saint-André, le pauvre novice découronné n’avait rien de Charles-Quint. Couvert d’infirmités et presque aveugle, il poussait à ce degré d’héroïsme sa pauvreté volontaire, qu’on le voyait parfois tendre la main aux passants a .

Le voilà qui repose aujourd’hui au Quirinai 3, porte à porte avec son petit-neveu, le roi Humbert. Rome a toujours été la ville des contrastes, comme l’écrivait Charles-Albert à Sylvain.

« Je regrette de ne pas vous avoir ici près de moi, dans cette ville où tout n’est que décadence présente et grandeur passée, admirant les superbes restes des Romains si dégénérés. Les artistes célèbres ici sont des étrangers ; et la campagne est inculte, par cette raison qu’elle donnerait de la peine à cultiver. Mais, en revanche, on voit quel parti on peut tirer des hommes, car, à tout moment, on rencontre des choses qu’il serait impossible de faire aujourd’hui. »

Avait-il déjà le douloureux pressentiment de l’effort sous lequel il retomberait écrasé ?

Dans toutes les lettres de Charles-Albert à cette époque, c’est comme le frisson des feuilles quand le vent est proche. Il se moi tre agité. On sent qu’il ne se prend à rien, que le moindre sourire lui coûte, qu’il est gêné, inquiet, comme s’il portait sa destinée écrite au front.

« À mon passage à Florence, mandait-il à Sonnaz, dans une

4 Manno, Notizie, p. 31.

3 Biographie universelle, article : Charles-Emmanuel IV.

3 Charles-Emmanuel IV, entré au noviciat des Jésuites do Saint-André du Quirinai le 11 juin 1815, y mourut le 7 octobre 1819, et fut enterré dans l’église du couvent avec l’habit de Jésuite.


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des réceptions du grand-duc se trouvait le prince Borghèse qui se mit dans un coin de la chambre, les bras croisés, et resta là, me regardant fixement, comme le beau Dunois lorgnant la jouven¬ celle. À la fin, ayant vu sa contenance, je m’approchai petit à petit de lui, et lui parlai pendant un instant, ayant débuté par lui donner de vos nouvelles, et l’entretenant ensuite de la beauté de ses chevaux. Je pensai que c’était là sa partie la plus forte 2 . »

Charles-Albert masquait toujours d’une raillerie l’accès de sensi¬ bilité qu’il sentait lui monter au cœur ; il était, en écrivant àSonnaz, grandement peiné de la froideur de M mo de Montléart.

« … 3 Demain, on fera les fiançailles, et je partirai ensuite pour Turin. Mais, avant de partir, mon cher ami, je vous dirai une chose assez particulière, c’est que ma mère n’a répondu à aucune de mes lettres depuis celle que nous lui avions écrite ensemble, tandis qu’elle a répondu 4 la sposa 4 * . Je lui ai écrit de Florence, deux fois de Rome, et une fois de Naples. Ce soir, je lui écrirai une lettre fort pathétique, car vraiment cela me ferait de la peine de me brouiller tout à fait avec elle, surtout dans ce moment. »

Les relations de Charles-Albert, avec sa mère, ne pouvaient être, en effet, que fort distendues ; car, entre eux s’étaient glissés « cinq ou six demi-princes ou princesses 3 » depuis le remariage de de Montléart. Ces petites branches gourmandes absorbaient tout ce que l’étrange femme pouvait avoir de sève maternelle dans le cœur.

h Puisque ma mère aussi m’abandonne, écrivait Charles-Albert le 40 juillet, j’ai grand besoin de vous, cher Sonnaz, maintenant surtout que Saluces est parti avec Bubna.

« Je suis tout chagrin parce que Marie 6 ne m’a plus écrit depuis la lettre que Saint-Marsan m’a apportée. Comme c’est depuis ce

4 Le prince Camille Borghèse s’était montré grand patriote à l’entrée des Français à Rome, en 1788. Bonaparte lui avait fait épouser, comme on sait, sa sœur Pauline. Le prince avait été nommé général à Tilsitt, puis en 1808, l’empereur par un séuatus-consulte avait créé pour lui une dignité unique, celle de gouverneur au-delà des Alpes. En échange de tant d’hon» neurs, le prince avait cédé à son beau-frère les plus belles statues de la villa Borghèse.

2 Lettre à Sonnaz, 28 avril 1817.

  • Ibid., 2 mai 1817.

4 À l’épouse.

8 En quittant Hofwyl, écrivait à peu près à cette époque, M. le duc de Broglie, nous y laissâmes, dans notre modeste auberge, la princesse de Carignan, mère du futur roi de Sardaigne, grande virago tant soit peu barbue et dégingandée, et dans les plis de son cotillon, proportionné à sa taille, cinq ou six demi-princes ou princesses. (Souvenirs de feu le duc de Broglie, t. II, f° 421.)

6 Sa future.


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temps que la reine Marie-Thérèse est à Modène, j’ai peur que cette officieuse ne m’ait joué quelques tours de sa façon…

« Je ne vous dis rien de plus, parce que cela me fait ressouvenir de tout plein de malignités que l’on vient de me faire à, I 4 cour, et que, si je voulais les écrire, la rage m’étoufferait. »

Il semble pourtant que les difficultés s’aplanirent, car le 21 juil¬ let 1817 le prince écrivait à son confident ordinaire :

« Quant à mon mariage, tout va mieux maintenant ; le bracelet a extrêmement plu, et il paraît, suivant les arrangements pris avec le roi, que je partirai dans les premiers jours de septembre pour me marier. La comtesse Philippi ira à Florence, et, outre le chevalier d’Osasque 1, il n’y aura que deux autres personnes ; à force de faire, j’ai obtenu que ce serait vous et Collegno. La chose est ainsi irrévocablement établie, si toutefois notre gracieuse souveraine ne nous joue pas encore un tour de sa façon… »

Il avait, hélas ! de bonnes raisons pour le craindre. Marie-Thé¬ rèse, plus que jamais irritée de voir Charles-Albert prendre défi¬ nitivement à la cour le rang d’héritier présomptif, lui disputait le terrain pied à pied. Ce marchandage, la mesquinerie qui réglait tous les préparatifs de son mariage, blessèrent profondément le prince. Le plus modeste chambellan se fût, en effet, marié avec moins de simplicité.

Victor Fossombroni 2, pour le grand-duc de Toscane, le marquis firignole-Sale, ministre de Sardaigne à Florence, pour le roi, et le comte de Robilant, premier écuyer du prince, avaient réglé les conditions du contrat. Bien modeste était la dot de 200 000 flo¬ rins. Le grand-duc y ajoutait d’assez beaux diamants. Quant à la pension de la princesse, elle fut, ainsi que son douaire, fixée À 36 000 francs. Les biens de la maison de Carignan assuraient au prince un revenu d’environ 400 000 francs de rente.

Le mariage se fit à Florence, le 29 septembre 1817, mais, avec si peu d’apparat, qu’il n’en reste d’autre souvenir que la date.


V

Les difficultés que chacun prévoyait surgirent, à la cour, dès le lendemain du mariage. Amis et ennemis du prince se prirent corps

1 Gouverneur du prince.

2 Le marquis Fossombroni, premier ministre du grand-duc de Toscane. Il sera longuement question plus tard de ce personnage, qui joua un rôle important dans la vie de Gharles-Albart.


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à corps, à propos de titres, de pages, de tabourets, d’aumô¬ niers. Les questions d’étiquette avaient à Turin une suprême importance.

M. le duc de Genevois, moins que jamais disposé à l’indulgence, avait déclaré que le prince de Carignan ne prendrait jamais, lui vivant, le titre d’altesse royale ; et, comme toujours, le roi avait cédé aux injonctions de son frère. Il en était résulté cette bizarre étiquette que la princesse de Carignan, comme archiduchesse d’Au¬ triche, portait le titre d’altesse royale, tandis que son mari n’avait droit qu’à celui d’altesse sérénissime.

Dans ces conditions, la voiture du prince ne pouvait être suivie que d’un seul page sur le marchepied, et d’un seul écuyer à la portière.

Mais voilà que, le 11 octobre 1817, toute la population turinaise, accourue au Valentin 1 pour saluer l’entrée solennelle des jeunes époux, vit avec stupeur deux pages debout derrière le carrosse, deux autres pages étaient aux portières, tandis que Hyacinthe de Saint-Georges, le chevalier Costa et le marquis de Collegno galopaient tout autour.

Hors de lui, le duc de Genevois fit à Charles-Albert les plus amers reproches de son impertinence. 11 exigea du grand maître des cérémonies, marquis de Pamparat, qu’un blâme éternel figurât sur les registres de la cour. Il y figure, en effet. Mais, en bon courtisan, le marquis avait ajouté que l’on pouvait considérer l’entrée de M. le prince de Carignan comme une continuation de son voyage de noces, et qu’évidemment un seul page lui appartenait au milieu du nombreux personnel qui accompagnait sa femme 2 .

« Heureusement, écrivait Sylvain, les doux rayons de sa lune de miel aveuglent un peu mon prince ; ne voit-il pas ou feint-il de ne pas voir les petites noirceurs que l’on machine autour de lui ? Dans ce dernier cas, il aurait beaucoup d’esprit. Mari et femme affectent d’être fort contents de la façon dont on les festoie. Ce dont ils sont cependant plus contents encore, c’est d’eux-mêmes. Ils sont comme de jolis tourtereaux. Ils ne peuvent se quitter une minute, et passent la plus grande partie de leur journée dans leur appartement. Ils se suffisent si bien, qu’ils ne se montrent à nos profanes regards qu’aux repas, et à la promenade, qu’ils font à

K Cette entrée tut magnifique. La jeune princesse était charmante. Elle était fraîche, dit M me de Cortanze (p. 19), comme les roses qu’elle portait sur sa tête. En voyant ce jeune couple, espoir de l’avenir du pays, on pouvait dire, comme M me de Puisieux à Louis XV : « Ils étaient beaux comme l’espérance. »

2 Voy. pour tous ces détails, Manno, Informazione sutfventuno, p. 39.


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deux, et dans une voiture si petite, qu’à peine iis y peuvent tenir. Dieu veuille faire durer une aussi belle passion 1 !… »

Mais, il est des ménages pour pleurer, comme il en est pour rire ; et Sylvain ne se trompait pas en prévoyant que, pour son maître, le bonheur ne durerait guère.

« 11 vient ici, écrivait-il quelques mois plus tard 2, un tas de faiseurs de phrases, et il me semble qu’avec eux, un mauvais vent passe sur notre petit ménage. Elle a l’air triste 3, lui mécontent. Tout s’en ressent. On ne parle plus que pour murmurer ; et le prince abuse de sa mauvaise langue pour faire chorus avec tous ces beaux diseurs.

«Du reste, chez nous, comme en France, les choses vont à la diable. Le roi n’a d’autre souci que de faire manœuvrer ses régi¬ ments ; sur tout le reste, il s’endort. Le comte Maistre, que je viens de voir, me semble de méchante humeur et non moins soucieux du sort de l’État que de son propre sort 4 . Sa femme est aigre- douce, et, ma foi, je trouve qu’ils ont raison. Il est honteux de voir tenir à l’écart le seul homme qui ait utilement servi le roi. L’opi-

1 « Dans l’intimité, dit M me de Cortanze, la princesse était facile, bonne et gaie. Elle jouait comme une enfant quand elle le pouvait ; et dans ses dernières années, elle rappelait encore à une de ses dames, qui était auprès d’elle un mois après son mariage, les jeux d’enfance et les rires fous qu’elles avaient faits ensemble à cette époque. » (P. 24-25.)

« La princesse de Garignan se lia intimement avec les filles du roi Victor, et surtout avec la princesse Marie-Thérèse, depuis duchesse de Lucques ; elle allait les trouver dans leur appartement où elles jouaient comme des enfants, sans être gênées le moins du monde par la présence du bon roi Victor. » (P. 21.)

3 10 mars 1818, au comte Victor Costa.

3 La princesse avait été habituée à un tout autre genre de vie que celle qu’elle menait à Turin. Le grand-duc recevait tous les soirs un certain nombre de personnes ; on y était gai et comme chez un particulier. Il n’en était pas de même à Turin : l’étiquette de la cour était très sévère, à cette époque surtout. Les grandes cérémonies, les cercles, le théâtre en grande loge, étaient choses fréquentes en hiver, et peu amusantes. Il nous arrivait quelquefois d’être en robe de cour, décolletées et en manches courtes depuis neuf heures du matin jusqu’à onze heures du soir. Hors de ces cérémonies, chacun restait chez soi. La princesse passait le plus souvent ses journées et ses soirées seule ou avec sa dame de service… ( Notice sur la reine Marie-Thérèse, p. 24.)

4 « Je me promène toujours sur le pavé de Turin, écrivait le comte de Maistre, le 27 mai 1818, à l’amiral Tchitchagoff, sans savoir ce que je de¬ viendrai. Mais peut-être que je touche au moment qui changera Monsieur de sans affaires en Monsieur de cent affaires. Aux appointements près, le premier emploi vaut infiniment mieux que le second, et je suis bien fâché que la Révolution ne m’ait pas laissé le choix. Il arrivera donc tout ce qui plaira à Dieu et au roi de Sardaigne. » ( Lettres et opuscules, t, I, p. 497.)


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Dion générale est qu’il est trop entier, la mienne est qu’on le trouve trop clairvoyant. »

Se mettre au travers de leurs sottises est, presque toujours, le plus sùr moyen de désobliger les gens. Joseph de Maistre en faisait T expérience.

« Du temps de la canaillocratie, écrivait-il, je pouvais, à mes risques et périls, faire entendre la vérité à ces inconcevables sou¬ verains. Mais, aujourd’hui, ceux qui se trompent sont de trop bonne maison pour qu’on puisse se permettre de la leur dire. »

C’est que, pour le comte de Maistre, Victor-Emmanuel, pas plus que Louis XVIII, n’étaient remontés sur le trône de leurs ancêtres t. Ils étaient simplement remontés sur le trône de Bonaparte, et ne s’en doutaient pas. Le premier acte de la restauration en Piémont avait été un édit prescrivant que, «… sans avoir égard à aucune autre loi, on eût à observer, à partir du 21 mai 1814, les royales constitutions de 1770 2 . »

D’un trait de plume, les privilèges et les tribunaux d’exception se trouvaient rétablis. C’était le roi intervenant personnellement dans les affaires de ses sujets, suspendant leurs procès selon son bon plaisir, ou leur accordant, pour payer leurs dettes, tel délai qu’il lui plaisait. Un gouvernement aussi paternel parut étrange après quinze ans de révolution. Chacun s’effrayait de se voir tout à coup à la discrétion d’un prince, excellent sans doute, mais si faible, qu’il était lui-même à la merci de son entourage.

Et, peu à peu, l’entourage s’encombrait de vieux bois vermoulus que le roi revernissait, en rendant à chacun ses fonctions d’avant l’exil 1, « si bien, disait Massimo d’Azeglio, qu’il ne resta bientôt pour nous que la place des morts »…

La pire des fautes, en politique, est une maladresse. Toute nou¬ velle maladresse devenait aubaine pour les carbonari, qui essayaient alors de se faufiler en Piémont. Dieu sait s’ils tiraient parti de celles qui se commettaient journellement, soufflant sur tous les feux, envenimant toutes les plaies, tendres, empressés, autour de toutes les vanités dolentes :

1 « L’état présent de l’Europe fait horreur, écrivait-il le 3 mars 1819. La Révolution est debout, sans doute, et non seulement elle est debout, mais elle marche, elle court, elle rue. Rangez-vous, Messieurs et Mesdames. La seule différence que j’aperçois entre cette époque et celle du grand Robespierre, c’est qu’alors les têtes tombaient et qu’aujourd’hui elles tournent. » (Lettre au ehevalier d’Olry. Lettres et opuscuks, t. I, p. 507.1

  • Ceci n’est point une métaphore. Toutes les nominations furent faites

à la cour, dans l’armée, dans la magistrature et dans l’administration par un simple rappel de i’almanach royal de 4798.


LA JEUNESSE DU ROI CHARLES-ALBERT


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«… Aimez-moi, madame, disait un jour Villemain, le plus laid des hommes, à une femme charmante, personne ne le croira !… » De même, pouvait-on croire que l’âme si fière du prince de Carignan s’en laisserait conter par la Révolution ?

Pourtant il en fut ainsi, comme l’écrivait Sylvain :

« Les fautes commises autour de nous, et que mon patron aperçoit avec une extraordinaire clairvoyance, excitent ses propos mordants. Les imbéciles y applaudissent, et les mécontents les exploitent. Ce n’est pas sans inquiétude que je vois mon prince tourner au prophète pour ces maudites gens. »

On venait en effet de toute l’Italie, les mains tendues vers le prince de Carignan. Les faiseurs de livres, les apôtres de la résur¬ rection italienne, lui apportaient leurs hommages. L’hyperbole autour prenait un tel essor, que Monti *, imposant les mains à un jeune homme qui arrivait de Turin, s’écriait sur le ton du vieillard Siméon : « O bienheureux jeunes hommes piémontais, vous verrez le salut de lTtalie, car vous avez le prince de Carignan. Celui-là est un soleil qui s’est levé sur votre horizon. Adorez-le, adorez-lef »

« Je suis heureux, disait Confalonîeri à Gino Capponi, de votre intimité avec notre prince… Il a besoin de sentir que les yeux des Italiens reposent sur lui pour le juger, espérer ou désespérer d’eux- mêmes et de lui. II est jeune. Le saint aiguillon de l’ambition peut tout en lui. Mais jamais on ne lui répétera assez qu’il n’y a qu’un seul chemin qui mène à la gloire, et que ce chemin n’est pas celui qui lui est montré à Turin 2 . »

« Ah ! quelle économie de sang et de larmes ferait le monde, écrivait Sylvain à peu près à la même date, s’il y était défendu, sous peine de naort, comme en Perse autrefois, de parler de ce qu’il n’est pas permis de faire. »

Ces théories constitutionnelles du bon Sylvain sembleront peut- être un peu primitives. L’avenir pourtant allait leur donner raison.

M 1 * Costa de Beauregard.

La suite prochainement.


  • Monti, célèbre poète italien.
  • Marco Taharini, Gino Capponi e i suoi tempî, p. 100.


LE CANAL DES DEUX MERS


Dès la plus haute antiquité, l’homme eut l’idée d’utiliser les rivières ; les hiéroglyphes des obélisques nous montrent les bateaux du Nil trafiquant sur les rives de ce fleuve que les Égyptiens reconnaissants avaient divinisé.

Toutes les rivières n’avaient pas le cours régulier et majestueux du Nil ; il fallut les améliorer. On fit disparaître les bancs qui les obstruaient ; on mit un frein à leurs divagations en endiguant leurs branches, et cette manœuvre augmentait la profondeur, en régulari¬ sant le régime.

On relia enfin deux cours d’eau d’un même bassin et, ensuite, deux rivières de bassins différents à l’aide de canaux artificiels ; ces artères nouvelles exercèrent une influence considérable sur la pros¬ périté publique. Ce système fut appliqué de bonne heure dans les Gaules ou, d’après Strabon, la plus grande partie du commerce se faisait par eau. Il est bien entendu que ces lignes nouvelles furent d’abord de peu d’étendue. Mais, au fur et à mesure de l’accroisse¬ ment des relations entre les diverses provinces, lorsque l’on fut en mesure d’appliquer des procédés d’exécution plus puissants, on en étendit le réseau.

Les Romains, effrayés des dangers que couraient les navires aux colonnes d’Hercule, songèrent à supprimer le périple de la pénin¬ sule ibérique et à creuser une voie maritime destinée à relier la Méditerranée à l’Océan, en passant au nord des Pyrénées. Ce peuple, ses monuments en font foi, concevait et exécutait de grandes choses ; certes, le courage nécessaire à l’entreprise d’une œuvre de cette importance ne lui manquait pas. Mais une telle conception n’était point ordinaire ; elle constituait le problème le plus hardi de de l’architecture hydraulique. Il ne s’agissait pas de creuser une simple tranchée pour relier les deux mers ; il fallait tenir compte de la ligne de partage des eaux, s’élever à son faîte par des biefs successifs et redescendre par d’autres biefs, du côté opposé. Or l’hydraulique était dans l’enfance ; les anciens pouvaient construire


LE CANAL DES DEDX MERS


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de vastes cirques et des aqueducs dont les ruines font l’objet de notre admiration ; mais leur ignorance en fait d’écluses arrêtait toute entreprise de ce genre en pays de montagnes.

Qui pourrait dire si, avant le peuple-roi, ces hardis Phéniciens, qui louvoyèrent si souvent contre les vents d’ouest entre les colonnes d’Hercule, pour aller chercher de l’étain aux îles Cassi- térides et même dans les lagunes des rivages bal tiques, ne formè¬ rent pas le dessein de trancher l’isthme pyrénéen, afin d’abréger leurs aventureuses traversées ?

À l’autre bout du monde, les Chinois avaient déjà résolu la question des écluses. De temps immémorial, les habitants du Céleste Empire emploient des successions de biefs à barrages fixes, munis de plans inclinés, portant une forme capable de recevoir un bâtiment. Par un simple mouvement de bascule, ils soulèvent une jonque et la lancent dans le bief inférieur. Mais ici, les navires sont petits et la hauteur de chute n’est jamais considérable.

L’Europe dut attendre encore un grand nombre de siècles avant de pouvoir élever un monument destiné à servir désormais de modèle à tous les ouvrages de l’espèce. Nous voulons parler du canal du Midi, qui fut inauguré en France, à la fin du dix-septième siècle. Il ne fut pas, toutefois, le premier des travaux de ce genre, car on lit dans une vieille brochure, qui se vendait à Paris, « chez les marchands de nouveautés » : « Sous le règne de Henri IV, on ouvrit le canal de Briare, le premier canal à ’point de fartage qui ait été construit. »

Le canal du Midi fut la réalisation d’une idée qui frappa plusieurs souverains de l’ancienne monarchie, entretenus dans ce dessein par les progrès incessants de la piraterie. Gibraltar, passage obligé d’une multitude de navires, était devenu une véritable souricière. Les écumeurs de la mer affectionnaient particulièrement ces parages et, cachés dans la baie d’Àlgésiras ou derrière la pointe africaine de Ceuta, ils se livraient à des sorties toujours périlleuses pour les trafiquants. Le détroit de Gibraltar est d’ailleurs parcouru par des courants violents et incertains ; la côte africaine est semée de récifs ; et, souvent, quand les bateaux à voile du moyen âge parvenaient à tromper la vigilance des pirates, ils n’échappaient pas au naufrage. Ici donc, comme dans le détroit de Messine, il y avait un Charybdc et un Scylla.

Les armateurs, résignés à faire la part des accidents de mer et du pillage, cherchaient à s’affranchir de cette dime involontaire prélevée sur leurs flottes et sur leurs équipages. L’ouverture du canal de jonction fut, du moins pour les plus petits de leurs bâti¬ ments, la solution véritable.


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Ainsi le canal du Languedoc offrit, à une échelle très réduite, une partie des avantages que donnera le canal des Deux Mers. Qu’il nous soit permis de nous y arrêter un instant. Nous verrons comment une entreprise qualifiée d’abord de chimérique fut menée à bonne fin, autant par l’opiniâtreté de ceux qui concoururent à l’exécution, que par les encouragements que leur prodigua le pouvoir, représenté par le grand Colbert. Ce travail fournit d’ailleurs des éléments utiles à la nouvelle loi projetée.

Charlemagne, François I er, Henri IV et Louis XIII eurent l’idée d’opérer cette jonction. Sous François I er, notamment, on projeta de réunir par un canal de 14 lieues seulement le cours de la Ga¬ ronne à celui de l’Aude. Mais les guerres empêchèrent d’y songer sérieusement et ce projet n’aboutit pas. D’ailleurs, aucun ingénieur ne voulait se charger d’entreprendre des travaux aussi difficiles et aussi considérables. Pourtant, depuis la Renaissance, la mécanique et l’hydraulique avaient fait de notables progrès. Par une heureuse application des écluses, Léonard de Vinci avait rendu navigables (1497) les canaux dérivés de l’Adda et du Tessin. Quels colosses, ces artistes de la Renaissance I Peintres, sculpteurs, poètes, archi¬ tectes, ingénieurs, ils étaient tout. L’homme de génie qui sculptait le Moïse et la Nuit, suspendait dans les airs la coupole du Bra¬ mante, relevait les fortifications de Florence et peignait le Jugé - ment dernier sur le plafond de la chapelle Sixtine ; celui qui peignait la Cène et la Joconde, construisait des automates et creusait des canaux à écluses. Chacun de leurs ouvrages était un chef-d’œuvre dans l’une des branches de la science ou de l’art.

Il était réservé au siècle de Louis XIV, celui qu’on nomma le grand siècle, d’ouvrir la voie de jonction des deux mers. Le même souverain qui disait : « 11 n’y a plus de Pyrénées I » aurait pu dire, à l’apogée de son règne : « 11 n’y a plus de colonnes d’Hercule ! »

L’édit du mois d’octobre 1666 ordonna la construction du canal,

-en approuvant la proposition faite « pour joindre la mer Océane 4 la Méditerranée par un canal de transnavigation ». — « Nous avons connu, lisait-on dans le même édit, que la communication des deux mers donnerait aux nations de toutes les parties du monde, ainsi qu’à nos propres sujets, la facilité de faire en peu de jours d’uno navigation assurée et par le trajet d’un canal au travers des terres de notre obéissance, et à peu de frais, ce que l’on ne peut entreprendre aujourd’hui qu’en passant au détroit de Gibraltar, avec de très grandes dépenses ou beaucoup de temps, et au hasard de la piraterie et des naufrages… »

Huit mille ouvriers Le terminèrent en quatorze ans.

Depuis son embouchure dans la J Garonne jusqu’à son débouché


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dans l’étang de Thau, le canal du Languedoc avait une longueur de 225 kilomètres, coupée par 64 écluses ; il mesurait de 3 m,50 à 19 mètres de large à la surface de l’eau ; sa profondeur ne dépas¬ sait pas 2“,20. Il coûta 13 millions, y compris l’amélioration du port de Cette.

Les ruisseaux des Cévennes furent les agents principaux qui servirent à l’alimenter. Àndréossy pratiqua au col de Naurouse, près de Castelnaudary, point le plus bas de la ligne de partage, un bassin dont il distribuait les eaux au moyen d’une écluse du côté de l’Océan et d’une autre du côté de la Méditerranée.

D’Aguesseau, intendant du Languedoc, voulut essayer, en per¬ sonne, ce canal qui traversait une des parties les plus fertiles et les plus productives de la France. Il s’embarqua le 16 mars 1681 (un an après la mort de Riquet), â l’amorce du canal dans la Garonne et il poursuivit son voyage jusqu’à Cette, en recevant partout des ovations. La population en masse, accourue des campa¬ gnes environnantes, se pressait sur les rives, et les bateaux défilaient au bruit des acclamations. Car chacun pressentait les avantages immédiats que l’ouverture de cette artère allait apporter à l’agri¬ culture, au commerce, à l’industrie. Les agriculteurs, surtout, se réjouissaient en songeant à la fertilité que les rigoles d’irrigation dérivées du canal amèneraient dans leurs campagnes assoiffées. On pouvait désormais braver la sécheresse.

Aussi l’enthousiasme était à son comble, et chacun le manifestait à sa manière : le peuple montrait une joie bruyante ; le gouverne¬ ment faisait frapper des médailles où l’on voyait Neptune ouvrant, d’un coup de trident, la communication entre les deux mers ; le dieu des eaux occupait le centre de la légende : Intemam mare Oceano junctiim fossa a Garumna ad portant Setium. Les écri¬ vains exécutaient des variations sur le thème suivant : le canal du Languedoc assure une prospérité éternelle aux provinces qu’il traverse. Les poètes le célébraient dans leurs vers ; voici de quelle façon Delille le désigne dans ses alexandrins ;

Chef-d’œuvre qui vainquit les monts, les champs, les ondes,

Et joignit les deux mers qui joignent les deux mondes.

S’agit-il de l’irrigation, au moyen des eaux du canal ? Delille- enfourche de nouveau Pégase :

Un docile ruisseau qui, sur un lit pierreux,

Tombe, écume et roulant avec un doux murmure,

Des champs désaltérés ranime la verdure.


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LE CANAL DES DEUX MERS


Ce fut Andréossy, habile mathématicien et ingénieur de M. de Riquet, qui dressa les plans du canal. Mais Andréossy resta dans l’ombre, et Riquet, remplissant le rôle modeste d’entrepreneur, recueillit la gloire qui devait rejaillir sur le premier. L’Amérique ne devrait-elle pas se nommer Colombie ?

Il fallut du temps pour découvrir le véritable auteur d’un si remarquable travail. On finit par apprendre qu’Andréossy, au retour d’un voyage en Italie, avait entretenu Riquet de la possibilité du canal et que ce dernier fit adopter l’idée par Colbert. Le grand ministre la mit à exécution avec cette ténacité qu’il apportait en toute chose.

Plus tard, les étrangers eux-mêmes s’étonnèrent de l’abandon dans lequel on laissait le nom d’Andréossy. Un Anglais, visitant le canal, chercha vainement sur ses bords la statue de l’ingénieur : « Les descendants de Riquet, dit-il, auraient dû la lui faire ériger ; une telle générosité les aurait autant illustrés que l’ouvrage lui- même. »

Tout au moins, Riquet en surveilla l’exécution ; après avoir dépensé dans ce travail toute sa fortune, il n’eut pas même la joie d’assister à son inauguration. Le roi concéda à sa famille, à, titre de récompense, l’exploitation du canal.

Il est de toute évidence que cette voie maritime, qualifiée de merveille du monde à l’époque de sa mise en exploitation, ne répond plus aux besoins actuels du trafic. Notre époque a d’autres exigences ; il est temps de remplacer l’ouvrage qui fit tant d’hon¬ neur au siècle de Louis XIV par une oeuvre plus en harmonie avec le mouvement commercial contemporain. Le canal des Deux Mers doit livrer passage aux steamers de grande navigation, aux croiseurs de la flotte de guerre et, éventuellement, aux paquebots des lignes postales subventionnées.

La crise industrielle et commerciale qui sévit sur le monde a eu pour résultat la création de voies de communication nouvelles et rapides, chaque État aspirant à détourner à son profit le commerce général et à devenir, pour ainsi dire, le canal du transit universel. II suffit de jeter les yeux sur une carte de l’Europe pour reconnaître que la France est isolée commercialement du reste de l’ancien monde, comme l’Angleterre l’est, au point de vue militaire. De récentes et gigantesques percées ont rapproché du canal de Suez les principaux centres commerciaux et métallurgiques. Depuis le percement du Saint-Gothard, le tourbillon commercial, attiré par d’importantes réductions de tarifs, s’est déplacé du côté de l’est : Gênes a gagné ce que Marseille a perdu.

Mais, si l’on considère que la voie de mer est la voie écono-


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mique par excellence ; que, seule, elle permet de transporter des amas immenses de matériel ; qu’il y a tout intérêt à faire passer ces matières, sans rompre charge, des points les plus éloignés aux points d’arrivée, on sera amené à conclure que, lorsque la chose est possible, on doit la choisir de préférence à la voie de terre et qu’il faut s’efforcer de mettre en communication rapide les ports les plus éloignés les uns des autres. Remarquons aussi que le canal de Suez, cette œuvre essentiellement française, a surtout favorisé le commerce étranger aux dépens du nôtre : le canal des Deux Mers, ouvert à notre seul bénéfice, rétablirait l’équilibre rompu, en ramenant l’axe commercial vers l’Occident.

Ces pensées ont ravivé l’idée, déjà ancienne ainsi que nous l’avons vu, d’une grande voie de communication maritime entre l’Atlantique et la Méditerranée, par les vallées de l’Aude et de la Garonne. Jamais moment ne parut plus favorable pour entrer dans la voie de l’exécution et, sous certaines réserves, nous allons essayer de démontrer que cette artère immense, destinée à rap¬ procher l’extrême Orient de l’extrême Occident, renversera les combinaisons étudiées en vue de faire le vide commercial autour de la France. En outre, cette voie nouvelle tuera Gibraltar, comme le canal de Suez a tué la colonie du Cap, comme le canal de Panama tuera le détroit de Magellan, comme la coupure de l’isthme de Kra tuera Singapour.

Il semble difficile de n’employer aucun chiffre, alors qu’il s’agit de mesurer des longueurs et des largeurs de biefs, des hauteurs de chutes, des tirants d’eau et des vitesses ; mais nous nous effor¬ cerons de laisser le moins souvent possible la parole aux signes arabes, afin de ne pas apporter trop d’aridité dans ce travail et en nous souvenant combien, parfois, leur langage est trompeur.

En présence d’une œuvre aussi grandiose, avant de donner le premier coup de pioche, on ne saurait se contenter d’affirmations vagues. Nous admettons sans discussion que l’on puisse aisément surmonter les difficultés d’exécution ; mais encore faut-il prouver l’utilité d’un pareil travail. Y a-t-il de sérieuses raisons de croire que cette tranchée de géant doive ranimer le commerce et l’indus¬ trie de la France ? Peut-on, dès à présent, préjuger l’avenir et attri¬ buer au canal de grands résultats au point de vue pratique ?

D’abord, une telle œuvre menée à bonne fin aurait autant de retentissement qu’en a eu jadis le canal du Languedoc. Certes, nous ne sommes point insensible à la gloire que fera rejaillir sur nous l’annonce d’une victoire aussi pacifique. Dans les actes de la guerre comme dans ceux de la paix, notre pays a presque toujours montré la voie ; c’est là un noble rôle auquel nous ne devons point faillir.

25 novembre 1887. 41


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Examinons maintenant, au point de vue pratique, ce que Ton peut attendre du canal des Deux Mers. Et d’abord, le côté militaire de la question.

Les grands cuirassés ne doivent pas profiter du nouveau passage. Le conseil d’Amirauté a émis sur ce point un avis formel et, malgré ce que l’on a pu dire, nous croyons que le passage d’aussi lourdes niasses dans un canal à écluses offrirait plus d’une difficulté sérieuse. En tout cas, on comprend fort bien que le grand conseil maritime se soit refusé à assumer la responsabilité morale des accidents que peut entraîner une manœuvre qui n’a son équivalent dans aucune marine. Donc l’ouverture du canal ne doublera pas notre puissance maritime, comme on l’a souvent répété. Ne serait-il pas imprudent, d’ailleurs, quelles que soient les circonstances, de dégarnir l’océan Atlantique au profit de la Méditerranée, ou celle-ci au profit de l’Océan ? Toutefois, les transports, les grands croi¬ seurs, les éclaireurs d’escadre, la canonnières, les torpilleurs, pourront, en deux jours, se concentrer dans l’une ou l’autre mer, selon les éventualités. C’est, à n’en pas douter, un précieux avan¬ tage, qui n’échappera pas au lecteur.

En ce qui concerne les torpilleurs, les deux moyens de trans¬ port essayés jusqu’ici ne paraissent pas avoir donné des résultats décisifs, surtout au point de vue de la rapidité. On a d’abord tenté de faire circuler ces petits navires sur les canaux, des ports du Nord k Toulon. Puis, au mois de septembre dernier, un tor¬ pilleur monté sur des trucs spéciaux est allé, sans accident, de Toulon à Cherbourg. Que prouvent ces deux tentatives ? Que ces deux modes de transport sont praticables, au prix d’un temps assez long, de dépenses considérables et de l’immobilisation de quelques tronçons de chemin de fer. Mais en temps de guerre, alors que cette manœuvre de concentration sur un point donné de la « pous¬ sière navale » aura une réelle utilité, pourra-t-on prendre les mêmes précautions ? Les chemins de fer transporteront des troupes, des munitions, de l’artillerie, des approvisionnements ; pourra-t-on dégager à temps tel ou tel tronçon, en vue de n’employer que des courbes à rayon suffisamment étendu, pour permettre la manœuvre sans avarie, des torpilleurs montés sur trucs ?

L’Allemagne a fort bien compris l’avantage à retirer d’un ouvrage du même genre. Le canal de la Baltique à la mer du Nord, qu’elle creuse actuellement à travers le Sleswig, lui permettra d’aban¬ donner les passages du Skager-Rack et du Sund et de concentrer, à un moment donné, toute son escadre, soit dans la Baltique, soit dans la mer du Nord. Mais l’ouvrage allemand, creusé à niveau comme le canal de Suez, ne saurait être comparé à notre futur


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canal des Deux Mers, qui sera forcément à écluses, à cause de la configuration des terrains à traverser. C’est donc avec raison que l’on a dit : Le canal de Riel doublera la puissance maritime de l’Allemagne. Le feld-maréchal de Moltke l’a d’ailleurs déclaré en 1880, à la tribune du Reichstag : « Le coût de l’entreprise ne saurait entrer en balance avec les avantages que ce canal assurera à l’empire, considéré comme portion de son système de défense. 11 doublera la force de la flotte allemande, en permettant la con- centration rapide des escadres des deux mers. »

N’oublions pas que la jonction de l’Océan à la Méditerranée par une voie de 500 kilomètres, nous donnerait 1000 kilomètres de côtes et porterait l’étendue de notre littoral à près de 4000 kilomètres, sans solution de continuité, depuis Dunkerque jusqu’à Nice. En outre, le canal permettrait la création d’un vaste arsenal maritime, dans l’intérieur des terres, à l’abri de toute insulte et de tout bom¬ bardement. L’artillerie à longue portée rend très utiles les ports intérieurs qui, en cas de guerre, seraient appelés à rendre d’inappré¬ ciables services comme refuges de la flotte de combat. D’ailleurs, nos voisins semblent pénétrés de ce sentiment ; puisque tous les ports anglais et allemands sont établis d’après ce principe. On ne peut admettre que le simple hasard ait présidé à de si nombreuses créations dans des conditions identiques. Nous avons dit que le canal des Deux Mers causerait la ruine de Gibraltar. Nos voisins ne ver¬ raient pas, en effet, sans quelque dépit, ce nid d’aigle devenir un poste d’observation platonique. Cette situation avait déjà préoccupé le second empire. M. Pietri, préfet de la Gironde, faisait, en 1863, la déclaration suivante : « Par son importance, la Gironde préoccupe au plus haut point l’esprit de l’empereur. Dévoué au commerce, il a prêté une main toute-puissante aux plus vastes projets : les bâti¬ ments transatlantiques sont créés ; une navigation intérieure sera bientôt ouverte de l’une à l’autre mer, et nos flottes n’auront plus à passer sous le canon de Gibraltar. »

Passons maintenant aux avantages que le percement du canal apportera à la marine du commerce. Si la voie maritime projetée annihile la forteresse anglaise au point de vue de la flotte militaire* il la neutralise à peu près, au point de vue de la marine du commerce.

Constatons d’abord que les bâtiments à voiles sont fort maltraités dans les parages du détroit. La navigation par ce passage est tou¬ jours longue pour eux. On voit des flottes entières retenues au mouillage d’Algésiras par les vents d’ouest qui s’engouffrent dans l’entonnoir du détroit, et qui soufflent pendant quinze et vingt jours do suite. Aussi la plupart des voiliers auront-ils intérêt à $’en


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affranchir. T Au point de vue de la navigation à vapeur, l’utilité commerciale du canal des Deux-Mers est basée sur la plus grande rapidité des communications entre l’extrême Orient et les contrées septentrionales jle l’Europe. Supposons donc la coupure française livrée à la libre circulation, et considérons un navire qui fait le trajet de Bombay^à Londres.

On voit facilement que, de l’Océan indien, ce navire suit, jusqu’à Malte, la même route pour se rendre à Gibraltar ou à Narbonne. Ce bâtiment passera forcément aussi dans les environs de l’île d’Ouessant, pour la reconnaître, avant de donner dans la Manche. Donc, la seule variable du trajet est la distance de Malte à Ouessant (soit par Gibraltar, soit par le canal). Cette distance est, comme on l’a si bien nommé, le régulateur commercial de l’affaiie.

La distance de Malte à Ouessant, 1924 milles par Gibraltar, se réduit, parje canal, à 1208 milles, soit une différence de 716 milles (1326 kilomètres), en faveur du passage par Narbonne et Bordeaux.

La navigation commerciale à vapeur (abstraction faite du cabo¬ tage) se décompose en : navires rapides filant 15 nœuds, et navires à moyenne vitesse marchant à raison de 10 nœuds environ. Il faut que le canal abrège la durée des voyages de ces navires ; cette abréviation pourra être petite ; mais il faut qu’elle existe. Ln gain de deux à trois heures pourrait transformer le canal en Pactole ; mais, si l’on augmente la section du canal de façon à permettre de grandes vitesses, ce sera au détriment de ralimentation au bief de partage. Car l’économie de l’ouvrage forme un tout complet ; on ne saurait modifier l’une de ses parties sans toucher aux autres. Nous traiterons plus loin la question de la section du canal ; mais, dès à présent, nous pouvons dire que les recettes futures de navi¬ gation paraissent devoir porter sur les caboteurs et sur les steamers à vitesse moyenne. Les Anglais eux-mêmes finiront par abandonner Gibraltar, comme ils ont fait du cap de Bonne-Espérance. Il est cer¬ tain que le pavillon britannique ne flottera pas, dès le premier jour, sur les biefs de notre canal des Deux Mers ; mais, quand l’expérience aura démontré que le passage est plus court, les armateurs donneront à leurs capitaines l’ordre de le franchir. Car, d’une part, d’après un adage cher à nos voisins, le temps c’est de l’argent, et, d’autre part, l’argent ne reconnaît aucun préjugé ; il est aussi mauvais philanthrope qu’il s’affranchit aisément de toute susceptibilité nationale.

En somme, en faisant abstraction des risques de mer, tout bâti¬ ment venant de la Méditerranée aura avantage à prendre la nou¬ velle voie, mais à la condition que l’ouvrage ait une largeur suffi¬ sante pour permettre une vitesse raisonnable. On rapporte que


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lorsque Vauban visita le canal du Languedoc, il s’écria : « Le canal du Midi est supérieur à tous mes ouvrages ; mais il est regret¬ table qu’on ne l’ait pas fait assez large et assez profond pour rece¬ voir les navires qui naviguent en pleine mer. » Rappelons-nous le mot du grand ingénieur et donnons au canal des Deux Mers assez de largeur pour que les grands paquebots aient intérêt à déserter définitivement la route du détroit de Gibraltar. Car, au point de vue du transit, on ne saurait assimiler au canal de Suez la voie projetée. À Suez, l’avantage était tellement marqué pour tout navire ayant à faire le périple de l’Afrique, que l’on peut creuser un canal maritime relativement étroit (sauf à l’élargir plus tard), avec l’assurance d’y attirer tous les navires à destination de l’extrême Orient. Mais, ici, les grands paquebots, surtout, ne pour¬ ront matériellement gagner que quelques heures ; il importe donc que la section du canal soit assez grande pour permettre une vitesse suffisante. Dans ces conditions, étant donné que l’on compte en moyenne un quart d’heure pour franchir une écluse, il faut s’attacher ainsi à diminuer leur nombre, et c’est précisément sur ce point que s’est portée l’attention des auteurs du dernier projet.

Au point de vue du commerce général, le canal des Deux Mers offrira des avantages non moins certains. D’abord, la population alerte, sobre et laborieuse qui occupera ce nouveau littoral arti¬ ficiel se tournera vers la marine ; il nous suffit de savoir que la plupart des colons français de l’Amérique du Sud proviennent du sud-ouet de la France. Ce sera une résurrection, pour ainsi dire, du grand et du petit cabotage. Une flottille de petits navires ne peut manquer de trouver des ressources considérables dans le transport des marchandises sur notre littoral ininterrompu, de Dunkerque à Menton. Sait-on que le cabotage actuel portp sur 30 millions de tonnes, dont un tiers à peine se fait sous pavillon français ? Le transport de 20 millions de tonnes coûte à la France environ A00 millions par an ; il est clair que si, grâce à l’ouverture du canal des Deux Mers, le cabotage renaît, une partie de ces A00 millions restera chez nous, au lieu de passer à l’étranger.

En France, on aime à raisonner par analogie ; on assimile volon¬ tiers les travaux du canal de Suez à ceux de l’isthme de Panama et l’on dit : on a bien percé l’isthme égyptien, pourquoi ne tranche¬ rait-on pas aussi facilement la langue de terre américaine ? On dit encore : l’espoir de voir construire des villes et des usines le long du premier ouvrage de M. de Lesseps a été déçu ; pourquoi n’en serait-il pas de même du canal des Deux Mers ? La réponse est facile ; il suffit d’avoir franchi une seule fois la voie maritime qui donne accès à la mer Rouge. Le canal traverse un désert sans eau,


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sans végétation, sans ressources d’aucune espèce, et Ton s’étonne de ne pas voir se dresser sur ses bords des villes florissantes, des entrepôts et des manufactures. Mais, ici, le cas est tout différent : le canal projeté traverse des régions fertiles, riches, populeuses ; les usines s’élèveront à proximité de la force motrice dont le prix peu élevé permettra de livrer à meilleur compte les produits manu¬ facturés et de soutenir la concurrence anglaise, allemande ou belge.

Enfin, le commerce général reprendra le chemin de la France, qu’il a déserté depuis le percement du Saint-Gothard. On a calculé que cinq ou six ans après l’ouverture de ce tunnel le mouvement commercial de Gênes s’était accru de 50 pour 100. Il est certain que le canal des Deux Mers détournerait une fraction de cette acti¬ vité, fraction évaluée à 500 000 tonnes, par les auteurs du dernier projet. Ce chiffre serait peut-être même dépassé, en raison du prix moins élevé des transports par la voie de mer.

Ce n’est pas tout. L’agriculture, non moins que le commerce, tirera de l’ouverture du canal de notables avantages. Des rigoles d’irrigation répandront au loin la fertilité et pourront, au besoin, submerger les vignobles atteints par le phylloxéra. Un tel moyen de combattre le fléau est encore le plus rapide et le plus économique.

D’ailleurs, toute personne qui a parcouru le midi de la France a remarqué le soin avec lequel le propriétaire et le paysan captent l’eau pour la conduire par des rigoles, à travers la campagne. Dans la Provence et le Languedoc, toute propriété arrosée acquiert une valeur considérable. L’habitant des climats véritablement chauds ne s’ingénie-t-il pas à arroser sa terre pour la forcer à produire ? Quel est le voyageur qui n’a entendu grincer les norias dans les campagnes algériennes et espagnoles ? Les Maures du royaume de Grenade restaurèrent les aqueducs romains. Les fellahs arrosent soigneusement leur sol et, sous le soleil brûlant, ils font passer le précieux liquide dans des paniers coniques de l’autre côté des endiguements qui préservent leurs terres des inondations du Nil. L’Annamite aussi, arrose ses rizières, et le Chinois, son verger. Enfin, quels éloges ne prodigue pas Swift, ce philosophe humoristique, à « l’homme qui peut faire naître deux brins d’herbe là où il n’en croissait qu’un ? » Et s’il vivait encore, quelles louanges n*adresserait-il pas à l’agent capable de rendre aux vignes langue¬ dociennes une vigueur nouvelle, en détruisant le phylloxéra ? Cet agent, nous l’avons sous la main : c’est l’eau qui, en descendant du bief de partage, tour à tour remplira les sas qui permettront aux navires de cheminer, à travers les terres, vers l’une ou l’autre mer, donnera, en passant, la force motrice nécessaire aux usines établies le long du canal ; qui, parvenue dans les veines dérivées de l’artère,


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portera à volonté la fertilité dans la campagne, ou submergera le» terres contaminées.

En résumé, dès à présent, nous croyons pouvoir affirmer que le canal des Deux Mers présentera les avantages suivants, aux points de vue militaire, agricole, industriel et commercial : concentration rapide d’une partie de la flotte dans une mer ou dans l’autre ; accroissement de 1000 kilomètres de côtes ; création d’un arsenal dans l’intérieur des terres ; amoindrissement de l’importance de Gibraltar ; traversée plus rapide de l’extrême Orient au nord de l’Europe ; facilité d’irrigation et d’inondation ; distribution de force motrice le long des berges.

Tels sont les avantages à retirer du canal des Deux Mers. Depuis vingt ans, on a produit un grand nombre de projets, dont voici les principaux :

En 1867, M. de Magnoncourt présente un canal profond de 10 mètres, entre Rochefort et Marseille, par Bordeaux ; M. Lecomte en propose un autre de 8 mètres, entre Cette et Arcachon.

En 1870, M. Tissinier maintient la profondeur de 8 mètres et choisit comme points d’aboutissements ; Narbonne et Arcachon.

En 1876, M. Manier n’hésite pas à joindre les deux mers par un seul bief sans écluses, sorte de vaste tranchée qui ne mesurait pas moins de 200 mètres de profondeur, au point de partage. Un tel ouvrage nécessitant de pareils déblais est et parut inexécutable. Peut-être nous demandera-t-on pourquoi l’on ne peut opérer ici comme on l’a fait dans la vaste plaine de Suez ; nous allons l’expli¬ quer en deux mots. Ici, la coupe du terrain par un plan vertical passant par les deux points d’aboutissement, forme un triangle dont la base est représentée par le niveau de la mer, et dont le sommet est au col de Naurouse (point le plus bas de la ligne de partage). Il faut donc escalader le col et le redescendre, c’est-à-dire construire un escalier liquide montant de la Méditerranée à Nau¬ rouse et un autre descendant de Naurouse au niveau de l’Atlan¬ tique. On ne pouvait, de toutes pièces, former un aussi vaste projet ; des travaux préliminaires longs et minutieux parurent indispensables. Ne fallait-il pas étudier le tracé définitif, en tenant compte des cours d’eau et du chemin de fer du Midi, sonder les terrains au point de vue de l’étanchéité de l’ouvrage futur, se préoccuper des débouquements dans les deux mers, déterminer le régime de l’alimentation des biefs, leur longueur, la hauteur de chute, le nombre et l’emplacement des écluses ?

Une société d’études, formée sous le patronage de M. le sénateur Duclcrc, travailla ces divers côtés de la question et présenta, en 1880, un projet complet. M. l’ingénieur en chef, Godin de Lépinay,


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donnait au canal des dimensions suffisantes pour livrer passage aux cuirassés. La dépense était évaluée à 550 millions, non com¬ pris les débouquements à Bordeaux et à Narbonne, dont rétablis¬ sement, évalué à 150 millions, paraissait devoir incomber à l’État, en raison des quais, bassins et bâtiments à construire pour créer de véritables arsenaux à chaque extrémité de la ligne. Cette dernière somme de 150 millions se décomposait ainsi : 35 pour Narbonne et H5 pour Bordeaux.

Les auteurs du projet démontraient que, sans tenir compte de l’intérêt de la défense militaire, ce travail ferait bénéficier la navi¬ gation d’un avantage annuel de 100 millions et que la France entrerait pour \ /8 dans ce bénéfice.

La société dont M. Duclerc avait pris la direction se plaçait au point de vue plus spécial de la défense militaire et considérait plus particulièrement le canal des Deux Mers, comme une œuvre de préservation nationale . Son but principal était d’ouvrir à travers la France une voie maritime permettant de porter en deux jours, d’une mer à l’autre, l’ensemble de la flotte. On ne négligeait point pour cela le côté commercial ; on reconnaissait l’urgence de porter remède à la situation créée à notre commerce par l’établissement des nou¬ velles communications terrestres. On présentait le canal des Deux Mers comme une protestation contre les deux grands courants commerciaux (d’Asie en Amérique par Gibraltar, de la Méditerranée en Allemagne par Salonique et le Saint-Gothard) qui avaient pour but d’isoler commercialement la France, à l’occident de l’Europe. La Société d’études laissait l’État libre de prendre la direction des travaux à entreprendre ou proposait de s’en charger elle-même avec son concours.

L’ouvrage a 406 kilomètres de long ; il occupe une superficie de 4582 hectares, soit environ 11 hectares par kilomètre. Les courbes ont au minimum, 1800 mètres de rayon, suivant les résultats donnés par le canal maritime de Suez.

La vitesse étant un facteur important, il y a avantage à augmenter la longueur des biefs et à grouper les écluses.

Le profil en travers, directement lié à la vitesse, est de la plus haute importance. La Société adoptait la profondeur de 8 m,50, de manière à permettre le passage des plus grands cuirassés, dont le tirant d’eau est de 9 m,20. Toutefois, avant de transiter, ces vais¬ seaux auraient à ramener leur tirant d’eau à 8 m,20, en débarquant leur approvisionnement de charbon et une partie de leur matériel. Une telle manoeuvre, en temps de guerre, occasionnerait des re¬ tards préjudiciables. Il est vrai que les cuirassés d’escadre d’un tel tirant d’eau sont très rares.


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L’alimentation de l’ensemble de l’ouvrage est le point capital. On ne peut guère ici procéder que par hypothèse, aucune voie analogue n’existant encore. En tenant compte des besoins de la navigation, des pertes par évaporation ou infiltration, il paraît nécessaire de demander à la Garonne 20 mètres cubes d’eau par seconde, en aval de Toulouse, et autant en amont. Or, d’après les études de M. l’ingénieur en chef Salles, la Garonne a débité 43 mè¬ tres à la seconde pendant l’été de 1878, un des étiages les plus faibles qui aient jamais été observés. Ainsi, le débit du fleuve, descendu à 43 mètres, comme en 1878, assurerait encore l’alimen¬ tation du canal, mais à la condition d’absorber la presque totalité du débit et de laisser le lit du cours d’eau, pour ainsi dire, à sec. Il est vrai que le régime de la Garonne varie dans des limites très étendues ; ce fleuve a débité 7000 mètres cubes d’eau à la seconde, en 1875, il devient donc tout à coup dangereux par son excès de débit ; les inondations de 1770 et de 1875 l’attestent, au besoin.

Afin de régulariser ce régime et d’assurer un débit normal en tout temps, même à l’époque des plus basses eaux, la Société songea à creuser des réservoirs d’épargne qui donneraient aussi une grande sécurité, en ce qui concerne l’emploi des forces mo¬ trices et des irrigations. Ces lacs artificiels joueraient le rôle du volant dans les machines, en emmagasinant le trop-plein, pour le restituer ensuite : ce seraient de véritables régulateurs du mou¬ vement.

Il est probable que le constructeur du canal, État ou compagnie privée, prendrait à sa charge la création de ces réservoirs ; car, sans travail complémentaire important, il pourrait utiliser les déblais au barrage des vallées.

La partie relative à l’exploitation mérite une étude approfondie. Nous avons déjà vu que la vitesse était le facteur principal du succès de l’œuvre ; on se trouverait donc dans les conditions les plus favorables si le canal était à niveau et en grande section. Mais les écluses nombreuses et les ponts tournants amènent à supprimer la navigation libre et à adopter le système des trains comme on le fait pour le canal de Suez.

La Société prend pour type les bâtiments de la Compagnie pé¬ ninsulaire et orientale, à la vitesse de 10 nœuds (18 k,5). Nous ferons observer que les paquebots d’Australie filent 14 ou 15 nœuds, et que l’ouverture du canal des Deux Mers pourrait activer la créa¬ tion d’autres lignes de steamers à grande vitesse. Mais, passons.

Avant d’arriver aux écluses, le train s’arrêtera. Or un bâtiment de 6000 tonnes, marchant à raison de 18 kilomètres par heure, met dix minutes pour perdre son erre, c’est-à-dire pour arriver à


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l’immobilité ; une telle manœuvre se répète à chaque bief ; il faut en tenir compte en calculant la durée du passage. On arrive ainsi à une durée totale de 47 h,44, en comptant 4 heures pour l’attente des trains. Mais on cote à 14 kilomètres à l’heure la vitesse en simple voie (371 mètres carrés de section) et à 18 kilomètres celle en double voie (575 mètres carrés de sections). Ces vitesses nous paraissent trop fortes et l’attente moyenne de 4 heures pour la formation des trains nous semble trop faible. Nous croyons donc que la durée du passage dépasserait de beaucoup le chiffre trouvé.

Nous porterons plus particulièrement notre attention sur les stea¬ mers créés depuis l’ouverture du canal de Suez dans le but de trafi¬ quer entre l’Europe et l’extrême Orient. Ces navires, que nous avons rencontrés souvent dans la mer Rouge, filent 10 nœuds, comme ceux de la Compagnie péninsulaire et orientale. À cette vitesse, il leur faut 71 h,36 pour franchir la distance de 716 milles (diffé¬ rence économisée par le canal des Deux Mers pour la traversée de Malte à Ouessant). Il faut que le temps employé pour franchir le canal soit plus petit, et les navires de l’espèce auront d’autant plus d’intérêt à emprunter notre passage, que ce temps sera lui- même moins considérable. On a donc tout avantage à accroître la section mouillée du canal et à supprimer toute perte de temps au passage des écluses.

Le 18 mai 1880, le ministre des travaux publics nomma une commission mixte qui fit les déclarations suivantes, à la majorité de six voix contre quatre :

« Aucun obstacle insurmontable ne s’oppose à l’exécution du projet. 11 faut doubler la dépense et l’évaluer à 1 milliard. Il y a lieu de procéder à un supplément d’instruction aux points de vue économique, politique et financier. »

Les quatre autres membres déclaraient l’entreprise inutile et irréalisable. C’était la condamnation du projet élaboré sous le patronage de M. Duclerc.

Toutefois, pendant les délibérations de la commission, les cham¬ bres de commerce et les conseils municipaux avaient été consultés. Soixante-dix de ces derniers et quarante-deux chambres de com¬ merce répondaient favorablement.

La situation était embarrassante, d’autant plus que la commission s’était partagée en deux camps et qu’en somme, elle n’avait voté qu’à une voix de majorité les conclusions résumées ci-dessus.

Une seconde commission nommée par le ministre le 10 jan¬ vier 1882, Conclut de la manière suivante :

1° Le canal Bordeaux-Narbonne est possible ;

2° L’alimentation ne semble pas suffisamment assurée ;


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3° La dépense de premier établissement, y compris l’intérêt pendant la construction, s’élèvera à 1 milliard et demi ;

4° Les avantages à retirer par le pays ne sont pas en rapport avec les sacrifices demandés au trésor ;

5° Au point de vue militaire, la déclaration formelle du conseil d’Amirauté oblige à conclure que le canal projeté n’augmentera pas la puissance du pays ;

6° Au point de vue commercial, en présence de la faible vitesse qu’il paraît raisonnable d’y supposer, rien ne démontre que les navires auraient intérêt à préférer le canal au détroit de Gibraltar.

Ces conclusions excessives étaient tellement hostiles au projet présenté, que M. Duclerc crut devoir se retirer.

En présence d’une telle situation, l’on put croire un instant le canal des Deux Mers entièrement abandonné. Pourtant, au mois de juin 1883, une nouvelle société se forma sous le nom de Société de Travaux français, afin d’améliorer le projet précédent et d’en former un nouveau.

La Société d’études conserva l’économie générale du projet Du¬ clerc ; mais elle s’efforça de résoudre les diverses objections qu’il avait soulevées au sein des commissions et dans la presse.

Malgré l’avis ferme du conseil d’Amirauté qui refusait de laisser pénétrer les cuirassés dans le canal, la profondeur de 8 m,50 fut maintenue. En outre, le nouveau canal se tient partout au sud de la ligne de Bordeaux à Cette, il se tient partout à niveau et en déblai, au lieu de se présenter en remblai sur le tiers de sa longueur et, par suite, d’être soumis à des pertes notables par infiltrations et d’être une menace constante d’inondation. Le nouveau projet n’emploie les remblais que pour combler les vallées aux points où le tracé les traverse.

La longueur du nouveau canal est de 401 kilomètres, et celle des débouquements, de 124 kilomètres, soit au total, 525 kilomètres ou 284 milles marins, deux fois et demie la longueur du canal de Suez.

La profondeur, fixée à 8 m,50, permet le passage de tous les navires. La section mouillée du canal en simple voie est de 243 mètres carrés. Ce profil a été établi dans le but de permettre la vitesse moyenne de 11 kilomètres à l’heure.

La question de vitesse dans le canal, on ne saurait se le dissi¬ muler, est le facteur principal du succès de l’oeuvre : plus les navires franchiront vite la distance de Bordeaux à Narbonne, plus ils auront avantage à passer par le canal. Un principe immuable domine tous les calculs : la vitesse d’un navire marchant dans un passage resserré, dont la section est égale au triple de la surface


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du maître-couple immergé, est la moitié de ce qu’elle serait en mer libre ; c’est-à-dire que, si le navire file 14 nœuds en mer, sa vitesse se réduira à 7 nœuds dans un passage ou dans un canal satisfaisant à la condition énoncée plus haut. Or la plus grande section d’un paquebot au maître-couple, est de 81 mètres carrés ; il faut donc que la section du canal soit au moins de 243 mètres carrés ; ce nombre exprime précisément la surface du profil en travers du der¬ nier projet. D’ailleurs, les autres canaux répondent à cette condi¬ tion, Le canal Calédonien qui a une section de 125 mètres carrés ; la surface du maître-bau des navires qui y sont admis est de 57“,50, soit les 45/100 de la section ; la vitesse maxima, d’après le règlement, est de 8 kilomètres à l’heure.

La section du canal d’Amsterdam est de 280 mètres carrés ; la surface mouillée des plus grands navires admis est de 78 mètres carrés, soit les 28/100 de la section ; la vitesse des navires y est de 9 kilomètres.

La section du canal allemand des deux mers sera de 365 mètres carrés ; les cuirassés à section de 90 mètres carrés y seront admis et ne pourront dépasser la vitesse de 12 kilomètres.

La section du canal de Suez est de 312 mètres carrés ; la vitesse est de 12 kilomètres pour les cuirassés à 90 mètres carrés de sur¬ face mouillée. Mais, ici, la présence des lacs amers permet de forcer la marche et d’atteindre la moyenne de 14 kilomètres.

Si le canal des Deux Mers français présente, comme dans le projet actuel, une section de 243 mètres carrés, la vitesse des bâti¬ ments à 81 mètres carrés de surface mouillée ne pourra excéder 11 kilomètres. Cette vitesse nous paraît insuffisante et, pour l’aug¬ menter, il faut nécessairement accroître l’importance de la section du canal.

Dans les deux projets, on s’est efforcé de grouper les écluses, afin d’éviter les trop nombreux amortissements de vitesse qui sont une des causes principales des pertes de temps. Ce groupement n’est pas le même dans les deux projets. Le plan de 1880 présen¬ tait : 2 écluses simples ; 4 groupes de 2 écluses ; 4 groupes de 3 ; 2, de 4 ; 3, de 5 ; 1, de 6 et 1, de 10 ; soit au total, 61 écluses de 5 mètres de chute.

Ainsi que nous allons le voir, le projet de 1887 diminue consi¬ dérablement ce nombre. Mais, la hauteur du bief de partage au- dessus du niveau de la mer restant le même, si l’on diminue le nombre des écluses, il faut augmenter la hauteur de chute. On compte, dans ce nouveau projet : 3 écluses simples ; 11 groupes de 2 écluses ; 3 groupes de 3 ; 1 groupe de 4 ; soit 38 écluses de 9 mètres de hauteur de chute, divisées en 18 groupes.


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Ce mode de groupement offre un grand avantage, au point de vue de la vitesse. Supposons que le navire ait à passer un groupe- de 3 écluses ; il n’amortit sa’vitesse qu’une seule fois, au lieu de l’amortir 3 fois. Si l’on admet qu’il faille dix minutes pour chaque amortissement, on gagne sensiblement 20 minutes pour un groupe de 3 écluses.

Une question importante et non encore définitivement résolue, est celle de la traction. La Société d’études n’admet pas la locomo¬ tion du bâtiment à l’aide de son propre moteur. Ceci est pourtant la condition normale des navires qui passent le canal de Suez. En admettant que la manœuvre des écluses ne permette pas l’emploi de ce moyen, il faudra opter^entre le remorquage et le touage par locomotives roulant sur les berges. La société se déclare en faveur de ce dernier procédé, quoique ce genre de traction n’ait pas, que nous sachions, reçu la sanction définitive de la pratique. Il importe, en effet, de ne pas soumettre les locomotives à de dangereuses tractions latérales et de pouvoir amortir facilement la vitesse des navires en avant des écluses. Sans avoir la prétention de condamner le système de remorquage préconisé, nous formulons, à son égard, de simples réserves.

En revanche, nous ne pouvons que louer hautement l’excellente précaution prise par la Société]et qui consiste à ménager, en tête et au pied de chaque écluse, un bassin de 7 hectares, destiné à amortir les remous et le courant provenant des manœuvres d’eau

des écluses. (Un volume de 22 000 mètres cubes est nécessaire

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pour ces manœuvres.)

On conçoit que les infiltrations d’eau à travers les parois de l’ouvrage, aient une grande importance sur le résultat définitif et l’on peut admettre sans difficultés que l’étanchéité de la cuvette soit la garantie principale d’une exploitation bien entendue.

L’attention de la Société s’est donc portée, avec très juste raison, sur ce dernier point. Il faut, autant que possible, se rapprocher de l’étanchéité parfaite, et les moyens dont on dispose permettent d’atteindre ce desideratum. D’après le plan de 4880, on devait murailler certaines parties et appliquer sur d’autres un crépissage à la chaux hydraulique. Le nouveau projet prévoit, de ce chef, une dépense de 40 millions, afin de garnir la cuvette, dans toute sa longueur, d’un revêtement en béton de 0 m,15 d’épaisseur.

Le canal rendu étanche, il a fallu trouver le moyen de l’ali¬ menter. La dépense d’eau est due à trois causes : l’évaporation, l’infiltration, les pertes occasionnées par la manœuvre des écluses. L’expérience nous apprend que l’évaporation enlève une tranche de 4 millimètres par 24 heures. D’après ce que nous avons dit, les pertes


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dues aux infiltrations par le sol, peuvent être considérées comme nulles. L’alimentation est assurée : par deux prises d’eau sur la Garonne ; par des réservoirs contenant 150 millions de mètres cubes d’eau et qui restitueraient à la Garonne toute l’eau prise à Carbone en bas étiage ; enfin, par 21 pompes élévatoires établies de Toulouse à Narbonne, pouvant débiter ensemble 5 670 000 litres par 24 heures.

L’ensemble des travaux est évalué à 650 millions et les dépenses annuelles de l’exploitation, à 9 millions.

L’entreprise peut compter sur des revenus de plusieurs sortes : recettes de navigation, irrigations, force motrice et submersions. Il est plus aisé d’estimer le coût du canal que son revenu. On ne peut former que des hypothèses, s’appuyer sur les statistiques récentes et suppùter la plus-value successive des recettes, jusqu’à ce que l’exploitation soit en pleine activité. Comme il s’agit de déplacer l’axe du commerce de l’extrême Orient avec l’Europe, on ne peut espérer que la navigation s’empare de la nouvelle voie dès la première année de l’ouverture du canal, ni que le cabotage renaisse immédiatement de ses cendres. On ne change pas du jour au lendemain les habitudes du commerce, même en lui offrant des avantages. Le canal de Suez, on ne saurait trop le rappeler, n’at¬ teignit son plein rendement que plusieurs années après son ouverture. On n’a aucune raison de placer le canal des Deux Mers en dehors de la loi commune, et l’on calcule que, dans un délai maximum de cinq ans, tout ce qui doit passer par le canal y passera.

D’après les estimations généralement admises, 13 à 14 millions de tonnes transitent annuellement par Gibraltar. Sur ce nombre, 9 millions de tonnes environ sont à destination ou proviennent des mers septentrionales et auraient avantage à employer la voie du canal. La Société compte que le canal recevra 11 millions de tonnes la sixième année. À partir de ce moment, elle ne prévoit plus qu’un accroissement annuel de 1 à 2 pour 100 (cet accroissement atteint 2, 53 pour 100 sur les chemins de fer). Le canal des Deux Mers tirera un tonnage spécial de la région qu’il traverse. La population des quatorze départements limitrophes ou traversés est de 5 mil¬ lions d’habitants, et le tonnage des grandes voies actuelles de l’en¬ semble s’élève à 1 200 000 tonnes. Or la nouvelle voie maritime économisera 75 pour 100 sur le prix des transports ; supposer que, dès la première année, le tonnage local atteindra 500 000 tonnes, c’est se tenir au-dessous de toute exagération.

En fixant le tarif du transit (y compris le pilotage~et le halage) à 3 fr. 75 la tonne, ce qui paraît très acceptable, on trouve que.


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pour les 14 millions de tonnes prévues, les recettes de navigation atteindraient 53 millions de francs.

Il convient d’ajouter à ce revenu les droits de quai à acquitter par les navires qui s’arrêteront dans les ports intérieurs, pour y charger des marchandises ou pour en laisser. On calcule que ces droits prpduiront 5 millions la dixième année, soit, au total 58 mil¬ lions pour les recettes de navigation. Nous savons que l’eau, dans le Midi, est le principal facteur de la richesse agricole. On peut donc baser des calculs sur la probabilité des irrigations. D’après la Société d’études, au bout de dix ans, les irrigations pourraient s’exercer sur une étendue de 50 000 hectares. En calculant sur le pied de 60 francs l’hectare (prix du canal du Rhône), on obtient un bénéfice approximatif de 30 francs par hectare, les frais de cons¬ truction des rigoles devant absorber la moitié environ du droit total.

On obtiendrait, de ce chef, un revenu de 1 500 000 francs. Aux irrigations, il faut ajouter les inondations d’hiver contre le phyl¬ loxéra. On compte un minimum de 30 000 hectares à inonder, qui donnerait un revenu (au bout de dix ans) de 1 800 000 francs, en frappant chaque hectare d’un droit de 60 francs.

Pour l’irrigation et l’inondation, la Société prévoit donc, au bout de dix ans, un revenu de 3 300 000 francs.

Reste la location de la force motrice. L’industrie a tout intérêt à utiliser les chutes d’eau, à remplacer par les forces hydrauliques la vapeur qui lui coûte un prix trop élevé pour qu’elle puisse lutter avantageusement contre les produits anglais. En Suisse et dans les Vosges, on emploie, l’hiver, les forces hydrauliques, sauf à les remplacer par la vapeur, en été, quand les eaux sont basses.

On a objecté que le canal du Midi ne réussissait pas à placer toute sa disponibilité en chevaux-vapeur ; mais on ne saurait assi¬ miler une voie comme le canal des Deux Mers, accessible à la grande navigation, à un canal d’intérêt purement local, comme celui du Midi. D’ailleurs, il semble probable que des industries nouvelles s’établiront près de ce débouché. On ne compte que 4 millions, au bout de dix ans, pour la location des forces motrices.

En faisant le total général de ces revenus de sources diverses, on trouve que la recette brute s’élevant la première année à 23 mil¬ lions, atteindra 66 millions, dix ans plus tard.

Combien faudra-t-il d’heures pour passer de Bordeaux à Nar¬ bonne ? Tout est là. Le passage des 39 écluses du nouveau projet demanderont, à elles seules, 10 heures ; il faut ajouter à ce nombre 43 heures, temps nécessaire à raison de 5 milles par heure, pour franchir les 215 milles du canal, sans compter le temps perdu au


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débouquement du départ, pour attendre la formation du train. En somme, les navires ne passeront pas en moins de 60 heures. La Société d’études, qui a élaboré le dernier projet, ne demande ni subvention ni garantie d’intérêt ; elle consent même à décharger l’État des dépenses relatives aux débouquements de Narbonne et de Bordeaux, dépenses évaluées à 150 millions, que les auteurs du premier projet laissaient à la charge de la France. Elle propose même de fournir un cautionnement à l’appui de sa demande de conces¬ sion, pourvu qu’on lui cède, en toute propriété, certains espaces occupés par des étangs et des marais.

En résumé, il s’agit de rapprocher, par une voie rapide et peu coûteuse, les principaux centres de production (Chine, Inde, Aus¬ tralie), des principaux centres de transformation et de consom¬ mation (régions de l’ouest et du nord de l’Europe). La voie de mer convient mieux que les chemins de fer à un mouvement commercial de cette importance ; elle est la plus courte par Suez, Malte, Nar¬ bonne et Bordeaux ; elle sera la plus rapide, si l’on donne une largeur suffisante au canal des Deux Mers.

Ce nouvel ouvrage aurait alors une importance à la fois straté¬ gique, agricole et commerciale. On trouvera peut-être que l’épargne française se porterait avec plus d’avantage vers cette œuvre vrai¬ ment nationale, de toute façon favorable à la puissance offensive et défensive du pays, que vers des entreprises plus aléatoires et plus lointaines. Il serait, à coup sûr, téméraire de présenter ce futur ouvrage comme une panacée contre la crise économique qui sévit sur l’Europe et sur la France en particulier. Mais on peut affirmer que cette œuvre]rendrait à notre pays une activité nouvelle et lui permettrait de jouer un rôle commercial important sur le redoutable échiquier de l’Europe ; elle dérouterait la prévoyance anglaise, et la vedette mélancolique, perchée au sommet du grand morne de Gibraltar, désormais sans utilité, n’aurait plus guère à observer, sur la mer bleue, que les voiles blanches triangulaires des balan- celles sardes et des tartanes espagnoles.


Albert de Chenclos.


LE CARDINAL GUIBERT

DANS LES DERNIÈRES ANNÉES DE SA VIE

NOTES INTIMES


La vie du cardinal Guibert aura son historien éloquent et bril¬ lant. À lui de retracer les phases de cette carrière qui commença dans une humble cellule de religieux, pour se terminer sur un des plus grands sièges du monde, et fit de l’ancien Oblat de Marie lo guide écouté de l’épiscopat français. On n’a d’autre dessein, ici, que de révéler par quelques détails intimes l’âme du bon Arche¬ vêque et de mettre en lumière certains faits peu connus. Ces simples notes, en faisant pénétrer plus avant dans la connaissance de l’homme privé, pourront aider à expliquer le rôle exceptionnelle¬ ment considérable que le prince de l’Église fut amené à jouer, à l’avantage de la religion et de la patrie.

I

SA JOURNÉE

Décrire une journée du cardinal, c’est les décrire toutes. Non pas qu’il se fût imposé d’avance un curriculum, diei qu’il fallait remplir coûte que coûte ; un pareil formalisme était tout à fait étranger à la tournure de son esprit, foncièrement dédaigneux du convenu et de la pose. Mais c’est naturellement et sans y penser qu’il remplissait chacune de ses journées des mêmes exercices, des mêmes prières, des mêmes lectures, du même travail.

Levé à six heures, il consacrait une demi-heure à l’oraison. 11 fut toute sa vie d’une fidélité scrupuleuse à ce premier exercice spiri¬ tuel, disant que c’était le moyen de s’assurer une bonne journée. À sept heures, il montait à l’autel, et célébrait le saint sacrifice avec un très vif sentiment de la présence de Notre-Seigneur. Sa messe 25 novembre 1887 . 42


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durait de trente à trente-cinq minutes. Toutes les paroles, même celles du Canon, étaient prononcées ascez haut pour être entendues des assistants. Particularité à noter : la langue et la main n’al¬ laient pas parfaitement de conserve ; la promptitude de l’une ne savait pas toujours s’assouplir à la lenteur de l’autre. Souvent le geste était dessiné, que les paroles qui l’appellent étaient 4 peine à moitié route ; et on a pu voir le cardinal, au passage ; bona créas, sanctificas, benedicis, former jusqu’à cinq et six fois la croix sur le calice, comme pour ménager à la voix le temps d’arriver au bout de l’articulation des trois verbes. De même, lorsqu’il distribuait les saintes hosties : avant que la formule : Corpus Domini, fût parachevée, deux ou trois fidèles étaient communiés.

Cette lenteur de parole peut d’autant plus être signalée comme ca¬ ractéristique, qu’elle faisait contraste avec la volubilité provençale. Et ce n’est pas le seul trait qui distinguait Mgr Guibert de ses com¬ patriotes : ils passent pour vantards et glorieux ; il était modeste. Ils sont bruyants et tout en dehors ; il aimait le recueillement, et professait, avec un de ses prédécesseurs, que « le bruit ne fait pas de bien et le bien ne fait pas de bruit ». On raille leur impé¬ tuosité enthousiaste qui les fait parler avant de penser ; il était le calme même et n’agissait jamais qu’après mûre réflexion. Ils sont réputés peu constants dans leurs desseins ; il était l’homme des œuvres patientes et des longues entreprises. À dire vrai, le cardinal n’avait guère de commun avec les naturels de la Canebière que l’amour de la Bonne Mère et l’accent.

Après l’action de grâces, qu’il ne prolongeait pas au-delà do quinze minutes, on lui servait une tasse de café au lait. Il s’asseyait immédiatement à son bureau de travail, tournant le dos au foyer et s’inquiétant peu, aux jours d’hiver, si le feu flambait ou se mourait. Un regard était d’abord donné à la politique, dont il observait avec attention la marche et les incidents quotidiens ; et son premier labeur était la lecture d’un journal du matin. Dans les derniers temps, c’était assez régulièrement le Gaulois . Le cardinal avait pris quelque goût à cette feuille, dont le langage, habituel¬ lement grave, avait de plus, à ses yeux, l’avantage de porter le cachet de la bonne éducation. Aussi était-il d’autant plus choqué quand un article léger ou à allures débraillées venait par intervalles s’étaler dans ses colonnes. Une fois il en fit témoigner sa peine au rédacteur en chef, M. de Pêne, qui se montra tout disposé au repentir, et répondit, en chrétien qui sait son catéchisme, qu’il faisait au nom du Gaulois « le ferme propos de ne plus pécher. »

Vers huit heures et demie, on montait le premier courrier, fort volumineux, d’ordinaire, mais dont le dépouillement ne prenait


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guère de minutes à Monseigneur. Des quarante à cinquante lettres que chaque matin lui apportait, il en retenait trois, quatre, cinq, dont le sceau, le timbre ou récriture lui faisaient deviner l’intérêt et l’importance ; il passait les autres à son secrétaire, qui devait les ouvrir et lui en faire rapport.

Dans la matinée, jusqu’à onze heures et demie, Monseigneur rece¬ vait les membres de son administration qui avaient à le consulter ou à prendre ses instructions.

Doué d’une aptitude rare pour les affaires, il en avait aussi le goût. Mener à bonne fin les plus compliquées et les plus difficiles était un jeu auquel il se plaisait. Le cardinal n’avait rien de ces esprits vagues et indécis qui n’entrevoient les réalités qu’à travers un nuage et restent des heures suspendus entre le oui et le non. Son intelligence voyait net et loin, et sa volonté n’était ni timide, ni irrésolue. Aussi ces messieurs s’empressaient à la consultation, sûrs de recevoir toujours une direction précise. « Tirez-vous-en comme vous pourrez » est une formule assez employée, dit-on, dans certaines chancelleries ; elle n’était pas à l’usage du cardinal. En le quittant, chacun savait clairement quelle ligne de conduite il devait tenir, quelle réponse rédiger, quelle démarche tenter.

Il s’en rapportait d’ailleurs, pour les détails de l’administration, à ses collaborateurs, et laissait chacun se mouvoir librement dans sa sphère propre. Son gouvernement n’avait rien d’étroit. Mais il entendait gouverner, et s’il aimait à stimuler l’initiative des timides, il savait avec une tranquille fermeté ramener au rang ceux qui, trop entreprenants, s’en seraient écartés pour suivre une inspiration personnelle.

Un rapide crayon de ces messieurs, au passage :

Voici M. Petit, chancelier, dont le cardinal salue toujours la venue avec une interjection de plaisir. C’est son homme de confiance. Les intérêts financiers, très considérables dans un diocèse comme Paris, lui sont confiés. M. Petit les administre avec une compétence qui n’est égalée que par son intégrité, laquelle confine à la plus scrupuleuse délicatesse. Monseigneur le sait. Aussi iI À ne lui marchande pas plus ses signatures que ses encouragements, et le soutient dans les démêlés que le chancelier peut avoir au dehors… ou au dedans.

Voici M. Allain et son portefeuille. Accueil réservé : si Son Éminence affectionne le premier, elle redoute le second, des plis duquel va sortir immanquablement quelque projet latin de sup¬ plique, dont il faudra subir la lecture saccadée. M. Allain, que le cardinal, empruntant le mot à la langue provençale, appelle plai¬ samment « son grand maridaïré », rédige très bien ces suppliques


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à Rome, au point de vue du style, de la politesse, de la redondance des expressions respectueuses. Mais la fréquentation de la cour, — il avait été chapelain aux Tuileries, — d’oii il a retiré une si exquise courtoisie, ne lui a pas appris l’art du diplomate, l’art de procéder par insinuations, par allusions, par demi-mots. Il dit trop les choses comme elles sont ; et le cardinal est amené quelquefois à recom¬ mander à son official « d’écorner les angles, de gazer un peu la vérité. »

Entre M. Bureau. Ici l’audience ne sera pas longue. Chargé d’une tâche délicate, difficultueuse, souvent ingrate, en quelques phrases courtes et lumineuses son compte-rendu est terminé. M. Bureau a le don d’abréger sans omettre. Le cardinal goûte beaucoup cette lucidité d’exposition, cette justesse de jugement, cette rondeur de parole, ce zèle de la discipline qui sait se tempérer de la charité sacerdotale. Il ne déguisait pas son contentement d’avoir mis la main sur un tel promoteur ; il disait en 1883, après une des premières audiences : « Il est vraiment bien, cet abbé Bureau. Je ne me doutais pas que nous eussions dans le clergé un prêtre de cette valeur. Je suis reconnaissant à celui qui me l’a fait découvrir. Nous avons là une réserve. »

Son Éminence n’a pas moins de sympathie pour Mgr d’Hulst, avec une nuance de tendresse en plus, qu’expliquent la jeunesse du prélat, — il dépassait de peu la trentaine lorsqu’il fut appelé à l’archevêché, — et les grâces de cet âge heureux, rehaussées aux yeux du vieillard par un esprit d’une capacité hors ligne.

Accueillant chaque fois « son cher abbé d’Hulst » avec la même exclamation joyeuse, le cardinal le fait asseoir sur son canapé, comme pour lui dire : nous causerons à loisir. L’entretien ne s’attarde guère, d’habitude, sur le sujet des choses courantes ; seu¬ lement quelques mots de la politique du jour et des personnages qui occupent la scène. Il s’élève bientôt aux hautes spéculations de l’exégèse, de la métaphysique, des découvertes de la science. Le cardinal, qui n’a que peu de chimie et de physique, — de son temps l’étude en était négligée, — est cependant très curieux de leurs multiples applications, et il suit avec intérêt le jeune savant lui expliquant les merveilles de la vapeur, du télégraphe, du téléphone, de la dynamite.

Ayant pris sa « leçon de choses », comme il aime à s’exprimer, Monseigneur se fait professeur à son tour. Car il est un point où les idées du recteur de l’Institut catholique lui paraissent avoir besoin d’être redressées : en finances, il le trouve beaucoup trop moderne. Et aussi souvent que l’entretien en amène l’occasion, il lui fait un cours d’économie, telle que l’entendaient nos pères et


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que lui-mème l’a appliquée dans toutes ses entreprises, en Corse, à Viviers, à Tours, basant les dépenses sur les recettes, et réprou¬ vant ces systèmes nouveaux qui préconisent les emprunts à outrance et qui semblent dire : plus on a de dettes, plus on est riche. Le disciple présenterait bien quelques objections ; certain qu elles glisseraient, sans pénétrer d’une ligne, sur cet esprit fermé aux influences du dehors, il se tait. Mais se retire-t-il converti ?

M. Caron, archidiacre de la rive droite : les délices du cardinal, par sa délicatesse de conscience et sa bonté de cœur. Plus enclin à consulter qu’à trancher. Homme d’action, « puisqu’il le faut », il serait plus volontiers homme d’étude. Le vieux Paris ecclésiastique est le champ de ses recherches, et il y fait des trouvailles. Ce qui fait son triomphe, ce en quoi il s’est créé une spécialité, ce sont les installations curiales. Au lieu d’un discours banal, toujours le même, répété de paroisse en paroisse, c’est une étude historique, archéolo¬ gique, topographique de l’église pourvue, que M. Caron débite chaque fois du haut de la chaire ; étude un peu longue peut-être à l’audition, mais que les lecteurs savourent le samedi suivant dans la Semaine religieuse, vivement intéressés par cette leçon d’histoire parisienne où tout est fait pour piquer la curiosité : le fond, pa¬ tiemment fouillé ; le style, tour à tour serré et nu, fleuri et pimpant ; l’art des digressions, courtes et lestement enlevées ; et jusqu’à la marche des verbes, tous au mode présent comme dans les visions d’Ezéchiel.

Je connais moins M. Gindre. Je sais que sa science théologique lui avait conquis l’estime, et son aménité de caractère la sympathie de Son Éminence. Mais l’archidiacre de la rive gauche venait très rarement à l’audience du cardinal, sans doute faute d’affaires à proposer. Heureux archidiacre, à qui la sagesse de ses administrés faisait de tels loisirs 1

M. Pelgé, archidiacre de la banlieue, a fort à faire pour maintenir la paix entre ses maires et ses curés. Les torts, est-il besoin de le dire ? sont plus souvent du côté des premiers, à qui on semble avoir soufflé comme mot d’ordre : guerre au clocher. M. Pelgé, parisien, — il vint au monde rue Bleue, — s’est trouvé d’abord un peu décontenancé sur ce terrain inconnu. Il ne se doutait pas de ce que peut renfermer d’habileté et de rouerie la cervelle d’un paysan. Son Éminence l’encourage et le guide, en l’initiant aux finesses de la diplomatie rurale ; et comme il a l’entendement très délié, il profite à vue d’œil. De quoi je ne demanderais la preuve qu’à la franc-maçonnerie suburbaine, que l’archidiacre a assez adroitement manœuvré pour expulser de plusieurs conseils de fabrique où elle avait audacieusement élu domicile.


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Avec M. de Courcy, c’est le Paris charitable qui apparaît devant le cardinal. Les comptes-rendus du directeur des Œuvres diocé¬ saines sont écoutés avec un plaisir visible. Ces réunions publiques et privées, oü se sont débattus les intérêts des pauvres, des ma¬ lades, des écoles libres, repassent vivantes sous les yeux de Son Éminence, qui s’attendrit à ce spectacle de l’inépuisable libéralité de ses diocésains. Monseigneur s’égaie aussi au récit de certains épisodes, par exemple, de l’interminable querelle des abbés de L. et de B., se disputant les Vieux Papiers, prenant tour à tour M. de Courcy pour arbitre et le récusant tour à tour, s’anathématisant après s’être embrassés, se menaçant de papier timbré après s’être réconciliés, jusqu’à ce qu’un troisième compétiteur, l’abbé R. se présente, qui les met définitivement d’accord, en revendiquant pour lui seul les Papiers en litige.

Monseigneur apprécie fort son directeur des Œuvres, qui, sous des dehors réservés, montre une fermeté insinuante, une souplesse habile et une humeur pleine d’entrain. Un seul défaut le peine dans M. de Courcy, défaut invétéré et dont le docteur Yignolo avait en vain tenté de le corriger au grand séminaire,… le défaut de santé.

Oublier M. Poudroux, ce serait laisser dans l’ombre la source d’une des plus vives joies du cardinal. On sait avec quelle ardeur, quelle constance, quelle ténacité, Son Éminence poursuit la gran¬ diose construction de Montmartre, et comment il a su attirer vers cette colossale entreprise un courant de souscriptions qui n’a pas de pareil dans l’histoire. La France entière contribue. De Dunkerque à Bayonne, de Brest à Nice, les dons se succèdent avec une persé¬ vérance que ne rebutent ni l’insécurité du présent ni les menaces de l’avenir. C’est M. Poudroux qui est chargé d’encaisser les envois quotidiens. Aussi, quand il le voit arriver chaque dernier du mois scs registres à la main, le visage du vieillard s’illumine d’un sourire de satisfaction. La recette mensuelle dépasse toujours 100 000 francs, et touche quelquefois à 200 000. Le cardinal jette un coup d’œil sur les registres, dont la belle ordonnance et la grosse écriture ronde lui arrachent un expressif « très bien » de contentement, et il congédie l’heureux trésorier du Vœu national, en le bénissant et louant en lui l’habileté du comptable en même temps que le zèle du disciple du Sacré-Cœur.

À onze heures et demie, déjeuner. La salle à manger est située au premier étage. À la table cardinalice se réunissent, avec Mgr le coadjuteur, MM. Pelgé, Reulet et Fages. Le cardinal mange très peu. Après le potage, il ne touche jamais qu’à un plat. Autrefois sa boisson se composait d’eau pure ; aujourd’hui il la teinte d’un


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filet de vin de Touraine, léger et peu corsé, qu’il aime pour sa douceur et pour son origine.

Entre cette rapide réfection et la reprise du travail, une récréa¬ tion… de trois minutes : le temps de « servir ses bêtes ». Le jardin de l’Archevêché, avec ses fourrés, ses arbres de haute futaie, sa vasque d’eau jaillissante, est fait pour attirer les oiseaux. Plusieurs tribus y ont établi leur demeure. On y voit des moineaux, des fauvettes, des ramiers, des merles, et jusqu’à des pinsons et des bergeronnettes. Quand, sur le coup de midi, la fenêtre du salon attenant à la salle à manger s’ouvre et laisse apercevoir le cardinal avec sa provision de pain à la main, ils accourent avec de petits cris, avec des frétillements d’impatience. Ils ont si bien compris et se souviennent si fidèlement, que, si parfois la fenêtre tarde à s’ouvrir, on les voit, curieusement, anxieusement voleter autour, frôler les \itres de leur bec et de leur aile, semblant dire en leur langage : et nous ? est-ce qu’on nous oublie ?

Enfin la main nourricière répand, à plusieurs jets, des fragments de pain sur le sol. Alors quelle invasion et quelle mêlée ! Les pre¬ miers à la curée sont les pierrots. Querelleurs et criards, ils ont bien¬ tôt fait de mettre en fuite la fauvette et le pinson ; mais ils ne par¬ viennent à intimider ni le placide ramier, qui s’avance à pas comptés et consomme sur place les plus beaux morceaux, ni le rusé merle, dont la stratégie amuse beaucoup Son Éminence : au lieu de se pré¬ cipiter en affamé sur le terrain jonché de victuailles, il observe et attend. C’est lorsque deux ou trois pierrots ont traîné à l’écart un gros morceau qu’ils se disputent, que le merle survient, enlève prestement la miette de discorde et va la croquer sous les sureaux.

Scène renouvelée de Bertrand et de Raton, d’où le cardinal prend quelquefois occasion pour prononcer l’éloge du merle ; c’est quand une voix malavisée vient traiter de niaises ses allées et contremarches. « Niais, un tel animal ? Moi, je le tiens pour le plus spirituel des races ailées. Vous venez de voir comme il a berné ces innocents moi¬ neaux et quels jeûnes il sait imposer à leur voracité campagnarde. Spirituel et réfléchi. Regardez là-bas : à peine a-t-il fait quatre pas, il s’arrête et médite ; quatre nouveaux pas, il s’arrête et médite encore, et le voilà qui prend impétueusement son essor. N’est-ce pas l’image du sage, qui n’entreprend rien sans avoir pesé le pour et le contre, mais qui, une fois sa décision prise, passe résolument à l’action ? »

L’après-midi était partagé entre les audiences, le travail de cabinet et la prière.

Le cardinal recevait volontiers, sans distinguer entre visiteur et


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visiteur ; il estimait qu’un évêque se doit à ses diocésains comme un père à scs enfants. À ses audiences, dans les premiers temps, venait qui voulait. Ce n’est que plus tard, en se voyant assiégé du matin au soir, et des fois sans une demi-heure de loisir pour vaquer à d’autres besognes, qu’il adopta le système des lettres d’introduction, et encore n’eut-il garde d’y assujettir ses prêtres, qu’il a reçus, jusqu’à la fin, à toute occasion et à toute heure.

Il y avait quelque embarras dans l’abord. Devant cette figure aus¬ tère et sous cet œil profond, on se sentait comme intimidé, mais une seconde seulement : cette figure et ce regard s’éclairaient de tant de douceur et de bienveillance, que, la seconde d’après, la glace était rompue et le visiteur mis à son aise dès les premiers mots. Engagé, l’entretien ne prenait pas fin de sitôt. Le cardinal s’était fait comme une loi de ne jamais paraître pressé ; par politesse, sans doute, mais aussi pour le plaisir de causer. Car il aimait la cau¬ serie, et, soit par disposition naturelle, soit à cause d’une demi- surdité qui le gênait, il en faisait volontiers les frais : à la grande satisfaction de la plupart de ses interlocuteurs, qui trouvaient à ce rôle de simples auditeurs tout charme et tout profit, mais au désappointement d’une certaine catégorie de visiteurs, venus tout droit du royaume d’Utopie pour soumettre au cardinal leurs élucu¬ brations, leurs plans de réformes religieuses, financières, écono¬ miques, voire même militaires. Ceux-ci n’ayant pu, dans le colloque, placer leur exposé, si ce n’est par tronçons hachés et recousus, se retiraient de l’audience désolés mais non découragés. Monseigneur s’aperçut qu’ils revenaient ; il résolut d’essayer si le plus court encore ne serait pas de les écouter tout au long.

Comment l’essai réussit, le cardinal s’est amusé plus d’une fois à le raconter : « Je vis entrer un grand vieillard, un rouleau de papiers sous le bras. « — Monseigneur, dit-il, voici un homme qui vient vous demander de collaborer avec lui à une œuvre patriotique. Je ne puis vous donner qu’une heure. — Mais c’est déjà bien géné¬ reux de votre part, une heure. — Oh ! j’ai tant à vous dire, des choses si importantes à vous communiquer ! » Déroulant alors son rouleau, il me présente un cahier dont l’en-tête portait : Le salut de la France par les abeilles, et reprend la parole : « — Il est nécessaire de vous développer de vive voix ce que contient en substance ce manuscrit. Veut-on enfin, chez nous, mettre un terme aux crises agricoles, financières, sociales ? J’ai trouvé le secret : universaliser la culture du colza, imposer à tous les propriétaires l’obligation d’entretenir des ruches de mouches à miel, tant de ruches par hectare. Rapport des terres : 50 pour 100. Inde impôt unique. » Et abordant méthodique¬ ment les multiples points de son système, il développait, développait,


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développait. Moi, j’écoutais, muet et sérieux. Cela durait depuis trois quarts d’heure. Tout à coup, regardant ma pendule : « — Mon¬ seigneur, dit-il, je suis forcé d’arrêter là. Le chemin de fer n’attend pas. Mais je reviendrai. Quand vous aurez entendu tous mes dévelop¬ pements, vous ne pourrez pas résister, et mon plan de salut national aura pour tenant un prince de l’Église. » Les mots «je reviendrai » me tintaient dans les oreilles, en le reconduisant. Comment con¬ jurer la terrible menace ? Je hasarde une objection : « — Ne trouvez- vous pas, monsieur, que nous sommes bien vieux, vous et moi, pour commencer des entreprises à longue échéance ?» — « Ah I oui, réplique-t-il avec un petit sourire d’incrédulité, vous voulez citer Horace : spem nos vetat inchoare longaml Mais ce n’est là que le dire d’un poète. Voyez M. Chevreul… Non, non ; quand on tient le bonheur de la France, il ne faut pas reculer. Je reviendrai. » Ce disant, il fait un faux pas et tombe sur le tapis. J’étais sauvé ! Ce faux pas, en l’avertissant de la faiblesse de ses jambes, avait été plus persuasif que mon objection et que le vers d’Horace. Car mon redoutable utopiste ne revint pas. »

Dans l’intervalle des audiences, ou quand elles avaient pris fin, le cardinal récitait les Petites Heures, les Vêpres et les Compiles, seul, en marchant dans son vaste salon du premier étage, très bien éclairé par de superbes fenêtres. Il faisait sa lecture spirituelle le plus souvent dans XImitation, dont les pages, repassées cent fois, lui semblaient toujours imprégnées d’une saveur nouvelle, ou dans les Elévations de Bossuet, qu’il aimait pour la forte piété qu’elles respirent et pour les généreux élans qu’elles suggèrent.

À six heures un quart, descente à la chapelle du rez-de-chaussée, pour la visite au Saint Sacrement. Son Eminence tenait à ce que le corps de Notre-Seigneur fût gardé dans cette chapelle, acces¬ sible à tous et à toute heure, afin que la sainte Eucharistie eût plus d’adorateurs.

Même pendant sa longue maladie, le cardinal s’est refusé à laisser transporter la Réserve dans son oratoire privé, plus difficile à aborder, disant qu’il ne voulait pas, pour sa commodité, priver les autres d’approcher le divin Consolateur. C’était un spectacle touchant de le voir, malgré sa faiblesse, se rendre quotidienne¬ ment aux pieds de son Maître, et remonter ensuite le grand esca¬ lier au bras de la sœur de l’Espérance, lentement, péniblement, après une halte à chaque palier, mais l’air satisfait cependant et le visage souriant, comme celui de quelqu’un qui sort de chez un ami.

Dîner à six heures et demie. C’était, du moins, l’heure régle¬ mentaire. Mais le cardinal, une fois en présence de la sainte Eucharistie, s’absorbait tellement dans son adoration, qu’il sem-


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blait perdre la notion du temp3 ; si bien que, remontant après avoir voulu passer un quart d’heure en oraison, il témoignait quelquefois sa surprise de voir l’aiguille de la pendule moins près de la demie que de sept heures.

Le repas commence par la lecture d’un chapitre de l’Écriture sainte. Table convenablement pourvue, sans avoir jamais rien de recherché. Pas de primeurs, pas de gibier rare, pas de ces plats qui flatteraient peut-être le palais, mais qui coûtent cher : Son Éminence ne perd pas de vue son budget des pauvres. Conversation familière, souvent enjouée. Le cardinal conte volontiers, et avec une légère pointe de malice qui en double le charme, ses souvenirs ; il en a de comiques, de piquants, de touchants, sur Mgr Miollis, sur le clergé corse, sur ses courses pastorales dans les montagnes de l’Ardèche, sur le gouvernement de la Défense nationale hébergé dans son palais de Tours.

De la salle à manger on passe au salon, oû le café est servi. Son Éminence en prend un quart de tasse. Jamais de liqueurs. Je me trompe : une fois, — c’était au festin de ses noces d’or, — un ami ayant apporté une vieille bouteille de chartreuse qu’il se vantait d’avoir fait goûter à Pie IX, le cardinal consentit à boire quelque gouttes du précieux élixir, « pour imiter le Pape ».

Ici se place le premier et unique délassement de la journée. Avant de s’asseoir, le chapelet ; on le récite à haute voix, en se promenant en long et en large. Ces évolutions plaisent au vieil¬ lard, à qui le mouvement est d’ailleurs recommandé par le doc¬ teur. Mais si son pied est léger, sa parole est lente, nous le savons ; il arrive à peine à la moitié du Gloria, que les autres ont touché amen. Les autres, ce n’est pas X, personnage grave, qui récite Pater Noster, Ave Maria, posément, comme il convient à un homme de sa maturité ; c’est moins encore le pieux coadjuteur. Les autres, ce sont deux jeunes gens que la pétulance de l’âge entraîne à tout précipiter, « pour avoir plus tôt fini ». Leur trop bouillante fougue trouve sa punition dans la raillerie de Son Emi¬ nence, qui leur dit quelquefois : « Vous en passez au moins la moitié. Je doute que vous gagniez le quart des indulgences. »

Une bonne partie de la récréation était consacrée aux journaux. Le cardinal lisait surtout la Défense et Y Univers.

VUnion, —quand elle vivait, — ne lui inspirait certes aucune antipathie. Mais il disait : « la vieille Union » ; et il trouvait que la rédaction, dans sa polémique quotidienne comme dans son allure générale, s’harmonisait trop avec l’âge de la feuille. Cette indifférence désolait M. Poujoulat, principal rédacteur, qui venait tous les jeudis dîner à l’Archevêché. Il fallait voir le célèbre jour-


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naliste s’ingénier pendant le café pour amener le cardinal à ouvrir son Union . Impuissantes manœuvres ! Quand Monseigneur se voyait serré de trop près, il s’esquivait en invoquant l’adage non bis in idem . Faisant allusion à l’entretien qui avait précédé le repas :

— Votre journal, mon ami, vous me l’avez dit tout à l’heure. C’est mieux que si je l’avais lu.

Le cardinal recevait aussi le Correspondant . La Revue catholique publie des études philosophiques et des aperçus politiques qui avaient le don de le captiver.

À neuf heures se termine la partie récréative de la soirée.

Le reste est donné aux derniers exercices de piété. D’abord récitation de Matines et Laudes, qui se fait toujours à deux. Son Éminence alterne les versets des psaumes et les leçons avec son assistant, qui est quelquefois M. Caron ou M. Reulet, mais plus habituellement M. Petit. Le cardinal, qui a conscience de sa lenteur de parole, aime qu’on le stimule et qu’on le pousse. M. Petit lui rend ce service avec usure, tandis que M. Caron se porte plutôt à l’excès contraire ; de son timbre clair et harmonieux, il martellc syllabes et déclame versets ; ce qui fait dire au cardinal : « Avec M. Caron, mon rôle change : je ne suis pas poussé, je pousse. »

Demeuré seul après cet exercice, il continuait, jusqu’à onze heures, qui était le moment de son sommeil, à se livrer à l’oraison ou à des lectures pieuses, sans omettre jamais une méditation de quelques minutes sur la mort. 11 se félicitait hautement à la fin de sa vie d’avoir été fidèle à cette pratique. Au milieu de la terrible crise qui faillit l’emporter en avril 1885, il disait avec une tran¬ quillité sereine à son entourage désolé : « Voilà plus de soixante ans que je ne me suis pas couché une fois sans regarder la mort en face pendant cinq minutes. Je m’en trouve bien aujourd’hui. Je m’étais ainsi de longue main familiarisé avec la pensée de la mort. Sa présence ne m’effraie point. Je la salue comme une vieille connaissance. »

Telle était la journée du cardinal. Le lecteur aura pu voir qu’elle réalisait assez heureusement ce que Monseigneur avait demandé à Dieu dans sa méditation du matin, et que c’était « une bonne journée ».

D. Reulet.

La suite prochainement.




LES ŒUVRES ET LES HOMMES

COURRIER DU THÉÂTRE, DE LA LITTÉRATURE ET DES ARTS


La scène politique. Procès Caffarel-tTAndlau. Un coup de théâtre. Au Chat noir . Mœurs du temps de Machiavel. La bande des Habits noirs. Grise ministérielle et crise présidentielle. — Exposition des envois au pape. M. Lhermitte, M me Madeleine Lemaire, M. Puvis de Ghavannes. Les gravures du siècle. Triomphe de l’eau-forte. Les envois de Rome. Séance de l’Académie des beaux-arts. La villa Médicis. Séance solennelle des cinq Académies. Discours de M. Cb. Garnier : l’art et le progrès. Discours de M. À. Desjardins : le sifflet et la claque au théâtre. Séances annuelles des autres Académies. —Un mot de la Tosca. Le Père, de M. J. de Glouvet. Les magistrats littéraires. L ’Abbé Constantin, par MM. H. Grémieux et P. Decourcelle, d’après Ludovic Halévy. La Souris, par M. Edouard Pailleron.

I

Les lecteurs du Correspondant qui veulent bien s’intéresser à notre causerie la trouveront cette fois plutôt qu’ils ne l’attendaient. Elle paraîtra désormais tous les mois. Je m’en applaudis, et je puis exprimer sans vanité aucune, en dehors de toute considéra¬ tion personnelle, l’espoir qu’aucun de mes lecteurs n’aura lieu de le regretter. Cette périodicité nouvelle, en effet, nous permettra de serrer de plus près l’actualité, qui fuit si vite en renaissant toujours. Les événements se pressent ; il éclot un grand homme toutes les semaines, un chef-d’œuvre tous les soirs, un scandale toutes les cinq minutes. La vie et la mort marchent d’un tel pas qu’on a peine à les suivre. Théâtres, livres et journaux se multi¬ plient. Paris est comme une grande scène oii les feux de la rampe ne s’éteignent jamais, où les changements à vue se succèdent sans interruption, autour de Y « ample comédie aux cent actes divers » qui s’y joue tous les jours. Une heure vaut aujourd’hui ce qu’en valaient vingt-quatre autrefois, et un mois embrasse ce que con¬ tenait jadis une année. Impossible de ranger la France parmi ces peuples heureux qui n’ont pas d’histoire ; et si son histoire est petite, elle est d’autant plus du domaine de la chronique. On jugera d’ailleurs par celle-ci, la première qui paraisse dans les conditions actuelles, si notre programme mensuel ne reste pas encore suffi¬ samment chargé.

À l’heure où je prends la plume, la phase préliminaire du procès Caffarel-d’Andlau vient de se terminer. On sait quel coup de théâtre a tout à coup jeté au milieu des débats le nom de M. Wilson. Malgré les accusations les plus graves, les plus formelles, les plus répétées ; malgré la formation d’un dossier écrasant, chaque jour


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accru d’une nouvelle pièce, établissant que cet homme avait trafiqué sans pudeur de sa position et de son influence, qu’il avait tenu commerce des faveurs gouvernementales et fait de l’Élysée une boutique de brocanteur, qu’il avait dérobé des pièces, détourné à son profit et au profit de ses proches les services de l’État et les piivilèges de la présidence, essayé de vendre la justice, vendu ses recommandations, vendu son apostille, vendu la croix, qu’il avait mis en coupe réglée tous ceux qui s’adressaient à lui et qu’il exer¬ çait son vilain métier de rançonneur public sans presque prendre la peine de se cacher, avec la plus impudente et la plus cynique audace, on s’obstinait à le laisser en dehors de l’affaire, et son nom avait été à peine prononcé, quand une révélation inattendue faite par un témoin qu’il était impossible de suspecter, et ménagée par les avocats avec le même mystère que peut l’être par M. Sardou le dénouement du drame dont il protège les répétitions contre toute oreille et tout regard indiscrets, est venu déplacer brusquement l’axe du procès, repousser les accusés au rang des comparses et lancer en pleine lumière, au premier plan, le nom que chacun avait semblé jusque-là retenir sur ses lèvres.

Les plus avisés ne pensent jamais à tout. M. Wilson, en substi¬ tuant deux fausses lettres à celles qu’avait reçues de lui la femme Limouzin et que l’implacable mémoire de cette entremetteuse l’avait contraint de restituer après coup au dossier, n’avait point songé à contrôler d’abord le filigrane du papier à lettres, moins habile sur ce point que le faussaire Vrain-Lucas, de mémoire légendaire, qui, lorsqu’il écrivait une épître signée d’un nom historique, prenait pour base de son opération un papier d’une date contemporaine, choisi dans les vieux registres et les vieux manuscrits. Le filigrane accusateur prendra place dans l’histoire judiciaire à côté de tant d’autres témoignages muets qui se sont levés tout à coup pour dénoncer le coupable. On a rappelé à ce propos que le capitaine Doineau, le chef du bureau arabe de Tlemcen, dont l’affaire fit tant de bruit il y a trente ans, fut confondu d’une façon analogue lors¬ qu’il prétendait avoir recueilli dans l’héritage d’une tante, morte en 1854, des pièces d’or qui se trouvèrent marquées au millésime de 1856.

Obéissant à l’injonction de la Chambre, le garde des sceaux dut ordonner la suspension du procès. On ne retint que le général d’Andlau, M mo Ratazzi et deux ou trois autres sans importance, dont la cause était distincte de celle du général Caffarel, de M mo Limouzin et de M. Wilson. Quelques jours après, le général était condamné à cinq ans de prison, qu’il ne fera pas, puisqu’il est à Londres et la femme Ratazzi à treize mois, qu’on lui laissera faire cette fois sans doute. Au milieu des écœurants détails du procès,


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on a pu en remarquer un tout à fait réjouissant par la naïveté de rouerie qu’il dénonce. Le caissier de M. Vicat, l’inventeur ou le propagateur du fameux insecticide qui porte son nom, n’avait pas voulu entendre à payer d’avance, mais, en guise d’arrhes, il avait laissé discrètement sur la cheminée du général, après l’entrevue, quelques boîtes de sa marchandise, sans oublier le petit soufflet. Quelle idylle ! ou plutôt quel symbole ! M. Yicat pourrait bien être l’homme de la situation. Mais aurait-il jamais dans ses magasins, lui qui fournit l’Europe entière, assez de boîtes et de soufflets pour désinfecter la République !

Comme le général et ses complices n’ont pu être poursuivis que pour escroqueries, le jugement, très longuement motivé, a dû établir leur condamnation sur ce fait qu’ils se sont menteusement targués d’une influence et d’un crédit chimériques, et ce détour bizarre, pour arriver à l’application d’une loi insuffisante, n’aboutit pas seulement à une contre-vérité, mais à la justification indirecte des vrais coupables. Il n’en résulte pas uniquement que, comme on l’a dit, le général d’Andlau n’a pu être condamné que pour n’avoir pas réussi à commettre ce qu’on lui reproche, qu’il n’aurait pas été coupable s’il avait réussi, puisqu’alors il ne se serait point vanté d’une influence imaginaire, et que sa culpabilité, du moins sa culpabilité légale, vient donc non de ce qu’il a fait, mais au contraire de ce qu’il n’a pas fait ; il en résulte encore que, puisqu’il mentait en alléguant son crédit sur les puissants du jour, ceux-ci sont innocents de toute compromission dans l’affaire ; et qui sait si M. Wilson n’allèguerapas en sa faveur le jugement de la 10 e chambre ?

Remise en liberté provisoire avec le général Caffarel — et qui pourrait dire maintenant quand ce provisoire finira ? — la femme Limouzin, suivie de son compère Lorentz, est allée établir son quartier général au Chat noir, puis poser chez Grévin. Il ne man¬ quait plus que le Chat noir et le. musée Grévin dans l’affaire ; ils achèvent à souhait le tableau. Aujourd’hui tout finit par le Chat noir. Je ne sais si j’ai jamais eu occasion d’en parler à mes lec¬ teurs. C’est un cabaret où le japonisme s’unit au moyen âge et le chinois au rococo, dans le mélange le plus incohérent et la fan¬ taisie la plus extravagante ; moitié gargote et moitié cénacle ; une sorte d ’assommoir artistique et littéraire fréquenté par les bohèmes décadents, au lieu de l’être par Coupeau et par Mes-Bottes. Il a des vitraux sertis de plomb, des tabourets et des tables en imitation de vieux chêne, des crédences sculptées, des peintures sur les murailles, une décoration de bric-à-brac. On y dit des vers, on y chante des couplets d’un raffinement débraillé et d’un débraillement raffiné ; on y montre des silhouettes et des ombres chinoises ; on y conspue le bourgeois, on y publie un


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journal illustré. C’est une curiosité parisienne, recommandée par les guides, où les petits-fils de Villon servent d’amorce pour attirer les badauds, et où l’on s’est écrasé pendant plus d’un mois pour voir Y Epopée de Caran-d’Ache. Un suisse majestueux garde le seuil avec sa hallebarde, qu’il fait résonner sur le pavé à l’entrée de tout seigneur d’importance, et les garçons revêtent l’habit aux palmes vertes de l’Académie française. Le Chat noir a pour pro¬ priétaire un cabaretier aux allures de cabotin, industriel très avisé qui porte un pourpoint de velours, pose en « tavernier du diable » et traite ses clients de Messeigneurs y mais surveille assidûment la casse et la consommation. Aux jours solennels, lorsqu’il reçoit des invités de marque, son hospitalité n’a rien d’écossais. En homme très pratique sous des dehors fantaisistes, et qui ne perd jamais de vue les intérêts de la maison, il n’hésite point alors à faire payer la bière au prix du champagne et le champagne au prix de l’or potable. Enrichi par sa prodigieuse entente du commerce et de la réclame, ce gentilhomme a pu descendre, il y a quelques années, des hauteurs de Montmartre jusqu’à la rue Laval, où la façade hétéroclite de son établissement s’est élevée sous le consulat de Grévy, comme nous l’apprend une plaque qui se termine par ces mots : Passant, sois moderne I La plaque appelle nos ministres des archontes et M. Gragnon le « chef des archers ». On n’est pas plus moderne.

Le directeur du Chat noir a compris immédiatement, avec son intelligence toute moderne, le parti qu’il pouvait tirer de la pré¬ sence d’une « noble et gente dame » comme la femme Limouzin. Quelle aubaine pour lui ! Quelle bonne fortune pour les habitués ! La Limouzin, messeigneurs ! Il y a eu orgie à la tour. C’est là que quatre reporters l’ont relancée, sont venus lui faire la cour, se dis¬ puter les bons mots, les bonnes grâces et les révélations de cette « charmante femme. » Us lui ont offert à dîner. Ils se sont assis à table, toutes fenêtres ouvertes, avec ce couple de tripoteurs en disponibilité, tous deux échappés de la police correctionnelle et n’ayant pu rentrer au logis, l’une parce qu’on avait vendu ses meubles et que son mari refusait de la recevoir, l’autre parce que sa femme, morte de misère et de faim, était enterrée de la veille, ce qui ne l’empêchait pas d’être gai et de bonne composition. On a vu le plus qualifié de ces Messieurs se montrer dans la rue avec la Limouzin à son bras. Le lendemain, tous quatre ont conté leur entrevue, donnant le menu du dîner, décrivant la toilette de la dame, ne tarissant pas sur ses saillies, étalant, avec l’impudeur incons¬ ciente d’un métier où l’on se blase sur tous les contacts et où l’on ne recule devant aucune poignée de main pour obtenir quelque renseignement, un commerce dont on se sentait humilié pour eux


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en les lisant. Ah ! ces messieurs ne sont pas dégoûtés, et il y a des grâces d’état ! Que voulez-vous ? 11 en est des reporters comme des agents secrets : il en faut.

Rien n’aura manqué à cette affaire pour la rendre caractéristique entre toutes, —rien, pas même le vol avec effraction, pas même la tentative d’assassinat. Lorsqu’on apprit les deux vols de papiers commis chez M. Portalis, directeur du XIX e Siècle, qui s’est signalé au premier rang, par sa campagne acharnée contre M. Wilson, et qui passait pour avoir formé chez lui un dossier formidable sur les antécédents financiers des membres du cabinet, on crut d’abord à quelque invention qui dépassait la limite à force d’in¬ vraisemblance. En apprenant le lendemain que le même person¬ nage, qui portait toujours sur lui, pour le soustraire aux entre¬ prises des voleurs, le fameux chèque de 10 000 francs souscrit par le baron Seillière et acquitté par M. Wilson, avait failli être assommé dans la rue, la défiance redoubla, et les plus disposés à ne se faire aucune illusion sur le compte des accusés se demandèrent s’ils n’étaient point en présence de quelque machination excessive et maladroite des accusateurs. Cependant, il fallut bien se rendre quand les hommes furent arrêtés. Un ancien préfet de police de la République interrogé par M. Portalis sur l’auteur probable des deux vols et de la tentative d’assassinat, répondit tranquillement, comme si la chose était toute naturelle : « Ce pourrait bien être le directeur de la Sûreté générale. » J’ai cru rêver en lisant ce récit. Deux jours après, on nous racontait, avec les détails les plus stupéfiants, qu’un homme d’affaires véreux, l’un des complices du général d’Andlau, dont nous avions appris le suicide au moment de son arrestation, avait été tué d’un coup de revolver, ayant le tort d’être en possession de papiers compromettants. Non, décidé¬ ment, nous sommes trop naïfs et ne pourrons jamais nous mettre au niveau des hommes et des choses du jour. Cela se fait. Cela se faisait du moins dans les républiques italiennes du seizième siècle, chez les Borgia, chez Angelo, tyran de Padoue. Ce sont les mœurs du temps de Machiavel et de Benvenuto Cellini. Cela se fait encore dans les romans d’Eugène Site, de Frédéric Soulié et de Paul Féval. Nous avons devant nous la nouvelle bande des Habits noirs .

Cependant, devant la commission d’enquête parlementaire, qui se débat au milieu du réseau de contradictions, d’obscurités, de faux-fuyants, de réticences et de mensonges tissé par les accusés, les dépositions affluent ; les témoignages, longtemps intimidés, se dressent de toutes parts, comme les Euménides, barrant chaque issue et acculant le coupable au pied du tribunal, étendant leurs ramifications en tous sens autour de lui et ne s’arrêtant pas plus désormais devant le président de la République qu’elles ne s’arrê-


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taient jadis devant son gendre. Il y a toujours eu dans cette triste affaire qui, depuis l’origine, va tourbillonnant et avançant comme un cyclone, des sous-entendus, des mystères, des au-delà, des noms qu’on ne prononçait pas tout haut, mais qu’on se chuchotait à l’oreille ; jadis Wilson, maintenant Grévy. En réalité, c’est contre le président de la République que se poursuit l’information actuelle. On s’est demandé quelque temps si M. Grévy imiterait Brutus en immolant son gendre : cet homme austère avait toujours été regardé par ses admirateurs comme le plus capable chez nous de renouveler les exemples de vertus républicaines qu’on admire dans l’histoire de Rome. Mais le doute n’a pas été long, et nous avons su bien vite qu’il était résolu à le faire bénéficier de son inépuisable clémence. M. Grévy n’a-t-il point l’habitude de gracier les crimi¬ nels ? Pourquoi veut-on qu’il soit plus dur pour sa famille qu’il ne l’a été une première fois pour M me Ratazzi ? Dans le premier moment il parlait aussi de s’en aller, mais il s’est souvenu à temps du mot de Talleyrand : «Défiez-vous de votre premier mouvement, c’est le bon. » Il y est, « y reste. On ne lui arrachera sa place qu’avec la vie.

La nouvelle enquête s’est terminée par la demande à la Chambre et le vote unanime de l’autorisation de poursuites contre M. Wilson. Le préfet de police et le sous-chef de la Sûreté l’ont suivi dans sa chute et le suivront devant la chambre des mises en accusation, convaincus de s’être, tout au moins par leur complaisance, prêtés à la fraude. Et de tous côtés, comme des compagnies de perdreaux en temps de chasse dans une campagne giboyeuse, se lèvent d’au¬ tres affaires scandaleuses du même genre. C’est une inondation de fange, dont les flots se poussent, vomis sans relâche par une immense bouche d’égout. C’est un abcès monstrueux qui crève* La république actuelle ressemble à la caverne d’Ali-Baba ; seule-* ment ils sont bien plus de quarante voleurs. Qu’on me pardonne l’incohérence de ces métaphores, qui m’est suggérée par leur insuf- sance. Ce ne serait pas assez d’une pour qualifier la situation. Anarchie et décomposition partout ; gangrène et pourriture d’hô¬ pital. Comme dans les Animaux malades de la peste, si tout n’est pas mort, tout a été atteint : Chambre, Sénat, ministère, police, armée, magistrature, présidence, et l’on se demande s’il restera des agents pour arrêter les coupables et des magistrats pour les juger. À l’heure actuelle, nous n’avons plus ombre de gouvernement, ce qui n’empêche pas d’ailleurs les choses d’aller tout aussi bien, c’est-à-dire tout aussi mal qu’à l’ordinaire.

II

Sans être dans la véritable saison des expositions, nous en avons eu pourtant beaucoup ce mois-ci. Mettons à part celle des objets


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envoyés à Sa Sainteté Léon XIII par le diocèse de Paris, pour son jubilé sacerdotal. Elle est restée ouverte pendant quelques jours, au rez-de-chaussée de l’archevêché, au milieu d’une affluence que ni l’éloignement ni les rigueurs de la température n’ont pu ralentir. Par la pluie battante, des milliers de personnes atten¬ daient patiemment leur tour d’entrée, les pieds dans la boue.

Le vestibule et le premier salon comprenaient surtout les statues ; puis venaient, dans leurs variétés innombrables, les ornements d’église et les vêtements sacerdotaux ; enfin les objets d’orfèvrerie religieuse, les vases sacrés, les ostensoirs, les missels, les mitres et la fameuse tiare. Çà et là, mêlés à l’ensemble, une foule d’autres objets impossibles à classer dans aucune catégorie, depuis des layettes et de petits tricots, fabriqués par de bonnes religieuses pour les œuvres charitables du Saint-Père, jusqu’à la collection complète des auteurs grecs envoyée, par le premier éditeur de Paris, au pape qui se glorifie d’être un excellent humaniste ; depuis les chasubles modestes, les nappes et linges d’autels pour les missions et les églises pauvres, jusqu’à des aubes en dentelles miraculeuses, devant lesquelles les femmes s’arrêtaient extasiées, chefs-d’œuvre de goût et de patience, dont chacun a pris depuis deux ou trois ans les récréations d’une communauté entière. Entre tant de cadeaux magnifiques, ce qui nous a le plus touché, ce sont les humbles envois des petits.

Un album artistique renfermera les noms des souscripteurs ; un groupe en bronze, signé d’un artiste qui porte le nom d’un des martyrs de la Commune, représentera la France à genoux, offrant la tiare à Léon XIII. Ce groupe ne figurait pas à l’exposition de l’archevêché, non plus que d’autres objets en voie d’exécution, par exemple le drapeau pontifical, tissé à Lyon, qui sera porté au Souverain Pontife par le général de Charette au nom des zouaves pontificaux, et dont la décoration, au-dessous des armes papales, soutenues par la Foi et l’Espérance, représentera, en une théorie mystique comme celle que Flandrin a déroulée sur les murs de Saint-Vincent de Paul, les patrons de tous les pays dont les fils ont combattu pour la défense de Rome, — et l’envoi fait par les titulaires des ordres pontificaux : une grande coupe en faïence émaillée, que décorent les armoiries de Léon XIII, soutenues par deux anges, et les insignes des ordres. Ces objets, d’ailleurs, appartiennent à la France entière, et non pas uniquement à Paris.

Dans le salon d’honneur nous avons vu les envois de la Maison de France : une croix pectorale toute en émeraudes « hommage de respect filial » des ducs de Nemours et d’Alençon ; un bureau style Louis XV, en bois de rose, palissandre et bronze, avec secré-


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taire et pendule, pour l’usage personnel du Saint-Père, don de Monsieur le comte de Paris ; une réduction en argent de la Jeanne d’Arc de la princesse Marie, œuvre classique et vraiment inspirée dans sa pureté, sa délicatesse, sa naïveté charmantes, que tant d’autres pucelles sorties de mains plus savantes et plus viriles n’ont pas fait oublier depuis un demi siècle, — envoi de Madame la comtesse de Paris, nièce de l’auteur. Pouvait-on mieux choisir pour représenter la France et la Maison de France auprès du Souverain Pontife ?

L’ornement du salon d’honneur et de toute l’exposition est la tiare exécutée par M. Froment-Meurice, l’orfèvre célèbre qui n’a pas laissé déchoir entre ses mains la gloire héréditaire, d’après les modèles du quinzième siècle. Elle est en drap d’argent brodé à la main, et tout enrichie de pierres fines dont beaucoup sont des dons particuliers. Les trois couronnes d’or à six fleurons sont, à elles seules, chargées de six cents pierres précieuses où les dia¬ mants se mêlent aux saphirs, aux émeraudes et aux rubis ; les fanons ne sont pas moins richement brodés et décorés. L’écrin de maroquin blanc, qui s’ouvre en forme de triptyque, est décoré de plaques faites pour recevoir les sceaux des paroisses et des communautés, les chiffres et les armoiries des familles dont les souscriptions ont contribué à l’exécution du chef-d’œuvre. La tiare du diocèse de Paris fera bonne figure auprès de celles de Napo¬ léon I er et de la reine Isabelle, et Paris a maintenu son rang, le premier, dans l’exposition de la France, comme la France gardera le sien dans la grande exposition vaticane où figureront les envois du monde entier.

Une librairie du boulevard Saint-Germain expose les beaux fu¬ sains, d’une conception simple, d’une exécution robuste et large, d’une saveur rustique très saine et très franche, où M. Léon Lher- mitte a représenté les types et les épisodes de la vie des champs.’ J’ai parcouru avec un plaisir extrême ces Géorgiques familières où la nature est traduite avec vérité, sans bassesse, sans lourdeur, sans plat réalisme ; où l’exactitude matérielle, la probité de l’étude et de l’observation se relèvent d’un brin de poésie, c’est-à-dire de style, et je les préfère aux tableaux de l’auteur. À l’autre bout de Paris, une autre librairie d’art, l’ancienne maison Goupil, nous convie à voir les aquarelles de M me Madeleine Lemaire sur Y Abbé Constantin, et les Parisiennes surtout se pressent devant ces com¬ positions aimables, d’un art élégant, gracieux, caressant, où les femmes, qui ressemblent à des fleurs, portent, avec de si jolies attitudes, des toilettes d’un goût si exquis et si raffiné. Nous ne sommes pas de ces esprits moroses sans cesse occupés à chicaner


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leur plaisir. M me Madeleine Lemaire n’est pas Michel-Ange, mais aussi la touche et le dessin du Jugement dernier seraient de trop pour illustrer Y Abbé Constantin .

L’exposition des tableaux, dessins et pastels de Puvis de Cha- vannes s’ouvre dans la galerie Durand-Ruel au moment où nous écrivons ces lignes. Celle des gravures du siècle est ouverte depuis les derniers jours d’octobre dans la galerie de la rue de Sèze. Peut- être le titre est-il un peu ambitieux et déborde-t-il le cadre plus modeste, quoique fort vaste, encore de cette intéressante exhibition. Il y a là près de huit cents estampes, d’importance, de dimensions et de mérites fort divers, dues à près de deux cents maîtres, dont plusieurs^ il est vrai, ne sont encore que de bons élèves. Tous les genres sont représentés : le burin, par ses maîtres, Henriquel- Dupont, Calainatta, Mercuri, Bertinot, F. Gaillard, le grand artiste et l’admirable chrétien, mort sous l’habit du tiers ordre de Saint- François, qui, malgré la lenteur et la conscience de son travail, sut plus d’une fois lui donner la vie, le relief et l’accent de l’im- prouisation ; — l’eau-forte, par une telle multitude de noms que toute tentative d’énumération serait forcée d’être trop incomplète. L’exposition de la rue de Sèze semble avoir été entreprise pour la plus grande gloire de l’eau-forte. Quoi qu’elle ne soit pôint de date récente, et que les Rembrandt, les Claude Lorrain, les Van Ostade, les Callot, les Abraham Bosse, l’aient maniée avec une maîtrise qu’on ne dépassera pas, on la croirait inventée tout exprès pour la pein¬ ture contemporaine. Elle détrône de plus en plus, elle relègue parmi les arts d’apparat, les arts officiels qui ne subsistent que par la protection de l’État et par respect pour la tradition, cette grave et patiente interprétation qui demandait parfois quinze ans et plus pour faire passer un tableau de la toile sur la planche de cuivre. Le burin n’est plus fait ni pour notre époque de fiévreuse improvisation, où l’on vit si vite et où l’on veut jouir sans retard ; ni pour une peinture qui recherche avant tout le mouvement, la vie, la couleur, la réalité pittoresque, la rapide impression des choses. Il ne répond plus aux besoins ni aux tendances de l’école actuelle, qui n’y trouverait pas son compte et qu’il trahirait en la refroidissant. Ingres a été l’un des derniers maîtres qui, avec la sévère probité de son dessin, réclamassent les procédés solennels de la gravure en taille-douce. Avec des hommes tels que lui, les deux arts étaient en parfaite harmonie et se soutenaient l’un l’autre. Mais allez donc figer sous la correction rigide du burin les toiles d’un Delacroix, d’un H. Régnault, d’un Fortuny, d’un Corot I

Tous les maîtres de l’eau-forte contemporaine sont là. Bracque- mond est représenté par seize morceaux ; J. Jacquemart, par vingt- 25 novembre 1887 . 45


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trois ; Méryon, qui mourut fou, hanté par le délire des persécutions, dans la solitude et la misère, par une douzaine de ces merveilleuses petites vues de Paris, fines et vibrantes, qui ressemblent à des visions. L’eau-forte a souvent tenté les peintres eux-mêmes : on Ta vu par les noms illustres des siècles passés que je citais tout à l’heure ; on le verra encore à l’exposition de la rue de Sèze. Elle ne demande pas une initiation aussi laborieuse ni aussi austère que la pointe sèche ; elle peut prendre en quelque sorte la vivacité et la promptitude du crayon. Les peintres cèdent volontiers au plaisir de se traduire directement eux-mêmes, ou d’écrire leurs idées sur le vernis au lieu de la toile. L’exposition de la rue de Sèze est par¬ ticulièrement riche en eaux-fortes et aussi en lithographies de peintres connus, et pour beaucoup de visiteurs, c’est là une révéla¬ tion pleine d’intérêt. M. James Tissot n’a pas envoyé moins d’une cinquantaine d’estampes, dont quelques-unes à la pointe sèche et même à la manière noire. Nous en avons aussi de Dauhigny, de Jules Dupré, de Millet, de Corot, de Fortuny, de Ch. Jacque, de Lhermitte, de Vollon, de Bonvin, quelques-unes du sculpteur Barye, plusieurs de Decamps, beaucoup d’Eugène Delacroix, une de Paul Delaroche, la seule qu’il ait faite. M. Meissonier lui-mème se révèle à nous comme aqua-fortiste. L’époque romantique s’incarne surtout en Célestin Nanteuil, qui décora de tant de frontispices, passionné¬ ment recherchés aujourd’hui par les amateurs, les œuvres de Victor Hugo, de Gautier, de Dumas.

La plupart de ces estampes ont été fournies par les cabinets des amateurs : c’est ce qui explique le classement, fâcheux pour le public, adopté par la commission. On pouvait choisir entre Tordre chronologique, la distribution par genres ou encore par œuvres individuels. Chacun de ces trois plans avait sa raison d’être et son utilité ; chacun permettait des vues d’ensemble et des comparaisons instructives. Pour complaire aux amateurs qui ont prêté leur con¬ cours, on a classé les envois par collections, ce qui morcelle les œuvres, mêle les genres, brouille les dates et double ou triple la difficulté de l’étude.

L’exposition des envois de Rome, avec son mélange de copies et d’œuvres originales, d’une importance graduée, et qui ressem¬ blent toujours plus ou moins à des devoirs d’élèves, offre rarement un bien vif intérêt ; mais je n’ai point souvenir d’en avoir vu une plus insignifiante. Seuls les envois des architectes témoignent d’un travail sérieux, d’une science et d’on goût incontestables. Mais qui les regarde ? Parmi les œuvres des peintres, je ne vois absolument qu’un morceau à signaler : la Sainte Marthe de M. Pînta, et il est loin d’être irréprochable, car la jeune fille nue


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que la sainte protège et qui se presse contre elle dans un mouve¬ ment de terreur assez bien rendu, est d’une exécution défectueuse ; mais au moins peut-on louer la figure de la sainte dans son expres¬ sion générale et dans son coloris. Quant à la Diane et à la Bai* gneuse de M. Axilette, qui paraît avoir beaucoup plus étudié la manière de Bastien-Lepage que le style des Loges du Vatican, le modelé et le dessin, de la dernière surtout, laissent beaucoup à désirer. M. Poplin, élève de dernière année, ne nous dédommage pas avec sa grande toile de Sainte Praxine, où fl n’a cherché qu’un facile effet de contraste entre le jeune corps de la martyre conser¬ vant la fraîcheur de la vie et une foule d’autres cadavres en décom¬ position, et ne l’a même pas trouvé. La toile est vide, la facture lourde et molle à la fois.

Descendons au rez-de-chaussée. La sculpture est un peu moins triste à voir. On peut louer l’élégance d’un des bas-reliefs exposés par M. Gardet, — Y Idylle, à laquelle son Sursum corda est fort inférieur, — et le travail, sinon l’invention de la Muse d’André Chénier, par M. Puech, dont le visage a du charme et l’attitude de l’élégance. Mais que dire de la Décollation de saint Jean, par M. Ferrary ? M. Ferrary a voula faire de la sculpture romantique. On croirait qu’il a imaginé son groupe après avoir lu YHérodias de Gustave Flaubert et pour faire pendant à la Salomë d’Henri Régnault. Le bourreau semble la traduction en marbre, et non pas atténuée, non pas accommodée aux lois spéciales de la sculpture* mais exagérée, au contraire, de Y Exécution à Grenade sons les rois Maures.

La séance annuelle de l’Académie des beaux-arts nous a donné le complément des envois de la villa Médicis. Après avoir vu les peintres, les statuaires, les graveurs et les architectes, on entend ce jour-là les musiciens. L’ouverture de M. Paul Vidal, — les Voix de Jeanne d’Arc, — est une page symphonique traitée d’une façon expressive et pathétique. La cantate de Didan, musique de M~ Char¬ pentier sur les paroles de M. de Lassus, a mérité les suffrages, même des critiques de la nouvelle école. En effet, non seulement M. Charpentier travaille dans le genre moderne et il donne une grande importance à l’orchestration, mais on sent qu’il a étudié Wagner. Sa partition repose sur deux motifs principaux, dont chacun caractérise un des deux personnages qui agissent en sens contraire sur Énée, comme la Vertu et le Vice dans l’apologue d’Hercule. Le premier, modulé par la flûte avec accompagnement de harpe, est la voix de Didon, c’est-À-dire l’amour ; le second, à l’allure franche, au rythme accentué, est celle d’Anchise, c’est-à- dire du devoir. C’est ce qu’on appelle des Leitmotwe, dans le


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système wagnérien. Des trois personnages Enée est le plus ingrat et le plus mal partagé ; le rôle de la reine de Carthage est fort dramatique et passe par toutes les nuances de tendresse, de pas¬ sion, d’angoisse et de désespoir : il remplit la partition entière, qu’on a écoutée avec plaisir et applaudie avec justice.

Après la cantate, M. le vicomte H. Delaborde, secrétaire perpétuel, a lu un éloge, écrit avec l’autorité qu’on lui connaît, de M. Ballu, l’architecte de la Trinité, du nouvel Hôtel de Ville, et aussi, hélas ! de la mairie et de la tour Saint-Germain-l’Auxerrois, l’un des plus déplorables produits de l’architecture haussmanienne, où, par amour de la symétrie, on a voulu créer un pendant à une église gothique avec une mairie moderne, sans tenir aucun compte de la diversité des époques ni des destinations, en dressant entre elles comme un trait-d’union une tour, mélange incompréhensible de tous les styles, qui donne aux deux monuments ainsi réunis l’as¬ pect d’un huilier colossal. La séance était présidée par M. Chaplain, qui s’est félicité d’abord d’une rare bonne fortune : celle de n’avoir à prononcer aucun éloge funèbre. La mort a été clémente cette année pour l’Académie des beaux-arts ; elle s’en est détournée sans y frapper un seul coup, bien que ce corps illustre ait deux membres presque centenaires. Les Académies sont des conservatoires : on y devenait facilement octogénaire autrefois ; M. Chevreul, qui marche sans faiblir à sa cent deuxième année, semble avoir haussé la moyenne. Néanmoins le fait constaté par M. Chaplain est encore un phénomène assez rare pour avoir produit à lui seul un effet oratoire et valu un succès au président. Le reste de son discours a été un dithyrambe en l’honneur de la villa Médicis et de la vie qu’on y mène, dithyrambe que nous aurions applaudi avec plus de plaisir si l’impression n’en avait été combattue par le souvenir des envois de Rome que nous venions de voir. Il nous semble qu’il y avait autre chose à dire, en ce moment où l’institution a tant d’attaques à subir et où les élèves ne la défendent pas assez. Nous ne doutons pas qu’on ne vive délicieusement à la villa Médicis, dans les ateliers silencieux qu’enveloppe la poésie mélan¬ colique des allées de lauriers, sous l’ombre fraîche que versent, aux heures brûlantes du jour, les grands arbres du Bosco ; accoudé le soir à la fenêtre pour regarder le soleil se coucher sur Saint- Pierre, aux tintements lointains de Y Angélus, ou encore dans les douces causeries du salon commun, tandis qu’un camarade joue du Mozart en sourdine, et pendant les longues courses 9ur les bords du Tibre à travers la campagne romaine. Mais nous crai¬ gnons que, dans cette vie délicieuse, on ne se laisse un peu endormir et qu’on ne travaille pas assez.


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Quelques jours auparavant, la séance solennelle des cinq acadé¬ mies s’était tenue sous la présidence de M. Renan. C’est dans cette séance qu’on décerne le prix Volney, pour la science des langues comparées, et le grand prix biennal, ou chaque Académie a droit de présenter un candidat à tour de rôle. Cette fois le tour appartenait à l’Académie des beaux-arts, et l’applaudissement unanime a salué le nom du lauréat, Antonin Mercié, dont, après son Gloria victis, son David, son Génie des arts y le groupe funéraire destiné à la chapelle de Dreux vient de consacrer définitivement la gloire, encore jeune et déjà mûre.

On sait que, dans cette séance annuelle, les cinq académies sont représentées par autant de lectures, ce qui constitue un banquet intellectuel fort substantiel assurément, mais d’une digestion un peu laborieuse. Depuis ces dernières années, l’Institut, qui entre peu à peu « dans le train », s’étudie à remplacer quelques-uns des mets solides et un peu lourds du temps passé par d’agréables entremets. MVl. Croizet et Janssen se sont chargés des plats de résistance ; MM. Ch. Garnier et Arthur Desjardins du dessert.

L’architecte de l’Opéra a prononcé, au nom de l’art, un véritable réquisitoire contre le progrès et il l’a fait avec l’allure et la langue d’un chroniqueur, beaucoup plus que d’un immortel. Dès le début de cette vive et spirituelle diatribe, l’auditoire s’est senti transporté loin des régions académiques, dans le domaine non pas seulement de l’Opéra, mais de l’opérette ; il en a pris vite et gaiement son parti, sans regimber contre cette causerie d’atelier oii le paradoxe n’était que l’assaisonnement de la vérité, et il s’est mis aussitôt, en riant, à l’unisson de l’irrévérent orateur :

« Le progrès, puisque c’est ainsi qu’on appelle l’abandon suc¬ cessif des traditions passées, est certes une puissante manifestation de l’esprit humain. Il a diminué les distances, enregistré le vol des oiseaux, supprimé les pataches, rendu les mouchettes inutiles et fait parler nègre jusque dans les billets doux qu’on se glisse d’un bout d’un fil à l’autre. Grâce à lui, nous avons établi l’état civil des microbes et vu apparaître les commissions, les sous-commissions, les arts industriels et les balcons de sauvetage ; vous voyez qu’il y a nombre de raisons pour en dire du bien ; cela doit suffire pour m’autoriser à en dire du mal.

« C’est mon droit : je suis proche parent de M. Josse, et je ne m’en cache pas ; ayant été orfèvre toute ma vie, j’ai conservé un grand faible pour tout ce qui touche à l’orfèvrerie et je m’imagine que rien ne me force à admirer ce qui fait tort à mon commerce. Or, si en ce moment je constate que l’art garde, ainsi qu’aux temps jadis, quelque peu de son prestige et que les artistes tiennent


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encore un rang honorable, je constate aussi que leur situation devient bien précaire et que bientôt ils seront forcés de mettre la clef sous la porte.

« En effet, laissez faire le progrès, laissez-le nous envahir et nous dominer ; laissez les relations s’étendre, les gazettes se multiplier et les équations algébriques prendre la place du sentiment, et vous verrez sous peu que, si le mot art est encore inscrit dans quelques vocabulaires, la chose n’existera plus qu’à l’état de souvenir. Il n’y aura guère alors que les académiciens des inscriptions et belles- lettres qui s’évertueront à classer cette période des âges dans laquelle une sorte de maladie du cerveau, appelée idéal, sévissait sur certaines gens, ayant le nom bizarre d’artistes J »

M. Garnier développe ces prémisses. Il montre la facilité des communications amenant l’abâtardissement des types, effaçant l’originalité sous un niveau commun, substituant partout à la variété des manifestations artistiques, dont chacune avait son ca¬ ractère spécial et sa forte physionomie, les mêmes formules banales et les mêmes clichés de composition, une monotonie grise et vul¬ gaire dans les habits, dans les constructions, dans la peinture. L’art naturaliste, puisqu’on rejette l’art symbolique et historique, en sera réduit, allât-il chercher ses sujets en Chine, au Caucase ou dans l’Afrique, à représenter ’des mandarins en fracs, des Kurdes en vestons, des Abyssiniens en jaquettes ou eu complets de la Belle Jardinière .

« Heureusement I s’écrie-t-il dans une péroraison d’une férocité qui rappelle les truculences romantiques et le Théophile Gautier des Jeunes France, heureusement tout n’est pas perdu I noua avons le droit d’espérer un cataclysme. La terre pourra bien un jour s’entr’ouvrir ou s’abîmer sous les eaux, tous les produits de la civilisation pourront bien être détruits et toutes les œuvres d’art disparaître. Alors, s’il ne reste plus au monde que quelques Adams et quelques Eves pour le repeupler, on peut prévoir que les heu¬ reux temps de la barbarie renaîtront, que les inventeurs seront long9 à retrouver les marmites et les ronds de zinc, et que des arts nouveaux se formeront, qui n’auront pour point départ que la nature, la fantaisie, quelques légendes typiques et l’imagination libre et primesautière ; aussi, en attendant les successeurs des Ampère et des Papin, les maîtres de cette époque auront plusieurs bons siècles de tranquillité, et montreront sans nul doute que Part peut se passer des stucs, du carton-pâte, de la photosculpture et des pianos mécaniques ! »

Encore M. Garnier n’a-t-il pas tout dit, même en se bornant au point de vue restreint où il s’est placé. Si l’on voulait étendre la


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proposition, lfenvisager sous toutes ses faces, on pourrait soutenir que Tahus du progrès, les débordements de la science et L’excès de la civilisation dous ramènent à la barbarie, — à une barbarie qui, par malheur, ne renouvellera point la» face du monde ni de L’art. Mais cette thèse n’est pas l’affaire de quelques lignes : il y a là tout un livre à écrire ; je l’ai rêvé souvent, peut-être ne le ferai-je jamais, r qu’on me permette cependant de prendre date. Si mon lecteur est chimiste ; dirai-je en renouvelant le mot de Jules Vallès à M. Thier», il peut du moins se figurer Tun des chapitres de ce livre. Les nihilistes de Russie, les féniana d’Irlande, les anarchistes de Chicago et les dynamitards de Paris en écrivent de temps en temps quelques lignes. Les hommes de science et de progrès qui ont éliminé Dieu comme une hypothèse inutile, qui ont chassé le prêtre de l’hôpital et de l’école, qui ont enseigné aux déshérités de la fortune qu’il n’y a rien au-delà des jouissances de ce monde, en écrivent un autre chapitre. Et cela n’est pas tout à fait aussi gai que le discours de M., Ch. Garnier.

Celui de ML Arthur Desjardins roule sur un thème moins grave !, mais d’une actualité plus grande qu*on ne le pourrait croire au premier abord s la sifflet au théâtre . Seulement il demande à être complété- J’espère que, Tan prochain, un. de ses confrères parlera de la claque : c’est le corollaire naturel du sujet précédent, et peut-être est-M plus intéressant encore. Le sifflet n’est qu’un acci¬ dent, devenu fort rare ; la claque est une institution. De loin en loin r il se rencontre bien quelques acteurs, comme Arnal et Coquelin ; dit-on, qui font semblant de l’avoir en horreur et de vouloir a’en passer. Fatuité ? pure ! Au fond, l’opinion de tous les comédiens ; même les plus applaudis, est conforme à celle d’Elleviou, qui déclarait franchement, quoique personne moins que lui n’eût besoin de la claque, qu’elle est aussi indispensable au milieu du parterre que le lustre 1 au milieu de 1» salle.

Vous pouvez* d’ailleurs* remplacer le parterre par les troisièmes galeries. Au lieu de monter, les applaudissements descendront. Entre les deux, lu cœur du comédien balance ; il pencherait pour le cumul.

Aussi, Torigme de la claque se perd-elle dans la nuit des tempsv Elle doit remonter au chariot de Thespia. Le général Tcheng-Ki- Tong a assuré à M. Desjardins qu’on ne siffle pas en Chine parce qu’on y est trop poli, mais il n’a pas dit qu’on n’y avait point la claque. SL loin qu’on regarde en arrière, on la trouve en fonctions. Le parterre 1 debout la favorisait singulièrement. Elle pouvait s’y dissimuler à loisir et se noyer dans La foule. C’est le parterre assis qui Ta constituée en corporation- On avait cru peut-être que cette


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mesure la tuerait ; elle l’affermit, au contraire, |en la poussant à s’organiser au grand jour et à prendre effrontément son parti.

Nos pères étaient moins blasés que nous : ils sifflaient davantage. Préville admettait parfaitement un usage regardé par les acteurs glorieux comme attentatoire à leur dignité, et il considérait le sifflet comme un avertissement salutaire. L’historique sommaire tracé par M. Desjardins eût pu se compléter utilement par celui de la cabale au théâtre, en allant de la Phèdre de Racine, pour ne pas remonter plus haut, à Y Henriette Maréchal des frères de Goncourt, et à la Gaëtana d’About, et par celui des chefs de cabale, des arbitres du succès, des généraux du parterre, dont plusieurs ont laissé un nom dans les annales dramatiques. Mais M. Desjardins n’a abordé l’histoire du sifflet que dans les proportions nécessaires pour aider à la discussion de sa thèse, et il conclut, après avoir pesé le pour et le contre, en faveur du droit au sifflet. C’est le plus sage : toutes les fois qu’on a voulu le contester aux spectateurs, ils l’ont pris, et ils en ont usé plus vivement encore. N’est-ce pas le seul dédommagement aux mauvaises comédies et aux mauvais comédiens qu’on est forcé de subir ? Tant que, sur n’importe quel théâtre, on verra se démener, dans des pièces pitoyables, des his¬ trions sans talent et sans pudeur, aucune ordonnance de police ne pourra couper le sifflet au parterre.

L’Académie des inscriptions et belles-lettres a tenu séance à son tour sous la présidence de M. Bréal. M. Henri Wallon, secré¬ taire perpétuel, y a lu l’éloge de M. Laboulaye, ce jurisconsulte éminent qui fut en même temps un politique médiocre et un homme d’infiniment d’esprit ; ce disciple de Franklin et de Chan- ning qui emprunta toutes les formes, môme celle du roman, pour se faire parmi nous le propagateur des idées américaines. Il était venu des dames, alléchées peut-être par le titre piquant de la lecture de M. Gaston Paris : le Mari à deux femmes . Cela semblait promettre un pendant à la joyeuse comédie qui, pendant une année entière, a attiré la foule au théâtre Cluny. Mais ces curieuses avaient trop présumé des tendances mondaines de l’Institut actuel, et je crains bien qu elles n’aient été légèrement déçue3 en écoutant un travail très érudit, qui n’avait rien d’un vaudeville.

Enfin, à l’heure où paraîtront ces lignes, l’Académie française viendra de tenir sa séance annuelle, pour la distribution des prix littéraires et des prix de vertu. Je ne puis donc rien dire aujour¬ d’hui ni du rapport de M. Camille Doucet, ni du discours de M. Gaston Boissier, qui va enrichir encore ces archives morales de l’Académie française où M. Maxime du Camp, avec son talent de narrateur dramatique, plein de mouvement et de chaleur, vient


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de puiser les éléments d’un beau livre sur la Vei’tu en France, et d’où l’on en pourrait tirer vingt autres d’un intérêt non moins vif et non moins consolant.


III

Le théâtre est maintenant, lui aussi, dans sa grande période de floraison. Nous attendons, à la Porte Saint-Martin, la Tosca de M. Sardou, pour la rentrée de M me Sarah Bernhardt. Suivant l’usage, la nouvelle pièce de M. Sardou a beaucoup occupé la chronique d’avance, et cette fois on n’a même pas attendu la représentation pour lui intenter les accusations ordinaires de plagiat.

Nous nous étendrons peu sur le Père, de M. Jules de Glouvet, dont les destins ont été si courts. On sait que M. Jules de Glouve* n’est autre que M. l’avocat général Quesnay de Beaurepaire, un de ces magistrats lettrés comme nous en avons eu tant d’autres. L’an dernier, à l’audience solennelle de la rentrée des Chambres, M. l’avocat général avait pris pour sujet de ce qu’on appelait autrefois la Mercuriale, l’amour des lettres dans la magistrature. Le champ était vaste, et l’on vit défiler tour à tour La Boëtie, Montaigne, Étienne Pasquier, les de Thou, la dynastie des Lamoi¬ gnon, celle des Séguier, celle des Lefèvre d’Ormesson, le président Rose, le président Cousin, d’Aguesseau, Montesquieu, de Brosse, Bouhier, etc. ; mais il faut s’arrêter avant même d’être arrivé à mi- chemin, car on n’en finirait pas. Et que serait-ce donc si M. de Beaurepaire y eût joint les présidents des sociétés philotechniques de Paris ou de province et les traducteurs d’Horace ? La plupart de ces magistrats ont longtemps cru devoir à leur sacerdoce de ne cultiver, au moins publiquement, que la littérature grave ; l’auteur du Temple de Guide et des Lettres persanes rompit la tradition. Pendant le siècle qui s’écoule des Lettres persanes à la Physiologie du goût y la magistrature s’émancipe ; elle touche à tous les genres, mais rarement au théâtre. À peine pourrait-on citer la Bidon de Le Franc de Pompignan, qui était une tragédie, comme il convenait, et quelques pièces d’un magistrat de cour, le président Hénault, dont les unes ne furent pas jouées et dont les autres ne le furent qu’en petit comité.

Cette abstention générale, sinon universelle, n’était pas sans raison. Le théâtre est un endroit bruyant et périlleux, et les magis¬ trats craignaient d’y compromettre leur dignité, comme on avait peur d’y hasarder celle de la croix de Saint-Louis ou de la Légion d’honneur en décorant un comédien. Du moment que ce dernier scrupule disparaissait, le premier ne pouvait que s’effacer


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également. Si M. Jules de Glouvet n’a pas à le regretter trop rude¬ ment, il n’a point à s’en louer non plus, et le succès d’estime de sa pièce, suivant le pseudonyme courtois qu’on emploie pour déguiser les échecs où le sifflet ne prend aucune part, a frisé d’assez près la chute pour démontrer qu’il serait peut-être sage, quand on doit habiter les templa serena dont parle Lucrèce, de ne point s’exposer à de pareilles aventures.

M. Jules de Glouvet est, assurément, un écrivain distingué, qui a obtenu des succès légitimes dans le roman descriptif et champêtre. Mais les conditions du théâtre sont de nature toute différente. Le Père est écrit avec soin, — avec trop de soin même quelquefois, car le dialogue sent un peu l’huile ; on y trouve trop d’images, qui ne sont pas toujours neuves et, comme on dit dans le Roman chez la portière, trop de mots d’auteur. Le drame ne porte non plus aucune trace de négligence dans sa construction. Mais il a trois grands défauts, dont le troisième pourrait bien découler des deux précédents : le premier, d’être une thèse visible et une thèse sans issue, le deuxième, de manquer de clarté, et le dernier de manquer d’intérêt.

Le sujet est la vieille lutte entre le père naturel et le père légal. M. de Glouvet a imaginé un cas qui paraît combattre la loi, qui la met du moins en fausse posture et lui donne l’apparence de l’iniquité. M. de Vaudelnay a aimé M”*® de Loisail, abandonnée et trahie par un mari indigne. Elle, c’était un ange, nécessairement, ce qui ne l’a pas empêchée de donner le jour à une petite fille pendant l’absence de son mari, parti en voyage depuis plus d’un an. Elle est morte après avoir avoué sa faute à M. de Loisail, mais sans lui révéler le nom de son amant. M. de Vaudelnay n’a pu résister au désir d’enlever sa fille Christine, qu’il élève mysté¬ rieusement, dans la solitude, avec un amour ombrageux et jaloux ; le mari s’est résigné facilement à une disparition qui faisait passer entre ses mains un héritage considérable. Les deux hommes, qui ont vécu toujours loin l’un de l’autre, se rencontrent vingt ans après, pour les nécessités du drame, juste au moment où, malgré toutes les précautions de M. de Vaudelnay, Jacques de Nolles lui demande la main de sa fille, qu’il adore et qu’elle aime aussi. Il résiste longtemps sans vouloir s’expliquer : sa fille ne peut se marier, voilà tout. Pour la marier, il faudrait soit lui fabriquer un faux état civil, soit obtenir l’autorisation de son père légal, qui n’aurait garde de Faccorder, et qui la refuse en effet, lorsqu’on lui en parle, pour faire pièce à deux personnes qu’il n’a aucune raison d’aimer. Il n’y aurait aucun moyen de sortir de là, en attendant que la jeune fille eut l’âge des sommations respectueuses, si, par un


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dénouement qui n’en est pas un, M. de Loisail ne finissait par se décider, pour complaire à une aimable veuve dont il sollicite la main et qui n’est vraiment pas difficile. Vous jugez bien que Jac¬ ques, en se débattant dans l’impasse où il est placé, ne se gêne point pour récriminer contre la loi ; mais, en cette rencontre délicate, fauteur s’est souvenu qu’il était en même temps magis¬ trat, et c’est M. de Vaudelnay lui-même qui répond en prenant la défense de la loi dont il souffre, ce qui a le tort d’être assez peu vraisemblable et de ressembler ’à un hors-d’œuvre à une confé¬ rence juridique où l’avocat général, tout en faisant entendre l’objection, a voulu y répondre, fût-ce par la bouche du person¬ nage qui s’y prêtait le moins.

La situation, d’ailleurs, est si peu claire qu’elle paraît contra^ dictoire par certains points. Comment M. de Loisail a-t-il pu hériter de sa fille sans produire son certificat de décès, et s’il l’a fait, comment peut-il être appelé à donner son consentement au mariage d’une fille qui n’existe plus ? En admettant même qu’il n’ait pas eu à le produire, et que, au lieu d’un héritage en règle, il n’ait recueilli qu’un héritage de fait, sa fille n’en est pas moins morte pour ce père putatif qui s’est mis en possession de sa fortune et n’a certainement aucune envie, peut-être aucun moyen de la rendre. La réclamation des droits paternels entraînerait dans le premier cas l’aveu du faux qu’il a commis ; dans le second, la restitution de la fortune. Comment le même homme peut-il à la fois n’avoir plus de fille et en avoir une ? Il y a là quelque chose qui nous échappe, car on ne saurait soupçonner un magistrat éminent et un légiste comme M. de Beaurepaire d’avoir oublié son code, mais il a négligé d’éclairer suffisamment sa lanterne et d’effacer la contradiction apparente qui règne entre les deux termes de la situation.

Ce mystère s’ajoute à tous ceux dont la pièce est pleine. Chacun des trois premiers actes a son secret et se ferme sur un point d’in¬ terrogation dont on espère toujours trouver la réponse à l’acte sui¬ vant. On n’y trouve qu’un nouveau mystère. En réalité, l’exposition, sous ses diverses faces, dure pendant les trois quarts de la pièce, ce qui ne pourrait se justifier que si l’intérêt de l’énigme s’emparait fortement du public et si elle recevait enfin une solution en rapport avec son importance. Ni l’un ni l’autre cas ne se réalisent, puisque le dénouement n’est qu’un expédient, assez difficile à admettre, et qui, en tout cas, termine faiblement le drame sans résoudre en aucune façon la thèse. Le talent des acteurs, parmi lesquels il faut mettre au premier rang M. Dupuis, d’un naturel parfait comme toujours, ne pouvait sauver une pièce si froide et si peu claire.

Le Gymnase nous a dédommagés, trois jours après, avec Y Abbé


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Constantin . Le roman de M. Ludovic Halévy, d’où MM. H. Crémicux et P. Decourcelle ont tiré leurs trois actes, est tellement connu qu’il nous dispensera d’une analyse méthodique. Tout le monde l’a lu et il a charmé tout le monde. C’est le livre qui a fondé la nouvelle renommée littéraire de M. Halévy,—celle du romancier, — et qui l’a conduit en droite ligne à l’Académie, comme pour justifier le pro¬ verbe qui assure que la vertu est toujours récompensée. Nous ne pensions pas toutefois que le digne abbé Constantin dût jamais monter sur la scène : il nous semblait, pour des raisons diverses, que ce n’était point là sa place. L’y voici pourtant, et sa fortune promet de n’y être pas moindre que dans le livre. Cette périlleuse démarche a été justifiée par le plus entier succès, et pendant huit ou dix mois de suite, la soutane et le rabat de l’abbé, — car il ne se borne pas à la redingote longue et au petit collet, et c’est la pre¬ mière fois qu’un peu de laïcisation ne nous eût point déplu, — vont être applaudis par un auditoire de catholiques, de protestants, de juifs, de libres-penseurs, confondant leurs battements de main et tous également heureux de compter parmi ses paroissiens pour un soir. Brave abbé Constantin, quel triomphe ! Je l’ai beaucoup connu ; je le connais encore ; vous le connaissez tous : il ne se doute pas qu’on lui fait chaque jour une ovation en plein boulevard, où l’on voit applaudir les mains mêmes qui ont signé la suppression de son traitement.

Comme le roman, la pièce est une idylle relevée par une pointe de saveur parisienne et exotique qui ne la laisse à aucun moment tomber dans la fadeur. Rien de plus simple que l’intrigue ; nulle complication, presque pas d’incidents, un dénouement qu’on pré¬ voit dès les premières scènes, des personnages connus et des moyens qui n’ont rien d’imprévu : un bon curé de campagne ; le jeune homme pauvre, fier et chevaleresque ; le gommeux, mauvaise tète et bon cœur, chargé d’égayer par ses ridicules et de faire sou¬ rire l’attendrissement des spectateurs ; les Américaines millionnaires, — que dis-je ? milliardaires,— d’allure libre, excentrique et un peu tapageuse, mais foncièrement honnêtes et bonnes. Il n’y a là que de braves gens, et si l’on voit pointer l’oreille du loup dans la bergerie, ce n’est que pour accroître notre plaisir par l’agrément du contraste et le charme de la conversion. Paul de Lavardens n’est point un loup ; c’est un agneau qui s’amuse à faire un moment le loup, mais qui est trop drôle pour être féroce et ne tarde pas à ren¬ trer ses dents et ses griffes. Sa mère, — une mère « moderne », — a tout juste ce qu’il faut d’esprit d’intrigue pour animer l’action sans l’attrister ; et d’ailleurs que ne pardonnerait-on pas à l’amour maternel ? Enfin il n’est pas jusqu’à ce demi-parpaillot de Bernard,


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le jardinier, qui ne soit là pour faire mieux valoir les vertus de la cuisinière Pauline et la tolérance du bon curé.

Le premier acte est charmant d’un bout à l’autre. Il dure une heure, mais on n’en voudrait pas retrancher un mot. La scène est dans le jardinet du presbytère, où vont défiler et se présenter à nous le plus naturellement du monde, en allant, en venant, en causant de la grande affaire, tous les personnages de la pièce. La grande affaire, c’est la vente du château de Longueval. Chaque propriétaire du voisinage convoite un morceau du riche domaine. Les messagers apportent les nouvelles : tout va pour le mieux, on se félicite. Mais voici le curé qui survient, consterné, anéanti. Que se passe-t-il ? Un désastre. Au dernier moment, il s’est présenté un acquéreur pour la totalité. Et quel acquéreur ! Une Américaine, une protestante, une hérétique, dont on raconte mille choses scandaleuses. Il faut dire adieu aux bonnes relations du voisinage, aux aumônes, aux petits cadeaux pour l’église, à l’orgue qu’avait promis la défunte marquise. Cependant la porte s’ouvre. Deux femmes entrent, demandant M. le curé de Longueval : c’est juste¬ ment l’Américaine, M me Scott, et sa jeune sœur, Bettina. Il faut avouer qu’elles sont fort aimables, qu’elles ont bonnes façons ; le curé se déride un peu ; il se déride tout à fait en apprenant qu’elles sont catholiques et excellentes catholiques ; il est aux anges lorsqu’elles lui donnent 2000 francs pour ses pauvres. Bettina, une enfant gâtée, regarde le jardin, respire les fleurs, admire les laitues et les chicorées, finit par s’inviter gaiement à dîner avec sa sœur. On transporte la table dans le jardin ; elle veut la servir elle-même, en compagnie du filleul de M. le curé, le lieutenant Jean Raynaud, que ravissent sa grâce et son babil. Et tout à coup, dans l’anima¬ tion du travail, ses cheveux dénoués roulent sur ses épaules, et il les regarde beaucoup, le lieutenant !

On se met à table, on cause, on rit, on s’épanouit : M m0 Scott raconte son histoire et va bravement au-devant des calomnies que les envieux ont répandues sur son compte ; elle fait la conquête de Pauline en trouvant sa cuisine exquise et son café délicieux. Et le curé s’endort dans son fauteuil, par la faute de son filleul, qu’il avait prié tout bas de le surveiller, mais qui est décidément fort distrait par la présence de miss Bettina. Et pour ne point l’humi- lier, les deux sœurs se mettent à chanter à l’unisson une chanson de leur pays, qui l’éveille doucement en lui laissant croire qu’elles ne se sont aperçues de rien. Et tout cela est charmant, cham¬ pêtre et parisien, idyllique et réaliste à la fois, mis en scène avec une bonne grâce, une légèreté, une aisance, un naturel exquis. Et je vous assure que les plus rébarbatifs eux-mêmes, les


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plus rebelles à 1*idylle sentimentale et à la berquinade ont beau vouloir résister ; ils sont pris comme les autres. Tout au plus par¬ viennent-ils à se ressaisir à demi pendant l’entr’acte. On entend des dialogues comme celui-ci : « Qu en pensez-vous ? — Je me réserve. — Voyons, avouez que c’est délicieux. — Très gentil, je ne dis pas non. Mais, en somme, ce n’est qu’un prologue. Je les attends à la pièce. »

Le second acte était, en effet, l’acte difficile et décisif. La trame de XAbbé Constantin est si légère qu’on y pouvait trouver diffi¬ cilement l’étoffe d’une pièce. Pour les détails, pour les caractères, pour le dialogue, pour les jolis tableaux, ils sont dans le livre, et l’on y sent même plus d’une fois le tour d’esprit et le tour de main de l’homme qui avait vingt-cinq ans de théâtre lorsqu’il a abordé le roman. Mais il fallait donner à l’action le corps qui lui manque, et une consistance suffisante pour remplir trois grands actes. Il fallait créer le nœud. Les auteurs ont imaginé d’accentuer et de grossir, en le poussant même un moment jusqu’au tragique, une des situations du roman. Paul de Lavardens, qui se croit d’abord amoureux de M mo Scott, se laisse persuader par sa mère de faire la cour & miss Bettina ; il ne doute nullement de son succès, et pendant une fête au château de Longueval, il fait ses confidences à son ami avec une telle fatuité, le vin de champagne aidant, que Jean relève âprement ses paroles inconvenantes. La discussion s’envenime en querelle ; Paul accuse Jean et son parrain d’hypo¬ crisie, et, traité de lâche par le lieutenant, il lève la main sur lui. Grand tumulte, on accourt : l’abbé qui se trouve là lui-même, tou¬ jours en soutane, — en soutane à un bal ! — se lamente en appre¬ nant que son filleul à un duel. Mais on lui fait croire que l’adver¬ saire a outragé l’armée, et alors revirement subit : * Tu as raison, mon Jean, va te battre : l’honneur est la religion du soldat. » La claque applaudit, et aussi une partie des spectateurs. Où le besoin de l ’effet peut-il conduire des gens d’esprit» animés d’excellentes intentions, mais qui ont le tort d’avoir oublié leur catéchisme ? L’un des auteurs n’a même pas eu à l’oublier, n’ayant jamais eu à l’apprendre. Il y a là, pour nous tenir sur ce terrain, une fausse note dont M. Ludovic ïïalévy n’est pas coupable et qu’il n’eùt jamais commise. Si Béranger avait voulu créer un curé libéral, un curé sympathique, servant le Dieu des bonnes gens, ennemi de la congrégation et causant batailles avec un vieux grognard de l’empire, il lui eût prêté ce propos. Rendons cette justice aux au¬ teurs de la pièce que c’est la seule hérésie qu’ils aient placée dans la bouche de l’abbé Constantin.

Lq régiment de Jean Reynaud doit quitter la ville voisine avant


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le jour et défiler justement sous les murs du parc. Il est deux ou trois heures quand la querelle éclate entre les deux amis. Il faut que, jusqu’à l’aube, Jean trouve le temps d’aller chercher ses témoins, de les aboucher avec ceux de Paul, de se battre avec celui-ci, de le désarmer trois fois, de regagner la ville, de se mettre à la tête de sa batterie, et de revenir à sa tète jusqu’au château. Tout cela se passe en une fin d’acte qui dure à peine dix minutes : grâce aux conventions théâtrales et à l’intérêt de la situation, per¬ sonne ne s’en plaint. Mais, au temps où la règle des vingt-quatre heures régnait en despote, elle a rarement exigé qu’on pressât les événements avec plus d’invraisemblance.

Bettina a appris elle-même ce qui se passe ; elle est dévorée d’inquiétude, ne se méprenant pas, d’ailleurs, sur le véritable motif de ce duel, dont elle brûle et tremble à la fois d’apprendre le résultat. Comment faire ? Elle se souvient tout à coup que le régi¬ ment doit partir pour vingt jours ce matin, à cinq heures ; elle ira jusqu’au fond du parc pour le voir défiler. Si Jean est à la tête de sa batterie, elle n’aura plus rien à craindre. Ainsi le duel de Jean n’a pas seulement pour but et pour résultat de renforcer l’action, de créer le nœud, mais encore de motiver cette sortie insolite à cinq heures du matin, en robe de bal, par une pluie battante. Vous vous rappelez la scène délicieuse du roman où Bettina s’échappe et gagne la terrasse à travers un ouragan épou¬ vantable, après avoir plongé ses souliers de satin bleu dans de petits sabots de jardin, jeté sur son peignoir de mousseline le manteau écossais qu’elle met pour conduire les jours de mauvais temps et pris le grand parapluie de l’office. Là, elle n’a d’autre motif que le désir de revoir Jean encore une fois, de s’assurer qu’il n’est pas trop mouillé, de le consoler du chagrin qu’elle lui a donné au bal, en valsant avec Paul. Et je vous avoue que ce motif me suffisait parfaitement, que je trouvais même ainsi la scène plus délicate et plus charmante. Mais le théâtre a ses exigences : il faut qu’il brusque les choses et qu’il les grossisse, dùt-il les dénaturer un peu en leur donnant plus de corps. Amenée comme nous l’avons dit, la scène du jardin produit un grand effet sur le public, et c’est un tableau qui courra les revues illustrées et les devantures des marchands d’estampes que celui de miss Bettina rentrant avec ses sabots mouillés, son manteau trempé et son grand parapluie retourné, au bras de l’abbé Constantin, qui l’a rencontrée dans le parc et qui la ramène sans rien comprendre à son escapade.

Il faut pourtant bien qu’il finisse par comprendre, le digne homme, malgré toute son innocence. Jean lui a écrit une lettre pour lui annoncer qu’il viendra lui faire ses adieux, mais en lui


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demandant de tenir son arrivée secrète. L’abbé dissimule si bien que le mystère ne tarde pas à être percé à jour, et Jean est à peine entré au presbytère, il a à peine eu le temps de révéler à son parrain ébahi et qui tombe des nues l’amour qu’il éprouve pour Bettina et sa résolution de s’éloigner pour toujours, que celle-ci survient, et demande au curé de vouloir bien entendre sa confes¬ sion. Elle aime, elle veut être aimée, elle veut être heureuse. Mais Jean est fier ; il la trouve trop riche ; il craint d’être accusé de calcul ; eh bien, c’est Bettina qui demande sa main, qui lui jure de ne jamais le détourner de son devoir et de sa carrière. Elle s’engage à n’être pas seulement pour lui une femme aimante, mais une femme courageuse et terme. Ce n’est pas sa faute si elle est riche ; il faut lui pardonner son argent. Elle l’aime, et elle est sûre d’aimer en lui un homme digne de partager sa fortune et qui en fera bon usage. L’abbé, d’ailleurs, est tenu en conscience à l’aider, car cet amour est bien un peu de sa faute, tant il lui a parlé de Jean et lui a fait son éloge 1 L’abbé, obéissant à cette objurgation, se tourne vers son filleul en lui disant : « Jean, aime-la ; c’est ton devoir, et ce sera ton bonheur. » Et Paul lui-même, qui a abdiqué toute prétention en sa faveur, met la main du lieutenant dans celle de Bettina.

Certes, le sujet est de ceux qui sont mieux faits pour les délica¬ tesses et les fines nuances du livre que pour l’optique de la scène ; mais, sous les précédentes réserves, il était difficile de transporter plus heureusement au théâtre un scénario si fragile et qui deman¬ dait à être manié d’une main si experte et si adroite. Les auteurs en ont gardé tout ce qu’il était possible d’en garder ; ils n’ont géné¬ ralement accentué les caractères et souligné les traits de chaque physionomie que dans la proportion où le voulait la perspective théâtrale. On peut sans doute railler cette pastorale de l’âge d’or et ces personnages en pâte tendre ; on ne s’en est pas fait faute. Un de nos confrères a réclamé spirituellement la séparation de l’Église… et du théâtre. Un autre a demandé qu’il y eût désormais au Gymnase un curé de service, qui recevrait pendant les entractes la confession des âmes touchées de la grâce par la représentation de cette pièce d’un catholicisme attrayant et bien fait pour amener des conversions. Cela me rappelle ce suisse auquel son maître, un fermier général qui se piquait peu de philanthropie, ému par la représentation de Nanine, ordonna en rentrant de ne plus refuser la porte à personne, pas même aux mendiants, et qui, profondément surpris, disait au valet de chambre : « Si je n’avais aperçu M 110 X. dans le carrosse de Monsieur, je croirais qu’il revient de confesse. » Mais, sans nous ranger parmi les bonnes gens qui


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recherchent l’édification mondaine, gracieuse, amusante et se sen¬ tent devenir meilleurs à une pièce où la vertu est si bien rentée, nous n’hésitons pas à dire que, dans son optimisme, Y Abbé Constantin est une œuvre beaucoup moins fausse qu’une foule d’autres ayant la prétention de copier la nature exactement et de peindre la réalité sans aucun fard. On m’a montré si souvent les hommes trop en noir qu’il ne me déplaît pas de les voir trop en rose. On m’a si souvent dégoûté et révolté sous prétexte de peindre la vie comme elle est, que cela me repose et me rafraîchit de la voir comme elle devrait être, et comme elle est quelquefois, — rarement si l’on veut, mais quelquefois. Conte pour conte, je préfère celui qui me promène dans l’azur à celui qui me jette dans l’égout.

M. Lafontaine est un abbé Constantin idéal, je veux dire très réel, dans la nuance exacte de bonhomie, de dignité, de candeur, avec les gestes, les airs, les inflexions de voix les plus justes, sans excès d’onction, sans jeu, sans grimace. M. Marais, chargé du rôle de Jean Reynaud, le moins bon de tous, car il est légèrement phraseur et suspect d’une certaine pose, accentue précisément par sa phy¬ sionomie, son attitude, sa diction, ce côté fâcheux du bon artilleur. M. Marais, du reste, ne sait pas se séparer de sa personnalité : il joue toujours les Marais, —excellent dans les rôles énergiques et les scènes violentes ; à côté ou au-delà du vrai, trop ténébreux ou trop retentissant dans les scènes douces et simples. Tous les autres personnages sont bien tenus, spécialement celui de Bettina par M lle Darlaud, fort aimable et très suffisamment ingénue, mais peut- être pas suffisamment yankee ; on ne lui souhaite pas plus de grâce, on lui souhaite plus de piquant.

L’Opéra-Comique, dans sa salle provisoire de la place du Ch⬠telet, a donné, après une interruption de six mois, causée par l’horrible incendie dont le procès en cours nous remet les détails sous les yeux, en cherchant à dégager les responsabilités de la catastrophe, la quatrième représentation du Roi malgré lui y de M. Chabrier. Cette reprise n’a fait que confirmer le premier juge¬ ment. Le principal défaut de la partition, d’ailleurs très distinguée et très savante, est le manque absolu d’unité.

L’Opéra a célébré le centenaire de Don Juan par une repré¬ sentation qui n’eût point charmé Mozart, accompagnée d’une apo¬ théose et d’une exposition dont le manuscrit autographe du chef- d’œuvre faisait le plus bel ornement, et dont la curiosité principale était peut-être l’affiche de la première à Paris, le 17 septembre 1805. Baillot et un général de brigade qui s’appelait Thuring avaient remanié le livret. Chrétien Kalkbrenner, le père du célèbre pianiste,

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s’était chargé de la partition, en la remaniant, en la retouchant, en y pratiquant de larges coupures, agréablement compensées par des morceaux de sa façon. Et il ne fut point le seul qui mêla de sa mu¬ sique à celle de Mozart, car on lisait sur l’affiche : « M. F. Duvernoy exécutera un nouveau solo de cor de sa composition dans le troi¬ sième acte. » Frédéric Duvernoy était sans doute un homme de mérite, et je professe pour le cor, même pour le cor de chasse, une admiration aussi raisonnée que celle de M. Jourdain pour la trom¬ pette marine. Mais enfin F. Duvernoy n’était pas Mozart, et un solo de cor dans Don Juan ! Au moins Faure se contentait-il de mettre un point d’orgue dans la sérénade.

Quelques jours après, l’Opéra célébrait une autre fête : la cinq centième représentation de Faust, le chef-d’œuvre de M. Gounod et de la musique française contemporaine. M. Gounod est toujours vivant, grâce à Dieu : il a pu assister à son triomphe, mais il a dé¬ cliné les honneurs du couronnement, pour se contenter des bravos qui ont salué sa gloire lorsqu’il est venu prendre le bâton du chef d’orchestre

Le Théâtre-Français a donné, le 19 novembre, la première repré¬ sentation de la Souris, comédie en trois actes de M. Edouard Pail- leron, depuis si longtemps attendue. C’est à peine si le Monde où ron s ennuie a épuisé son succès : M. Pailleron avait le temps d’attendre, et nous comprenons qu’il éprouvât quelque appréhension après une pareille victoire. Il s’agissait non seulement de ne point la compromettre, mais de la renouveler, en se renouvelant soi- même.

Il semble que M. Pailleron se soit proposé cette fois de nous étonner par un tour de force. C’en est un, et même à un double titre, qu’une pièce où il n’y a qu’un rôle masculin contre cinq rôles de femmes, et qui a pour objet de nous montrer un homme mûr aimé par quatre femmes à la fois et, avant toutes, par une jeune fille de dix-sept ans, une pensionnaire, une enfant presque, qu’il se met à adorer lui-même et qu’il épouse. Mais, en même temps, ce tour de force est une comédie fine, spirituelle, pleine d’observation ingé¬ nieuse et de détails charmants dont les caractères enfin, étudiés d’un œil très vif et très aiguisé, sont mis en scène avec une fantaisie très experte.

Voici d’abord Max de Simiers, — l’axe sur lequel tourne la pièce, à laquelle il aurait pu tout aussi bien donner son nom que la Souris, — un beau Lindor parvenu à Y âge ingrat, qui avoue trente-cinq ans et touche à la quarantaine. Le caractère n’est pas tracé avec une netteté parfaite : on ne voit pas bien ce qu’il a de séduisant ; on ne sait trop, à certaines scènes, s’il est un vrai gentilhomme ou


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vm fat* un cœur sec ou un cœur tendre. Las de la vie parisienne, devenu, il le croit du moins, quelque peu sceptique et blasé, et averti par divers indices que les lauriers sont coupés, il s’est retiré à la campagne, sur les bords de la Loire, où il soupire au souvenir de ses triomphes passés et chante en prose, avec moins de lyrisme que Musset en ses strophes sur don Juan* le temps où son cœur était jeune, où il pouvait aimer, où on pouvait l’aimer. À Paris, il çn était à ce moment critique où les éloges qu’on recueille encore sonnent le glas de vos triomphes passés, et il entendait dire autour do lui ; « Il est étonnant, ce Max l Gomme il se maintient 1 II ne change pas. » Mais la province est moins gâtée que Paris, et elle retarde toujours un peu ; elle va lui prouver qu’il a moins vieilli qu’il ne croit.

À peine installé, en effet, il a fait la rencontre de M mo de Moi- sand, qui habite le chalet voisin, excellente dame, qui a tout juste l’intelligence d’une machine à coudre, veuve en secondes noces d’un mari qui avait lui-même convolé pour la deuxième fois avec elle, en lui apportant une enfant du premier lit, tandis que, de son côté, elle en avait une autre de son premier mari. Sa fille à elle, la plus âgée des deux. Cio tilde Woïska, est mariée à un époux que ses excès ont conduit dans une maison de santé, d’où il ne sortira que pour aller au cimetière. L’autre, M Uo Marthe, a été surnommée la Souris à cause de ses allures furtives, discrètes et silencieuses. Quoique M mo de Moisand ne soit pas méchante, elle rend pourtant la vie dure à cette petite Cendrillon en robe de soie, qui, rabrouée sans cesse pour sa timidité, n’en devient que plus timide encore. Clotilde elle-même,que Cendrillon adore parce quelle est la seule qui soit bonne pour elle* ne sait ce qui se passe dans cette petite tête et dans ce petit cœur, toujours prêt à se replier, comme la sen¬ sitive, si l’on fait mine d’y toucher.

Naturellement, Clotilde n’est point restée indifférente au charme, encore irrésistible pour la province, du beau marquis de Simiers. On les rencontre bien souvent ensemble, faisant des excursions aux alentours du château* et sa mère s’en inquiète même, peut-être un peu plus que de raison, n’ayant pas l’air de savoir assez à quel point sa fille est une honnête femme* incapable de s’autoriser d’aucune excuse pour manquer à la foi conjugale. Loin de vouloir accaparer Max, Clotilde s’efforce d’appeler son attention sur Marthe, et l’idée de ce mariage possible sourit également à M me de Moisand, car ce serait un excellent parti. Mais le moyen d’y songer sérieuse¬ ment l La Souris ne semble occupée qu’à s’effacer, à cacher tous ses talents i elle ne veut ni montrer son album, ni chanter, ni jouer du piano, et l’autre jour, quand M. le curé, qui favorise également


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ce projet, a trouvé moyen, pour la faire briller devant le marquis, de lui demander la date de la naissance de Luther, elle s est sauvée sans répondre. Aussi Max la trouve-t-il parfaitement insignifiante.

Deux Parisiennes, Hermine de Sagancey et Pépa Raimbault, tombent au milieu de cette situation. La mère leur expose ses inquiétudes et ses craintes, et les deux amies, qui se préparaient déjà à reprendre le chemin de fer en voyant la tristesse du château, intéressées maintenant, se décident à rester pour voir l’aventure. Que dis-je ? Elles s’offrent, avec un dévouement qui n’effraie pas la bonne dame, à détourner sur elles le dangereux M. de Simiers. La tâche leur sera facilitée par l’éloignement de Clotilde, qu’une dépêche mystérieuse appelle tout à coup à Paris.

Voici donc Hermine et Pépa restées seules avec le marquis dans le château de M m0 de Moisand, sans parler de la Souris, qui ne compte pas. Ce sont les deux termes d’une antithèse fortement accusée, que ces bonnes amies qui se détestent cordialement et se disputent sans cesse. Hermine, mariée, mais séparée de son mari, est une Arsinoé, fièle, éthérée, féline, précieuse, névrosée, jouant le sentimental, toujours pâmée, toujours mourante — et toujours tirée à quatre épingles et prête à la bataille, maniant une langue de vipère avec des mines confites et penchées. Pépa est une éva¬ porée, une exubérante, fille d’un sculpteur qui l’a élevée à la diable, vrai gamin de Paris, disant et faisant tout ce qui lui passe par la tête. Pour mieux marquer le contraste, M. Pailleron a beaucoup appuyé, un peu trop. Dans le portrait de la première, tracé avec infiniment d’esprit, il arrive à M me Hermine de Sagancey de sou¬ ligner ses défauts en ayant l’air de se moquer d’elle-même comme si l’auteur parlait par sa bouche. En traçant le rôle de la seconde, fort gai et fort amusant, M. Pailleron s’est laissé emporter par sa verve : quel qu’ait été le milieu où elle a grandi, le sans-façon des mœurs artistiques qu’elle a vues autour d’elles, il est difficile d’admettre qu’une jeune fille, même de vingt-six ans, très honnête au fond, puisse avoir l’aplomb, le débraillé, le langage et les manières de cette Renée Mauperin poussée à outrance. Il ne reste presque rien de la femme dans ce rapin qui parle argot, dont les façons tapageuses, surtout avec le jeu de M me Samary, qui exagère les indications de l’auteur, sont d’une vulgarité qui touche à l’incon¬ venance et paraissent surtout intolérables dans une maison comme celle de M mo de Moisand.

Aussi n’est-il pas à croire que son manège, cousu de fil blanc^ puisse jamais réussir avec un blasé comme Max, lors même qu’il ne serait pas mis au courant par cette mauvaise langue d’Hermine, qui, tout en prétendant quelle ne veut plus se mêler de rien et


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quelle se retire du complot, se jette sans cesse à la traverse des plans de Pépa et s’efforce de travailler pour son propre compte, en rêvant de divorcer avec son mari. En vain essaie-t-elle de monter contre lui le coup de la noyade : il lui rit assez impertinemment au nez, et finit même par lui dire des paroles qui la feront pleurer toute la nuit et éclater le lendemain en une colère amusante. À travers ses injures pittoresques, on devine un amour confus et gamin, 011 se soutient jusqu’au bout le caractère de ce garçon en jupes, dans les veines duquel le sang de l’Espagne se mêle à celui des Batignolles. Elle s’est piquée au jeu et prise à son propre piège, comme Hermine. Car il faut que chacune de ces quatre femmes aime à sa manière l’irrésistible Max, qui en serait bien ridicule s’il n’avait pas tant d’esprit.

Vous avez deviné, n’est-ce pas, plus perspicace que tous les personnages de la comédie, qu’il est aimé aussi de la Souris, dis¬ crètement, timidement, silencieusement, comme elle fait toutes choses. Elle continue à trotter menu à travers la pièce, sans être prise au sérieux par cet aveugle M. de Simiers, qui la traite tou¬ jours en enfant et lui donne des bébés à ressort, sans voir combien il la blesse au cœur. Enfin elle se révolte de s’entendre toujours appeler M 1Ie Souris : « Mon nom est Marthe de Moisand, monsieur », lui dit-elle avec un accent de dignité douloureuse ; et elle s’éloigne. Max est frappé ; en la revoyant, il s’excuse, mais il n’a pas encore tout à fait compris : par la force de l’habitude, il retombe dans le badinage, et tout à coup il est saisi de la voir s’accouder sur la table et cacher sa figure dans ses mains. Sincèrement désolé alors, il lui demande pardon, il lui parle avec une véritable bonté, et voilà le petit cœur de la Souris qui s’ouvre ; voilà Cendrillon qui parle, qui reproche doucement à Max d’avoir été cruel, de s’être mis du côté de ceux qui la traitent comme une petite personne sans conséquence, de n’avoir pas vu combien elle était malheureuse et intimidée de n’être aimée par personne, excepté par sa sœur, qui n’est plus là. Et bientôt, à mesure quelle se sent rassurée, les confidences se mettent de la partie. Oh ! il y a longtemps qu’elle connaît M. de Simiers ! Elle a retenu les dates de ses trois visites au couvent ; elle sait comment il était vêtu ce jour-là et n’a pas oublié un mot de ce qu’il a dit. Et plus elle va, plus le marquis, étonné et ravi, découvre des perfections nouvelles dans ce jeune cœur jusque-là fermé, avec une candeur et une tendresse, une grâce, une fraîcheur, une adorable sincérité d’impression. 11 lit maintenant en elle comme dans le cristal d’une source, et il est enchanté, il se sent rajeuni d’y voir son image. Qu’cst-ce donc lorsqu’il trouve le fameux album qu’elle ne voulait jamais montrer,


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et qu’il s’y reconnaît à chaque page, à pied, à cheval, au couvent, au château ! Décidément ce Max a toutes les chances, et il n’est vraiment pas permis d’être adoré tant que cela : il a traîné tous les cœurs après soi dans sa vie mondaine, et maintenant, dans sa retraite, alors qu’il se prétend vieilli et fini, qu’il ne lui manque plus que d’être chauve, les femmes mariées veulent divorcer pour lui donner leur main, les femmes faites se le disputent et il fait rêver tes jeunes filles. Bien fin qui découvrira pourquoi. Il faut que don Juan lui ait légué son secret. Quel est le talisman qui a opéré sur la jSouris ? est-ce son âge ou sa réputation d’homme à bonnes fortunes ?… Pour une ingénue, cette petite fille me paraît avoir des goûts un peu avancés et un idéal d’une virginité douteuse.

Cependant M me Clotilde Woïska revient, aussi mystérieusement qu’elle était partie. Nous soupçonnons que la fameuse dépêche lui annonçait la mort de son mari. Mais quelle raison avait-elle de la cacher, et depuis quand peut-on dissimuler, même à sa mère, une nouvelle de cette nature ?D’autre part, elle n’est point en deuil à son retour. Nous serions^nous trompés ? Non ; j’aime mieux vous le dire tout de suite, en vous transmettant pour ce qu’elle vaut l’explication qu’elle donnera phis tard à sa mère : que c’était pour ne pas jeter une ombre sur la joie des habitants du chalet. La vérité, c’est qu’elle a gardé le silence pour les besoins du drame, et n’a pas revêtu ses habits de deuil afin de pouvoir étudier la situation avant de prendre un parti. Maintenant qu’elle est veuve, rien ne devrait plus s’opposer à son mariage avec Max, qu’elle aimait sans le lui dire et qui l’aimait aussi, ou qui croyait l’aimer. Mais tant qu’elle n’était pas libre, combien de fois n’a-t-elle pas travaillé contre un bonheur dont elle ne pouvait prévoir alors la possibilité si prochaine, en l’exhortant à épouser Marthe ! Étant de la race des femmes qui se dévouent, elle veut voir où il en est, sans influencer sa liberté en se montrant à lui sous la robe de veuve. Elle ne tarde pas à savoir à quoi s’en tenir. Elle confesse Marthe, ce qui n’est pas bien difficile, car l’enfant a besoin de s’épan¬ cher dans le cœur de la grande sœur, qui est sa vraie mère ; de son côté, Max ne peut se contenir, et, en se croyant très discret, en jurant qu’il ne dira rien, il ne tarde pas à lui tout apprendre. Ni l’un ni l’autre ne soupçonnent sa* souffrance et son sacrifice, en quoi M. de Simiers manque absolument de tact et de perspicacité.

Cependant, il jure qu’il ne peut accepter ia main de Marthe : ce serait une folie ; il est bien résolu à ne pas se marier. Et d’ailleurs la différence des caractères, l’alliance de tant de candeur avec tant d’expérience, la disproportion des âges T… fl charge donc Clotilde de s’expliquer sur ce point avec Marthe, mais en ménageant les choses


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et sans appuyer sur son âge. Et il s’en va, il retient, il repart, il revient encore, multipliant les recommandations et les restrictions, si bien qu’il faudrait être aveugle pour ne pas voir qu’il est amou¬ reux fou et qu’il se débat en vain contre l’entraînement de tout son être. Clotilde voit clairement la vérité : avec une délicatesse poussée jusqu’à l’héroïsme, au lieu de se borner simplement, comme elle le pourrait en toute loyauté, remplir sa commission auprès de Marthe, estimant que ces beaux prétextes cacheraient les calculs de son amour personnel, elle ménage entre la Souris et Max l’entrevue décisive où celui-ci, après s’être défendu quelque temps encore en homme qui brûle de se Tendre, ne tarde pas à laisser tomber sa main dans la petite main si frêle et si forte dont il ne pourra plus l’arracher. Clotilde n’a plus maintenant qu’à commander son deuil, — le deuil de son mari et le deuil de son amour. Mais ils seront heureux : — espérons-le, du moins.

Ces deux rôles, de Clotilde et de Marthe, sont supérieurement tracés, chacun en son genre : le premier sobrement, avec beau¬ coup de simplicité et de dignité, avec un sentiment discret et contenu ; le second avec une finesse et une grâce exquises, avec un charme d’ingénuité où le cœur a bien de l’esprit, où l’esprit a bien du cœur, et qui fait songer çà et là à du Marivaux qui ne marivaude pas. Presque toutes les scènes où paraît la Souris sont proprement un charme.

Quant aux autres Tôles, M. Pailleron y a mis tout son esprit, et vous savez s’il en a. C’est un esprit d’une autre nature que celui de Dumas fils, plus fin, plus menu, plus précieux, aussi étincelant, moins à l’emporte-pièce, moins coupant, moins -cinglant, moins cruel. La pièce vaut plus par la très habile mise en œuvre de détails ingénieux, d’observations piquantes, de jolies scènes et de tableaux ravissants, que par la conception et la construction dramatique. C’est un mélange d’attendrissement et de rire, dont la partie senti¬ mentale rachète par son charme quelques longueurs et quelques exagérations de la partie comique. Peu de corps, mais quel ajus¬ tement ! Morale de la pièce : il n’y en a pas, — à moins qu’on n’y veuille voir une glorification de l’âge mûr, ce qui n’a rien que de consolant pour la majorité des critiques, — et une recom¬ mandation de marier les jeunes filles de dix-sep t ans avec les messieurs de quarante qui ont beaucoup vécu, ce que les jeunes personnes ne prendraient pas toutes avec autant d’enthousiasme que M Ue Marthe de Moisand. Mais rien ne ressemble moins à une thèse que la Souris, et sans accuser l’auteur de paradoxe, il n’y faut voir qu’une fantaisie qui a pu le séduire par la difficulté même de la tâche et qu’il s’est piqué de traduire sur la scène, en


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se privant des ressources ordinaires de la figuration, du décor, de l’épisode, de la péripétie dramatique et du coup de théâtre. Peut- être le sujet de la pièce n’est-il pas très neuf, mais d’un bout à l’autre de ces trois actes, on ne trouverait ni un détail ni un mot banals.

Nous avons retrouvé dans l’interprétation la Comédie-Française du meilleur temps. Il est vrai qu’on a donné à M. Pailleron le dessus du panier. J’ai parlé de M lle Bartet. M. Worms s’est montré à la hauteur de Delaunay dans un rôle écrit spécialement pour celui-ci. Le personnage de la Souris a été taillé sur le patron de M lle Reichemberg ; elle y est la perfection même. M lle Broizat et M me Samary semblent également faites tout exprès pour leurs per¬ sonnages, ou leurs personnages tout exprès pour elles, tant les rôles et les comédiens s’ajustent parfaitement les uns aux autres : la figure de la première est adaptée au caractère d’Hermine, comme son geste et sa voix ; la seconde est une Pépa Raimbault plus vraie |que nature et on n’a d’autre reproche à lui faire que de dépasser quelquefois le but.

« L’abondance des matières » m’interdit d’aller aujourd’hui jusqu’au bout du programme. Les nouvelles statues attendront. Je ne puis songer non plus à effeuiller le bouquet funèbre de ce mois meurtrier d’automne. Mais, parmi les morts, il en est un du moins que je veux saluer d’un mot d’adieu, faute de pouvoir mieux faire. Après vingt ans d’un bon combat, le Français, qui eut ses jours brillants, qui fit des campagnes éclatantes, et qui gardera l’une des meilleures places, l’une des premières, dans la presse libérale et chrétienne de la fin de l’empire et de la troisième république, vient de disparaître. Ou plutôt, son titre seul a disparu, en s’effaçant devant le titre plus ancien et bientôt séculaire du Moniteur universel, qui l’a réuni à lui sans l’absorber. Son esprit survit, et sa rédaction même. Le navire continue à voguer sous un pavillon nouveau, en changeant de nom, il n’a pas changé son équipage, il l’a complété seulement. Cette annexion est presque une conquête. Le mort a saisi le vif. Græcia capta victorem cepit .


Victor Fournel.


LES FAITS ÉCONOMIQUES

ET LE MOUVEMENT SOCIAL


I. Changements dans la répartition des populations sur le globe au dix- neuvième siècle. — II. Etat stationnaire de la population en France ; sa progression dans le reste de l’Europe. — III. Modifications qui en résul¬ tent dans l’équilibre des forces économiques et politiques. — IV. Le mouvement restrictif de l’immigration aux Etats-Unis et la reprise des doctrines malthusiennes en Allemagne. — V. Les enseignements socia¬ listes. — VI. La vraie théorie de la population. — VII. L’inégalité des richesses empêche-t-elle le nombre des hommes de s’accroître ? — VIII. Le développement des agglomérations urbaines et la désertion des campagnes. — IX. La petite propriété et la population. — X. La répar¬ tition de la propriété «n France. — XI. L’avenir de la propriété du paysan en Europe. — XII. Une question agraire aux Etats-Unis.


I. — Le nombre des hommes que porte notre globe s’est accru considérablement dans ce siècle. D’après les calculs si autorisés do M. Levasseur \ il s’élève à 1 milliard 483 millions, sur lesquels l’Eu¬ rope a 347 millions. Elle n’en avait vraisemblablement que 175 en 1800 : sa population a donc à peu près doublé en quatre-vingt-six ans. La progression a été plus rapide encore pour l’Amérique et l’Océanie. La domination des Anglais dans l’Inde, des Hollandais dans la Malaisie, des Français en Algérie a été, en somme, un grand bien¬ fait pour ces pays. L’ordre et la paix intérieure qu’elle leur ont donnés se sont traduits par une grande augmentation des populations indigènes.

La facilité des communications a permis aux hommes de notre temps de se transporter sur les nouveaux continents en masses qui dépassent de beaucoup la grande migration des peuples au quatrième siècle. On évalue à plus de onze millions les émigrants que l’Europe, sans compter la Russie, a envoyés dans les autres parties du monde de 1820 à 1872. Depuis lors, le mouvement s’est encore accentué, et, d’après les statistiques de M. Bodio, on peut porter à 8 800 000 le nombre de ceux qui les ont suivis de 1872 à la fin de 1886.

Les peuples nouveaux issus de l’émigration européenne et les an-

4 Statistique de la superficie et de la population des contrées de la terre (extrait du Bulletin de VInstitut international de statistique). Rome, in-4 0, 1887.


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LIS FAITS ÉCONOMIQUES


ciennes nations, que jadis les steppes et les océans semblaient devoir séparer de nous à jamais, sont entrés en contact avec l’Europe et pèsent de tout leur poids dans la balance des forces politiques et éco¬ nomiques-» Les États-Unis, ont actuellement pins de 58 millions d’âmes, les colonies australasiennes 3 millions et demi. La Russie qui, il y a un siècle, comptait k peine 25 millions d’habitants dispersés sur son immense territoire, moitié européen, moitié asiatique, en a aujourd’hui au moins 108 millions, qui s’accroissent plus rapidement encore que les Américains. Nous ne reviendrons pas sur la concurrence que l’agri¬ culture et les industries de ces pays font aux nôtres ; ce que nous vou¬ lons indiquer aujourd’hui ce sont les problèmes intérieurs que font naître pour les vieilles nations de l’Europe occidentale ce grand chan¬ gement dans la distribution relative des hommes sur le globe et l’acciroissement de leur propre population.

II. — La France est dans une situation toute différente de celle* des peuples voisins : elle n’a pris qu’une part insignifiante et malheureu¬ sement toujours décroissante à l’énorme augmentation de la popula¬ tion européenne. La publication des résultats du dernier recensement et du tableau du mouvement de l’état civil en 1886 (Journal officiel du 9 septembre 1887) a frappé les esprits les moins attentifs.

Après avoir perdu plus de deux millions d’hommes dans les guerres de la Révolution et de l’Empire, la population avait repris un vif essor ; de 1821* date du premier recensement sérieux* à 1836, elle s’était accrue de 3 079 000 âmes. Le nombre des naissances était alors de 308 par 10 000 habitants. Depuis, la natalité est allée toujours en dimi¬ nuant. Elle n’était plus, de 1851 à 1860, que de 263 par 10 000 habi¬ tants, et le ralentissement graduel de nos accroissements ressortait à chaque recensement quinquennal. Depuis Ta guerre, la décadence s’est encore accentuée. De 1872 à 1886, nous n’avons gagné que 2 125 000 âmes, soit un tiers de moins que dans la période 1821 À 1836. Dans le même espace de temps, l’empire d’Allemagne en gagnait 6 157 000 ; la Grande-Bretagne, 5 247 000 ; l’Italie, 3 143 000.

Ces chiffres n’expriment qu’une partie de la réalité ; car ils ne disent pas l’émigration des nationaux au dehors ni rimmigration des étran¬ gers au dedans, deux faits également importants. Durant cette même période de 1871 à 1886, l’Allemagne a envoyé hors d’Europe environ 1 500 00G émigrants^ la Grande-Bretagne 3 160 000, l’Italia 550 000, sans compter son émigration en Europe, qui est très importante. La France est bien loin de ces chiffres ; il est très difficile, en l’absence de statistiques sérieuses, d’évaluer son émigration extra-européenne. Elle n’a pas dA être supérieure À 160 Q00. Sauf en Algérie et dans l’Amérique du Sud, cette éaxigratioa est peu profitable À la mère


ET LE U0UVE1KNT SOCIAL


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patrie ; car, aux États-Unis notamment, nos émigrants sont trop pou nombreux, pour former des groupes compacts.

Par contre, notre pays accueille un nombre de plus en plus consi¬ dérable d’étrangers. Nous ne donnerons assurément pas ce nom aux Alsaciens-Lorrains qui, depuis l’annexion, sont venus se réfugier dans la mère patrie et qui ont contribué notablement à notre accrois¬ sement de population déjà si faible 4 . Quant aux étrangers Jnon natu¬ ralisés, leur nombre chez nous s’accroît dans des proportions inquié¬ tantes. De 733 000 en 4872, il est monté, en 1886, à 1 115 000. Un de nos collaborateurs a, dans le numéro du 25 octobre dernier, reproduit le tableau de leur répartition par départements et signalé les graves dangers qu’ils y font courir à notre nationalité. Le Nord est colonisé par les Belges, la Provence par les Italiens, le Languedoc par les Catalans, le Rhône et l’Isère par les Suisses et les Italiens, Paris par toutes les nationalités, mais surtout par les Belges, les Luxem¬ bourgeois, les Allemands, par les Juifs enfin, qui arrivent, à petit bruit, de Russie, d’Autriche, d’Allemagne et s’établissent dans les arrondissements du Centre et de l’Est a . La population étrangère s’accroît proportionnellement sept fois plus vite que la population nationale, et, au train où vont les choses, dans un demi-siècle, un cinquième des habitants de la France serait étranger I Nous n’avons, par contre, que 483 000 nationaux fixés à l’étranger ou 316 000 ai l’on ne compte pas les colonies et l’Algérie. Notre situation, sous ce rapport, est absolument anormale. L’Angleterre, en 4885, avait 4 200 000 de ses nationaux établis au dehors contre 447 000 étran¬ gers, déduction faite des coloniaux, fixés chez elle ; l’Allemagne, 2 600 000 nationaux au dehors contre 277 OOO étrangers ; l’Italie, 4 077 000 nationaux au dehors contre 60 000 étrangers fixés chez elle.

La vraie cause du mal est dans la diminution constante du nombre des naissances. En 1884, il y avait eu encore 937 057 naissances, soit 245 pour 40 000 habitants. En 1886, ü n’y en a plus eu que 912 782, soit 239 pour 10 000 habitants. Pendant ce temps l’Allemagne a eu

  • Les autorités françaises ont reçu 386 493 options ; les autorité alle¬

mandes 159 740 sur lesquelles elles en ont annulé ÜO 240 pour défaut de transfert de domicile en France. Cela fait 435 993 options effectives. Aucune statistique ne donne le chiffre des optants qui avaient auparavant leur domicile dans les départements restés français : mais la grande majorité s’y est établie postérieurement. Depuis le 81 octobre 4872, chaque année, un certain nombre d’Alsaciens-Lorrains devenus allemands viennent en France et se font naturaliser ou réintégrer dans notre nationalité.

a Par suite des préoccupations anticléricales du gouvernement, les recen¬ sements français depuis 1876 ne constatent plus le culte. Il sera donc difficile de chiffrer exactement l’exode des Jnifs dans notre pays : mais le fait est absolument certain.


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LES FAITS ÉCONOMIQUES


409 naissances annuelles pour 10 000 habitants, l’Angleterre 361, l’Ecosse 356, l’Italie 367, la Russie 505. Pour apprécier la profondeur du mal, il faut remarquer que le nombre des mariages reste le môme et que depuis longtemps la France est un des pays où l’on se marie le plus ’. Dans des tableaux graphiques, communiqués en 1883 à la Société d’économie sociale } M. Cbeysson a établi qu’en France, sur 100 femmes de quinze à cinquante ans, il y en a 55 mariées et 6 veuves, ce qui est la proportion la plus forte dans toute l’Europe. En Angleterre, il n’y a que 52 femmes mariées ; en Allemagne, 51 ; en Belgique, 44 ; en Irlande, 42. Dans tous ces pays, il y a donc plus de vieilles filles et de céliba¬ taires endurcis ou forcés, car c’est la difficulté de vivre qui arrête les mariages. Malheureusement les mariages sont moins féconds en France, et la stérilité systématique, comme l’a appelée Le Play, est devenue la grande plaie nationale. La statistique des naissances par départements est singulièrement instructive. Le Nord, la Bretagne, le territoire de Belfort, la Corse, les départements du plateau central dépassetft de beaucoup la moyenne (le Finistère a 340 naissances pour 10 000 habi¬ tants). La Normandie, la Champagne, la Bourgogne, le Tarn-et-Garonne, le Gers, n’ont que 165 et 155 naissances pour le même nombre d’habi¬ tants. L’enfant unique a remplacé l’aîné de l’ancien régime. Tout au plus la prévoyance paternelle en admet-elle un second pour le déchet ! Comme le phylloxéra, ces tristes mœurs s’étendent sur notre territoire par larges taches : elles s’élargissent toujours, et ceux qui vivent au milieu des populations rurales voient se former d’année en année de nouveaux centres de propagation du mal.

Ce sont, on le voit, les provinces restées catholiques qui ont une natalité normale. Il n’y aura bientôt plus que deux catégories de familles qui donneront des enfants au pays en nombre suffisant : les chrétiens pratiquants qui existent dans tous les rangs de la société, et les prolétaires des grandes villes que leur imprévoyance et aussi une certaine générosité naturelle soustraient aux honteux calculs du paysan matérialiste et du bourgeois opportuniste.

III* — Les conséquences de cette stérilité sont fatales. Les autres peuples se développant, de nouvelles nations arrivant sur la scène politique et notre recrutement intérieur baissant toujours d’autre part, la France devient une puissance de second ordre. Elle deviendra non moins certainement une puissance de troisième ordre.

Sous le règne de Louis XIY, elle avait 41 pour 100 de la population totale des grandes puissances. En 1789, par suite de l’entrée de la

1 Les naissances naturelles loin de diminuer proportionnellement, aug¬ mentent. Il y en a eu, en 1886, 74 552, au lieu de 70 079, en 1881, ce qui élève leur rapport aux naissances légitimes de 7,48 pour 100 à 8,17 pour 100.


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Russie en Europe, elle en représentait le 28 pour 100. En 1887, en ajoutant l’Italie et les États-Unis à cette comparaison, nous ne comp¬ tons plus que pour le 10 pour 100. Avant un demi-siècle, nous tom¬ berons au 7 ou au 6 pour 100. Le tableau suivant donne un aperçu de ce que pourrait être dans cinquante et dans cent ans la popula¬ tion de la France et des principales nations rivales, d’après l’excédent annuel des naissances sur les décès :


Accroissement annuel pour 1000.

Population

en

1887,

Population

en

1937.

Population

en

1987.

France.

Allemagne.

Grande-Bretagne. . .

Italie.

Russie.

2,3

10,6

9,2

7,0

9,7

38 272 000 47 215 000 37 000 000 29 943 000 108 632 000

42 932 000 79 990 000 58 487 000 42 439 000 186 393 000

48 157 000 134 898 000 92 454 000 60152 000 286 403 000


Sans doute ce sont là de simples possibilités mathématiques qui ne se réaliseront pas. Mais nos rivaux n’en auront pas moins cet excé¬ dent de forces, et ils en disposeront à la fois pour accroître leur popu¬ lation, pour répandre leur race, leur langue, leur commerce sur tous les points du globe et peut-être aussi pour nous écraser sur les champs de bataille sous le poids du nombre. Même des peuples, comme les Scandinaves et les Portugais, qui actuellement ne jouent qu’un rôle très secondaire en Europe, prennent, par leur émigration, une importance supérieure à la nôtre en Amérique. Heureusement, dans le nouveau |monde, le rameau franco-canadien a conservé les vieilles qualités de notre race, et sa fécondité, supérieure même à celle des Irlandais et des Allemands, assurera à notre langue et à notre civilisation catholique une perpétuité qu’à nous seuls nous ne serions plus à même de lui promettre.

À ce péril national menaçant, M. Raoul Frary a consacré un livre éloquent, mais dont les conclusions donnent bien une idée de l’impuis¬ sance radicale de la république scientifique et de la science rationa¬ liste. La gymnastique obligatoire et des pensions de l’État aux familles de plus de trois enfants, voilà tout ce qu’il trouve à proposer ! L’Église a heureusement des remèdes pour ce mal intime : les pages brûlantes du P. Monsabré sur le mariage viennent de remettre son enseigne¬ ment traditionnel sous les yeux de tous. Dans une sphère d’action subordonnée, la vraie science sociale ne cessera jamais non plus de protester contre l’erreur absolue qui est au fond du partage égal et








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forcé des successions, à savoir que le capital s’accroît à chaque géné¬ ration du même pas que la population. Nos malthusiens pratiques ont trop vite découvert qu’il n’en était pas ainsi !

IV. — Chez les autres peuples, le problème de la population se pose sous un tout autre point de vue. L’on s’y inquiète de cette rapide multiplication du nombre des hommes, qui est le grand fait providen¬ tiel de ce siècle, car les formidables destructions de l’espèce humaine d’autrefois semblent ne plus pouvoir se répéter dans l’état matériel du monde moderne. Il est certain que quand les grands États appro¬ cheront des chiffres que les mathématiques indiquent, les problèmes économiques se compliqueront d’un élément tout nouveau. La science aura à jouer un rôle prépondérant dans la production des subsis¬ tances ; un régime réglementaire, très strict, qui rappellera celui de Sparte, sera peut-être nécessaire pour permettre à tant d’hommes de vivre pressés sur un territoire surchargé ; et alors que deviendra la liberté, la valeur individuelle ?.

Pendant un demi-siècle au moins, la colonisation de l’Amérique, l’exploitation de l’Afrique et de tous les pays que les musulmans ont dépeuplés, suffiront à l’excédent des populations européennes ; mais après ? Déjà l’opinion populaire aux États-Unis se montre de plus en plus hostile aux immigrants qui n’apportent que leurs bras sans capital ni métier d’art, et aux capitalistes qui achètent des terres sans y mettre leur travail personnel. Quelque vaste que soit le do¬ maine de l’oncle Sara, les Américains entendent le réserver exclusi¬ vement à leurs petits enfants. C’est là un mouvement populaire et ins¬ tinctif qui s’impose peu à pea à tous les partis et auquel les politiciens, bon gré mal gré, sont obligés d’obéir dans leurs platforms .

En Allemagne, la rapide augmentation do la population est une source de malaise dans certaines régions. Elle est pour quelque chose dans l’accroissement des dettes hypothécaires. On s’en aperçoit surtout depuis que la productivité de l’agriculture et des industries manufac¬ turières a diminué. L’émigration ne suffit pas à prévenir ce malaise, car elle est presque toujours un peu en retard : elle ne vient que quand on a senti la difficulté de vivre. De là une résurrection des théories de Malthus, qu’on avait pu croire oubliées après trois quarts de siècle, pendant lesquels la richesse s’était accrue plus encore que la population*

Le3 économistes libéraux, presque tous juifs ou libres penseurs, se remettent à prêcher ouvertement les tristes conseils qui en décou¬ lent. M. Rumelin, le célèbre statisticien, n’a pas consacré moins de trois écrits à la question, et il ose proposer à l’imitation des Allemands l’exemple des paysans français !

Dans le camp opposé, les socialistes de la chaire partent du même



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q>oint de vue. Un écrivain, déjà ancien, mais qui est le véritable initia¬ teur de la nouvelle école et dont on vient de réimprimer les écrits r Winkelbesch, dans ses Recherches sur l’organisation du travail publiées sous le pseudonyme de Mario, préconisait l’établissement d’un régime corporatif général, qui Axerait et régulariserait la produc¬ tion. Avec la liberté économique, l’ouvrier, dit-il, n’a pas d’intérêt à limiter le nombre de ses enfants, tandis que sous le régime corporatif il eu sentirait la nécessité. Les corporations fermées avec leurs épreuves de capacité seraient rétablies, nul ne pourrait se marier sans avoir justifié devant l’autorité de la possession d’un’capital suffisant pour élever des enfants, l’âge légal du mariage serait reculé, les ménages qui multiplieraient trop seraient frappés de déconsidération, et l’immigration des étrangers serait strictement interdite. Sans aller à ces extrémités, comme M. Wagner, M. Schœffle et M. Brentano, s’élèvent contre les mariages précoces des ouvriers et espèrent qu’une organisation corporative et tout un ensemble de mesures légales les rendra plus prudents. On ne s’étonnera pas, après de tels enseigne¬ ments, que des conservateurs autrichiens proposent de subordonner le mariage des gens du peuple à l’autorisation préalable de la commune ou de la corporation.

Y. — Les théoriciens du socialisme discutent aussi la question. Leur prétention est en effet d’avoir une science complète ainsi qu’une littérature, une philosophie, un art qui leur soit propre. Karl Marx et Dühring n’avaient pas abordé de front la question. Les théories douloureuses de Malthus leur ont seulement servi de repoussoir et de thème à déclamation. Ce ne sont, disent-ils, que des catégories his¬ toriques, vraies seulement dans la période capitalistique. Elles ne le seront plus quand tons les moyens de production seront la propriété de la collectivité. Voilà qui est fort peu compréhensible. En effet, la prétention du socialisme est, quand il sera réalisé, d’assurer à tous une prospérité inconnue jusque présent. Or la conséquence de cette prospérité serait précisément : i° d’augmenter la durée de la vie, de diminuer la mortalité des jeunes enfants, des femmes, des vieillards, si grande, malheureusement, dans les classes ouvrières des villes ; 2° de multiplier beaucoup les mariages : au lieu de 51 femmes nubiles mariées, il y eu aurait 80 ou 90 dans ce nouvel âge d’or, car, cela est certain, la difficulté de nourrir une famille empêche seule beau¬ coup de mariages. Au bout d’une génération, le nombre des hommes serait considérablement accru ; il faudrait alors que, par la vertu toute-puissante du collectivisme, la fertilité du sol et la productivité de l’industrie se développassent dans des proportions toutes nou¬ velles ; or on ne peut sérieusement le prétendre. Loin de là, la sup-


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pression de l’hérédité et de la propriété des capitaux, la substitution de bureaucrates populaires pour la direction de l’industrie aux entre¬ preneurs libres, qui se font concurrence, arrêteraient l’essor des décou¬ vertes scientifiques et réduiraient à rien la formation des nouveaux capitaux.

Aussi Karl Marx et Dühring finissent-ils par insinuer que, dans la société collectiviste la prudence, — on sait ce que veut dire ce mot, — deviendra une vertu générale. Au fond, les socialistes en revien¬ nent toujours là. C’est ce que Robert Owen faisait pratiquer dans la communauté de New-Lamarck. L’anglais Ruskin, dans ses plans fantaisistes, voudrait qu’aucun mariage n’eût lieu sans la permission de l’autorité, permission accordée sur le rapport du surveillant placé à la tête de chaque cent familles. Ceux qui l’auraient obtenue auraient droit à recevoir une pension de l’État pendant les sept premières années de leur union. Plus récemment, l’un des disciples de Karl Marx, Kautsky, dans un ouvrage spécial : Influence de Vaccroisse¬ ment de la population sur le progrès de la société, a déclaré fran¬ chement qu’une fois tous les moyens de production socialisés, l’écart entre l’accroissement de la population et l’augmentation des subsis¬ tances serait encore plus grand que dans le régime actuel. Il repousse le rétablissement des obstacles légaux au mariage, mais il compte sur l’enseignement socialiste pour inculquer aux citoyens de l’État du peuple la limitation volontaire du nombre des enfants. Qu’on ne l’accuse pas d’immoralité, tout ce qui diminue la somme des souffrances humaines est moral et tout ce qui l’augmente est immoral I Au fait quel autre critérium de la moralité peuvent avoir des hommes qui ne croient ni à Dieu, ni à la révélation ? D’après l’accueil fait à cet écrit par les organes les plus autorisés du Social democrat Partei, nous devons le considérer comme ayant fixé la doctrine du collec¬ tivisme en cette matière.

Dans le camp anarchiste, l’on ne pense et l’on n’agit pas autrement. « La maternité étant le fait d’une inégalité de nature, dit M. Fribourg, qui connaît bien ce monde-là, les nihilistes l’évitent par tous les moyens possibles ; et s’ils n’y peuvent parvenir, la femme nihiliste abandonne volontiers le fruit de ses amours ou plutôt de ses nécessités naturelles. »

L’influence des théories darwinistes, dont Herbert Spencer a été le grand propagateur, a produit, dans ces dernières années, en Allemagne, en Italie, et même en France, toute une littérature sur cette question qui affecte des allures scientifiques, mais qui n’en relève pas moins de la police correctionnelle. Nous devons, par respect pour nos lecteurs, nous borner à cette indication générale. Qu’il nous suffise de constater que toutes les idées malsaines qui se voilent sous les mots pompeux de concurrence pour la vie, de sélection, de développement de


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l’altruisme, d’absorption de l’individu par la collectivité ont ré¬ pandu un épouvantable mépris de la vie humaine dans les classes qui reçoivent une certaine culture scientifique de mauvais aloi. Le jour où elles arriveraient au pouvoir, le monde reverrait ces horreurs du monde païen que M. Léon Lallemand a décrites avec tant d’éru¬ dition dans son Histoire des enfants abandonnés .

VI. — Socialistes scientifiques et économistes malthusiens sont également dans le faux, quand ils préconisent la stérilité systématique. Pour éviter un danger théorique, ils tarissent la source de la vie et de la force dans l’humanité en corrompant la famille.

En réalité, rien n’est irrégulier comme l’accroissement d’une popu¬ lation et celui des subsistances, soit qu’elle les lire du sol national, soit qu’elle se les procure par le commerce et l’exportation de produits manufacturés. Ce sont deux ordres de phénomènes indépendants l’un de l’autre ; les termes du problème sont donc constamment en voie de changement et l’équilibre réalisé un moment est incessamment à rétablir.

Les grandes guerres et les épidémies n’ont pas été causées par la surabondance de la population, comme l’a prétendu Malthus, sauf dans quelques cas très rares. Ce sont des fléaux de Dieu, dont l’appa¬ rition est déterminée par des causes placées en dehors de l’ordre éco¬ nomique et qui échappent en réalité à toute détermination scientifique. Depuis l’époque historique, il s’est produit tous les quatre ou cinq siècles une peste qui a réduit la population dans des proportions considérables. La dernière, celle de 1348, s’est étendue de la Chine jusqu’à l’Angleterre et au nord de l’Afrique, détruisant le tiers ou la moitié du nombre des êtres vivants. De nombreuses reprises locales retardèrent jusqu’à la fin du seizième siècle le relèvement de la popu¬ lation. Les guerres causées par le protestantisme, celles de la Révo¬ lution et de l’Empire ont amené également des destructions d’hommes presque égales à celles de certaines pestes d’autrefois.

Devant de pareils fléaux, il faut renverser la proposition de Malthus et dire que la tendance des hommes à multiplier rapidement, au point de pouvoir doubler en vingt-cinq ans, est un remède providentiel préparé par Dieu pour empêcher l’espèce humaine de périr ou tout au moins de perdre les avantages acquis par la civilisation en retombant dans une dispersion excessive.

D’autre part, les générations humaines sont très inégalement par¬ tagées sous le rapport des progrès de l’agriculture, des découvertes scientifiques, de la facilité des communications. Il y a eu quelques époques particulièrement favorisées où, par suite de progrès accu¬ mulés, les subsistances disponibles se sont élévées plus rapidement que 25 NOVEMBRE 1887. 47


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la population. Ç’a été le cas, pour l’Europe, de 1815 à 1870. C’est en¬ core celui des pays colonisés par des peuples très avancés eu civi¬ lisation, des États-Unis, du Canada, de l’Amérique du Sud, de l’Aus¬ tralie. Mais il n’en a pas toujours été ainsi, et il ne faut pas compter sur la durée indéfinie de ces conditions si favorables.

Dans des circonstances ordinaires, sur un territoire complètement défriché, la population tend à s’accroître plus rapidement que ne progressent les arts d’où elle tire sa subsistance. Par conséquent, un peuple qui n’est pas décimé par des fléaux et qui n’émigre pa3, peut se trouver en proie à une crise de subsistance, causée par l’excès relatif et local de la population. C’est là une des souffrances économiques qui font partie des maux que la chute originelle a déchaînés sur l’humanité. L’Inde et la Chine, avec leurs populations pressées et leur faible puissance d’acquisition sur les marchés étrangers, y sont sujettes périodiquement. N’est-ce pas le fond de la souffrance qui se manifeste actuellement en Belgique ? Et, quant à l’Irlande, il est certain que les 8 197 000 habitants qu’elle avait en 1840, ne pouvaient y vivre aussi à l’aise que les 500 000 demi- nomailes qui la parcouraient au treizième siècle. Il eût fallu pour cela que les récoltes eussent été indéfiniment excellentes ou que le pays fût devenu une grande puissance manufacturière… ce que l’Angleterre, a empêché par sa tyrannie.

Mais cette pression des subsistances, qui est une souffrance, qui est la couronne d’épines de la science économique, comme disait Bastiat, est la cause de tous les progrès et de l’expansion de la race humaine sur le globe. C’est elle qui fait coloniser les nouveaux conti¬ nents. — L’émigration ne se produit jamais absolument de gaieté de cœur. — C’est elle qui fait que les peuples pasteurs deviennent agri¬ culteurs, que les manufactures naissent au sein des campagnes, que l’agriculture intensive se substitue à la jachère et au libre parcours.

Il n’eD faut pas moins reconnaître qu’une certaine prudence dans la conclusion des mariages s’impose aux populations qui arrivent à la limite des subsistances. Joseph de Maistre, Bonald, Chateaubriand, ont pensé là-dessus comme Malthus, dont « le profond ouvrage » leur avait paru a un de ces livres rares après lesquels tout le monde est dispensé de traiter le même sujet 1 ». La pratique des peuples

1 De Maistre, du Pape, liv. III, cliap. ni ; Chateaubriand, Génie du christianisme, 1. 1, chap. vm et note 3 ; de Bonald, Pensées sur Véconomie sociale. Cette appréciation des contemporains indique que l’œuvre du célèbre écrivain anglais ne leur avait pas paru conduire aux pratiques immorales dont ses disciples se sont faits les propagateurs, et ensuite qu’au commen¬ cement du siècle, avant les applications économiques des grandes décou¬ vertes scientifiques, la pression de la population se faisait sentir en Europe^ Vingt ans après, le point de vue général avait changé du tout au tout.


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chrétiens et prospères a toujours été inspirée par cette réserve qui, naturellement, varie selon les circonstances et qui a pour résultat d’appeler les plus dignes à fonder de nouvelles familles. Le Play l’a décrite avec son ampleur d’observations habituelle. Le catholicisme concourt à ce résultat par les admirables moyens dont il dispose. Il a la puissance de rendre le célibat moral, et il le propose comme un état de perfection aux âmes d’élite dans le sacerdoce et les ordres religieux. De Maistre, prenant pour point de départ Malthus, a écrit à ce sujet une de ses plus belles pages, et Lacordaire a exprimé la même pensée dans le mémoire pour le rétablissement des Frères Prêcheurs :

Par le sacrifice de la chasteté, le religieux rend dans le monde un mariage possible à la place du sien ; il encourage ceux à qui leur fortune ne permet pas ce lien séduisant et onéreux. Car le célibat comme la pau¬ vreté ne sont pas de la création du moine ; ils existaient tous deux avant lui, et il n’a fait que les élever à la dignité d’une vertu. Le soldat, le do¬ mestique, l’ouvrier, la fille sans dot, sont condamnés au célibat.

L’Église a voulu que tout fût volontaire dans l’application de ses conseils. Elle a sauvegardé la liberté et la moralité humaines en refu¬ sant absolument au pouvoir civil le droit d’établir des empêchements an mariage et en condamnant toutes les pratiques contraires à la fécondité de l’union conjugale. Les peuples qui obéissent à sa loi conservent ainsi à l’état élastique, peut-on dire, leur puissance d’expansion et leur force de résistance. Ils savent supporter les temps difficiles, et quand la prospérité matérielle revient, ils sont à même de conquérir le monde. Le peuple irlandais est, sous ce rapport, la nation modèle. Dans son île, sous la dure contrainte de la misère, les mariages sont plus rares que partout ailleurs, mais nulle part ils ne sont plus féconds ; dans les districts exclusivement catholiques, les naissances illégitimes sont à peu près inconnues. Aussi lorsque la famille irlandaise se trouve en Amérique ou en Australie dans des con¬ ditions plus heureuses, elle crée des peuples nouveaux en quelques années. C’est par ses admirables vertus domestiques que cette race, qui a tant souffert, est devenue, au dix-neuvième siècle, et sera encore plus, dans le siècle suivant, un des grands facteurs de la civilisation*

Par contre, les peuples qui méconnaissent au foyer la loi de Dieu ne peuvent pas rester dans cet état stationnaire qu’a rêvé la science depuis Platon jusqu’à Stuart Mill. Dès qu’ils ne s’accroissent plus, ils déclinent et s’acheminent vers cette mort sans bruit et sans gloire dont ont péri les cités grecques au commencement de notre ère raXifavOpoma, la disette des hommes.

L’émigration, la colonisation des territoires nouveaux ne pourra pas toujours durer, dira-t-on. Elle a un champ assez vaste, et les


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chances diverses qui se présentent pour l’avenir de l’humanité sont trop obscures pour que cette considération de pure théorie puisse justifier des calculs coupables en eux-mêmes et ruineux pour la patrie. Mais enfin poussât-on indéfiniment par le calcul ce qu’il y a de vrai dans la donnée de Malthus ; supposât-on la terre toute entière occupée, toutes les inventions possibles réalisées, il en résul¬ terait que l’humanité n’est pas constituée physiologiquement et écono¬ miquement pour durer éternellement sur cette terre. Nous le savons d’ailleurs, et la science sociale aboutit sur ce point aux mêmes con¬ clusions que la géologie et la physique générale.

YJI. — Il est dans ce problème de la population une question qui a été fort discutée dans ces dernières années en Angleterre ; car c’est dans ce pays, qui, d’après Thorold Rogers, le savant historien de l’agriculture, n’avait, au quatorzième siècle, pas plus de 3 millions d’ha¬ bitants, que le plus grand entassement d’êtres humains s’est produit (plus de 171 habitants par kilomètre carré !). La répartition inégale des richesses n’est-elle pas un obstacle au développement de la popu¬ lation ? En d’autres termes, un plus grand nombre d’hommes ne pour¬ rait-il pas vivre sur une somme donnée de produits, si les biens étaient partagés également ? Voilà la thèse de tous les socialistes et même de quelques écrivains qui traitent les questions économiques par le sentiment. Il vaut la peine de démêler le vrai du faux en un sujet important.

Et d’abord, le maximum possible de population varie suivant les climats, les pays, les habitudes sociales. À chaque époque, il y a dans un pays une certaine quantité d’aliments, de vêtements, etc., au-des¬ sous de laquelle commence la misère. Il en faut beaucoup moins à un Chinois ou à un Indien du Bengale qu’à un Européen, à un Italien, moins aussi à un Espagnol qu’à un Anglais et à un Norvégien. Un jour¬ nalier moderne se trouve malheureux avec ce qui eût paru de l’abon¬ dance à un serf du onzième siècle. L’ouvrier de nos villes a bien plus de besoins qu’un paysan ; le développement de la vie urbaine, remarquons- le en passant, en compliquant l’existence, amoindrit donc le chiffre de population que l’ensemble d’un pays peut porter sans souffrance.

Ce n’est pas à dire qu’il faille souhaiter, au rebours de tout le mou¬ vement historique, la réduction de ce standard of living . Les peuples habitués à du superflu souffrent assurément quand ils éprouvent une réduction dans leurs moyens d’existence ; ils ne périssent pas comme les peuples du moyen âge ou encore ceux de la Chine, quand une famine vient leur enlever le strict nécessaire.

Les consommations plus abondantes des riches ne diminuent la part proportionnelle des pauvres dans la répartition du produit général


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que dans la mesure où ils dénaturent personnellement plus de produits, absorbent plus de nourriture, de boissons, consomment plus de vête¬ ments, entretiennent des chiens ou des chevaux de luxe. Or cette puis¬ sance de consommation personnelle au-delà de la moyenne est limitée assez étroitement par la nature même. Le cas le plus saillant qu’on en puisse citer est celui des landlords qui transforment des terres labou¬ rables en parcs de chasse. La question est discutée avec beaucoup d’aigreur en Angleterre et en Écosse, où, au fur et à mesure que l’agriculture rend moins, l’opération s’est faite dans de grandes propor¬ tions : les radicaux et le brillant économiste catholique, M. Devas, s’entendent pour réclamer des lois qui empêcheraient les propriétaires d’abuser ainsi de la terre. Mais ces consommations personnelles des classes riches sont peu de chose eu égard à la masse de la consom¬ mation nationale, car, dans notre temps, les riches sont peu nom¬ breux proportionnellement à la masse de la nation, et, en fait de superflu, le tabac et l’alcool, ces grandes consommations populaires, ont une bien autre importance. Voilà avec les immenses destructions de la guerre et de la paix armée, les consommations qui diminuent la population possible chez les nations modernes.

Quant au luxe qui consiste en services, en domestiques, en objets manufacturés, soieries, meubles, etc., il ne nuit point à la popu¬ lation ; car l’équivalent des dépenses du riche consommateur se retrouve dans les gages des domestiques, dans les salaires des ou¬ vriers, dans les profits des manufacturiers. Le luxe des temps anciens consistait avant tout à entretenir une suite nombreuse. Au quinzième siècle, il fallut l’énergie des Tudors pour mettre une barrière aux great retinues des seigneurs anglais, et la noblesse française a gardé jusqu’à Louis XIV les mêmes habitudes. Ce luxe-là était éminemment social, nous dirions communiste, car il faisait vivre un grand nombre d’hommes sur le môme patrimoine et au même foyer. Aussi les apo¬ logistes des parcs à daims de l’Écosse, — et ils sont nombreux, — font remarquer que le personnel de gardes, de piqueurs et de tout ce qu’entraînent les grandes chasses, équivaut, comme nombre, aux familles de laboureurs que la culture de l’avoine ferait vivre miséra¬ blement dans les Highlands.

Quant au luxe moderne tout en objets manufacturés, il fait vivre, par ses achats, des artisans, des ouvriers, des entrepreneurs. Les conditions de vie matérielle et morale des classes laborieuses ont changé, leur lieu d’habitation aussi : tandis que jadis les populations se développaient peu à peu là où les subsistances étaient abondantes, aujourd’hui elles s’accumulent rapidement là où les occasions de travail se présentent, près des champs de houille, dans les ports de mer, dans les grandes cités industrielles. Quant au nombre d’hommes


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les Faits économiqdes

que ce luxe bourgeois nourrit, il est plus grand que celui qui vivait du luxe féodal, d’autant plus que les domestiques, écuyers, clercs, et familiers de toute sorte des châteaux du moyen âge étaient par la force des choses voués généralement au célibat.

Mais, dira un économiste rigoriste, si tous les bras et tous les capi¬ taux s’employaient uniquement à produire des subsistances peu coû¬ teuses, un plus grand nombre de convives pourrait s’asseoir au banquet de la Yie, n’y servît-on que le brouet noir de Sparte. Si cet argument était juste, on devrait le pousser jusqu’au bout, substituer à la production de la viande la culture des céréales, et parmi celles-ci préférer le seigle au froment, la pomme de terre et le maïs au blé, ce qui, de réforme en réforme, nous ramènerait au régime des races inférieures. Heureusement l’objection ne contient qu’une petite par¬ celle de vérité. La majeure partie de ce superflu, qui nous est devenu si nécessaire, tabac, sucre, alcool, soie, est obtenu du sol, sans nuire à la production des aliments essentiels. C’est le résultat d’une meil¬ leure utilisation des forces de la nature, due elle-même au dévelop¬ pement des capitaux et à la combinaison des forces humaines. La suppression des jachères et la culture intensive ont partout marché de pair avec l’introduction de ces produits de luxe. Ajoutez que le désir d’augmenter ses jouissances et la possibilité d’y arriver, est le grand stimulant à la constitution de nouveaux capitaux ; or c’est là l’intérêt majeur d’une société en voie de progression ; l’augmentation de la. population en dépend absolument.

Combien l’Église, sans avoir besoin de ces analyses économiques a été sage en ces matières ! Elle n’a jamais condamné la richesse ni l’inégalité des fortunes et du genre de vie qui en découle ; mais seulement le luxe purement personnel, l’intempérance dans les con¬ sommations. Elle a prêché à tous la sobriété et la mortification. En imposant les jeûnes, les abstinences, elle répondait, indépendamment de son but spirituel, à une convenance économique, tellement qu’en Angleterre et en Allemagne, longtemps après la Réforme, des ordon¬ nances de police ont essayé de les conserver. De nos jours Léon XIII a obéi à une profonde inspiration en donnant une nouvelle vie au tiers ordre franciscain comme le plus efficace contrepoids au déborde¬ ment de la jouissance matérielle. En laissant au riche un pouvoir discrétionnaire de disposition, qui est de l’essence de la propriété, elle veut qu’il fasse de ses biens un usage tel, qu’il tourne au bien commun ; •enfin la charité est un devoir si rigoureux et la piété est tellement excitée à se porter vers ses œuvres, que la subsistance de tous ceux qui ne peuvent se soutenir par leur travail est assurée dans une société inspirée par l’esprit du catholicisme.

Il est toutefois deux cas dans lesquels la consommation des produits


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de luxe diminue les moyens d’existence des classes inférieures : 1° quand les riches dépensent tous leurs revenus sans constituer de nou¬ veaux capitaux par l’épargne ; car il ne suffit pas que des produits soient demandés sur le marché pour que des manufactures s’élèvent et que les ouvriers travaillent ; il faut que les entrepreneurs trouvent des capitaux abondants et à bon marché, sinon l’industrie ne se développe pas. C’est le cas des nations pauvres où le luxe des riches contraste avec la misère et l’inertie générales. Le luxe tarit d’ailleurs, chez ceux qui s’y livrent, l’esprit de charité, et Yoilà pourquoi dans nos grandes villes les piuvres sont quelquefois si incomplètement secourus. 2° Lorsque les produits de luxe consommés viennent de l’étranger ou que les propriétaires dépensent au loin les produits du sol, le pays est peu à peu épuisé. Le goût des Romains pour les épices, la soie et les pierres précieuses de l’Inde, contribua beaucoup à ruiner l’empire. Au siècle dernier et dans celui-ci, les nobles russes et polonais, qui possédaient presque tout le territoire, offraient des débouchés considérables aux manufactures de la France et de l’Angleterre ; mais c’était aux dépens des habitants de leurs terres dont ils retiraient des fermages et qu’ils laissaient privés d’em¬ plois industriels. La fameuse maxime des économistes : les produits s’échangent contre des produits, ou encore, un peuple ne peut pas acheter plus qu’il ne vend, n’est pas strictement vraie ; il est des con¬ ditions sociales dans lesquelles une partie des produits achetés à l’étranger est soldée avec des épargnes et des capitaux. Un peuple comme un individu peut manger son capital … Dans ces cas-là la protection douanière est un moyen de faire naître les industries de luxe dans le pays et de permettre au moins aux ouvriers et aux entre¬ preneurs nationaux de vivre de ce qu’il plaît aux riches de gaspiller. Henri IV l’avait admirablement compris ; et Sully raconte en termes charmants, dans les Économies royales, comment ce grand prince rompit avec la vieille pratique des lois somptuaires, qui n’avaient jamais servi à rien, pour élever en France les premières manufactures de soieries et de draps d’or.

VIII. — L’absentéisme des landlords irlandais, depuis trois siècles, a empêché le développement des manufactures et du commerce qui eussent occupé la population surabondante au lieu de la laisser s’accu¬ muler indéfiniment sur le sol par le système déplorable des sous-loca¬ tions (undertenants). C’est là la cause de la misère des provinces de l’Ouest et du Sud, plus encore que l’élévation des fermages, qui est un fait accidentel.

Un phénomène inverse se produit dans les pays où résident des capitalistes qui ont placé leurs fonds à l’étranger. L’Angleterre fait


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LES FAITS ÉCONOMIQUES

vivre une grande partie de ses ouvriers, de ses domestiques, de ses hommes des professions libérales avec les revenus qu’elle tire de l’Inde, de l’Égypte, de l’Amérique, et qui lui arrivent sous forme d’énormes excédants d’importation.

Au treizième siècle et dans la première moitié du quatorzième, les campagnes d’une grande partie de la France étaient beaucoup plus peuplées qu’aujourd’hui, quoique l’agriculture ne possédât ni la pomme de terre ni les fourrages artificiels. C’est que, outre l’extrême divi¬ sion des exploitations, tous les produits du sol étaient consommés sur place. Par contre, depuis cinquante ans, nos départements des Alpes, des Cévennes, du Jura, se dépeuplent d’une manière continue. Le mouvement s’accélère encore depuis 1870, et, dans l’ensemble de la France, la population des campagnes a diminué, depuis lors, de plus de 1 200 000 habitants. L’action centralisatrice exercée par le gouvernement, par les plaisirs publics, par les établissements d’ins¬ truction secondaire et supérieure, attire dans les villes, dans les grandes villes surtout, le produit de l’impôt et la dépense des classes riches. Les travailleurs les suivent fatalement, au grand détriment de leur vitalité et de leur bonheur, et par conséquent de la force du pays. Parcourez un village de Provence ou de Bretagne ; les belles constructions du seizième et du dix-septième siècle, qui ser¬ vent aujourd’hui d’abri à des paysans, vous diront au premier coup d’œil la profonde différence de cet état social d’avec le nôtre et la meilleure répartition de la population à cette époque.

Chez les peuples modernes, le nombre des hommes se nourrissant avec le prix do vente des objets manufacturés ou le salaire des ser¬ vices de toute sorte est de plus en plus considérable. Une grande partie des classes laborieuses a été forcément attirée dans les villes et doit continuer à y vivre. Car les mêmes causes économiques sont toujours en action, et l’on ne peut raisonnablement s’imaginer que les hommes du vingtième siècle en reviendront aux conditions sociales du temps de saint Louis, où chaque famille se uourissait, se vêtissait avec le produit de ses champs et n’avait presque aucun produit et encore moins de services à demander à l’échange. Mais, parallèlement à cet accroissement inévitable des agglomérations urbaines, la population des campagnes ne pourrait-elle pas se maintenir ou même augmenter au lieu de diminuer, comme elle le fait dans tous les vieux pays ? Voilà le problème qui se pose dans l’Europe occidentale. La répartition de la propriété rurale en est un des principaux éléments.

IX. — La division du sol arable en petites cultures et surtout en petites propriétés, permet à une population plus nombreuse de vivre sur un territoire limité, parce que les petites exploitations donnent


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plus de produits bruts et même plus de produit net, quand les prix de vente sont élevés.

En Angleterre, où la grande propriété prédomine depuis le milieu du seizième siècle, et où agronomes et économistes la célébraient à l’envi, l’opinion est en voie de se retourner complètement. Les tra¬ vaux historiques de Thorold Rogers, de Sumner Maine, de Skeene, popularisés par maints écrivains, ont révélé à la fois le bien-être des populations rurales au treizième et au quinzième siècle en même temps que l’iniquité des procédés par lesquels, après la Réforme, les grandes propriétés se sont constituées aux dépens des tenanciers et des communautés villageoises. L’érudition est devenue, pour la ques¬ tion agraire comme pour la question irlandaise, un facteur de l’opinion avec lequel les hommes politiques doivent compter.

Une question agraire existe en effet en Angleterre ; car, par suite de la grande diminution des profits de l’agriculture, la population agricole diminue, et malheureusement les manufactures n’offrent aux travail¬ leurs qui affluent dans les villes que des emplois de moins en moins réguliers, à mesure que les pays nouveaux développent leurs indus¬ tries. Un naturaliste éminent, sir À. Russell Wallace, dévoyé dans le socialisme, s’est fait l’apôtre d’un plan de nationalisation du sol plus radical encore que celui d’Henry George. Il voudrait donner à tout Anglais le droit de réclamer, sur les terres qui lui conviendraient, un domaine de i à 5 acres. En outre les propriétaires ne pourraient plus affermer leurs terres qu’une seule fois ; car le fermier acquerrait un droit perpétuel sur le domaine. Sans aller aussi loin, les radicaux et certains hommes d’État conservateurs parlent de donner aux fermiers des droits réels sur leurs fermes analogues à ceux que le land a et de M. Gladstone a conféré aux tenanciers irlandais. Le Parlement a, déjà depuis dix ans, voté plusieurs actes pour multiplier les a llotments attribués aux travailleurs sur les terres communales.

En France, la situation est heureusement beaucoup moins tendue. Cependant, depuis quelques années, les livres et les brochures se multiplient sur cette question. Après les articles de M. Toubeau dans la Revue de la Philosophie positive en 1882, ce sont les Lettres sur VItalie de M. de Laveleye, le plaidoyer historique de MM. Rudolf Meyer et Ardant sur Vhistoire politique de la petite propriété de France, la Cité chinoise, de M. Eugène Simon, dans lequel cet ancien consul, devenu plus chinois que les Chinois eux- mêmes, promet à la France de tripler sa population si elle adopte le régime de l’empire du Milieu, où le sol appartient presque exclusive¬ ment à des familles de paysans propriétaires 1 . Citons encore la

1 La Cité chinoise est d’ailleurs un ouvrage intéressant très propre à faire connaître l’idée que les Chinois se font eux-mêmes de leur civilisa-


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Réforme agraire et la Misère en France, de M. Fernand Maurice, un socialiste de passion et de bonne foi, dont le programme est : la. Terre aux paysans .

X. — Toutes ces thèses sont exagérées et reposent sur des statis¬ tiques erronées ou travaillées arbitrairement. Il n’en est pas moins vrai : 1° qu’au moyen âge le sol était en Normandie, en Champagne, en Bourgogne, en Anjou, beaucoup plus morcelé qu’il ne l’est au¬ jourd’hui et que la population rurale, possédant la terre à titre de tenures roturières, était plus heureuse qu’elle ne l’a été à partir du seizième siècle. Les fermiers à baux temporaires ont eu, avec plus de liberté théorique, beaucoup moins d’avantages pratiques que les tenan¬ ciers des âges précédents. 2° Qu’on se fait une grande illusion en regar¬ dant la France actuelle comme un pays où la petite propriété domine.

Nous avons sans doute 8 300 000 propriétaires en France ; mais des publications du ministère des finances ont prouvé que sur les 49 388 000 hectares de terres imposables, les petits domaines, déduc¬ tion faite de la propriété urbaine, n’occupent qu’un quart si l’on porte la limite supérieure de la petite propriété à 40 hectares, un cinquième si on l’abaisse à 6 hectares. Il y faut, il est vrai, ajouter 4 621 450 hectares de biens communaux, qui sont l’objet de la jouissance collective des habitants des campagnes et augmentent en réalité la part des paysans dans le sol. Il n’en reste pas moins que la grande propriété, c’est-à- dire celle supérieure à 50 hectares, occupe les deux tiers du territoire. Toutefois, dans les 8 397 000 hectares de bois et 6 747 000 hectares de pâtis et terres vagues qui existent en France, plus de 40 millions d’hectares appartiennent à des particuliers, généralement à de grands propriétaires. Or cette nature de bien est loin d’avoir, à l’hectare, la même valeur que les sols arables des petits propriétaires, et elle est à peu près impropre à la petite propriété privée. Les loca¬ lités qui ont appliqué aux terres vagues et aux bois les décrets de

tion. L’auteur est tout à fait dans le vrai quand il s’élève contre la barbarie des procédés de salubrité de nos villes, qui envoient, toutes les années, dans les fleuves et l’Océan, les plus précieux éléments reconstitutifs du sol arable. Le Tout â l’égout est une monstrueuse erreur économique et agri¬ cole. Malheureusement l’auteur est aveuglé par ses partis pris. Son esti* mation de la population de la Chine et de ses dépendances, 537 000 000 d’⬠mes, est très exagérée. Les meilleures autorités ne lui donnent pas plus de 403 000 000. La description d’une ferme située dans la province du Fo- Kien, faite d’après la méthode monographique de Le Play, ne peut pas être généralisée pour tout le pays. Une étendue de terre beaucoup plu* considérable que 1 hectare 94 ares est nécessaire certainement dans les régions montagneuses et dans les provinces septentrionales pour faire vivre une famille de douze personnes, quels que soient la puissance productrice do la petite culture et le développement des industries domestiques.


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la Convention, prescrivant le partage par tête des communaux, ont absolument détruit le sol par l’abus des défrichements et une culture épuisante *. De plus, souvent les bois et les terres vagues de l’État et des grands propriétaires sont d’anciens biens seigneuriaux grevés de droits d’usage, affouage et dépaissance au profit des communes et par conséquent des paysans.

Voilà brièvement résumée la vérité sur la répartition du sol en France. Elle est également éloignée des exagérations des écrivains socialistes et de l’optimisme dans lequel on s’est trop longtemps complu.

Quelque désirable que fût une plus forte proportion de paysans propriétaires, c’est une grande exagération de nous proposer en modèle l’empire du Milieu. Un pays où il n’y a point de grandes propriétés ne constitue pas de capitaux et est toujours à la limite extrême des subsistances ; les famines de la Chine en sont la preuve. Les grands domaines réalisent seuls les progrès agricoles. Au moyen âge, à côté des petites tenures qui s’étaient si multipliées depuis le onzième siècle, les abbayes bénédictines et les commanderies du Temple conservaient de grandes exploitations en faire valoir direct ou en fermage, qui ont largement fait progresser l’art agricole. De nos jours, la grande propriété reconstitue les vignobles détruits par le phylloxéra, et elle seule peut le faire pratiquement. C’est elle égale¬ ment qui a perfectionné nos races de bestiaux, introduit la culture de la betterave. Or cet accroissement de la productivité du sol, qui n’aurait jamais eu lieu sans une classe de propriétaires riches et intelligents, est essentiellement favorable à l’augmentation générale de la population.

XI. — L’avenir ne se présente pas d’ailleurs sous des auspices favo¬ rables au développement de la propriété paysanne en Europe.

Le paysan propriétaire, dit-on, n’est pas atteint par la baisse des denrées parce qu’il consomme en nature (e blé de son domaine. Cela n’est vrai qu’en partie. La production agricole ’se fait de plus en plus dans le monde moderne en vue du prix de vente et non de la consom¬ mation directe. L’habitant des campagnes les plus reculées doit se procurer avec de l’argent comptant le vêtement et une foule de choses nécessaires aux besoins nouveaux que la civilisation a crées chez lui. Or, comme le dit M. de Grancey avec beaucoup de justesse dans ses études sur l’Irlande, « de nos jours toutes les industries se concentrent ; les usines deviennent moins nombreuses pour devenir plus importantes. Une ferme est une usine à viande et à blé. Toutes choses égales d’ail-

4 M. E. Simon et M. Fernand Maurice réclament le défrichement des forêts des Alpes et des Cévennes, et leur répartition entre de petites fermes. Ils donnent en cela la mesure de leur compétence agronomique.


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leurs, une grande ferme produira toujours plus économiquement qu’une petite, parce que ses frais généraux sont moindres et qu’elle peut avoir un outillage plus perfectionné. » M. Jacini, le rapporteur de la grande enquête agraire italienne de 4884 formule la même conclusion à peu près dans les mêmes termes. Dans toute l’Europe occidentale l’élevage du bétail gagne du terrain sur la culture des céréales. Ce phénomène se produit en Angleterre, en Suisse, en Allemagne. Partout il amène une diminution de la population rurale. Un économiste autrichien de grande valeur, M. Walter Kaempfe a indiqué récemment comment en Bohême, dans les provinces alpestres, particulièrement en Styrie et dans le duché de Salzbourg, les paysans vendent en grand nombre leurs do¬ maines héréditaires soit à des usuriers de village, qui font des profits considérables en les achetant à un prix infime, soit aux grands sei¬ gneurs voisins, qui les convertissent en pâturages ou en parcs. En Bohême, des villages entiers ont ainsi disparu, et dans le pays de Salzbourg la culture et la population se sont retirées complètement de plusieurs hautes vallées *.

En Italie, la petite propriété si développée jadis dans les provinces du Centre et du Nord disparaît rapidement, et parmi les nombreux émigrants qui vont encombrer les rues de New-York ou celles de Montevideo beaucoup sont de petits propriétaires qui abandonnent leurs domaines au fisc.

En France, la petite propriété est atteinte aussi, quoique moins gravement, par la double action de la concurrence des pays neufs et de l’aggravation de la dette hypothécaire. Les conséquences du partage égal des successions se font, en efîet, d’autant plus sentir que la pro¬ priété va en baissant de valeur. Aussi, tandis que la statistique consta¬ tait jadis un accroissement constant de la propriété parcellaire, au¬ jourd’hui le morcellement du sol est arrêté partout ; dans quelques départements, l’on signale ’même une concentration de la propriété. C’est le cas de la Normandie, où les pâturages gagnent de plus en plus de terrain sur la culture des céréales et où la population rurale diminue rapidement depuis vingt ans.

Sans tomber dans les exagérations des socialistes, il est certain que l’une des bases de notre constitution sociale est ébranlée. Mais ce ne sont ni les projets de loi de M. Clémenceau sur le droit de succession ni les utopies dont nous venons de parler qui pourront y remédier. Il ne suffit pas de donner de la terre à des prolétaires pour en faire des propriétaires. Même à la petite culture le capital est nécessaire. On ne peut réagir contre le mal dans la mesure où le fait formi¬ dable de la concurrence des pays neufs le rend possible que par des


  • Voy. la Réforme sociale du 4 <lf mars 1887.


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mesures conservatrices, protégeant les petits domaines actuels et favorisant leur transmission intégrale, ainsi que par une application conforme aux besoins de l’agriculture du crédit foncier.

XII. — Aux États-Unis il y a aussi une question agraire, mais qui n’a pas le même caractère. Même dans les prairies du Far-West si faciles à défricher comparativement, il faut des capitaux. C’est pour cela que tous les pauvres de New-York ne deviennent pas des farmers, quoique tout citoyen américain puisse réclamer 160 acres sur les terres pu¬ bliques. Depuis quelques années, les farmers ou petits propriétaires- exploitants sont dans une situation beaucoup moins favorable que par le passé. La plus-value de leurs terres, qu’ils avaient escomptée, ne se réalise pas. Le prix de vente du blé et celui du bétail ont beaucoup baissé ; or, comme la plupart ont dû emprunter à des taux élevés, de 7 à 10 pour 100, pour acheter des machines et s’installer, nombre d’entre eux succombent sous le poids de ces charges. Heureusement l’admirable loi des Homestead exemptions est là pour mettre à l’abri de la saisie le foyer domestique et une certaine quantité de terre à l’entour.

À cette cause de malaise vient s’ajouter l’accaparement illégal des terres publiques soit par des spéculateurs, soit par de riches capitalistes, souvent des Européens qui cherchant à y constituer des latifundia .

Depuis la fondation de l’Union, les hommes d’État américains ont voulu faire reposer la constitution sociale du pays sur la petite pro¬ priété. Toutes les lois sur la vente des terres publiques ont pour objet, non pas d’interdire d’une façon absolue la formation de grandes pro¬ priétés, mais de faire prédominer largement la petite, de constituer une solide démocratie rurale. Une atteinte grave a été malheureuse¬ ment portée à cette sage politique à partir de 1856. Le Congrès, au lieu de subventions en argent, a concédé, sous certaines conditions, aux compagnies qui construisaient des chemins de fer à travers l’Ouest les terres sur les deux côtés de la voie, parfois jusqu’à des distances de 40 et 50 milles ! D’autre part les spéculateurs et les capitalistes ont, par une série de fraudes, qui supposent la connivence courante des fonctionnaires et des juges, trouvé mille moyens pour s’appro¬ prier des terres publiques en quantité bien supérieure au maximum fixé aux acquisitions individuelles. Les plus hardis procédaient en fabriquant de faux titres de concession censés émanés du gouverne¬ ment français ou espagnol dans les territoires qui ont autrefois dé¬ pendu de la Louisiane ou du Mexique et ils les faisaient reconnaître par les bureaux du secrétaire de l’intérieur nemine contradicente.

Le résultat de ces fraudes, continuées sur une échelle colossale


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ET LE MOUVEMENT SOCIAL


depuis vingt-cinq ans, a été que la quantité de terres propres à la culture qui restent disponibles pour l’établissement de nouveaux farmers, est relativement très restreint. Ainsi s’exprimait, dans son rapport pour 4884, le commissaire du General Land-Office .

Depuis longtemps, dans le Far-West, une lutte sourde est engagée entre les pionniers et les capitalistes qui ont constitué des ranchs pour l’élevage en liberté du bétail. Ceux-ci sont accusés d’enclore arbitrairement des terres publiques et d’accaparer les cours d’eau. Sur de plus vastes proportions, ces conflits rappellent les luttes entre les patriciens et les plébéiens du temps des Gracques pour la possession de l’amer publiais .

L’opinion générale a fini par s’émouvoir. Les Chevaliers du travail ont inscrit la revendication des droits du farmer sur leur programme. Le commissaire général des terres publiques, actuellement en fonc¬ tions, M. Sparks, poursuit dans ses rapports annuels une vigoureuse campagne pour obtenir la modification des lois qui rendent possibles ces fraudes, mais surtout la réintégration dans le domaine public des terres concédées aux Compagnies de chemins de fer, qui n’ont pas rempli les conditions de leurs concessions. Il ne s’agit pas de moins de 100 000 000 acres de terre, c’est-à-dire d’une superficie égale aux États de New-York, New-Jersey, Pennsylvanie, Delaware, Maryland et Yirginie.

L’œuvre est colossale. Déjà, sous la pression du mouvement d’opi¬ nion causé par ces publications, le Congrès a voté le 3 mars dernier un bill hostile sur la propriété des étrangers dans les territoires, et le secrétaire de l’intérieur a prononcé la déchéanco de certaines con¬ cessions ; du 4 mars 4885 au 30 juin 4887, 31 824 481 acres de terre ont été réintégrés dans le domaine public. Mais, par la force des choses, le congrès et l’administration sont obligés de procéder avec lenteur. Ils rencontreront aussi d’autres obstacles dans la nécessité de respecter la grande propriété et l’industrie de l’élevage, qui, dans les territoires de l’Extrême-Ouest, ont un rôle important à remplir, et qui contribuent puissamment au développement du pays. L’existence d’une question agraire aux États-Unis n’en est pas moins un des faits économiques contemporains les plus importants et les révélations du Commissioner du Land-Office sur les procédés des spéculateurs et des capitalistes jettent un jour tout nouveau sur les conditions sociales particulières à l’Amérique.


Claudio Jannet.


LE SOCIALISME D’ÉTAT

EN ANGLETERRE ET EN ITALIE


I

Un homme politique important auquel ses études antérieures et de hautes fonctions donnent une compétence indiscutable a publié récemment une étude sur le socialisme d’État 1 .

L’Angleterre, l’Allemagne et l’Italie font l’objet de cette étude qui démontre que le courant socialiste est indépendant de la forme du gouvernement.

Gobden, le chef de l’école de Manchester, est en partie responsable du développement de la centralisation en Angleterre, et, chose bizarre, les efforts de l’école libérale ont facilité l’intervention de l’État dans la solution des plus importantes questions sociales de notre temps. Il ne se rattacha cependant à aucun des deux grands partis, je ne dirai pas qui divisent, mais qui partagent l’Angleterre.

Lorsque Robert Peel présenta en 1842 à la Chambre des communes son projet de budget qui proposait de remplacer les droits de douane sur 7o0 articles par un impôt sur le revenu (l’zncome fax), Cobden apprécia cette hardiesse libérale comme une demi-mesure. Dans une séance du Parlement restée mémorable, au commencement de 1843, il attaqua Robert Peel avec une violence extrême, le rendant person¬ nellement responsable de la crise des districts manufacturiers. En désaccord avec les tories, il ne faisait pas pour cela cause commune avec les whigs et dit en plein Parlement, le 17 février 1842, qu’il ne se souciait pas plus des uns que des autres. Sans lien avec aucun parti, il était seulement démocrate, et ses partisans ne lui en demandaient pas davantage. Us voulaient le pain à bon marché, mais l’application des lois économiques pour arriver à ce résultat, leur importait peu.

L’école démocratique, dit l’auteur de cette étude, recule les attribu¬ tions de l’État beaucoup au-delà du point où l’école libérale voudrait les arrêter. Pas plus en Angleterre que chez nous, la démocratie n’im¬ plique le libéralisme.

Après Gobden, le grand agitateur qui eut toujours la prudence de refuser les portefeuilles qui lui furent offerts, l’auteur analyse à grands

1 Léon Say, le Socialisme d’État . Calmann Lévy. 1884.


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LE SOCIALISME D’ÉTAT


traits le rôle de M. Gladstone, qui personnifie l’école démocratique et l’école libérale. Dans l’un de ses principaux discours en 4864 sur les assurances ouvrières par l’État, il précisa l’origine de ce mouvement vers le socialisme d’Étal que nous retrouvons s’accentuant en no¬ vembre 1883, dans un discours de M. Goschen et un opuscule de M. Fawcett intitulé : Le Socialisme d’État.

L’Angleterre avait en ce moment un grand nombre de sociétés de secours mutuels, Friendly Societies t on en comptait, d’après les statistiques, 28 000. Ces sociétés stipulaient en faveur de leurs mem¬ bres des pensions viagères et un grand nombre d’entre elles avaient été obligées de liquider, faute de pouvoir faire honneur à leurs enga¬ gements. Le pli de l’épargne était pris, il fallait consolider l’oeuvre par la garantie de l’État, telle fut l’idée de M. Gladstone.

Déjà les sociétés fondées avant 1882 recevaient une subvention de l’État, qui leur servait sur les fonds versés dans ses caisses, un intérêt supérieur au taux courant. Cette intervention de l’État, ainsi que M. Gladstone le rappela très heureusement, avait déjà eu lieu par le vote de la loi du travail des enfants dans les manufactures, en vue d’un motif supérieur d’humanité. L’idée de l’État assureur remontait du reste à 1808, où une loi avait autorisé l’État à vendre des renies viagères, payées avec des rentes perpétuelles. Cette loi d’assurance par l’État, qui paraissait offrir aux intéressés les plus sûres garanties, fut votée en 1864. Pendant une période de vingt ans, les assurances par l’État firent peu de progrès, et les compagnies privées, au contraire, prirent une grande extension. Dans ces dernières années, les difficultés relatives à l’Irlande ont forcé le gouvernement anglais à intervenir par des lois entre les propriétaires et les fermiers, et à faire dans l’intérêt de la pacification du pays, de nouveaux actes de socialisme. En novembre 1883, M. Goschen, l’un des défenseurs de la loi de 1864, constituant les assurances par l’État, signalait, dans un discours prononcé à Edimbourg, ses regrets de l’intervention exagérée de l’État dans les relations des citoyens entre eux.

« Des lois positives retirent aux parents l’éducation de leurs enfants, aux maîtres la conduite de leurs ouvriers, aux constructeurs de navires leur indépendance, aux armateurs leurs libres rapports avec les mate¬ lots, aux propriétaires urbains l’administration de leurs maisons, et aux propriétaires fonciers la libre discussion de leurs baux. »

Selon M. Goschen, cette substitution de l’État aux parents dans l’éducation provient d’un état nouveau de la conscience publique et de l’amour du bien. Il faut beaucoup plutôt y voir le principe démo¬ cratique épris d’égalité qui veut tout ajuster sur son lit de Procruste. Les abus du laisser-faire étaient si criants sous le rapport des risques maritimes qui avaient coûté la Yie à un grand nombre de marins, que


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la conscience publique réclama la loi à laquelle l’honorable M. Plimsoll a attaché son nom. D’après l’auteur du projet de loi, les avantages du vote de la loi substituant la responsabilité de l’État à celle des arma¬ teurs ont été presque nuis,

À côté de la question agraire qui a passé d’Irlande en Ecosse et en Angleterre, a surgi celle des propriétaires de terrains à bâtir dans les villes. Cet état de choses est signalé par M. Goschen comme un deg plus graves faits économiques qu’ait eu à subir la société moderne. Un auteur anglais d’une grande notoriété, M. Georges, pose, dans un récent ouvrage, la question en ces termes :

« Est-il juste qu’en Californie, ou dans tout autre pays neuf, des individus puissent acheter des emplacements pour spéculer sur la communauté qui a besoin de bâtir une ville ? »

Les nations démocratiques ont toujours été très jalouses de leurs droits et moins empressées à leurs devoirs. Le nouvel état de choses supprime une quantité de devoirs que l’Etat prend à sa charge et qui deviennent des droits. Le père de famille avait le devoir d’élevcr et d’instruire ses enfants ; il peut, et, chose inouïe, il doit se décharger sur l’État, qui le remplacera, même malgré lui.

M. Goschen se refuse à croire*jque le socialisme d’État ne respecte pas le jugement individuel et la liberté naturelle chez ceux qui ont encore foi en eux-mêmes ; car, dit-il, ce respect est une des conditions de la prospérité des sociétés.

Après M. Goschen, un des adeptes convaincus que la doctrine du socialisme d’État est l’essence des gouvernements modernes est M. Fawcett, économiste distingué et grand maître des Postes en Angleterre.

En France, les régimes politiques et économiques attaqués en même temps en 1789 ont fait place à un régime nouveau. En Angleterre, le régime politique a été profondément remanié, et le régime économique, qui est lié à l’aristocratie féodale, a été peu modifié.

Le Financial Reform almanach, publié par les disciples de Cobden, donne chaque année les noms des propriétaires de 2000 hec¬ tares et sollicite la réforme des lois sur la propriété foncière.

D’après les dernières lois votées, on peut dire que les juges de paix détermineront en Angleterre et en Ecosse le prix des baux.

M. Fawcett rappelle que, dans l’Inde, toutes les terres appartiennent à l’État qui les loue, et le loyer lui est versé sous forme d’impôt foncier. Ce revenu monte chaque année à la somme de 550 millions. M. Fawcett demande que la législation permette aux capitaux de se porter sur la culture, que le transfert des terres soit facilité, et l’asso¬ ciation des propriétaires et des fermiers. La question du logement des ouvriers appelle particulièrement son attention. En effet, cette question 25 novemdre 1887. 48


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a des côtés multiples, matériels et moraux, et, sauf dans les condi¬ tions de certaines industries, a été rarement résolue avec succès.

. L’État peut-il construire pour les ouvriers d’une manière efficace, c’est-à-dire dans des conditions où les capitaux employés se trouvent rémunérés. Sinon ce n’est qu’un palliatif et non une solution.

La perte d’intérêt devra, pour aligner le budget, se retrouver sous forme d’impôt. Les sociétés de construction ont fait de grands progrès en Angleterre ; elles comptent sept cent cinquante mille membres. Chacun d’eux est en train de devenir propriétaire, et à côté de ces efforts, ni l’État ni les municipalités ne doivent agir de peur de les décourager.

Les caisses d’épargne postales ont été une utile innovation qui a permis aux ouvriers, sans frais pour l’État, d’avoir leur caisse d’épargne à leur portée. D’après M. Fawcett, les caisses d’épargne postales, loin de coûter à l’État, couvrent leurs frais et sont gérées commercialement.

Le type le plus ancien du socialisme en Angleterre est la loi des pauvres, qui donne le droit à un indigent domicilié dans une paroisse d’exiger des secours du bureau de cette paroisse. Par extension à cette loi, des associations se sont constituées pour donner aux enfants des pauvres l’éducation gratuite. Il y a une grande mesure à garder rela¬ tivement aux parents à la charge desquels il faut maintenir le principe de la responsabilité. Quelle reconnaissance pourront avoir les enfants dont les parents les ont fait élever aux frais de l’État, et combien le lien de famille se trouvera relâché par ce désintéressement de son devoir. Il y a de plus de la part des parents en mesure de faire les frais de l’éducation de leurs enfants un manque de fierté à accepter de s’en décharger.

Les trois grands hommes d’État dont il est question dans cette étude, se sont trouvés, dans ces vingt dernières années, aux prises avec des questions que le socialisme d’État leur a permis de résoudre. L’exagé¬ ration dans cette voie vicierait le principe du gouvernement.


II

L’unité italienne n’a pas inauguré le socialisme d’État qui existait avant elle, dans diverses institutions, et elle ne l’a pas non plus centralisé.

L’école économique italienne, qui a pour chef M. Luzzati, est une école éclectique procédant d’Adam Smith et de J.-B. Say en même temps que de l’apôtre de la coopération, Schultze-Delitsch.

Une des premières questions soumises au Parlement a été celle de l’assurance contre les accidents des ouvriers de fabrique.


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Le projet de loi déposé en février 1883 avait pour rapporteur M. Luz- zati. C’était un projet de convention entre le ministre du commerce et les dix plus importantes caisses d’épargne du royaume pour la fon¬ dation d’une caisse d’assurance contre les accidents du travail. M. Luz- zati classe l’intervention de l’État en trois catégories :

1° L’État se substitue à la prévoyance individuelle, qui, par suite de son intervention, devient de facultative obligatoire. C’est le programme allemand.

2° L’État encourage l’action individuelle et la fortifie en lui accor¬ dant certains avantages, mais sans l’absorber.

3° L’État fait profiter la classe ouvrière des institutions adminis¬ tratives dont l’action peut lui être utile, comme les bureaux d’épargne postaux, mais sans qu’il y ait de sa part aucun sacrifice.

La caisse d’épargne postale date en Angleterre de 1861, et ses succès incontestés l’ont fait adopter dans presque tous les États européens. La caisse d’épargne postale anglaise a réuni en vingt années la somme énorme de 36 millions sterling ou 900 millions de francs.

La commission législative italienne conclut sur cette question dans des termes empreints d’une haute sagesse. « Il est bon de le dire haut et clairement, afin de dissiper les illusions sur les fallacieux renouvelle¬ ments sociaux confiés à des institutions d’État. Ces institutions ne peuvent changer les conditions de notre misérable nature humaine, ni insinuer dans nos âmes les vertus qui leur manquent, ni élever les salaires pour permettre d’en tirer de plus grandes épargnes, parce que nous dépendons des conditions générales et inexorables de l’économie politique. »

La question de la prévoyance avait trouvé, depuis plus de vingt-cinq ans, en Italie, une solution satisfaisante dans les sociétés de secours mutuels du Piémont, qui s’étaient introduites dans le nord de l’Italie. Les écoles populaires vinrent ensuite, ainsi que les magasins alimen¬ taires ou sociétés coopératives de consommation.

À partir de 1866 les banques populaires ont été fondées par un sentiment plus fraternel qu’humanitaire et relevant dans bien des cas du sentiment chrétien.

Il y a en Italie, dit le rapport précité, plus de 2000 sociétés de secours mutuels, 357 caisses d’épargne libres, 3458 bureaux de poste ouverts à l’épargne et 206 banques populaires. Toutes ces institutions émanent absolument de la prévoyance individuelle.

Un fait économique remarquable qui a été déjà signalé dans les lettres sur l’Italie de 1884, du savant économiste belge de Laveleye, est la décentralisation du crédit qui permet d’employer les épargnes du peuple dans la région qui les a vues naître.

Une petite ville de 5000 habitants, située dans la province de Tos-


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LE SOCIALISME D’ÉTAT


cane, Asolo, a fondé, en 1883, une banque populaire pour centraliser les épargnes des cultivateurs, des boutiquiers et petits propriétaires de la ville et des environs. Quelques hommes de bonne volonté, dévoués à Tidée de la vulgarisation du crédit agricole, ont consenti à diriger la banque gratuitement pendant les années d’essai ; actuellement, ils conservent la direction dans les mêmes conditions, mais des employés payés font le service des écritures et des mouvements de fonds,

La banque opérant dans les limites de la commune, escompte à 6 pour 100, fait des avances sur fonds publics, denrées et marchan¬ dises ; elle reçoit en dépôt les épargnes au taux de 4 ou 4 1/2 pour 100, suivant les termes. Elle émet, de concert avec huit banques de la même province, des bons agricoles qui ont la garantie collective des neuf banques.

Ces bons dits buoni del Tesoro delVagriculture, sont de 500 fr. et rapportent 4 pour 100 d’intérêt.

Profitant des institutions libres déjà existantes, le Parlement italien a associé à l’État, dans la fondation de la caisse d’assurance, les dix plus importantes caisses d’épargne d’Italie qui en ont constitué le capital. Celles qui l’ont souscrit sont les suivantes :

La caisse d’épargne de Bologne a souscrit la somme de 100 000 fr. ; celle de Turin, 100 000 fr. ; celle de Milan, 600 000 fr. Les caisses do Venise, Rome et Gagliari et celles relevant de la banque de Naples et de la banque de Sicile, du mont-de-piété de Gênes et du mont des pâturages de Sienne ont complété par leurs souscriptions la somme de 1 500 000 fr., formant le capital de garantie de la caisse.

Les caisses d’épargne de l’Italie étant peu connues à l’étranger, il ne sera pas sans intérêt de donner un court aperçu de l’historique de chacune d’elles.

La caisse de Milan date de 1823 et fut créée avec le reliquat d’un fonds de secours imposé aux communes de Lombardie. Son capital actuel est de 30 millions de francs, et ses dépôts atteignent 300 millions. Elle dote sur ses bénéfices plusieurs institutions : un crédit foncier et un magasin général des soies, et subventionne de nombreuses œuvres de patronage et d’assistance. Vient ensuite la caisse d’épargne de Bologne, fondée en 1837, avec un capital de 26 000 fr., fourni par cent personnes. Son capital, après moins de cinquante ans, est de 3 millions et elle reçoit 20 millions de dépôts. Elle a aussi fondé sur ses bénéfices un crédit foncier et un crédit agricole.

Celle de Turin s’est formée à l’aide de capitaux provenant d’une caisse de prêts dont elle s’est séparée en 1827.

La caisse d’épargne de Venise date de 1822 et a été fondée par le mont-de-piété de cette ville ; elle est garantie par la municipalité. La caisse de Cagliari a une origine analogue. Le mont-de-piété de Gênes


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gère sous sa garantie la caisse d’épargne qu’il a fondée. Quant au mont des pâturages de Sienne, il date de 1622 et a pour garantie, depuis celte époque, les pâturages de la Maremme, qui font partie du domaine public.

Les banques de Naples et de Sicile gèrent les caisses d’épargne de ces deux villes, qui ont souscrit également le capital de garantie de la caisse contre les accidents du travail.

Chacune des institutions de crédit précitées supporte les frais géné¬ raux de la gestion de la caisse dans la proportion du chiffre de sa souscription.

La loi constitutive de la caisse nationale d’assurance l’exemple des droits fiscaux pour ses polices, ses registres, ses certificats, ses actes de notoriété, et en général pour tous ses documents administratifs. Les caisses d’épargne postales font gratuitement l’encaissement des primes et le paiement des indemnités.

Il a été établi une classification des primes graduée sur les risques différents attachés aux diverses professions, à l’instar de ce qui se pratique dans les compagnies privées.

Après les caisses d’épargne et la caisse nationale d’assurance contre les accidents du travail, le gouvernement italien s’occupa de la question des caisses de retraite de la vieillesse, dont le grand ministre Cavour avait tenté la fondation dès 1859.

Votée en juillet 1859, à l’époque du traité de Villafranca, les événe¬ ments politiques empêchèrent la mise h exécution de la loi, qui fut remaniée en 1881 par le gouvernement. Retirée peu après à cause des vives critiques faites au premier projet, un second fut déposé par M. Luzzati, le 19 février 1883. Ce projet assure la liberté à la pré¬ voyance, qui perdrait sa spontanéité si l’obligation lui en était imposée.

Une subvention de 30 millions est proposée dans le projet de l’État. La Banque nationale coopère à la fondation par une subvention annuelle de 25000 francs sur ses bénéfices, et celle de Toscane souscrit 2500 fr., une fois payés pour primes de premier versement, au profit des ou¬ vriers de sa région.

La caisse des retraites italienne est basée sur la bienfaisance, et ses bénéficiaires sont choisis par une commission provinciale composée de membres nommés par le gouvernement, de délégués des conseils municipaux et des sociétés de secours mutuels, très nombreuses en ce pays. Les recherches du gouvernement italien tendent à organiser un socialisme d’État pratique et dont le bon fonctionnement rendra inu¬ tiles les tentatives d’introduction du socialisme cosmopolite à la recherche de sa formule définitive.


Gabriel Carron.


CHRONIQUE POLITIQUE


23 novembre 1887.


Le scandale qui troublait la République finit par une crise pro¬ fonde de tout l’État. Rapidement, comme si une fatalité avait voulu que chaque journée eût sa révélation et son drame, on a vu des accusations nouvelles assaillir l’Élysée, la Chambre ordonner une enquête et livrer M. Wilson à la justice, le garde des sceaux rejeter son portefeuille, le préfet de police céder la place, le ministère tomber, et, parmi tout ce tumulte furieux de griefs et de récrimi¬ nations, les républicains eux-mêmes sommer M. Grévy d’abdiquer. Jamais, depuis dix-sept ans ans, la France ne s’était plus vive¬ ment émue. Plus rien, devant elle, qui paraisse encore respectable et qui soit respecté ; plus Tien qui semble avoir la force de sub¬ sister ; plus rien qui garde son caractère ou sa fonction. Le gouvernement s’annule et s’avilit ; les pouvoirs publics sont dans une anarchie presque burlesque ; les affaires du pays vont à l’aban¬ don. Ce n’est plus, dans la foule, que défiance et suspicion ; de haut en bas, le mépris tourne à la licence. Les signes graves qui annoncent les révolutions apparaissent à tout le monde. Une telle république ne peut plus durer : on le sent, on le reconnaît, on ose le dire…

Il n’y a plus de curiosité publique, en France, que pour le scandale. On s’en assouvit et on n’en a pas assez, parce qu’il semble à l’opinion surexcitée de la masse qu’il y en a davantage encore. Que de hontes déjà ! Tous ces accusés qui nient, sans vergogne ; toutes ces preuves qui éclatent, comme par hasard ; tous ces fonctionnaires, ces magistrats, ces ministres qui s’incul¬ pent les uns les autres ; tous ces documents qu’on ramasse pêle- mêle, qu’on se renvoie, qu’on perd ou qu’on soustrait, qu’on cote et qu’on paraphe tardivement ; tous ces comparses qui se tuent ou qui s’amusent et qui, sortis de l’enceinte du tribunal, s’en vont débiter leurs secrets aux journaux, sur la table d’un cabaret ! Et les témoignages outrageants qui s’accumulent, de jour en jour,


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contre le gendre, contre le neveu du président de la République ou contre sa propre personne, pendant que les ambassadeurs des puissances viennent lui présenter leurs hommages ! Et, devant l’armée frémissante, devant le soldat stupéfait et indigné, ces généraux traduits sur les bancs de la 10 e chambre pour avoir tra¬ fiqué non seulement des insignes de l’honneur, mais de l’honneur même ! Et ces autres généraux qui sont en commerce de galanterie et de faveurs avec la Limouzin ! Le général Thibaudin qui, dans ses épltres délirantes, associe tendrement la patrie à cette aventu¬ rière ! Le général Boulanger qui lui offre sa « sympathie respec¬ tueuse », en l’assurant de ses bonnes grâces pour tous ceux qu’elle protège I Le général Grévy qui lui promet, dans un billet amou¬ reux, toutes les « satisfactions » I Combien d’ignominies et comme le dégoût a été naturel, dans cette masse de la nation que le mal étonnait d’autant plus qu’on lui avait prophétisé, au nom de la République, plus de vertu avec plus de sévérité, plus de probité avec plus d’économie ! Dieu merci, la France, si décriée quelle soit par l’étranger ou si volontiers qu’elle se décrie elle-même, vaut mieux que son gouvernement. Il n’est pas chez elle un paysan qui ne se fut habitué à croire que, pour gouverner la France, on devait être, on était toujours le plus honnête aussi bien que le plus capable. Il n’est pas un ouvrier qui eût consenti à croire que la démocratie dût être et serait, avec la République, le régime de la curée. Parce que leur colère n’a pas pris l’allure de l’émeute, on se tromperait en louant l’apparente placidité avec laquelle ils supportent le spec¬ tacle de ces désordres. Qu’on demande au suffrage universel sa sentence ; il répondra !

Nous n’avons pas à préjuger le sort de M. Wilson. Nous affir¬ mons seulement que la foule est maintenant trop passionnée et que l’histoire du scandale lui en a trop appris, pour qu’on puisse avant longtemps apaiser son irritation et désarmer sa vindicte. Que, dûment ou non, on innocente les accusés, on aura plus de peine à innocenter la République. Pourquoi ? C’est que le gouvernement a paru vouloir que la lumière ne se fît pas. C’est que le souvenir de tous les désordres dont chaque département avait été, depuis neuf ans, le témoin, s’est réveillé dans la mémoire du public. C’est aussi que, les coupables portant des noms très connus et occupant un rang très élevé, le régime ne peut plus bénéficier de l’irresponsa¬ bilité qui est comme la protection constitutionnelle de la Répu¬ blique, dans le mal. Enfin, c’est que les révélations coïncident non seulement avec les reproches do dissipation et de gaspillage mérités par la République, mais avec les plaintes de tous les intérêts qui sont aujourd’hui en stagnation ou en détresse. La


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République a été mal servie, dans cette période critique, par ses hommes d’État. lis n’ont pas discerné la vraie nécessité de leur gouvernement, leur vrai devoir. Ils n’ont pas su voir qu’avec le naturel français et dans une démocratie comme la nôtre, la suspi¬ cion est pire qu’aucune espèce de condamnation. Entre tous, M. Rouvier était le moins propre à garantir la moralité de la République. Ni par son caractère, ni par sa vie, il n’avait l’auto¬ rité nécessaire pour venir dire à la Chambre comme un autre Guizot : t< Nous ne sommes pas les premiers à être calomniés et injuriés indignement ; nous n’avons pas cet honneur : des hommes à côté desquels nous serions heureux et fiers d’être nommés un jour, ont été tout aussi calomniés, tout aussi injuriés, et aussi injustement, dans leur personne comme dans leur politique. Le plus grand homme des États-Unis d’Amérique, Washington, a été accusé d’avoir vendu son pays à l’Angleterre ; on imprimait de prétendues lettres, apportées comme preuves de cette accusation… Nous croyons trop vite à la corruption et nous l’oublions trop vite. Nous ne savons pas rendre assez justice aux honnêtes gens, et nous ne faisons pas assez justice des malhonnêtes gens. Je voudrais que nous fussions un peu moins empressés dans notre crédulité au mal, avant de le connaître, et un peu plus persévérants dans notre réprobation du mal, quand nous le connaissons. Soyons moins soupçonneux et plus sévères. Tenez pour certain que la moralité publique s’en trouvera bien… » Mais, la République eût-elle pos¬ sédé, dans la personne de M. Rouvier, le ministre probe, sagace, courageux, dont elle aurait eu besoin entre M. Grévy et la France, une telle force n’aurait pas suffi pour la sauver dans cette tempête de boue : il lui aurait fallu un autre parti, un autre Parlement.

La Chambre n’est plus guère qu’une dixième Chambre, comme celle du Palais de Justice. Elle s’est érigée en tribunal. Sa com¬ mission d’enquête confond le pouvoir législatif avec le pouvoir judiciaire, presque avec le pouvoir exécutif. Elle n’appelle pas seulement à sa barre les ministres et leurs subalternes, ceux-ci même avant ceux-là ; elle prescrit au gouvernement les actes que son administration doit accomplir, à la magistrature les opérations que sa police doit faire. Visiblement, elle songe moins à éclairer la République sur les abus qu’il lui faut corriger qu’à procéder contre certain suspect, contre certain accusé. Pendant qu’elle commet un genre d’usurpation, qui est si terrible dans les temps révolutionnaires, le parti républicain ne s’occupe, au Palais du Luxembourg comme au Palais Bourbon, que de ses ambitions et de ses haines. Ici, on prépare une crise ministérielle ; là, plus spécialement une crise présidentielle ; ailleurs, une crise constitu-


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tionnelle. Tous les efforts se mêlent ou se heurtent à la fois. On n’a pas encore jeté à terre les ministres qu’on veut déjà pousser hors de l’Elysée M. Grévy : sous le regard des ministres, on pose telle ou telle candidature pour la présidence non vacante de la Répu¬ blique. Il y a plus : on compte que, par une sorte de grève de minis¬ tres, on forcera M. Grévy à se démettre. Car, si vous rencontrez, devant la tribune, d’anciens ministres qui, pour le redevenir, se ménagent, par leurs discours ou par les votes, la bienveillance éven¬ tuelle de M. Grévy, vous en rencontrez, dans les couloirs, un certain nombre d’autres qui, pour succéder au président de la République, forment stoïquement contre lui la faction de la vertu scandalisée. En attendant, plus de débats qui ne soient des querelles violentes ; plus d’application aux affaires du pays. Vainement s’exhorte-t-on à une entente. Impossibilité pour les groupes de se réunir en assemblée plénière. Impossibilité de créer, pour quelque ministère qui se prépare, une majorité réelle. Impossibilité de gouverner la République avec des éléments que séparent tant de répugnances invincibles. C’est simultanément la lutte et la décomposition. Quel état ! Un grand procès où le régime républicain lui-même est en cause, et pas de garde des sceaux ; un budget à examiner, à régler, et pas de ministre des finances. Un Parlement et plus de gou¬ vernement devant lui. Une Constitution, et des républicains qui rivalisent à qui la violera le plus correctement ou à qui la révisera le plus opportunément. Une république, et, pour la présider, un homme qui, après s’être contenté d’être une ombre de président, n’en est guère plus qu’un cadavre…

Le douzième des ministères sur lesquels M. Grévy aura régné depuis neuf ans, a disparu. Il ne subsistait guère, il est vrai, que grâce aux ingénieuses précautions de son impuissance. Il n’était ni avec l’opinion publique ni contre elle ; il restait dans l’équivoque. Trop peu prévoyant et trop peu courageux pour pratiquer, au com¬ mencement du scandale, la raison d’État, il avait également manqué de franchise et de loyauté : on le soupçonnait de ménager les cou¬ pables, après avoir voulu les trahir ; il n’avait, ce semble, ni la conscience ni les mains pures. Et, pour triompher du soupçon, comment parlait-il, comment agissait-il à la Chambre ? Sans netteté, sans vigueur. Il avait déconseillé l’enquête ; mais il n’avait pas su s’y opposer. Puis, le jour où il avait été reconnu qu’on avait subs¬ titué dans le dossier de M mo Limouzin deux lettres de M. Wilson à deux autres, il avait refusé d’ordonner immédiatement une infor¬ mation, en interrompant le procès, comme la jurisprudence et l’équité le commandaient. Il avait fallu une éloquente objurgation de M. Jacques Piou et son habile insistance, pour l’y contraindre.


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Encore, en s’y laissant contraindre, se discréditait-il alors par une ruse qui ne leurrait personne. Ce n’e3t pas tout. On appre¬ nait de M. Mazeau que M. Rouvier lui avait dissimulé, toute une semaine, et le scandale et l’action irrégulière de la police. Enfin, quand M. Gragnon, à son tour, avait été inculpé dans la subs¬ titution des deux lettres, le ministère, par peur plutôt que par indulgence, s’était contenté de le « remplacer », sans le révoquer. Il n’avait plus d’autorité ; il avait tout relâché dans le gouverne¬ ment et dans l’administration ; il n’était plus rien, « il n’y avait plus rien » et l’aveu en était général. M. Clémenceau l’interpelle, ce ministère caduc. M. Rouvier va-t-il se défendre virilement, fièrement ? Non. Il argue de la conversion de la rente pour retarder quatre jours l’interpellation, comme si, annoncée quatre jours à l’avance, la crise en serait moins réelle et devait troubler moins gravement la sécurité du rentier. M. Rouvier ignore-t-il qu’on lui impute l’intention d’attendre tout simplement, durant ces quatre jours, une ordonnance de non-lieu qui, en absolvant M. Wilson, délivrerait le ministère de la question elle-même ? Ce ne sera pas sa seule faute, dans ce débat. Il réclame de la majorité un témoi¬ gnage de confiance. Or, il doit bien savoir que nos amis ne peuvent lui accorder que le bénéfice de leur tolérance. Il est, devant l’opi¬ nion publique, le ministre complaisant qui vient d’aider M. Grévy à protéger M. Wilson ; il a sa solidarité avec eux ; il a sa part du scandale, et, en face de la France affamée de justice, les conser¬ vateurs lui auraient apporté un témoignage de confiance à la fois parlementaire et morale ! Ils ne le pouvaient pas : les électeurs, ces justiciers dont la République connaîtra tôt ou tard le verdict, ne le leur auraient pas pardonné. Que la République se fasse un meilleur ministère ! C’est un souci, c’est un devoir qui appartient, après tout, aux républicains eux-mêmes.

Que, dans la circonstance, le coup qui a renversé M. Rouvier dût frapper derrière le président du Conseil le président de la République, personne, si ce n’est M. Grévy peut-être, n’en a pu douter. M. Clémenceau, consulté par M. Grévy, que ses fautes ont réduit à s’humaniser, lui a dit : « Ce n’est pas une crise ministé¬ rielle, c’est une crise présidentielle. » Ce mot lugubre, mais vrai, a la valeur d’une condamnation. Quoi ! un homme à qui le président de la République offre le pouvoir, M. Clémenceau, cet ambitieux et inquiet démocrate, lui aura répondu avec plus ou moins d’art : « Avant que vous me demandiez si je veux être votre premier ministre, permettez-moi de vous demander moi-même si vous prétendez demeurer président de la République ! » Et, cet avis impertinent, c’est M. Grévy qui l’aura reçu, lui, le président deux


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fois sacré à Versailles et qu’on pouvait croire inviolable I Décidé¬ ment, l’histoire est bien malicieuse dans ses leçons. M. Grévy voulait, en 1848, une république sans président. Il accepte, en 1879, la présidence de la République et, cette présidence dont il s’est revêtu aussi commodément que majestueusement, on lui signifie, en 1887, qu’il ait à s’en dépouiller ! On lui en intime l’ordre du même ton et pour la même raison qu’on ordonnait au général Caflarel d’arracher de sa poitrine la croix qui le décorait. Oui, le républicain qu’on appelait « l’austère », « l’intègre », « l’incorruptible » président de la République, le voilà jugé indigne de continuer son règne, on l’invite à l’abdication volontaire. On ne veut plus voir en lui qu’une « grande improbité méconnue ». On s’indigne que, déshonorant la présidence de la République, il ait non seulement laissé l’Ëlysée devenir une caverne de traitants et d’escrocs, mais qu’il ait obstinément défendu son gendre contre ces deux gardiennes immortelles de la République, la Vérité, la Justice… Soit. L’histoire admirera peut-être les républicains ver- tueux qui auront forcé à se sacrifier lui-même ce président qui n’a pas voulu sacrifier le mari de sa fille. Libre à eux de constater si solennellement son indignité 1 Libre à eux de bien faire voir à la France cette faillite morale de la première magistrature de leur république ! Mais, sans vouloir prendre de leurs institutions plus de soin que M. Clémenceau et ses amis, nous serions curieux de savoir comment ils peuvent congédier M. Grévy et respecter la Constitution qui lui a garanti pour sept ans son pouvoir présiden¬ tiel. Assurément, ils le traiteront mieux qu’un voleur ou le com¬ plice d’un voleur : ils ne mettront pas la main sur lui ; ils ne jette¬ ront pas une pierre sur l’Élysée. Comme leur police n’est armée d’aucun droit spécial contre lui et qu’il n’est pas de décret qu’il3 puissent forger pour l’expulser comme un simple Jésuite, ils se contenteront de l’intimider plus ou moins durement par des som¬ mations. Toutefois, quand les républicains débattent à l’avance, de groupe en groupe, les noms de cinq ou six candidats déjà prêts à remplacer M. Grévy, nous pouvons bien affirmer, nous autres monarchistes, qu’ils méconnaissent ou outragent la loi constitu¬ tionnelle, et, le jour où ils auront chassé M. Grévy de l’Élysée, nous pourrons les remercier d’avoir complété pour nous, pour la France, l’expérience de la République : il sera prouvé que la colère du parti républicain peut tout aussi bien sévir contre le président de la République que contre n’importe quel ministre ; par conséquent, il sera démontré que rien n’est stable dans la République, pas même sa présidence.

Il semble qu’une puissance inexorable s’acharne à perdre la


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République. Ou finit contre elle un procès commencé contre ud général, pour escroquerie, comme si elle avait, elle, escroqué à la France quelque chose de ses destinées. Telle a été la série de ses fautes, tel est le rapport logique de sa culpabilité avec celle des exploiteurs dont elle a favorisé le tripotage ou le gaspillage qu’on la condamne dans la personne de M. Wilson et de M. Grévy, presque sans croire qu’elle puisse désormais se justifier et recou¬ vrer son crédit. De quelque côté quelle regarde l’avenir, la Répu¬ blique aperçoit une menace. La violence, soit qu’elle s’en serve elle-même, soit qu’on s’en serve contre elle, lui serait funeste, sinon immédiatement, du moins le lendemain. Que si elle demande à la France, par des élections, un secours et un appui, elle s’expose au péril d’un jugement définitif. D’une part, la nation votera, qu’on le veuille ou non, sur le régime lui-même : car, le souvenir des méfaits qu’elle aura vus se joignant à celui des maux dont elle est la victime, elle votera non seulement avec sa souffrance, mais avec son mépris. D’autre part, il ne faut plus que les républicains espèrent, après de telles crises, diminuer, dans les élections futures, le nombre des députés conservateurs et, si la France assure à ces députés la supériorité numérique, la majorité nouvelle formera bien vite, sous la pression du moment, une Assemblée constituante. Mais, quelles que soient les conjectures, l’heure présente n’en a pas moins pour la République des présages singulièrement fâcheux. Les républicains eux-mêmes sont dans le désespoir ou dans une sorte d’affolement. La masse de la nation ne parle plus de la République qu’avec un doute ou une certaine ironie. k Le changement qui se prépare dans les faits s’opère déjà dans les imaginations. On s’attend à tout ; il semble que tout soit devenu possible. Un mot s’échappe de toutes les bouches, à gauche aussi bien qu’à droite ; « Il faut en finir I » Mais le public ne sent pas seulement cette impatience de la fin. Il a bien aussi le sentiment que tout finit et que l’industrie, le courage, la constance des républicains qui tenteront de sauver la République, en pourra tout au plus retarder un peu la perte. Combien de jours, de semaines, de mois faudra-t-il, dans un pareil état des esprits et parmi un mouvement si précipité des événements, pour que la France se tourne vers la Monarchie et soit prête à la proclamer ?

Il est tragique, le spectacle donné depuis huit jours aux peuples, par delà les Vosges et en deçà. Oh ! tout se compense, tout s’expie dans la fortune des nations et des hommes ! Dieu ne laisse long¬ temps à personne, ni aux empires, ni aux individus, le droit de croire sa félicité parfaite ou sa gloire complète. Voyez ces deux vieillards, l’empereur Guillaume et M. Grévy. Nul n’aurait pu ou


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osé, devant leur berceau, prédire à l’un qu’il deviendrait empe¬ reur d’Allemagne, à l’autre qu’il serait président de la Répu¬ blique. Ils se sont élevés, chacun, à ce faîte de sa grandeur. Et maintenant qu’ils ont tous deux une longue vie à finir en paix. Dieu attriste violemment leurs derniers jours, il trouble celui-là dans son cœur et celui-ci dans son honneur. Quelle angoisse ! Chaque matin, chaque soir, l’empereur d’Allemagne peut attendre de Coblcntz ou de San Remo la nouvelle que l’impératrice n’est plus, que le prince impérial n’est plus, et lui-même, affaibli par l’âge, respire à peine, n’a plus qu’un souffle et ne vit que comme par miracle. Chaque matin, chaque soir, M. Grévy peut attendre une révélation de plus contre son gendre, contre sa famille, contre lui-même ; les cris injurieux, les chansons satiriques retentissent plus haut, chaque matin, chaque soir, au fond de sa retraite ; c’est, chaque matin, chaque soir, un peu plus d’infamie pour sa vieillesse. Certes, leur sort ne se ressemble pas, quelque également amères que puissent être leurs larmes. L’empereur ne dispute qu’à Dieu la tranquillité de ses derniers jours et, dans cette lutte où il sait bien qu’il n’y a pas de recours, il incline forcément, doucement, son front deux fois couronné. Le président de la République dis¬ pute, lui, à ceux qui l’ont salué consul le temps qu’il lui restait à garder son consulat, son traitement, son logis, ses plaisirs ; il leur dispute la réputation de ses vertus et le peu qu’il sera devant l’hi toire. Sur le cercueil de l’empereur d’Allemagne, que ce cercueil soit précédé ou non de ceux de sa femme ou de son fils, tout un peuple répandra son deuil ; les lauriers de Sadowa et de Sedan s’y mêleront aux fleurs ; l’empire, si ému qu’il puisse être un moment par ces coups de la mort, subsistera pourtant. M. Grévy, avant qu’il expire, aura été frappé par la justice qu’il a bravée, par la justice vengeresse de la conscience publique ; les républicains l’auront expulsé du palais national qu’il habitait, et il aura pu, en partant, entendre non seulement la clameur de la France qui le honnit, mais le bruit d’une république qui s’écroule…

Le Tzar, forcé de prendre la voie de terre, en cette saison, pour ramener ses enfants à Saint-Pétersbourg, n’a pas pu ne pas s’arrêter à Berlin. On raconte qu’en franchissant la frontière alle¬ mande, il aurait dit : « Nous entrons dans l’empire des morts. » Si, vraiment, le Tzar a prononcé cette parole, signifie-t-elle qu’il n’y a plus, à Berlin, personne dont le cœur puisse encore battre pour lui, personne dont l’amitié lui soit encore une chose vivante et chère ? À-t-il effacé le nom de l’Allemagne au livre des peuples avec la des¬ tinée desquels la Russie peut encore associer la sienne ? Ce qui est sùr, c’est que sa visite a été toute de convenance et d’apparat. Le Tzar


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n’avait point appelé U. de Giers, pour l’accompagner. Il n’a paru voir, à Berlin, en passant, qu’un souverain à qui il devait un hommage, qu’un parent à qui il devait ses vœux. Le vieil empereur, jaloux de faire dignement jusqu’à son dernier soupir son grand métier de roi, est venu, malgré sa faiblesse et sa tristesse, le recevoir au palais de l’ambassade russe. M. de Bismarck ne s’y est présenté, paraît-il, qu’avec quelque mauvaise grâce. Ses journaux familiers avaient annoncé qu’il n’était rentré à Berlin que « par ordre » et, le matin même, ils affectaient de parler de la Russie sur le ton de cette arrogance menaçante qu’ils imitent volontiers du maître. Quel col¬ loque le Tzar, impérieux et tenace, a-t-il eu avec M. de Bismarck, si souple jusque dans sa brusquerie ? M. de Bismarck a-t-il regagné, comme on l’écrit déjà de Berlin, la faveur du Tzar ? À-t-il, par des offres nouvelles, réussi à détourner de la France la bienveillance du Tzar ? Nous en doutons. Si la France, dans l’état anarchique oii son gouvernement se trouve aujourd’hui, ne peut inspirer au Tzar que peu d’estime et de confiance, il sait du moins quel est actuel¬ lement, pour la Russie, le prix de la paix à l’Occident comme à l’Orient, et ce ne sont pas les discours du comte Kalnoky, de lord Salisbury, ni du roi Humbert, qui auront changé, aux yeux du Tzar, ce suprême intérêt de la Russie, la veille du jour où il a traversé Berlin. Quelques combinaisons que la diplomatie de M. de Bismarck ait récemment tramées et formées, la volonté du Tzar reste pour la paix de l’Europe la plus puissante des garanties. Ah ! si la France, maintenant réduite à l’isolement par la république misérable et variable qui la gouverne, était une monarchie et pouvait fournir les gages d’une politique sûre et constante, ne serait-elle pas bien vite une force recherchée de certains peuples et, dès lors, quand un de ces événements dont Dieu a le secret déconcerterait les alliances de nos rivaux et de nos ennemis, ne serait-elle pas autrement libre et autrement capable d’en profiter que sous ce règne honteux de M. Grévy ?


Auguste Boucher.


BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE


La littérature française par les critiques contemporains, choix de jugements, par MM. Chauvin et Le Bidois. 2 vol. in-12 (Eug. Belin, éditeur).

Ce recueil, œuvre des maîtres dis¬ tingués qui dirigent aujourd’hui le collège ae Juilly et le maintien¬ nent dans son ancienne et haute réputation, témoigne d’une grande intelligence de l’enseignement en général et, en particulier, de ses be¬ soins à notre époque. Aujourd’hui où l’on se mêle de tout réviser, les jeunes gens sont volontiers disposés à taxer de routine les jugements que portent leurs maîtres sur les auteurs classiques et à y voir une tradition d’école, un cliché de collège. Il est bon de leur montrer qu’ils se trom- ent sur ce point, comme sur bien ’autres, et de leur apprendre que nos critiques les plus éminents et les plus avancés ne pensent pas dif¬ féremment sur ce sujet et en parlent, dans la presse, exactement comme les professeurs dans leurs chaires. Tel est le but que se sont proposé MM. Chauvin et Le Bidois dans le travail dont nous venons de donner le titre. « Ce n’est pas ici, disent-ils, une nouvelle histoire de la littéra¬ ture française : il y en a de bonnes, il y en a" de médiocres, assez pour satisfaire tous les goûts. Il ne sau¬ rait être non plus un manuel prépara¬ toire aux examens : nous ne pensons pas que le besoin d’un manuel nou¬ veau se fasse beaucoup sentir… L’idée de ce livre, ajoutent-ils, appartient à Ténelon, qui recommandait de com- oser une rhétorique avec les plus eaux passages d’Aristote, de Cicé¬ ron, de Quintilien, de Longin et des autres célèbres auteurs… C’est un ouvrage de ce genre que nous avons voulu faire, non sur la rhétorique, mais sur la littérature française. Introduire daus les classes les mai- tres de la critique contemporaine, leur donner la parole pour qu’ils y


E rofessent eux-mêmes leurs plus elles et leurs plus saines leçons sur les grandes périodes et sur les chefs- d’œuvre de notre littérature, n’était- ce pas une application heureuse de l’idée de Fénelon ? »

Oui, assurément ; et, outre ce mé¬ rite d’être une inspiration du bon temps, cet ouvrage a celui d’ètre bien fait. Sauf de courtes notices sur les écrivains auxquels ils sont em¬ pruntés, ces morceaux s’offrent à le- lève degrés de toute observation approbative ou restrictive, et le lais¬ sent s’arrêter de lui-même sur ces pages remarquables, à l’originalité desquelles la variété de la forme ajoute encore un piquant attrait. Le pre¬ mier volume, publié l’an dernier, s’arrêtait à Bossuet ; le second, qui vient de paraître, embrasse tous nos grands écrivains postérieurs. Il est accompagné, non pas de plus do com¬ mentaires, mais de notes plus nom¬ breuses, et les noms des critiques qui y ont place sont tous d’une in¬ contestable autorité littéraire.


La Destinée, par le R. P. Félix.

In-18. (Téqui, 5, rue de Rennes.)

Si l’éloquence de la chaire produit les sensations vives qui entraînent spontanément les âmes vers Dieu, ses effets s’effacent parfois avec le son vibrant ou gracieux de la voix qui les a produites : verba volant. — Plus durables sont les impressions que cause la lecture des grandes pensées écrites : scripta manent.

Le R. P. Félix l’a compris et il nous donne un livre d’un style aussi correct, aussi incisif que l’a été sa parole. C’est une série de confé¬ rences inédites, sur la Destinée hu¬ maine. On ne saurait être plus clair, plus convainquant, plus brillant même. Elles sont au nombre de six : La Destinée devant la vie hu«  maine . — Existence et certitude de la Destinée. — La Destinée est hors la


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BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE


terre et le temps. — La vie pour nous dans le temp$ t n’est qu’un voyage vers la Destinée. — Conséquences du voyage de la vie. — Dieu seul est la Destinée de rhomme.

Nous sommes heureux de signaler ce livre, où le R. P. Félix a mis son cœur et sa foi.


Les sophistes allemands et les nihilistes russes, par M. Funck- Brentano. (Plon, Nourrit et C e .)

Ce volume est une œuvre de cri¬ tique et de science qui emprunte aux circonstances .un très vif intérêt. Le savant professeur de l’école des sciences politiques montre comment le nihilisme est né de la philosophie allemande, dont les sophismes se sont étendus en Allemagne jusque dans les plus hautes sphères gou¬ vernementales, pour se répandre ensuite en Russie et y être portés à tous les excès.


Les grands Esquimaux, parEmile Petitot. 1 vol. (Plon )

L’auteur est un ancien mission¬ naire, qui a vu et vécu tout ce qu’il raconte. Illustré de jolies gravures et d’une excellente carte, ce très cu¬ rieux ouvrage nous initie, dans un style élégant et pittoresque, aux mœurs si originales des habitants de la région arctique.


Polikouchka, par le comte Léon Tolstoï (Librairie Perrin.)

Sous ce titre d’une saveur toute moscovite, le comte Léon Tolstoï, ce premier des romanciers russes, dé¬ crit, avec la vérité d’observation, l’intensité de coloris, la puissance d’émotion dont il est coutumier, les mœurs aussi curieuses que peu connues encore des paysans d’un


village russe, croqués sur le vif dans le train familier de leur existence quotidienne. Ces moujiks, aiment, pleurent, rient, s’émeuvent, chan¬ tent, vivent enfin, évoqués à nos yeux par un puissant résurrecteur.

Polikouchka est l’un de ces mou¬ jiks. La pénétrante analyse du maitro nous révèle le fond de cette nature primitive, et nous la montre, évo¬ luant pour ainsi dire, dans le désha¬ billé du foyer domestique, jusqu’au poignant drame final, où se font

i our les idées particulières du comte jéon Tolstoï sur le rôle néfaste de l’or.

Le texte français est dù à la plume de M. E. Halpérine, le traducteur attitré du comte Tolstoï.


Amadis, poème, par le comte de Gobineau. (Plon.)

Le comte de Gobineau, né en 1816, mort en 1882, auteur de Y Essai sur l inégalité des races hu¬ maines et de plusieurs autres ou¬ vrages d’une valeur incontestée, a travaillé à ce poème jusqu’au jour où la mort vint subitement le frap¬ per. Cette âme si noble et si ferme a dit le dernier mot de sa pensée. ’Amadis est une œuvre toute d’ima¬ gination, mais basée sur les théories <jui ont été l’objet principal des etudes de l’auteur. Ses jugements, ses allusions aux événements de notre époque, ses vues sur les faits qui se préparent font de ce poème une œuvre particulièrement vivante et saisissante.

L’édition actuelle est précédée d’une préface biographique qui énu¬ mère les travaux si divers de M. de Gobineau et donne quelques détails sur sa vie.

Son portrait, gravé par Armand Mathey, le représentant à l’âge de cinquante-sept ans, sert de frontis¬ pice au volume.


L’un des gérants : JULES GERYAIS.


r.VElâ. —- B- DS 50.ü sr I ILS, lUlMUUSCES, 18, KUK DSS rOSSÉS-SAIXT-JÀCQUES.


MÉMOIRES D’UN ROYALISTE


XVI

QUESTIONS MONARCHIQUES. — CIRCULAIRE DE WIESBADEN.

LETTRE À M. BERRYER. — VOYAGE À VENISE.

1850-1851

Le moment me paraissant venu d’opposer sans plus de délai la Monarchie à la République, j’entrepris de présenter dans un tableau d’ensemble la situation respective des différents partis, et la Revue des Deux Mondes publia mon travail le 1 er février 1851 sous ce titre : Les républicains et les monarchistes depuis la révolution de Février .

Ma conviction s’appuyait sur des faits trop manifestes pour ne pas gagner à une discussion publique, et je n’aurais cru ni loyal ni habile de ne pas mettre, dans mon langage, autant de précision et de netteté qu’il y en avait dans ma pensée. Je ne dissimulai ni un acte ni un nom propre, et, vivant au milieu de ceux que ma fran¬ chise pouvait blesser, je me renfermai dans une si scrupuleuse véracité, que je ne suscitai pas une seule rectification. Je disais dans cet article : « Il y a dans ce monde plus de repentirs que d’aveux », et en écrivant cela, je ne pensais pas seulement aux. amis de la révolution de Juillet, je pensais aussi, non sans quelque raison, aux fauteurs de la révolution de Février ; car je savais qu’à gauche, comme au centre, de grandes déceptions dans le présent avaient produit de grands retours sur le passé. Mon article su terminait ainsi :

« La première condition pour rentrer dans le vrai et dans le raisonnable, c’est de se fixer d’abord en commun sur le faux et sur 1 absurdo. Or. lorsuu’on reconnaîtra qu’une république n’est pas toujours féconde en illustres républicains, on pardonnera plus aisément à la Monarchie de n’avoir pas produit constamment de grands monarques. Lorsqu’on sera forcé d’avouer, en jetant les

5 e LIVRAISON. 10 DÉCEMBRE 1887. 49


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MÉMOIRES D’UN ROYALISTE


yeux sur le passé ou autour de soi, que racclamatiou des masses peut se montrer plus aveugle dans ses choix que ne le serait le principe de l’hérédité livré à ses chances, on sera moins prompt à mépriser la sagesse des siècles antérieurs. Quand on aura noté que la loi de succession, en quatorze siècles, ne nous a, pas imposé un seul souverain complètement inique ou complètement cruel, et que la loi du nombre brut n’avait pas fonctionné deux ans qu’elle n’eût déjà courbé la France sous le joug d’un Robespierre, d’un Couthon, d’un Marat, peut-être alors reconnaîtra-t-on qu’aucun mécanisme électoral ne dispense un pays de lumières et de vertus, qu’aucune institution humaine n’affranchit l’humanité de ses vices originels et des seuls remèdes applicables à ces vices : on renon¬ cera aux panacées universelles, aux infaillibilités du droit popu¬ laire comme aux infaillibilités du droit divin. On cherchera le salut, à la lueur de l’expérience, dans les limites du bon sens ; on sera dès lors fort près de le trouver et il ne coûtera pas une larme. »

Parler au public est un devoir élémentaire pour tout homme aspirant à une action quelconque dans le temps oix nous vivons. Mais ce n’était pas tout le devoir- La Monarchie ne pouvait pas rester à l’état d’abstraction, et pour que les événements arrivassent à maturité, il fallait qu’ils déterminassent un sentimeat commun chez les royalistes et chez tous les princes de la maison royale.

En commençant par les légitimistes, on les rencontrait en immense majorité dans la voie que je me permettrai d’appeler rai sonnable. M. Berryer avait jeté tant d’éclat sur la ligne parlemen¬ taire ; il l’avait fait avec un tel respect des principes, avec une telle prudence et une telle sûreté de parole, qu’il exerçait, d’un accord à peu près unanime, la souveraine direction de son parti.

_ Le duc des Cars ne pouvait guère parler, en 1850, d’une armée qu’il n’avait pas pu montrer en 1848 ; le vicomte de Saint-Priest, envoyé à l’Assemblée législative par un département du Midi, aurait aimé à garder une situation distincte ; mais, outre qu’il avait de l’aménité et un certain bon sens, il n’avait ni les qualités ni Les défauts d’un chef de coterie. Il ne se sépara donc de M. Berryer que plus tard, lorsqu’il tomba aux mains de meneurs plus avisés que lui. M. de la Rochejacquelein était moins circonspect ; il y avait peu de sérieux dans sa vie, peu d’autorité dans sa parole, et sans le juste prestige de son nom, sans la bonne fortune d’une voix reten¬ tissante qui dominait tous les tumultes et faisait parvenir ses moindres interruptions jusqu’aux sténographes— R—point conquis un rôle et se fût épargné le tort de se poser eaa rival de M. Berryer. Les autres membres de la droite, anciens ou nouveaux, MM. Benoist d’Azy, de Vatimesnil, de Larcy, Béchard, de Xerdrel,


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de Riancey, de Laboulie, Poujoulat, etc., etc., se rangeaient affec¬ tueusement derrière le grand orateur.

Tout l’effort, dans l’intérieur du parti légitimiste, à cette date, était donc de montrer au pays que M. Berryer était le représentant des sentiments et des intentions de M. le comte de Chambord, que M. Berryer, désigné par la confiance du pays, était en même temps, à tous les points de vue, à tous les degrés, digne de l’intime et entière confiance du prince lui-même. Les orléanistes, à leur tour, M. Thiers comme M. Guizot, traitaient avec lui croyant traiter avec le prince en personne. 11 ne s’agissait donc plus que d’obtenir une chose : que la situation fût en réalité ce qu’elle était en appa¬ rence. J’avais bien un doute là-dessus, doute né de quelques réti¬ cences de ML de Saint-Priest et de quelques insinuations du duc des Cars, qui affectait de m’appeler « vendéen » et M. Berryer « avocat ». Mais je me promettais d’aller, à mon premier moment de liberté, m’en éclaircir près de M. le comte de Chambord, lorsque tomba tout à coup, sur nos têtes, le grave incident de Wiesbaden.

Pour en bien comprendre la portée, il faut nécessairement retourner un peu en arrière.

Le roi Louis-Philippe mourut à Claremont, dans la matinée du 26 août 1850- Il était sur le point d’accomplir sa soixante-dix- septième année. Dès qu’il sentit les approches de la mort» il fit appeler son aumônier, l’abbé Guelle, puis, en présence de la reine, de ses enfants et de ses petits-enfants, il reçut les derniers sacre¬ ments avec une fermeté simple et résignée. Il rendit le dernier soupir, entouré de toute sa famille et de ses serviteurs en larmes.

Au moment où ce malheur inattendu, quoique annoncé par quelques symptômes, vint frapper les exilés de Claremont, M. le comte de Chambord était aux eaux de Wiesbaden, entouré d’un grand nombre de Français. Il prit aussitôt le deuil, ordonna un service funèbre, et y assista au milieu de tous les royalistes qu’il avait pu faire convoquer. Madame la Dauphine trouva dans son cœur le même mouvement ; un service funèbre fut célébré à Frohs- dorf, avec toute la solennité que pouvait comporter encore sa majes¬ tueuse solitude.

M. de Salvandy était du nombre de ceux qui étaient venus saluer M. le comte de Chambord, sur les bords du Rhin, et il regagnait la France par Baden, lorsque la nouvelle de ces événements l’attei¬ gnit. Retournant aussitôt sur ses pas, il revint à Wiesbaden, et, après un long cntretUm a ver. M. 1» rom te de Chambord, partit pour l’Angleterre. Or* put croire alors que l’on touchait à l’heure des loyales réconciliations. Bien des cœurs se tournèrent avec confiance vers le grand événement dont la réalisation était désirée par tous


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  • es

les hommes qui faisaient passer l’intérêt de la patrie ayant un intérêt personnel ou un ressentiment. Tous les Français qui quittèrent Wiesbaden en même temps que le prince, prirent foi dans un meilleur avenir, M. de Salvandy, comme M. Berryer. Malheureuse¬ ment, c’était encore une illusion.

M. le comte de Chambord — je ne pourrais dire avec certitude sous quelle influence — voulut adresser des instructions à ses amis en France. Il le fit sans consulter aucun des hommes consi¬ dérables qui, durant plusieurs jours, s’étaient trouvés réunis auprès de lui et sans mettre dans ses déclarations la clarté qu’à cette heure-là le public se croyait en droit d’attendre de l’auguste repré¬ sentant de la monarchie française. Ce document, connu sous le nom de Circulaire de Wiesbaden, ne peut être oublié : d’abord, parce qu’il troubla et fit reculer des négociations qu’on avait lieu de croire en voie de succès, ensuite parce qu’il inaugura ce sys¬ tème de parler seul, sans concert préalable avec les hommes accré¬ dités près du pays, système que je n’aurai que trop l’occasion de déplorer et qui, à diverses reprises, de 1850 à 1873, ajourna ou fit échouer toutes les tentatives de restauration monarchique.

« • * # * ••••« 

Il était impossible de se méprendre sur le fâcheux effet de la circulaire de Wiesbaden, et ses rédacteurs eux-mêmes ne s’y trom¬ pèrent point. Les quatre membres du comité, au milieu desquels en avait isolé M. Berryer, étaient divers d’esprit, et celui qui en avait le plus, M. de Pastoret, ne l’avait pas juste. Fils du chance¬ lier de Pastoret, qui, dans l’Assemblée constituante de 1789 et dans la Chambre des pairs de la Restauration, avait joué un rôle considérable, Amédée de Pastoret avait plus d’ambition que de mérite. Possesseur d’une galerie de tableaux qui n’était pas sans yaleur, d’une bibliothèque où il puisa le sujet de romans quasi historiques, il ne croyait pas avoir donné sa vraie mesure, comme il l’écrivit à M. le comte de Chambord dans un moment d’humeur, ce qui le rendait habituellement mécontent de lui-même et des autres. L’accueil fait à son nom lui causa la sensation pénible qu’éprouve un ministère mis en échec le jour même de son inau¬ guration, et il montra peut-être moins de sincérité que d’empres¬ sement en niant sa part de paternité dans l’œuvre de Wiesbaden.

Quant à MM. de Lévis, des Cars et de Saint-Priest, ils trouvaient quelquefois, dans leur profond et absolu dévouement, le tact politique qui n’était pas inné en eux. Vivant hahituoiicment dans le cercle de leurs familles et de leurs opinions, ils commettaient, quand ils en voulaient sortir, de regrettables méprises ; mais quand ils se trouvaient soudainement au grand air et au grand jour,



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inexorablement avertis par la rumeur publique, ils mettaient toute leur loyauté, tout leur amour pour leur cause à reconnaître et à réparer franchement leurs erreurs inconscientes. Ils ne s’obsti¬ nèrent donc point à défendre la circulaire de Wiesbaden ; ils avouèrent sincèrement qu’ils n’en avaient pas prévu l’effet et se déclarèrent, sans hésitation, désireux de saisir une occasion qui présenterait sous un meilleur aspect la vraie politique du roi.

M. Berryer fut à la fois surpris et navré, mais il repoussa le découragement et calma de son mieux les membres de l’Assemblée, entrés depuis peu de temps en relations intimes avec lui. Sans se permettre un murmure public, sans rechercher et sans admettre une réparation bruyante pour l’usage qu’on avait fait de son nom à son insu, il s’appliqua surtout à faire comprendre au prince l’im¬ portance et l’urgence d’une manifestation authentique qui ne laissât plus trace de ce malheureux document.

On tomba promptement d’accord sur deux points, d’abord que le comité des cinq devait être fondu dans un nouveau comité plus nombreux et plus en rapport avec l’état de l’opinion publique ; ensuite que M. le comte de Chambord devait formuler lui-même un programme qui, avant d’être livré à la publicité, serait délibéré, pesé et rédigé, comme un discours de la couronne, par les princi¬ paux représentants du parti monarchique.

J’eus de longs entretiens sur la nécessité de ces deux mesures, avec le duc de Lévis, le duc des Cars et M. de Saint-Priest. Le duc des Cars fut celui des trois qui me toucha le plus ; c’était celui qui revenait de plus loin et qui, cependant, fut le plus ardent à pro¬ poser et à favoriser les nouvelles adjonctions. Elles se composaient du duc de Noailles et du duc de Clermont-Tonnerre, qui avaient toujours appartenu à la droite modérée de la Chambre des pairs, du duc de Valmy, petit-fils du maréchal Kellerman, qui avait servi quelques années dans la diplomatie, sous le roi Charles X et sous le roi Louis-Philippe, et s’était depuis très hautement rallié à la cause légitimiste, de M. de Vatimesnil, ancien membre du minis¬ tère Martignac, de M. Benoist d’Azy, de M. de Rainneville et de moi, quiYie nous étions jamais séparés un instant de M. Berryer, depuis notre entrée dans la vie parlementaire.

J’étais en Anjou, où je venais d’accourir pour fermer les yeux de ma mère, lorsque je fus informé de l’honneur qui m’était fait, par cette letre de M. le comte de Chambord :

« Frohsdorf, le 2 décembre 1850.

« Plusieurs de nos amis, monsieur le vicomte, se réunissent un jour de chaque semaine pour s’occuper de nos affales. Depuis


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longtemps je voulais vous prier de vous joindre à eux, mais votre position ne le permettait pas. Aujourd’hui que rien ne s’y oppose plus, je viens faire appel à votre dévouement, heureux de vous donner tout à la fois cette nouvelle preuve de la juste confiance que j’ai en vous et un nouveau moyen de servir une cause qui est celle de la France. MM. Berryer, des Cars, de Pastoret et de Saint- Priest, vous communiqueront à ce sujet tous les renseignements dont vous pouvez avoir besoin.

« J’ai appris avec satisfaction reflet salutaire que votre parole a produit dans une circonstance toute récente.

« Recevez-en ici, monsieur, l’expression de ma gratitude, ainsi que l’assurance de ma bien sincère et constante affection. »

« Henri. »

J’étais alors si accablé par la souffrance et par le chagrin, que je doutais sincèrement de mon retour possible à Paris et à l’Assemblée, et je ne crus pas devoir le déguiser à M. le comte de Chambord, en le remerciant dans les termes suivants :

« Monseigneur,

« Au moment où votre pensée daignait s’arrêter sur moi, le comble du malheur venait m’atteindre. Je perdais une mère à laquelle je devais beaucoup, ne fùt-ce que le sentiment d’inalté¬ rable dévouement pour Monseigneur, qu’elle portait si avant dans son âme. Bien qu’une nouvelle bonté de Monseigneur soit la plus puissante consolation que je puisse recevoir, cette consolation même est impuissante à me rendre des forces complètement abattues. Il m’est bien douloureux de me reconnaître, en face de Monseigneur, un serviteur inutile ; cependant la persévérance des coups qui me frappent me servira de trop légitime excuse auprès de lui.

« Je suis hors d’état de prévoir, en ce moment, le jour où je rentrerai à Paris et à l’Assemblée, mais si le peu de santé qui me reste encore me laisse la liberté d’un seul mouvement, c’est à Venise que je conserve l’espoir d’aller porter à Monseigneur l’hom¬ mage des sentiments de profond respect avec lesquels je suis, de Monseigneur, le très humble et très fidèle serviteur.

« À. de Falloux. »

Je pris peu de part aux délibérations du nouveau comité, qui se réunissait chez le marquis de Pastoret, dans son bel hôtel de la place Louis XV ; mais chacun y demeurait fidèle à l’engagement de provoquer la parole de M. le comte de Chambord. Cette


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occasion, naturelle, complète, éclatante, ne se fit pas attendre longtemps.

Le 15 janvier 1851, M. Berryer parut à la tribune, pour appuyer la protestation de M. de Rémusat, contre la destitution du général Changarnier, commandant l’armée de Paris. Avec un incomparable accent et la plus entière franchise, il posa la question de la Monar¬ chie et la question qui lui était indissolublement liée, celle de la fusion. Après avoir fait un vibrant éloge de la vaillance et du patrio¬ tisme des princes d’Orléans, il s’expliqua sur son récent voyage à Wiesbaden.

« J’allais, s’écria-t-îl, j’allais avec un grand nombre de mes amis, voir un autre exilé qui est étranger à tous les événements accomplis dans ce pays, qui n’a jamais démérité de la patrie, qui est exilé parce qu’il porte en lui le principe qui, pendant une longue suite de siècles, a réglé en France la transmission de la souveraineté publique ; qui est exilé parce que tout établissement d’un nouveau gouvernement en France est nécessairement contre lui une loi de proscription ; qui est exilé enfin, laissez-moi le dire, parce qu’il ne peut poser le pied sur le sol de cette France que les rois ses aïeux ont conquise, agrandie, constituée, sans être le premier des Français, le roi ! ( Vive approbation à droite . — Excla¬ mations, murmures à gauche) *.

M. Berryer traçait ensuite à larges traits quels devaient être désormais l’avenir et la mission de la royauté rajeunie.

L’effet de ce discours fut immense, et, d’une voix unanime, on résolut, chez M. de Pastoret, qu’on demanderait à M. le comte de Chambord la sanction publique du langage de M. Berryer. Un rendez-vous fut pris chez le duc de Noailles, entre M. Mo lé, M. Guizot et les membres du comité légitimiste alors présents à Paris, afin de rédiger, tous ensemble, un projet de lettre qui serait proposé à la signature du prince. Cette lettre fut rédigée, séance tenante, dans la soirée, et devait être portée à Venise avec une grande célérité, afin qu’elle pût revenir en France à l’heure oppor¬ tune. Ce message auquel se rattachèrent alors tant d’espérances, fut confié à l’un de mes amis personnels, M. de Bertou. 11 traversa, sans prendre une heure de repos et au cœur de l’hiver, les Alpes et la haute Italie.

L’approbation de M. le comte de Chambord ne fut pas un instant douteuse. Le prince témoigna vivement la satisfaction que lui causait cette démarche, fit au projet de lettre quelques modifications heureuses, tout À, fait dans l’esprit qui inspirait le document tout


1 Moniteur du 16 janvier 1851.


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entier, le rendit, écrit de sa main, à M. de Bertou, qui le rapporta à Paris avec la même promptitude. À six heures du matin, il frappait à la porte de la rue des Petits-Champs. M. Berryer était encore dans son lit. Sur les premiers mots de M. de Bertou, il se leva et se jeta dans ses bras avec une émotion que le patriotisme justifiait bien, car cette lettre était le manifeste d’une monarchie qui pouvait sauver la France ; en voici les principaux passages :

« Venise, 23 janvier 1851.

« Mon cher Berryer,

«… Vous le savez, quoique j’aie la douleur de voir quelquefois mes pensées et mes intentions dénaturées et méconnues, l’intérêt de la France qui, pour moi, passe avant tout, me condamne sou¬ vent à l’inaction et au silence, tant je crains de troubler son repos et d’ajouter aux difficultés et aux embarras de la situation actuelle. Que je suis donc heureux que vous ayez si bien exprimé des senti¬ ments qui sont les miens et qui s’accordent parfaitement avec le langage, avec la conduite que j’ai tenus dans tous les temps I

« Vous vous en êtes souvenu. C’est bien là cette politique de conciliation, d’union, de fusion qui est la mienne et que vous avez si éloquemment exposée ; politique qui met en oubli toutes les divisions, toutes les récriminations, toutes les oppositions passées, et veut, pour tout le monde, un avenir où tout honnête homme se sente, comme vous l’avez si bien dit, en pleine possession de sa dignité personnelle.

« Dépositaire du principe fondamental de la Monarchie, je sais que cette monarchie ne répondrait pas à tous les besoins de la France, si elle n’était en harmonie avec son état social, ses mœurs, ses intérêts, et si la France n’en reconnaissait et n’en acceptait avec confiance la nécessité. Je respecte mon pays autant que je l’aime. J’honore sa civilisation et sa gloire contemporaines autant que les traditions et les souvenirs de son histoire. Les maximes qu’il a fortement à cœur, et que vous avez rappelées à la tribune, l’égalité devant la loi, la liberté de conscience, le libre accès pour tous les mérites à tous les emplois, à tous les honneurs, à tous les avantages sociaux, tous ces grands principes d’une société éclairée et chrétienne me sont chers et sacrés, comme à vous, comme à tous les Français… »

Ce manifeste replaçait l’avenir de la royauté dans sa véritable voie. S’il n’obtint pas toutes les adhésions, il conquit du moins tous les applaudissements ; les portes de la France ne s’ouvraient pas encore, mais bien des obstacles étaient aplanis.


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L’occasion me parut favorable pour exécuter mon projet de voyage à Venise. Ma femme et ma fille, restées à Nice, m’y rap¬ pelaient, et de l’Anjou où j’achevais de régler quelques affaires de famille, j’écrivis à M. Berryer pour lui demander de me concerter encore une fois avec lui avant de gagner l’Italie. Les voyages et le séjour de Paris me causaient toujours une telle fatigue et j’éprouvais un tel besoin de ménager mes forces, au moment d’une si longue entreprise, que je demandai à M. Berryer un rendez-vous à Orléans, où je devais quitter le chemin de fer pour traverser en poste le centre de la France et gagner Nice le plus directement possible. Non seulement M. Berryer eut la bonté d’accepter le déplacement que je sollicitais, mais le duc de Noailles et le duc de Valmy voulurent bien se joindre à lui, et tous les trois vinrent ensemble passer avec moi vingt-quatre heures à Orléans. Je ne me remis en route que parfaitement d’accord avec eux et bien muni de leurs instructions.

Aussitôt rendu à Nice, j’écrivis à M. le duc de Lévis pour lui demander les ordres de M. le comte de Chambord, et je reçus la réponse suivante :

« Monsieur le vicomte,

« Je reçois à l’instant la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, et je m’empresse de vous dire que je viens de la mettre sous les yeux de M. le comte de Chambord. Le prince, ainsi qu’il me charge de vous en donner l’assurance, est vivement touché et reconnaissant du sentiment qui vous fait braver les fatigues d’un long voyage pour venir jusqu’à lui. Espérant que votre santé n’en souffrira pas trop, il accepte avec empressement votre visite et l’occasion de longs et confiants entretiens qu’il désire depuis long¬ temps et auxquels il attache beaucoup de prix. Je vais maintenant vous indiquer la marche de Monseigneur, afin que vous puissiez régler la vôtre en conséquence. Monseigneur compte aller faire incessamment une visite à sa sœur M mc la duchesse de Parme, et à son beau-frère M. le duc de Modène. Il partira probablement d’ici le 9 ou le 10 mars, sera à Parme le 10 ou le 11, y restera deux jours, sera à Modène le là pour y rester trois ou quatre jours, et enfin sera de retour à Venise au plus tard le 20 mars.

« Devant moi-même partir pour la France à la fin du mois de mars, je désire bien vivement qu’il vous soit possible d’arriver ici vers le 20, car jo serais vraiment désolé de manquer cette bonne occasion de vous revoir et de conférer avec vous de tous ces grands intérêts auxquels nous sommes également dévoués. D’ailleurs, vous penserez peut-être comme moi que, devant nous retrouver bientôt en


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France, et dans des circonstances qui peuvent devenir très graves, il n’est pas sans utilité que nous nous soyons vus ici auparavant…

« Agréez, je vous prie, Monsieur le vicomte, la nouvelle assu¬ rance de ma haute considération et du bien sincère et fidèle atta¬ chement que je vous ai voué.

« D. DE Lévis. »

« Venise, le 27 février 1851. »

La présence de ma belle-mère à Nice me permit de lui confier ma fille et d’emmener avec moi ma femme, si digne d’être associée à un tel voyage. J’avais surtout à cœur de la présenter à Madame la Dauphine. « Vous reverrez M. le comte de Chambord en France, lui disais-je ; mais reverrez-vous la fille de Louis XVI ? C’est un honneur et un souvenir qu’il ne faut pas laisser échapper, et qu’il faut garder dans son âme, comme un trésor qui n’a point de pareil ! »> Les jouissances annoncées ainsi sont rarement complètes. Celle-là, ma femme me l’a bien s uvent répété, ne subit aucune déception.

M. le comte de Chambord était alors dans la plénitude de son prestige. La tête avait toute sa noblesse, le regard toute sa limpi¬ dité, la voix tout son éclat. La démarche rachetait, par son aisance et sa vivacité, la disgrâce que lui avait laissée un cruel accident.

M mo la comtesse de Chambord était grande et d’un aspect dis¬ tingué. Sa physionomie respirait la bienveillance, mais aussi la mélancolie. On eût dit qu’elle était sous l’empire de 9ombres pres¬ sentiments et qu’elle se sentait embarrassée, vis-à-vis des Français, de n’avoir pas fortifié le trône par ses appuis naturels.

Madame la Dauphine était, si on peut s’exprimer ainsi, le pathé¬ tique en personne. La tristesse était empreinte sur ses traits et dans son attitude, mais, au même degré, s’y reflétaient aussi une inaltérable résignation et une inaltérable douceur. Alors même que son accent était brusque, ce qui arrivait souvent, la bonté de son intention restait transparente. Plusieurs membres de ma famille lui avaient été chers ; ma mère, née dans le château de Versailles, avait été élevée près d’elle ; la baronne de Mackau, mon arrière-grand- mère, restait l’objet de sa vénération. Elle se plut à m’en parler plusieurs fois. Elle aimait d’ailleurs à passer en revue tous les Français quelle avait connus* Elle se tenait exactement informée de tous les événements de famille et elle gardait aux moindres détails une rare fidélité de mémoire. On sentait que sa pensée revenait constamment vers les amis et vers les lieux dont l’exil la séparait.

— Comme Madame aime la France I lui dis-je un jour.

— Ce n’est pas étonnant, me répondit-elle avec la simplicité qui ne la quittait jamais, je tiens cela de mes parents.


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Et ces parents étaient Louis XVI, Marie-Antoinette et Madame Élisabeth !

Elle avait aussi un intraduisible accent en parlant de M. le comte de Chambord. Tout, pour elle, s’effaçait devant lui. Elle épiait le» moindres impressions des personnes qui approchaient de son neveu, les moindres signes qui se rapportaient à lui. Peut-être, politique¬ ment, ne se rendait-elle pas compte de tout ce qu’il lui fallait pour reconquérir la France ; mais d’instinct, elle le sentait avec une rare justesse. Elle avait, sur le mariage qui eût été le plus désirable pour M. le comte de Chambord, les idées les plus libérales. Ce quelle avait rêvé tout d’abord, disait-elle, c’était une belle et noble Polonaise… Elle, qu’on a prétendue hautaine, arrivait à l’humilité quand elle interrogeait sur son neveu. J’en rappellerai un seul exemple qui pourrait m’embarrasser puisqu’il me concerne, mais que je citerai néanmoins, parce que, selon moi, il fait preuve. Un jour que je sortais d’un long entretien avec M. le comte de Cham¬ bord, elle appuya fortement sa main sur mon bras ;

— Monsieur de Falloux, répondez franchement. Que pensez-vous de mon neveu ?

Je répondis par l’éloge le plus sincère.

Elle reprit :

— Je suis bien aise que vous l’estimiez.

Ces mots d’une rare grandeur par leur simplicité lui étaient familiers. Elle les prononçait sans s’y arrêter, sans songer à leur valeur et tout en continuant un travail de tapisserie qu’elle inter¬ rompait rarement, parce que c’était une oeuvre de charité destinée à des loteries françaises. Elle avait aussi une certaine naïveté de jugement qui tenait à ce que tout naturellement, sans morgue ni dédain, elle continuait à penser comme elle avait été élevée et sans y attacher aucune intention rétrogade, à considérer lâ France, comme divisée en trois ordres. Elle me dit un soir :

— Oü avez-vous appris à parler, car enfin vous n’avez jamais été avocat ?

Et quand je lui répondis, d’abord, que je ne savais pas bien parler, mais que du moins, je ne pouvais m’en prendre à per¬ sonne, car je n’avais jamais été même dans une parlotte, elle rit de très bon cœur du mot parlotte, et finit par me dire ;

— Mais c’est très bien ; ça doit être très bon pour les jeunes gens.

Le comte de Chambord habitait le palais Cavalli, sur les bords du Grand-Canal, à peu de distance du palais Vandramini occupé par M mô la duchesse de Berry. Le comte Lucchesi remplissait près de cette princesse les fonctions de grand maître de sa maison et ne


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se départait jamais de l’attitude convenante à son poste. M mo la duchesse de Berry parlait peu politique et semblait peu consultée par son fils. Mais, quand l’occasion lui en était donnée, elle expri¬ mait volontiers des sentiments très modérés. Elle me questionna beaucoup sur le Président. Elle l’aurait vu sans peine, me dit-elle un jour, rattacher les Bonaparte à la maison de Bourbon par son mariage avec une princesse napolitaine.

L’infant d’Espagne, don Juan, marié à une archiduchesse de Modène, sœur de M me la comtesse de Chambord, vivait aussi à Venise, mais très à l’écart. Il ne venait guère que le matin, et rare¬ ment, au palais Cavalli ou au palais Vandramini. Son fils, don Carlos, alors âgé d’un ou deux ans, était un enfant d’une rare beauté.

M. le comte de Chambord tenait à marquer, sous toutes les formes, la différence qu’il faisait et qu’il voulait qu’on fît entre la question légitimiste en France et la question légitimiste en Espagne : « En Fiance, disait-il, on est légitimiste ou on ne l’est pas, mais, du moins, on sait ce que c’est. En Espagne, au con¬ traire, le droit peut, des deux côtés, s’appuyer sur des considéra¬ tions très puissantes. » Il développait avec une haute impartialité les deux thèses. Il ne se refusait pas non plus, de temps en temps, quelque piquante plaisanterie sur le genre de vie peu sérieux du prince son beau-frère : « Vous avez eu bonne chance de le rencon¬ trer chez lui, me dit-il un jour, car il passe sa vie dans un tonneau, au milieu des marais, à guetter des canards. »

Rien ne pouvait s’ajouter à la bonne grâce de M. le comte de Chambord envers moi. Il daigna me témoigner, tout d’abord, une vive gratitude de mon voyage et se montra préoccupé de ma santé avec une insistance touchante. En m’invitant à dîner, il me demanda si je n’observais pas quelque régime, insistant sur son désir de me le faire suivre chez lui. Plusieurs fois dans la soirée, il me pressa de m’asseoir, lorsque tout le monde, dans le salon, était encore debout. Quand, le remerciant profondément, j’eus répété à plu¬ sieurs reprises que mes jambes valaient mieux que ma tête, il me dit du ton le plus amical :

« Allons, je vois que de loin j’avais conçu trop de peur. Vous guérirez bientôt, et personne en France ne s’en réjouira plus que moi. »

Il sut que j’étais accompagné de mon bon serviteur vendéen, le fidèle Marquet ; il voulut le voir et il lui recommanda gracieusement de me bien soigner.

L’empereur d’Autriche vint à Venise, à cette date ; il rentrait en Italie, pour la première fois depuis les soulèvements de 1848. Le


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maréchal Radetzki l’attendait sur la place Saint-Marc. On était curieux de voir l’accueil que lui ferait la population. M. le comte de Chambord voulut en être témoin, et prit place dans une galerie du palais des Doges, où il me fit asseoir près de lui. L’empereur arrivait de Trieste par mer, ce qui ne permettait pas de calculer très exactement l’heure de son arrivée. M. le comte de Chambord dut attendre assez longtemps, et passa une partie de ce temps à discuter avec moi la question du suffrage universel. Il en était assez partisan, plus que de raison peut-être, plus que moi certainement, et émit des doutes sur le projet de loi du 31 mai qui était déjà ou qui allait être déposé.

L’empereur François-Joseph, cordialement accueilli, se rendit d’abord à Saint-Marc, puis entra au palais, où M. le comte de Cham¬ bord alla promptement le visiter. Le prince me fit encore l’honneur de m’emmener avec lui et me présenta comme neveu du comte de Bombelles qui avait été gouverneur du jeune archiduc porté sur le

trône par l’abdication de son père, l’archiduc François. Je dus à cette bonne fortune l’honneur d’être invité à dîner par le jeune empereur, qui montrait déjà les sérieuses qualités dont il a fait preuve pendant son règne.

Je retrouvais développés, en M. le comte de Chambord, les dons qui déjà m’avaient frappés en 18â0, à Vérone et à Rome. En serait- il de même au point de vue politique ? J’étais impatient de m’en assurer, car j’aurais considéré mon voyage comme insuffisant, si je n’en avais rien rapporté au bénéfice de la France.

Dès le lendemain de mon arrivée, l’occasion d’exposer mes sentiments et de mettre le prince en mesure de se prononcer sur eux se présenta naturellement. Le comte Théodore de Quatre- barbes et moi, sans que nous nous fussions concertés — nous en fûmes même tout d’abord contrariés l’un et l’autre — arrivâmes en même temps à Venise. Dès le soir, et dans le salon du prince, je dis à mon excellent compatriote :

« Vous êtes sûr, mon cher ami, que notre cœur tiendra le même langage au prince, mais, sur certains chapitres, je vous avenis localement que je m’efforcerai de le mettre en garde contre votre optimisme.

— J’y comptais bien, me répliqua M. de Quatrcbarbes.

Puis, avec la bonne grâce qu’il avait envers, tout le monde et la bonne amitié qu’il a toujours gardée pour moi, il ajouta :

— Mais moi, je n’imiterai pas votre exemple, et j’exhorterai le roi à la pleine confiance en vous. »

Le lendemain et tous les matins suivants, le prince m’accorda une audience, d’abord en tête à tête, puis, sur ma demande, avec


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le duc de Lévis, que j’aimais mieux voir en face du prince que de le savoir derrière la porte. M. de Quatrebarbes servit de début à nos conversations politiques, que j’engageai ainsi :

« Vous ne pouvez avoir. Monseigneur, un ami plus dévoué que le comte de Quatrebarbes ; mais son éminent esprit l’attache quelquefois à des illusions. Il regarde toujours la Vendée du passé ; il ne peut se résoudre à voir la Vendée d’aujourd’hui.

— Oh ! je le sais bien ! répondit le prince très ouvertement et très gaiement, Quatrebarbes est un vrai chevalier ; mais il règle la politique sur les prophéties !

— C’est en effet son penchant, Monseigneur ; mais en dehors de là, c’est un homme d’affaires très distingué et un membre très expert de notre Conseil général.

Du comte de Quatrebarbes au duc des Cars, il n’y avait qu’un pas, et ce pas fut rapidement franchi.

— Ne vous effrayez pas non plus de ce côté, me dit bientôt M. le comte de Chambord, le duc des Cars aussi se fait des illusions que je ne partage pas. Il se flatte de lever, dans un moment donné, deux cent mille hommes ; mais je sais parfaitement qu’il en lèverait à peine la moitié. »

À ces mots, mon visage ne cacha point ma surprise, et je gardai un instant de silence qui permit au prince de voir combien il m’en coûtait de le contredire ou de l’affliger. Je repris donc lentement, mais fermement :

« M. le duc des Cars n’a pas plus sous ses ordres cent mille hommes que deux cent mille ; et il importe que Monseigneur soit absolument fixé là-dessus. Le duc des Cars compte, éparpillés dans l’Ouest et dans le Midi, quatre ou cinq mille hommes qui s’enrô¬ lent ou se laissent enrôler : les uns prêts à sacrifier leur vie à la cause royale ; les autres qui prendront le temps de la réflexion ; un certain nombre enfin beaucoup plus sérieusement enrôlés dans la police.

Le prince répliqua :

-— Vous exagérez à votre tour ! »

Mais il ne rompit pas l’entretien, et il fut convenu que, le len¬ demain, nous aborderions ce sujet à fond.

Le lendemain, je dis en substance :

« Croire ou ne pas croire à l’existence d’un parti militaire en France, c’est, selon moi, le premier point à régler pour se tracer une ligne de conduite. L’hypothè9e d’une prise d’armes exige une politique absolument différente de celle qui ne repose que sur un appel à l’opinion publique par la tribune et par la presse. Ces deux politiques ne peuvent être menées de front sans s’annuler


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l’une par l’autre. Qui l’entreprendrait n’aurait plus que l’inconvé¬ nient des deux, sans le bénéfice de l’une ni de l’autre. Les hommes d’organisation militaire et les hommes de lutte légale ne peuvent s’entendre. Ils se suspectent réciproquement. Le public ne tarde¬ rait pas à être mis dans ces tristes confidences. Rien n’est long¬ temps caché à notre époque et dans notre pays. Rien d’ailleurs ne peut se dissimuler longtemps, quand il s’agit de discipliner ou d’entraîner les masses et de leur faire reconnaître des chefs.

« Ce qui se perdrait à cette double partie. Monseigneur, c’est un enjeu que vous ne pouvez pas y mettre : l’autorité et l’honneur de votre parole. On croirait difficilement à votre sincérité constitu¬ tionnelle, si l’on yous prêtait une arrière-pensée militaire, et. d’un autre côté, les hommes qui préfèrent une action plus énergique ne vous verraient pas sans déplaisir, et, permettez-moi de le dire, Monseigneur, sans méfiance, engagé avec les hommes de la poli¬ tique parlementaire. Ce serait encourir certainement, vis-à-vis de la France presque tout entière, la méconnaissance de vos inten¬ tions véritables. Ce serait vous tenir vous-même sous le coup d’un péril incessant, celui des indiscrétions qu’impliquent toujours les affiliations prétendues secrètes.

« Le jour où vos amis, au sein de populations qui les honorent, au sein du Parlement, et par les discussions de la presse, auraient fait assez de progrès dans l’opinion publique pour effrayer le gouvernement existant, quel qu’il soit, on ferait apparaître le duc des Cars et ses agents, devant une Cour d’assises, on saisirait ses correspondances, on se flatterait enfin de voua présenter vous- même devant le pays comme en flagrant délit d’ancien régime rêvé et imposé par la force. Les espérance» monarchiques s’évanoui¬ raient soudainement, et vous deviendriez victime d’une imprudence qu’on n’hésiterait pas à qualifier d’impardonnable.

« La Vendée est une admirable page d’histoire, mais c’est surtout une page d’histoire religieuse- Son héroïsme vint de l’ardeur de sa foi. Pour les Vendéens, le roi était surtout le vengeur et le garant des imprescriptibles droits de leur conscience. Rien de pareil ne peut exister aujourd’hui. Le sol même ne s’y prêterait plus. La Vendée d’autrefois était impénétrable à l’artillerie et à la cavalerie. Les paysans combattaient derrière leurs haies, comme des soldats derrière un rempart. Aujourd’hui, l’Ouest est ouvert au commerce le plus actif, à la circulation la plus facile ; nos mœurs et notre civilisation sont plus économes de la vie humaine et comprennent autrement les devoirs du patriotisme. Laissons-leur ce mérite en compensation, hélas ! de beaucoup d’aberrations. D’ailleurs, il ne s’agit pas de condamner le passé : il importe


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seulement de ne pas le prendre pour modèle à contre-temps et à contre-sens. »

Devant une insistance aussi pressante, le prince protestait avec vivacité, mais toujours avec une grande cordialité. Il me répétait souvent :

« Vous vous trompez. »

Il ne m’imposait jamais silence. On sentait qu’il y avait en lui des habitudes d’esprit, des affections et des espérances, dont il se détacherait avec peine, mais sur lesquelles cependant il pouvait et voulait entendre la vérité.

À diverses reprises, le duc de Lévis m’appuya, et finit par pro¬ poser un moyen de conciliation qu’il résumait ainsi :

« Le duc des Cars et ses amis rendent plus de justice à M. Berryer et à ses amtè que M. de Falloux ne le suppose. Il faut donc que les uns et les autres se voient davantage et discutent ensemble, à cœur ouvert, les points sur lesquels ils se trouvent réciproquement imprudents et aveuglés.

— Si M. le duc des Cars, dis-je à mon tour, veut bien me confier ses plans et m’ouvrir son portefeuille avec autorisation de tout répéter à M. Berryer, je prends ici, au nom de M. Berryer, comme au mien, l’engagement de ne rien cacher au duc des Cars de nos propres pensées et de nos vues sur l’avenir de la Monarchie.

— Je n’ai nulle raison de m’opposer à cela, dit gracieusement M. le comte de Chambord, et je ne puis qu’y gagner en toute hypothèse. Ainsi voilà qui est convenu. Quand vous rentrerez à Paris, vous trouverez le duc des Cars franchement informé de tout ce que nous avons dit à son sujet et formellement invité à se con¬ certer désormais avec M. Berryer comme avec vous. »

Mes laborieuses audiences ayant abouti à ce bon résultat, je passai au second but de mon voyage qui était de tracer au prince un fidèle tableau des partis dans l’Assemblée. Il était facile, à cette date, de prévoir que la principale pierre d’achoppement allait être la révision de la Constitution. Ce sujet était moins intime, et par conséquent, moins délicat que le précédent. Le prince n’avait pas encore de parti pris à cet égard ; il avait seulement une préoc¬ cupation, la prorogation des pouvoirs de Louis-Napoléon. Il me fut aisé de constater que M. Berryer et ses amis avaient été passa¬ blement dénoncés sur ce chapitre, mais quand j’eus fait à M. le comte de Chambord le récit détaillé de ce qui se passait entre nous, quand j’eus démontré, ce qui m’était bien facile, que nous considérions tout pouvoir viager du Président, comme le prélimi¬ naire de l’Empire, il parut soulagé et donna en ma présence au duc de Lévis les instructions les plus nettes, pour que, devant


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rentrer à Paris quelques jours avant moi, il y fît connaître d’avance, qu’il se rangeait à l’avis de M. Berryer, sur la révision, qu’il souhaitait que personne ne se séparât de lui sur cette question, et que je serais formellement autorisé à le déclarer en son nom.

Tous ces points acquis, je devais considérer comme complet le succès des idées que j’étais venu plaider à Venise. Je ne me dissimulais pas cependant que là même où la victoire était rem¬ portée, elle avait besoin d’être affermie. J’insistai donc sur la question des personnes comme indispensable complément des idées. Ayant bien soin d’écarter toute application ou même toute insinuation nominative, j’osai représenter au prince qu’un entou¬ rage politique était nécessaire pour entretenir ce mouvement d’esprit qui permet de tout juger parce qu’il permet de tout connaître.

Je me permis de citer à M. le comte de Chambord, cette belle maxime et ces réflexions de Bossuet que les princes ne peuvent jamais assez méditer :

« Le plus grand déréglement de l’esprit, c’est de croire que les choses sont parce qu’on veut qu’elles soient. Il est quelquefois fatigant d’être contredit, mais il est dangereux de ne l’être pas. La plus funeste adulation pour un roi serait la médiocrité des hommes avec lesquels il vivrait habituellement en contact, médio¬ crité qui, lui donnant à lui-même le sentiment d’une supériorité factice, l’habituerait à ne compter qu’avec son propre jugement. »

Je citai encore cet avertissement de Machiavel : « Un prince se juge surtout par les hommes qui l’entourent » et j’ajoutai — car la conscience qui interdit de braver commande quelquefois de dépla’re — j’ajoutai qu’on s’armait en France contre le prince de l’absence trop habituelle à Frohsdorf ou à Venise des hommes poli¬ tiques considérables, et que le commentaire le plus intelligible et le plus rassurant pour notre pays, de la récente lettre à M. Berrjer, serait un séjour plus fréquent, près de M. le comte de Chambord, des hommes dont le nom était déjà un symbole. Monseigneur me donna gain de cause en principe, et la permanence de l’Assemblée enle¬ vant leur liberté à ses principaux membres, M. le comte de Cham¬ bord porta tout naturellement ses regards sur le duc de Noailles et sur le duc de Valmy qui ne faisaient pas partie de la représentation nationale. Il fut convenu que M. le duc de Lévis, en arrivant à Paris, leur porterait, au nom de M. le comte de Chambord, l’invita¬ tion d’un séjour prolongé à Frohsdorf.

Ce point obtenu, le but que je m’étais proposé était atteint et je regagnai la France avec une reconnaissance profonde, une espérance fortifiée et une ardeur rajeunie.

10 DÉCEMBRE 1887.


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XVII

RÉVISION DE LA CONSTITUTION 186-1

La première pensée d’une révision de la Constitution républi¬ caine vint de l’Élysée, il importe de le noter. Aucun parti, sauf celui qui était en possession du pouvoir, n’avait de motifs de se presser, et n’était en mesure d’affronter résolument une telle éventualité. C’est, à partir du ministère du 31 octobre 1849, que le mouvement bonapartiste avait pris, de jour en jour, plus de con¬ fiance et plus de hardiesse. Je dis plus de hardiesse, je ne pourrais pas dire plus de franchise, car le Président, soit découragement, soit dissimulation, paraissait tantôt abandonner, tantôt reprendre ses projets ambitieux. Il usait alternativement des revues militaires au plateau de Satory, et des harangues dans les départements. À Satory, où il arrivait entouré d’un brillant état-major, maniant avec une rare habileté un cheval qui avait des allures de cheval de bataille, il était accueilli par les troupes, au cri de : « Vive Napo¬ léon î » et même au cri de : a Vive l’Empereur ! » Dans ses voyages et ses harangues, il se montrait plus hésitant.

À Saint-Quentin, où il allait visiter une brillante exposition de toutes les industries locales, les chefs d’atelier et les ouvriers for¬ maient autour de lui une foule compacte. Il y fut accueilli par des acclamations chaleureuses, et réclamant le silence en faisant signe qu’il voulait remercier :

« Je suis heureux, dit-il aux ouvriers qui l’entouraient, de me trouver parmi vous, et je recherche avec plaisir ces occasions qui me mettent en contact avec ce grand et généreux peuple qui m’a élu. Car, voyez-vous, mes amis les plus sincères ne sont pas dans les palais, ils sont sous le chaume ; ils ne sont pas sous les lambris dorés, ils sont dans les ateliers, dans les campagnes. Je sens, comme disait l’Empereur, que ma fibre répond à la vôtre, et que nous avons les mêmes intérêts ainsi que les mêmes instincts. »

Ces paroles, transmises à l’Assemblée avec une extrême rapidité, y suscitèrent une très vive irritation, et quelques instants après, elles étaient complétées par un second discours prononcé au banquet offert par la ville. Le Président disait :

« Si j’étais toujours libre d’accomplir ma volonté, je viendrais parmi vous, sans faste, sans cérémonie. Je viendrais inconnu me mêler à vos travaux comme à vos fêtes, pour juger mieux par moi- même et de vos désirs et de vos sentiments. Mais il semble que le


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sort mette sans cesse une barrière entre vous et moi, j’ai le regret de n’avoir jamais pu être simple citoyen de mon pays …

« J’ai passé, vous le savez, six ans à quelques lieues de cette ville, mais des murs et des fossés me séparaient de vous. Aujourd’hui encore, les devoirs d’une position officielle m’en éloignent, aussi est-ce à peine si vous me connaissez, et sans cesse on cherche à dénaturer mes actes, comme mes sentiments. »

Une autre fois, il s’exprimait ainsi dans un message qu’il faisait lire à la tribune par M. Baroche :

« Il est aujourd’hui permis à tout le monde, excepté à moi, de vouloir hâter la révision de notre loi fondamentale. Si la Consti¬ tution renferme des vices et des dangers, vous êtes tous libres de les faire ressortir aux yeux du pays ; moi seul, lié par mon serment, je me renferme dans les tristes limites qu’elle m’a tracées l . »

À ces démonstrations contradictoires répondaient des émotions fort diverses dans l’Assemblée. « Ce langage est louable et sincère, disaient les uns. — Il est fort habile et fort dangereux », disaient les autres ; — ou bien : « L’affliction de ne pas rencontrer plus de sym¬ pathie dans les rangs élevés de la politique le rappelle sincèrement à l’aspiration à une existence moins orageuse ; » — ou bien encore : « il laisse percer à dessein des projets inconstitutionnels, en attendant qu’il les affiche ou qu’il les impose. » — Quelques-uns enfin assu¬ raient que les deux commentaires contradictoires était également vrais tous les deux ; que l’émotion du moment et la composition de l’auditoire réagissaient facilement sur lui, mais qu’au fond il était intérieurement partagé entre deux penchants contraires, et que l’im¬ pression sincère du moment dictait son langage plus souvent qu’on ne le supposait.

Ceux qui portaient ce dernier jugement croyaient savoir que les vues du Président avaient tantôt plus d’ardeur, tantôt plus de désintéressement, selon qu’il se reportait aux rêves de son enfance, et aux entreprises de sa jeunesse ; ou bien qu’il arrêtait sa pensée sur l’indifférence qui l’avait accueilli à Strasbourg et à Boulogne et sur l’abandon où l’avait laissé la France, durant sa longue captivité, quand surtout il contemplait avec une émotion attristée le spectacle étalé sous ses yeux depuis deux ans. Alors il se mettait à douter de lui-même comme des autres ; il s’effrayait de la dispersion, de la déperdition des forces sociales, et on pouvait le surprendre alter¬ nativement dans des pensées d’abdication et dans des complots ambitieux.

Quelle que fût l’erreur ou la sagacité de ces divers pronostics,


4 Moniteur du 13 novembre 1853.


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une sécurité relative régna dans l’Assemblée tant que l’armée de Paris demeura sous le commandement de Changarnier, qu’on nommait alors le Sphinx. Changarnier ne disait, en effet, son secret intime à personne ; mais il y avait un point sur lequel il avait su mettre tout le monde d’accord dans la majorité, c’était qu’à tout événement, il serait le champion incorruptible de cette majorité, et qu’il lui servirait, selon l’événement, ou de bouclier ou d’épée. Aussi la lutte ne s’engagea-t-elle sérieusement, définitive¬ ment, entre le Président et l’Assemblée, que par la destitution du général en qui l’Assemblée avait confiance.

Cette destitution, qui eût toujours été un événement capital, dans quelque circonstance qu’elle se fût produite, fut encore aggravée, comme par bravade, par l’occasion choisie. Le général Neumayer avait, dans un ordre du jour officiel, rappelé aux troupes qu’elles ne devaient pousser aucun cri sous les armes. Le lende¬ main il fut destitué. Changarnier maintint les mêmes instruc¬ tions, il fut frappé à son tour. Le général Baraguay-d’Hilliers recevait le Commandement de l’armée de Paris et le général Perrault le commandement de la garde nationale. C’était un défi : il fut compris comme tel. M. de Rémusat se fit le promoteur des protes¬ tations de l’Assemblée ! . M. Baroche soutint la mesure au nom du gouvernement et il essaya de la justifier en ces termes :

« … Par l’importance exceptionnelle de son commandement, par la situation exorbitante qui avait fait de lui un troisième pouvoir, le général Changarnier, sans qu’il le voulût, sans qu’il le sût, malgré lui — je ne dis pas cela pour le besoin de la position actuelle, je l’avais écrit — était devenu le point de mire des dilférents partis. (À gauche et à droite : C’est vrai !) — Tous ceux qui regardent notre état actuel comme transitoire ou précaire s’étaient habitués à penser que lorsque viendrait le jour où la France serait appelée à délibérer sur ses destinées, l’influence politique de l’honorable général, l’influence que son grand commandement lui donnait, placée dans l’un des plateaux de la balance, pèserait puissamment et lourdement en faveur du parti auquel sa conscience et ses affections l’auraient rattaché… Nous n’avons pas cru devoir ni pouvoir permettre que cette influence, qui n’est pas dans la Cons¬ titution apparemment, se perpétuât, se consolidât, se fortifiât par sa durée, et nous avons voulu que, pour h grande délibération nationale, qu’on me permette de Je dire, le terrain constitutionnel fût complètement déblayé et que la volonté nationale pût se faire jour sans aucun obstacle, sans aucune difficulté… Nous pensons que la

1 Voy. au Moniteur, les s’anc’s 3, 10, 15, IG et 17 janvier 1851.


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mesure que nous avons prise ne pourra être désapprouvée par aucun de ceux qui sont réellement et sincèrement partisans de la souveraineté nationale. »

M. Baroche voulut aller plus loin encore dans sa profession de foi constitutionnelle ; il termina ainsi son apologie, trop outrée pour être persuasive :

« Il y a, Messieurs, deux choses dont nous ne voulons pas ; je me trompe, il y a trois choses dont nous ne voulons pas : nous ne voulons pas d’une restauration monarchique, ni pour la branche aînée ni pour la branche cadette ; et la troisième chose dont nous ne voulons pas, c’est une restauration impériale. (À gauche : Très bienl très bien !…) Le pays est fatigué, effrayé de ces restaurations qui se détruisent les unes les autres, et qui, un peu plus tôt, un peu plus tard, amassent des ruines nouvelles sur des ruines déjà amon¬ celées… Je ne sais ce que l’avenir réserve à la France, mais je vous rappelle, permettez-le-moi, cette phrase du message : « Que ce ne soit « jamais la passion, la surprise ou la violence qui décident du sort « d’une grande nation. » Nous sommes intimement convaincus que, quant à présent, il n’y a de salut pour la France que sur un terrain nouveau… dans le gouvernement républicain… C’est sur ce terrain légal et constitutionnel que nous faisons appel aux bons citoyens de tous les partis. »

Je me rappelle qu’après la lecture de ce discours, M m# Swetchine me dit : « Comment peut-on s’enferrer ainsi soi-même ? » et elle ne fut pas la seule en France à s’adresser cette question.

M. Baroche avait regagné le banc des ministres au milieu d’une très vive agitation, mais un silence solennel s’établit soudainement, dès qu’on vit le général Changarnier se diriger vers la tribune. Il en monta lentement les degrés et prononça d’une voix toute mili¬ taire et émue ces brèves paroles :

« Lorsque le gouvernement qui a précédé celui de M. le Président de la République a établi mon quartier général aux Tuileries, cinq partis divisaient et malheureusement divisent encore la France : les républicains modérés, les amis de la monarchie de tradition, les amis de la monarchie constitutionnelle, les démagogues qui se désignent sous d’autres noms, enfin les hommes qui veulent la dictature impériale, même sans la gloire, même sans le génie de l’homme immortel dont l’univers s’entretient encore. ( Mouve¬ ment,.)

« Je n’ai voulu être et je n’ai été l’instrument d’aucun de ces partis. J’ai voulu ce que voulaient tous les hommes honnêtes ; j’ai voulu l’exécution des lois, le maintien de l’ordre, la reprise des transactions commerciales, la sécurité de cette grande cité, la


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sécurité de la France entière, et j’ai l’orgueilleuse satisfaction d’avoir un peu contribué à vous donner ces biens.

« Malgré d’odieuses insinuations, propagées par l’ingratitude, je n’ai favorisé aucune faction, aucune conspiration, aucun conspi¬ rateur, et les deux partis que je vous signalais les derniers (les démagogues et les bonapartistes) m’ont voué des haines bien méritées et qui, pour mon honneur survivent à ma chute.

« J’aurais pu devancer cette chute par ma démission, qui eût été bien accueillie, mais ceux qui ont cru que j’aurais dû la donner sont-ils bien sûrs que ma présence aux Tuileries ne leur eût pas été utile ?

« Messieurs, mon épée est condamnée à un repos au moins momentané ; mais elle n’est pas brisée, et si, un jour, le pays en a besoin, il la retrouvera bien dévouée et n’obéissant qu’aux inspi¬ rations d’un cœur patriotique et d’un esprit ferme, très dédaigneux des oripeaux d’une fausse grandeur I » (Marques prolongées et bruyantes d approbation. Vive émotion .) — Nobles et prophéti¬ ques paroles dont le général Changarnier se souvint vingt ans plus tard en allant s’enfermer dans Metz et en refusant le grade suprême de la Légion d’honneur !

Un seul homme pouvait encore captiver l’attention dans cette solennelle explication devant la France : c’était M. Thiers. Personne, peut-être,depuis Voltaire, n’a manié la langue française avec autant de finesse et de clarté que lui. Cette joute oratoire fut l’une de celles où ses qualités brillèrent, sans mélange, de leur plus vif éclat. Rien ne fut laissé dans l’ombre, ni sur sa propre pensée, ni sur la pensée d’autrui. Il eut l’art de tout faire apparaître dans le passé, dans le présent, dans l’avenir, sans donner la moindre prise au reproche d’exagération ou de provocation. Il enferma ses contra¬ dicteurs dans une trame tellement serrée qu’ils ne s’en échappèrent que tout meurtris.

Quand M. de Ségur d’Aguesseau, élysêen très ardent, s’écria ;

« Quelle est votre opinion sur Wiesbaden ? »

M. Thiers répliqua :

« Permettez-moi de laisser à vous et à MM. les ministres le soin de dissoudre la majorité. Je ne veux pas m’en charger. »

M. de Ségur d’Aguesseau se leva ; mais les murmures improba- teurs de l’Assemblée couvrirent sa voix, et M. Dupin lui lança cette verte réprimande :

« Vous n’avez pas la parole, vous n’avez pas le droit d’inter¬ peller les orateurs, et vous le faites toujours d’une manière malencontreuse ! »

M. Thiers reprit son discours et termina ainsi ;


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« Lorsque deux pouvoirs en présence ont entrepris l’un sur Vautre, si c’est celui qui a entrepris qui est obligé de reculer, il y a un désagrément, c’est vrai, c’est juste ; mais si c’est celui sur lequel on a entrepris qui cède, alors sa faiblesse est tellement évidente à tous les yeux, qu’il est perdu.

« Eh bien, quant à moi, je n’ajoute plus qu’un mot, il n’y a que deux pouvoirs aujourd’hui dans l’État, le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. Si l’Assemblée cède aujourd’hui, il n’y en a plus qu’un ; et quand il n’y en aura plus qu’un, la forme du gouverne¬ ment est changée. Le mot, la forme, viendront… quand ils viendront, cela m’importe peu ; mais ce que vous dites ne pas vouloir, si l’Assemblée cède, vous l’aurez obtenu aujourd’hui même ; il n’y a plus qu’un pouvoir… Le mot viendra quand on voudra… l’Empire est fait. »

À partir de ce jour et de cette parole, la situation fut parfaite¬ ment comprise d’un bout de la France à Vautre. Le Président et l’Assemblée n’avait pas encore croisé le fer, mais le duel était imminent et désormais inévitable. La Constitution de 1848 n’abri¬ tait plus qu’une trêve.

Toutefois, si la Constitution était le point d’où Von s’éloignait, il restait encore à savoir quel était le but vers lequel on tendait. La France le demandait à ses représentants. Les représentants se renvoyaient l’interpellation, sans trouver de solution. On pouvait déplorer cette situation, on pouvait au moins la considérer comme regrettable et prématurée ; mais elle provenait de courants irré¬ sistibles contre lesquels l’effort individuel était impuissant.

« L’incertitude est la phtisie des États, » a dit M. Villemain 4 . La France se sentait atteinte de ce mal, mais elle se sentait aussi ca¬ pable de guérison et elle voulait guérir. On avait prétendu, en 1848, organiser sur le papier, à coups de scrutin, une société sans passé et sans avenir. On avait interdit aux imaginations et aux intérêts de se mouvoir, en dehors d’un cercle de quatre années ; mais les imaginations et encore moins les intérêts ne se laissent* pas emprisonner ainsi. Ils ont bientôt dévoré ce cycle d’un moment et ils demandent aux hommes et aux événements de leur rendre de plus sûres et de plus longues perspectives. Les pouvoirs publics ne marchent pas pour marcher, comme les simples particuliers se promènent, et quand ils entrent dans une voie, ils veulent, ils doivent savoir où cette voie les conduit.

Tous les honnêtes gens dans le pays, tous les membres de la majorité dans l’Assemblée, avaient théoriquement le même pro-


4 Souvenirs con‘e,nporains i p. 78.


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gramme : un gouvernement stable, une liberté sincère et éclairée par l’expérience. Tous voulaient cela, mais à qui le demander ? Prolonger les pouvoirs du Président était la solution des hommes pressés, des hommes qui, amèrement déçus du côté de la liberté, n’aspiraient plus qu’à l’ordre et avaient hâte de le saisir, n’importe par quelles mains.

Reconstituer, avec la maison d’Orléans, le régime tombé en 1848, était un désir caressé par des hommes considérables, mais ils sentaient qu’ils ne pouvaient pas compter seulement avec leurs sympathies personnelles, et qu’il était difficile de ramener un pays, auquel on avait présenté depuis deux ans tant de mirages, au point juste où l’avait trouvé la grande catastrophe de Février.

Le troisième système, celui qui consistait à écarter tout expé¬ dient provisoire, et à ne plus rien entreprendre que de logique et de durable, était celui qui rencontrait à la fois les plus solides appuis et les plus opiniâtres obstacles.

Toutefois l’Assemblée était guidée dans sa majorité par un sen¬ timent si patriotique qu’elle se fut ralliée, je crois pouvoir l’affirmer, à la solution qui donnait à l’autorité la plus large base, à la liberté la plus sûre garantie, à l’intime réconciliation des cœurs et des esprits le plus noble exemple… si la maison royale elle-même s’était mise en mesure d’adresser cet appel au pays. C’étaient donc les questions de personnes qui tenaient désormais tout en suspens et en péril. Ce n’étaient plus les questions de principes.

Les royalistes de la Restauration étaient peu à peu devenus de sages libéraux. Les libéraux de 1830 avaient appris qu’on ne brise pas impunément un trône et que bien des choses s’écroulent avec lui. Des hommes qu’on avait considérés jusqu’alors comme les tenants les plus inébranlables d’un ancien et ombrageux libéra¬ lisme professaient déjà les sentiments que, peu de temps après le Deux-Décembre, ils consignèrent dans une note qu’ils adres¬ sèrent à M. le comte de Chambord. On lisait dans cette note :

«… Un pouvoir traditionnel qui s’appuie naturellement sur les classes supérieures et morales de la nation donne toutes sortes de garanties que, dans ses mains, la liberté ne sera pas tournée contre l’ordre. 11 répond plus qu’aucun autre à l’idée de liberté régulière et modérée qui reste au fond de l’esprit des Français, au milieu même de l’entraînement antilibéral dans lequel la peur du socia¬ lisme les a précipités.

« Il est plus nécessaire à M. le comte de Chambord qu’à aucun autre de prendre ce rôle.

« Ce qui lui rend, en effet, ce rôle libéral nécessaire, c’est que, s’il ne le prend pas, il sera rempli par la maison d’Orléans ; celle-ci


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le tient déjà par tradition et par nécessité, et il ne faut pas se dissimuler qu’il lui donne une grande force.

« Tant que la branche aînée ne remplira pas ce rôle, elle le laisse à la cadette, et la fusion des deux branches est impossible, car la position de représentant unique de la liberté constitutionnelle est trop haute et trop forte pour qu’on puisse jamais croire que la maison d’Orléans veuille l’abandonner tant qu’on la lui laissera occuper seule ; je n’oserais, pour ma part, y pousser si j’étais dans ses conseils. Ce n’est qu’en devenant franchement libérale que la branche aînée peut ôter à la branche cadette l’instinct que celle-ci conserve de se tenir à part, et lui fournir un terrain honorable et facile de ralliement. »

M. de Tocqueville qui tenait la plume pour ses amis prenait soin d’ajouter en leur nom et au sien :

« Je suis porté à croire, quant à moi, qu’après l’anarchie qui a suivi 1848, et en sortant du despotisme que nous subissons en ce moment, il sera nécessaire d’user de grande prudence dans le rétablissement de la monarchie constitutionnelle, qu’il faudra d’abord assurer au pouvoir royal tous les droits qui sont compati¬ bles avec la liberté et ne reconnaître, dans les premiers temps, à la liberté, que les droits indispensables sans lesquels elle ne pourrait pas exister.

« Ainsi, pour expliquer ma pensée par deux exemples : un parlement où l’on discute librement et dont les discussions soient publiques me paraît une condition sine qua non de la monarchie constitutionnelle ; mais il ne s’ensuit pas nécessairement que le Parlement ne puisse d’abord être fort restreint dans ses attribu¬ tions et resserré dans la durée de ses travaux.

« La liberté de la presse me semble encore une des conditions nécessaires de la monarchie constitutionnelle ; mais il n’en résulte pas qu’en dehors de la censure préalable, on ne puisse ni ne doive prendre toutes sortes de garanties contre les abus de cette liberté redoutable.

« On ne demande pas, je le répète, à M. le comte de Chambord, l’engagement de rétablir les libertés dont j’ai parlé, dans l’état où la monarchie de Juillet les avaient laissées. Ce qu’on lui demande, c’est de garantir que ces libertés seront rétablies dans la mesure qui est indispensable pour que le système constitutionnel soit une réalité et non une apparence *. »

Une autre question, bien moins essentielle mais plus pleine

1 Cette note, remise à M. le comte de Chambord en 1852, a été rendue publique par la Gazette de France, dans le numéro du jeudi 23 novembre 1871.


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qu’aucune autre de conséquences redoutables, la question du dra¬ peau, devait aussi être réglée. Elle naquit de la force des choses ; elle s’imposa d’elle-même et invinciblement, le lendemain du 24 février 1848. Dès ce jour, M. Berryer eut le sentiment que la réconciliation de la famille royale était un devoir et un intérêt impérieux, et dès lors aussi, la question du drapeau fut traitée dans les nombreux pourparlers qu’il eut avec MM. Guizot, Molé et de Salvandy.

M. le comte de Chambord en fut informé ; on répondit en son nom que le prince ne repoussait point l’emblème d’une réconci¬ liation qui était aussi dans son cœur, mais qu’on ne pouvait pas lui demander de prendre, à cet égard, une résolution avant que la France ne l’y invitât. Madame la Dauphine existait encore. Était-il possible, ajoutait-on, d’arborer sans les plus graves motifs, et* pour ainsi dire, sous les yeux de la fille de Louis XVI, un drapeau qui lui rappelait de si douloureux souvenirs ?

Tous les hommes politiques, sans exception, à qui cette réponse fut communiquée s’en montrèrent respectueusement touchés. Il demeura dès lors implicitement et même explicitement convenu que personne, à cette époque, n’ayant la mission de parler au nom du pays, on ne pouvait rien demander au-delà de ce que le prince voulait bien admettre, c’est-à-dire l’ajournement, d’un commun accord, de la question du drapeau, jusqu’à ce que l’on eût à s’occuper des moyens pratiques de restaurer la Monarchie.

À chacun de ses voyages à Paris, le duc de Lévis se plaisait à répéter : — « Le prince n’a et ne veut avoir aucun parti pris sur le drapeau. Il laisse cette décision aux Français eux-mêmes, mais s’il ne doit jamais revoir la France, s’il doit mourir dans l’exil, peut-on lui demander de se faire ensevelir sur la terre étrangère dans les plis du drapeau qui l’aura banni ? Le prince, en outre, vous donne lui-même, dans sa conduite, un gage certain de sa pensée. Il ne porte jamais un uniforme, même à la cour de Vienne. Il n’en portera jamais, sinon en France. S’il prenait un uniforme, son chapeau devrait prendre une cocarde ; et si M. le comte de Chambord avait arboré la cocarde blanche, ne fût-ce qu’une seule fois, il ne voudrait plus la quitter. Son chapeau reste à la disposi¬ tion du premier régiment français qui le saluera sur le sol de France. »

Ce langage, donné et compris comme un engagement, fut corro¬ boré par un incident fortuit, dont beaucoup d’hommes politiques ont entendu, comme moi, le récit de la bouche de M. Berryer. Le comte Fernand de la Ferronnays, attaché à la maison de M. le comte de Chambord, professait une cordiale reconnaissance pour


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M. Berryer, qui avait pris une part considérable à son mariage avec M 118 Gibert. Un matin, M. Berryer s’était Tendu chez M. de la Ferronnays, en mission à Paris pour quelques jours. En quittant son jeune ami, logé dans un hôtel garni, M. Berryer, croyant ouvrir la porte pour sortir, ouvrit par mégarde celle d’un placard qui avait le même aspect dans la boiserie et se trouva en face d’un uniforme de lieutenant général et d’un chapeau à cocarde tricolore. M. de la Ferronnays., refermant le placard en riant, ne cacha point à M. Berryer que cet uniforme* était celui de M. le comte de Chambord, en prévision d’une rentrée à Paris. L’uniforme avait été commandé par le comte Casimir de la Roche-Àymon, beau-frère de M. de la Ferronnays, chez Staub, tailleur en renom à cette époque, et le chapeau avait été fourni par un chapelier également très connu alors, dont j’oublie le nom, mais qui demeurait au coin de la rue Caumartin et de la rue Netrve-des-Mathurins.

Si, à cette date, le comte de Chambord avait eu, vis-à-vis de ses cousins, quelque mouvement spontané ou quel jue parole heureuse à la façon d’Henri IV, et si M™ la duchesse d’Orléans, rendant leur liberté aux princes ses beaux-frères, avait trouvé dans son amour maternel lui-même, moins d’illusions et plus de lumières, la cause de la Monarchie eût été facilement gagnée. Mais la division se per¬ pétuant au sein de la famille royale, la division continuait à se per¬ pétuer aussi dans l’Assemblée. Sans doute la Monarchie gagnait tout ce que perdait la République, mais quelle monarchie ? Devant cette interrogation, chacun s’arrêtait, craignant de se livrer sans sûreté.

On avait vu un frappant exemple de cette paralysie par la méfiance, durant la dernière vacance de l’Assemblée. La commis¬ sion de permanence avait été avertie, à tort ou à raison, qu’une tentative de violence était tramée contre plusieurs de ses membres et que le prudent M. Dupin lui-même était sérieusement menacé. La commission était donc autorisée à délibérer sur ses moyens de légi¬ time défense et elle en délibéra. Mais quand on en vint aux moyens d’exécution, légitimistes et orléanistes ne purent tomber d’accord que sur des négatives et prolongèrent une situation passive dont on s’étonne que l’inévitable dénouement n’ait pas été mieux prévu.

Le général Changarnier n’avait laissé et ne laissait en aucune occasion un doute sur son aversion pour l’Empire, mais, sur tout le reste, il s’appliquait à mériter son surnom de sphinx. Le général Bedeau était plus ouvertement légitimiste, mais il avait perdu, dans la journée du 24 Février, ce prestige qui subjugue et qui entraîne les légions. Le général de la Moricière, détaché non sans peine de la République par les excès qu’elle déchaînera tou-


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jours en France, prenait volontiers l’orléanisme comme une étape naturelle. Il avait trop de coup d’œil pour ne pas apercevoir la périlleuse insuffisance de cette halte, trop de loyauté pour n’en pas convenir ; mais cette riche et ardente nature n’était point encore parvenue à sa pleine maturité. Ses premières erreurs étaient dissi¬ pées ; ses grands progrès n’étaient pas encore accomplis.

Ces hommes et ce qu’ils représentaient soit dans l’Assemblée, soit dans le pays, groupés comme obstacles sur le même terrain, se flattaient de barrer le chemin à l’Empire, mais, quand on leur demandait un pas de plus, ils se troublaient, tergiversaient, et con¬ tribuaient à maintenir l’opinion publique dans l’inertie.

Nous le leur disions sans cesse ; nous les poursuivions, nous les obsédions de nos instances. Maintes fois, pour mon compte, j’ai répété à M. Thiers ; « On connaît votre influence sur Changarnier, on dit — c’était un mot de Louis Veuillot — que vous vous occupez à vous forger une épée. Mais de cette épée qui tiendra la poignée ? Votre main n’est pas assez militaire pour cela. De votre propre aveu, le césarisme est imminent. En prenez-vous donc votre parti et ne comptez-vous que sur le vote d’un ordre du jour pour conjurer cet avenir que vous déclarez funeste ? Ne craignez-vous pas que l’his¬ toire, en répétant votre mot : « L’Empire est fait ! » n’y ajoute : — « et M. Thiers l’a bien voulu. » M. Thiers ne se montrait pas insen¬ sible à ce langage ; mais il employait toutes les ressources de son inépuisable esprit pour prolonger son indécision et celle des autres.

Un soir, dans son salon, il me prit dans l’embrasure d’une fenêtre pour traiter de nouveau le sujet dont il ne désertait jamais la discussion. Je voulais lui démontrer que le temps pressait. Il s’obstinait à me répondre que je me montrais trop impatient. Fati¬ gués de nous tenir debout, nous allâmes nous asseoir sur un canapé isolé, et là, bien installés, nous multipliâmes, nous ser¬ râmes nos arguments, sans lâcher prise, ni l’un ni l’autre. L’entre¬ tien avait commencé à dix heures et quand, à bout de forces tous les deux, moi surtout, nous nous mîmes à regarder autour de nous, le salon, rempli au commencement de la soirée, était vide. M me Dosne et M me Thiers étaient allées se coucher. Les bougies étaient près de s’éteindre ; il était deux heures du matin. Voilà le témoignage que je puis rendre à la patience de M. Thiers dans de telles discussions et à la conviction chaleureuse qui m’animait moi-même. On ne discute pas ainsi des idées auxquelles on n’ac¬ corderait aucune valeur, et je ne quittais jamais M. Thiers sans être persuadé qu’il était plus lié par ses engagements que par ses propres arguments.

Quoi qu’il en fût, au fond, de ce grand esprit, lorsque M. Thiers


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m’accusait d’ètre trop passionné, je lui répliquais que nous étions tous, les uns aussi bien que les autres, pressés par une échéance qui s’imposait bon gré mal gré. C’était la révision de la Constitu¬ tion, révision presque universellement sollicitée, question impé¬ rieuse et très prochaine, dans laquelle les Conseils généraux en tête et les populations, le pétitionnement en main, entraient avec ardeur. Ce fait n’était pas niable, on n’essayait donc pas de le nier, mais on entreprit d’y parer, et cela devint l’occasion d’une division nouvelle entre les diverses fractions du pays conservateur.

Demanderait-on la révision de la Constitution ? Dans quelle mesure la demanderait-on ?

Sur ce terrain, on ne pouvait plus, comme on l’avait fait jus¬ qu’alors, rester réunis dans un effort commun, pour maintenir l’ordre dans la rue et le respect de la légalité à l’Élysée, en ajour¬ nant le surplus. Désormais, il fallait faire un grand pas. Il fallait parler et voter nettement pour ou contre un changement de la Constitution ; il fallait résolument s’unir ou se séparer.

De nombreux pourparlers eurent lieu pour conjurer cette divi¬ sion, avant qu’elle éclatât dans l’Assemblée et quelle étendit scs ravages sur toute la surface du pays. Ces pourparlers échouèrent complètement. MM. Thiers, de Rémusat, Duvergier de ïïauranne, leurs amis et leurs journaux, se prononcèrent contre la révision et pour le maintien de la République. Ils entraînèrent le général Changarnier et rallièrent facilement le général de la Moricière.

Un autre fractionnement se fit dans un autre groupe considérable de la majorité. MM. de Broglie, de Montalembert, Daru, Beu- gnot, etc., se prononçaient pour la révision, mais ils n’entendaient pas par là revenir à la royauté. Ils croyaient à la possibilité et à la nécessité de créer encore un état intermédiaire entre la République et la Monarchie. Us proposaient de rendre légale la rééligibilité immédiate du Président actiiel, en accordant à la présidence dix ans de durée au lieu de quatre. C’était, dans leur pensée, faire avorter certainement l’Empire, en donnant pour dédommagement au prince Louis Bonaparte une réélection décennale, que le suffrage universel ne lui refuserait assurément pas.

La gauche de l’Assemblée ne se montrait pas plus unie que la droite. L’extrême-gauche, qui visait toujours à l’anarchie, se croyait naturellement à la veille d’y voir plonger le pays. Il y a des hommes qui ont une grande égalité de caractère, ils sont toujours maussades ; il y a des partis qui ont une grande uniformité de conduite, ils se mettent toujours du côté qui peut tenir l’ordre social en échec. On entendait donc sur tous les bancs de l’extrême- gauche les mêmes violentes déclamations, mais les arrière-pensées»


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disait-on, étaient fort diverses. Il était hors de doute qu’en principe on était également hostile à la majorité et au Président ; mais si on était réduit à une option forcée, que devait-on préférer m petto : la majorité, avec tout le programme conservateur et la Monarchie au bout, ou un Bonaparte avec ses affinités révolutionnaires, ses sympathies italiennes* son antagonisme contre le Saint-Siège, et son tempérament absolutiste, qui est aussi le tempérament de l’extrême-gauchc ?

M. Michel (de Bourges) passait pour le chef des alliés secrets du bonapartisme. Le général Cavaignac et le colonel Charras étaient les chefs loyaux de la résistance à toute modification d’une Consti¬ tution qu’ils admiraient naïvement.

Nous leur disions : — « Votre fidélité et votre bonne foi ne peuvent plus sauver la République. Elle s’est perdue par ses propres fureurs, comme vous l’avez prédit vous-mêmes à la tribune. Si vous vous cantonnez dans un entêtement plus honorable que politique, vous attirerez les derniers malheurs sur votre pays et vous ne sauverez pas l’idée qui vous est chère. La Monarchie repré¬ sentative peut seule, en France, vous garantir ce que vous cherchez dans la République ; la liberté. Sacrifiez la forme pour sauver le fond, sinon vous perdrez le fond et la forme. »

Nous retournions ensuite aux orléanistes et nous leur répétions : — « Comment vous flattez-vous d’entraîner le pays dans votre conversion républicaine de si fraîche date et de si mauvaise appa¬ rence ? Personne n’a manifesté plus que vous sa réprobation et son effroi de la République. On cherche donc, derrière vos paroles, votre véritable pensée. On n’y voit qu’une tactique et une impru¬ dence. La tactique, c’est de gagner du temps pour une combinaison qui n’est pas encore prête ; l’imprudence, c’est de jouer la sécurité du pays sur un calcul qui a tant de chances d’être trompé. M. le comte de Chambord a trente ans ; le comte de Paris n’en a que douze ; si la Monarchie est prochainement rétablie* le comte de Chambord a pour lui* non seulement son principe, mais le bénéfice du fait. Il a l’âge et la force dont la France a besoin pour être bien gouvernée. Le comte de Paris implique forcément une régence. Entre l’homme et l’enfant séparés, la France hésite ; mais réunissez l’enfant à l’homme, faites de l’un le fils de l’autre, tout devient normal. La royauté s’appuie sur une magnifique famille royale. Personne n’est sacrifié à personne. Le comte de Paris succédera au comte de Chambord selon les lois de la nature et à l’heure où il eût succédé à M. le duc d’Orléans, son père.

« Vous nous dites que vous y consentiriez volontiers, mais que le pays n’y consent pas. Le pays le veut déjà plus que vous, et si


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vous le vouliez fermement, si vous en disiez franchement et haute¬ ment les raisons, le mouvement serait irrésistible* N’en voyez-vous pas les symptômes éclater de toutes parts, dans tous les départe¬ ments, en plein Paris même, au théâtre, à la Bourse et dans les grands centres industriels ?

« Vous dites que vous voulez, par une nouvelle épreuve, achever d’éclairer le pays sur les inconvénients de la République ; vous réclamerez seulement sur l’impuissance de la Monarchie. Il ne tentera, ni par vous ni par d’autres, la continuation d’une épreuve dont il est las. Le 1852 que lui promet la gauche, la jacquerie qu’on lui montre tous les matins en perspective est une formidable échéance que vous ne lin ferez pas accepter au nom de la Répu¬ blique, avec les républicains pour unique sauvegarde. À mesure qu’il approche de cette date fatalement écrite dans une fragile constitution, il s’agite, il s’effraye, il vous demande secours, et si c’est vous qui le lui refusez, il le demandera à d’autres que vous connaissez bien, et qui ne le lui refuseront pas.

« Quant à nous, royalistes, nous sommes, en 1848, loyalement entrés dans l’essai de la République. Nous avons surmonté des répugnances qui étaient profondes, des alarmes qui étaient fondées, parce qu’en agissant autrement, nous eussions déchaîné la guerre civile et amoncelé ruines sur ruines, mais aujourd’hui que les faits tiennent un tout autre langage, que la république modérée n’a plus pour elle que d’honorables, mais imperceptibles adhésions, que la république anarchique et sanglante dispute seule l’avenir à la Monarchie, nous faire républicains, sans le pays, malgré le pays, sans excuse patriotique, mais par calcul, par ressentiment ou par insouciance, nous ne le pouvons pas, ni vous non plus.

« Vous allez commencer sans dignité une campagne sans résultat. Vous serez vaincus, inévitablement vaincus, et vous n’aurez même pas la noble consolation que la conscience tient toujours en réserve pour le devoir accompli. »

À M. de Montaiembert et à ses amis, je ne cessais de dire i — « Quoi ! vous qui ne voulez pas l’Empire, vous qui ne pactiserez point avec lui, vous croyez à la continence politique d’un Napo¬ léon, vous jetez dix ans à sa convoitise, et vous vous flattez de l’avoir assouvie. Le Président est au pouvoir depuis deux ans, vous voyez ce qu’il en a déjà fait et vous ne voyez pas ce qu’il fera du cadeau que vous allez lui offrir ?

« La substitution de la Monarchie à la République peut entraîner des conflits violents, dont vous ne voulez pas, dites^vous, encourir la responsabilité. D’abord ces conflits ne noms semblent pas aussi vraisemblables que vous le supposez. Tout annonce, au contraire,


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que le pays laborieux, industriel et calme, éprouve un désir im¬ périeux de sécurité que personne n’osera combattre de front ; mais en admettant votre hypothèse, en vous accordant que les passions radicales qui se groupent sous le drapeau républicain, risqueront un de ces appels aux armes qui lui ont déjà si mal réussi, croyez- vous qu’ils ne le risqueront pas aussi contre vous ? Croyez-vous qu’ils accepteront docilement, la tète basse, une révision qui leur arrachera pour dix ans toute chance de saisir le pouvoir ? Assuré¬ ment non, et l’on doit vous poser ce dilemme ; Ou la République, qui a encore quelques adhérents clairsemés, n’a pas d’armée, et dès lors, l’argument que vous tirez de cette armée contre la Mo¬ narchie est de nulle valeur ; ou la République est plus populaire et mieux armée que nous ne le supposons, et alors elle se dressera contre vous aussi bien que contre nous.

« Vous mettez aussi votre enjeu à cette terrible loterie ; seule¬ ment votre enjeu n’en vaut pas la peine. Vous êtes coupables de la témérité que vous nous reprochez, mais vous l’êtes, sans racheter la témérité par le bienfait. Péril pour péril, alTrontons-le du moins pour le salut complet et définitif qui clôt l’ère des aventures, non pour une combinaison qui ne termine rien, et qui vous fait, à votre insu, les complices d’hommes dont vous ne partagez ni les théories politiques ni les convoitises. »

Plus je reviens sur mes souvenirs, plus je me replace en face de ces discussions dans lesquelles j’apportais tant de conviction, tant d’ardeur, tant de passion peut-être, mais du moins tant de passion pour mon pays, moins je comprends l’aveuglement égale¬ ment sincère de mes interlocuteurs. Le duc de Broglie et M. de Montalembert ont justifié, on n’en pouvait douter, l’hommage que je rendais à leur désintéressement, et ils m’ont bien vite accordé la douloureuse satisfaction de leurs regrets. Quel était donc le motif d’une si grande aberration dans de si grands et de si hon¬ nêtes esprits ? Je croyais le deviner sans cesser de leur rendre justice.

M. de Broglie n’était point encore tout à fait résigné à ne voir dans M. le comte de Paris que l’héritier de M. le comte de Cham¬ bord ; lui aussi préférait attendre ; mais il voulait, du moins, mettre avant tout, la France en sûreté. Il ne voyait point cette sûreté dans un second bail républicain, et il la cherchait dans un régime tran¬ sitoire.

M. de Montalembert demeurait fidèle à la devise, si profondé¬ ment gravée au fond de son âme : « Catholique avant tout. » Il redoutait pour le catholicisme l’alliance trop étroite de l’Église et de la royauté. Il demeurait effarouché par les compromissions des


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dernières années de la Restauration. Il demeurait séduit par l’ex¬ périence contraire sous la monarchie de Juillet et sous la Répu¬ blique. Sa nature, qui avait horreur du moindre déguisement, ne croyait pas facilement au mensonge et à l’hypocrisie ; il lui ré¬ pugnait d’entrevoir dans le second Napoléon, les mêmes violences et les mêmes duplicités que dans le premier. Les doutes qu’il eût pu concevoir à cet égard étaient balancés par le sentiment que le Président savait donner, non seulement de sa modération, mais aussi de son inertie. M. de Montalembert ne croyait pas beaucoup à l’hostilité des desseins chez le Président, il croyait encore moins à leur puissance. On l’avait rassuré pour l’Église, et tout en lui s’explique par cette préoccupation dominante. Sa pensée religieuse s’est trompée ; une pensée ambitieuse et personnelle ne l’a jamais égaré.

Pendant que tout ceci se débattait dans les plus intimes et les plus affectueux entretiens, Louis-Napoléon ménageait de moins en moins l’Assemblée. Il lui avait demandé la loi du 31 mai, qui, par le seul fait de quelques précautions dans la justification du domicile, avait irrité la portion, non pas la plus nombreuse, mais la plus facilement agitée du suffrage universel. Quelques semaines après, il demandait à l’Assemblée de se déjuger et il le lui demandait par l’entremise d’un ministère antiparlementaire. On pourrait croire qu’un pas nouveau du Président sur le chemin des coups d’État faisait faire à la majorité un pas équivalent dans la voie de l’union et de la résis¬ tance ; c’est le contraire qui arriva.

M. Thiers et le général Changarnier se lièrent de plus en plus étroitement et affectèrent de plus en plus des allures qui préten¬ daient s’imposer. Le général Changarnier, ses plus fidèles admira¬ teurs sont forcés d’en convenir, poussait jusqu’à l’excès deux qua¬ lités qui font parfois les héros : l’énergie et la foi dans cette énergie- Quand il fut destitué, on l’en vit très irrité, jamais déconcerté. Il demeura convaincu qu’il commanderait l’armée par l’autorité de son nom, tout autant que par le commandement officiel. Il avait alors un axiome favori, et parlant toujours de lui à la troisième personne, il disait : « Quand Changarnier lèvera le doigt, n’ayez plus d’inquié¬ tude I » Il ne croyait fermement ni à la stratégie de M. de Monta¬ lembert, ni même à celle de M. Thiers. Il croyait tenir les événe¬ ments à sa discrétion, et ce qui l’étonnait, c’est que là-dessus on ne s’en rapportât pas à lui.

La princesse de Lieven logeait dans l’ancien hôtel du prince de Talleyrand, au coin de la rue Saint-Florentin et de la rue de Rivoli. On entrait souvent chez elle, soit avant d’aller au Palais-Bourbon, soit en en sortant. Combien de fois n’ai-je pas entendu le général 10 DÉCEMBRE 1887. 51


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nous dire là, en plein abandon de causerie : « Vous cherchez tous le salut où il n’est pasl » Il n’ajoutait pas un mot de plus, mais sa tète redressée, ses yeux étincelants, son sourire si fin exprimaient suffisamment le reste de sa pensée. Je suis convaincu qu’il ne trom¬ pait alors personne. Son mutisme, souvent affecté, ne dissimulait point un complot, mais il cachait un rêve. Changarnier crut trop k la. renommée, aux souvenirs, aux liens de la fraternité d’armes. Il n’aurait fait de sa dictature que le plus noble usage, mais il crut trop obstinément à cette dictature.

M. Thiers, mis au pied du mur, prit enfin un parti, et son plan une fois conçu, il déploya, pour le faire accepter ou pour l’imposer, son ingénieuse et prodigieuse activité. En le voyant patronner tout à coup cette république pour laquelle, jusque-là, il n’avait pas assez d’imprécations, nous étions pris pour lui d’un sentiment nouveau : « M. Thiers, nous disions-nous, est plus susceptible d’attachement et de fidélité que nous ne l’aurions cru. Il fait, en ce moment, à la. maison d’Orléans le plus grand sacrifice qu’il pùt lui faire. » Ce sentiment, chez nous, était-il absolument une duperie ? Je me le suis demandé plusieurs fois, en voyant M. Thiers de 1871 à 1873. Cet opiniâtre attachement à son poste, ces injustifiables concessions pour s’y maintenir, cet enfantillage dans toutes les jouissances du premier rang, m’ont fait reporter quelques soupçons en arrière.

M. Thiers, en 1851, croyait-il bien réellement à la présidence du prince de Joinville, dont il affectait de parler sans y travailler ? Pressentait-il et souhaitait-il le succès de cette candidature ? Était- il bien contrarié des objections qui naissaient autour de lui à ce sujet ? Était-il même étranger aux représentations qui avaient pour but de convaincre le prince qu’il ne convenait point à sa dignité et à sa race de convoiter l’héritage du prince Louis Bonaparte ?

M. Thiers ne se réservait-il pas, quand les objections auraient prévalu, de réclamer, pour son compte, la clientèle orléaniste et le poste refusé par le prince de Joinville ? Ne souriait-il pa9 à cette situation quasi royale, un moment saisie et si vivement goûtée vingt ans plus tard ? Je ne le sais, et peut-être lui-même, à cette date, ne le savait-il pas davatage. La plus merveilleuse sagacité ne met pas à l’abri des illusions de l’amour-propre, et l’homme qui se trompe rarement sur autrui se trompe souvent sur lui-même.


La suite prochainement.


À. DE Falloux.


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IV

Quatre ans passés à diriger les hommes, à les conseiller, à les instruire, fùt-ce dans l’empire le plus décadent, quatre ans en butte à toutes les traverses d’une vie rudement accidentée, quatre ans de réflexions mûries sur les gens et les choses, de preuves de caractère, de surmenage physique, il y a là de quoi étoffer un homme pour le reste de l’existence, et, lorsqu’il s’agit d’un soldat, que ces quatre années, l’arrachant au stage improductif des grades subalternes, l’ont placé, dans toute la vigueur et la crânerie de la jeunesse, en face des grandes résolutions, des décisions suprêmes, auxquelles tiennent des milliers de vies humaines, alors l’on peut dire que le chef est né, et qu’il ne dépend plus, que du temps et des circonstances, de le révéler dans toute la saisissante beauté de son génie guerrier. L’Orient avait fait de Moltke un homme, lui le sentait ainsi ; il aimait à reporter sa pensée, avec une sorte de culte reconnaissant, vers ce steppe inexploré de l’Asie-Mineure, où aucun Européen ne l’avait devancé, sauf Xénophon ; il se plai¬ sait à rappeler ces raids à perte de vue, par les monts, par les plaines, au cours des fleuves, et il restait méditatif devant cette antiquité grandiose, qui prit naissance aux Tives du Tigre et de l’Euphrate, sur les pentes du Taurus et de l’Antitaurus, dont il avait relevé les gigantesques vestiges, et qui l’étonnait encore, rien qu’à s’en ressouvenir.

Par exemple, il vivait presque toujours en dedans, rarement au dehors, il était le grand taciturne . C’est ainsi que le dépeint, en 1841, un écrivain allemand qui le vit aux bains d’Helgoland, où on l’avait envoyé refaire sa santé :

Maigre de corps, de haute stature, des traits très accentués sur un visage émacié et bronzé, dont la bouche aux lèvres minces Loujours hermétiquement closes, dont la gravité silencieuse ne s’éclairaient en aucun cas pour répondre à la franche gaieté, aux saillies joyeuses, à l’attachante conversation d’un entourage qui ne put jamais l’arracher

  • Voy. le Correspondant du 25 novembre 1887.


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au livre dans lequel il demeurait plongé. À le regarder, ce qu’on voyait clairement, bien clairement, c’est qu’il avait dû supporter les incroyables fatigues dont il parle dans ses Lettres, et qu’une volonté de fer, aidée de tout le ressort de la jeunesse comme de la santé, avait seule pu le soutenir dans un pareil effort. Il avait alors quarante ans, mais il en paraissait cinquante. Ce qui frappait surtout en lui, c’était la simplicité, la droiture et le naturel de tout son être, dont la réserve n’apparaissait plus à la longue que comme une certaine taciturnité native.

Les lettres sur la Turquie parurent en 1841. Avant d’attirer l’attention publique, elles avaient déjà révélé la valeur du futur chef d’état-major général dans le cercle intime de sa famille et de ses amis, où, passées de main en main, elles excitaient au plus haut point l’intérêt de tous, ainsi qu’une sympathique admiration pour leur auteur. Parmi les personnes qu’elles avaient tout parti¬ culièrement impressionnées se trouvait une jeune Anglaise, Mary de Burt, belle-lille d’une sœur de Moltke, qu’avait épousée en seconde noces, durant l’absence de son frère, John Heytinger Burt esq., déjà père de trois enfants. L’imagination de miss Mary lui avait tant de fois dépeint les périls courus par le hardi voyageur, quelle le connaissait déjà, lorsqu’il lui apparut, à son retour, tout ennobli du prestige de sa rude campagne, et des mâles qualités qu’il y avait déployées. Par sa grâce aimable, elle sut vaincre sa réserve, elle se plaisait à l’entendre raconter ce qu’il avait vu, ce qu’il avait fait, ce qu’il avait souffert.

Le More de Venise nous avait déjà montré comment les jeunes filles s’éprennent d’abord des beaux récits guerriers, des hauts faits d’armes, des dramatiques aventures, puis ensuite du héros qui les leur conte simplement, après y avoir joué sa vie :

She lov’d me for the dangers 1 had pass’d

And I lov’d her, that she did pity them.

Moltke, de son côté, fut conquis par cette douce et fraîche vision, qui l’accueillait au pays retrouvé, il subit le charme de cette tendre sympathie, et il se résolut à lier son existence à Mary de Burt, qu’il épousait le 20 avril 1842, quelques jours après avoir été promu major.

Cette union, particulièrement heureuse, ne fut jamais troublée par le plus léger désaccord ; la mort la dénoua pendant la veillée de Noël 1868. En souvenir d’un passé qui lui parle de la plus intime communauté d’idées et de sentiments, le grand penseur militaire, le grand maître des batailles s’arrête encore souvent,


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durant chaque séjour dans sa propriété de Kreisau, devant le monument funéraire, où repose celle qui partagea sa vie. Élevé d’après le dessin même du maréchal, très simple dans sa construc¬ tion de briques avec encadrement en grès, au milieu d’un fouillis d’arbustes, il se dresse, tout près du parc, sur le point culminant d’une colline escarpée, et ne supporte d’autre ornement que l’image du Sauveur, le bras levé pour bénir, avec cette inscription :

l’amour est l’accomplissement de la loi divine.

Après son mariage, Moltke passa trois années à Magdebourg, où il écrivit et fit paraître un grand ouvrage militaire sur la campagne turco-russe dans la Turquie dEurope 1828-1829. Ce livre, dans lequel l’armée russe est sévèrement traitée, ne laissa pas que d’émou¬ voir le monde militaire ; il eut surtout du retentissement en Russie. Trop de campagnes se sont succédé plus récemment sur le même théâtre de guerre, pour qu’il offre autre chose aujourd’hui qu’un intérêt historique. Nous n’en retiendrons que cette seule phrase, laquelle clôt une série de considérations sur les difficultés d’assiéger Constantinople, et nous prouve péremptoirement que le maréchal de Moltke n’a jamais varié sur la manière dont il entend assiéger les capitales : « Sur des villes d’un demi-million d’habitants, la force des armes n’a pas de prise, seulement elles tombent d’elles- mêmes. »

Au mois d’octobre 1845, Moltke, nommé aide-de-camp du prince Henri de Prusse, oncle du roi Frédéric-Guillaume IV, rejoignait ce prince à Rome. Converti au catholicisme, le prince y vivait depuis longues années, en proie à une maladie incurable, mais, du fond de son lit, très renseigné sur les moindres intrigues de la diplo¬ matie européenne, et très fidèle correspondant de son royal neveu. Près de ce prince impotent, le service d’aide-de-camp comportait naturellement de nombreux loisirs. L’activité de Moltke put se donner carrière sur la ville éternelle. Il l’étudia dans tous ses détails, il en visita les moindres recoins, il voulut aussi s’en assi¬ miler le passé, et travailla son histoire jusqu’aux temps les plus reculés ; enfin, fidèle à ses instincts de topographe, il leva le plan de tous les environs, plan qui fut publié quelques années plus tard. Chaque jour, à cheval dès l’aube, il s’enfonçait dans cette merveil¬ leuse campagne romaine, qu’il aimait en poète, en artiste ; sa femme partageait souvent ces excursions, et lorsque, après avoir gagné une hauteur, il se décidait à installer sa planchette, ce n’était jamais sans avoir rempli ses yeux et son cœur de cette nature ardente, aux étranges et puissantes colorations. Voici un joli tableau emprunté à ses Notes de voyage :


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Quelle sensation délicieuse de cheminer dans la fraîcheur du matin par la ville endormie, de se sentir dégagé de l’étouffante étreinte des murs des jardins, de respirer à l’aise dans la libre et large plaine, et de reprendre la tâche quotidienne avec des forces renouvelées ! Afin de s’orienter, on choisit pour station un point élevé, et, pendant que l’aiguille de la boussole hésite avant de se fixer, le regard embrasse ravi un splendide panorama. Les environs solitaires sont pleins d’ombre et de silence, l’oreille ne perçoit pas encore les volées sonores, qui ébranleront les sept collines au réveil des cloches des trois cent soixante églises. Pas une maison, pas un homme, seulement quelques lézards, qui, du fond d’un vieux mur crevassé, avec leurs yeux pétil¬ lants d’intelligence, regardent ma planchette commencée, puis rentrent ai disparaissent tout effarés. Yoilà que flotte le disque d’or du soleil sur les monts Sabins, et une brise légère fait frissonner les hautes cimes des pins. Les contours s’éclairent, l’on reconnaît les objets à trois ou quatre milles de distance, les villas qui bordent les hauteurs boisées de Frascati, et les voiles éblouissantes sur le bleu sombre de la mer. Cependant il j faut se mettre au travail, il ne s’agit plus de fixer cette contrée dans ses .impressions picturales, il faut la saisir dans ses conditions physiques. Cela vous entraîne à travers les roches des ravins boisés, les vastes prairies des vallées ou sur les libres som¬ mets aux cimes embroussaillées. De toutes ces beautés la ravissante image est toujours là, se dressant où qu’on aille, pendant que votre planchette arrache au sol le secret de ses multiples décors.

Le séjour de Moltke à Rome emprunta aux circonstances un intérêt supérieur. Le l“ r juin 1846, le pape Grégoire XVI mourut. Depuis quelques heures déjà le pape était mort, que dans Rome tout le monde l’ignorait.

Le prince Henri pourtant le savait, raconte Moltke, et aussi quelques initiés. Un soir, étant près du lit du prince, je l’entendis dire : « Gré¬ goire XVI est mort, Dieu ait son âme. » Je le supposais endormi et je crus qu’il rêvait ; mais quelques jours plus tard, alors que l’annonce de la mort devint officielle, les paroles du prince me revinrent à l’esprit et je les rapprochai de la venue d’un prêtre inconnu qui, l’après-midi, s’était précipité dans le palais, tout hors d’haleine, et avait obtenu du prince un entretien secret.

Cela me procura l’occasion de voir un conclave. Je fus témoin de l’indescriptible enthousiasme qui porta au siège pontifical le cardinal Mastaï Ferretti, j’entendis les transports d’une foule en délire emplis¬ sant l’air pendant des heures de ses : Evviv a Pio nono !

Le 12 juillet de la même année, le prince Henri de Prusse mou-


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rait à son tour. Pour ramener son corps à Berlin, la corvette à voiles ïAmazone avait été envoyée à Civita-Vecchia. Après avoir accompagné le cercueil jusqu’à Gibraltar, Moltke débarqua en Espagne, afin de prendre l’avance nécessaire à régler les prépa¬ ratifs du débarquement à Hambourg. Il y gagna l’occasion de visiter Séville, Cordoue, et, poursuivant sa route vers la Castille, il traversa une colonie allemande, la Carolina. Vainement on eût essayé d’y surprendre un seul vestige de la langue allemande. Cette disparition si complète de l’idiome originel lui tient an cœur, et il fait cette constatation mélancolique :

Partout où ils se présentent, nos compatriotes font les meilleurs colons, les sujets les plus soumis, les travailleurs les plus infatigables, seulement ils cessent d’être Allemands. Ils deviennent Français en Alsace, Russes en Gourlande, Américains au Mississipi, Espagnols dans les Sierras. Oui, ils renient les liens brisés d’une patrie évanouie.

Cependant Moltke avait autre chose à faire qu’à recueillir des impressions de voyage, mais, quelque pressé qu’on fût alors, on n’allait pas vite en diligence ; on était bien forcé de prendre son temps et de voir le pays. Pour comble de disgrâce, il tomba à Madrid le jour du mariage de la jeune reine Isabelle, ce qui lui valut presque de coucher à la belle étoile, tant la ville fourmillait d’étrangers ; il s’enfuit, malgré les fêtes qui se préparaient, empor¬ tant une bonne impression de la nation espagnole.

Pas une fois, dit-il, on ne m’y & demandé l’aumône : pour descendra à mendier, le plus misérable a trop de fierté. L’homme se tient silen¬ cieux et grave, son manteau drapé sur l’épaule, dans une pose de tableau, dédaignant la mode française et gardant son vieux costume national, différent suivant chaque province. L’Espagnol de la dernière condition exige d’être traité avec une certaine considération, il accepte toujours avec plaisir un cigare offert amicalement. De tous les étran¬ gers, l’Allemand est ici le mieux vu. Les Français ont laissé de trop mauvais souvenirs dans le pays, et les Espagnols se reportent toujours volontiers par la pensée aux souverains allemands qui portèrent glo¬ rieusement le sceptre espagnol.

Il serait peut-être plus équitable de considérer Charles-Quint et Philippe II comme des souverains espagnols qui ont porté la cou¬ ronne impériale d’Allemagne, mais il est de mode allemande d’an¬ nexer historiquement ou géographiquement tout ce qui passe À honnête portée.


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De 1846 à 1855, Moltke, nommé lieutenant-colonel, puis colonel, passa par l’état-major du Vill 0 corps d’armée, par le grand état- major général, puis fut appelé au poste de chef d’état-major du IV e corps à Magdebourg. Le 1 er septembre 1855, le prince Frédéric- Guillaume de Prusse, aujourd’hui prince impérial d’Allemagne, se l’attachait comme premier aide-de-camp. Ce fut dans l’automne de l’année suivante que Moltke accompagna le prince à Moscou, où celui-ci devait représenter la maison royale de Prusse au couron¬ nement de l’empereur Alexandre 11. Les impressions de ce voyage ont été consignées dans une série de lettres que le général de Moltke, car jl venait d’être promu général-major, adressa à sa femme, et qui furent publiées plus tard sous le titre de : Lettres sur la Russie. Écrites pour une jeune femme, elles sont pleines de détails mondains, de descriptions de toilettes ; elles tiennent un compte exact de toutes les présentations, n’oublient aucune fête, aucune représentation officielle ; au surplus, elles témoignent de la grande tendresse du général pour celle qui partageait sa vie.

Tout en étant loin, sans doute, d’avoir l’importance des Lettres sur lOrient, elles se lisent agréablement, et sont encore, sous bien des rapports, instructives aujourd’hui. La première partie de ces lettres est datée de Pétersbourg, où le prince de Prusse était arrivé par mer. Elles nous font assister au défilé interminable des visites d’arrivée, passer en revue l’empereur, l’impératrice, les grands-ducs, les grandes-duchesses ; les habitudes, l’étiquette de la cour, jusqu’à la cuisine et la rapacité des larbins, y sont soi¬ gneusement notées ; aussi ce mouvement fatigue-t-il un peu le lecteur, comme il a dû fatiguer Moltke. La seconde partie fut écrite à Moscou. J’aime mieux cette dernière ; l’auteur est en pleine pos¬ session de son sujet, et le cadre prête davantage. L’on a dit souvent que Moscou était bien plus réellement la capitale de la Russie que Saint-Pétersbourg. C’est la vérité ; Moscou est la ville sainte de la vieille Russie ; elle en conserve toutes les richesses, tous les monu¬ ments, toutes les reliques ; elle reste le foyer des traditions du peuple russe. Lorsqu’il créa Pétersbourg, au bord du golfe de Fin¬ lande, Pierre le Grand voulut répondre à l’aggression de Charles XII en plantant sa capitale bien en face de la Suède, pour garder doré¬ navant celle-ci sous l’œil du maître. Mieux inspiré pourtant si, prévoyant l’immense avenir réservé à son empire, il l’eût portée aux rives de la mer Noire, dans un climat tempéré, à deux pas de Constantinople, là par exemple où se dresse Sébastopol. Péters¬ bourg a je ne sais quel aspect de ville neuve qui n’évoque rien du passé. Moscou, au contraire, c’est toute la Russie. Le chemin de fer, qui relie les deux capitales, existait déjà à cette époque, seule-


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ment, pour franchir les 87 lieues qui les séparent, l’empereur mettait alors quatorze heures, et les particuliers vingt-deux.

L’exploitation du chemin de fer paraît, du reste, très bien organisée. Sur tout le parcours il y a double voie, les gares sont bâties avec solidité et môme avec une certaine magnificence. Plusieurs de ces gares ont d’excellents salons de réception pour l’empereur. Les wagons sont très commodes, mais très lourds. Les montées sont très modé¬ rées, ainsi qu’on pouvait le prévoir dans ce pays-ci ; aussi a-t-on construit autant que possible la voie en ligne droite, sans se soucier de lui faire toucher les villes, sauf celles du point de départ et du point d’arrivée. Le chemin de fer appellera à l’existence de nouvelles villes, mais faut-il pour cela laisser périr les anciennes ? Du reste, les chemins de fer n’ont jusqu’ici rien appelé à l’existence, sinon les gué¬ rites des aiguilleurs et des barrières.

Ces barrières forment, avec les pierres milliaires, le seul ornement de cette contrée incroyablement désolée, inculte, plate et uniforme, dans laquelle on s’engage dès que l’on a dépassé les dernières maisons de Saint-Pétersbourg. Aussi loin que s’étend le regard, des marais, des pousses d’aulnes, des pins rabougris ; rarement un champ cultivé, plus rarement encore un village. L’église, avec sa coupole d’un vert clair et ses murs blanchis, donne toujours, de loin, un aspect riant aux villages. Mais dès que l’on s’en approche, on s’aperçoit que les maisons sont presque toutes de misérables huttes, sans jardins et sans arbres.

Moscou lui apparut bien merveilleux, au sortir de cette désola¬ tion. L’impression qu’il ressentit devant cette vieille ville fut telle, qu’il renonça à la traduire, il la compara vainement à tout ce qu’il avait vu jusque-là, et ses souvenirs ne lui apportèrent rien qui pût soutenir le parallèle : le Kremlin surtout l’étonnait avec ses murs hauts de 60 pieds, leurs créneaux dentelés et leurs donjons gigantesques, le château colossal du Tzar et Iwan Weliki ; il avouait que tout cela formait un ensemble unique dans le monde.

Au milieu des splendeurs du couronnement, dont il ne perd pas une péripétie, et qu’il décrit minutieusement, en homme qui sait combien ces détails feront la joie de celle à qui il les adresse, le général, dominé par sa passion exclusive, pense sans cesse à l’armée, et revient avec complaisance sur chaque cérémonie mili¬ taire. Lorsque les commandants des régiments viennent recevoir le mot d’ordre chez l’empereur, il est là, examinant en connais¬ seur hussards et cuirassiers, Tartares et Tcherkesses, Cosaques de la ligne, de la mer Noire et de l’Oural ; il s’éprend d’un certain


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régiment de gardes de l’empire, dont l’uniforme est emprunté au costume national, caftan et large pantalon dans les bottes, il sou¬ haite le voir étendre à toute l’armée russe. La grande revue de Pétrofskoï lui fait admirer soixante-cinq mille hommes d’infanterie sous les armes, dix mille sabres et cent trente six bouches à feu ; il calcule le temps du défilé, l’étendue dû front, si, au lieu d’être massées, les troupes eussent été sur une seule ligne, et comme elles arrivent de Pétersbourg, il est frappé de ce fait, qu’après de si longues journées de marche, elles puissent se présenter à peu près sur le pied de guerre.

D’ailleurs, l’appareil du pays est tout militaire, les châteaux, les couvents sont tous fortifiés. Ils étaient autrefois les refuges du peuple entier contre les incursions des Tartares :

Sans cesse les gardes regardaient du haut des créneaux les plus élevés du Kremlin vers le sud, parcouraient du’ regard la vaste plaine, <ei quand la poussière commençait à tourbillonner à l’horizon, quand la cloche d’Iwan Weliki faisait entendre ses coups d’alarme, tout le monde courait aux forteresses, et les bandes de cavaliers furieux cher¬ chaient en vain à ébranler leurs remparts.

Les revues seules ne pouvaient pas contenter le général de Moltke, il voulait voir le soldat chez lui, de tout près, dans son camp ; un jour il s’échappa et s’y rendit :

Nous allons au camp de l’infanterie et de l’artillerie à pied, écrit-il. Cette ville en toile avec ses 50 000 habitants et ses rues larges et droites, au milieu de la plaine nue et sans arbres, est bien appropriée à son but ; dans chaque cellule habitent quatorze de ces moines mili¬ taires. Ils sont couchés sur une barbette en bois couverte d’un peu de paille et ils s’enveloppent de leurs longs manteaux gris. Le havresac sert en guise d’oreiller, et les fusils brillants se dressent au milieu de la tente. Chaque tente est entourée d’un petit rempart en terre, afin d’empêchar l’eau d’y pénétrer. Les pluies torrentielles étant fré¬ quentes, ces digues sont nécessaires, et c’est tout au plus si quelques gouttes tombent du sommet de la tente. Au milieu du mois de juillet il a fait tellement froid, que l’on a allumé de grands bûchers, mais la pluie les a tout aussitôt éteints. En ce moment tout est poussière.

La nourriture est très bonne ; chaque homme reçoit trois livres d’excellent pain de seigle par jour et une demi-livre de viande. Les compagnies cuisent elles-mêmes leur pain. L’ordinaire se compose de soupe aux choux, schtschi, et de bouillie de blé de sarrasin. On prend le dîner en plein air, par compagnies, sur des tables et des bancs


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dressés par les soldats, et sans se soucier du temps qu’il fait. Demander à ces gens comment ils se portent, ils vous répondront, comme (un seul bataillon, comme un seul homme, qu’ils se portent parfaitement bien. Ils se tiennent le plus volontiers derrière le campement, où ne- passe jamais d’officier devant lequel ils soient tenus de s’aligner. Ils s’assoient par terre avec leurs chers manteaux et font la causette jusqu’à ce que les Cosaques viennent les chasser.

Il en est du soldat comme de la nation tout entière : sans ses chef» il serait dans l’embarras le plus mortel. Qui est-ce qui penserait pour lui, qui le conduirait, qui le punirait ? Si le soldat européen rencontrait son officier dans un état d’ébriété, tous les liens de la discipline se relâcheraient aussitôt ; le soldat russe au contraire couvre l’officier ivre dans son lit, le lave, et lui prête le lendemain, quand l’ivresse est passée, la même obéissance rigoureuse qu’auparavant.

L’autorité en Russie a un caractère divin en même temps que paternel ; le soldat, l’homme du peuple, s’adressant au tsar r l’appelleront batuchka — petit père — et l’État leur paraîtra une extension de la famille. Chez le peuple russe, la soumission n’exclue pas les qualités de virilité et d’énergie, ni surtout le patriotisme. À maintes reprises, l’attitude de ce peuple provoque l’admiration do général de Moltke. Souvent il s’échappait par les rues, et marchait au hasard, coudoyé par la foule dans une fête populaire, pendant une illumination, et son étonnement allait toujours croissant.

Rien ne m’a surpris, dit-il, comme la modestie, l’esprit d’obéissance et le calme de ces gens là. On n’imagine pas de peuple plus inoffensif, pins décidément bon enfant que le peuple russe.

À ce moment, rien ne faisait prévoir les ravages qu’une secte révo¬ lutionnaire devait bientôt exercer dans sa masse profonde ; sa foi religieuse, sa fidélité envers le tsar, son amour pour la patrie semblait lui ouvrir d’incalculables destinées, surtout si l’on réfléchit que le noyau de ce peuple est formé de trente-six millions de Vieux-Russes, d’hommes de même origine, de même culte, de même langue, en un mot de la plus grande masse homogène du monde. Quelles seront-elles aujourd’hui que les idées modernes montent et tendent à submerger l’autocratie des tsars ? Il est facile de prévoir que le régime représentatif importé en Russie y aurait la même influence qu’ailleurs, qu’il l’arrêterait dans l’essor de ses conquêtes, la ferait plus européenne, tournerait ses préoccupations vers les. seules améliorations à l’intérieur, et l’amoindrirait à l’extérieur.

Le jour du départ du prince de Prusse était arrivé. Le voyage


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devait se faire en poste jusqu’à Varsovie. Il pleuvait. À midi l’empereur vint prendre le prince pour assister aux grandes manœu¬ vres, qui avaient lieu à Pétrofskoï. Ici, il faut citer encore l’auteur des Lettres sur la Russie, pour comprendre à quelles dures corvées sont parfois vouées les existences princières :

Le thermomètre est descendu presque jusqu’à zéro, le vent souffle avec violence, la pluie nous fouette le visage, les troupes nous atten¬ dent les pieds dans la boue ; épaulettes, uniformes brodés d’or, croix, tout est éclaboussé par la suite, composée de plus de cent officiers à cheval.

La revue ayant duré quatre heures, nous retournons à la maison, trempés jusqu’aux os et transis de froid. Après le dîner, nouvelles visites d’adieu, et à minuit nous partons dans des voitures attelées de quatre chevaux. Pendant les deux premières journées il pleut cons¬ tamment, et il fait un froid terrible. L’aspect du pays est désert et désolé. On n’aperçoit que de rares habitations ; la plupart du temps on voit des forêts et des terres non cultivées.

Partout nous trouvons des chevaux tout prêts, et on met trois à quatre minutes à les atteler. Puis on repart au galop. En somme, nous mettons en mouvement plus de deux mille chevaux pour arriver à Varsovie. Nous entrons dans cette ville à trois heures du matin, nous y dormons deux heures et nous repartons en chemin de fer. Notre voyage aura duré sans interruption cinq jours et six nuits.

V

Le général de Moltke avait dû accompagner le prince royal deux fois en Angleterre, l’une à l’occasion de son mariage avec S. À. R. la princesse Victoria, l’autre lors de l’enterrement du prince Albert de Saxe-Cobourg-Gotha, mari de la reine d’Angle¬ terre. À ce second voyage, le retour s’effectua par la France et servit naturellement de prétexte à une visite à l’empereur, ainsi qu’à l’impératrice des Français. L’on eût dit que le général était appelé, comme plus tard le prince de Bismarck, à prendre la mesure du souverain qu’il devait un jour déposséder. Bien que l’empire fût dans sa période ascendante, la situation de la France, si forte, si brillante en apparence, laissait déjà percer quelques points faibles, de légers dessous ; l’œil exercé de M. de Moltke ne s’y trompa pas, ses impressions de voyage en témoignent dans maints passages.

Entouré de grands honneurs à son débarquement à Calais, le prince de Prusse avait été reçu à la gare du Nord par le prince


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Napoléon, dont Moltke admira la ressemblance avec son oncle, le grand Napoléon. « Ce sont les mêmes cheveux noirs, la même pâleur de visage, le même profil d ’imperator romain. » À son arrivée aux Tuileries, par contre, il ne trouva pas le moindre air de famille à Napoléon III :

Je m’étais représenté Louis-Napoléon bien plus grand, écrit-il à M ma de Moltke ; il a très belle tournure à cheval, il est moins bien à pied. Ce qui me frappa dans sa figure, ce fut une certaine impassibilité des traits et son regard éteint. Un aimable et bienveillant sourire éclaire sa physionomie, laquelle n’a rien de napoléonien. La plupart du temps, lorsqu’il est assis, il demeure tranquille, la tête inclinée d’un côté, et cette même tranquillité, qui ne l’abandonne jamais dans le danger, pourrait bien être la raison du prestige qu’il exerce sur l’esprit mobile des Français. Les circonstances ont montré que sa tranquillité n’est pas de l’apathie, mais bien le produit d’un esprit supérieur et d’une forte volonté. Dans un salon, il conserve un main¬ tien imposant, non qu’il veuille en faire parade, cependant sa conver¬ sation semble toujours empreinte d’une certaine timidité. Cest bien un empereur, ce n’est pas un roi. Napoléon III n’a rien de la sombre gravité du grand Napoléon, ni le masque impérial, ni la dé¬ marche calculée. Louis-Napoléon a pour lui l’habileté, l’insouciance des moyens, la persévérance et la confiance en soi, j’ajoute qu’il a toujours fait preuve de modération et de douceur ; le tout est recou¬ vert d’une apparence de tranquille indifférence. C’est à cheval seule¬ ment qu’en lui éclate Yimperator. Simplejpour sa personne, il n’oublia pas que les Français veulent à leur souverain une cour éclatante.

L’impératrice était alors à peine âgée de trente ans ; elle apparut au général comme une radieuse vision.

Elle est belle et élégante, les épaules et les bras sont d’un modelé merveilleux, la taille svelte, sa toilette recherchée, pleine de goût* riche sans être chargée. Elle portait une robe de satin blanc d’un drapé si opulent, qu’il est impossible que, pour s’en rapprocher et dans leurs robes à venir, les dames n’emploient pas quelques aunes de soie de plus ; sur la tête une coiffure écarlate, autour du cou un double rang de perles magnifiques. Elle parle vite et beaucoup, et montre en cela plus de vivacité qu’on n’a accoutumé des personnes en si haut rang.

Au fond, tout en le charmant, elle scandalise légèrement le général, habitué à d’autres sévérités d’étiquette. Il y a une curieu


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peinture d’un de ces cercles intimes chez l’impératrice, qui alors occupaient tant les conversations mondaines. L’on parlait de magnétisme, et l’un des chambellans se laissa magnétiser par un médecin qui se trouvait là. Le sujet semblait dormir, suait d’an¬ goisse, et pleurait en même temps. Au médecin qui lui demandait s’il souffrait, il répondit : Oui. — Où donc ? — Au cœur. — Vous ne dormez donc pas bien ici ? — Non. — Où souhaiteriez-vous être ? — La question fit réfléchir l’impératrice, elle craignit que le chambellan magnétisé ne laissât échapper quelque confidence déli¬ cate devant ce public choisi et aux écoutes. Rapidement elle coupa court au dialogue, en jetant ces mots : <c Ah f ne posez pas cette question-là, il dit quelquefois des bêtises I »

Le luxe de la cour impériale, le ton qui y régnait, les plaisirs qui s’y succédaient, ne pouvaient qu’exciter la curiosité et l’étonne¬ ment du prince de Prusse et de sa suite. Durant la première nuit qu’il passa dans le pavillon de Marsan, le général de Molike n’en dormit pas, tant les somptueux tapis, les lourdes tentures, le bûcher qui flambait dans la cheminée, l’illumination de l’apparte¬ ment, les tableaux et les vases de prix avaient fait d’impression sur son esprit, très enclin, comme chacun sait, à la parcimonie. Les frais de représentation du baron Haussmann le laissent rêveur, aussi bien que les millions engloutis dans le percement du nou¬ veau Paris. Son esprit méthodique aime à compter, et ici tout lui paraît incalculable. Soit qu’il visite le Louvre ou Versailles, soit qu’il prenne part à une chasse à courre à Fontainebleau, devant la richesse de nos palais, la splendeur des écuries impériales, un sentiment domine, l’étonnement. Il n’y a que notre armée qui lui paraît médiocre. S’il visite la caserne du Château-d’Eau, il trouve la façade élégante, mais l’intérieur sale. S’il assiste à un défilé sur la place du Carrousel, où Napoléon III aimait à convoquer souvent quelques régiments pour les passer en revue, il observe que la tenue sous les armes est très abandonnée, le maniement d’armes à peine ébauché, et la cadence du pas très mal conservée.

On dit que les Français s’en soucient peu, remarque-t-il, c’est leur affaire, pourtant, si l’on en juge par le bataillon de Saint-Cyr, ils se donnent tout le mal nécessaire pour y atteindre, lorsque la chose leur paraît possible. Chez nous, il est absolument défendu de frapper les crosses comme s’y exercent les Saints-Cyriens, et il n’y a qu’un fusil endommagé qui puisse résonner si fort dans une attaque d’arme. Le fusil français est solide, même un peu massif, mais très bon et fa¬ briqué pour être durable. Ici on ne veut pas entendre parler des armes de précision, car on s’en promet peu de résultats en campagne.


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Les chasseurs seuls, ainsi que l’infanterie de la garde, ont des carabines rayées. Une arme aussi délicate que notre fusil à percussion centrale ne pourrait pas être mise entre les mains de l’infanterie française. Il y faut le soin infini et la surveillance dont on entoure chez nous la troupe et l’entretien de son arme.

Mon Dieu non, l’infanterie française a prouvé depuis qu’on pou¬ vait lui confier le maniement d’une arme délicate, seulement cette arme il fallait la décôuvrir pour la lui donner, et de pareils progrès n’étaient guère stimulés sous le second empire, qui fut le plus beau temps de la routine militaire.


VI

Pour M. de Moltke, c’était maintenant fini des voyages, et des loisirs aussi. La succession du général de Reyher à la tête de l’état- major prussien venait de lui être offerte, et il n’était pas homme à se dérober à un pareil fardeau et à un pareil honneur.

À son entrée en fonctions, le 29 octobre 1857, il trouvait une institution sérieusement organisée, complètement indépendante, en ce sens qu’elle ne relevait que du chef de l’État, assise déjà sur des bases solides. Le fonctionnement du service de l’état-major prussien était unique en Europe, où personne ne le connaissait, ni ne l’appréciait à sa juste valeur. Il datait de 1821 et du général de Müffling, à qui on devait la réorganisation du service des cartes, des services de la triangulation et de la topographie, les voyages de reconnaissance des officiers d’état-major, ainsi que les voyages d’état-major pour l’état-major général. Le successeur du général de Müffling, en 1829, le général de Krauseneck, peut être regardé comme le véritable créateur des grandes manœuvres. Enfin le général de Reyher occupa ce poste, de 1848 à 1857, jusqu’au jour où, comme nous le disions tout à l’heure, l’héritage en fut recueilli par celui qui devait effacer tous ses prédécesseurs.

M. de Moltke trouvait l’état-major prussien mis à sa vraie place, c’est-à-dire travaillant sous les yeux du chef de l’État et de l’armée, et la situation du chef d’état-major général envisagée par tous rationnellement, pratiquement, comme il l’avait toujours conçue, comme tout bon esprit doit la concevoir, à savoir qu’il importe, de toute nécessité, que la personne même qui, en temps de paix, a dirigé tout le travail, soit aussi, en temps de guerre, chargée de la conduite supérieure des opérations. En somme, tout se tient : les opérations découlent de la mobilisation, comme celle-ci de l’orga¬ nisation ; il faut être stupide ou aveugle pour confier, comme cela


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se passe dans des pays que nous ne nommerons pas, l’exercice de ces hautes et difficiles fonctions à une personne appelée au moment même de la mobilisation, alors que la concentration s’opère en dehors d’elle, d’après un plan élaboré sans sa participation, enga¬ geant de fait la période des opérations, dont elle est le premier acte.

Dans les États où le chef d’état-major général est subordonné au ministre de la guerre, on part de l’idée que ce ministre, dont l’approbation et la coopération sont indispensables à l’exécution des mesures préparatoires, s’attribuera, au moment de la décla¬ ration de guerre, les fonctions de major général de l’armée. Mais cette présomption est en principe mal fondée, car ce n’est qu’excep- tionnellement qu’on trouvera une personnalité qui réunisse en elle toutes les qualités qu’on doit exiger d’un ministre de la guerre et d’un chef d’état-major, une individualité assez complète pour per¬ sonnifier à la fois le commandement et l’administration de l’armée. D’ailleurs, en temps de guerre, l’individualité la mieux douée ne saurait porter un seul instant ce double fardeau, et, de deux choses également fâcheuses, l’une se produira, ou le ministre restera, et il faudra improviser le major général, ou le chef d’état-major res¬ tera, et il faudra courir à la recherche d’un ministre.

En 1857, le cadre de l’état-major, sur le pied de paix, comprenait soixante-quatre officiers, et quatre-vingt-trois sur le pied de guerre, soit un surplus de dix-neuf officiers. Toutes les places furent donc aisément remplies en 1859, lorsque l’armée prussienne fut mobilisée.

Bien qu’on y eût remédié tant bien que mal, la campagne de 1864 démontra surabondamment l’insuffi9ance du cadre. Le plan de mobilisation se faisait alors seulement par divisions, les états- majors de corps d’armée conservant leur cadre du pied de paix, et les divisions étant incorporées dans des corps d’armée nouveaux, sur le théâtre même de la guerre. On ne para aux besoins du moment qu’en empruntant largement au grand état-major, qui eut dès lors fort à faire pour assurer tous les services qui lui incom¬ baient.

L’augmentation du cadre fut donc décidée en principe, mais elle ne devint un fait accompli que grâce à l’ordre royal du 31 jan¬ vier 1867, lequel posa les dernières bases de l’organisation actuelle de l’état-major prussien. Il fut divisé en cadre principal Haupt- etat y comptant quatre-vingt-huit officiers, et en cadre latéral Neben- état, ce dernier comprenant vingt et un officiers destinés à des travaux purement scientifiques et attachés d’une façon permanente à leur emploi.

Les besoins de la mobilisation en 1870 exigèrent cent soixante et


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un officiers pour Tannée prussienne seulement. On n’en avait que cent neuf, ce fut une augmentation de plus de moitié.

Aujourd’hui Ton compte cent onze officiers au Hauptetat, trente-six au Nebenetat, soit cent quarante-sept, auxquels il faut ajouter une quarantaine d’officiers appelés pour un an à des fonc¬ tions d’état-major. De ces cent quarante-sept officiers, soixante- douze appartiennent à l’état-major des troupes, soixante-quatorze au grand état-major.

Ce grand état-major a une organisation spéciale, qui a donné jusqu’ici des résultats incomparables. Le chef d’état-major a la direction suprême des travaux et des études, de même qu’il a la haute main sur le recrutement de l’état-major dans toute l’armée. Le grand état-major est divisé en trois sections chargées de suivre tous les événements militaires à l’extérieur comme à l’intérieur, et d’étudier à fond toutes les questions de recrutement, d’organisation, d’armement, de géographie, de fortification, de viabilité intéressant les pays qui leur ressortissent.

La première section tient état de la Suède, de la Russie, de la Turquie et de l’Autriche.

La deuxième embrasse l’Allemagne, le Danemark, l’Italie et la Suisse.

La troisième comprend la France, l’Angleterre, la Belgique, la Hollande, l’Espagne, le Portugal et l’Amérique.

Une quatrième section est chargée des chemins de fer, elle s’occupe de tout ce qui a trait aux transports militaires ; elle connaît non seulement le réseau national, mais tous les réseaux étrangers.

Enfin une section d’histoire, plus une section de géographie et de statistique, formées Tune et l’autre avec des officiers du Neben - état, complètent l’ensemble du grand état-major.

Quoique placé sous la haute autorité du chef d’état-major général, le service des cartes constitue un groupe absolument à part, ayant à sa tête le chef de la triangulation générale du pays.

Des aptitudes spéciales et une capacité reconnue sont néces¬ saires à l’admission dans l’état-major, et, comme celle-ci suffit à assurer un avancement rapide, elle est briguée par tous les officiers de valeur ayant passé par l’Académie de guerre. Bien que l’état- major allemand ne soit pas un corps fermé, son chef est maître d’y maintenir ou d’y changer le personnel, de la façon qu’il juge la plus conforme à l’intérêt du service. 11 ne perd pas non plus de vue les officiers qui rentrent dans les troupes, il les revoit et les apprécie à nouveau lors des voyages d’état-major auxquels quel¬ ques-uns d’entre eux assistent annuellement. Il obtient ainsi un double résultat, d’abord de répandre dans l’armée les connaissances

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d’état-major, et ensuite de préparer à ces fonctions le nombre d’officiers de troupe indispensable pour suppléer à l’insuffisance du eadre en temps de guerre.


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Sous l’intelligente impulsion du général de Moltke, la prépara¬ tion et la mise au point des projets et travaux concernant la mobi¬ lisation, la concentration et l’ouverture des opérations, atteignirent un degré de perfection qu’il est impossible aujourd’hui de sur¬ passer, sinon d’égaler. À peine installé à l’état-major général, les événements se chargèrent d’appeler toute son attention sur cet objet capital. En effet, au plus fort de la campagne de 1859, la Prusse, inquiète de nos progrès en Italie, porta son armée sur le pied de guerre. La mobilisation se fit déjà d’après un plan nette¬ ment tracé d’avance, et les transports par voie de fer allaient commencer vers le Rhin, lorsque la paix de Villafranca suspendit les préparatifs militaires.

C’est le général de Moltke qui, sans perdre de temps, avait arrêté, dans tous ses détails, un projet de concentration, dans lequel il acheminait les troupes par chemin de fer, et qui, soumis au prince régent, l’empereur actuel, avait été accepté dans son entier. Son mémoire lumineux embrassait toute l’opération, témoi¬ gnait d’un esprit hardi et novateur, d’un véritable chef militaire, dans la haute acception du mot, et prouvait avec éclat que l’homme était à sa vraie place, et l’avenir de l’armée prussienne en mains sûres.

Au reste, aucune leçon de cette campagne d’Italie n’avait été perdue pour le grand état-major prussien, qui en dressait l’histo¬ rique sous la direction de son chef, ne ménageant pas ses critiques aux fautes qu’il y relevait, principalement à la déclaration de guerre précipitée et non suivie d’effet de l’Autriche-Hongrie, ce qui avait permis aux armées alliées de prendre et de conserver jusqu’à la fin l’initiative des mouvements. Il y était aussi démontré que l’empereur Napoléon avait été contraint de céder à la situation politique, car, s’il eût différé la conclusion de la paix, c’était l’ou¬ verture immédiate des hostilités sur le Rhin, avec leurs consé¬ quences incalculables.

Vers la fin de 1863, sous prétexte que le différend politique soulevé par la question du Schleswig-Holstein, entre le Danemark et la Confédération Germanique, prenait un caractère plus aigu, la Prusse et l’Autriche projetaient déjà d’accomplir ce vol à main armée, qu’on a appelé la guerre des duchés.


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Le général de Moltke fut chargé de préparer le plan d’opérations des armées coalisées, lesquelles devaient opérer sous le comman¬ dement supérieur du maréchal de Wrangel. 11 ne s’en tint pas là, et, après avoir distribué les directives pour la concentration et les opérations ultérieures, il accompagna son prince à l’enlèvement des lignes de Dtippel, et prit, le 30 avril 1864, comme major général du généralissime, une part directe à la conduite de l’armée du- Schleswig-Holstein. Il commença par élaborer un plan de débarque¬ ment en Fionie, qui ne fut pas suivi d’exécution. Le gouvernement austro-hongrois, trouvant qu’il n’avait aucun intérêt bien clair à cette entreprise, déclina le concours de son corps expéditionnaire, bien qu’on eût offert au général de Gablentz de réunir sous son commandement les Prussiens aux Autrichiens, et que ce général, très entreprenant, fût tout disposé à donner cours à un projet qui le séduisait infiniment.

Pour contraindre le Danemark à reconnaître sa spoliation, il ne restait plus alors qu’à occuper tout le Jütland, avec l’île d’Alsen. C’est dans ce sens que le chef d’état-major poursuivit ses prépa¬ ratifs, sans tenir compte, autrement que pour la forme, de la con¬ férence de Londres, qui cherchait, sans succès, à s’entremettre pour amener un terme à cette guerre san3 honneur d’une part et sans issue de l’autre. La suspension d’armes qui, sur le théâtre des opérations, avait été la conséquence dé l’action diplomatique, prit fin avec elle, et les opérations recommencèrent, cette fois sous les ordres du prince Frédéric-Charles. Le 29 juin, en présence du général de Moltke, qui en avait eu l’idée et en avait assuré la com¬ binaison, le corps d’armée prussien passa dans l’île d’Alsen, con¬ quit ce point stratégique très important, et rendit leur sécurité aux ravitaillements des troupes alliées continuellement inquiétés de cc côté. Le 14 juillet, tout le continent danois était occupé par l’armée austro-prussienne, et le prince Frédéric-Charles pouvait, à son extrémité nord, visiter le cap Skagen, pour bien marquer cette- prise de possession. Un corps de débarquement de quinze mille hommes se préparait à passer en Fionie ; toutes les dispositions étaient prises pour tenir à distance la flotte ennemie à l’aide de fortes batteries de côte, lorsque le Danemark, reconnaissant l’ina¬ nité d’une plus longue résistance, se résolut, puisqu’il n’avait pu faire sortir l’Europe de sa honteuse impassibilité, à entamer, le 1 er août, les préliminaires de la paix.

Cette guerre, qui ouvrait la voie à toutes les flibusteries politiques, et mettait tristement en relief l’égoïsme et l’isolement des grande» puissances européennes, allait, au point de vue militaire, exercer une salutaire influence sur la Prusse. Elle lui avait permis de juger l’or-


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ganisation de son armée, sa mobilité, son instruction et surtout son nouvel armement, car l’infanterie était pourvue toute entière d’armes et l’artillerie, en partie, de pièces se chargeant par la culasse. Ne voulant pas qu’un enseignement de cette valeur fut perdu pour les troupes qui n’avaient pas pris part à la campagne, M. de Moltke se chargea de le propager, et écrivit en i 865 ses Réflexions sur lin- fluence dans le combat des armes à feu •perfectionnées . Voici ce qu’il y est dit de l’effet des pièces se chargeant par l’arrière sur des buts visibles :

Généralement les coups à mitraille ne donnent de bons résultats que jusqu’à 600 pas, mais les shrapnells, dont l’effet commence à 100 pas de la bouche, suppléent la mitraille aux moyennes distances et vont jusqu’à 2400 pas. La sûreté du tir de l’obus à grenade, à cette distance ou à une distance supérieure, est telle, qu’une troupe d’infan¬ terie ou de cavalerie, même une seule bouche à feu, ont bien des chances d’être atteintes au premier ou au second coup. L’ennemi ne peut plus se risquer à camper dans un rayon d’un demi-mille, s’il n’est hors de notre vue. L’on admet qu’à un quart de mille les colonnes serrées ne peuvent supporter le feu d’une batterie. À cette distance, l’ennemi sera tenu de se déployer et ne trouvera de protection que dans les formations dispersées et dans le mouvement. ■

À propos de l’emploi du fusil à aiguille, on y trouve ceci :

Nous n’avons pas, à beaucoup près, autant de canons que de fusils, et, quant aux résultats d’une arme portative, pour prouver qu’un chasseur exercé accomplira avec elle davantage que le premier fan¬ tassin venu, point n’est besoin d’une longue démonstration. Il ne peut être dans notre intention de renoncer à l’heure du danger au tir de précision si péniblement acquis pendant la paix, même aux grandes distances. Sur un théâtre de guerre par exemple, comme la presqu’île danoise ou la Lombardie, ce tir sera employé préférablement à tout autre, et assurera à notre infanterie une grande supériorité. Mais, dans les circonstances les plus ordinaires, et en bataille rangée, il faudra se décider, non plus pour les feux de précision, mais bien pour les. feux de masse, auxquels les inévitables erreurs d’appréciation des distances ne sauraient plus nuire. L’instruction du temps de paix apprend à l’homme à viser différents points du but pour atteindre le centre à toutes les distances. La réalité devrait exiger pour le feu de masse, aux petites distances bien entendu, qu’il visât toujours le centre, de manière à atteindre le but n’importe où et dans toute cir¬ constance. L’effroyable feu d’un bataillon déployé, avec des cartouches à balle, est relativement beaucoup moins employé, en temps de paix,


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que le feu individuel, non certes qu’on en méconnaisse l’action des¬ tructive, mais parce que des raisons d’économie empêchent de pro¬ diguer de telles salves. Gela n’en rend que plus nécessaire de simplifier la chose.

Parlant de la cavalerie, le général fait cette remarque :

Le matériel indispensable à cette arme est le cheval, et il semble que l’addition d’une demi-mesure d’avoine à la ration serait le plus grand progrès qu’on pût lui faire réaliser ; ensuite il y a la diminution de la charge qu’il faut moins chercher à résoudre par l’allègement du paquetage que par le choix du cavalier. C’est dans son cheval bien nourri, pas trop chargé, que le cavalier possède sa plus réelle protection contre le perfectionnement des armes à feu, car il a la rapi¬ dité du mouvement.

Au lieu de la tactique de choc, de la charge à la baïonnette, que l’on recommandait alors de tous côtés, M. de Moltke prône une tactique de feu très offensive, tactique dans l’esprit du grand Frédéric, et cite à l’appui de sa thèse une série d’aperçus histori¬ ques sur les charges si souvent rappelées de Lundby, de la Katz- bach, de 1859 en Italie, de Waterloo, de l’Alma et d’Inkermann.

Cette brochure, dont les considérations très remarquables à l’époque où elles parurent, ont encore de la valeur aujourd’hui, passa inaperçue en Europe, et il ne fallut pas moins de Sadowa pour révéler au monde la puissance du fusil à chargement rapide.

VIII

La campagne de 1866 fait le plus grand honneur à la prépara¬ tion de l’état-major prussien et surtout à sa résolution. Qu’on invente ce qu’on voudra, la résolution reste en définitive le grand secret de la guerre, et le caractère du chef son principal facteur. Toutefois, pour que la résolution puisse s’affirmer, il faut que rien ne l’entrave au début des hostilités, en un mot, que la préparation soit parfaite.

Nous allons voir comment l’état-major du général d$ Moltke manie l’une et possède l’autre. Ici, les dates sont parlantes. Ecou- tons-les.

Le 7 mai, l’armée prussienne se mobilise ; à la fin du mois, la mobilisation est entièrement terminée, et la concentration com¬ mence.

Affaire de préparation.

Trois groupes d’États ennemis enserrent la Prusse, à l’ouest, au


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sud-ouest et au sud ; entre ces États s’étend son territoire multi- plement fractionné, présentant la frontière la plus défavorable possible. Le 16 juin, le cabinet de Berlin somme la Hesse électorale, le Hanovre et la Saxe d’avoir à observer la neutralité, et de signer, dans les douze heures, un traité spécial, sous peine d’être exécutés militairement. Le délai expiré, les États sont envahis. Le 18 juin, l’armée de l’Elbe et la première armée se donnent la main dans Dresde, l’armée saxonne se retire en Bohême ; le 19 juin, le général de Beyer entre à Cassel et pourvoit à l’administration du duché ; ^nfm, dès le 16 juin, le corps du général Vogel de Falkenstein pénètre en Hanovre, en surprend la capitale le 17, où lui arrive le 18 la division ManteufFel, et commence cette campagne de dix jours, qui devait aboutir, le 29 juin, à la déchéance de la royauté hanovrienne.

Affaire de résolution.

Avant que les Autrichiens n’aient achevé leur concentration en Moravie, l’armée prussienne est en état de protéger les Marches et la Silésie. Le 20 juin, l’armée de l’Elbe (Herwarth de Bittenfeld) tient la droite à Dresde ; la première armée (prince Frédéric- Charles), au centre, est à Gœrlitz ; la deuxième armée (prince royal) est groupée vers Neisse, au loin sur la gauche L

C’était un front de 140 kilomètres inégalement réparti : trois journées de marche séparaient la droite du centre, tandis qu’il y avait cinq ou six journées d’intervalle entre la première et la deuxième armée. Intervalle dangereux certainement, s’il n’avait pas dû être comblé au fur et à mesure de la marche en avant et si cette marche eût été différée un seul jour. Mais, dès le 23, le général de Moltke expédiait aux quartiers généraux des première et deuxième armées le télégramme suivant : « Par ordre de Sa Majesté le roi, les deux armées entreront en Bohême, et prendront leurs mesures pour se concentrer dans la direction de Gitschin. » Pourquoi cette direction ? Parce qu’on ne doit pas subir une con¬ centration, qu’il faut l’imposer. Pourquoi avoir espacé ces armées sur un front aussi étendu ? Parce qu’il fallait gagner de rapidité les Autrichiens, et, pour cela, se donner le plus grand nombre de routes, ^es plus grandes facilités de ravitaillement, les cantonne¬ ments les plus étendus possibles. Y avait-il risque ? Sans doute. Faire la guerre sans rien risquer n’a pas encore été inventé. Mais ce risque amenait un grand résultat.

Affaire de grande résolution et de non moins grande intelligence des choses de la guerre.


4 Voir l’Atlas de Stieler.


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Qu’arrive-t-il, en effet ? Benedeck occupe encore le margraviat de Moravie. Bien des projets ont dù se présenter successivement à son esprit. Marcher sur Berlin par Zittau et Gœrlitz, tomber au milieu des concentrations partielles de l’ennemi, bouleverser ses préparatifs et ses projets, et l’entraîner tout décontenancé sur les pas de cette audacieuse offensive.

Plus tard, les deux armées prussiennes restent bien isolées, l’une en Silésie, l’autre en Saxe ; si l’offensive peut encore être prise, c’est le moment. On le laisse passer. L’ennemi attaque la Bohême, on s’ébranle à sa rencontre sur une longue colonne qui n’a pas moins de quinze milles allemands 4, et pendant ce long mouvement de concentration, dont le plateau de Kœnigshof est le but, le général Clam-Gallas, avec la gauche de l’armée et les Saxons qu’il a ralliés, soixante mille hommes en tout, est chargé de tenir tète aux cent quarante mille Prussiens, qui pénètrent par les routes de Gabel et de Reichenberg. Benedeck, lui, se réserve de s’opposer au débouché du prince royal. Et comment le fait-il ? En y envoyant des détachements qui se font battre en détail. Aussi l’historique du grand état-major autrichien porte, sur ces disposi¬ tions, cette sévère appréciation :

Bans ces derniers jours, au moment décisif, alors qu’il n’y avait pas une heure à perdre, le commandant en chef ordonne d’un côté au prince royal de Saxe une chose impossible : de tenir sur l’Iser contre des forces supérieures ; et de l’autre, il envoie des corps isolés se faire battre, successivement et isolément, dans des combats meur¬ triers, sur la rive gauche de l’Elbe. Ces mesures devaient nécessaire¬ ment avoir des conséquences désastreuses, car elles détruisirent et la cohésion et le moral de l’armée.

Absence d’initiative et de résolution.

Nous voilà en pleine action décisive ; voyons comment elle est menée par les Prussiens, puisque les opérations des Autrichiens ne sont plus que subordonnées à celles d’un adversaire, qui leur a imposé son point de concentration, son théâtre d’opérations, qui leur dicte ses volontés.

Si Voa jette les yeux sur une carte de Bohême, l’on constate que, pour pénétrer dans ce pays, il faut forcer le quadrilatère de montagnes qui l’isole et le défend. En limitant les points de pas¬ sage, en rendant leur accès difficile, cette obligation était toute À

À Le mille Tarie suivant les pays, en Allemagne, nous lui attribuons ici la valeur qu’il a en Prusse : 7500 mètres environ.


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l’avantage du défenseur, s’il avait été prêt. Les Prussiens abor¬ dèrent les défilés sans coup férir, et en sortirent sans grand embarras ni grand dommage. Avec un autre adversaire que Bene- deck, l’opération était des plus graves, mais les informations de M. de Moltke étaient précises, il savait jusqu’où il pouvait oser, et, en lançant l’ordre de marche aux trois armées, il ajoutait : « Il résulte des derniers rapports que, d’ici à quelques jours, les princi¬ pales forces autrichiennes ne pourront pas être réunies dans le nord de la Bohême. » L’ordre est du 23.

L’armée de l’Elbe franchit le défilé de Schluckenau, et, après un combat d’avant-garde à Hünnerwasser, elle atteignait Münchengrætz sur l’Iser, où elle faisait sa jonction avec l’armée du prince Frédéric-Charles, le 28 au soir, au jour et par l’itinéraire qui lui avaient été assignés.

La première armée traversait les défilés de Grottau, Friedland et Neustdàt, gagnait Reichenberg et s’arrêtait sur l’Iser, à Türnau. Elle avait soutenu plusieurs engagements, à Liebenau, Podol, à Münchengrætz, ce dernier avec le concours de l’armée de l’Elbe. Les deux armées, ce jour-là, poursuivant leur mouvement con¬ centrique sur Gitschin, livraient avec leurs divisions d’avant-garde, arrivant par les routes de Türnau et de Sobotka, un combat tellement distinct, que chaque division croyait combattre seule pour son compte.

La deuxième armée fractionnée en trois colonnes, débouchait de Landshut sur Trautenau par le défilé de Schatzlar, de Braunau sur Eipel et Kœnigshof, et de Glatz sur Skalitz par le défilé de Nachod. Cette armée avait la tâche la plus délicate, puisqu’elle risquait d’être arrêtée dans des défilés longs et étroits, distants les uns des autres de vingt-cinq à trente kilomètres, et sans communications latérales. Le 22, le mouvement commença, le 26, on entrait sur le territoire ennemi, les défilés étaient passés sans résistance. Elle ne se présenta qu’à Trautenau et à Nachod. Battue d’abord à Trautenau, la colonne de droite bousculait le lendemain le corps d’armée autrichien du générai de Gablentz à Neu-Rognitz. Le jour même du combat de Trautenau, le V e corps prussien, sous le général de Steinmetz, s’engageait à Nachod. Attaquée au débouché même du défilé, sa tête de colonne tenait, dans une position très critique, jusqu’à ce que la complète entrée en ligne des deux divi¬ sions eût permis de prendre l’offensive contre les Autrichiens, qui se mettaient en retraite sur Skalitz.

Dans tous ces combats, le résultat n’est pas douteux. Les Autri¬ chiens ont beau être vainqueurs, comme à Trautenau, ce n’est pour eux qu’une question de répit, ils luttent non seulement contre


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les Prussiens, mais encore contre un imprévu qui les accable, tandis que leurs adversaires savent où ils vont, ce qu’ils font, et pourquoi ils le font. Dans tous ces combats, l’armement des Prus¬ siens leur assure une supériorité marquée. À Podol, notamment, on comprit quelles pertes le fusil à aiguille pouvait infliger à l’ennemi combattant en ordre profond dans un espace très resserré.

Affaire d’initiative et de résolution, et aussi de préparation.

Le 27 juin, le cercle, de stratégique qu’il était, est devenu tac¬ tique. Il n’est plus au pouvoir du feldzeugmeister Benedeck de se porter contre l’armée du nord, sans être talonné immédiatement par l’armée du prince royal, et, s’il veut faire face à celle-ci, il expose son flanc gauche aux efforts combinés du général Herwarth de Bittenfeld et du prince Frédéric-Charles. Néanmoins on eût dit qu’il poursuivait son plan de concentration sur le plateau de Kœnigshof, comme s’il eût été désintéressé des agissements de l’ennemi. Le 28, les ordres du grand état-majot* autrichien étaient de concentrer l’armée entre Miledn et Josephstadt, avec un corps d’observation à l’extrême gauche, vers Gitschin. Pendant ce temps, les événements brûlaient le théâtre d’opérations. Après s’être vic¬ torieusement engagé à Skalitz, le corps de Steinmetz repoussait, le 29, de Schweinschædel le IV 8 corps autrichien jusque sous le canon de Josephstadt. Poursuivant sa marche, il faisait sa jonction, à Gradlitz, avec le corps de la garde, et le 30 au soir, toute la deuxième armée était réunie sur la ligne de l’Elbe, d’Arnau à Jaromir. La première armée était alors en pleine marche sur Kœniggrætz, l’armée de l’Elbe la flanquant à droite, avec mission de rejeter loin de leur armée principale toutes les forces ennemies qui s’aventureraient contre elle. Bien qu’il fût dans la position qu’il avait choisie, Benedeck ne jugea pas devoir y tenir, et se mit en retraite, le 1 er juillet, sur Kœniggrætz.

Dans les deux camps, les 1 er et 2 juillet furent employés à se préparer à la bataille de Sadowa.

L’armée prussienne est soulevée par l’enthousiasme, le roi, assisté du général de Moltke, du comte de Bismarck et du général de Roon, ces trois grands artisans de sa gloire, vient d’en prendre le commandement, elle est prête pour tous les emportements de la lutte et du triomphe.

En revanche, l’étoile des Habsbourg, déjà voilée, semble des¬ cendre sur l’horizon, on la découvre avec peine, alors qu’il la faudrait fulgurante. Sans compter le corps saxon, cinq corps d’armée autrichiens ont déjà souffert gravement ; chez tous les autres, le moral est entamé. Le général en chef lui-même a totale¬ ment désespéré du succès.


an


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Complètement désorienté, troublé, démoralisé, s’exprime le récit du grand état-major autrichien, le feldzeugmeister avait perdu toute confiance tant en lui-même qu’en son entourage, en ses troupes et même dans la grande cause pour laquelle l’armée avait combattu jusqu’alors. En arrivant à Kbniggratz, il trouva le lieutenant-colonel de Beck, de l’adjudantur de l’empereur, envoyé par Sa Majesté pour s’assurer de la situation et de l’état réel des choses… Vers onze heures et demie du matin, sans consulter personne de son entourage, il adressa à l’empereur le télégramme suivant :

« Je supplie instamment Votre Majesté de conclure la paix à tout prix. Une catastrophe pour l’armée est inévitable. Le lieutenant-colonel Beck part à l’instant. »

Absence de résolution jusqu’à la désespérance.

L’armée autrichienne se trouvait précisément entre la Bistrita et l’Elbe. 11 semblait si étrange qu’elle acceptât la bataille avec un fleuve à dos, que les ordres de marche du grand état-major prus¬ sien la supposaient derrière l’Elbe, entre Josephstadt et Kœnig- gratz. Mais, quoiqu’il se fût ressaisi à l’idée de combattre, l’esprit du feldzeugmeister continuait à flotter, incapable de se résoudre franchement pour un parti. Néanmoins on fortifiait les lisières occidentales de Lipa et de Chlum, de Nieder-Prim et de Problus, on établissait des batteries en terre vers Nedelist. Ces travaux faisaient naturellement croire que Benedeck était décidé à se battre en avant de l’Elbe. Pourtant, lorsque le 2 juillet à midi, il convoqua les généraux de corps d’armée et les divisionnaires de cavalerie, pas un mot ne fut prononcé sur les opérations ultérieures. Ce n’est que dans la soirée, vers onze heures, sur les avis réitérés de la marche des colonnes prussiennes qu’un ordre de bataille fut rédigé, ordre expédié seulement le & juillet, vers deux heures du matin.

Au quartier général du roi de Prusse, les choses se passaient différemment. On venait d’y apprendre, par les renseignements du prince Frédéric-Charles, que les Autrichiens restaient massés entre l’Elbe et la Bistritz. Dans un conseil de guerre convoqué au milieu de la nuit, le général de Moltke proposa d’attaquer l’ennemi avec toutes les forces prussiennes en avant de l’Elbe, sans se préoccuper de savoir si on avait devant soi l’armée autrichienne toute entière, ou seulement une partie considérable de cette armée. Le roi se rangea à cette opinion. Le lieutenant-colonel comte de Finkenstcin eut mission de porter au prince royal les ordres pour le lendemain. 11 monta à cheval à minuit, il pleuvait à verse et les chemins étaient détestables, trente-huit kilomètres séparaient Gitschin de Kœnigshof,


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cependant, à quatre heures du matin, il remettait au prince royal la dépêche suivante, signée Moltke :

Votre Altesse royale voudra bien prendre sur-le-champ les disposi¬ tions nécessaires pour venir au secours de la première armée avec toutes ses forces, en se dirigeant sur le flanc droit de l’ennemi, qu’elle trouvera probablement en marche, et en l’attaquant immédiatement. Les ordres qui ont été envoyés d’ici, dans l’après-midi, avaient un objet,différent, et sont maintenant annulés*

Dès maintenant le plan de la journée apparaît clairement. La première armée appelée à combattre sur la Bistritz, opérera de front, cherchant à attirer sur elle l’effort des forces autrichiennes, jusqu’à ce que la double attaque préparée contre leurs flancs vienne à réussir : contre le flanc gauche, par l’armée de l’Elbe ; contre le flanc droit, par la deuxième armée.

La bataille de Sadowa sort de notre travail, mais, par ce qui pré¬ cède, ne voit-on pas quelle est gagnée moralement avant d’avoir commencé, gagnée par la résolution triomphante sur l’irrésolution dans toute sa détresse ?

Malgré son éclatante réussite, on a beaucoup critiqué le plan d’opérations du général de Moltke. On a prétendu que son entrée en Bohême ne s’était pas inspirée des véritables principes de la stratégie, que Benedeck, usant d’une position centrale, dont il n’a su que faire, il faut bien l’avouer, aurait pu venir à bout successi¬ vement des armées prussiennes, avant que leur cercle d’acier ne l’ait acculé à l’Elbe et étreint dans Sadowa. Querelles d’école après coup, qui me laissent indifférent devant un événement de guerre aussi foudroyant. Elles ont vraiment trop beau jeu à reprendre commodément un problème militaire résolu glorieusement dans l’histoire, et dont les données n’ont plus de mystères.

L’auteur de la Nation armée peut dire avec raison :

La concentration de l’armée prussienne en 1866 a été Tune des mieux réussies qu’on ait vues. Après qu’elle fut accomplie et que le succès eut couronné l’entreprise, on la trouva toute naturelle, on se demanda comment il eût été possible de ne pas la faire comme on l’avait faite. Mais si l’on considère la situation telle qu’elle était au début, l’on conviendra que cette concentration fut chose réellement extraordinaire*

m

La suite prochainement.


UN HÉRITIER PRÉSOMPTIF


LA JEUNESSE

DU ROI CHARLES-ALBERT’


VI

Quelques jeunes gens de Fentourage intime de Charles-Albert, entre autres MM. de Collegno 2 et Baldisero 3, avaient fait le voyage de Naples. Ils s’y étaient affiliés aux ventes. Revenus à Turin, ils ne parlaient plus que d’indépendance nationale et de constitution espagnole. Tout ce qui ne portait pas perruque leur faisait écho. La politique était à la mode. Jeunes hommes et jeunes femmes discutaient les maximes d’Êtat, « solonisaient », comme disait, jadis Alfieri. « … Il ne manque à tous ces péripatéticiens que de parler grec, écrivait Sylvain impatienté de cette politique élégante ; ils seraient aussi inintelligibles, mais moins funestes. »… Et le pauvre homme ne cessait de crier gare à son jeune patron.

Mais celui-ci le rassurait :

« Calmez-vous 4, calmez-vous, don Sylvain, rien n’est compromis, quoi que vous en pensiez et me disiez. Le ioi me traite absolu¬ ment comme son fils. Toutes les fois qu’il paraît en public, il veut m’avoir auprès de lui… Nous dînons tous les jours à la cour ; et tous ces Messieurs, jusqu’à Robilant, qui n’est, ici, que comme aide de camp, sont admis à la table du roi.

« Du reste, voici ma vie, il n’en est guère de plus édifiante :

4 Voy. le Correspondant du 25 novembre 1887.

3 Hyacinthe Provana di Collegno, né à Turin le 4 juin 1794, était alors major d’artillerie et écuyer du prince de Carignan. Compromis par les événements de 1821, il passa plus de vingt ans en exil. Amnistié en 1843, il fut nommé sénateur du royaume en 1848, puis ministre de la guerre, puis enfin ambassadeur à Paris. Il mourut à Baveno en 1856. Après Tabdication de Charles-Albert, le comte de Collegno lui porta, à Oporto, l’adresse du Sénat et recueillit son dernier soupir.

3 Le comte Eugène de Baldisero était, en 181 S, capitaine sous-adjudant général de l’armée.

4 Gènes, 30 mars 1818. Archives de Beauregard.


LA JEUNESSE DU ROI CI1ARLES-ALBERT


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Deux fois par semaine il y a société chez l’ambassadeur de France ; deux autres fois, chez Brignole ; une fois, chez Pallavicini, où se donnent de très jolies comédies françaises. Lorsque je n’ai pas le spleeD, j’y vais.

« … Ne croyez pas, don Sylvain que je m’occupe à courtiser les femmes. Vous savez que depuis quelque temps j’ai pris beau¬ coup de goût à l’étude, et ce goût va toujours en augmentant, de sorte que je n’en aurais pas le temps… »

Avec Sylvain, le prince pouvait s’en tenir à une justification banale ; mais vis-à-vis de Sonnaz, il se trouvait, paraît-il, tenu de répondre moins vaguement à des griefs d’une nature plus intime. À la façon du comte de Mercy, Sonnaz, sans doute, avait pris parti pour l’avenir de la dynastie.

« … À propos de M m8 de Sonnaz, vous m’apprenez que 1 madama mia moglie est grosse. Vous ne devez pa£ être étonné qu’on le dise,- on l’a déjà tant dit de la reine et de la duchesse 2 qu’il faut bien que son tour vienne. Croyez, cependant, que j’ai suivi vos bons conseils. Je vous remercie de me l’avoir toujours dit (sic). Cela vaut beaucoup mieux, au fond, car il y a assez d’occasions de rage en ce monde, sans aller en chercher gratis 5 . »…

Comme disait un homme d’esprit, ne me parlez pas de ces ménages qui ne marchent jamais qu’à grands coups de bons conseils et de fermes propos. Aimer, parce qu’il est assez d’oc¬ casions de rage, sans en aller chercher, ou parce qu’un ami vous en prie, serait trop héroïque. L’amour n’entend pas raison. Il vit précisément de ce qui tuerait tout autre que lui. Le calme l’endort, la sécurité le met en déroute. Il est dangereux pour une femme de se montrer, ainsi que l’admirable princesse de Carignan, sans défauts le lendemain de son mariage. L’excès d’abnégation, en ménage fait les grandes saintes, mais aussi les femmes malheu¬ reuses.

« … Notre princesse, malgré sa bonté résignée et sa haute piété, écrivait Sylvain 4, ou plutôt, peut-être, à cause de tout cela, vit de plus en plus seule. Elle manque de l’entrain et de la coquetterie qu’il faudrait pour séduire son mari ; d’ailleurs la concurrence est rude, et je perds mon temps à écarter la branche d’où pend le fruit défendu… »

Et voilà qu’un inexplicable voyage du prince, en Allemagne, ajoutait encore aux inquiétudes de Sylvain.

4 Madame ma femme.

  • M m ® la duchesse de Genevois.

3 Lettre au comte de Sonnaz. Sans date, 1818.

4 15 mai 1818.


$26 LA JEUNESSE DU ROI CHARLES-ALBERT

« … Il nous a planté là sans crier gare ; on dirait d’une fuite, et depuis son départ, nous ne savons que son arrivée à Dresde. Moi, en attendant, j’ai sur les bras sa femme, grosse, à consolpr Tout va heureusement mieux que ne le mériterait Monseigneur. Elle est courageuse, c’est une âme vaillante, mais d’une vaillance trop triste 2 …

« … Nul ne sait, la princesse peut-être ignore 3 ce que son sei¬ gneur est allé faire en Allemagne. Les langues, cependant, vont grand train, sur ce voyage. Les malins y voient de la politique, les médisants une brouille, moi j’y vois un coup de tête. Enfin comp¬ tons sur l’absence, comme pour les deux pigeons… »

Quelques semaines plus tard, l’événement semblait donner raison à tant de sage prévoyance.

«… La conversation 4 que nous venons d’avoir ensemble, très cher Sonnaz, m’est uhe preuve de l’attachement que vous me portez, écrivait le prince. Mais, je dois à la vérité de vous dire que je vous dépeignais en noir, avant mon départ, un intérieur, qui, mainte¬ nant que je n’ai plus le spleen, fait tout mon bonheur, si Dieu permet que j’en puisse avoir un peu sur cette terre. »

Comme s’il eût prévu qu’il n’en trouverait qu’à son foyer, le prince ajoutait tristement.

« … Je lis beaucoup, j’étudie, je dessine. Lorsqu’on a le malheur d’être prince, en ce temps surtout, il faut savoir tout, plus que médiocrement, et apprendre à se suffire à soi-même, car mainte¬ nant le voile est tombé. Les princes sont jugés sévèrement. Heureux encore si on se contentait de les juger, mais, la calomnie s’en mêlant, notre état de prince n’est tenable que pour ceux qui ne le comprennent pas, ou pour ceux qui ont assez de force d’âme pour suivre le sentier de l’honneur, à travers tous les désagréments ima¬ ginables. Si l’on a quelque défiance de soi, on est alors bien malheureux. »…

Est-ce là le langage d’un ambitieux ou d’un conspirateur ? Ne sont-ce pas plutôt les douloureux raidissements d’une âme qui se cramponne au devoir, quand tout l’entraîne ?…

Oui, il fallait que le malheureux prince se fît aveugle et sourd,

« Juin 1818.

2 La princesse fit une fausse couche quelque temps après.

3 Le prince était allé, appelé par sa mère, à Monaco, en Bavière. — M me de Montléart lui signala, pendant ce voyage, de nouvelles et fort graves intrigues de M. de Metternich et du duc de Modène. Ces intrigues devaient être déjouées alors, et reprises plus tard au congrès d’Aix-la- Chapelle.

4 25 septembre 1818.


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pour ne pas voir sa popularité grandir, pour ne pas entendre les vieilles haines guelfes qui l’appelaient à la rescousse, et cela à l’heure même où se faisait contre lui un suprême effort. Quelques- unes des stipulations de Vienne devaient être remaniées au con¬ grès qui allait s’ouvrir à. Aix-la-Chapelle. La reine avait presque obtenu de son trop faible époux que l’article 860 1 fût compris parmi ceux qui devaient être révisés. L’Europe, sans doute, pou¬ vait s’opposer à cette révision, mais, devant les volontés du roi, devant l’intrigue de 1VL de Modène et de M. de Metternich, âpres à prendre leur revanche, que devaient durer ces résistances ? Il était heureusement dans la destinée de Charles-Albert de voir, à toute heure dangereuse, surgir d’inébranlables fidélités.

Les négociations projetées à Aix-la-Chapelle nécessitaient l’in¬ tervention du ministre des affaires étrangères. Or il se trouva que le comte Valese était un de ces hommes que l’on peut briser, mais, dont on ne fait pas aisément son complice.

Valese opposa le refus le plus net aux sollicitations de la reine. Et, comme il cherchait non pas à excuser ce refus, mais à l’expli¬ quer par de bonnes raisons, Marie-Thérèse lui coupa la parole i

— Eh de qui donc relevez-vous, monsieur, sinon du roi votre maître ?

— Je relève de ma conscience, de mon pays et de l’histoire.

— AhI pour moi, j’estimais que, comme tous les ministres, vous n’étiez qu’un domestique 2 .

Valese donna sa démission. Mais tel fut l’effet produit sur Victor-Emmanuel par cette effroyable scène, qu’en dépit de sa femme, la question de succession ne fut pas soulevée à Aix-la^ Chapelle 3 .

Pour la seconde fois r M. le duc de Modène se brisait contre l’honneur, non pas d’un domestique, mais d’un de ces grands- serviteurs, tels qu’en avait autrefois la maison de Savoie. Comme Faverges, Valese venait d’arracher la couronne au& serres de.

Vaquiîa griffagna 4 chi per più lacer are due becchi porta…


  • On se souvient que c’était l’article qui constituait tous les droits de la

maison de Carignan.

  • Voy. Poggi, Storia d’italia, voï. I er, p. 214.

8 Voy. L’uomo di Stato indirizzato al govemo délia, cosa pubblica, p. 134,. vol. I er . (Comte Solaro délia Margherita.)

4 De l’aigle griffonne qui, pour mieux déchirer, porte deux becs. (Dante.)


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VII

Je ne trouve pas une seule lettre de Charles-Albert, datée de 1819, au dossier que je feuillette. Mais, en revanche, celles de Sylvain sont nombreuses et fort tristes. Le pauvre homme se plai¬ gnait davantage, chaque fois qu’il écrivait, des idées et des propos abominables échangés, à Turin, comme monnaie courante. Ce qui surtout l’étonnait, c’était de voir les ambassadeurs d’Espagne, de France et de Bavière, encourager les folles têtes qui conspiraient.

« Imagine, écrivait-il à son frère 4, que MM. de Bardaxy, de Dalberg et Chiboltzors ouvrent à deux battants les portes de leurs ambassades à tout ce qui prétend, ici, réformer l’État. Ce sont synodes sur synodes élégants dans leurs salons, tandis que, par leurs bons soins, trois clubs fonctionnent ailleurs, à l’usage de la canaille. Là pérorent, Castion, Vismara ed altri malL Ils disent qu’il leur faut une constitution. Plus d’un, cependant, serait embarrassé d’expliquer ce que c’est…

« Quelques beaux fils rêvent de pairie, quelques officiers de grades pêchés en eau trouble. Le plus grand nombre, cependant, ne sait encore ce qu’il veut, et se prépare à révolutionner, par bon ton. Mais combien durera ce platonisme ? Il n’est guère probable que les malins entassent tant de fagots pour n’allumer qu’un feu de joie. »

Les carbonari l’entendaient bien ainsi ; seulement, pour pro¬ pager l’incendie, il fallait qu’un grand vent se levât sur la foule indifférente. Il était facile, alors, de le déchaîner. Les souvenirs de 1814 survivaient bien humiliants, bien cuisants encore en Piémont. C’était, entouré des soldats exécrés de Bubna, que Victor- Emmanuel avait fait sa première rentrée à Turin. À quel prix cette escorte ? Un honteux vasselage la payait sans doute encore. Et, de proche en proche, au souffle des conjurés, l’étincelle gagnait. C’est toujours par un mouvement généreux que commencent les révo¬ lutions. Bientôt le roi ne fut plus qu’un roi déshonoré, aux mains du prince de Metternich. Bientôt, l’honneur du vieux Piémont et sa haine héréditaire de l’Autriche se confondirent dans une colère qui voyait rouge. L’inaction de la police vis-à-vis des bavards qui péroraient, vis-à-vis des clubs qui agissaient au grand jour, ne trahissait-elle pas la souffrance secrète du roi et l’appui de son gouvernement ?

Tels étaient la marche suivie et les résultats bientôt obtenus par la propagande révolutionnaire, dans les milieux honnêtes. Il fut facile de soulever les autres contre les agissements de la restaura-

  • Sans date, 1819. *


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tion, en leur parlant aussi de patriotisme. Ce grand mot a toujours eu deux visages, comme le sabre de Joseph Prudhomme avait deux tranchants.

Les ambitions les plus opposées créaient donc en Piémont ce malaise universel qui précède tout orage. Pour ou contre le roi, chacun révolutionnait, ne fùt-ce que par bel air, comme disait Sylvain. De la combinaison de toutes ces bonnes volontés ne pou¬ vait manquer de naître, à brève échéance, un prominciamiento dont l’armée serait fatalement le pivot.

Car là aussi malheureusement se retrouvaient, poussés à leur extrême degré d’acuité, toutes les passions et tous les griefs de la cour et de la rue. Les officiers de Napoléon ne servaient qu’en sous-ordre ; on leur avait imposé la rétrocession d’un grade et inter¬ dit le port de leurs décorations françaises. Aux vieux fidèles seuls, remis à neuf par l’almanach royal, appartenaient les hauts grades. On les avait, il est vrai, épaulés, dans leurs commandements, de quelques jeunes gens bien en cour. Mais les premiers avaient eu le temps d’oublier ce que les seconds n’avaient pas eu le temps d’apprendre, et tout cela régentait les vétérans de Wagram et d’Austerlitz, qui formaient alors les cadres piémontais. De ces jux¬ tapositions hétérogènes naissaient des froissements et des récri¬ minations sans fin.

Une telle armée ne pouvait qu’être à la merci d’un coup de vrent, et le baromètre baissait terriblement sur toute l’Italie, au commencement de l’année 1820.

Charles-Albert avait le pressentiment d’une catastrophe prochaine. Il écrivait, comme si Dieu avait fait les âmes hautes, pour voir toujours par-dessus les bons côtés des choses :

« Ami Sylvain 1, je suis en ce moment surchargé d’occupations et je ne puis vous dire que quelques paroles. Mais, connaissant toute l’alfection que vous me portez, je ne veux pas laisser passer la journée sans vous donner la bonne nouvelle que, ce matin, le comte de Stahrenberg est venu officiellement demander au roi, puis à moi, la main de ma sœur pour l’archiduc Rénier, gouverneur du royaume lombardo-vénitien 2 .

■* 4 mars 1820.

2 Le mariage se fit le 28 mai. « La princesse, écrivait M. de Metternich, est merveilleusement belle. Elle a une demi-tête de plus que moi, ce qui ne l’empêche pas d’avoir une jolie tournure. Sa tête a une expression de noblesse remarquable. Elle a des yeux longs et langoureux, le nez petit et finement découpé: la bouche est bien faite et cache les plus jolies dents du monde ; et pourtant, malgré toutes ces perfections extérieures, je trouve qu’une aussi grande femme manque de charme… » [Mémoires de Metter- nich, vol. III, p. 350.) — a Je viens encore de faire un mariage, écrivait-il 10 décembre 1887. 53


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« Je suis si heureux de rétablissement de cette pauvre sœur, que je ne puis douter du plaisir que cela vous fera en rapprenant* Dès que la princesse aura accouchée, je vous le ferai savoir. Dieu veuille nous donner un garçon I…

a Je partage bien vos sentiments sur l’horrible événement arrivé* à ce malheureux duc de Berry. C’est ainsi que, dans ce siècle, nous devons nous attendre à être récompensés de nos peines. Mais il existe un Dieu vengeur, qui sait compenser les peines qu’on éprouve sur cette malheureuse terre… »

Les pressentiments du prince ne le trompaient pas. La naissance de son füs allait être sa dernière joie. Sylvain, pour assister au grand événement que le prince lui annonçait comme prochain, avait gagné Turin en toute hâte :

« … Malgré mes bottes de sept lieues, écrivait-il le 17 mars 1820 à son frère, je ne suis arrivé à Turin que pour les dragées, ce matin, vendredi, à cinq heures et demie. Il n’y avait pas une heure que j’étais à me remettre du froid et du profond sommeil qui m’avaient gagné en chemin, que le prince me faisait appeler pour me montrer son fils. Ah ! le beau petit roi qu’auront là mes arrière- neveux 1 Il a les yeux déjà bien effrontés, et qui seront noirs, je crois. Il a un beau grand nez retroussé comme son père, et une petite bouche fort gracieuse, dont il tette de grand courage une superbe paysanne.

« Cependant, ajoute Sylvain, une sinistre plaisanterie est venue jeter comme un augure funeste sur notre joie. Au moment de la naissance du duc de Savoie, on vit débarquer au palais Carignan tous les capucins de la ville et de la banlieue. Une personne de la cour arrête la procession au moment où elle veut franchir la porte du vestibule, et demande la raison de ce déploiement inusité de capucins. L’un d’eux alors montre une lettre, revêtue d’une fausse signature, qui donnait, à tous les couvents, avis de la mort de la princesse, et invitait les bons pères à venir réciter leurs prières autour de la défunte… »

La mystification était lugubre, mais le prince, cette fois, l’attribua bien à tort aux convoitises que la naissance de son fils déconcer¬ tait. La reine y était étrangère ; d’autres gens avaient intérêt à exaspérer le prince : on allait en avoir la preuve. Victor-Emmanuel voulut une enquête. L’ardeur qu’y apporta le comte Lodi 1 n’aboutit

ailleurs. L’archiduc Rénier épouse la princesse de Cariguan. R eût épousé un canapé si pareil meuble pouvait lui servir à ce qu’il a entendu dire. Avec ces dispositions et trente-neuf ans, toute femme est charmante. » {Henri Forneron, Histoire générale des émigrés, vol. H, p. 210, notes.)

1 Ministre de la police.


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qu’à faire affluer dans son cabinet, et à la même heure, tous les marchands de lunettes de Turin.

Pour continuer la plaisanterie, les carbonari envoyaient ces braves gens en aide à la police.

k … Je crois que Ton s’est moqué de vous, leur dit le comte Lodï* en les voyant entrer.

« … Je crains que ce ne soit plutôt de Votre Excellence », répondit le mieux alangué d’entre eux.

Naturellement, la police ne découvrit rien, et le ridicule s’ajouta à tous les microbes révolutionnaires que la monarchie piémontaise aspirait béatement depuis sa restauration.

Faire le bien à demi ne sert qu’à tromper toutes les espé-* rances, bonnes ou mauvaises ; c’est à quoi aboutissait, précisément alors, le bon vouloir un peu tardif de Victor-Emmanuel.

Sur les instances du comte de Maistre, du marquis der Saint- Marsan et de Prosper Balbo, le roi s’était décidé à apporter quelque adoucissement à la législation, toute de bon plaisir, qu’il avait restaurée en 1814. Mais il confiait la besogne à des gens d’avant 89 : c’est dire le cœur qu’ils y mettaient.

Le comte Borgarelli, suivi de toute la vieille magistrature, faisait rage contre la plus innocente innovation. Vainement Balbo, Saint- Marsan, Pinelli, Carbonara, essayaient de parler raison. Vainement Joseph de Maistre faisait entendre ces sages paroles : « … Ne croyez pas que la plénitude de l’autorité royale soit affaiblie par les bornes que les princes posent eux-mêmes parfois à leur propre autorité… » Borgarelli et ses amis ne se rendaient pas l .

L’entêtement a muré si hermétiquement, chez certaines gens, portes et fenêtres, que l’idée de regarder dans la rue ne leur vient même pas ; Borgarelli y aurait vu pourtant qu’elle devenait hou¬ leuse. Il en aurait entendu monter d’étranges rumeurs. Peut-être eût-il compris que ses conseils acculaient Victor-Emmanuel à une dangereuse résistance.

À Naples, en effet, la liberté venait de lever son drapeau ; l’intervention armée de l’Autriche n’y était plus douteuse ; le roi devait se prononcer pour ou contre sa redoutable voisine. Alors déjà, comme l’écrivait François Gambini 2, « le Piémontpour l’Italie

1 À la réception solennelle de la magistrature, la 1 er janvier 1820, au lieu des souhaits accoutumés, le comte Borgarelli adressa au roi Victor- Emmauuel une sorte de philippique, où oubliant tout respect, il la mit eu demeure de « ne pas toucher à l’antique édifice ». Voy. Poggi, Storia d’Italia, vol. I er, p. 325, à propos de cette scène et de ce discours, qui bouleversèrent Turin.

1 Sclopis, Histoire de le législation italienne, voL III, p. 208.


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ne pouvait être que le bouclier qui la protégerait ou la hache qui la décapiterait, s’il tombait aux mains de l’étranger. »

Et ce combat pour la vie 1 * 3 * * durera un demi-sièclç. L’idée guelfe appellera à son aide toutes les grandeurs et toutes les hontes de notre temps. Elle se fera bénir à Rome, se battra héroïquement à Novare*, poussera, à Paris, ce grido di dolore qui ébranlera l’Eu¬ rope ; et puis, hélas ! se substituant à tous les scrupules, reniant toutes les reconnaissances, empoisonnant toutes les armes, béné¬ ficiant de toutes les crédulités, elle couvrira du cri sublime de patrie son appel désespéré à la révolution.

Au lendemain de la mort de Garibaldi, un voyageur causait, à Venise, avec son guide. L’homme était un vétéran des guerres de l’indépendance.

— Vous aimiez Garibaldi, disait le Français.

— Garibaldi était mon Dieu.

— Mais il est mort.

— Qu’importe, il ressuscitera comme Christ au premier appel de l’Italie.

— Et qu’a-t-il fait pour vous ?

— Il m’a fait une patrie !

Demandez à ceux qui l’ont perdue, ce qu’est la patrie. Ils vous diront que c’est un aimant dont les hommes seront impuissants toujours à étendre ou à circonscrire l’attraction. Ils vous diront que la patrie est de droit divin plus que les couronnes ; que Dieu l’a créée en créant les races, en leur mettant au cœur des affinités éternelles ou des haines implacables. Ils vous diront, enfin, que la force ou la conquête peuvent hérisser des frontières, mais, que tôt ou tard, le droit les franchit comme le lion ailé de Saint-Marc, pour venir se coucher au pied de la croix de Savoie 8 …

1 « … Tant qu’il me restera de la respiration, écrivait Joseph de Maistre, je répéterai que l’Autriche est l’ennemie naturelle et éternelle de Votre Majesté. Si l’Autriche domine, de Venise à Pavie, c’en est fait de la maison de Savoie : Vixit ! » [Correspondance diplomatique de Joseph de Maistre*… fragment cité par Ch. de Mazade dans le comte de Cavour, p. 193.)

a « … Si jamais, écrivait Charles-Albert en 1847, Dieu nous fait la grâce de pouvoir entreprendre une guerre d’indépendance… c’est moi seul qui commanderai l’armée, et… alors je suis résolu à faire pour la cause guelfe

ce que Schamyl fait contre l’immense empire russe. Il paraît qu’à

Rome on tient en réserve les armes spirituelles… Ah ! le beau jour que celui où nous pourrons jeter le cri de l’indépendance nationale !… » (Au comte Castagneto, lettre de Turin, 2 septembre 1847. Voy. Scritti e lettere di Carlo Alberto, p. 46.)

3 Le mot est de Joseph de Maistre… « La croix blanche de Savoie,

soutenue par le lion de Saint-Marc, ferait une assez belle figure dans le

monde. Il n’y aurait sûrement pas moyen de renouveler d’une manicro



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C’est ce dont M. le prince de Metternich ne semblait pas se douter quand, à la première nouvelle de l’insurrection de Naples, il pre¬ nait, vis-à-vis de Victor-Emmanuel, le ton et l’allure d’un suzerain.

« … L’empereur, mon maître, disait-il au comte Rossi 1, est résolu à user des moyens immenses dont il dispose pour mettre ses États à l’abri de toute éventualité révolutionnaire… Quant à votre roi, l’empereur compte sur lui, il le sait disposé à mourir l’épée à la main, plutôt que de subir la loi de ses sujets rebelles 2 . »

C’était vrai, mais la hautaine façon dont était faite l’injonction la rendait blessante.

«… Siamo sultorlo del preciphio 3, écrivait Sylvain, à la date du 20 juillet 1820 ; d’innombrables placards demandent la consti¬ tution des Cortès espagnoles. Le roi est assailli de mémoires ano¬ nymes qui lui conseillent de donner cette constitution pour faire pièce à l’Autriche. Ces maudits Autrichiens semblent nés pour compliquer nos affaires. Leur façon de nous régenter exaspère bons, méchants, et mon prince plus que personne…

« Ils vont nous obliger à l’immense sottise de prendre parti pour ou contre eux. Les voilà qui se renforcent en Lombardie ; on porte leur nombre à 40 000 hommes. Ce qui serait par-dessus tout important, c’est que nous sachions ce que nous voulons. Mais nous n’en sommes pas là… »

Victor-Emmanuel ne semblait pas, en effet, se douter des dan¬ gers qu’il courait. Tant est vrai ce mot : « Que les rois, comme les goutteux, ne sont jamais plus près d’un accès qu’à l’heure où ils se regardent comme en parfaite santé… »

Avec moins d’esprit que M. de Metternich, mais avec tout autant de bon sens, Sylvain terminait par ce post-scriptum sa lettre de tout à l’heure :

« … En France, on charge les pétards ; en Italie, on aiguise les poignards ; c’est partout le règne des braillards *. Questo mondo è fatto per andar male, comme dit le roi, qui ne sent pas la queue de la poêle lui rougir dans la main… »

plus éclatante la fameuse devise d’Emmanuel Philibert : Mersus profundo, pulchrior evenit. » (Lettre du comte de Maistre au roi. Correspondance diplo+ matique, vol. I", p. 313.) — Dans une autre lettre au roi, c’est ce que le comte de Maistre appelait a son idée vénitienne ». (Id., Correspondance diplomatique .)

4 Ambassadeur de Sardaigne à Vienne.

a Dépêche de Rossi, citée par Nicomède Bianchi. (Storia délia diplo - mazia, etc., vol. II, p. 17.)

3 « Nous sommes sur le bord du précipice… »

4 « Ce monde est fait pour aller mal… », mot favori du roi Victor-Em* manuel, qu’il répétait à tout propos.


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Les carbonari attribuaient à une politique raffinée ce stoïcisme de Victor-Emmanuel. Comment douter, en effet, de ses intentions secrètes, à entendre les propos que tenait le prince de Carignan ? Comment douter que Ton fût prè3 d’une entrée en campagne, quand Balbo et Caraglio de Saint-Marsan 1 * *, tous deux fils de ministres ; quand des officiers, comme le général Gifflenga 8 ; quand de grands seigneurs, comme le prince de la Cisterne 4 5 * *, protestaient ouvertement contre les agissements odieux de l’Autriche ?

S’il faut grandement compter avec les gens qui ont intérêt à répandre un bruit faux ou méchant, il ne faut pas moins compter avec les imbéciles qui leur servent de clairon. Il est si rare qu’un imbécile n’aime pas mieux jouer un vilain rôle que de n’en pas jouer du tout. Chacun crut donc bientôt, à Turin, que crier ; « Vive la Constitution et… guerre à l’Autriche 1 » était la plus utile façon de servir le roi.

« … Les révolutions d’Espagne, de Portugal, de Naples, sur¬ tout, écrivait le prince de Carignan 8, firent, sur notre pays, l’effet le plus malheureux, en donnant à notre troupe et à nos officiers, déjà assez indisciplinés, un exemple fatal. Personne ne faisait plus» en 1820, mystère de ses desseins, et, nous ne voyions arrêter per¬ sonne ni punir personne… »

Bien au contraire, tous les officiers qui menaient le mouvement, tels qu’Ansaldi et Carail, recevaient des décorations ou des grades. Le comte Lisi, un des hommes les plus compromis du parti avancé, se voyait refuser sa démission, qu’il avait voulu donner par une sorte de scrupule. De partout, officiers et sous-officiers affluaient à Turin. Les régiments n’étaient plus commandés. Tant d’indisci¬ pline prouvait que le berger conspirait avec le loup.

« … Je me crus obligé, dit le prince, de représenter au roi que la police ne se faisait pas. Je parlai de même au ministre de la guerre Saluces, mais tout fut inutile… »

La situation devenait critique pour l’entourage du prince*

1 César Balbo, fils du comte Prosper Balbo, ministre de rintérieur.

  • Asinari de Caraglio, fils de l’illustre marquis de Saint-Marsan, alors

ministre de la guerre.

8 Alexandre de Gifflenga, inspecteur général de la cavalerie.

4 Dal Pozzo, prince de la Cisterne, né à Turin, 16 janvier 1784 ; marié à Louise Ghislaine de Mérode. Sa fille, la princesse Victoire, épousa le duc d’Aoste et fut pendant quelques mois, on s’en souvient, reine d’Espagne.

5 Les divers passages que l’on va lire sont extraits d’un long mémoire justificatif écrit par le prince de Carignan, comme on le verra plus loin,

aux premiers jours de son exil à Florence. Ce mémoire a été publié pour

la première fois par M. le baron Manno dans ses Informaiione sulC ventuno

in Piemonte, p. 58 et suivantes.


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« … Bienheureux, écrivait Sylvain, qui n’a pas la main à la pâte, pleine de mauvais levain, qui fermente ici. Je ne sais comment tout cela finira pour mon prince, devenu le bersaglio 1 de tous les faiseurs de constitutions. »

Le prince, lui aussi, sentait combien sa position devenait diffi¬ cile et fausse.

« Revenez, écrivait-il au comte de Revel 2, parce que, dans des moments aussi critiques que ceux-ci, les personnes comme vous, mon cher comte, ne devraient jamais être éloignées de ceux qui gouvernent un État 3 . Il y a maintenant si peu de gens de mérite, et qui soient en même temps parfaits honnêtes gens, qu’on ne saurait trop les rechercher. Il y a eu, sans contredit, des temps plus mauvais que ceux oü nous vivons, pour le monde en général, mais non pas pour les princes ; car, maintenant, le grand but de 1a philosophie moderne est tourné à la destruction de la religion et des trônes, et ceux qui sont destinés à gouverner les nations ne sauraient assez peser toutes leurs actions.

« Je désire beaucoup vous témoigner de vive voix l’amitié que je vous porte, et combien je fais fonds sur les bons conseils que j’es¬ père toujours recevoir de vous. »

Mais, quoi qq’il en pût dire à son ami Revel, le prince aimait les conseils comme la duchesse du Maine aimait le monde, parce que chacun l’écoutait et qu’elle n’écoutait personne.

Presque à sa porte, mourait dédaigné l’homme dont la clair¬ voyance aurait pu lui être si secourable. Rien de navrant comme la dernière plainte de Joseph de Maistre, se survivant dans son propre pays :

<£ … Je ne suis plus qu’un vieux prisonnier qui a, tout au plus, le droit de regarder par sa fenêtre… 4 . » « Je suis accablé et, de plus, dégoûté de la vie… mon esprit, de petit est devenu nul : Hic jacet … 5 . » Et chacun de tourner le dos à ce grand cadavre. Les pauvres humains sont si reconnaissants lorsqu’on les dispense d’envier.

  • Cible.

3 Ignace de Thaou de Revel, nommé le 15 avril 1814, membre du conseil de régence du Piémont ; ministre plénipotentiaire à Paris après le retour du roi, lieutenant général, grand-croix de Saint-Maurice, puis gouverneur de Gênes, vice-roi de Sardaigne en 1820, et dans la même année, gouver¬ neur de Turin.

3 Le comte de Revel était en Sardaigne.

4 Lettre à M m * la duchesse des Cars, 28 mars 1819. (Lettres et opuscules, vol. I", p. 512.)

5 Au comte de Marcellus, 9 août 1819. (Lettres et opuscules, v. I er, p. 517.)



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« … Le chevalier Maistre, écrivait Sylvain 1 fie 3 mars 1821), est arrivé juste à temps pour voir expirer son grand frère, dont la mort n’a pas fait plus de sensation que celle de ton gardeur de vaches, s’il se fût rendu à Turin pour cette opération. Ceux qui se sont aperçus que le comte Maistre n’existait plus n’ont su dire autre chose à sa louange, sinon que c’était un radoteur enthou¬ siaste, et qu’on était heureux d’en être débarrassé dans un moment où il embarrassait plus qu’il n’était utile. C’est vraiment duperie d’avoir de la sagesse, de l’esprit et du génie…

«… Aussi beaucoup de gens qui ne veulent pas passer pour des sots agissent comme des coquins. Parmi les jeunes gens, tout ce qui a de l’esprit est partisan, couvert ou découvert, de la révo¬ lution. Mon prince, non plus, quoi que je puisse dire ou faire, n’est pas assez prudent… »

«… Le 2 ou le 3 mars, raconte en effet Charles-Albert, Carail, Collegno, Sainte-Rose et Lisi vinrent chez moi me demander le secret sur une chose extrêmement importante, qu’ils avaient à me confier. Après avoir fait une longue dissertation sur les idées libé¬ rales, ils finirent par m’avouer qu’ils appartenaient à des sociétés qui, depuis longtemps, travaillaient pour l’indépendance de l’Italie ; que j’avais toujours montré un grand attachement pour mon pays, que je ne pouvais avoir d’autre visée que l’honneur, leur conclusion fut qu’ils espéraient que je me mettrais à leur tête pour obtenir du roi de légères concessions, qui ne seraient que les préludes d’une gloire future… »

Le prince avait-il mérité de pareilles confidences ? Dans tous les cas, l’idée d’une trahison le fit bondir :

« … Je leur répondis que je ne pouvais avoir d’autre manière d’agir que celle que me marquaient la religion et l’honneur ; que rien au monde ne me ferait départir de mes devoirs. Je cher¬ chai ensuite à les raisonner et à leur prouver la folie de l’entre¬ prise ; mais ils me répondirent que mes paroles étaient inutiles, qu’ils étaient liés par les serments les plus forts. Je leur fis entendre nettement que si je ne pouvais les empêcher d’agir, je me pronon¬ cerais contre eux 2 … »

Vaine menace ! Lisi et Collegno montrèrent une liste des conjurés

1 Le chevalier Nicolas de Maistre, troisième frère du comte Joseph. — Le comte Joseph est mort à Turin, le 26 février 1821, à l’Age de soixante- sept ans.

2 Voici quelles furent, après Uhistorien Poggi, les propres expressions des conjurés : t Tout est prêt, il ne manque que votre consentement. Nos amis attendent, avec notre retour, ou le signal du salut du pays, ou la funeste nouvelle que leurs espérances sont vaines. » (Poggi, Storia d’italia, vol. p. 331.)


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«… où je vis avec stupeur, dit le prince, que la plupart de mes officiers d’artillerie étaient fédérés. Je les menaçai alors de me rendre auprès du roi. Ils s’en allèrent, en me disant qu’ils comp¬ taient sur le secret ; qu’ils espéraient que je changerais d’opinion, et, enfin, que la révolution éclaterait le soir même du jour où le roi s’installerait à Moncalier… »

Le prince fit aussitôt appeler le ministre de la guerre et lui révéla tout ce qu’il venait d’apprendre Saluces se tordit les mains et ne prit aucune mesure. L’accuser de connivence avec les conjurés serait peut-être excessif, mais il était de ces gens qui ont le goût des fautes qu’ils n’osent commettre. Un honnête homme peut toujours répondre « qu’il ne sera pas Judas, mais il serait téméraire à lui de jurer qu’il ne sera jamais Pierre 1 ».

Harcelé, pressé, entraîné par Collegno, le prince raccrochait à des demi-mesures sa faiblesse et son remords. Au lieu de se pro¬ noncer franchement contre le mouvement, il n’était en quête que de petits moyens pour l’enrayer. Charles-Albert avait parlé au roi avec des sous-entendus auxquels Victor-Emmanuel n’avait rien compris. Puis il perdit son temps à raisonner les officiers et les sous-officiers de son artillerie, alors qu’un seul mot énergique eut suffi à les maintenir dans le devoir. Et ces lignes du prince mon¬ trent combien était cruel le double jeu qu’il s’imposait :

« … Le mercredi 7 mars, écrit-il, le roi partit pour Moncalier. Sachant qu’il devait faire la route à cheval, le matin avant dîner je lui demandai la permission de l’accompagner. Car, quoique le complot ne dût éclater que dans la nuit, je craignais de le laisser, entouré seulement de personnes âgées et de son écuyer Carail. »

Dans cette même matinée du 7 mars, si l’on en croit un homme bien informé 1, le prince avait mandé César Balbo et le général Gifflenga, au palais Carignan. Tous deux lui avaient avoué que rien n’était prêt pour une entrée en campagne. Gifflenga avait ajouté que, non seulement Victor-Emmanuel ne consentirait pas à lever le drapeau italien, mais encore qu’au premier mouvement révo¬ lutionnaire, il se jetterait entre les bras de l’Autriche.

Autour de Charles-Albert la situation se faisait inextricable. S’il avait rêvé, il se réveillait en face de la plus affreuse des réalités. Trahir ses amis qui se confiaient en lui, ou trahir le roi, en gardant leur secret : il lui fallait choisir. C’était comme le cauchemar de je ne sais quelle ballade allemande où le héros se voit tout à coup avec le visage d’un monstre et Pâme d’un scélérat.

Cependant Saint-Marsan et Collegno étaient là pour dire au

1 Journal de Gordon.

2 Poggi, Sioria d’Italia,


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prince qu’il ne rêvait pas : « … Ils protestèrent que je les perdais et que je me déshonorais aux yeux de l’Europe… »

Mais le rayon avait lui, qui, jadis fît chanter le coq et jaillir les larmes de Pierre. Char les-Albert prit héroïquement son parti.

« … Je les congédiai, en ajoutant que j’avais fait mon devoir et que je les sauvais eux-mêmes. Ils envoyèrent alors des contre- ordres partout, et j’eus ainsi le bonheur d’empêcher l’exécution du premier complot. »

Il le croyait, et sa joie prouve combien le prince avait sincè¬ rement rompu avec les conjurés. Saluces fut chargé par lui d’aller conter au roi ce qui s’était passé et de demander pour récompense la grâce des coupables. Mais, quand sur les marches du trône on a joué au révolutionnaire, on ne saurait se racheter si aisément.

Deux jours plus tard, le 9 mars, vers neuf heures du matin, Saluces et le comte de Revel, gouverneur de Turin, faisaient irrup¬ tion dans la chambre du prince. Ils venaient lui apprendre que le comte de Saint-Michel, colonel des chevau-légers de Piémont, en garnison à Fossan, avait, au milieu de la nuit, fait monter son régiment à cheval. On ne savait encore s’il se dirigeait sur Mon- calier, où était le roi, ou sur Alexandrie. Le gouverneur demeura stupéfait d’entendre Charles-Albert dire le plus tranquillement du monde : « Ce n’est là qu’une méprise ; il faut que le contre-ordre ne soit pas arrivé. »

Sur les instances de Revel, le prince cependant n’hésita pas à l’accompagner dans toutes les casernes de la ville :

« … Je rassemblai, dit-il, officiers et troupe, et leur rappelai la fidélité qu’ils devaient au roi. Je leur dis qu’il n’y avait qu’un seul Dieu qui voyait nos actions, que l’honneur ne permettait de suivre que la ligne droite de son devoir. Tous me donnèrent les plus évidentes marques de leur zèle et de leur loyauté… »

Rassuré par ce qu’il venait de voir et d’entendre, Charles-Albert rassura le roi, qui en toute hâte était revenu à Turin. Cette quié¬ tude, à laquelle la bonté de Victor-Emmanuel le disposait trop, ne fut malheureusement pas longue. Le 19 mars, en effet, la gar¬ nison d’Alexandrie faisait son pronunciamienXo . Quand la nouvelle en parvint à Turin, rien, au dire de Sylvain, n’égala la stupeur et le désarroi de la cour.

« … C’est ici, écrivait-fl, l’étonnement de Jonas se réveillant tout à coup dans le ventre de la baleine, et le prophète, sans doute, se montra plus hardi et plus inventif que notre pauvre roi, pour cher¬ cher la porte. On se contente ici de gémir et de perdre la tête… » C’est dire que l’insurrection avait toute liberté pour se propager.

Deux nouveaux régiments venaient de s’acheminer au petit trot


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vers Alexandrie, devenu le quartier général des insurgés, lorsque le comte Balbo se présenta inopinément chez le prince. Balbo avait à lui dire qu’au château on comptait sur son influence pour obtenir du roi une constitution, quelle qu’elle fût.

Charles-Albert, fort étonné, répondit « qu’il n’avait pas ses entrées au conseil et que, si parmi les ministres il en était quelqu’un qui eût une communication à lui faire, celui-là pouvait venir au palais Carignan. »

Malgré cette réponse si sèche, César Balbo revenait quelques instants après, suivi de son père et du comte Valese. Et voici com¬ ment le prince lui-même raconte la fin de ce curieux incident.

« Je dis à ces messieurs que s’ils croyaient que, pour la sûreté du roi et pour éviter de plus grands malheurs, je dusse faire une proposition quelconque à Sa Majesté, je ne la ferais qu’en présence du conseil et avec leur appui.

« Dans la soirée, Sa Majesté me manda en toute hâte au château.

« Tout le monde y était indécis, et on ne prenait aucune réso¬ lution. Le comte Balbo me pressa de donner mon avis. Je dis alors à Sa Majesté qu’on avait laissé aller les choses jusqu’à ce point, qu’il paraissait nécessaire de promettre quelque concession pour calmer les esprits. Le comte Balbo et le comte Valese soutinrent cette proposition. Le comte de Saluces et le marquis Brignole ne dirent rien. Les autres membres du conseil, qui étaient le comte de Roburent, le comte Lodi et le comte délia Valle, opinèrent en sens contraire. Sa Majesté déclara qu’elle ne ferait aucune con¬ cession, et le conseil se termina sans qu’on eût rien décidé… »

Le prince alors quitta le château pour retourner au palais Cari¬ gnan…, j’allais dire au palais royal…

Entre temps, l’insurrection s’étendait. Le 12 mars, le marquis de Carail, le comte Santa-Rosa, le capitaine Radice, le lieute¬ nant Rossi, enlevant leurs troupes, s’étaient joints aux révoltés d’Alexandrie. Tout était à craindre pour Turin, si la citadelle n’était fortement occupée. Le prince demanda au roi la permission d’y envoyer quelques hommes et d’en donner le commandement au colonel des Geneys, le plus énergique officier que l’on eût alors sous la main. Le roi y consentit.

Mais toutes ces allées et venues n’avaient pas laissé que d’émou¬ voir la population. Des rassemblements se formaient, que la troupe avait grand peine à disperser. Quelques officiers, à bout de patience, firent demander des ordres. L’un d’eux, le capitaine Raimondi, atteint d’un coup de pierre au visage, entra tout ensanglanté dans le cabinet du roi. « Donnez-moi, dit-il, carte blanche, et avec ma seule com¬ pagnie, je me charge de tout terminer avant de me faire panser… »


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Raimondi aurait eu facilement raison de la foule, qui n’était encore qu’hésitante. Mais, avec cette charité qui fait les saints et détrône les rois, Victor-Emmanuel se refusa à laisser couler la fameuse goutte de sang qui, si on en eût été moins avare, aurait sauvé tant de couronnes.

On continua donc à délibérer au château avec la ferme intention de ne prendre aucune mesure énergique. Le roi et ses conseillers parodiaient ces vieux Romains que les Gaulois assommèrent sur leurs chaises curules. Ils en étaient à se draper comme eux, lorsque trois coups de canon partirent de la citadelle. C’était le signal qu’attendaient les troupes de Turin, pour s’insurger et demander, elles aussi, la constitution espagnole.

Le prince retourna en toute hâte auprès du roi :

« … On venait, dit-il, de recevoir au château la nouvelle que deux autres légions venaient de se révolter, et l’on ne prenait encore aucun parti. Je proposai d’envoyer à la citadelle un officier reconnaître l’état des choses. Le marquis de La Marmora, mon aide de camp, s’y rendit. Le peuple le jeta à bas de cheval, le retint prisonnier, et voulut le forcer à crier : Vive la constitution ! Nous apprenions en même temps que les révoltés avaient tué le colonel des Geneys, et qu’un capitaine insurgé, appartenant au régiment d’Aoste, avait pris le commandement de la place… »

Victor-Emmanuel voulut alors parler de clémence, comme s’il eût été le plus fort et comme si la foule, qui n’estime que la corde, était capable d’entendre à de bonnes paroles. Leroi pria le prince de Carignan, qui obéit aussitôt, d’aller parlementer avec les in¬ surgés. Comme Charles-Albert arrivait sur les glacis de la cita¬ delle, un officier le prévint que des remparts on tirait sur tout ce qui approchait.

«… J’allai, raconte le prince, que la perspective d’être fusillé à bout portant n’émouvait guère, jusqu’au bord du fossé. Les troupes révoltées poussaient des hurlements affreux et refusèrent de m’envoyer aucun parlementaire. Une foule immense à la tête de laquelle étaient plusieurs bourgeois et quelques officiers en demi- solde, nous entouraient cependant en poussant des cris si forts, que nous ne pouvions nous entendre, même entre nous.

« Nous eûmes assez de peine à nous dégager du milieu d’eux ; plusieurs voulaient nous retenir. Et quoique, dans l’intérieur de la ville, nous eussions pris le galop, ils nous suivirent jusqu’à la place du Château, ayant à leur tête le fils du banquier Muschetti, qui portait un étendard tricolore L


  • Le drapeau portait les trois couleurs : rouge, bleu et noir. Le noir


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« Sur la place étaient les régiments aux gardes, le régiment d’Aoste, le corps d’artillerie et les gardes du corps, qui tous, à mon retour, firent entendre le cri de : « Vive le roi ! »

Les nouvelles que le prince rapportait au conseil étaient mau¬ vaises, sans doute, mais non pas désespérées, puisque, sous les fenêtres mêmes du palais, deux régiments, le sabre au clair, étaient prêts à charger. Victor-Emmanuel sembla comprendre ce qu’il lui restait à faire, car il demanda son cheval. Mais « voilà qu’au mo¬ ment où nous allions sortir, dit le prince, le gouverneur de Turin et le ministre de la guerre représentèrent à Sa Majesté qu’elle allait s’exposer inutilement. » Le roi décommanda son cheval et on se reprit à délibérer.

Aux heures difficiles, plusieurs hommes qui délibèrent s’arrêtent toujours au parti que chacun d’eux rougirait de prendre seul. Tout le monde était brave autour de Victor-Emmanuel, et cependant, lorsqu’il parla d’abdiquer, personne ne protesta. « Les temps forts, comme disait M. de Metternich, sont faibles en têtes. » Par une fatalité inexplicable, les renseignements fournis par les chefs de corps que l’on avait voulu consulter, et qui, presque tous, avaient répondu de façon à rassurer le roi, achevèrent de le déconcerter 1 . Il passa chez sa femme et hasarda l’idée d’une abdication. L’en¬ tretien fut bref et des plus mouvementés, paraît-il. Marie-Thérèse demanda pour elle la régence 2, et se heurta au refus le plus net et le plus catégorique. Victor-Emmanuel avait-il senti le ridicule qui rejaillirait sur lui de cette suppléance, ou avait-il deviné M. le duc de Modène derrière ce beau dévouement ? Toujours est-il qu’en rentrant dans la chambre du conseil, la reine était extraordinai¬ rement émue.

« Elle s’étonnait, dit le prince, que moi qui, peu de jours avant, disais au roi que la constitution d’Espagne était le plus grand des malheurs pour un pays et qu’un souverain ne devait jamais s’abais¬ ser, j’eusse parlé la veille de la constitution de France.

« Je répondis que telle était encore ma manière de penser, et que ce que j’en avais dit était pour prévenir le mal que le gouver¬ nement avait laissé aller jusqu’à un point irrémédiable. »

était l’emblème de la secte des Carbonari comme la fumée en était le symbole, ce qui fît rire irrévérencieusement le marquis Robert d’Azeglio, quand il lut initié. À Alexandrie, la junta fit flotter les couleurs vertes, blanches et rouges, couleurs du royaume d’Italie. {Informazioni, etc., p. 74. — Note.)

1 Le comte Lodi, qui plus que pas un avait perdu la tête, annonçait de son côté que trente mille insurgés des principales villes marchaient sur Turin. (Poggi, Storia d’italia, p. 340, vol. 1 er .)

2 Cappi, Anali d’italict, 1821, p. 229.


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Il devenait évident que l’avis du prince de Carignan ouvrait la seule issue possible. Puisque le roi ne voulait pas agir, que la reine ne voulait pas abdiquer, il en fallait fatalement venir aux conces¬ sions : restait à choisirentre les constitutions d’Angleterre et d’Es¬ pagne. On commençait à en discuter, lorsque le marquis de Saint- Marsan, qui revenait de Laybach, se prit à dire tout à coup que jamais les hautes puissances ne reconnaîtraient une aussi honteuse capitulation devant l’émeute.

CJne fois encore tout était remis en question.

« Pendant que nous étions ainsi réunis en conseil, on donna une fausse alarme, et je courus sur la place, dit le prince. À mon retour, on me fit entrer, avec tous les ministres, dans la chambre •de la reine. Le roi reparla de constitution, mais le gouverneur de Turin, lui coupant en quelque sorte la parole, trancha du même coup toutes les hésitations du malheureux Victor-Emmanuel.

  • Sire, dit-il, écoutez la voix d’un de vos meilleurs serviteurs,

« d’un vieux militaire… Je connais l’esprit du moment, le mal est « irrémédiable, il n’y arien qui puisse nous sauver… o>

« Revel en disant ces mots avait les larmes aux yeux *. »

Pour n’être pas formulée, la conclusion d’un tel discours était l’abdication. Chacun le comprit ainsi, et se rangea à l’avis du gou¬ verneur. Mais nul, au milieu de tant d’émotions, ne songeait aux conséquences du parti qu’il conseillait. Revel fut le premier à dire qu’en l’absence du duc de Genevois 1 2, la régence revenait au prince de Carignan.

« Régent î » s’écria Charles-Albert. Devant ses yeux se dressait tout à coup la terrible responsabilité qu’il allait encourir et peut- être 4e remords d’avoir, par sa faiblesse, laissé les choses aller au point où elles en étaient venues.

Il se prenait à aimer sincèrement le roi, qu’il voyait réduit au désespoir ; il craignait son successeur. Il se méfiait de ses propres entraînements. Il redoutait le patriotisme exalté de ses amis. Le danger était partout. Sur le chemin où on voulait l’engager, le

1 « Je ne puis me rappeler sans un frémissement, écrivait plus tard Revel, la position affreuse où je me suis trouvé, responsable de la sûreté du roi, attaque par la fraude et par la trahison encore plus que par la force, et enchaîné par la funeste indulgence du roi, qui s’est perdu et nous a perdu tous, puisque l’honneur est perdu, en voulant épargner tout le monde. » (Revel, Guerre des Alpes, p. 63.)

2 Charles-Félix, duc de Genevois, que l’abdication de son frère, Victor- Emmanuel I er faisait monter sur le trône, était à Modène au moment où se passaient les événements que je rapporte. Il y avait été voir son beau- père, le roi de Naples, qui revenait de Laybach.



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moindre faux pas devait avoir d’incalculables conséquences. À l’étonnement causé tout d’abord par l’ouverture de Revel succéda bientôt, chez le prince, la ferme résolution de ne pas se laisser engager dans une si dangereuse passe^

« Vers le soir, dit-il, le roi me rappela pour me répéter qu’il voulait abdiquer et me nommer régent. Je fis tout mon possible pour le dissuader d’un tel dessein qui serait la ruine de notre pays, et j’ajoutai que je n’accepterais jamais la régence. Les mi¬ nistres me pressaient. Je leur dis qu’ils savaient que j’étais, depuis deux ans, brouillé avec le duc de Genevois, et que, si j’acceptais la régence, cela n’aurait que des suites funestes… »

Ne pouvant venir à bout de sa résistance, le roi congédia alors Charles-Albert, mais deux heures après il le rappelait.

« Tous les ministres étaient là lorsqu’il m’annonça, raconte le prince, qu’il était définitivement résolu à abdiquer la couronne et à me donner la régence. De nouveau, je voulus m’y refuser ; mais tous les ministres alors me représentèrent que c’était là le dernier ordre que me donnait le roi, et que je devais à mon pays d’accepter, pour lui éviter de plus grands maux. J’ai cru alors devoir obéir au roi, en demandant pourtant que la reine fût présente à l’abdication. »

Elle vint, chacun des ministres exposa ses raisons. La reine était fort en colère, et ne ménagea à personne, au prince de Cari- gnan moins qu’à tout autre, les preuves de son violent dépit. Mais la résolution du roi était irrévocable. Il signa son abdication le 13 mars *.

Et tel était l’affolement du conseil, que l’on oublia le nom du duc de Genevois dans l’acte qui lui donnait la couronne. « Devant ces vieux militaires en larmes, dit le prince, et qui me montraient de si grandes craintes pour la sûreté du roi, je me figurai que je ne comprenais pas l’état des choses, et que celles-ci devaient être cent fois pires que je ne le croyais*… »

  • « Nous avons résolu, notre conseil d’État entendu, de choisir et nommer

régent de nos États, notre bien-aimé cousin, le prince Gharles-Amédée- Albert, prince de Carignan, lui conférant en conséquence toute notre autorité. » Victor-Emmanuel se réservait le titre et le traitement de roi, un million de pension, la liberté de résider où il lui plairait, et le maintien de tous les actes passés par lui en faveur de la reine et de ses filles.

  • « … Sa Majesté partit, raconte Charles-Albert, à trois heures du matin,

ayant trouvé tous les salons, les escaliers et jusqu’à la cour remplis de gentilshommes, d’officiers et de gardes du corps qui, tous, voulaient encore lui baiser la main. Sa Majesté fut escortée par le régiment entier de Savoie qui était arrivé dans la soirée. J’eus moi-môme l’honneur d’accom¬ pagner Leurs Majestés jusqu’à 2 milles, loin de Turin… L’abdication avait jeté toutes les personnes bien pensantes et la troupe surtout dans la


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VIII

Victor-Emmanuel venait de rendre, en abdiquant, le plus signalé des services à l’Autriche. Que fut-il, en effet, arrivé de Frimont, alors engagé à Naples, si les Piémontais l’avaient pris à revers ? M. de Metternich avoue qu’il en eut grand peur 1, et comme c’est là une impression que l’on ne pardonne guère à qui vous l’a causée, sa haine pour Charles-Albert s’envenima de ce nouveau grief.

Il eût été plus juste, cependant, de prendre en pitié ce régent malgré lui, à qui tombaient à la fois sur les bras révolutionnaires et royalistes.

L’exaltation des premiers ne suppléait pas plus à leur incapacité que le mécontentement des autres ne réparait leur faiblesse passée. Il en est toujours ainsi en temps de révolution. C’est dos à dos que l’on peut, sans injustice, renvoyer ceux qui arrivent et ceux qui s’en vont.

Une heure après l’abdication, tous les ministres de Victor- Emmanuel avaient donné leur démission. « Je convoquai, dit le prince, les premiers secrétaires des ministères, espérant faire faire par eux le travail. Mais tous refusèrent, alléguant des maladies et l’impossibilité dans laquelle ils étaient, de diriger leurs départe¬ ments. » C’était le festin de l’Évangile.

« J’employai la matinée du lendemain à nommer toutes les personnes recommandables auxquelles je pouvais songer. Toutes refusèrent d’accepter. Je sortis à deux heures n’ayant pu décider que le chevalier de Villa Marina à se charger du ministère de la guerre, et encore fut-il malade pendant cinq à six jours… »

Ce n’était là que le commencement d’une interminable série de contre-temps.

En rentrant chez lui, le prince trouvait dans son salon le cheva¬ lier de Castion et l’avocat Vismara. Ces messieurs, le prenant de haut, lui demandèrent, comme don de joyeux avènement, la cons¬ titution espagnole. Ils juraient d’ailleurs de s’ensevelir sous les ruines de Turin s’ils ne l’obtenaient pas tout de suite. Aux bonnes raisons que leur donnait Charles-Albert pour s’en défendre, ils répondaient par ce grand mot de liberté. Est-il un mot^qui ait plus souvent traîné dans le ruisseau ? Comme enfin Castion menaçait Charles-Albert de sa désaffection, Charles-Albert mit les deux ten¬ tateurs à la porte avec cette bonne parole « que peu lui importait leur affection, pourvu qu’il gardât l’estime des honnêtes gens… »

Une heure après, la place du palais Carignan regorgeait de

plus grande consternation. (Rapport du prince de Carignan. Manno, No«  tizie, etc., p. 78-81.)

1 Mémoires, vol. III, p. 491.


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hurleurs qui demandaient la constitution espagnole. On voulait celle-ci, dans la rue ; ailleurs, on voulait une charte française. Mais grands seigneurs et canaille étaient d’accord pour obliger le mal¬ heureux régent à leur en donner une.

« La garde de mon palais, raconte le prince, fut obligée de se retrancher au dedans des portes, et plusieurs personnes de la maison furent malmenées. Le comte de Tournafort fut foulé aux pieds, le marquis de Sinsan ne fut retiré qu’avec peine des mains des factieux. Ceux-ci ne seraient pourtant pas entrés si, malgré les marques de dévouement que je reçus de la plupart des personnes de ma cour, il ne se fut trouvé quelque traître subalterne… »

Les harangueurs les plus étranges avaient, en effet, réussi à. pénétrer jusqu’au prince. L’un d’eux, nommé Crivelli, osa lui parler du sang qui allait couler.

« Il coulera peut-être, répliqua vivement Charles-Albert, car je suis prêt à mourir pour défendre les droits de celui que je repré¬ sente. » Le sang, d’ailleurs, a coulé, ajouta-t-il en faisant allusion à l’assassinat du colonel des Geneys, que le sergent Rittatore avait tué à la citadelle.

— Mais ce sang ne peut compenser le sang innocent versé â, l’Université, répondit insolemment Crivelli. De tout temps, hélas ! le sang d’un émeutier n’a-t-il pas été plus précieux que le sang d’un soldat 1 ?

« Soyons généreux, voulut cependant bien ajouter Crivelli. Ou¬ blions. Je suis le descendant de ce Crivelli qui était l’ami de votre auguste ancêtre, le prince Eugène de Savoie. J’ai les mêmes senti¬ ments ; c’est dire que je suis plein de vénération pour Votre Altesse… Qu’elle prenne enfin une résolution qui mette fin à tous ces maux dont elle est, en dernière analyse, responsable… »

J’abrège. Ces scènes douloureuses duraient depuis trois heures. La populace devenait de plus en plus menaçante. L’énergie du prince faiblissait. Crivelli s’en aperçut. Il parla de l’Italie, de scs souffrances, de son avenir, et finit par arracher au malheureux prince ce mot qui l’étouffait. « Moi aussi, je suis Italien 2 . » Les conjurés étaient entrés dans la place par la seule brèche qu’il leur fût possible d’ouvrir.

Quelques minutes après arrivait, conduite par les syndics de Turin, une députation composée de tous les corps constitués. Le comte de Revel, le comte Valese et quelques autres anciens minis-

1 Dans une échauffourée à l’université de Turin, quelques jeunes gens avaient été blessés peu de jours auparavant. Il n’y eut pas un mort. Mais on avait crié au massacre.

2 Storia délia diplomazia Europea in Italia, vol. II, p. 110.

10 DÉCEMBRE 1887.


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très de Victor-Emmanuel étaient auprès du prince. Ils les avaient appelés pour qu’ils fussent témoins de ce qui allait se passer.

J’emprunte encore à Charles-Albert la suite de ce douloureux récit :

<c II était huit heures du soir, dit-il. La citadelle menaçait de tirer sur la ville ; la populace et une infinité de bandits, qu’on avait fait venir de tous côtés, faisaient croire que Turin allait être livré aux plus grands désordres.

« Les syndics de la ville redoublant d’instances, je leur dis, après cinq heures de refus, que je déclarais, devant eux tous ras¬ semblés, que je ne pouvais rien changer aux lois fondamentales de l’État, que l’on devait attendre les ordres du nouveau roi, que tout ce que je ferais serait nui de fait ; mais que, pour éviter un mas¬ sacre et les désordres dont nous étions menacés, je permettais qu’on proclamât la constitution espagnole, en attendant les ordres du nouveau roi. Un moment avant de signer, je voulus leur prouver que ce qu’ils demandaient était contre l’intention des souverains alliés, mais ils paraissaient tous fous. »

Pauvre prince ! au lieu de tant de rhétorique, que ne pratiquait-il les conseils de Sylvain qui écrivait : « Je ne vois qu’un parti honorable pour mon infortuné prince, c’est de charger à fond cette honteuse canaille. »

Malheureusement, il était trop tard pour l’essayer. Ciravegna, le nouveau ministre de la guerre, venait d’annoncer aux soldats mutinés que chacun était libre de faire ce qui lui plairait. Tous avaient déserté l . Pour eux, la constitution espagnole avait un sens. Mais quel sens avait-elle pour la canaille qui continuait à vociférer sous les fenêtres du prince et pour celle qui remplissait son salon ? Aucun ; personne n’en savait le premier mot. Chose incroyable, on n’était pas même parvenu à se procurer le texte de cette fameuse constitution.

Et cependant ces magistrats, ces officiers, ces avocats, qui en¬ combraient le palais Carignan, la discutaient à perte de vue. Mais voilà que tout à coup le sénateur Garrau, jusque-là modestement cantonné dans une embrasure de fenêtre, demanda la parole. Garrau passait pour le plus habile jurisconsulte de Turin. Chacun se tut, et quelle ne fut pas la stupeur universelle lorsque l’on entendit l’habile homme dire d’une voix tranquille que la constitu¬ tion espagnole ne reconnaissait en aucune façon la loi salique, et que, par conséquent, si on l’adoptait, la couronne allait passer de plein droit à la femme de M. le duc de Modène.


1 Simple récit.


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Cette révélation plus qu’inattendue, dit un témoin oculaire, bou¬ leversa les consciences non moins que les visages. On fut plusieurs heures à chercher un palliatif à ce malencontreux article. Enfin, le savant Dalpozzo opina que le plus sûr parti à prendre était de le biffer.

On biffa l’article, aux cris mille fois répétés de : « Vive la cor¬ rection I »

Garrau, cependant, n’avait pas fini. L’article 1 er de cette consti¬ tution, qu’il était seul à connaître, portait « que la religion catho¬ lique, apostolique et romaine était religion d’Ëtat ».

« Que l’article soit modifié, » cria-t-on de toutes parts. Ainsi fut fait, chacun tremblant que Garrau n’eût une troisième observa¬ tion à produire *. Mais il n’en avait plus, et les choses reprirent le fil révolutionnaire… « Il me fallut, dit mélancoliquement le prince, mettre en place ceux qui désiraient y être. »

N’est-ce pas la moralité de toute révolution ? Celle qui venait ■d’éclater à Turin hâtait le pas.

Le 16 mars, les révoltés de la citadelle avaient troqué la cocarde bleue contre la cocarde tricolore italienne.

Le 17, une députation, venue d’Alexandrie, demandait des déco¬ rations et des grades. Les niais seuls aiment platoniquement la révolution. Tout homme avisé en trafique et en vit. Charles-Albert l’apprenait un peu tard. L’effroyable dégoût que lui fit éprouver sa découverte le sauva.

« J’écrivis aux gouverneurs de Gênes, de Savoie, de Novare, dit-il, pour leur faire connaître que tout ce que nous avions fait était nul. Et comme les séditieux dépensaient des sommes consi- dérabh s pour gagner les soldats, je dirigeai les quelques régiments, demeurés fidèles, sur Novare, dont le gouverneur, le général La Tour, m’inspirait une confiance sans bornes. »

C’était bien, mais il restait à Charles-Albert un autre et plus difficile devoir à remplir. Pour mai faire, on n’a qu’à se laisser glisser ; pour faire le bien, il faut gravir. Et c’est alors que l’on appelle à l’aide ceux dont l’honneur ne fléchit pas. Sylvain reçut l’épineuse mission d’aller expliquer au roi Charles-Félix la conduite du prince de Carignan.

Voit-on Sylvain, le moins libéral des hommes, s’acheminer vers Modène, chargé de tous les péchés libéraux qui venaient de se commettre. C’était le chien fidèle affublé d’une peau de loup, et cette peau maudite brûlait Sylvain jusqu’à l’âme. Sa conscience, son honneur, criaient grâce. Lui, pour qui Dieu s’incarnait dans

    • Voyez le très curieux livre du baron Joseph Manno, Fortune délia frasi,

p. 287.


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le roi, et le libéralisme dans les horreurs de 93, se voyait tout 4 coup masqué en constitutionnel. Ah ! que de hon cœur il se fut associé aux colères qu’il pressentait à Modène ; mais, son prince, le souvenir de son prince était la paille dans la barre de fer que se croyait Sylvain. Quand le digne homme songeait aux angoisses qu’il laissait derrière lui, il se sentait faiblir. Son affection oubliait qu’hier encore elle prédisait les tristesses d’aujourd’hui, et que plus d’une fois on l’avait rudement repoussé…

Au bout des vingt-quatre heures de son voyage, Sylvain ne savait plus qui, du roi ou du prince, avait raison.

Il ne se souvenait plus de ce qu’il dirait ou ne dirait pas. Le pour et le contre avaient, dans leur effroyable lutte, bouleversé toutes ses phrases, culbuté tous ses arguments, démantelé toutes ses défenses. Son dévouement seul demeurait debout, sur tant de ruines, prêt à s’offrir en victime.

Voici d’ailleurs comment Sylvain lui-même raconte son odyssée. 1

« … Ce furent vingt-quatre heures bien cruelles que les vingt-quatre heures de ce voyage qui m’amena à Modène. Le comte Frère, premier écuyer du nouveau roi Charles-Félix, ne me cacha pas que son maître était furieux de tout ce qui venait de se passer à Turin et me prédit une audience terrible. Je trouvai en effet, le roi au fond de son cabinet, debout, les yeux flamboyants. Il ne me salua pas, et lorsque je commençai ma phrase par ce mot : Sire, en lui tendant la lettre que j’apportais, il ne me donna pas le temps d’achever et s’écria : « Ne me donnez pas le nom de « roi, je ne le suis pas. L’abdication de mon frère est une violence « abominable. Sortez », et il me jeta au visage la lettre qu’il m’avait prise des mains. Je fis alors une profonde révérence, ramassai ma lettre que je mis sur une table, et sortis comme il m’était commandé.

« Le comte Frère, qui m’attendait à la porte, me rassura sur cette désastreuse réception et me répéta que Charles-Félix lui avait parlé fort honorablement de moi, mais qu’il était tellement monté contre tout ce qui se passait en Piémont, qu’il en avait perdu tout sang-froid.

« Je vis, aux questions qu’il m’adressa, que l’on avait, à Modène, les plus fortes préventions contre mon prince. Je fis tout au monde pour le justifier, mais en pure perte, hélas !

« Le duc de Modène lui-même voulut me voir et me chambra pendant plus d’une heure de questions plus perfides les unes que les autres. Je répondis de mon mieux, peignant la position critique de mon prince et sa ferme résolution d’obéir en tout et pour tout

4 Outre ses lettres, Sylvain a laissé quelques notes auxquelles est emprunté ce récit.


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aux ordres que je rapporterais. Je comprenais, en effet, que le duc n’était qu’un truchement et que, par-dessus tout, il avait envie de trouver mon prince coupable.

« François IV me traita, du reste, fort bien et m’invita à dîner. Sous prétexte de fatigue, je m’excusai d’accepter. Le duc me dit alors de venir à la partie du roi, qui me donnerait une réponse dans la soirée.

« Quand je fus introduit quelques heures plus tard au salon, je trouvai, groupés autour d’une table de jeu, le roi, la reine, le duc et la duchesse de Modène et le cardinal Albani. Charles-Félix me reçut tout autrement que le matin ; son visage avait repris son air de bonté habituel ; il ne fut question de rien jusqu’à la fin du jeu où, passant alors dans un autre salon, le roi m’ordonna de le suivre.

« Il me remit une proclamation imprimée, en me disant qu’il ne voulait pas faire d’autre réponse à la lettre que j’avais apportée ; qu’il avait en horreur tout ce qui s’était passé ; qu’il ne reconnaissait ni l’abdication de son frère, ni la régence du prince de Carignan, que tout cela était le fait de la violence. Enfin le roi me demanda, après me l’avoir fait lire, si j’aurais le courage de porter sa pro¬ clamation à Turin. Je répondis que je la porterais, mais qu’ayant à passer par Alexandrie, où trônaient les révoltés, je craignais qu’elle ne me fût enlevée. Je proposai alors à Sa Majesté de faire un paquet de cette proclamation et d’y mettre de sa main l’adresse du prince de Carignan. J’espérais ainsi pouvoir faire passer la pro¬ clamation comme une réponse à la lettre que j’avais apportée. Je me permis alors de demander au roi s’il n’y avait aucune espérance qu’il voulût répondre un mot au prince. J’ajoutai que j’étais sûr de toute sa soumission et de tout son dévouement. « Eh bien, dites-lui, « reprit Charles-Félix, que s’il lui reste dans les veines une goutte « de notre sang royal, il doit partir pour Novare et y attendre mes « ordres. »

« Après quoi, le roi daigna me dire des choses fort bonnes sur moi et sur ma famille et voulut, avant de me congédier, me donner sa bénédiction, que je reçus un genou en terre.

« Au sortir de l’audience, je montai en voiture et m’acheminai à toute vitesse vers Turin. Le marquis de Boyl, que je rencontrai, m’apprit que les choses, depuis mon départ, n’avaient fait que s’envenimer. En arrivant à la frontière, je trouvai, à toutes les postes, des chevaux prêts. Pourquoi ? Je l’ignore encore. Je crois que les rebelles, pour calmer les esprits, feignaient d’attendre le retour du roi. Quoi qu’il en soit, je fus bientôt arrêté et emmené devant la junte, qui trônait dans le principal café d’Alexandrie. Ansaldi, Santa-Rosa et tant d’autres chefs, qui tous parlaient à la


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fois, m’entourèrent. Ils voulaient des nouvelles, me demandaient où j’avais laissé le roi, s’il arrivait, ce qu’il m’avait dit. À tout cela, je répondais que j’avais porté une lettre du prince-régent et que je rapportais la réponse. Et, ce disant, je montrai le paquet avec la suscription de la main de Charles-Félix.

« On me laissa enfin passer et je continuai ma route fort aise d’avoir échappé à ce mauvais pas. Le même soir, j’arrivai à Turin et remis mon paquet au prince. Quand, en l’ouvrant, il ne trouva d’autre réponse à sa lettre que la proclamation imprimée, il se mit dans une affreuse colère. Vraiment, si je ne l’avais connu, je l’aurais pu croire dans la révolution jusqu’au cou. Ce fut au point que je me crus obligé de lui dire que, connaissant maintenant les intentions formelles du roi, je lui demandais ma démission. Il me parla alors avec plus de calme et se plaignit que j’ajoutais à sa peine. Le voyant si malheureux, je lui demandai pardon et m’efforçai de lui démontrer qu’il n’avait d’autre parti à prendre que d’exécuter immédiatement les ordres que j’avais apportés. Il finit par le com¬ prendre et me chargea de tout organiser pour son départ. »

Pendant le rapide voyage de Sylvain, l’émeute avait pris à Turin l’allure la plus menaçante. Jour et nuit, elle grondait devant le palais Carignan et devant l’ambassade d’Autriche. Maîtres de la citadelle, les insurgés menaçaient à toute heure de bombarder la ville. C’étaient par bandes que les soldats mutinés désertaient ou s’acheminaient vers la frontière. Partout, en un mot, régnait la plus affreuse anarchie, et, devant elle, le prince, que sa conduite hésitante rendait suspect à tous les partis, demeurait impuissant.

La révolution commence par des vœux et finit par des ordres. La populace ne croit vraiment à sa liberté que quand elle a attenté à celle de tout le monde. Autour du prince, les menaces avaient logiquement succédé aux vivats. S’il était, maintenant, résigné à mourir étouffé par l’émeute, au moins voulut-il lui arracher sa femme et son fils. La princesse s’échappa presque miraculeusement de Turin, le jour où Sylvain y revenait. La coïncidence fut heu¬ reuse, car la proclamation de Charles-Félix acheva d’exaspérer la foule. Le prince semblait seul garder quelque sang-froid.

Dès qu’il se fut décidé à obéir aux volontés du roi, Charles- Albert fit appeler les anciens ministres de Victor-Emmanuel et ceux que lui-même avait nommés depuis sa funeste régence.

« … Je leur communiquai, dit-il, les ordres que je venais de recevoir. Je leur dis que, puisque Son Altesse Royale M. le duc de Genevois paraissait ne point reconnaître ma régence, j’allais à l’instant me démettre de toute l’autorité que Sa Majesté m’avait



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confiée. Tous s’opposèrent à cette détermination. Ils me représentè¬ rent que mon départ ne pouvait que produire l’anarchie, et me firent les plus fortes instances pour que je continuasse mes fonctions… »

Charles-Albert feignit de céder à ces instances, mais son parti était pris. Un aide de camp partit pour Novare, annoncer au comte de la Tour la prochaine arrivée du prince. Le départ était fixé pour minuit. Malheureusement le secret transpira. De toutes parts, aussitôt, on avertit Charles-Albert qu’il allait être assassiné.

À neuf heures un inconnu se présentait, porteur d’un chiffon de papier :

« … Votre projet de départ a transpiré, y était-il dit, hâtez- vous de l’exécuter et tenez-vous sur vos gardes. On veut attenter à vos jours. La personne qui vous remettra ce billet est chargée de vous nommer celle qui l’a écrit… »

Le messager nomma l’archevêque. Était-ce bien lui ? Sur ce point délicat, entre deux versions qu’en a données le prince, on peut, sans trop de scrupule, préférer la seconde. Le mystérieux avis venait d’une femme 1 .

Quoi qu’il en soit, ce fut au galop et le pistolet au poing que Charles-Albert, le marquis de La Marmora et Sylvain gagnèrent le Valentin 2 . Ils y trouvèrent le régiment de Savoie-cavalerie, qui, grâce à Dieu, suivit le prince sans hésiter. Mais quelle fuite lamen-* table 3 !

Les circonstances avaient été trop fortes pour l’inexpérience du régent, par là même elles l’excusaient. Avait-il usurpé le pouvoir ? Étaient-ce les révoltés qui l’avaient nommé régent ? Si l’acte d’abdi¬ cation donnait la couronne à Cliailes-Félix, ne conférait-il pas une

  • Le roi écrivit sous ce titre : Ad majorent Dei gloriam, un second mémoire

justificatif. Il y est dit : «… Une dame me fit prévenir… » p. 124. (Manno, Jnformazioni, etc…)

2 Le Valentin était alors un boulevard extérieur de Turin.

3 Le prince s’attendait si bien à être tué, qu’il avait, paraît-il, pris sur lui je ne sais quel papier mystérieux que le fidèle Sylvain devait remettre à Sonnaz, en cas de mort.

« Lors de mon départ de Turin, j’avais encore espéré vous revoir, cher Sonnaz. Je voulais vous remettre ce petit mémoire de votre composition que vous m’aviez donné lors du mariage ( ?). Eh bien, sachez-le maintenant. Je le pris sur moi au moment de monter à cheval ; ayant l’intime per¬ suasion d’être tué, je me fis donner par Costa sa parole d’honneur qu’il n’aurait pas lu le papier que je lui confiais, le chargeant de vous le remettre à ma mort. (Je l’ai maintenant) et je partis me rappelant l’entretien que nous avions eu la veille ensemble, où je vous jurai que je n’avais pas à me reprocher ce dont vous m’accusiez, et où vous refusâtes d’ajouter foi à un ami qui avait la persuasion de ne plus vous revoir… » (Florence, 21 nov. 1821.)


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autorité parfaitement légitime à Charles-Albert pour toute la durée de l’interrègne ? Pourquoi donc alors le traiter en rebelle et le con¬ damner sans l’entendre ? Il avait demandé des ordres, on les lui avait donnés, il y obéissait, en prenant la route de Novare, bien que, dans sa proclamation, le nouveau roi fît appel à l’étranger. Le prince eût-il péché, que cette obéissance douloureuse entre toutes, eût suffi à racheter sa faute. Victor-Emmanuel avait abdiqué pour ne pas contredire son passé. Charles-Félix sévissait pour ne pas engager l’avenir ; tous deux sacrifiaient le prince de Carignan à la raison d’Ëtat.

Arrivé à Rondissone, le prince trouva cette lettre de Charles-Félix apportée par le colonel Roberti :

« Mon neveu,

« Puisque vous voulez un ordre de ma main, je vous donne celui de vous rendre incessamment à Novare avec la princesse et votre fils, où je vous ferai connaître mes intentions par la voie du comte de la Tour… »

À Novare, le prince trouva, en effet, cette autre lettre, fort sèche, datée du 27 mars :

« Mon neveu,

« J’approuve que vous soyez venu à Novare avec ce que vous avez pu ramasser de troupes fidèles. Si vous êtes réellement dis¬ posé à suivre mes ordres, je vous commande de vous rendre inces¬ samment en Toscane, où vous vous ferez rejoindre par votre famille 1 … »

C’était l’exil ! Devant une sévérité qu’il sentait implacable, le malheureux prince se retourna vers Victor-Emmanuel, le conjurant de revenir sur son abdication :

« … Sire, lui écrivait-il, cette lettre n’est pas la première que j’écris à Votre Majesté. Plus de dix furent prêtes à partir pour Nice 2 ; mais toutes furent déchirées, car j’aurais toujours désiré annoncer à Votre Majesté quelque nouvelle un peu consolante et honorable pour moi. Mais je ne sais quel génie s’est acharné à ma poursuite, et malheurs sur malheurs venaient aggraver ma triste destinée, et achever la ruine de notre misérable patrie !…

« … Je me jette aux pieds de Votre Majesté pour la conjurer, non seulement en mon nom, mais aussi en celui de notre nation entière, de reprendre les rênes de l’État.

« Toutes les divisions disparaîtront si l’on apprend que Votre

1 Nicomède Bianchi, Storia délia diplomazia europea, p. 339-340.

2 En quittant Turin le roi Victor-Emmanuel, était allé à Nice.


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Majesté daigne de nouveau se remettre à notre tête. On peut encore éviter d’avoir recours aux souverains alliés pour pacifier notre malheureux pays… »

« Du moment où nous arrivâmes à Novare, raconte Sylvain, il fut clair pour moi que l’autorité n’était plus dans les mains du prince. Cependant le comte de la Tour l’entoura de tous les honneurs dus à son rang ; mais si grande fut la déférence qu’on lui témoignait, elle ressemblait quand même aux égards d’un geôlier pour son pri¬ sonnier. Dès le soir le prince me chargea de porter une nouvelle lettre à Modène. On m’adjoignit pour compagnon de voyage l’aide de camp du général La Tour qui, lui aussi, en portait une. En arri¬ vant, nous les remîmes, mais Sa Majesté ne me fit aucune question et ne me donna aucune réponse. Dès que le paquet pour La Tour fut prêt, on nous rembarqua, mon camarade et moi, pour Novare.

« Hélas ! la lettre destinée au gouverneur contenait l’ordre de faire partir sur-le-champ mon jeune maître pour Florence. Ordre était donné aussi de licencier toute sa maison. J’étais seul excepté.

« Nous partîmes le même soir. Au pont du Tessin, nous trouvâmes une escorte de cavalerie autrichienne. Le prince remercia, feignant de croire à une garde d’honneur. Nous fûmes ainsi accompagnés jusqu’à Milan, et la voiture continua à être entourée pendant le temps que l’on changea de chevaux.

« Lorsque nous arrivâmes le lendemain matin à Modène, je me présentai au palais par ordre de Son Altesse pour savoir à quelle heure le roi la recevrait. En route, je rencontrai le comte Moretta, écuyer du roi, qui venait à notre auberge dire au prince que Sa Majesté ne voulait pas voir le prince. Il ne nous restait d’autre parti prendre que de remettre les chevaux à la voiture et de filer sur Bologne. Pendant que nous y dînions, m’arriva un courrier du duc de Vilhermosa, qui me priait de renvoyer sur-le-champ à Sa Majesté les diamants de la couronne. On supposait que le prince les avait emportés avec lui. Jamais il n’en avait été question. Monseigneur se rappela alors que ces diamants devaient être restés dans le secrétaire de la chambre où le roi Victor-Emmanuel avait abdiqué. Je le fis savoir au duc de Vilhermosa, et fort heureuse¬ ment les diamants furent retrouvés là où chacun les avait aban¬ donnés sans la moindre précaution.

« Le lendemain nous poursuivîmes notre route, sans nous plus arrêter qu’à Florence, où nous arrivâmes dans la nuit du l or au 2 avril 1821. »

M is Costa de Beàuregard.

La suite prochainement.


LE CARDINAL GÜIBERT

DANS LES DERNIÈRES ANNÉES DE SA VIE

NOTES INTIMES»


II

SES VACANCES

Le cardinal Guibert n’avait jamais pris de vacaüces, ou à peu près.

Ce mot ne lui rappelait que de lointains souvenirs, l’époque où, vicaire général d’Ajaccio, il profitait des mois d’août et de sep¬ tembre pour venir sur le continent plaider la cause du clergé corse et chercher des ressources pour l’entretien du séminaire diocésain. Ni à Viviers ni à Tours, il ne s’était accordé de ces loisirs réglés dont chaque année ramène la jouissance.

Aussi ne parut-il pas d’abord apprécier à sa valeur cette insti¬ tution, si chère au clergé parisien. Ce n’est que peu à peu, témoin du labeur incessant du prêtre de paroisse dans la capitale, qu’il s’expliqua la nécessité d’une distraction réparatrice des forces intellectuelles et physiques, et qu’il vint à admettre l’utilité des vacances… pour les autres ; car, pour lui, il continuait à passer ses douze mois dans le palais de la rue de Grenelle. Même la résidence archiépiscopale de Créteil n’obtint jamais que des visites de quel¬ ques heures.

Enfin, la troisième année de son séjour à Paris, vaincu par des instances filialement respectueuses, il dit : « Eh bien, puisqu’il faut absolument prendre des vacances, allons nous installer à Saint-Prix. »

Saint-Prix est un village de Seine-et-Oise, pittoresquement adossé à la grande forêt de Montmorency. À mi-côte, en montant de Mont- lignon, on rencontre le château de la Terrasse, qui sert de maison de campagne aux prêtres âgés et infirmes . C’est en effet la pro¬ priété de l’Infirmerie Marie-Thérèse, œuvre dont les archevêques de Paris sont administrateurs. La Terrasse a potager, verger et vigne, pelouses, taillis et hauts arbres.

C’est là que le Cardinal vint établir ses quartiers d’été en 1873. C’est là qu’il est revenu à peu près tous les ans, heureux de re-

1 Voy. le Correspondant du 25 novembre 1887.


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trouver chaque fois certains visages connus, entre autres la figure perpétuellement souriante du père Benoît, infirme de la jambe et de la langue, mais non pas du cœur, qui ne manquait jamais de saluer le retour de son archevêque par le bégaiement de quelque gracieuse citation classique.

À Saint-Prix, comme à Paris, le Cardinal se reposait en travail¬ lant. Le plus pressé était la lecture de livres et de brochures d’actualité, que Monseigneur avait dù mettre en réserve, faute de temps pour en prendre connaissance au fur et à mesure de leur apparition. Affranchi des visites, moins harcelé par les affaires, il pouvait aussi donner plus d’heures à la méditation, je ne dis pas à la rêverie : ce mot jurerait avec le caractère du Cardinal, dont la ferme pensée ne hanta jamais les champs de la spéculation que pour descendre aux applications pratiques. Habitudes d’esprit qui ne furent pas sans profiter à la Terrasse ; un curieux exemple va le montrer.

Située sur la pente de la colline, la propriété n’avait pas d’eau. Nul ne s’en chagrinait autant que le jardinier Gaspard, tout hon¬ teux de n’avoir à fournir à la table cardinalice que des légumes ligneux ou avortés. Entendant ses lamentations répétées contre la sécheresse, l’Archevêque lui dit un jour : « Patientez, on vous procurera peut-être de quoi arroser vos plates-bandes. » Mgr Guibert avait connu autrefois l’abbé Parabère. Le procédé du célèbre hydrographe ne lui était pas étranger. Dans ses promenades sous bois, il a remarqué une dépression de terrain qui forme vallon ; il en examine la configuration, et s’arrêtant au thalweg, il dit : « C’est là qu’il faut creuser ». On creusa. Et à 14 mètres de pro¬ fondeur les ouvriers rencontrèrent une belle nappe d’eau, laquelle, canalisée, donna 315 litres par heure. Avec l’habileté d’un ingénieur des mines, M. Petit a fait exécuter des travaux qui conduisent le flot, d’un côté, au potager de Gaspard, de l’autre, sur le devant du bâtiment, dans un magnifique bassin où carpes et rougets s’ébattent à plaisir.

Cette découverte couvrit de gloire le Cardinal. On s’en entre¬ tenait dans tous les villages environnants, et avec d’autant plus d’admiration qu’avant lui un voisin du domaiae, ayant fait aussi des fouilles, n’avait pas amené le moindre filet d’eau. La re¬ nommée, à son ordinaire, grossit les proportions de l’événement, comme le prouve le dialogue suivant entre un cultivateur de Fran- conville et un étranger :

— Quelles sont les choses remarquables de cette région ?

— La merveille de notre vallée est à Saint-Prix.

— Quoi ! cette tour, qui a plutôt l’air d’une cheminée d’usine ?

— Non. Il y a là un évêque qui voit l’eau à 40 pieds sous terre et qui


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fait sortir des rivières du flanc des coteaux. C’est un grand évêque.

Ce dialogue, rapporté par un ami qui l’avait entendu en chemin de fer, fit sourire Monseigneur, particulièrement la conclusion. « Me voilà, dit-il, passé grand évêque par la grâce des jardiniers. »

Pendant la même villégiature, le Cardinal fit une autre décou¬ verte qui, sans lui rapporter autant d’honneur, n’excita pas moins vivement son intérêt : c’est la découverte d’une république modèle. Ayant pénétré dans la partie la plus épaisse du taillis, il se trouve en présence d’une grosse fourmilière. L’occasion est bonne pour satisfaire son penchant à se rendre expérimentalement compte de toutes choses. 11 se met donc en observation. Ordre, activité uni¬ verselle, division du travail, assistance mutuelle, épargne, toutes les vertus sociales que l’histoire et la fable attribuent à la race des fourmis, il en constate la réalité sous ses yeux. Le spectacle de ce microcosme le ravit ; quotidiennement après le déjeuner, il revient s’en donner la jouissance ; il en tire des apologues ; il trouve que de nos jours encore bien des gens gagneraient à écouter l’invita¬ tion de la Sagesse : Vade ad formicam.

Cette fourmilière fut appelée par lui la république d’Athènes. Il la prit sous sa spéciale protection ; il fut attentif à recommander qu’on la préservât de tout dommage. Chaque fois que les circons¬ tances le ramenaient à Saint-Prix, il ne manquait pas de visiter sa chère république. Hélas I le sort fut jaloux de la prospérité d’Athènes : un jour, le faisan, ce pirate des bois, passa par là. Quand on vint annoncer au Cardinal, — c’était l’année de sa maladie, — la dis¬ parition de « la meilleure des républiques », il fut attristé et laissa échapper cette réflexion mélancolique : « Il n’y a donc que les autres qui durent ! »

Les promenades du Cardinal ne se bornaient pas aux allées du parc. Il sortait quelquefois. Une de ses plus douces distractions était de visiter quelque malade pauvre du bourg. Il liait volontiers conversation avec les travailleurs des champs, que sa parole simple et familière avait le don d’attirer.

C’est aussi au grand air que Monseigneur aimait à dire son office et ses prières accoutumées. Après le dîner, le chapelet se récitait en chœur sous la voûte de la longue allée des tilleuls. Un soir on eut une surprise : un compagnon inattendu était venu s’adjoindre au chœur ambulant, et évoluait exactement avec lui, allant, venant, tournant. La scène se renouvela les soirs suivants, un peu au préjudice de la gravité générale. Le Cardinal s’amusa beaucoup des manèges de ce chat, — car c’était un chat — et il ne rit pas moins de la réflexion d’un hôte habituel, M. Poujoulat, qui, donnant tou¬ jours une grande tournure aux choses, avait dit : « Monseigneur, vous nous ramenez les teïnps de saint François, lorsque le patriarche


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d’Àssise attirait à sa prière frère le loup et frère le renard . »

Une villégiature utile et agréable était donc trouvée pour le Cardinal. Toutefois, de ce que nous venons d’exposer, on aurait tort de conclure qu’il s’était attaché au séjour de Saint-Prix. La Ter¬ rasse ne fut jamais pour lui qu’un pied à terre. Ni le charme de la solitude, ni la vue de la verdure dont sa « rivière » avait embelli le coteau, ni la contemplation de la république athénienne, ni la dévotion de « frère le chat », n’avaient la vertu de lui faire oublier Paris. Bientôt la nostalgie de son cabinet de travail le reprenait ; il fallait se hâter de mettre fin à ce qu’il appelait son désœuvrement, et repartir. Ses vacances avaient dû durer trois semaines : elles se terminaient, chaque année, après cinq ou six jours.

III

SA MANIÈRE DE COMPOSER

Depuis son installation sur le siège de Paris, la situation de Mgr Guibert n’avait cessé de grandir. Elle fut hors de pair les années qui précédèrent sa mort. Le Pape aimait à prendre son avis sur les grands projets qu’il préparait. Les évêques de France voyaient en lui leur chef, et suivaient sa direction. De tous les points du pays, quand une nouvelle calamité, une nouvelle agression des pouvoirs publics menaçait l’Église, les catholiques avaient leur3 regards fixés sur Paris ; et un acte ou un écrit du Cardinal était reçu avec un applaudissement universel.

Cette grande autorité morale par laquelle il était constitué comme l’oracle du clergé et des fidèles, il la devait à l’ascendant de son caractère et à l’éminence de ses vertus sans doute, mais surtout à la perfection de ses écrits. Montrer comment il les composait ne déplaira pas, je pense, au lecteur.

Contre l’habitude de la plupart des écrivains, le Cardinal ne travaillait pas la plume à la main. La plume le gênait. Elle était une entrave pour son esprit, qui avait besoin de se mouvoir en toute liberté. 11 s’abstenait même, le plus souvent, de jeter sur le papier quelques notes sommaires.

Quand il avait, pendant une promenade solitaire autour de son salon, médité son sujet, il appelait un de ses familiers, et com¬ mençait sous forme de conversation à lui énoncer les idées qui devaient entrer dans le cadre projeté. Très intéressant alors d’en¬ tendre et de voir le Cardinal. Fortement pénétré du sujet, il oublie bientôt qu’il n’a qu’un auditeur, et s’exprime comme s’il parlait à une assemblée. Il n’y manque ni l’énergie de la gesticulation ni les accents de l’éloquence. Rendant les impressions intérieures, son œil s’illumine ou s’assombrit ; sa voix se fait tendre ou cour-


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roucée ou ironique, et, si sa parole est hésitante et semble se chercher, elle a déjà des mots trouvés et laisse apercevoir, par échappées, des beautés saisissantes.

Maintenant l’œuvre est pensée et parlée ; il reste à l’écrire^ « C’est vous, mon cher abbé, qui allez me rendre ce service. Mettez en forme notre entretien. J’attends pour demain votre travail. » L’abbé se retire. Le lendemain sa rédaction est aux mains du Cardinal, de laquelle, après une première inspection. Son Émi¬ nence se déclare très satisfaite, admirant la facilité du rédacteur et sa sûreté de mémoire. Avons-nous donc la forme définitive, et faut-il envoyer à l’impression ? Pas encore.

En possession des feuilles attendues, le Cardinal s’enferme avec son secrétaire. Qui assisterait à ce tête-à-tête prendrait une maîtresse leçon de style français. Le manuscrit est repris alinéa par alinéa, phrase par phrase, et passé au crible d’une critique qui ne se con¬ tente pas du bien là où elle entrevoit le mieux. — Tel passage est long et confus ; ramené à la concision, il se revêt de clarté. — Tel autre, au contraire, est obscur faute de développement ; don¬ nons-lui de l’ampleur. — Cette pensée reste vague ; elle mérite d’être mise en relief. — Ce sentiment aura plus de force, rendu sans périphrase. —Paragraphe, éloquent mais violent ; la violence affaiblit, mitigeons. Phrase élégante, trop élégante pour l’austérité de l’idée ; plus de rudesse lui convient. — Voilà deux alinéas qui ont l’allure de jumeaux, la variété exige un changement de tour¬ nure… Le Cardinal a surtout le tourment du mot propre ; il est per¬ suadé que, pour chaque sentiment, pour chaque idée, pour chaque nuance, ce mot existe et qu’il n’y en a qu’un. Tâchons à le trouver. Ami de la langue grave et limpide du dix-septième siècle, s’il ren¬ contre une expression trop moderne, trop voisine du néologisme, une métaphore moins exacte que hardie, un tour heurté, il fait de ces têtes de pavot un abattage impitoyable.

Le travail se poursuit ainsi jusqu’au dernier paragraphe. Et le secrétaire, en mettant au net le corrigé, peut constater que la copie nouvelle diffère presque d’un bout à l’autre de la première copie, et que de cette révision l’œuvre est sortie non pas amendée seulement, mais transformée. C’est bien maintenant L’œuvre du Cardinal, elle porte le cachet de son caractère et de sa langue.

Elle n’ira toutefois à l’impression qu’après une dernière halte. Monseigneur place sur son bureau le corrigé recopié, et se ménage un intervalle, pendant lequel il porte son esprit ailleurs : à la récitation des Heures, à la correspondance…^ Il estime qu’il en est de l’esprit comme de l’œil : persistez à regarder fixement le même point, votre œil se trouble et finit par ne plus voir. De même, appli¬ quez intensivement votre esprit au même objet, sa pointe s’émousse


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et perd la faculté de discernement ; il faut donc le distraire, pour qu’il revienne ensuite au sujet avec son acuité renouvelée.

C’est après cette « distractiou » que le Cardinal reprend le manuscrit, le relit encore, cette fois seul ; et bientôt le remet pour l’impression, habituellement intact, quelquefois émaillé de légères retouches.

Voilà par quelle filière de préparations et de révisions passaient les écrits que Son Eminence destinait à la publicité : mandements, lettres pastorales, lettres de protestation au chef du pouvoir ou aux ministres, adresses à l’épiscopat ou au Saint-Père ; voilà par quelle méthode s’écrivaient ces documents célèbres, dont l’appa¬ rition provoqua chaque fois tant de sympathies dans le monde religieux et tant de colères dans l’autre.

Plus expéditive était sa méthode pour les écrits privés ; plus expéditive, et par là même plus propre à nous révéler l’étendue et la forte trempe de ses facultés natives : le Cardinal dictait ses lettres.

Toute la préparation consistait habituellement à se recueillir quelques instants, ou, si c’était une réponse, à se faire relire le papier qui la demandait.

La dictée commence. Je ne dis pas si elle prélude par la phrase inattendue : « Un point et à ligne. » Cette plaisante distraction qu’une brochure 1 prête au Cardinal, je la laisse au compte d’un trop spirituel ancien secrétaire.

La dictée se poursuit sans heurt et sans arrêt. Les mots coulent de source, assez lentement pour ne pas surmener la main qui écrit, assez rapidement pour ne pas permettre de repos dans la besogne. Quand on est à la salutation, quand, au commandement « relisez », on revient sur ces pages sans trouver à raturer où à surcharger, — de sorte que la lettre n’a pas besoin de transcription pour être expé¬ diée, — on est émerveillé de la puissance de cette intelligence lucide autant que profonde, qui atteint d’un premier jet à l’expression parfaite de pensées improvisées.

Ainsi, c’est à la dictée courante qu’avaient été écrites ces cor¬ respondances privées, qui, publiées en dehors de la volonté de l’auteur, ont fait le tour de la presse, et sont regardées comme des morceaux achevés, je pourrais dire comme de petits chefs-d’œuvre de langue française et d’esprit français.

IV

SES AUMONES

Le cardinal aimait les pauvres.

La rencontre d’un pauvre l’émouvait ; il ne manquait jamais

4 Quelques souvenirs sur le cardinal Guibert . Rodez, 1886.


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d’arrêter sa voiture, d’interrompre son bréviaire et d’ouvrir son porte-monnaie.

Témoin, dans son enfance, des privations que ses courageux parents s’imposaient pour suffire à l’entretien de la famille et donner à de plus pauvres qu’eux, puisa-t-il dans ce spectacle à la fois douloureux et sublime la vertu de compassion ? Toujours est-il que faire l’aumône fut la passion de sa vie.

Un de ses premiers soucis, en arrivant à Paris, fut de chercher comment il pourrait consoler et secourir. On se rappelle en quel état les deux sièges avaient laissé la capitale. La vue de tant de ruines et de misères suggéra à Mgr Guibert la pensée de s’affran¬ chir de l’appareil magnifique mais dispendieux que les convenances sociales avaient pu, aux temps heureux, imposer aux archevêques de Paris. Il convertit en chapelle la grande salle du palais archié¬ piscopal où. avaient coutume de se donner les festins officiels ; il vendit sa maison de campagne de Créteil ; il n’eut qu’un cheval, le légendaire Coco. S’il fut simple dans sa table, dans son vestiaire, dans son domestique, dans son équipage, ce fut par calcul encore plus que par goût. Ce qui s’économisait ainsi était un appoint pour le budget des pauvres. Pourvoir son budget des pauvres, défendre son budget des pauvres fut une de ses constantes préoc¬ cupations pendant quinze ans ; et, malgré la défaveur des événe¬ ments, il parvint à ne pas le laisser amoindrir.

La Providence le seconda visiblement dans cette tâche : on lui supprime son traitement de Cardinal ; la semaine d’après, une lettre anonyme lui apporte dix billets de 1000 francs avec ces seuls mots : « Pour les pauvres de Son Éminence. » Le triste neveu d’un évêque qui devait tout au Cardinal réussit à faire diminuer des deux tiers son traitement d’archevêque. C’est, d’un coup, une brèche de 30 000 francs à réparer. De généreux chré¬ tiens s’en chargent et au-delà : de Paris et même de la province arrivent des offrandes de tous les chiffres. Il y en a de 5 francs, il y en a de 50, de 1000, de 10 000. Certains dons, et des plus importants, se renouvellent tous les ans. C’est ainsi qu’un agent de change envoie, chaque mois de janvier, 12 000 francs, avec une exac¬ titude qui ne s’est démentie qu’une fois : en janvier 86, au lieu de 12 000, c’est 24 000 francs que Monseigneur a trouvés sous l’en¬ veloppe ; si bien, qu’il croit à une distraction et qu’il fait rapporter la moitié des billets de banque, que le généreux donateur refuse, disant : « Priez le Cardinal de garder tout, et dêtrompez-le sur mon compte : un boursier n’a pas de ces distractions. »

Ce budget, maintenu avec un soin si jaloux, comment arrivait-il à ses destinataires ?

Une des plus suaves jouissances du Cardinal eût été de distri-


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buer lui-même ses aumônes. Réservé et presque froid ailleurs, il s’épanouissait au milieu de ses pauvres ; il savait trouver, pour leur parler, des paroles d’une douceur infinie, qui lui gagnaient leur cœur pendant que ses mains soulageaient leur détresse.

Son Éminence ne renonça pas sans chagrin à ce charitable ministère. Il fallut qu’une déplaisante expérience vînt lui démontrer l’impossibilité de pratiquer à Paris ce qui n’avait pas présenté d’inconvénients à Viviers, un village, et à Tours, une ville pauvre… en indigents.

Lors de la première ordination qu’il fit à Saint-Sulpice, Monsei¬ gneur avait trouvé à la porte du séminaire, en se retirant, une di¬ zaine de malheureux, qu’il fit placer en rond, remettant à chacun une pièce blanche avec un mot de touchante compassion. La nouvelle circula vite dans le monde mendiant. À l’ordination suivante, il en vint plus de cent, et si empressés à toucher les pièces blanches, qu’il s’en suivit quelques bousculades ; à telles enseignes que M. l’abbé Boiteux, saisi de l’esprit prophétique à la vue de ce désordre, ne put s’empêcher de murmurer à l’oreille d’un voisin : « Ça tournera mal. » Le Cardinal tint bon cependant et ne permit pas qu’on prît aucune mesure pour entraver ces rassemblements, qui augmentèrent d’ordination en ordination, jusqu’au jour où il se trouva assiégé au séminaire par toute une armée. Ils étaient près de mille : ils tenaient le porche, les deux ailes du parterre, la place extérieure jusqu’à la fontaine monumentale. À peine a-t-il com¬ mencé la distribution, toutes les mains se tendent à la fois. De droite, de gauche, on se précipite vers les pièces blanches. Des poussées formidables se produisent ; on entend des plaintes et des cris. Le Cardinal, serré de près, n’est plus libre de ses mouve¬ ments. Dans ce contact trop intime avec le populaire, la soutane rouge reçoit plus d’un accroc, et du rochet cardinalice il ne reste que des lambeaux. La distribution a tourné à la bagarre, presque à la petite émeute.

La prophétie de M. Boiteux s’accomplissait. Heureusement le bon Sulpicien, cette fois encore, se trouva là. Comme tous les voyants, M. Boiteux avait du coup d’œil. Saisissant l’instant psycholo¬ gique, il commande au cocher Claude une habile manœuvre, grâce à laquelle Son Éminence fut débloquée. Elle rentra à l’archevêché, sa chère illusion définitivement détruite.

Privé du bonheur de voir ses pauvres, le Cardinal se préoccupa de chercher à qui il pourrait confier la mission de le remplacer auprès d’eux. Il ne chercha pas longtemps. Il rencontrait sous sa main une société, de fondation assez récente, les frères de Saint- Vincent de Paul, dont le but est de se mettre en contact avec les familles indigentes pour secourir leurs misères physiques et 10 DÉCEMBRE 1887. 55


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morales. En les chargeant de la distribution de ses aumônes, il facilitait à ces amis du pauvre peuple l’accomplissement de leur vocation. Et ainsi s’effectuait un échange de services réciproques : le Cardinal fournissait aux frères de Saint-Vincent de Paul la clef qui ouvre la mansarde des indigents ; les frères, une fois dedans, payaient la double dette du Cardinal, la dette matérielle et la dette du cœur.

Le fonctionnement des aumônes était peu compliqué. Les de¬ mandes de secours adressées à Son Eminence — il y en avait journellement de trente à quarante, et ce chiffre se triplait pendant l’hiver, — étaient soigneusement serrées pour être portées tous les trois ou quatre jours au vénérable M. Maurice Maignen, qui les répartissait entre les mains de ses jeunes novices, visiteurs chacun d’un quartier déterminé, les munissant en même temps des sommes à remettre. Or le Cardinal lui faisait tenir chaque mois 2000 francs, 3000 francs les mois d’hiver. Ces chiffres sont un minimum, ils furent souvent dépassés : il suffisait que M. Maignen, désespéré devant le flot montant des demandes, vînt avant le terme crier misère auprès de Monseigneur ; sa douleur avait vite cause gagnée. Pour les pauvres, ces deux cœurs battaient toujours à l’unisson… Et le charitable aumônier se retirait avec un supplément qui plus d’une fois doubla la mensualité.

À côté des aumônes distribuées par les frères de Saint-Vincent de Paul, il faut indiquer celles qui se faisaient directement à l’archevêché.

Mgr Guibert était facile à aborder. Au début de. son séjour à Paris, il accordait audience à qui se présentait. On juge si, en même temps que les vrais nécessiteux, les quémandeurs de toute classe, de tout habit, de toute nationalité, tardèrent à affluer. Monseigneur donna largement, et d’abord sans hésitation, se refusant à suspecter la sincérité d’exposés navrants et de récita éplorés. En plusieurs occasions, il fut trompé, et il le sut. Cela commença à le guérir de ce qu’il appelait « sa simplicité provin¬ ciale » ; et, sans fermer sa bourse au solliciteur, il ne s’abstenait pas toujours de le questionner. Sa défiance, éveillée, le mit en garde contre les chevaliers d’industrie, qu’il lui arriva d’éconduire quel-* quefois fort habilement. Un de ces chevaliers, portant un des plus beaux noms de France, avait obtenu plusieurs sommes pour une grande infortune qu’il patronait Alléché par le succès, il se repré¬ sente encore, et taxe cette fois Sa Grandeur à 700 francs. « Monsieur le duc, lui dit l’archevêque, veuillez voir mon secrétaire, donnez-lui le nom et l’adresse de cette dame, il se chargera de la faire visiter. » Le quémandeur se sentit deviné, il s’empressa de ne pas monter chez le secrétaire. Oncques plus on ne l’a vu à l’archevêché.

Renvoyer au secrétaire, c’est l’habitude que prit peu à peu


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Monseigneur, « à l’avantage, prétendait-il, de la morale et de la caisse. De la morale, car mon secrétaire se laisse moins tromper que moi ; de la caisse, car là où je devrais donner 100 francs, il s’en tire avec 40 ou 50. »

La tâche confiée au secrétaire ne fut pas une sinécure, et par ce canal encore bien des milliers de francs furent versés dans le sein des pauvres. Les demandes isolées ne chômaient guère. Il avait, en outre, à satisfaire à des demandes collectives : il soldait des sous¬ criptions annuelles aux œuvres de bienfaisance, patronages et cer¬ cles ; il remettait 20 francs à chacune des 3 ou 400 dames quêtant tous les hivers pour les œuvres paroissiales ; il payait Ventrée de nombre d’enfants indigents ou orphelins dans les établissements de Saint-Nicolas, de Saint-Charles, d’Issy, de Morangis, d’Auteuil.

Les Parisiens n’absorbaient pas le budget entier du Cardinal. — Sans compter des pensions de 100 francs, de 200, de 500, servies à quelques familles ardéchoises et tourangelles, tombées dans l’in¬ fortune et que Monseigneur n’avait pas eu le courage d’abandonner en quittant la région, — que de billets de banque prenaient la poste pour la province,et en particulier pour les départements que l’Oblat de Marie avait évangélisés jadis I Que de curés du Gard, des Bou¬ ches-du-Rhône, des Hautes et Basses-Alpes, de l’Isère, ont fait appel à sa bourse, qui pour un clocher à bâtir ou un sanctuaire à restaurer, qui pour son village brûlé, qui pour ses paroissiens phylloxérés !

Appels toujours entendus, même lorsqu’ils se renouvelaient jusqu’à l’indiscrétion. Y. avait reçu, dans l’espace de quelques mois, deux secours. Il revient à la charge un an après. Cette fois, c’est la Durance qui a débordé. Après avoir plaidé pour ses ouailles inondées, il glisse la note personnelle : « Mon pré est ensablé, partant plus de foin pour mon bourriquot, et partant plus de crottin pour mes choux. » Le Cardinal répond : « J’admire votre persévé¬ rance, mon cher curé, et je vous envoie encore ces deux billets, avec ma bénédiction et un petit point d’interrogation ; Je vous trouve un style bien romantique, liriez-vous Zola ? »

On sourit de la rusticité naturaliste du suppliant provençal, on appréciera d’autant l’urbanité d’un pensionnaire de maison centrale.

« Clairvaux (Aube), la… août 1885.

« Monseigneur Votre Éminence,

« Ayez pitié d’un malheureux condamné à cinq ans, qui est sur le point de partir pour la Nouvelle. Je n’ai que dix-neuf ans. Je me repens sincèrement de ma faute, et je suis fermement résolu, arrivé là-bas, de mériter, par une conduite irréprochable, ma réhabilitation. Mais il faut, Monseigneur Votre Eminence, que vous m’y aidiez. J’ai ici un couple de pinsons que j’élève depuis trois mois. Déjà ils


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me connaissent ; ils viennent d’eux-mêmes me becqueter les doigts et me boire à la langue. Je serais désespéré de m’en aller sans eux. M. le directeur, que j’ai su me rendre favorable par ma soumission, me dit comme çà que peut-être on ne refusera pas ma cage sur le vaisseau, si elle est bien conditionnée. Je viens donc vous solliciter, Monseigneur Votre Eminence, d’un subside de 12 à 15 francs pour les frais de voyage de mes pinsons. Vous n’obligerez pas un ingrat et un mauvais catholique ; tant qu’à ça, non. Je vous dirai que j’ai été élevé aux Écoles chrétiennes, et vous pouvez vous apercevoir, à mon orthographe et à mon style, que les chers Frères n’ont pas eu affaire à un sourd.

« Daignez agréer, Monseigneur Votre Éminence, etc. »

Le Cardinal ne fut pas sourd, lui non plus. Moins d’un an après, il recevait de la Nouvelle-Calédonie une lettre dont nous transcrivons ces quelques lignes : « Grâce à vos 25 francs, je suis quasiment heureux. Je travaille d’arrache-pied à gagner ma réha¬ bilitation. Je ne me mêle à aucune criaillerie. Mes deux gentils compagnons m’empêchent de m’ennuyer. Ils semblent me com¬ prendre. J’appelle le pinson Cardinal et la pinsonne France . Cela me fait ressouvenir de la patrie et de mon bienfaiteur. »

N’est-ce pas charmant et de sentiment et d’expression ? La lec¬ ture de cette lettre, une des dernières qu’il ait entendues de son lit d’agonie, amena sous les paupières du vieillard une larme de douce émotion.

Je mentionne, en passant, les aumônes qui prenaient le chemin de l’étranger, et qui ne laissèrent pas, certaines années, que d’être considérables. Les carmélites de Palerme, les ecclésiastiques de diverses parties de l’Italie, les trappistes de Chine et de Syrie, les sinistrés de Chio, de Szegedin, de Murcie, les évêques maro¬ nites, et autres de passage à Paris, pourraient dire si Son Emi¬ nence ferma l’oreille à leur cri de détresse.

C’est à dessein que je n’ajoute pas à l’énumération qui précède, les noms de l’Irlande et d’ischia, de même que j’ai omis plus haut de faire allusion aux orphelins de la guerre civile, aux inondés du Midi, aux cholériques de Marseille et de Toulon. Le million dépensé par Son Éminence pour ces diverses catégories de malheu¬ reux provenait de souscriptions publiques ou de quêtes ordonnées dans les paroisses. Et on ne s’occupe ici que du budget privé du Cardinal, de ses aumônes en quelque sorte personnelles.

Le sujet n’est pas encore épuisé. Il reste un dernier chapitre, celui des aumônes secrètes. Secrètes dans le sens strict du terme, car le Cardinal prenait ses précautions pour que certaines de ses libéralités ne fussent jamais connues. Non seulement il donnait alors sans


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tenir note lui-même, mais il ne souffrait pas que rien fut écrit qui pût révéler le nom de la personne ou le chiffre du don. Ayant porté 1800 francs à une famille frappée par un désastre subit, le secrétaire insistait pour qu’il lui fût au moins permis d’inscrire la somme sur son registre, que c’était nécessaire pour l’ordre de sa comptabilité, qu’autrement il ne resterait pas trace de ce qu’étaient devenus ces 1800 francs. « Qu’il n’en reste pas de trace, c’est ce que je veux, » répondit le Cardinal. Et dans des cas semblables, il répétait volontiers : « pourquoi ne pas se rapprocher, toutes les fois qu’on le peut, de la lettre du conseil évangélique : Nesciat sinistra tua quid faciat dextera tua ? »

C’est par cette discrète profusion de sa droite que des militaires ont été sauvés du désespoir et de la flétrissure, que des catastro¬ phes commerciales ont été évitées, l’honneur et la situation de plu¬ sieurs familles maintenus.

Son chagrin était d’avoir trop souvent à laisser à l’écart ces sortes de demandes, faute d’en pouvoir vérifier l’exactitude. « Quel malheur qu’il y ait de faux nécessiteuxI disait-il ; ils sont cause que nous refusons aux vrais. Un soir était arrivée des environs de Paris une lettre dénonçant une situation cachée tellement horrible, qu’elle en paraissait invraisemblable. Lecture est faite au Cardinal, qui dit : « Ça doit être inventé. Rien à répondre. » Le lendemain, de bonne heure, il appelle son secrétaire : « Mon cher abbé, j’ai peur d’avoir mal décidé hier soir. La pensée de cette lettre a troublé mon sommeil. Si ce quelle dit était vrai ?… Prenez 2000 francs et allez voir. » Le secrétaire part, arrive, constate la parfaite exactitude de l’énoncé de la lettre, remet le don- du Cardinal au chef de famille, qui croit à un miracle. « Bonne leçon pour moi, dit Monseigneur tout joyeux du résultat. Désormais je me défierai de ma défiance.

Pour faire juger si le service de l’aumône secrète a dû peu aider à alléger le budget cardinalice, je me contenterai de citer deux chiffres ; da ns l’espace de huit ans, une famille a reçu 24 000 francs ; une autre, 50 000 francs.

Monseigneur maintenait un ordre axact dans ses finances. Les dépenses ne devaient jamais dépasser les recettes. 11 permit même un placement : une honnête somme fut mise en rente 3 pour 100, déclarée incessible et insaisissable jusqu’au lendemain de sa mort, pour être alors distribuée à ses serviteurs. À part cette unique réserve, le cardinal ne thésaurisait pas, il donnait : il donnait à proportion de ses ressources. Donner, ce fut la constante pratique de sa vie, c’était le besoin inné de son cœur.


D. Reulet.


MESSIEURS DE CISAY’


VII

Au moment même où Bernard sortait de chez son père, la porte de l’appartement du marquis s’entrouvrit. Bernard l’entendît. En toute autre occasion, il se fût retourné pour courir au-devant de son grand-père ; mais il souffrait trop pour désirer autre chose qu’une solitude complète, une solitude dans laquelle il pourrait penser à son aise, et pleurer le pauvre rêve de sa jeunesse. Aussi il descendit les marches à toutes jambes, traversa le vestibule et sortit à la hâte, se dirigeant du côté de la forêt. Il ne se retourna pas vers le château ; il ne vit pas le marquis s’approcher d’une fenêtre et le suivre des yeux, étonné et inquiet.

Le marquis, après le départ de Durandal, avait un peu dormi, ce qui lui arrivait parfois dans les grands jours. Puis il était monté faire sa toilette, et en passant devant le cabinet du comte Rodolphe, il avait reconnu les voix de son fils et de son petit-fils qui cau¬ saient sur un ton animé. Cette seule animation l’avait mis en éveil. Il fallait peu de chose pour aiguiser sa finesse, quand il s’agissait de ceux qu’il aimait. Ses aperceptions étaient merveilleuses. Il devi¬ nait sur un mot, sur un signe, convaincu d’ailleurs que toute Tintef- ligence humaine réside là, comme Rodolphe était convaincu qu’elle réside dans fa logique. M. de Cisay entra chez lui songeur, et en s’habillant, il laissait son esprit trotter de droite et de gauche, sur Rodolphe, sur Bernard. Contre son usage, il ne fredonnait pas. L’oreille, qull avait conservée excellente, était tendue. Il guettait et il se pressait, instinctivement, pour être prêt à tout hasard.

Ce fut ce bon hasard, si serviable pour les gens adroits, qui lui fit ouvrir la porte de sa chambre à l’instant précis où Bernard sortait de chez le comte. Le marquis n’eut besoin que d’un seul jet de prunelle pour voir que Bernard était bouleversé, et la façon dont le jeune homme s’enfuyait lui en apprit davantage encore. Il le

4 "Voy. le- Correspondant des 10 et 25 novembre 1887.


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suivit des yeux, le vit aller vers la forêt et se mit à frapper du pied contre le parquet :

— Ah ! vertubleu ! qu’est-ce qu’on lui a fait à ce pauvre enfant ?

Il se retourna prestement. Courtois était derrière lui, présentant

un objet, pressentant un désir :

— Monsieur le marquis veut sans doute son chapeau !

— Certainement que je le veux !… Ah ! nous verrons bien ! Mon pauvre Bernard !… mon enfant !

Il disait cela en descendant, aussi vite qu’il le pouvait, et en prenant dans le parc la même direction que Bernard. Mais celui-ci avait beaucoup d’avance, et sa jeunesse, encore excitée par le chagrin, lui permettait de courir comme un cerf blessé qui a échappé aux chiens et s’enfonce sous bois. Hélas ! il n’échappait que matériellement aux embarras qui l’avaient traqué. C’était un répit, ce n’était pas un sauvetage. Sans doute il pouvait penser à Jeanne, il pouvait sentir mieux que jamais combien elle lui était chère et avec quelle force il tenait à elle. Mais il savait maintenant que ses espérances ne se réaliseraient pas, et plus le rêve était beau, plus le renoncement était dur.

Ouand il fut en forêt, près d’une grosse roche qu’il connaissais il se laissa tomber à terre et s’étendit tout de son long, accablé et étonné par une souffrance intime qui lui était si nouvelle. Jusque-là, ceux qui l’entouraient lui avaient épargné la moindre sensation de douleur ; on avait écarté de sa vie les contacts pénibles aussi soi¬ gneusement, plus soigneusement peut-être que ceux du mal ; deux affections différentes, mais profondes, sans cesse en éveil autour de lui, montaient la garde contre le chagrin. Chose bizarre ! c’était d’une de ces deux affections qu’il recevait le premier choc.

L’endroit était sauvage. La roche, demi-nue, s’élevait à pic d’un côté, et s’étendait de l’autre en pente douce, couverte de fougères et de géraniums bec-de-grues. Un filet d’eau formant une mare s’en échappait. L’eau est rare dans la forêt de Fontainebleau ; mais là, comme ailleurs, quand elle s’épanche de la terre, elle féconde, elle embellit, elle double la vie. Des ronces énormes, des lianes, des épines, formaient comme un rempart autour de la roche, rempart couronné par les frondaisons des chênes, et que franchissaient seu¬ lement ceux qui connaissaient le passage et le sentier. Étant enfant, Bernard y venait souvent. Il prétendait que c’était une découverte à lui ; il en était fier, il en jouissait comme d’une conquête et n’avait consenti à en révéler l’existence qu’à ses deux fidèles compagnons, Rosa d’abord, le marquis ensuite.

Plus grand, il y venait seul et y rêvait de longues heures. Il apportait un livre. 11 regardait autour de lui. Il étudiait les sous-


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bois. Il entendait bruire la forêt, et parfois, dans les jours d’orage, il écoutait les belles grandes plaintes du vent dans les sommets des branches. Si souvent l’image de Jeanne avait hanté cette retraite qu’il croyait vraiment qu’elle y avait vécu :

— Je l’amènerai là, se disait-il, quand elle sera ma femme, et je lui raconterai que je l’y ai vu grandir.

Et maintenant ! maintenant il faut la chasser, Bernard, sous son apparente réserve, cachait une nature ardente, un coeur chaud, un esprit logique, une volonté très ferme. La conversation qu’il venait d’avoir avec son père heurtait toutes ces choses et les révoltait.

— Gomment, c’est parce que je suis riche que je suis contraint d’épouser une femme riche ! c’est parce que je suis riche que je serais moins libre qu’un autre ! Mais cela choque le bon sens ! Cela ne peut pas être, je le sens, j’en suis sûr. Et pourtant…

Pourtant le raisonnement du comte lui revenait, si net, si con¬ cluant, qu’il ne savait comment lui échapper. Il y avait cependant plusieurs points qui lui paraissaient obscurs. D’abord son père ne lui avait pas parlé de capitaux. Or il se rappelait à n’en pas douter l’avoir entendu maintes fois causer de déplacements d’argent, t de versements au banquier, de ventes d’actions, de courses chez l’agent de change. La semaine dernière encore, M. Pignel était au château. Ce n’était ni pour l’hôtel ni pour Chanteloup. Et puis, comment se pouvait-il faire, qu’avec le seul revenu de leurs terres les de Cisay dépensassent 40 000 francs par an ?

Il s’était relevé sur son coude, la tête appuyée sur sa main et réfléchissait en regardant vaguement le ruisseau qui s’enfuyait sous les broussailles. Des craquements de feuilles, un bruit de pas se firent entendre à quelque distance. Il écouta :

— C’est un braconnier, sans doute.

Les pas se rapprochaient et semblaient avancer dans la direction de la roche. La surprise se peignit sur le visage de Bernard. Jamais personne n’était venu le troubler là. Est-ce que sa retraite aurait été découverte et violée comme venaient de l’être les secrets de son cœur ?

Mais voilà qu’une grande ombre se profile sur le ruisseau et que, se glissant par le sentier habituel, Bernard reconnaît tout à coup la silhouette maigre du marquis. M. de Cisay marche vile. Il est un peu essoufflé. Il accourt, et surprenant le jeune homme qui n’a pas eu le temps de se relever, il s’écrie de sa bonne voix tendre :

— Eh bien ! mon petit Bernard !… eh bien ! mon cher enfant !

Bernard se trouble, et, à ses yeux qui n’avaient point encore

pleuré, il sent monter deux larmes qu’il refoule à grand’peine.

— Comment, c’est vous, grand-père ?


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— Et qui donc serait venu te trouver ici ? Est-ce que nous n’avons plus nos secrets, à nous deux ? Est-ce que tu es trop grand, ou que je suis trop vieux ?

Trop vieux ! c’était pourtant un mot qu’il n’aimait point à pro¬ noncer. Mais il était ému, lui aussi. Il s’était assis sur l’herbe, à côté de Bernard, il s’essuyait le front, en plongeant son regard pénétrant dans le fond des yeux de son petit-fils. Bernard se pencha vers lui :

— Vous m’avez donc suivi ?

— Parbleu !

Bernard fut un peu surpris, mais sans excès. Quand il s’agissait de lui-même, rien ne l’étonnait de la part de son grand-père. Le marquis était-il au courant ? blâmait-il ou approuvait-il le comte ? Bernard n’avait pas assez d’expérience de la vie pour le démêler dans l’attitude de M. de Cisay. Il voyait seulement ce qu’il connais¬ sait de longue date, c’est-à-dire l’extrême tendresse qui veillait sur lui, et craignant d’aflliger cette tendresse, obéissant aussi à je ne sais quelle pudeur secrète qui nous porte à cacher nos maux, il se tut. Peut-être hésitait-il d’autant plus à parler qu’il avait espoir dans la protection du marquis et qu’il ménageait ce dernier espoir, comme on ménage sa dernière cartouche.

Le marquis attendit un instant. Bernard s’était un peu haussé et avait passé son bras autour du cou de son grand-père qui se tenait assis tout droit. Ni l’un ni l’autre ne parlaient. Les branches s’agitaient confusément au-dessus de leurs têtes. Une grosse cou¬ leuvre verte à marbrures jaunes sortit du buisson à leurs pieds et se dirigeant vers l’eau s’y glissa lentement. Le marquis semblait toujours attendre. De temps à autre, pendant que se rétablissait sa respiration, un peu agitée par la rapidité de sa course, il regar¬ dait Bernard du coin de son œil gris. Bernard songeait, ou restait à dessein en dehors des interrogations de ces coups d’œil. Tout était d’un calme parfait. Pourtant le cœur de Bernard battait dans sa poitrine. Il se sentait mal à l’aise. Et peu à peu le marquis s’impatientait et s’agitait. Soudain, il éclata :

— Ah ! çà, te figures-tu que je suis venu ici pour le seul plaisir de me promener ?

Bernard se releva, un peu confus.

— À mon âge, continua le marquis, courir après toi parce qu’on t’a fait du chagrin, et te trouver muet comme un poisson ?

— Grand-père, vous saviez donc… ?

— C’était, ma foi, bien difficile à deviner ! Tu es sorti de chez ton père pâle comme un linge, sauvage comme un loup… Grâce à Dieu, ce n’est point ainsi que nous t’avons bâti, et je n’ai pas besoin d’être sorcier pour comprendre qu’il s’est passé quelque chose…


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Alors Bernard se décida tout à fait.

— Àh ! tant mieux ! tant mieux ! nous allons pouvoir causer !…

Et sans autre préambule, ayant maintenant besoin de parler, il commença de raconter son chagrin à ce confident de ses plus jeunes années.

— Grand-père, c’est ma vie entière qui est changée !

— Tu crois ?

— Je voulais me marier jeune. J’aimais. J’avais confiance. Main¬ tenant tout cela est fini. Je ne me marierai jamais…

— Saprelottef dit le marquis avec un soubresaut, je n’entends pas ça ! C’est le contraire qu’il nous faut, mon enfant… Je veux voir la quatrième génération, et le plus tôt possible, sache-le bien.

Bernard balança la tête :

— C’était donc cela que tu allais dire à Rodolphe ? Mais c’est très bien de vouloir se marier ! Je t’approuve des deux mains, mon Ber¬ nard, et je m’étonne… Est-ce que Monsieur ton père y trouve à redire ?

— Pas à la chose…

— Eh bien ?

— Mais à la femme.

— Àh ! c’est différent. Fais-moi juge alors. Il se peut que tu aies mal choisi.

— Vous ne le pensez pas, grand-père, puisque vous dites toujours que je vous ressemble.

Le marquis sourit légèrement et pressant de la main gauche la poche qui contenait son portefeuille :

— Je voudrais pour toi que tu pusse3 choisir comme je l’ai fait. Mais c’est impossible. Cela n’arrive pas deux fois dans un siècle. Il n’y a plus de femmes comme ta grand’mère.

— Pourtant, dit Bernard, je ne me trompe pas. Jeanne lui res¬ semble. Oh ! grand-père, aidez-moi ! Faites qu’elle soit un jour ma femme !

— Jeanne ! s’écria le marquis redevenu sérieux. Tu as dit : Jeanne !… ah ! voilà un vrai malheur !

Il respira longuement :

— Non pas quelle soit laide, morbleu ! elle n’est bien que trop jolie ; tu as le goût bon. Je me reconnais là…

Il regarda Bernard :

— Les petits seraient beaux comme des anges… c’est évident… Mais il ne faut pas que tu l’épouses.

— Alors vous allez me parler d’argent comme mon père, dit Bernard d’autant plus désolé qu’il avait cru trouver un appui.

Il se sentit abandonné, seul avec ses idées, seul avec ses affec-


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lions. Les objections du marquis, venant à la rescousse des objec¬ tions du comte, lui causèrent un second étonnement, plus doulou¬ reux que le premier. Bernard était si habitué à compter sur son grand-père ! C’était même la joie de M. de Cisay de batailler pour Bernard. Il le faisait à tort ou à raison, que la chose en valût la peine ou qu’elle fût légère comme une ombre. Au fond, Bernard avait toujours espéré que son grand-père l’approuverait dans son amour pouF Jeanne. Avec le marquis, il se semait plus à l’aise pour parler des choses du cœur :

— Mais, grand-père, vous avez aimé ! vous aimez encore celle •qui a plané sur toute votre vie. N’est-ce donc pas là le suprême bonheur.,. ?

— Attention I interrompit le marquis. Ta grand-mère était aussi riche que belle. Elle était parfaite en tous points !

11 s’arrêta. Bernard se taisait, très affaissé. Le marquis jeta un regard sur lui et s’attendrit :

— On ne peut pas trop te blâmer, cependant, mon pauvre enfant. Avant nos dernières pertes, ce mariage eht peut-être été possible…*

— Des pertes ?

— Oui…, Ton père a dû te dire…

— 11 ne ma rien dit de semblable.

— Tiens, tiens !… Cette franchise !… Mais nous Tenons de faire une perte énorme… dans un coup de bourse. 11 ne nous reste plus de capitaux, et Rodolphe est inquiet de savoir comment nous allons vivre… Àhl mon Dieu, je sais bien qu’il ne faut pas se tourmenter de ces choses-là ! J’ai vu maintes fois qu’elles s’arrangent tou¬ jours-. Mais ce n’est pas une raison pour négliger les moyens de…

— Fort bien, dit Bernard, je commence à comprendre.

■ — J’ai peut-être tort de te raconter ce que ton père avait jugé bon de garder pour lui ; mais comme, après tout, c’est de toi qu’il s’agit !…

Bernard fronçait le sourcil, durement, avec un regard à terre, très concentré.

— Oh ! ne fais pas cela ! s’écria le marquis en lui touchant le bras. Ne prends pas cette vilaine physionomie. Tu ressembles à,…

— Je calculais. Il le faut bien.

— Non. Ne calcule pas. Je ne l’ai jamais fait, et cela m’a

réussi.

— Savez-vous ce que rapporte Chanteloup ?

— Oui, environ 30 000 francs,

— On ne peut pas songer à faire des économies là-dessus ?

Le marquis fit la grimace.


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— Oh ! des économies ! ce serait funeste ! Quelle innovation pour une vieille famille comme la nôtre ! Nous nous sommes refaits de bien des façons, mon enfant, mais par l’économie… jamais !

— Eh bien ! s’écria Bernard, j’aimerais mieux être casseur de pierres et n’avoir pas un sou vaillant que d’être le vicomte de Cisay ! Au moins je pourrais être heureux comme je l’entends !

— Sans doute, sans doute. Pauvre comme un millionnaire ! c’est connu.

Bernard était sur le point de s’emporter :

— Oui, cela tue tout ce qu’il y a de bon dans le cœur. Frumand a raison, cela dessèche, cela ronge jusqu’à la moelle, et, comme il le dit, c’est fatal.

— Allons, Bernard, tu deviens tragique. N’exagérons rien. On ne te demande pas tant. Il s’agit bonnement d’épouser une jeune et jolie femme que tu choisiras où tu voudras, pourvu… pourvu qu’elle ait les rentes que nous n’avons plus. En cela je ne puis manquer d’approuver ton père. Un de Cisay gêné serait un de Cisay dégénéré.

Ainâi le marquis au lieu de consoler Bernard achevait de le déses¬ pérer en lui révélant qu’il leur restait à peine de quoi vivre dans leur situation sociale. Tout lui manquait à la fois, et la seule idée à laquelle il s’était rattaché, celle de ne pas se marier, allait elle- même lui devenir difficile.

Pourtant, en le voyant si abattu, le marquis avait pitié de cette jeunesse fauchée :

— Ne te désoles pas, mon enfant, tu seras heureux un jour, j’en suis sûr.

—» Non. 11 n’y a qu’un bonheur pour chacun de nous ; quand on passe à côté, il ne revient pas.

C’était vrai. M. de Cisay le savait. Il comprit que Bernard aimait Jeanne plus fortement qu’il ne l’avait pensé tout d’abord. Le cœur lui sauta. 11 fut sur le point de crier :

—• Mariez-vous donc ! Elle est charmante ; le bonheur enflera vos voiles, et nous trouverons bien moyen de vivre, puisque l’argent n’a jamais manqué aux de Cisay… Je l’adore déjà, ta Jeanne.

Il ouvrit la bouche, mais il se contint. Il crut voir Rodolphe s’interposer entre eux, et, ému, hésitant, il se borna à saisir de ses deux mains la tête de Bernard et à l’embrasser au front comme lors¬ qu’il était tout petit :

— Mon pauvre chéri, je t’aimerai plus que jamais !

Puis, incapable de supporter longtemps la tristesse, il se sentit un petit tiraillement d’estomac et regarda sa montre :

— Six heures passées ! Que va penser Courtois ? Allons-nous-en


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vite, et, pour l’amour de Dieu, ne sois pas triste, mon petit Bernard.

Bernard se leva. Il tendit son bras sur lequel son grand-père s’appuya. Il était plein de courage, et essaya môme de lui sourire. Mais c’était désormais un rayon voilé de pluie.

VIII

Ils étaient rentrés à Paris. L’hôtel avait repris son train. Le mois de décembre venait de finir avec ses jours sombres, ses jours courts. Ils étaient rentrés dans l’activité apparente de la grande ville.

Le comte était de plus en plus préoccupé de Bernard. Il avait conscience de la difficulté extrême d’amener son fils à faire un mariage d’argent. Non seulement le caractère du jeune homme ne s’y prêtait pas, mais son fâcheux amour pour Jeanne d’Oyrelles était un obstacle grave.

Pourtant l’attitude de Bernard était aussi correcte que possible, et pour le comte, qui tenait aux apparences, il y aurait eu lieu d’être satisfait. Ni à son père ni à son grand-père, Bernard n’avait reparlé d’avenir. Il en évitait jusqu’aux allusions. La ’vie de tous les jours, les petits incidents du monde, et, quand il le pouvait, quelque idée élevée et générale, alimentaient sa conversation pen¬ dant les repas, seul moment où ils se rencontrassent régulièrement tous les trois. Cette réserve même inquiétait le comte Rodolphe. Elle laissait pressentir plus d’énergie qu’il ne l’avait d’abord sup¬ posé. Seulement comme il se sentait de son côté une volonté de fer, comme il était convaincu que son plan était le seul bon, il était bien résolu à ne pas céder d’un pouce.

— J en viendrai à bout. Avec de la persistance, on arrive toujours à ce qu’on veut. Bernard oubliera Jeanne d’Oyrelles ; il épousera une héritière, et la fortune de notre maison sera rétablie ; c’est ce qu’il nous faut. À moi de tenir ferme I

Quand ils se trouvaient réunis, il y avait maintenant entre eux un malaise que chacun tâchait vainement de dissimuler. Le marquis plaisantait beaucoup, cherchant à enlever son monde. Le comte lui-même causait plus que d’habitude. On entendait ses phrases courtes, martelées, incisives, parfois terminées par un rire bref. L’un et l’autre levaient fréquemment les yeux sur le jeune homme et l’observaient à la dérobée. Quant à Bernard, il avait vieilli, si tant est qu’on puisse vieillir à vingt-deux ans. Ses traits s’étaient un peu creusés, un peu accentués. Son regard était plus terne.


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Il évitait de le fixer sur son père. Une sorte d’affaissement, aussitôt réprimé, le saisissait quelquefois.

— Mais tu as mal dormi ! tu es pâle ce matin ! lui disait alors l’inconséquent marquis.

Bernard répondait en souriant ;

— Ne vous inquiétez pas, grand-père, c’est l’air de Paris.

Et le comte ajoutait de son air mordant :

— Voudriez-vous qu’il fût rouge comme un chantre ?

— Oh ! il aurait du chemin à faire 1

— Pas déjà tant ! Mais s’il avait envie de devenir intéressant vous l’y pousseriez, mon père, avec vos singulières inquiétudes. Il n’y a rien de tel pour rendre les gens malades que de s’informer de leur santé.

Le marquis se taisait, puis regardait Bernard, puis, levant son verre, avalait une rasade :

— Tu as peut-être raison, après tout ; Bernard est taillé, comme moi, pour vivre cent ans.

Au fond, le grand-père ne s’y trompait pas. Il voyait bien que son cher enfant souffrait, et plus cette souffrance était dissimulée, courageusement supportée, plus il en devinait l’amertume.

— Ahl nous allons le faner, nous allons le faner dans sa fleur !

€ela le navrait, le bon marquis. Il eût fait tout au monde pour

arracher à Bernard un autre sourire que ce sourire contraint qui lui faisait mal à voir. Il allait, dans ses moments de trouble, jusqu’à se reprocher d’avoir soutenu Rodolphe, jusqu’à s’accuser de sacri¬ fier Bernard à la fortune. Mais cette faiblesse ne durait pas.

— Car, au fond, c’est Rodolphe qui connaît les difficultés de la vie. Il faut que Bernard soit raisonnable.

Et les jours passaient, et la vie coulait, et MM. de Cisay, chacun livré à ses préoccupations diverses, s’agitaient péniblement pour réa¬ liser leurs espérances, comme des fourmis pour transporter une paille.

L’état d’inquiétude de leurs esprits commençait à se trahir dans leur entourage et surtout dans leur dépendance, malgré eux, sans qu’ils y contribuassent, par cette seule force des choses exis¬ tantes qui se révèlent comme d’elles-mêmes. Un matin que Rosa préparait du linge dans la grande lingerie du rez-de-chaussée, elle vit arriver Courtois qui lui apportait des cravates à repasser.

— C’est bien. Je vous ferai cela tantôt.

Courtois ne s’en alla point. Il s’assit plutôt sur le coin de la table, croisant l’une sur l’autre ses deux jambes et ses fameuses pantoufles de cuir noir.

Rosa continua son ouvrage, jetant des gouttes d’eau sur les objets étendus, et les roulant ensuite avec soin pour en former une


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RTS


grande pile. D’habitude, Courtois parlait peu, même à Rosa. Mais, ce matin-là, elle vit bien qu’il avait quelque chose à lui dire :

— Savez-vous, Rosa, que je ne suis pas tranquille ?

— Pourquoi donc, Courtois ?

— Vous n’avez rien remarqué dans la figure de M. le marquis ?

— Dans la figure de M. le marquis ?… Ma foi, non. 11 a l’air de se porter comme un charme. Il mange, il boit, il dort.

— Eh bienl non, justement. C’est là ce qui vous trompe.

— Serait-il malade ?

— Pas encore. Mais M. le marquis réfléchit beaucoup plus sou¬ vent que d’ordinaire. 11 réfléchit en s’habillant, il réfléchit en se promenant dans le jardin. Cela ne lui vaut rien. Je le sais, moi qui le soigne depuis quarante ans.

— Peut-être, dit Rosa d’un air grave.

Courtois, encouragé, s’épancha davantage :

— L’autre soir, il me sonne, très tard. Je cours, croyant avoir oublié la veilleuse…

— Oh I Courtois !

— Dame ! cela pourrait m’arriver !… Mais non. Je le trouve dans son lit, les yeux grands ouverts. Il me dit : « Courtois, donne-moi un livre pour m’empêcher de penser. Je ne peux pas dormir. » Et depuis j’en mets un tous les soirs sur sa table de nuit. Cela nous change beaucoup. J’étais habitué à le voir s’endormir comme un enfant. Souvent, avant que j’aie le temps de quitter la chambre, je l’entendais ronfler. Voyez-vous, Rosa, il faut qu’il y ait quelque chose, parce que je ne l’ai jamais vu ainsi.

— Jamais ?

— Non. Pas même après la mort de M me la marquise.

— Ah ! dit Rosa avec un gros soupir, avoir des chagrins à l’âge de M. le marquis, c’est tout naturel. Mais à l’âge de M. Bernard c’est bien triste !

— Vous croyez que M. Bernard ?…

— Si je le crois, hélas ! j’en suis sûre. Regardez-le donc !… une mine à faire peur !

— Une belle mine tout de même, Rosa.

— Parce qu’il ne peut pas faire autrement. C’est en lui. Mais la joie n’y est plus.

— À son âge, on se console. Mais si cela prend à M. le marquis, je crains bien…

Rosa s’assit devant la table et appuya ses deux coudes sur la nappe :

— Courtois, avez-vous idée de ce qu’ils peuvent avoir ?

— Aucune, Rosa, aucune. J’ai beau chercher… Et vous ?


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— Oh ! moi, j’ai mon idée, comme de juste.

— Une idée… pour tous les deux ?

Rosa fit un signe de tête affirmatif.

— Ah î vraiment, dit Courtois.

Il hésita un peu avant d’aller plus loin. Rosa, qui avait débuté dans l’hôtel près de vingt ans après Courtois, avait si bien su, avec son adresse féminine, faufiler son autorité, qu’elle régnait mainte¬ nant en souveraine. Le temps n’était plus où elle s’appliquait à obtenir les bonnes grâces de Courtois. « Laissez prendre aux femmes un doigt de considération, elles deviendront bientôt princesses. Elles ont l’instinct du gouvernement. » C’était le marquis qui disait cela, et Courtois le pensait comme son maître, en moins bons termes peut-être. Il le pensait, et pourtant il s’était laissé prendre. À nulle autre personne, il ne se fût permis de confier une chose relative à M. de Cisay. Mais, pour lui, Rosa tenait dans le monde une place à part : dans le monde, c’est-à-dire dans l’hôtel de Cisay.

Peu s’en fallait, toutes proportions gardées, qu’il ne comparât ses perfections à celles de la marquise. Volontiers, il se fût écrié, en s’assimilant à son maître : Nous avons rencontré une exception !

L’amour-propre y trouvait son compte. On aime à s’avouer ces choses-là. C’était d’autant plus étrange de sa part qu’il n’avait jamais apprécié les autres femmes. Il était célèbre pour la petite estime qu’il accordait au sexe féminin. Mais, en attendant, Rosa en prenait à son aise avec Courtois. Plus fine que lui, plus jeune et point sourde, sachant son service sur le bout du doigt, elle lui en imposait par certaines supériorités. Le projet de mariage, vague¬ ment élaboré entre eux, toujours remis, jamais abandonné, contri¬ buait aussi à fortifier son influence :

— Voyez-vous, reprit-elle ex professo, cela ne fait qu’un, le grand- père et l’enfant.

— Parbleu !

— Je l’ai bien vu, quand il était petit.

— Et moi donc !

— Eh bien, alors, c’est la même chose !

— La même chose qui leur fait du chagrin.

— J’en mettrais ma main au feu.

— Mais qu’est-ce que c’est, Rosa ? dit timidement Courtois.

Rosa sourit d’un air impénétrable. Que savait-elle ? Ou, jusqu’à

quel point voulait-elle en faire accroire ? Avait-elle l’intuition de la force du mystère ? En tout cas, ne doutant pas de ses propres mérites, elle ne dédaignait pas de les faire valoir.

— Tout de même, dit Courtois en se penchant un peu de son côté, vous me le diriez si vous étiez M mo Courtois ?


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— Probablement.

— Eh bien, Rosa, si nous pressions un peu les choses ?

— Se presser ! ma foi, non. Croyez-vous que j’aurais le cœur à me marier pendant que mon petit Bernard…

Courtois poussa un gros soupir et se remit debout sur ses pantou¬ fles :

— Allons ! il faut savoir attendre.

Rosa fut satisfaite de le voir si soumis, et comme le vieux valet de chambre qui avait glissé jusqu’à la porte allait la refermer sur lui.

— Vos cravates seront prêtes ce soir, lui cria-t-elle… Faudra venir les chercher.

… Le comte de Cisay s’apercevait bien des fluctuations d’esprit de son père. Non seulement il s’en apercevait, mais il s’en effrayait, connaissant l’impressionnabilité, et l’inconséquence, et les entraî¬ nements, et les faiblesses de cœur du marquis.

— S’il tournait à Bernard, ce serait terrible, pensait-il, et tout est à craindre avec ces soubresauts de tendresse qui ne mènent à rien dans la vie. 11 est clair qu’il s’attendrit déjà sur Bernard. Pour un peu, il irait lui demander pardon. Cela ne lui coûte pas de virer de bord. Il est ainsi fait. Et les événements l’ont gâté en se mettant toujours de son côté. Il en prend pied pour raisonner de l’avenir comme du passé, c’est-à-dire pour ne pas raisonner et s’aban¬ donner au fil de l’eau, à la dérive, en bâton qui flotte. C’est une chance qu’il ait bien voulu jusqu’à présent me comprendre et m’appuyer, chance qu’il ne faut pas perdre.

Tout en parlant, il se dirigeait vers le jardin, où le marquis, assis sur un banc, remuait du sable du bout de sa canne.

Rodolphe s’assit à l’autre bout du banc :

— Eh bien, père, le temps passe.

— Mon Dieu, oui.

— Voilà l’hiver qui s’avance. Il faudrait pourtant songer à faire pour Bernard quelque chose de sérieux.

Le marquis regarda son fils, visiblement effrayé :

— Ah ! qu’as-tu inventé de nouveau ? Ne vois-tu pas que le pauvre enfant est déjà triste comme la mort ?

— Justement. Il ne faut pas le laisser en pareil état. C’est mauvais. C’est mauvais pour lui, et cela ne vaut rien pour nous.

— En tout cas, dit le marquis, son chagrin me désole, je ne te le cache pas.

— Eh bien, mon père, il faut agir, il faut le sortir de là, il faut au moins essayer de le distraire. Il s’absorbe trop dans ses œuvres et dans ses travaux.

10 DÉCEMBRE 1887.


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Le marquis ne répondit pas. Il avait le menton appuyé sur sa canne et regardait devant lui.

— Aidez-moi, dit le comte. Vous pouvez tout sur lui. Puisque nous avons obtenu qu’il renonce à ses folies vis-à-vis de M 110 d’Oyrelles…, car c’est obtenu, vous le voyez bien, il n’en parle jamais…, eh bien ! profitons de notre succès, faisons-lui voir des choses possibles et marions-le, ce sera le moyen de le consoler tout à fait.

— Marions-le, répéta le marquis avec résignation. Je le veux bien.

— Mais pour cela, mon père, il serait bon que nous le condui¬ sions ensemble dans quelques maisons. Ce serait le moyen de faire un premier choix, à la volée, que nous approfondirions ensuite en étudiant ses dispositions, sa manière d’être. Il est nécessaire que nous l’entourions, que nous le dirigions. C’est une œuvre délicate entre toutes, dans laquelle il ne faut rien moins que votre perspicacité.

— Oh ! interrompit le marquis, quand on ne se marie pas à sa guise, et sans le secours de personne, tout se vaut.

— Vous ne le pensez pas ?

— Bah I si l’on se marie sans amour, la différence d’une femme à une autre n’est pas grande. Il faut chercher la plus riche, tout bonnement. Et c’est ce qu’on fait, c’est ce que nous allons faire, si tu m’en crois.

— À la bonne heure !

Il était toujours difficile de savoir si M. de Cisay parlait sérieu¬ sement. Il avait une façon leste de lancer la phrase, en observant les gens par un coup d’œil de côté, qui déconcertait et déroutait. Mais Rodolphe, enchanté de le voir en si bonnes dispositions, ne s’amusa point à approfondir les sentiments secrets du marquis. Il trouvait que l’entretien marchait à souhait et que son père était plus raisonnable qu’il ne l’avait supposé.

Le marquis donna son petit coup habituel sur le fond de son chapeau, l’appuyant sur la tempe droite.

— Continue donc, dit-il. Tu as quelque projet ?

— Rien de formulé. Je trouve seulement d’une extrême impor¬ tance d’arracher Bernard à sa mélancolie, de ne pas laisser son esprit courir, mais de tâcher dès à présent de le fixer.

— C’est entendu. Après ?

— Après ? Je m’arrêtais là pour l’instant.

— C’est peu. Cela ne le consolera pas beaucoup.

— Il y a un nom qui me revient toujours, reprit Rodolphe. C’est celui de M lla Fulston. Belle personne, fille unique, caractère ave¬ nant, et quant à la fortune,… merveilleuse, dit-on.

Le marquis fit une grimace :


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— Belle personnel… Moi je la trouve terriblement laide. Je Vax aperçue au Bois… Elle n’a pas d’yeux.

— Vous n’êtes pas de l’avis général. M lle Fulston a beaucoup de réputation.

— Enfin ! dit naïvement le marquis en se redressant, il n’y a pas à espérer que notre race restera ce quelle est aujourd’hui. La beauté physique n’a qu’un temps. C’est une loi fatale pour les familles comme pour les individus. J’aurais pourtant aimé… mais n’y pensons plus… Eh bien, oui, M lle Fulston n’est peut-être pas plus mal qu’une autre. Il faudra l’étudier avec Bernard.

— Ne brusquons rien, si vous m’en croyez. N’insistons pas trop vite. Suivons notre projet de le distraire d’abord…

Mais quand on a au fond du cœur un désir très vif, il est diffi¬ cile de le contenir, et, à peine MM. de Cisay eurent-ils commencé à mettre en pratique leur complot, qu’ils furent entraînés à pousser Bernard du côté de la riche héritière. Le comte en donnait une excellente raison :

— Elle peut nous être enlevée d’un jour à l’autre. Tout le monde la demande.

Quant à Bernard, arraché par deux forces vives à la solitude qu’il cherchait, et lancé dans le monde à la remorque de son père et de son grand-père, il avait l’air d’une ombre qu’on promène. Il n’avait point fait résistance. Mais rien ne l’égayait, rien ne lui plaisait.

Parfois, en s’enfonçant dans la vieille calèche qui allait les con¬ duire au bal, le marquis, qui aimait encore les habits de fête, et l’odeur des fleurs, et le tapage des roues courant sur le pavé, le marquis, jetant un coup d’œil complaisant sur l’élégance de Ber¬ nard assis en face de lui, et même sur la belle tenue de Rodolphe, qui était à sa gauche, sentait revenir k lui ses plaisirs de vingt ans : • — Ah ! nous allons nous amuser, mes enfants ; nous allons voir de jolies choses et de jolies femmes, parées pour nous.

— Mais oui, disait le comte.

— Eh ! eh ! Bernard, c’est ton tour de conquête ! Nous avons fait notre temps, hélas !… C’est à toi, maintenant.

Mais rien ne secouait la torpeur de Bernard. Il faisait cependant effort pour être aimable. Il ne boudait point, et son sourire de convention, ce sourire qu’on prend et qu’on laisse à la porte, avait encore assez de charme pour tourner bien des têtes. Le marquis le savait, le comte en était fier. Bernard seul n’avait pas l’air de s’en douter. Avances des mères, regards des jeunes filles, phrases polies, phrases engageantes, il traitait tout avec la même indiffé¬ rence, comme une botte de fleurs qu’on jette par-dessus la haie.


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Le comte n’en était pas moins satisfait. Ne regardant pas de près aux sentiments, il finissait par trouver la docilité de Bernard de très bon aloi. Jamais l’éducation de son fils ne lui avait paru plus réussie.

— Il se rend, c’est clair. La raison a prise sur lui. Il n’a pas encore vaincu toute tristesse, mais il n’a pas même l’idée d’une résistance. Le moment est venu d’aller plus loin.

Un lundi donc, par une belle après-midi de janvier, sur les quatre heures du soir, les trois de Cisay montèrent en voiture pour aller rendre visite à M me Fulston.

Chose étrange, le marquis était hargneux. Au moment de partir, il avait dit à Rodolphe :

— Va avec Bernard, moi, je reste.

— Comment, mon père, votre présence est indispensable ! Sans vous, rien ne se fera. Il faut que vous voyiez, que vous jugiez…

— C’est tout jugé.

Nonobstant il avait enjambé le marchepied, mais sans enthou¬ siasme.

Quand ils entrèrent dans le joli hôtel des Champs-Élysées, il y avait déjà beaucoup de monde. C’était le jour où M me Fulston restait chez elle. À travers les vitres des fenêtres, on voyait passer des femmes en toilette, on entrevoyait des serrements de main, des bonjours, et des têtes qui se penchaient de droite et de gauche.

— Drôle de manie, grommela le marquis en montant l’allée, que cette foire hebdomadaire !

— C’est la mode.

Dès le premier salon, on apercevait, empressée autour d’une table et entourée de gens qui riaient, la tasse à la main, M Ile Fulston offrant le thé. Des jeunes femmes se faisaient servir des gâteaux par un groupe d’officiers en tenue. De vieilles dames mangeaient avec conviction, en appréciant sérieusement le fournisseur. Des jeunes gens passaient et repassaient, attentifs à ne rien renverser. Des domestiques en livrée transportaient des plateaux et remplis¬ saient la théière. C’était un brouhaha, un caquetage, un va-et-vient des plus libres. M 110 Fulston, habillée d’une robe qui lui serrait la taille, comme une peau de gant, riait beaucoup, et promenait sur son entourage ses regards ternes, toujours en contraste avec elle- même. On lui disait mille choses, les unes folies, les autres flat¬ teuses, la plupart bêtes. On était aux petits soins pour elle, même les femmes. Elle parlait haut, interpellant tout le monde, quelque¬ fois jusqu’à une extrémité du salon, aussi à l’aise que dans sa chambre à coucher. Au premier regard que le marquis jeta sur elle, il se sentit froissé. Il la trouva forte et commune, et sûre d’elle-


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même comme un grand gendarme en uniforme. Il n’aimait pas d’ailleurs cette importation du lunch de quatre heures : volontiers il eût répondu, comme cette grand’mère à qui sa petite fille offrait du thé :

— Mais, mon enfant, je n’ai pas trop dîné.

Il trouvait aussi que cette façon, pour la maîtresse de maison, de trûner dans le fond d’un salon, avec les repus, pendant que sa fille fait les honneurs du festin, enlevait quelque chose à la dignité des uns et des autres. Quant à la surveillance absente et à la liberté régnante, il l’eût peut-être goûtée quarante ans plus tôt, et, comme il n’était point collet monté et n’avait ni fille ni petite-fille à garder, il n’eut garde de s’en choquer.

Sans s’arrêter aux douceurs des gâteaux, il salua, prenant ins¬ tinctivement son meilleur air, précédant les deux autres de Cisay, et se rendit droit à M“° Fulston.

Il y eut un mouvement à leur entrée. On se retourna. On regarda. M lle Fulston parut satisfaite et resta un moment sans rien dire à ses voisins. La maîtresse de céans rougit légèrement et se recueillit, préparant ses armes.

— Vraiment ! ma chère, dit une dame à sa voisine, tous les trois à la fois ! ce n’est pas pour rire.

— Cela dévait arriver, répondit l’autre philosophiquement. Elle est si riche.

— C’est vrai. Mais le jeune vicomte peut viser haut. Il est si bien.

— Trop bien !…

— Non, non. Ce n’est point un fat. Il est très simple au contraire.

— Comme vous êtes charitable aujourd’hui ! Moi, je ne puis souffrir les beaux hommes, par principe.

— C’est aller loin !

Beaucoup de jeunes filles ne pensaient pas de même, car MM. de Cisay étaient devenus le point de mire de leurs regards. Sitôt qu’ils eurent salué M m0 Fulston, ils se dispersèrent dans différents endroits du salon, le marquis restant aux environs de la cheminée, retenu d’ailleurs par les phrases que lui adressait la maîtresse de maison ; le comte allant de droite et de gauche s’incliner ; et Bernard revenant vers le lunch sur l’invitation d’un jeune officier qu’on lui avait dépêché.

M Uo Fulston le vit arriver avec un sourire et lui tendit la main avec une vanité assez transparente. Bernard était certainement le parti de ses rêves. La fortune de la famille de Cisay était aussi connue que sa noblesse. Bernard avait de plus une véritable valeur personnelle et cette grâce, ce fini français, que les étrangers admi¬ rent toujours. Il y avait en lui ce qu’il fallait pour flatter la femme


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la plus ambitieuse, et si certaines mères avaient détourné leurs filles d’y songer, c’est parce qu’elles craignaient les déceptions. La présence du comte avec sa gravité, et du marquis avec son entrain, complétaient l’auréole :

— Et pas de belle-mère ! ajoutait chacun, ou plutôt chacune, dans le secret de son cœur.

Il n’y avait dans le salon aucun ordre, aucune symétrie. Peu ou point de conversation générale. De petites femmes, laides comme des chenilles, cherchaient à se faire une réputation d’esprit ; d’au¬ tres chuchotaient, mordant le prochain ; une série d’aparté. Le tout, très bruyant.

— Ne trouvez-vous pas que le marquis a l’air d’un autre monde ?

— Àh ! ma chère !…

— Non. Je veux dire qu’il est un peu dépaysé. On cherche l’épée relevant le coin de son habit.

— Moi, je le trouve charmant. On peut avouer cela, vu son âge.

— En revanche, le comte est très moderne.

— Le marquis aussi. Il n’y a rien de plus moderne que de marier son petit-fils à une Américaine.

— Oui, mais c’est un peu rococo d’arriver tous les trois à la fois.

— Pourquoi, puisqu’ils vont tous trois dans le monde ?

— On se sépare !

— Ils sont formalistes, à ce qu’il paraît.

— Regardez donc M me Fulston qui fait des frais. C’est laborieux : on dirait qu’elle pond.

M me Fulston avait accaparé M. de Cisay. Peu préoccupée du reste de ses visiteurs, qui s’amusaient sans elle, elle ne lâchait pas le marquis. Un peu troublée au fond d’elle-même par le désir d’être aimable, elle se donnait des airs d’assurance d’autant plus éner¬ giques, et, quoique s’adressant à lui seul, parlait très haut, comme s’il eût été sourd. M. de Cisay l’observait. Poli en apparence, légèrement incliné vers elle, le sourire aux lèvres, il n’en avait pas moins un air souverainement railleur. Attitude de grand seigneur qui tâche de rattraper une situation par l’impertinence courtoise. Mais M“ e Fulston était bien loin de s’en apercevoir. Il eût fallu avoir plus d’esprit et moins d’orgueil. Elle savourait, au contraire, la présence du marquis et cherchait de toutes ses forces à le traiter d’égale à égal. En dépit de ses labeurs, rien n’était plus banal que sa conversation. M. de Cisay en était stupéfait, lui qui ne s’étonnait pas de grand’chose ; il lui revenait à l’oreille ce joli mot d’une femme d’esprit : « La pensée est un oiseau, mais elle a un vol plus ou


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moins noble. Il y en a qui s’ébattent seulement, comme les poules. »

Et, soit qu’il y ait un fluide, passant, dans un salon, d’une tête à une autre, soit que la comparaison s’imposât, le marquis reprenait, en regardant M m# Fulston, l’idée d’une grosse poule noire, carrément assise sur sa base. Comme elle portait fièrement sa crête sur son cerveau vide I Se rendant compte qu’elle brillait particulièrement sur le terrain positif, ce dont elle se piquait, en bonne Américaine, elle aborda bientôt les questions de finances qui lui parurent ne pas manquer d’à-propos. On ne sait comment, le comte s’était rapproché et causait à deux pas de là, sans rien perdre des paroles de M me Fulston.

— Monsieur le marquis, disait-elle, vous habitez du côté de Fontainebleau ?

— Oui, madame.

— C’est gentil, n’est-ce pas ?

M. de Cisay hésita :

— Comment, madame ? le château ?… la forêt ?

— Non, le pays en général.

— Ohl très gentil… On le dit, du moins.

Elle sourit grandement.

— Vous devez vous y connaître ! Eh bien, il n’y aurait pas quelque petite chose à acheter par là, un coin de terre, une bagatelle, pour se retirer pendant les chaleurs ?

— 11 ne manque pas de maisons à vendre, là comme ailleurs.

— Vous comprenez… je voudrais une petite propriété de sept ou huit cent mille francs, histoire de placer là quelques économies dont je ne sais que faire. Georgina me dit souvent qu’elle étouffe à Paris. On ne peut pas toujours voyager, et l’on aime bien à être chez soi, n’est-ce pas ?

— Certainement, fit le marquis.

— Alors je me suis dit à moi-même, continua très haut M me Fulston, je me suis dit que je pouvais bien me passer la fantaisie d’un mauvais placement. Car c’est mauvais, la terre, cela ne rap^ porte rien. Mais que voulez-vous ? ma fille a trois millions de dot, tout le monde le sait, trois millions qui sont placés en lieu sûr, à quatre et demi ; je ne crois pas nécessaire d’y rien ajouter, et je peux me permettre une petite folie.

En recevant cette déclaration en pleine poitrine, le marquis s’était senti mal à l’aise. Il en avait pâli.

— Oh ! oh ! pensait-il, c’est un peu yankee tout de même.

Involontairement l’image de la marquise lui revint, avec sa grâce,

avec son parfum de patricienne. Il eut un serrement de cœur.

— Ah ! mon pauvre Bernard ! quelle différence !


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MESSIEURS DE CISAY


Mais le comte accourut à la rescousse. Attiré par un aimant, il se rapprocha tout à fait de M“ e Fulston et rattrapa la conversation que son père, découragé, était sur le point d’abandonner.

Au même moment, M Uo Fulston s’avançait, tenant à la main une tasse de thé en argent doublée de vermeil, un vrai bijou, qu’elle présenta au marquis avec la révérence étudiée du professeur le plus en vogue. On la reconnaissait, cette révérence. Toutes les jeunes filles la faisaient de même, sans avoir la permission d’y changer un pli de jarret. M lle Fulston avait eu beaucoup de peine à y sou¬ mettre son grand corps. Mais enfin elle y était arrivée, et, maintenant qu’elle la tenait, elle n’avait garde de la varier.

Sa mère la regarda :

— Comme elle est bien ! pensa-t-elle. Une vraie marquise en herbe !

— Voilà donc cette fleur des pampas I se disait au même instant M. de Cisay.

Malgré ses répugnances, il accepta le thé, n’ayant pas même l’idée qu’on pût refuser une femme qui vous l’apportait à travers trois salons. Il l’aurait bu, fût-ce une médecine.

— Mademoiselle, je suis vraiment confus…

— Pas du tout. Vous ne veniez pas : j’ai pris le parti d’aller à la montagne.

Elle se mit à rire, avec sa large bouche, et son air dégagé. Aussitôt une nuée de jeunes gens, portant des gâteaux, fondit sur M. de Cisay. Ils bavardaient entre eux, M 11# Fulston insistait ; d’autres personnes, avançant le bras, picoraient dans les assiettes. Le marquis prit son parti en brave :

— Puisqu’il le faut, mangeons ! Grâce à Dieu, j’ai encore l’es¬ tomac solide.

Et il se laissa combler, au grand plaisir de M 110 Fulston, qui resta persuadée qu’elle le conquérait tout à fait.

Le comte avait également accepté une tasse de thé et une sand¬ wich. Chez lui, c’était régime.

Il était près de six heures quand on sortit. Le marquis était harassé.

— Tiens, Rodolphe, dit-il tout bas en prenant son pardessus dans l’antichambre, je me sens fourbu comme si j’avais forcé un vieux solitaire.

— Vous avez pourtant lunché…

— Oh ! oui !…

— Où étais-tu donc, Bernard ? on t’apercevait à peine.

— J’avais retrouvé Albert, mon vieux camarade, qui revient de Chine. Nous causions.


MESSIEURS DE CISAY


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— La Chine 1 l’Amérique ! murmura le marquis. Avec tout cela, il n’y a plus de France !

11 s’avança lestement vers la voiture qui attendait dans l’avenue des Champs-Klysées, et monta vite, comme pressé de partir. Le comte suivait.

Bernard, debout sur le trottoir, se mit tout à coup à lever les bras d’un air gai.

— Ah ! te voilà ! quelle joiel Bonjour, mon cher ami !

C’était Frumand qui passait au même instant.

— Je suis enchanté de te rencontrer.

— Moi aussi.

— Tu viens delà ? dit Frumand avec un geste imperceptible du côté de l’hôtel Fulston.

— Oui.

Le comte s’était retourné. Frumand s’avança vers lui, puis s’approcha de la portière et salua le marquis. La conversation fut vite en train. Frumand n’était jamais à court. Les idées bondissaient entre lui et le marquis, ricochant sur le comte, avec autant d’im¬ promptu que d’à-propos.

Bernard s’était épanoui. Il avait passé son bras sous celui de son ami et se tenait contre lui, avec la tendresse et l’abandon d’un enfant. M. de Cisay revit chez son petit-fils cette physionomie ouverte et cette flamme des yeux qu’il aimait tant.

— À la bonne heure, mon Bernard ! tu as l’air d’un homme heureux.

— Je l’emmène, dit Frumand, avec votre permission, monsieur le marquis.

— Où ça ? demanda le comte.

— Laisse-les donc, dit M. de Cisay. Ne sais-tu pas qu’ils ont toujours quelque complot en train.

Le comte monta dans la voiture.

— Ah ! nous conspirons, monsieur le marquis ; nous conspirons beaucoup contre la société. Nous voulons la refaire.

— Cela n’avance pas vite, risqua le comte en s’asseyant.

— Va donc ! mon Bernard, s’écria M. de Cisay. Il n’y a qu’un temps pour conspirer, et si j’étais plus jeune, je crois, ma parole, que je t’aiderais !

Les chevaux partirent :

— Grand jaseur ! dit le comte en faisant allusion à Frumand.

— Pas du tout ! c’est un brave. Il ne faut pas s’y tromper. Plus que cela, c’est un capitaine, et, par le temps qui court, ils ne sont pas communs.

— Je crains qu’il ne mette des billevesées dans l’esprit de Bernard.


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MESSIEURS DE CISAÏ


— Ii n’y mettra rien de vulgaire, c’est l’essentiel.

— Le trouvez-vous si distingué ?

— Oui. 11 a l’esprit haut, le cœur noble, la manière simple. J’aime ça. Et puis…

— Et puis ?

— Il m’a fait respirer un autre air que celui du salon Fulston. Ecoute, Rodolphe, fais tout ce que tu voudras pour ton fils, mais ne m’emmène plus.

— Je ne vous comprends pas. Ces dames sont fort aimables ; leur monde est choisi, aussi choisi qu’on peut le demander à notre époque ; et vous voyez que Bernard est bien vu dans la maison.

— Parbleu ! dit le marquis en éclatant de rire.

— Vous avez entendu ce qu’a dit M mo Fulston à propos de la dot de sa fille ?

— Ah ! je crois bien, que je l’ai entenduI

— Encore une fois, mon père, vous m’étonnez beaucoup.

Le marquis regarda son fils. Puis, dédaignant sans doute de s’ex¬ pliquer, ou décidé à se vaincre lui-même ;

— Bah ! dit-il en plaisantant, c’est une digestion difficile, voilà* tout.

Pendant ce temps, Bernard et Frumand, causant comme deux frères, se rendaient à leur patronage, à leur chère œuvre d’éduca¬ tion. En passant devant une église, Bernard avait voulu entrer. Il s’était agenouillé un instant, la tète dans les mains, et s’était relevé plus courageux que jamais, avec sa belle vaillance de jeune chrétien fervent. Puis ils avaient continué leur route, et dans ces heures d’amitié, dans ces heures de dévouement et de foi, toujours trop courtes, toujours combattues, et comme arrachées à grand’- peine, Bernard se sentait pourtant revivre.


Jacques Bret.


La suite prochainement.


LA BRUYÈRE HISTORIEN 1


Les écrivains de notre grand siècle classique attirent de plus en plus le goût et la sympathie du public lettré. Ces morts sont vraiment immortels. Ici, on édite leurs œuvres avec le respect que Ton accorde aux maîtres de l’antiquité ; ailleurs, on les interprète en les entourant des conquêtes de l’histoire ; on les replace dans leur cadre naturel ; et, d’un tel voisinage elles prennent plus de relief, d’intérêt et de vie. M. Allaire a essayé ce travail d’interpré¬ tation pour La Bruyère. Précepteur du duc de Guise, il a trouvé à Chantilly des papiers curieux, d’après lesquels il a pu étudier de plus près la biographie du célèbre moraliste. Aidé par M. le duc d’Aumale, qui connaît, aussi bien qu’homme du monde, son dix- septième siècle, il a été introduit dans cette société de la fin du règne de Louis XIV. À cette fréquentation, il a mieux connu La Bruyère. Il nous le montre sous un jour un peu nouveau. Non pas qu’on n’ait point cherché, depuis longtemps, à mettre des noms pro¬ pres sous les portraits généraux qui abondent dans La Bruyère : les clefs se multipliaient déjà de son vivant. Jamais, cependant, on n’avait, comme vient de le faire heureusement M. Allaire, tenté de demander à La Bruyère le contrôle des événements, grands ou petits, qui, de la cour de Versailles ou de Chantilly, passionnaient Paris et la société.

Le chroniqueur attitré de la première partie du règne, c’est M™ 0 de Sévigné. Sous sa plume, tout revit : personnages, aventures, romans, voire anecdotes plus ou moins édifiantes. D’après M. Al¬ laire, La Bruyère continuerait la spirituelle et brillante marquise. La thèse est ingénieuse ; elle paraît assez vraie, tant M. Allaire l’appuie sur des documents pris aux bonnes sources, tant il déploie d’art et d’habileté à les utiliser. Son livre, encore qu’un peu pénible dans sa forme trop laborieuse, est bien nourri. L’Académie vient d’en

1 La Bruyère dans la maison de Condé r par Etienne Allaire. 2 vol. in-8, chez Didot.


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reconnaître tous les mérites L On ne saura plus s’cn passer quand on abordera l’étude de La Bruyère.

Je voudrais m’en servir pour relire La Bruyère avec M. Allaire, et esquisser la figure de l’auteur des Caractères comme critique, comme écrivain et comme historien. Jamais plus belle occasion ne s’est offerte de renouveler connaissance avec l’un des plus origi¬ naux de nos classiques.


I

Tous nos moralistes se sont occupés de littérature. Ils la regar¬ daient comme l’image de la vie sociale qui les entourait. Montaigne, au cours de ses primesautières causeries 2, nous communique son

K Voici, avec quelle souplesse et quelle sûreté de jugement — on le sait, — M. Camille Doucet a parlé du livre de M. Allaire :

« Si M. Guizot nous a laissé tant de belles paroles qu’on n’oublie pas, et qu’on aime à citer comme de bons conseils, il a fait plus encore pour l’Académie en la chargeant de décerner, tous les trois ans, sous son patro¬ nage, un prix de 3000 fr. « au meilleur ouvrage publié, soit sur l’une des « grandes époques de la littérature française, depuis sa naissance jusqu’à « nos jours, soit sur la vie et les œuvres des grands écrivains français ; prosa- « teurs ou poètes, philosophes, historiens, orateurs ou critiques érudits. »

« Ce sont ses propres paroles.

« Peu d’ouvrages pouvaient mieux répondre à un pareil programme et en remplir à la fois toutes les conditions que l’importante étude de M. Etienne Allaire sur La Bruyère dans la maison de Condé .

« C’était un fort honnête homme, de très bonne compagnie, sans rien de pédant, et fort désintéressé », a dit Saint-Simon, en parlant de La Bruyère. Le livre de M. Allaire confirme ce jugement et le complète, en plaçant l’honnête homme qui en est l’objet au rang plus élevé qui lui est dû, parmi les plus grands écrivains du plus grand siècle de la France.

« Comme La Bruyère, M. Etienne Allaire a eu l’honneur d’être, à son tour, l’un des familiers de la maison de Condé. Là, suivant pas à pas les traces du maître, il a grandement profité de ses leçons, assez pour faire un très bon livre ; pas assez peut-être pour apprendre de lui cet art de la concision dont, plus que personne, pourtant, La Bruyère a toujours donné le conseil, à force d’en donner l’exemple.

« Cela dit, je ne dois plus que des éloges à l’ensemble de ce beau travail qui, plus gros que son sujet, et dépassant les limites d’une biographie détaillée, est, en réalité, la reconstitution du milieu social dans lequel a vécu l’auteur des Caractères ; alors que, trop souvent en butte à d’injustes dédains, les écrivains n’avaient pas conquis encore la place qui leur est si largement faite aujourd’hui. Deux cents ans plus tard, en le recevant à Chantilly, le grand Condé lui-même eut dit à La Bruyère : « Mon cher « confrère, vous êtes chez vous ! »

L’allusion, des plus délicates, va, plus loin que M. Allaire ; là-bas, sur la terre d’exil, où elle a dû être bien accueillie.

2 Essaùy i, 25 ; ii, 10 ; m, 3.


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jugement sur les Latins qui lui agréent le plus ; il ne dédaigne pas de jeter un coup d’œil sur les écrivains de son temps. Et, comme la théorie naît du commerce intelligent avec les modèles, çà et là, Montaigne, dans une négligence voulue, donne quelques préceptes sur l’art d’écrire. Mais nulle profondeur dans ces aperçus. Le bonhomme aurait trop peur d’être pris au sérieux. Il effleure, d’un trait rapide, les préceptes dont il se gaudit, du reste ; lui-même ne s’y soumet jamais ; sa règle, c’est sa fantaisie : et combien séduisante ! Pascal, comme des éclairs éblouissants, lance ses aphorismes sur l’éloquence, sur l’art, sur la poésie. Sa poétique et sa rhétorique, très simples, très belles, tendent au naturel. L’hor¬ reur des faux brillants, la haine de ce qui est guindé et artificiel, lui inspirent des cris de colère. Il stigmatise les auteurs qui ne sont qu’auteurs ; il flétrit ce que l’on appellerait aujourd’hui « l’art pour l’art ». Il n’est pas jusqu’à La Rochefoucauld qui ne crayonne, bien rapidement, une théorie littéraire : « Les grandes pensées viennent du cœur. » Quelle règle féconde et qui se peut retourner contre lui-même, comme un démenti à son triste livre !

Mais quand Pascal et La Rochefoucauld écrivaient, le grand siècle n’avait pas encore vu fleurir tous les chefs-d’œuvre dont il s’enorgueillissait plus tard. Pascal a connu le Discours sur la mé¬ thode ; il a pu entendre Bossuet ; il est possible que Corneille l’ait ému par les fiers accents du Cid et par les admirables tableaux qu’offre son Polyeucte . La Rochefoucauld, lui, plus heureux, a vu Corneille dans le plein épanouissement de sa gloire. Il a pleuré avec Bossuet, penché sur les tombeaux des deux Henriette ; les Fables de La Fontaine l’ont initié à un genre que l’antiquité n’avait pas soupçonné ; et Molière s’est dressé devant lui, comme son redoutable rival dans la science du cœur humain et dans la peinture de ses ridicules et de ses vices.

Mais La Rochefoucauld vit, alors, comme dans une solitude égoïste, qui se désintéresse de tout ce qui ne le touche point. Quand La Bruyère prend la plume, au contraire, le grand siècle va finir : poètes et prosateurs se groupent dans un merveilleux assemblage des génies les plus rares et les plus puissants. « Tout est dit. » L’heure est donc propice à l’observation et à l’analyse des beautés durables ; elle est bonne pour la comparaison des œuvres littéraires, et pour faire le départ de celles que la postérité vénérera et des autres. La Bruyère, du reste, n’était point indigne d’une si délicate besogne. Élevé à l’Oratoire, — et tout semble indiquer que ce fut à Juilly, — il avait pris de ses maîtres le goût des langues anciennes. Même il s’était formé auprès d’eux à la connaissance des langues vivantes. En 1685, le prince de Condé,


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au sujet des affaires de Hongrie, demande à La Bruyère de lui traduire un écrit allemand oii il s’agissait du comte Tœkely. La Bruyère lui répond, le 3 avril : « J’ai mis au net ce que j’ai tra¬ duit par vos ordres du petit livre allemand : c’est une suite des affaires de Hongrie, et la succession de leurs rois,.que l’on voit rarement ailleurs avec tant d’ordre et d’exactitude. » Chez les Oratoriens, La Bruyère s’imprégnait aussi de leur amour pour l’histoire, surtout pour l’histoire de France. Çar, à cette époque, eux seuls tenaient en estime l’étude des annales nationales.

Dans La Bruyère, ainsi préparé à la culture intellectuelle, pourquoi s’étonner de rencontrer un esprit aux idées larges et saines, et qui s’accorde avec les princes de la pensée de son temps* Quand il doit se prononcer sur la valeur des âges passés, il parle comme l’un des maîtres du dix-neuvième siècle. Il est presque un moderne. Certes, après Malherbe et du vivant de Boileau, ce n’était pas chose aisée d’exalter la Pléiade et de rendre un juste hommage à l’école de Ronsard. Ne médisons point de Malherbe. Sans doute, le premier, en France, il sut être artiste : je veux dire qu’il eut le sentiment exquis de la mesure, en composant une œuvre qui se tînt debout ; qu’il s’attacha, dans un labeur patient, à la correction et à la propriété des termes ; qu’il jeta le vers dans un moule plus savant, d’où celui-ci sortit plus simple, plus harmonieux, plus conforme au génie français. Mais ne poussa-t-il point trop loin ses scrupules prosodiques ? N’exagéra-t-ii pas la sévérité de ses doctrines poétiques ? N’accorda-t-il point trop d’importance à la rime ? Ne sacrifia-t-il pas l’inspiration, le jaillissement de la source heureuse et spontanée au souci, plus ou moins mesquin, d’éviter des hiatus, de fuirdes allitérations et des cacophonies ? Il eut certainement le tort de vouloir faire oublier Ronsard, qui n’était qu’à corriger, mais non à détruire ; Ronsard, le créateur fécond de tant de rythmes charmants que Victor Hugo ressuscitait dans la virtuosité de son trop facile génie ; Ronsard, le poète épris de la noble ambition d’enrichir la France d’une littérature qui éclipserait les chefs-d’œuvre d’Athènes et de Rome ; Ronsard, l’initiateur hardi qui arrachait notre poésie à l’influence stérile du moyen âge, pour lui ouvrir les horizons, encore inconnus, de l’Italie et de la Grèce anciennes 1 La Bruyère, comme Fénelon, se retourne vers cette époque où la prose et la poésie françaises éclatent, au soleil de la Renaissance, comme des plantes à la sève trop riche, dans une luxuriante floraison. Avec l’archevêque de Cambrai, il regrette l’appauvrissement delà langue, qui a commencé à Malherbe et s’est continué, après l’hôtel de Rambouillet, par Vaugelas.

Il déplore qu’on ait rejeté certains termes, « bannis honteu-


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sement », dit-il, sans qu’on sût quels mots leur substituer 1 .

Si « gênée », comme dit Fénelon, depuis cent ans, la langue française a donc perdu à la réforme de Malherbe. La Bruyère en appelle de la règle qu’imposa Vaugelas, que c’est l’usage, surtout étudié à la cour et dans la ville, qui est le juge et l’arbitre du langage. « Est-ce donc, s’écrie-t-il, faire pour le progrès d’une langue, que de déférer à l’usage ? Serait-il mieux de secouer le joug de son empire si despotique ? Faudrait-il, dans une langue vivante, écouter la seule raison, qui prévient les équivoques, suit la racine des mots et le rapport qu’ils ont avec les langues ori¬ ginaires dont ils sont sortis, si la raison, d’ailleurs, veut qu’on suive l’usage ? » Malgré l’obscurité volontaire dont La Bruyère enve¬ loppe sa question, on ne saurait refuser à sa préoccupation je ne sais quelle nouveauté piquante, et comme un pressentiment des conquêtes de l’érudition moderne sur le domaine de la philologie comparée ; il devine un système grammatical .autre que celui de Vaugelas ; il met en lumière le caractère essentiel de notre idiome, qui, selon qu’on l’a si bien remarqué, est de dire vite ou de dire clairement.

Mais La Bruyère ne se contente point de ces regrets tardifs et inutiles, de ces pleurs versés sur des mots perdus ou tombés en désuétude : il glorifie nos vieux auteurs et montre une très réelle sympathie pour l’école du seizième siècle.

Voici Rabelais, génie étrange, sorte de sphinx mystérieux, avec des allures de bête et des poses d’homme ; grimaçant, l’œil inspiré et le regard profond, le rire hébété et le sourire spirituel. Mo¬ raliste, pédagogue, politique, réformateur même, il déconcerte, il trouble. On ne le lit qu’avec un inexprimable malaise. Il provoque la gaieté ; plus souvent il attriste. Volontiers, je le nommerais un pessimiste, malgré son axiome : « Pour ce que rire vaut mieux que pleurer. » La Bruyère porte sur Rabelais le jugement sans appel : « Oii il est mauvais, il passe bien loin au-delà du pire, c’est le charme de la canaille ; où il est bon, il va jusqu’à l’exquis et à l’excellent, il peut être le mets des plus délicats 2 . » Montaigne n’était point si louangeur ; dans l’auteur de Gargantua, il ne voyait qu’un écrivain « simplement plaisant ». Marot agrée aussi à La Bruyère, qui lui reconnaît « assez de génie et de naturel ». Il défend Montaigne, — acte de pure reconnaissance ! — contre Nicole et Malebranche. Il critique les tentatives de Ronsard, mais tout en rendant hommage à son talent, grâce auquel ont pu se

4 De quelques usages. Cf. la Lettre sur tes occupations de VAcadémie française, p. 3.

2 Des oumages de r esprit.


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former « après lui » de « très grands hommes en vers. » Àmyot est cité par lui avec éloge, ainsi que Balzac et Voiture.

La Bruyère s’accorde encore avec Fénelon pour blâmer là fai¬ blesse des connaissances historiques de son temps. Si l’un esquisse le programme magistral de l’histoire à venir, l’autre ne lui cède guère en clairvoyance quand il s’écrie : « Si l’on juge par le passé de l’avenir, quelles choses nouvelles nous sont inconnues dans les arts, dans les sciences, dans la nature, et, si j’ose dire, dans l’histoire ! Quelles découvertes ne fera-t-on point ! Quelles différentes révolutions ne doivent pas arriver sur toute la surface de la terre dans les États et dans les empires ! Quelle ignorance est la nôtre ! »

Il a le sentiment profond des besoins modernes et des réformes nécessaires à opérer dans l’éloquence de la chaire. Bossuet, Fénelon, La Bruyère, conçoivent le même idéal de la parole évangélique. Les abus grandissaient. Depuis l’avènement de Louis XIV, depuis que la victoire lui restait fidèle, son éloge était célébré aux dépens de l’instruction que le prêtre était tenu de faire à ses ouailles. En outre, les défauts de l’âge précédent se maintenaient, malgré le courageux exemple d’une prédication vraiment apostolique qu’avaient enseignée les Jésuites et l’Oratoire. Bossuet, avant tout prêtre, et, selon l’heureuse et pittoresque expression de Pasteur, « allumeur d’âmes », Bossuet, nourri de la Bible, ayant pris leur suc le plus généreux aux Pères de l’Église, n’appuie son éloquence ni sur la force de la parole humaine ni sur les doctes raisonne- ments. La simplicité sublime d’une vertu surnaturelle, persuadant contre les règles, ne flattant point les oreilles, mais portant ses coups droit au cœur : voilà ce que Bossuet proclame être l’élo¬ quence de saint Paul 1 ; on sent qu’il ne parlera que d’après un tel modèle, v Aimons, conclut-il, aimons la simplicité de Jésus-Christ. Ne regardons pas les prédications comme un divertissement de l’es¬ prit ; n’exigeons pas des prédicateurs les agréments de la rhétorique, mais les doctrines de l’Écriture. » Qu’on lise le sermon sur la Parole de Dieu (1665), on y admirera toute la théorie oratoire de Bossuet, préparée déjà par le Panégyrique de saint Paul et par Y Ch’aison funèbre du P. Bourgoing. Dans ce sermon, Bossuet se montre l’apôtre épris des âmes que nous connaissons. De plus, sa colère contre les prêcheurs, indignes de leur vocation, l’anime d’un souffle puissant : il s’en prend à ceux qui ne parlent que pour « le diver¬ tissement », et aussi contre leurs auditeurs, qui réclament des fables et d’agréables rêveries et vont à l’église comme ils iraient à la comédie. Il déclare la guerre « aux brillants qui égayent, k l’hav-


1 Panégyrique de saint Paul .


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monie qui délecte, aux mouvements qui chatouillent ». Dans les prédicateurs il ne veut pas « des ministres de la délicatesse ni des victimes de la curiosité publique ». Ils ne montent en chaire que « pour affermir le règne de la vérité ». Et Bossuet, avant de donner ainsi le précepte, prêchait d’exemple.

Fénelon est de l’école de Bossuet. Sa Lettre sur les occupations de f Académie n’a qu’une demi-page sur la question : c’est que dans ses Dialogues sur F éloquence la critique avait été longuement développée, cc Le prêtre, y disait-il, doit être l’homme de Dieu, préparé à toute bonne œuvre ; je trouve qu’il est fort indigne de lui qu’il passe sa vie dans son cabinet à arrondir des périodes, à retoucher des portraits et à inventer des divisions. Pour moi, je le dis franchement, tout cela me scandalise. Quoil le dispensateur des mystères de Dieu sera-t-il un déclamateur oisif, jaloux de sa réputation et amoureux d’une vaine pompe ! N’osera-t-il parler de Dieu à son peuple sans avoir rangé toutes ses paroles et appris en écolier sa leçon par cœur ? » Et Fénelon proposait sa théorie : méditer, prier, puis parler d’abondance, à l’imitation des Pères.

La Bruyère, laïque, satirique de profession, n’était point tenu à la discrétion charitable d’un Bossuet ou d’un Fénelon, quand il rencontre sur son chemin les prédicateurs. Il les peint dans un tableau un peu trop en couleur ; mais comme ses critiques s’ins¬ pirent d’un sentiment de foi et de piété ! « Le discours chrétien est devenu un spectacle !… c’est une sorte d’amusement entre mille autres ; c’est un jeu où il y a de l’émulation et des parieurs ! »

Il y a aussi du gain : une abbaye fructueuse, un évêché bien renté. Le succès ne couronne peut-être point les efforts de tous. Mais quoi ! « le métier de la parole ressemble en une chose à celui de la guerre ; il y a plus de risque qu’ailleurs, mais la fortune y est plus rapide. » Sur matière si riche, La Bruyère exerce sa verve railleuse. Puis, lui aussi, il esquisse sa théorie oratoire. « Il me semble, disait-il, qu’un prédicateur devrait faire choix, dans chaque discours, d’une vérité unique ; abandonner toutes ces divi¬ sions si recherchées, si retournées ; se livrer, après une certaine préparation, à son génie et au mouvement qu’un grand sujet peut inspirer, et toucher ses auditeurs d’une tout autre crainte que de celle de le voir demeurer court. » On reconnaît, ici, quelques-unes des vues de Fénelon et de Bossuet. Dans ce dernier, il avait salué, en pleine Académie, le dernier des Pères de l’Église. En terminant son chapitre de la Chaire, il s’incline encore devant son nom. « L’évêque de Meaux, dit-il, et le P. Bourdaloue me rappellent Démosthène et Cicéron. » Plus juste que Fénelon, qui oublie de tels contemporains, en faisant son procès à l’éloquence de son 10 DÉCEMBRE 18$7. 57


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siècle, La Bruyère devance toujours les arrêts de la postérité : aujourd’hui on ne dit pas mieux ni de Bossuet ni de Bourdaloue.

D’accord avec Fénelon, La Bruyère ne l’est pas moins avec Boileau. On sait en quelle estime il le tenait. « 11 passe Juvénal, disait-il du satirique, en pleine Académie, atteint Horace, semble créer les pensées d’autrui et se rendre propre tout ce qu’il manie ». Admirable définition du talent de Boileau, et qui convient, en l’élar¬ gissant, à tout notre grand siècle, qui, même dans l’imitation, a fièrement revendiqué la liberté et la personnalité. Pourtant, La Bruyère, comme Boileau, croirait se déshonorer s’il ressemblait à ces enfants « drus et forts d’un bon lait qu’ils ont sucé et qui bat¬ tent leur nourrice ». Il en veut donc à Perrault ; il raille Fontenelle ; de ses traits acérés et fins, il poursuit les partisans des modernes. Mais il se retourne vers les anciens comme vers des maîtres vénérés qui ont pour disciples les « habiles » parmi ses contemporains. Dans l’un et l’autre —La Bruyère et Boileau — vit la même haine de la médiocrité . Tous deux s’inclinent devant la faculté-maîtresse de l’homme, la raison ou le bon sens . Boileau l’exalte, comme un écri¬ vain qui traite l’art d’écrire presque comme une science ; La Bruyère veut qu’un auteur sache « définir » ; mais il exige encore qu’il sache « peindre ». Il admet donc, par-dessus les idées, la forme, la couleur et le mouvement. Comme Boileau, il ne voit point dans la composition d’ouvrages un moyen de faire fortune. Le respect de la parole, le culte de la pensée littéraire et artistique, les lient l’un et l’autre, à tel point qu’ils s’acquittent de leur mission d’écri¬ vains comme d’un véritable ministère. Quels ironiques conseils ils adressent à ceux qui ne chercheraient qu’à gagner de l’argent en écrivant I « Prenez une scie, Dioscore ; sciez ou bien tournez : vous faites une jante de roue ; vous aurez votre salaire ». Sympathies, haine, admiration, La Bruyère s’associe, en toutes ces choses, à Boileau.

Il préfère Racine à Corneille. Le débat reste, encore aujourd’hui, ouvert. Je constate, cependant, à l’heure présente, un goût plus vif pour Corneille que pour son jeune rival. Est-ce que nous entendrions mieux la peinture des passions généreuses et enthousiastes ? Est-ce que notre génie français, toujours porté aux mouvements impé¬ tueux, se reconnaîtrait davantage dans l’expression de l’âme du Cid ou de Polyeucte ? Est-ce qu’il nous plairait comme jadis, d’ouïr une langue vivante, primesautière, chaude des bouillonne¬ ments intimes et colorée, dans sa beauté spontanée et fière ? La Bruyère, artiste et délicat, se laisse prendre aux charmes plus raffinés de Racine. Ajoutez qu’un de ses ennemis les plus acharnés s’appelait Thomas Corneille, et que le grand frère a bien pu payer


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pour l’autre. Quoi qu’il en soit, voici ce qu’il a écrit : un arrêt infaillible en critique littéraire : « Le Cid est l’un des plus beaux poèmes que l’on puisse faire. » Satirique, La Bruyère se révèle donc encore théoricien dans son chapitre des Ouvrages de resprit, « Boileau, dit quelque part Sainte-Beuve *, comme moraliste et comme critique, avait exprimé bien des vérités en vers avec une certaine perfection. La Bruyère voulut faire dans la prose quelque chose de mieux et de plus fin. Il y a nombre de pensées droites, justes, proverbiales, mais trop aisément communes dans Boileau, que La Bruyère n’écrirait jamais et n’admettrait pas dans son élite. 11 devait trouver au fond de son âme que c’était un peu trop de pur bon sens. Chez lui, tout devient plus détourné et plus neuf ; c’est un repli de plus qu’il pénètre. » Ainsi, La Bruyère rajeunissait ce qui avait été dit. Ainsi, dans sa Rhétorique et dans sa Poétique, il juge comme ses illustres contemporains, encore que, le goût chan¬ geant, suivant le mot de Sainte-Beuve, il y aidât insensiblement.

Il

Ces réflexions de Sainte-Beuve visent surtout l’écrivain dans La Bruyère. Quelle en est la valeur, l’originalité ? En quoi excelle-t-il ? Quelles sont ses faiblesses ? Certes, après Prévost-Paradol, M. Taine, M. Nisard et même Sainte-Beuve, il serait prétentieux de vouloir faire neuf. Cependant, puisque le goût varie, et puisque, encore, les jugements les plus définitifs peuvent être, un jour ou l’autre, réformés par l’opinion, chacun a le droit de dire comme il pense. C’est ce que je ferai.

Le caractère commun à tous les écrivains du dix-septième siècle, c’est qu’ils usent du style périodique. Ils aiment les « latinismes. » Grave dans ses allures, majestueuse dans son rythme, destinée à envelopper des idées spiritualistes et chrétiennes, la prose s’allonge en périodes savantes : le nombre oratoire la régit. D’autant que tout, alors, tend au discours, à la parole dialoguée et parlée. On n’écrit point pour écrire ; on écrit pour parler. C’est ce qui explique tant de négligences, dans Molière surtout, dans Bossuet et dans Corneille. Je ne suis pas même très sûr qu’on ne puisse en décou¬ vrir dans Racine. Quoi qu’il en soit, le tour oratoire dans la période domine dans les ouvrages du grand siècle. L’expression s’harmo¬ nisait avec la pensée. Balzac, Descartes, Bossuet, se plaisent à la phrase ample, régulière et solennelle, qui déroule les anneaux de

4 Portraits littéraires, I, p. 407.


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sa chaîne et développe les mailles de sa trame, de telle sorte que l’idée suivante éclaire l’idée précédente. Dans un tel style, les « transitions », — je veux dire les articulations réunissant entre eux les membres d’un corps immense, — sont tenues en faveur.

Boileau reprochait à La Bruyère de ne point savoir lier ses pensées. Il écrivait à Racine : « Il s’est dispensé du plus difficile dans l’art d’écrire, à savoir les transitions. » C’était beaucoup dire que de faire consister tout l’art d’écrire dans l’heureux emploi des transitions. La Bruyère s’en est passé, en apparence, et il n’en reste pas moins un écrivain original. Puisque les idées s’en vont chan¬ geant, il faut bien qu’aussi le style se transforme. Déjà, au temps de La Bruyère, l’esprit qui animera le dix-huitième siècle perce sous les raideurs du masque officiel imposé à la cour par la vieillesse religieuse du roi. Des souffles nouveaux se lèvent sur la France ; la révolution commence dans les mœurs et dans l’opinion. La Bruyère nous apparaît comme le témoin fidèle de cette transforma¬ tion intellectuelle, morale et par conséquent littéraire, qui prépare le siècle nouveau. Son livre est une caricature presque ressem¬ blante. Les portraits y abondent, et peints d’après nature. Notation soignée et exacte des travers qu’ils saisissent, les Caractères ne sont que, par accident, un traité de morale. C’est ce qui donne, dans le groupe de nos moralistes français, sa physionomie singu¬ lière à La Bruyère.

Quand Montaigne prend la plume, il ne veut écrire qu’un livre de bonne foi, où il s’exprimera tout entier. Épicurien discret, trouvant la vie bonne et qui contente ses désirs, il se complaît dans la description de son « moi ». Au contraire, Pascal s’inspire de son ardent prosélytisme. La source de son éloquence passionnée, c’est son cœur — ce cœur d’abord malade, puis, loin du monde, guéri par la grâce divine. Dans La Rochefoucauld, il n’y a qu’un désabusé, un ambitieux aigri, et qui prétend élever à la hauteur d’un système général l’amertume de son égoïsme lassé de tout et de tous. La Bruyère ne laisse rien transpirer de sa vie intime dans son ouvrage. L’homme ne se trahit que dans quelques rares passages ; au contraire, l’artiste s’y montre et il l’avoue simplement. « Si l’on affecte, dit-il, quelque part, une finesse de tour et quelquefois une trop grande délicatesse, ce n’est que par la bonne opinion qu’on a de ses lecteurs. » Satirique, il innove donc dans la matière qu’il traite ; plutôt encore, dans sa manière . Il renonce à la période, mieux encore, il la brise et lui prête des ailes. La phrase, vive et preste, concise et rapide, court, vole, atteint le but, comme une flèche savamment lancée. Ce qu’elle perd en ampleur, elle le gagne en coloris, en saillies inattendues ; la pensée jaillit, soudaine ; elle se


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grave dans l’esprit qu’elle surprend. La Bruyère est un « styliste » mais délicat, mais discret et ingénieux. « De là cette variété éton¬ nante de tours et de formes qui procède par définitions, par des¬ criptions, par dialogues, par brusques apostrophes, par énigmes piquantes, par surprises paradoxales ; de là ce goût tout à fait moderne pour le trait, pour ce qui est brillant, énergique ou ingénieux ; de là enfin le pittoresque de certaines peintures, comme celle de la petite ville, les couleurs crues, tranchantes, poussées jusqu’au réalisme, de certains portraits. 1 »

Ne l’avait-il pas dit que faire un livre, c’est un métier ? Il faut donc être apprenti avant de passer patron ; il faut donc connaître les règles de l’art. La Bruyère les connaît parce qu’il les a étudiées. Son ouvrage, sans cesse retouché, limé, poli, ne sort point d’un premier jet spontané : fruit d’un labeur patient, qui se met à la chasse de la précision, de la délicatesse dans les nuances, de la force expressive, il trahit l’artiste habile, savant dans notre idiome national, expert à toutes les ressources qu’il peut offrir à l’écri¬ vain. — Mais le procédé est visible ? — Sans aucun doute ; La Bruyère en use et en abuse. « Homme de cœur, de sens et d’esprit, dit M. Faguet 2, un peu hautain, un peu blessé, un peu morose, d’une grande pénétration, d’une grande finesse, qui émeut quel¬ quefois, plus souvent amuse, presque toujours instruit, » La Bruyère est le plus proche de nous par le style, parce que, à l’heure présente, nous nous préoccupons surtout de la forme, du tour et du trait. Nous l’imitons, sans toujours le reconnaître. Du reste, son influence jusqu’à nous s’étend à travers le dix-huitième siècle. Picard, Destouches, La Chaussée, lui ont pris, pour les mettre au théâtre, des caractères de second ordre : le Distrait, le Glorieux, la Petite Ville. Montesquieu, dans ses Lettres Persanes, lui emprunte sa prose leste, sémillante et aisée, qui rappelle, par l’imprévu des trouvailles de mots et par leur alliance spirituelle, les surprises de la conversation entre gens du monde. Celui qui lui doit le plus, c’est Le Sage, un vrai La Bruyère en action. La satire, morale chez La Bruyère, dans ses intentions, s’aiguise chez Le Sage dans des romans satiriques, que ne corrige plus le dessein de rendre les hommes meilleurs. Le Diable boiteux, qui fut publié en 1717, a un ancêtre dans les Caractères . La peinture de l’homme, les portraits de certaines gens, se répondent d’un auteur à l’autre ; ils sont tous deux bien Français.


K J’emprunte cette citation au beau livre de MM. Chauvin et Le Ëidois, la Littérature française par les critiques contemporain, II, p. 319, chez Belin.

2 Les grands maîtres du dix-septième siècle, p. 366.


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III

Est-ce que j’aurais oublié M. Allaire ? Nullement ; car beaucoup de cês observations précédentes ont été, par lui, notées et expri-r mées. En somme, son livre n’est qu’un commentaire aux pages de l’écrivain ; de telle sorte qu’à le lire on revoit tous les noms fameux dans les lettres du dix-septième siècle. Mais des réserves sonf nécessaires. — « La Bruyère, d’après M. Àllairç, aurait voulu se faire auteur ; il aurait, longtemps à l’avance, préparé son livre et exercé Bon talent par un véritable apprentissage. » Cette opinion me semble contestable <

Qu’en 1674 paraisse la Recherche de la vérité de Malebranche et qu’à son exemple, La Bruyère ait conçu l’ambition d’écrire un traité sur les mœurs, c’est possible. Mais en 1674 il n’avait encore que vingt-neuf ans. Est-il naturel qu’à cet âge, sans avoir encore vu le monde, — cette année-là seulement il entre au service de la maison de Condé, comme professeur de M. le Duc, — un jeune homme se destine à la critique de son siècle tout entier, et écrive, dès ce moment, des pages maîtresses, comme celles dont M. Allaire place la composition à cette date ; je veux dire le parallèle de Cor¬ neille et de Racine ? Le livre de La Bruyère, comme on l’a vu plus haut, a été longuement médité ; mais je ne puis admettre que la mise en œuvre en soit rapportée à la jeunesse de La Bruyère. Pour écrire le fameux parallèle, il fallait une décision dans le jugement, une autorité dans la critique, un courage littéraire qui se rencon¬ trent difficilement chez un homme à l’âge de trente ans. Est-ce que La Bruyère ne l’aurait pas imaginé lorsque les cabales de Thomas Corneille et de Fontenelle lui avaient, une première fuis, fermé les portes de l’Académie ? Est-ce que, enfin reçu, il ne le renouvelle point, dans la savante compagnie, soulevant ainsi de violents murmures, parce qu’il donne la préférence à Racine ? — Dans le récit très intéressant que fait M. Allaire (chap. xxxvii et xxxvni) de l’élection de La Bruyère à l’Académie, pourquoi ne s’est- il pas souvenu de la riposte des ennemis de son héros ? Au mois de juin, 1693, le Mercure Galant, — qui est « immédiatement au- dessous de rien », — publie ces lignes pleines de fiel : « L’ouvrage de M. de La Bruyère ne peut être appelé Livre parce qu’il a une couverture et qu’il est relié comme les livres. Ce n’est qu’un amas de pièces détachées qui ne peut faire connaître si celui qui les a faites aurait assez de génie et de lumières pour bien conduire un ouvrage qui serait suivi… Ainsi, il n’y a pas lieu de croire qu’un pareil recueil, qui choque les bonftes mœurs, ait fait obtenir à M. de La Bruyère la place qu’il a dans l’Académie. »


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Je veux en avoir le cœur net. M. Àllaire s’est trop souvent livré à un travail de pure fantaisie, en prétendant expliquer chaque pensée dè La Bruyère par une allusion à des faits contemporains. De l’érudition, oui, certes, il y en a ; de la patience, des investiga¬ tions curieuses, de la sagacité : il y en a beaucoup encore. Mais que d’esprit inutilement dépenséI que de conjectures hasardées ! que d’d peu près dans les rapprochements entre le texte de La Bruyère et les événements du jour ! En voici quelques exemples. M. Allaire parle de la révocation de l’édit de Nantes, et il ajoute : <t Dans tous ces faits il y avait un problème que La Bruyère ne pouvait s’expliquer : c’étaient ces conversions si subites à la seule vue des insignes de l’autorité ou de la force armée. « 11 faut aux enfants, disait-il (chap. xi, n # 154), les verges et la férule ; il faut aux hommes faits une couronne, un sceptre, un mortier, des fourrures, des faisceaux, des timbales, des hoquetons. La raison et la justice, dénuées de leurs ornements, ni ne persuadent, ni n’intimident : l’homme qui est esprit se mène par les yeux et par les oreilles L » Ceci, c’est du Pascal # . Aurait-il pressenti la révocation de l’édit de Nantes ?

En 1690, la duchesse de Bourbon va ètie mère. Pour la distraire, M. le Prince a dû jouer quelques bons tours à Santeul. M. Allaire profite de la circonstance pour reproduire le portrait de Ménalque 1 2 3 . Plus loin, on lit : « M m ® la Duchesse eut d’autres fantaisies : elle voulut voir des tulipes » ; d’où portrait du fleuriste ! « Elle voulut manger des prunes » ; d’où portrait de l’amateur de prunes ! Ne fut-elle point curieuse de gravures ? Va pour les estampes !… On nous montre alors l’amateur d’estampes, le numismate, etc… J’ai choisi un chapitre où le procédé de M. Allaire fût bien en évidence… Qui prendrait au sérieux de telles coïncidences ? En somme, l’au¬ teur n’a cherché dans sa narration qu’une transition fatigante entre les diverses citations de La Bruyère ; citations déchiquetées, vio¬ lentées, arrachées à leur place naturelle pour qu’elles entrent, bon gré mal gré, dans un cadre artificiel. En 1686 on joue « une pièce tragique à la Comédie » dit M. Allaire 4 . « D’où vient, demanda La Bruyère, que l’on rit si librement au théâtre, et que l’on a honte d’y pleurer ?… » Tout le morcéau y passe, et il est long !… Et M. Allaire, après l’avoir transcrit, ainsi que l’opinion de La Bruyère sur le roman et la comédie, se permet cette réflexion : « Heureux le siècle où le roman et le théâtre n’avaient pas d’autres inconvé-

1 Chap. xiv, p. 332.

2 Pensées, X, p. 33 et suiv. (Edition Havet).

» Cf. H, p. 334.

4 I, p. 372.


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nients 1 On peut douter quils eussent des effets aussi nuisibles que La Bruyère veut bien le dire ! »

Une ambassade de Siamois arrive à Paris. Les gens de la cour les traitent en barbares. Mais, à l’hôtel de Gondé, on se moque de l’étonnement de ceux qui les regardent comme tels. La Bruyère est là, aux écoutes, et voici ce qu’il écrit ; « Si les ambassadeurs des princes étrangers avaient des singes instruits à marcher sur leurs pieds de derrière, etc. » M. Affaire, dans l’admirable poétique de La Bruyère, qui s’appelle le chapitre des Ouvrages de P esprit, ne voit qu’une série de réflexions inspirées par les lectures que son auteur faisait pour ses illustres élèves. Comparez les pages consacrées à La Bruyère, chargé de distraire et d’instruire aussi M®* la Duchesse 1 . C’est d’un fantaisiste qui provoque le rire.

Quand des pages entières ne contiennent que des imaginations pareilles, et qu’on retrouve, ainsi torturé, le texte de La Bruyère, on serait tenté de croire que l’Académie s’est trompée en récom¬ pensant M. Affaire. Mais beaucoup de chapitres apportent des rapprochements neufs et heureux. Dangeau vient d’épouser M 11 * de Lœwenstein : elle a seize ans et lui, déjà veuf, touche à la cinquan¬ taine. On rit, à Versailles et ailleurs, malgré que le roi ait assisté aux fiançailles. La Bruyère n’oublie rien et il lance son épigramme contre Oronte qui, à cinquante ans, se fait prier pour épouser une fille de famille, « jeune, belle, spirituelle ». Au chapitre xxx, M. Al- lairc suit judicieusement le récit de la campagne de 1690-91, dans la dernière partie des Jugements de La Bruyère. Il est vrai que M. Servois 2 avait tracé Ja voie avec sa facilité ordinaire.

M. Affaire ne se renferme pas que dans son rôle d’historien. Çà et là il aborde des questions purement littéraires. Plusieurs sont très vivement étudiées et résolues. Je citerai la comparaison de La Bruyère avec Montaigne, Pascal et La Rochefoucauld 5 . On a vu déjà combien j’avais profité des pages excellentes où, en suivant La Bruyère, il trace l’idéal de l’éloquence religieuse, tel que le con¬ cevaient les grands esprits du temps. Ailleurs il refait, avec beau¬ coup de savoir, l’histoire de la querelle des anciens et des modernes ; ou bien, il discute qui l’emporte en sincérité vécue de Tartuffe ou d’Onuphre. Il juge Boileau, Racine, Molière, très souvent avec justesse ; parfois, son opinion me semblerait sujette à caution ; par exemple, quand il expose la théorie esthétique des trois unités 4 . Est-ce que vraiment La Bruyère en parlerait ? Je vois bien qu’il

  • II, p. 218 et 219.

3 Collection des Grands écrivains, Œuvres de La Bruyère, II, p. 123-134.

3 T. I, p. 66 et suiv.

  • T. I, p. 63.


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loue Racine d’être un « exact imitateur des anciens, dont il a suivi scrupuleusement la netteté et la simplicité de l’action » ; tandis qu’il reproche à Corneille de ne s’être pas « toujours assujetti au goût des Grecs et à leur grande simplicité » ; mais, ici, s’agit-il des trois unités ? La Bruyère partageait le goût de ses amis littéraires ; il exigeait les trois unités, que Boileau imposait comme la loi suprême du drame, dans ce précepte si connu :

Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli

Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli.

Proscrite par Chapelain, patronnée par Richelieu, promulguée, pour la première fois, par l’abbé d’Aubignac, dans sa Pratique du théâtre, elle a pesé lourdement sur le génie de Corneille ; elle l’a entravé dans les libres essors de son imagination créatrice. Peut- être a-t-elle contribué à rendre Racine plus parfait. En tout cas, il ne semble point en avoir subi de gêne. C’est que son esprit, plus curieux des analyses psychologiques que celui de Corneille, se meut dans un monde à qui l’espace et le temps sont indifférents…

L’unité de lien n’est guère défendue, même par les partisans les plus acharnés du théâtre classique. On peut soutenir la nécessité de l’unité de temps. La tragédie de Corneille et de Racine termine une crise morale. Quand se lève le rideau, la passion est au pa¬ roxysme ; entre elle et le devoir, la lutte s’avive jusqu’à l’extrême. Il faut que le dénouement éclate. Or les crises durent peu ; elles se précipitent vers une fin heureuse ou vers une issue fatale. J’aurais aimé que M. Allaire se prît à résoudre ces problèmes délicats, et qui sont toujours d’un intérêt nouveau pour les lettrés.

… Livre plein d’idées et de faits, où afflue la substance d’ou¬ vrages nombreux sur le dix-septième siècle, un peu systématique dans ses allures et son exécution, offrant une érudition de bon aloi, trahissant par trop, çà et là, l’idée qui a séduit son auteur, l’ouvrage de M. Allaire, quoi que j’en aie dit, mérite l’attention de tous les amis de notre littérature classique. Il est un monument élevé à sa gloire ; les assises solides portent une architecture qui aurait pu gagner en sveltesse et en légèreté. Elle manifeste, du moins, la conscience, le talent, la science variée, le dévouement aux lettres de celui qui le donne au public.


Paul Lallemand.


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Médecine et hygiène générale. — Le grand air et la plhisie. — Dangers de l’air confiné. — Expériences d’inoculation de la tuberculose sur des ani¬ maux vivant à l’air ; insuccès. — Les mêmes expériences réussissent dans l’air confiné. — Nouvel appareil d’aération des appartements. — Les produits de la respiration des malades directement rejetés au dehors.

— Importance du procédé pour les personnes vivant avec les pthisiques.

— Nouveau traitement préservatif de la rage. — La vraie et la fausse rage. — Vaccination préventive avec l’essence de Tanaisie. — Théorie des médicaments-vaccins. — Les lapins de la Nouvelle-Galles du Sud.

— Appel du gouvernement. — Les dévastations des lapins. — IJne réponse de M. Pasteur. — Les microbes en guise de préparations phosphorées. — Le choléra des poules et le choléra des lapins. — Physique médicale : une anecdote erronée. — Gomment on décèle l’amaurose unilatérale. — Les couleurs qui s’annihilent. — Moyen certain de reconnaître la fraude.


Les architectes nous tuent, s’écriait lundi à l’Académie des sciences l’éminent professeur du Collège de France, M. Brown Séquard, en parlant de la mauvaise aération de nos appartements. Pour être impartial, il faut ajouter que, si les architectes sont coupables, nous le sommes bien autant qu’eux en multipliant toutes les précautions possibles pour nous abriter contre toute entrée de l’air dans nos cham¬ bres. Doubles rideaux aux fenêtres, stores, tentures, rideaux au lit, portières, paravents, etc. Finalement, on le voit, nous y sommes bien aussi pour quelque chose dans cette pénurie d’oxygène qui a tant d’in¬ convénients 1 M. Brown Séquard a insisté avec sa haute autorité sur le danger très réel de l’air confiné. La question de l’air est si vitale, qu’on ne saurait trop y revenir souvent. La vie au milieu d’un air vicié par la respiration conduit à la phtisie. Les casernes, les prisons, les manufactures, les ateliers, les maisons encombrées par de nom¬ breux habitants, sont des foyers de production de tuberculose pul¬ monaire. La mortalité moyenne par plhisie est de 3 pour 1000. À la grande prison de Milbank, le docteur \V. Baly a constaté que 43 pour 100 des malades mouraient de la tuberculose. Tout s’explique aujourd’hui (jue l’on sait qu’il existe un bacille qui transmet la tuber¬ culose et qui naturellement se multiplie facilemeut au milieu des agglomérations d’hommes dans l’air confiné. Tous ces faits sont bien connus, mais ce qui l’est moins, c’est la puissance de l’air pur pour empêcher la production de la tuberculose. En 1869 et 1870, M. Brown Séquard a fait un très grand nombre d’expériences sur des cobayes et sur des lapins ; il a inoculé sous la peau de la matière tuberculeuse


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et jamais les animaux n’ont contracté la maladie quand on les a laissés vivre sous un hangar en plein air ; au contraire, les lapins enfermés dans les laboratoires sont tous morts de la pthisie. Sur cent huit lapins inoculés, vivant à l’air, pas un n’est mort. La puissance de l’hygiène pour empêcher la tuberculisation n’étonnera pas ceux qui savent que MM. Delafond et Bourguignon ont trouvé que des chiens rongés par la gale et presque mourants peuvent guérir sous l’influence unique du grand air et de soins hygiéniques.

Le docteur Stoker, de Dublin, a ramené à la vie un malade ayant des cavernes pulmonaires profondes, uniquement en l’exposant à l’air libre jour et nuit. Il va de soi que le sujet était couvert au point de ne pas subir les atteintes du froid. Un autre a été aussi radicalement guéri de la (pthisie, par le même moyen, d’après le docteur James Blake de Californie. M. Brown Séquard a observé un fait semblable chez le mari d’une de ses parentes. De nombreux cas moins avancés, il est] vrai, de tuberculose pulmonaire,"guéris uniquement par l’in- fiuence de l’air]libre, ont été publiés par plusieurs auteurs, et [notam¬ ment par un médecin de mérite, M. Mac Cormac, qui] l’un des premiers s’est efforcé d’établir que la pthsie pulmonaire doit son ori¬ gine et ses effets meurtriers à l’influence même de l’air sorti des poumons. Le (renom ellement de l’air, voilà ce qu’il faudrait obtenir partout avec sûreté.

M. Brown Séquard efM. d’Àrsonval ont combiné, pour atteindre ce résultat, un appareil de ventilation construit par M. Verdin. Imaginez une petite hotte ou grand entonnoir que l’on place au-dessus de la tête dujnalade, soit quand il est assis, soit quand il est couché. Cette botte est supportée par un bras horizontal qui glisse le long d’un sup¬ port vertical, à la façon des appuis dont se servent les photographes. Le sommet de l’entonnoir porte un trou dans lequel s’ajuste un tube flexible assez long pour descendre sur le plancher et aller rejoindre la cheminée. Ce tuyau’aboutit à une sorte de réchaud alimenté par des bougies, une lampe, du gaz, etc. Ce fourneau est coiffé d’un court tuyau qui s’en va par la cheminée comme la buse d’un poêle mobile. La combustion dans le réchaud détermine un appel d’air dans le tube et sous la hotte, de sorte que les gaz expirés par la personne qui emploie cet appareil sont immédiatement entraînés et expulsés. Les gaz en passant autour du foyer de combustion se débarrassent en partie des germes qu’ils peuvent contenir et ce qui en reste est rejeté au dehors de la chambre avec toutes les émanations des poumons que peut renfermer l’air expiré. Le courant est si faible sous la botte qu’on ne s’aperçoit même pas du renouvellement de l’air. M. Brown Séquard est d’avis que cet appareil pourrait rendre de grands services aux pthisiques et même aux personnes en bonne santé. Il pourrait, ajoute M. Brown Séquard, servir dans un grand nombre de maladies,


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surtout dans les affections fébriles où l’aération d’une chambre par l’ouverture d’une fenêtre pourrait être dangereuse.

Assurément, cet appareil est bon et aura des applications, il nous paraît bon surtout parce qu’il enlève immédiatement les produits de la respiration et les empêche de se diffuser dans un appartement clos, à portée des voies respiratoires des autres personnes. Il a un double but : renouveler l’air pour le malade et empêcher cet air d’être res¬ piré par les autres. Voilà vraiment son avantage. Autrement, il ne nous semblerait pas absolument utile. Partout où il y a une cheminée, il y a appel d’air ; les gaz de la respiration étant chauds s’élèvent et finissent par s’en aller à la cheminée. L’air se renouvelle tout aussi bien ; à cela près qu’il y met peut-être un peu plus de temps. Le général Morin avait imaginé de placer, en toute saison, dans une cheminée non allumée, un bec de gaz ou une lampe pour faire appel d’air et assurer la ventilation. Ici, on obtient plus directement le renouvellement de l’air, mais avec un appareil plus compliqué. Une simple veilleuse placée à la tête du lit détermine déjà une petite ventilation. Le nouvel appareil n’est donc bon, pour nous, que sur¬ tout en ce sens qu’il évacue directement les germes morbides de la respiration en empêchant qu’ils ne parviennent aux personnes qui sont dans la chambre avec le malade. C’est donc avant tout un appareil pour les malades atteints de maladies contagieuses et qui devrait être recommandé pour les varioleux, scarlatineux, cholériques, etc. Par son emploi, on diminuerait de beaucoup les chances de contamination.

M. le docteur Peyraud, de Libourne, vient, par l’entremise de M. Brown Séquard, de faire connaître quelques faits intéressants qui pourraient bien conduire à un traitement préventif de la rage très différent de celui de M. Pasteur. Cet expérimentateur a constaté, il y a quelques années, que l’essence de Tanaisie, inoculée à des animaux, produisait chez eux des symptômes très analogues à ceux de la rage. Il ne s’agit que d’une simili-rage, puisqu’il n’y a pas contamination par un virus. Mais le curieux, c’est que si, préalablement aux injec¬ tions de Tanaisie, on inocule du chloral, les symptômes ne se mon¬ trent plus. M. Peyraud eut l’idée de répéter cette expérience sur un animal rendu rabique. Il inocula, par la méthode sous-méningienne, à un lapin de forte taille, du virus rabique pris sur le nommé Berger mort six mois après la vaccination pastorienne de rage paralytique ; puis il flt la même opération à six autres lapins qui moururent tous aussi de rage paralytique. Seul le premier lapin se porte bien encore aujourd’hui, c’est qu’après avoir reçu le virus rabique, on le soumit pendant 8 jours à des inoculations sous-cutanées de chloral aux doses croissantes de 10, 20 et même 30 centigrammes. Le chloral aurait agi comme préventif de la rage.


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En 1877, un petit jeune homme, mordu au mollet par un chien qui mourut de la rage, prit, sur le conseil de M. Peyraud, du chloral pen¬ dant quarante jours à la dose progressive de 1, 2 et 3 grammes par jour. Ce petit jeune homme n’est pas devenu enragé. Ce cas de gué¬ rison, rapproché de l’expérience précédente, tend à faire naître quelque espérance en faveur de l’action préventive du chloral.

Ce n’est pas tout ; ce qui suit est plus probant, bien que tout diffé¬ rent. Dès 1872, M. Peyraud soutenait que les corps isomères atomi- quement sont aussi isomères biologiquement ; réciproquement, il avançait cette hypothèse que les corps ayant même propriétés biolo¬ giques devaient avoir la même constitution atomique. Partant de cette idée, les effets de l’essence de Tanaisie ayant été reconnus si pareils à ceux du poison rabique, il se demanda si l’essence de Tanaisie ne devait pas avoir une composition tout au moins très voisine de celle du poison rabique. Mais la théorie microbienne des virus l’éloigna de cette conclusion pendant un certain temps ; il y est revenu naturelle¬ ment quand les récentes découvertes ont montré que les microbes secrétaient de véritables poisons, ce que l’on a appelé des leuco - mairies. La constitution du poison du microbe rabique ne serait-elle pas analogue à celle de l’essence de Tanaisie ? M. Pasteur, en inoculant les virus atténués, n’inoculait peut-être que des poisons de plus en plus énergiques de façon à habituer l’organisme à la tolérance. Si ces vues étaient exactes, il est clair que l’essence de Tanaisie pourrait être substituée aux virus atténués de M. Pasteur. Il n’y avait qu’à essayer. À la Faculté de médecine de Bordeaux, M. Peyraud a inoculé, à cinq lapins, de l’essence de Tanaisie pendant onze jours ; puis, quelques jours après, chacun de ces lapins reçut, sous la peau de la nuque, deux seringues d’un virus rabique qui tua deux lapins atteints de rage paralytique. Les lapins vaccinés à l’essence de Tanaisie sont encore vivants, et il y a neuf mois de cela.

M. Peyraud voit dans ce résultat une confirmation de sa théorie des leucomaines-vaccins. L’inoculation tanacétique serait une vraie vacci¬ nation et non une simple inoculation aveugle ou susceptible dans certains cas de devenir dangereuse. La simili-rage engendrée par l’essence de Tanaisie empêcherait la rage, comme la simili-variole empêche la variole, avec cette différence importante, qu’on se mettrait, par cette méthode, tout à fait à l’abri de l’effet des ferments vaccinateurs dont la multiplication imprévue est susceptible d’amener des accidents. Ainsi, à la Société de médecine de Berlin, on a cité dernièrement un cas de vaccine généralisée. Avec la vaccination dont parle M. Pey¬ raud, on ne se servirait plus d’un ferment vivant, proliférateur, pou¬ vant se multiplier outre mesure, mais bien d’une substance chimique définie, d’un médicament vaccin.

Ces vues nouvelles sont séduisantes, mais il faut qu’elles subissent


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le contrôle d’une longue expérience. Il est clair que cinq lapins sem¬ blent avoir été préservés de la rage par le vaccin-essence de Tanaisie ; mais on ne pourra rien conclure de sérieux avant que ces essais aient été répétés des centaines de fois, pour que l’efficacité soit prouvée et pour qu’on sache à quoi s’en tenir sur la durée de la préservation. Cependant les tentatives de M. Peyraud offrent un véritable intérêt, et nous ne pouvons que souhaiter qu’on le mette à même de les pour¬ suivre sur grande échelle.

Puisqu’il est question de lapins, comment ne pas mentionner le procédé original indiqué par M. Pasteur pour s’en débarrasser ? On sait qu’en Australie, dans la Nouvelle-Zélande, les lapins ont pullulé à un tel degré, qu’ils sont devenus la plaie du pays. Ils mangent tout, dévas¬ tent tout ; on a beau employer tous les moyens usités en Europe, ils continuent à croître et à se multiplier.

Le gouvernement de la Nouvelle-Galles du Sud, dans une annonce qui a figurée à la quatrième page des journaux, a proposé un prix de 625 000 francs pour la découverte d’un procédé destiné à les exter¬ miner. Des portions considérables de la Nouvelle-Zélande sont aban¬ données par les fermiers qui renoncent à l’élevage des moutons par suite de l’impossibilité de les nourrir. C’est par millions qu’on tue les lapins chaque hiver, et ce carnage n’empêche pas leur pullulation. En face de cette véritable calamité, M. Pasteur a fait entendre sa voix. On a employé jusqu’ici des poisons minéraux, des combinaisons phos- phorées ; il serait bien plus logique d’avoir recours à un poison vivant et se multipliant encore bien plus vite que les animaux qu’il doit détruire, a Je voudrais donc, dit M. Pasteur, que l’on cherchât à porter la mort dans les terriers de la Nouvelle-Galles et de la Nouvelle-Zélande en communiquant aux lapins une maladie pouvant devenir épidémique. 11 en existe une, le choléra des poules, qui tue aussi les lapins et qui s’est montrée inoffensive pour les autres animaux de ferme. Parmi les expériences que j’avais instituées, je trouve celle-ci : je rassemblais dans un espace limité un certain nombre de poules, et en leur don¬ nant une nourriture souillée par le microbe qui est la cause du choléra des poules, elles ne tardaient pas à périr. Les basses-cours sont quelquefois ravagées par de véritables épidémies de ce mal dont la propagation est due aux déjections des premières poules malades qui souillent le sol et les aliments. J’imagine que la même chose arriverait pour les lapins et que, rentrant dans leur terrier pour y mourir, ils communiqueraient la maladie à d’autres qui pourraient la propager à leur tour. » En conséquence M. Pasteur propose de placer une barrière volante entourant un certain espace où les lapins vien¬ draient chercher leur nourriture. On peut cultiver le microbe du choléra sur une échelle aussi grande qu’on le veut dans des bouillons de viandes


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quelconques. Avec ces liquides pleins de microbes, on arroserait la nourriture des lapins qui bientôt iraient périr ici et là et répandraient le mal partout. Le parasite meurtrier n’étant dangereux que pour les poules, il serait facile de les mettre à l’abri ; elles n’ont pas besoin de vivre en pleine campagne. M. Pasteur croit le moyen absolument efficace et pense en tout cas qu’il vaut la peine d’être tenté.

En Australie, en Nouvelle-Zélande, soit ! Mais nous n’aimerions pas beaucoup qu’on l’essayât dans notre territoire. On sait bien comment l’épidémie se produirait, mais on ne saurait plus guère comment on pourrait l’arrêter. L’idée est ingénieuse et paraît bonne, mais il ne faut pas qu’on la généralise ; elle ne serait pas dépourvue d’inconvénients.

Est-ce que, par exemple, les oiseaux ne contracteraient pas le choléra des poules ? Est-ce que, par eux, l’épidémie ne pourrait pas se propager sur une très grande étendue de territoire ? Et le gibier, qui devient rare, ne serait-il pas atteint ? Les faisans, les perdrix, les bécasses, les alouettes, pourraient mourir du choléra des poules ! Et les lièvres ? Pour nous débarrasser des lapins, on empoisonnerait sans doute un très grand nombre d’animaux. Le procédé n’est pas applicable partout. Laissons-le absolument à l’Australie et gardons-nous de le mettre en pratique en France.

Nous avons lu un peu partout une anecdote qui a couru dans toute la presse et qui n’a d’autre inconvénient que d’être radicalement fausse. Il s’agissait d’un ouvrier fondeur qui se prétendait atteint d’amaurose unilatérale, à la suite d’un accident de forge et qui récla¬ mait de ce chef une indemnité. On fit une expertise, et il fut établi, par une expérience que nous allons indiquer, que l’œil prétendu malade était, au contraire, excellent. Jusqu’ici tout est bien : mais c’est l’expé¬ rience qui a été mal racontée, et comme elle pourrait induire le public en erreur sur des phénomènes assez peu connus, il est utile de la présenter sous sa forme exacte.

On a dit : Si l’on trace sur une feuille de papier noir des mots formés de lettres de couleur verte et si l’on cherche à lire ces mots à travers un Yerre rouge, on ne distingue aucun caractère, car le rouge et le vert engendrent du noir. C’est pourquoi, pour déceler la simulation d’une amaurose unilatérale, il n’y a qu’à placer devant les yeux du sujet une lunette à verre rouge d’un côté et à verre blanc de l’autre. Le verre rouge est placé devant l’œil prétendu bon, le verre transparent devant l’œil prétendu mauvais. Il est clair que si l’on admet que le rouge et le vert font du noir, l’œil qui cherche à lire à travers le rouge les caractères verts sur fond noir ne distinguera rien ; l’œil placé en face le verre blanc seul pourra distinguer les caractères. On a supprimé ainsi la vision par l’œil bon ; elle n’existe que pour l’œil prétendu malade. Si donc le sujet perçoit les lettres, c’est que


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l’œil qu’il déclare mauvais est parfaitement apte à faire son service.

Ainsi présentée, l’expérience ne réussirait jamais par cette raison simple que le principe sur lequel elle est fondée est erroné ; jamais le vert et le rouge n’ont fait du noir, comme il est facile de s’en convaincre en observant une feuille verte avec un verre rouge. Il faut opérer tout autrement pour découvrir la simulation d’u^e amaurose. Si l’on trace sur du papier blanc des lettres rouges et bleues, les caractères rouges ne sont pas vus à travers un verre rouge. Les caractères bleus sont très bien perçus, mais pas en bleu, en noir. Le rouge absorbe tout ce qui est rouge, et l’on ne voit rien. D’un autre côté, si l’on observe avec un verre de couleur verte, on distingue très bien et les lettres en rouge et les lettres en bleu.

Ces faits connus, voici comment on procède. On trace sur du papier blanc un mot en rouge et un autre en bleu en donnant aux caractères une hauteur d’environ 2 centimètres. On place devant les yeux du sujet suspect de simulation des lunettes avec verre rouge et verre vert, ce dernier en face de l’œil affirmé mauvais. Il est clair que l’œil bon ne peut rien voir, puisqu’il regarde du rouge à travers du rouge, mais l’œil prétendu mauvais verra très bien à travers le verre vert. La supercherie sera découverte.

Le sujet ayant un œil bon sait qu’il doit toujours voir. On l’em¬ pêche à son insu de distinguer avec le bon ; il ne peut donc voir qu’avec le mauvais, et s’il voit, c’est que l’œil est bon des deux côtés, et il ne peut sortir de ce dilemme.

n y a encore un autre moyen de déceler la fraude 4 . On trace, sur du papier blanc des lettres alternativement rouges et bleues, en choisis¬ sant un mot tel que l’ensemble des lettres rouges donne ainsi un mot, l’ensemble des lettres bleues un autre mot ; par exemple ablation, dont l’ensemble des caractères rouges forme alto et l’ensemble des lettres bleues bain.

À travers un verre vert, on verra le mot entier ; à travers un verre rouge, on lira seulement bain. Si le sujet se déclare amaurotique de l’œil droit, placez-lui les lunettes sur le nez avec le verre rouge du côté de l’œil prétendu mauvais. Il lira le mot entier, ablation, à travers le verre vert. Changez les verres de côté et présentez le même mot àur un autre carton blanc ; s’il lit tout le mot, c’est qu’il distingue très bien avec l’œil soi-disant mauvais ; s’il ne lit que le mot bain, tracé en caractère bleus, c’est qu’il ne voit que par l’œil dit bon, et qu’il ne voit réellement pas de l’œil dit mauvais.

Yoilà la vraie méthode, mais que l’on ne vienne plus prétendre que le rouge et le vert donnent du noir, et que l’on ne distingue pas le 4 *ouge à travers du vert et le vert à travers du rouge.

Henri de Parville.


1 Journal d’oculistique.


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LE COMTE DE PARIS

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M. le marquis de Fiers a dit modestement, dans l’avant-propos du livre où il nous retrace la vie de M. le comte de Paris: « Notre rôle s’est borné à enregistrer des documents vrais, et nous avons con¬ science de l’avoir rempli fidèlement. » Mais, n’eût-il que ce mérite, M. de Fiers aurait encore rendu à ses contemporains un service réel : les documents qu’il a rassemblés ne sont pas seulement « vrais », ils ont un puissant intérêt ; il les a bien choisis et, sans être, au sens le plus rigoureux du mot, un biographe ou un historiographe, il nous offre de M. le comte de Paris une image parfaitement exacte.

Ce livre paraît à son heure : M. de Fiers le publie à un moment où, plus que jamais, les yeux se tournent vers le prince qui personnifie la Monarchie et qui doit, tôt ou tard, restituer à la France la paix et l’honneur. Car, avec quelque lenteur ou quelque rapidité que le temps et nos propres efforts secondent nos vœux, on ne peut douter que la France ne redemande son salut à la Monarchie, à ce gouvernement que sa situation, son tempérament, son génie et toute l’expérience de ce siècle lui enseignent à considérer comme le gouvernement néces¬ saire.

Le livre de M. de Fiers a un droit bien légitime à la confiance de ses lecteurs. On ne trouvera pas là un panégyrique lyriquement lau¬ datif ; ce n’est même pas un panégyrique. M. de Fiers se contente d’un récit bien fait ; il ne s’évertue pas à former le jugement du public par tel ou tel genre d’apologie. Il est toujours difficile de parler aux princes sans la bassesse du flatteur ou l’impertinence du fron¬ deur. Mais il n’est pas moins difficile de parler d’eux. M. de Fiers le sait et il a observé la mesure. On sent bien dans son livre le cœur d’un ami, non pas l’esprit d’un courtisan.

Le métier de prince est devenu singulièrement pénible dans ce dix- neuvième siècle, où la Monarchie, pour imposer son empire à des partis qui ont été les acteurs ou les témoins de tant de révolutions, ne peut plus guère compter que sur le prix de ses services. Combien délicate surtout et combien ardue la tâche du prince qui ne règne pas,

4 Le Comte de Paris, par le marquis de Fiers ; ouvrage orné de huit por¬ traits et d’un fac-similé d’autographe. — Perrin, et C e, libraires-éditeurs, 25, quai des Grands-Augustius.


LE COMTE DE PARIS


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qui y prétend, s’y prépare, et qui, tout en restant prince, doit être le chef de son parti ! Commander en roi et pourtant ne pas tenir le sceptre ; bien voir, à travers la perspective de l’exil ; prêter l’oreille à toutes les voix du pays et bien discerner ce qu’elles disent ; ne se départir jamais de sa fonction héréditaire et remplir tout son devoir, dans l’attente d’un avenir plus ou moins incertain, parmi les doutes des uns, les avis variables des autres, les reproches ou même les outrages ; méditer sur tous les changements qui s’opèrent ; modiGer sans cesse son action, en persistant dans son dessein ; être toujours prêt ; cons¬ pirer avec la fortune de son pays, sans oublier, dans aucun cas, qu’on a la destinée de sa patrie, le sort de la société à sauvegarder : certes, l’œuvre est rude et elle veut beaucoup d’industrie avec beaucoup de courage ; mais on peut afürmer que M. le comte de Paris est parti¬ culièrement apte, par toutes ses qualités, à cette besogne royale et qu’elle n’a pas d’obligations dont il ne soit scrupuleux.

M. le comte de Paris est le Gis de ce duc d’Orléans qui était si intelligent et si brave, si affable, si cordial, et de cette princesse Hélène si studieuse de ses devoirs, si noblement éprise du bien, si ardente sous son calme apparent, si simple et si douce dans sa gra¬ vité. Il est le Gis de ces deux êtres supérieurement doués, qui s’ai¬ mèrent tant et qui aimèrent la France avec tant de passion. Il sufGrait presque de ces quelques lignes pour un portrait de M. le comte de Paris.

Il mêle, il unit en soi des mérites qui se concilient mal ou qui même se contrarient souvent : l’élévation de l’âme et le sens pratique. Il a la droiture et l’adresse ; il ne trompe personne et ne veut pas qu’on le le leurre ; il ne se rebute, dans aucune espèce d’embarras ; il sait tourner un obstacle aussi bien que temporiser. Il possède, de plus, ces deux ver¬ tus politiques qui sont aujourd’hui rares parmi nous, mais qui ne furent étrangères ni aux grands princes de sa race ni à leurs grands minis¬ tres : la prévoyance qui regarde bien au loin, dans la suite des faits, et qui ne se laisse pas aveugler par cette poussière que soulèvent les évènements quotidiens ; la patience qui est énergique et qui, sûre que rien de considérable et de durable ne S’accomplit en un jour, travaille chaque jour, quelle que soit la fatigue ou la déception de la journée.

M. le comte de Paris est clairvoyant, entre tous. Il écoute les conseils, il supporte la contradiction ; il discute volontiers et non sans vivacité, parce qu’il a beaucoup de dialectique et qu’il est jaloux de convaincre. Il cherche de bonne foi la vérité, il revient d’une erreur, il cède à un argument juste. Mais, s’il est facile à persuader ou à dissuader dans les questions ordinaires, il est inüexible dans les résolutions majeures qu’il a cru devoir prendre ; et son extrême perspi¬ cacité sert bien sa fermeté. Quelqu’un de son entourage, étonné que


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l’expérience donnât presque toujours raison à M. le comte de Paris, s’écriait naguère, en souriant : « Je n’oserai plus soutenir mon opinion contre lui ; il a trop souvent l’expérience en sa faveur !… J’ai peur qu’il ne commence à être infaillible et je le regretterai ; ma franchise n’aura plus rien à faire avec lui… »

Si, par excellence, M. le comte de Paris est un politique, c’est toutefois un politique qui ne met pas uniquement sa confiance dans l’habileté : il a la foi du devoir, et cette foi règle sa vie. Il inter¬ roge sa conscience, il lui obéit, et rien ne l’en détourne. Ni, en 1873, quand il va saluer à Frohsdorff, dans la personne de M. le comte de Chambord, le chef de la Maison de France ; ni, en 1883, quand il réclame sa place et revendique son droit derrière le cercueil de M. le comte de Chambord, et quand, rentrant en France, il prend devant la République et le monde le nom qui marquera un jour son règne ; ni, en 1886, quand on le menace dans ses foyers et qu’on lui montre la route douloureuse de l’exil ; ni, en 1887, quand il énonce dans ses « Instructions » le loyal programme de son futur gouver¬ nement.

On ne l’approche pas sans l’estimer et sans l’aimer ; on ne le connaît pas sans s’attacher à lui. Il inspire par son caractère le respect, de près comme de loin, dans sa famille comme parmi ses serviteurs. Il inspire aussi cet autre respect qui est celui de l’admiration. II faut entendre le duc de Nemours louer sa haute raison, la rectitude de son jugement ; le duc d’Aumale vanter toute sa grandeur morale ; le prince de Joinville célébrer sa bravoure militaire, cette intrépidité avec laquelle, sur les champs de bataille de la guerre de Sécession, il était si insouciant du danger qu’il en paraissait presque inconscient !

Nous n’avons pas l’orgueilleuse prétention de prophétiser. Mais nous croyons que tant de mérites ne seront pas perdus pour la France ^t que la Monarchie, le jour où la France la rétablira, trouvera dans M. le comte de Paris le roi qu’il lui faut en ce siècle, comme elle l’a trouvé aux époques les plus diverses de son histoire.

Oui, quelle que puisse et doive être la Monarchie nouvelle, elle aura en lui un prince honnête et^uste ; qui témoignera au peuple une sollicitude sincère autant qu’intelligente ; qui veut relever devant la nation l’autorité du gouvernement comme devant l’Europe la dignité de la patrie ; qui sera fier et inébranlable, en face des partis révo¬ lutionnaires ; qui ne s’effraye pas des mots et des fantômes* qui, sage¬ ment, harmonisera la royauté, dont il garde le principe traditionnel, avec tous les besoins de son temps, de son pays, et qui, sur le trône, sera vraiment, selon sa promesse, « le premier serviteur de la France. i>

Louis Joubert.


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Les livres (Tétrennes ont fait leur apparition. S’il était permis d’augurer de ceux qui vont suivre par le premier qui nous vient, la moisson serait, cette année, belle et bonne. Le titre qu’il porte : la Vertu en France et le nom de M. Maxime Du Camp dont il est signé 4 lui assurent, en tout cas, un grand et particulier intérêt. L’au¬ teur en parle avec trop de modestie, quand il le présente au public comme une suite à l’humble et populaire volume de la Morale en action ; c’est un choix patriotique de beaux exemples empruntés à notre pays et h notre siècle et qui vient bien à son heure, en ce moment où les mœurs que nous a faites la République prêtent tant à la calomnie et seraient presque de nature à nous mettre en doute de nous-mêmes. Il y a ici en effet mieux que des leçons de morale, comme en offrent plus ou moins toutes les histoires ; il y a une revendication, pour la France actuelle, des grandes qua¬ lités qu’on lui reconnaissait naguère encore. « Je me suis demandé, nous dit l’auteur, après nous avoir raconté comment, étant petit garçon, il avait lu et relu la Morale en action, où les exemples de vertu sont pris à peu près partout, je me suis demandé si notre his¬ toire contemporaine, c’est-à-dire celle qui commence avec le siècle et se prolonge jusqu’à nos jours, n’offrirait pas une suite de récits propres à démontrer que notre époque, trop décriée, n’est point inférieure aux époques passées, et s’il ne serait pas possible d’y récolter une série de faits analogues à ceux que l’on a jadis offerts à notre admiration ».

Nul n’était mieux que M. Maxime Du Camp, par la nature des études auxquelles il s’est consacré jusqu’ici, en position de faire un travail de ce genre. Son ardente sympathie pour le bien, ainsi que la haute impartialité dont il a partout fait preuve, répondait à l’a\ance de l’élévation d’esprit qu’il y apporterait.

La plume qui a écrit la Vertu en France n’est pas, sans doute, celle d’un catholique ; mais, s’il n’a pas nos convictions religieuses ainsi qu’il s’en est expliqué lui-même, non sans quelque regret, M. Du Camp partage toutes nos admirations, toutes nos prédilec¬ tions, et ne s’explique, comme nous, que par leur foi à une vie éter-

4 La Vertu en France, par Maxime Du Camp, de l’Académie française. I vol. grand in*8°, illustré de 15 gravures hors texte. Librairie Hachette^ 10 DÉCEMBRE 1887. 60


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nelle et à ses récompenses, les dévouements, les sacrifices, les abné¬ gations de la plupart de ceux dont il raconte les vertus surhumaines. À cet égard, il est net, explicite. Ainsi, dans la vie d’Anne Garden, au moment où il nous la montre jetée hors du foyer paternel, aban¬ donnée, en face de la solitude et sur le point de perdre courage, il n’hésite pas à déclarer que ce qui la soutint certainement, ce qui releva sa vaillance, « ce fut sa foi ; elle accepta, dit-il, comme une épreuve transitoire et terrestre le malheur qui s’abattait sur elle ; elle se redressa contre le sort mauvais, elle se jura d’avoir raison de l’infortune qui la poursuivait et se tint parole. »

Pareille explication^revient souvent sous la plume de M. Maxime Du Camp ; il n’en a pas d’autre notamment pour faire comprendre la vie de ces Sœurs de Saint-Vincent de Paul « qu’on rencontre partout où il y a des maux à soulager, auxquelles il n’est pas un genre de vertu qui ne soit familier, » et dont il ne parle ici qu’en général et presque en passant, <r parce que, s’écrie-t-il avec regret, il m’est impossible d’en choisir une sans être injuste envers toutes les autres. » De même à peu près pour les prêtres, et pour les mêmes raisons évidemment. Les classes moyennes, le peuple des villes et des campagnes, les domestiques, les esclaves de nos anciennes colonies, ont presque exclusivement fourni à M. Maxime Du Camp les exemples de vertu qu’il s’est fait un devoir de signaler, ou plutôt de rappeler à notre mémoire, plus oublieuse du bien que du mal ; car tous les traits qu’il rapporte, tous les actes de sacrifice, de dévouement, d’immolation dont il retrace le tableau ont été révélés déjà. C’est dans les rap¬ ports de l’Académie pour la distribution des prix Monthyon qu’il en a recueilli les principaux renseignements* Le récit qu’il en fait, corn*- piété, sur plusieurs points, par des communications particulières, est vif, chaud et souvent d’une émotion communicative. Ces pages pure¬ ment narratives, comme le commandait le sujet, ne laissent pas d’être relevées ça et là par de fines remarques sur les mœurs et l’esprit de notre temps, et certains coups de verge dont, sur vingt, comme le père de l’intimé, le gouvernement d’aujourd’hui en embourse bien dix-neuf ».


Le livre de M. Maxime Ducamp, appartient encore, par la forme et le sujet, à l’ancienne tradition des livres d’étrennes, généralement narratifs, essentiellement moraux et destinés avant tout à la jeunesse. Nous avons changé cela ; on fait entrer aujourd’hui parmi les livres d’étrennes toutes sortes de publications à l’adresse des gens du monde et dont la valeur est parfois purement typographique. Le goût des illustrations a amené cette mode. Il n’est pas de grandes mai¬ sons de librairie qui, à côté des ouvrages écrits pour les jeunes gens


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et dans l’esprit d’autrefois, ne tiennent aussi à parer leur catalogue du jour de l’an d’ouvrages de grand luxe. Nous aurons à parler de quelques-uns de ces derniers ; mais nous donnerons la première place aux autres.

La maison Hachette en est particulièrement pourvue ; son catalogue offre, en ce genre, avec un grand nombre de nouveautés ingénieuses, la suite de plusieurs publications depuis longtemps déjà appréciées, et qui méritent toujours la faveur dont elles ont joui dès le premier jour, telles, entre autres, que le Journal de la jeunesse et le Tour du monde.

Le Tour du monde qui en est à son cinquante-quatrième volume, n’est pas d’une lecture moins intéressante, moins variée, moins instructive et ajoutons moins soignée dans sa partie pittoresque, qu’aux premiers jours de sa publication. Après tout ce qu’il nous a, depuis vingt ans, donné de détails sur les diverses parties de la terre, les continents et les îles, on s’étonne de ce qu’il a toujours de nou¬ veau et de curieux à nous montrer. Le volume de cette année est aussi remarquable, sous ces deux rapports, qu’aucun des précédents. Quelle contrée, par exemple, nous est plus inconnue et’ éveille plus d’intérêt aujourd’hui que ces régions de la haute Asie, l’Afghanistan, le Turkestan, le Beloutchistan, où la Russie s’avance tous les jours et pousse ses chemins de fer, au grand effroi de l’Inde anglaise ? C’est là que nous conduit d’abord le Tour du monde, à la suite d’une commission d’officiers russes, aux explorations et aux résultats de laquelle il nous fait assister. Tient, à côté, une autre exploration qui a plus d’intérêt encore,^u moins pour nous, celle delà Tunisie, faite, avec mission du gouvernement, par MM. Cognât et Saladin, un érudit et un artiste, qui ont habilement restitué le passé de ce pays plein d’avenir. Après quoi, c’est une visite aux châteaux favoris et quelque peu mystérieux du feu roi de Bavière, de fantaisiste et tragique mé¬ moire ; un voyage dans le Yucatan, le volage allié de la République mexicaine ; une longue communication des découvertes de M“ e Dieu- lafoy dans les ruines des vieux empires asiatiques ; un séjour en Laponie ; un pèlerinage patriotique en Alsace-Lorraine, pays char¬ mant, très peu visité, dont le tableau contribue à nous rendre plus cuisante la perte — momentanée, nous devons l’espérer ; enfin— et nous en omettons, — les primeurs de la relation que M. de Brazza prépare de ses conquêtes pacifique dans le Congo. On ne saurait ima¬ giner de lecture plus variée, plus instructive, et, grâce aux nom¬ breuses gravures semées dans le texte, plus attractive pour tous les âges.

Le Journal de la jeunesse est resté fidèle à ses traditions et ai


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gardé tout son intérêt. Outre des récits fictifs toujours pleins de moralité, nous y trouvons, sujr les arts, les sciences, la géographie, les découvertes modernes, des articles pleins d’actualité écrits surtout pour les enfants, mettant à leur portée des sujets parfois abstraits, ce qui, à nos yeux, leur donne une réelle valeur. C’est ainsi que, sous la forme de lettres, M. Rousselet continue d’initier ses jeunes lecteurs à la vie de nos grandes écoles de France ; il les conduit, celte année, à celle des Beaux-Arts et à l’École centrale. Nous avons trouvé, signé même nom, un charmant voyage de Vacances de Pâques dans la vieille Auvergne, qui mériterait bien d’être plus connue. M®* Barbé lait une remarquable série d’études sur les Tapisseries : tapisseries d’Occident, tapisseries de Bayeux, tapisseries des grands châteaux français. Ce travail neuf ne l’a pas empêchée de continuer ses courts et instructifs articles sur la botanique. Pendant que M rao Gustave Du¬ moulin ré\èle, sur la vie des animaux, des particularités curieuses et souvent étonnantes, M. Albert Lévy poursuit ses études sur la pho¬ tographie et l’électricité, dont l’application tend à se généraliser de plus en plus. 11 nous faudrait encore citer bien des noms et toucher à bien des choses pour pouvoir énumérer tous les sujets traités cette année par les collaborateurs du Journal de la jeunesse ; il est un nom pourtant que nous ne pouvons passer sous silence ; ce sont les nouveaux récits que M. Maxime du Camp continue de publier sous ce titre : la Vertu en France ; ils constituent un trop bon avoir pour que nous ne les mentionnons point ici.


Nous n’avons fait que mentionner, dans le Journal de la jeunesse, ses récits fictifs, ses histoires instructives, ingénieuses et morales qui en font un des principaux attraits, parce que, comme les autres années, elles en ont été détachées et publiées en volumes séparés dans la Bibliothèque blanche t riche source d’étrennes pour les grands et les grandes, comme on dit au pensionnat.

En première ligne, parmi les volumes dont cette bibliothèque vient de s’augmenter se place, selon nous, celui qui a pour titre : Capi¬ taine 4 .

Le capitaine dont M me de Nanteuil, une débutante, ce nous semble — on ne le dirait pas, — nous apprend ici les belles actions, n’a jamais porté la double épaulette et l’épée, ni commandé à une compagnie quelconque. Ce nom de Capitaine est celui d’un bon gros terre-neuve, le type le plus sympathique de la race canine, intrépide, doux, cares¬ sant, sans rancune et d’une inébranlable fidélité. Laissé tout jeune et malade sur le sable de la mer par un bâtiment étranger, il avait été

% * Capitaine, par M m ® de Nanteuil. 1 vol. in-8° avec 76 gravures.


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arraché à une mort certaine par un petit pécheur normand, fils d’une pauvre veuve, au moment où les gamms du village allaient le noyer, craignant qu’il ne fût enragé. Guéri, grâce aux soins de son sauveur, l’excellent animal s’attacha pour toujours à lui et aux siens, et le sauva à son tour, au péril de sa vie, en maintes occasions où il montra autant d’intelligence et plus de dévouement que ne l’eussent fait, en pareil cas, bien des hommes. L’auteur a raconté ces divers épisodes d’une plume facile et souvent émue, mais ce n’est pas seule¬ ment, on l’en soupçonne bien, le beau rôle du terre-neuve qui fait l’intérêt de son récit. Sans doute, même dans ces limites, cet intérêt serait réel, mais un peu enfantin. Ce qui l’élève, c’est la place qu’y ont les gens, ces populations maritimes exposées à tant de périls et si souvent victimes du terrible élément dans la familiarité duquel elles vivent. M me de Nanteuil nous les montre au milieu des joies et des peines de leur rude existence, et en parle en personne qui les connaît, les aime et sait les faire aimer.

Pour les volumes qui suivent, le nom de leurs auteurs est, par lui- même, une recommandation. Les clients de la Bibliothèque blanche les connaissent tous et savent d’avance le genre de plaisir que chacun leur promet. Le nom de M. Girardin et le titre que porte son nou¬ veau volume : le Second violon f fait pressentir une de ces épopées d’enfants parisiens qu’il raconte si bien et où il peint avec tant de vérité et de charme la vie de travail de ceux qui parviennent, pour la plupart envers et contre le sort qui leur est fait par leur origine ou les conditions d’existence de leurs familles : vrais héros de la société moderne et d’autant plus admirables et plus sympathiques, qu’ils n’ont pas généralement conscience du courage qu’ils ont déployé. Ce n’est pas au collège ni à l’école que l’auteur est allé, cette fois, prendre l’enfant dont il s’est fait l’historien, mais dans la loge d’un concierge, cordonnier de son état, personnage bavard, solennel et autoritaire, père de trois fils dont il a fixé la vocation, décidant que l’aîné serait commis de magasin, le second peintre en bâtiment et le dernier musicien, parce que lui-même s’était cru appelé par la nature à cette carrière qu’il n’a pu suivre, bien que, en témoignage de ses disposi¬ tions natives, il quitte souvent le tire-pied pour râcler du violon. Comment le pauvre enfant, qui ne se sentait point particulièrement appelé à manier l’archet et dont la santé se serait mieux trouvée d’un autre exercice, se contraint par la volonté despotique de son père à cultiver le Stradivarius ; comment, par sa docile persévérance, par le renoncement à d’innocents plaisirs vers lesquels il se sentait porté, il arriva de bonne heure à une remarquable habileté, gagna l’intérêt des grands professeurs, obtint le premier second prix au Conserva¬ toire et l’emploi de second violon à l’Opéra ; comment enfin il se


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maria, fut bon époux, bon père, bon garde national : voilà ce que M. Girardin raconte avee la finesse d’observation, la sensibilité vraie et la malice sonnante qui distinguent ses précédents récits.

Les récits qne contient le nouveau volume deM. de Witt ont droit aux mêmes éloges que les précédents ; on y retrouve l’esprit grave, le goût austère et le remarquable talent narratif de la fille de M. Guizot. Ces récits, qui portent le titre général de Scène3 historiques, sont au nombre de trois : un Patriote au XIV* siècle, — les Héroïnes de Harlem, — une Heureuse femme. Le premier est pris dans notre histoire, aux malheureux jours du règne de Charles VI. Les principaux personnages, roi, reine, princes et grands seigneurs, poursuivent chacun un but d’ambition particulier, aux dépens du royaume, auquel personne ne s’intéresse, à l’exception d’un bourgeois de Paris, dont le nom n’est guère connu que des érudits, Juvénal des Ursino, avocat au parlement, père du chroniqueur de ce nom. Lui seul prend eu pitié le sort de la France et de son malheureux roi, qu’il soustrait aux mains du duc de Bourgogne, qui s’apprêtait à l’enlever pour régner sous son nom. G*est cette lutte patriotique entre le représentant de la bourgeoisie parisienne et la haute aristocratie que de Witt a entrepris de peindre et dont, avec un peu d’exagération peut-être dans la couleur, elle a bien rendu la physionomie. La peinture du patriotisme flamand est le sujet du second récit ; M m * de Witt a voulu y faire revivre et nous mettre sous les yeux la résistance célèbre que les femmes de Harlem, plus persévérantes et plus viriles que leurs époux, et que le prince d’Orauge lui-même, qui les abandonna, opposèrent, en 1573, à l’attaque obstinée des Espagnols. Un portrait authentique de dame Kanan, qui anima et soutint jusqu’à épuisement complet le courage de ses com¬ patriotes, couronne dignement ces dramatiques pages. Quant à celles qui terminent le volume, elles ne sont que l’histoire cent fois racontée du dévouement de M 01 * de Lavalette, mais n’en sont pas moins émouvantes.

Le volume de M 11 * Zénaïde Fleuriot : Au Gaîadoc, est la suite de celui que l’auteur a publié l’an dernier et qui avait pour titre : le Clan des têtes chaudes. C’est dire qu’il est vivement attendu par le petit monde dont le précédent a éveillé la curiosité.


Parmi les livres d’étrennes de la maison Marne 4, dont la réputation pour les ouvrages d’éducation est depuis longtemps faite, il y en a un, cette année, qui est l’expression d’un de nos sentiments les plus vifs et les plus légitimes. Nos gloires militaires par M. de Lonlay, tel en est le titre. Point de vulgaire chauvinisme ici. Pas de fanfaronnade ;


1 Hue Bonaparte, 57,


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rien dans le ton de la Ligue des patriotes. On ne sent partout, dans ces pages, très animées cependant, que la conscience réfléchie de nos qualités guerrières. C’est une suite de récits ou de tableaux des grands combats que nous avons livrés et dont nous sommes sortis victorieux, depuis la bataille de Bouvines, dont avait ouï parler Gambetta, qui la prenait pour une défaite, jusqu’à celles d’Inkermann et de Solférino, sans plus de préférence pour celles de la royauté que pour celles de la première république, du premier et du second empire. Nulle trace d’esprit politique, point de considérations ni d’épilogues ; l’auteur se borne à raconter, ou plutôt, par une fiction ingénieuse, à faire raconter les faits par un des acteurs qui y ont figuré. Ainsi c’est un milicien des communes appelées pour la première fois par Philippe-Auguste à marcher avec les barons, qui fait le récit de la bataille de Bouvines, et un officier des tirailleurs algériens qui raconte le combat d’Inkermann. À cet artifice littéraire parfois très réussi, M. de Lonlay, qui sait dessiner comme écrire, a joint, en les interca¬ lant dans sa narration, des croquis qui en reproduisent, pour les yeux, les scènes et les épisodes les plus célèbres. Ces esquisses où sont soigneusement figurés, d’après les monuments, les armes, les cos¬ tumes, les moyens d’attaque et de défense militaires de chaque époque, forment une sorte de musée historique qui, en augmentant l’agrément du volume, y ajoute, pour les jeunes lecteurs auxquels il s’adresse, une nouvelle et réelle valeur.

À côté de Nos gloires militaires, et dans le même beau format, la maison Marne publie un autre ouvrage plus largement illustré encore et qui frappera par la nouveauté et l’intérêt du sujet 1 . C’est, en quelque sorte, la physiologie de la terre que nous habitons. Les géo¬ graphes en ont étudié le dehors, et les géologues le dedans ; mais on n’a pas cherché encore, au moins que nous sachions, à montrer quels liens unissent entre eux les phénomènes qui se passent à sa surface et dans son sein ; on n’a pas dit comment fonctionnent les éléments dont elle se compose, de quelle façon elle vit enfin. Le globe terrestre est un organisme en effet, qui se maintient et se renouvelle, où il y a circulation de chaleur et d’humidité, ainsi que dans le corps des êtres animés qui l’habitent. Ce n’est pas cette circulation dans son ensemble que l’auteur s’est proposé de décrire ; des courants de la chaleur et de l’air, il ne parle qu’accessoirement. La circulation des eaux, voilà l’objet spécial de son travail. Comme l’a dit Mgr Rendu, dont les paroles sont le point de départ de M. Paul Bory, « l’eau circule de l’Océan dans les airs, des airs sur la terre et de la terre dans les mers. Tous les fleuves entrent dans la mer, qui n’en regorgent


Les Arlèrts du globe, par M. Paul Bory. i vol in-4°.


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jamais. Les fleuves retournent aux mêmes lieux d’où ils étaient sortis, pour couler encore, dit l’Ecclésiaste ».

Les voies que suivent les eaux sont à la fois dans les airs, à l’inté¬ rieur du globe et à sa surface. Il y aurait un vif intérêt à les suivre dans les unes et dans les autres, et M. Paul Bory a, ce nous semble, l’intention de le faire un jour. Pour le moment, c’est dans leur chemi¬ nement à l’extérieur qu’il se renferme, dans le rôle qu’elles y jouent, les effets qu’elles produisent. « Comme les artères transportent dans tout notre individu les molécules que font la richesse de notre sang et les matières qui accroissent notre chair, les.fleuves, dit-il, trans¬ portent par toute la terre le limon qui rend les eaux fertilisantes et les atomes minéraux qui bâtissent les terres destinées à nos des¬ cendants. »

Considérés sous cet aspect d’agents supérieurs de la grande circu¬ lation, les fleuves offrent un champ d’études très curieux, véritablement neuf et d’une grande étendue. L’auteur aurait pu, sans remplissage, dépasser les quatre cents pages dans lesquelles il s’est renfermé. Il étudie les fleuves dès leur origine géologique, remontant â leurs sources diverses et aux causes qui les produisent ; il les suit dans leur marche, tantôt vagabonde, tantôt tranquille et lente, en examinant les condi¬ tions variées de leur existence, et en appréciant au passage le bien et le mal qu’ils occasionnent sur leur parcours. Puis il les va chercher jusque dans les entrailles du globe où ils se dérobent ou ne se mani¬ festent que par de mystérieux et généralement salutaires jaillisse¬ ments. De leur rôle physique, M. Bory passe au rôle social des cours d’eaux, grands et petits, à l’influence qu’ils ont eue dans le passé sur la race humaine, et à celle qu’ils ont encore sur les divers genres d’existence des populations. Des cartes, des plans, des vues, des figures de toutes sortes, étaient nécessaires à son travail : les éditeurs y ont largement et, dans plusieurs endroits, brillamment pourvu. Ajoutons, — ce qui ne lui ôte rien de sa valeur scientiGque, — qu’une pensée chrétienne règne dans tout l’ouvrage.

La place nous manque aujourd’hui pour parler, comme nous aime¬ rions à le faire, de la Nouvelle bibliothèque illustrée, que publient les mêmes éditeurs. Nous en avons entre les mains plusieurs volumes, dont chacun forme un ouvrage à part. Ces ouvrages sont des lectures de délassement moral ; la fiction en fait généralement le fonds, mais elle n’a rien du roman ; la peinture des mœurs du temps y a sans doute sa place, avec ses ridicules et ses désordres, mais, quoique sincère, cette peinture est prudente et discrète ; elle ne montre du mal que ce qui suffit à le faire haïr et en détourner. En revanche, il y a un peu d’exagération peut-être dans la peinture du bien, qui n’est pas, en général, aussi commun et aussi grand qu’on le fait dans ces récits.


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L’excès, de ce côté, n’a pas du moins l’inconvénient qu’il pourrait avoir de l’autre. Quoique tombant un peu sous cette critique, les deux volumes de Germaine de Nanteuil et Une jonchée de fleurs, n’en seront pas moins lus avec agrément et profit.

Un ouvrage que nous voyons avec plaisir en tête de cette collection, c’est Fabiola, le savant et vivant tableau de l’Église à Rome, au qua¬ trième siècle. L’éloge n’en est plus à faire. La traduction que nous avons ici est non seulement nouvelle et excellente, mais elle est accompagnée de beaucoup de notes nécessaires pour la complète intel¬ ligence du texte, et de figures, pour la plupart archéologiques, qui en sont, de leur côté, un précieux commentaire.

Le premier des livres d’étrennes de la maison Plon est un volume choisi par les religieux français de l’ordre de saint François d’Assises pour être offert au Souverain Pontife Léon XIII, lors des fêtes de son jubilé sacerdotal. Il est indigne, en son genre, de figurer parmi les œuvres d’art destinées à cette grande manifestation catholique et dont Paris a pu, récemment, se faire une idée. C’est, en lui-même, un spécimen distingué de la typographie parisienne. Il témoigne de beau¬ coup de goût dans le choix du format, du caractère et de l’ornemen¬ tation, qui est partout en harmonie parfaite avec le sujet. Ce sujet est la vie d’une sainte assez peu connue chez nous, il est vrai, mais qui est en grande vénération chez les Italiens, que l’on invoque encore aujourd’hui avec foi dans toute la Toscane et à laquelle on vient d’élever, dans son pays natal, une nouvelle et gracieuse église. Sainte Marguerite de Corlone, tel est son nom, et tel est aussi le titre du volume dont nous parlons. Du texte, dont le P. de Chérancé, un savant capucin, est l’auteur, nous ne saurions parler avec compétence et ce n’en est pas d’ailleurs ici le lieu ; bornons-nous à dire qu’il accuse beaucoup d’érudition et que le style a toutes les qualités traditionnelles du genre auquel appartient l’ouvrage. À ce spécial mérite littéraire, ce volume joint celui d’être une charmante et précieuse galerie artis¬ tique, où le burin, l’héliogravure et l’aquarelle font passer sous nos yeux tout ce que, depuis cinq siècles, les habitants de Cortoue ont demandé le concours des architectes, des peintres, des sculpteurs les plus en renom pour exprimer leur piété envers leur sainte compa¬ triote. Il y a là des œuvres de valeur dont la plupart sont à peine connus, venant des grands maîtres ou de leurs disciples : des tableaux de Giunta Pisano, des fresques de Lorenzetti, des bas-reliefs de Jean de Pise, le tout habilement distribué dans le volume, hors texte, en frises, en cul-de-lampe, de manière à en faire à la fois un bon livre d’histoire religieuse et un bel album archéologique.


P. Douhàire.


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LIBRAIRIE JOUAUST ET SIGAUX

La direction intelligente et avisée qui préside aux destinées de cette maison, celle qui représente au plus haut degré l’initiative et le goût français dans l’art de l’imprimerie et de la librairie, poursuit avec une persévérance et une méthode exemplaires cette œuvre multiple qui compte autant de séries que la bibliothèque du curieux, du lettré, du dilettante en fait de livres, compte de rayons. M. Jonaust n’est pas seulement un des maîtres de sa noble et belle industrie par l’expérience, par le goût, par son esprit de renouvellement et de pro¬ grès concilié avec le respect des traditions, il l’est aussi par cet ensemble de connaissances littéraires et cette sagacité critique qui lui permettent de s’associer intimement aux travaux de ses collaborateurs et d’être pour eux un conseiller aussi sûr qu’éclairé.

Tous les imprimeurs du seizième, du dix-septième et du dix-hui¬ tième siècles ont été de grands lettrés. M. Jouaust est Lien le digne successeur et héritier de ces grands ancêtres qui, des Estienne aux Didot, ont réuni la science et l’expérience et ont été les précurseurs, les initiateurs, les éducateurs de la génération d’imprimeurs et d’édi¬ teurs qui leur a été contemporaine.

Cette année, les embarras du double déménagement de l’imprimerie et de la librairie des Bibliophiles, qui ont été transférées rue de Lille, ont un peu retardé la publication de quelques nouveautés annoncées dans certaines séries : le Recueil de s fabliaux, le Cabinet de Vé¬ nerie, la Nouvelle collection moliéresque . Mais la Nouvelle biblio¬ thèque classiquey les Petits classiques, les Petits chefs-d’œuvre, les Curiosités historiques et littéraires, la Bibliothèque des mé¬ moires, création heureuse de cette année, sont en travail de ruche bourdonnante, mais non frelonnante. Le public laborieux y récoltera bientôt la cire et le miel des plus savoureux et des plus parfumés butins. Le Discours sur la méthode de Descartes, éclairé et expliqué par M. Jean Larroque, le Discours sur les duels, de Brantôme, avec une piquante préface d’Henri de Pêne, les Mémoires de Vabbé de Choisy, les Œuvres choisies du prince de Ligne, ont paru ou vont paraître. Et la Petite bibliothèque française, collection de petits romans, écrin de nouvelles dues à l’élite de nos auteurs, est en plein épanouissement. M. Jean Sigaux, l’associé de M. Jouaust, qui est comme lui un lettré, un écrivain, et qui vient d’ajouter au succès dramatique de sa comédie des Chimères le succès littéraire de sa nouvelle : le Paysan, a continué cette collection brillamment inaugurée par lui ip&r Abeille, de M. Ferdinand Fabre. Nous arrivons aux séries destinées aux amateurs des livres de haut goût, de luxe artistique, qui sont des modèles de correction typographique, des bijoux d’illus¬ tration, et nous en parlerons avec la probité critique dont de tels livres méritent l’hommage, indiquant, pour tout éloge, comment et pourquoi ils se louent eux-mêmes.


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Le Livre d’or du salon de peinture constitue le répertoire, le musée annuel des œuvres dont l’image est digne de la durée que lui assurent les maîtres de l’eau-forte. On aura du plaisir à retrouver au premier appel, en prenant dans sa bibliothèque chaque volume de oe beau recueil, l’impression fugitive du premier jour, en présence de ces tableaux, de ces statues, dispersés aujourd’hui dans la promiscuité banale des galeries publiques ou dans le mystère jaloux des collections privées. Les anciens abonnés, toujours fidèles, et les nouveaux abonnés, qui ne le seront pas moins, reverrons là, comme dans un miroir fidèle, les vrais succès de cette année : le Soir de la vie, de Besnard ; la Cléopâtre, de Cabanel ; les Vainqueurs de Salamine, de Cormon, récompensés de la médaille d’honneur ; le Pardon, de Ü 0 gnan-Bou- veret ; un Moulage sur nature, de Dantan ; la Famille de Chats, de Lambert ; la Fenaison, de Lhermilte ; la Bataille de Reischoffen, de Morot ; le Bréviaire, de Muenier ; la Curée, de Rochegrosse ; la Guerre, de Roll ; le Soir d’automne, de M. Saintin ; et dans la sculpture : le Gorille, de Frémiet, qui a obtenu la médaille d’hon¬ neur ; la Douleur d’Orphée, de Verlet, prix du Salon.

Yoici le digne pendant des Aventures merveilleuses de Fortu - natus, dans une série qui n’a pas encore de nom, mais qui pourrait être appelée la série fantastique. Hoffmann et Edgar Poé auront sans doute bientôt leur tour dans ce défilé des historiens de oe qui n’a pas d’histoire, des savants de l’énigme, des raffinés du mystère, des poêles du merveilleux, des romanciers du rêve, des géographes de l’invisible, des philosophes de la féerie, des moralistes du cauchemar, des enchanteurs souriants de l’enfance, des pâles chercheurs de chi¬ mères ou des mornes désabusés de toutes les ivresses qui caressent, qui chatouillent ou qui pincent, et qui mordent les cordes de l’imagi¬ nation et de la sensibilité, qui exploitent par leurs généreuses fictions ou leurs inventions amères, au profit de leur bonté ou de leur malignité, l’inépuisable fond de la curiosité, de la crédulité, de la ma¬ lice ou de la bêtise humaine. Naturellement JM. Jouaust a commencé par les chefs-d’œuvre de cette matière romantique, par les récits de6 précurseurs, des initiateurs, les fictions typiques, mythiques, jsa série du surnaturel. Aux Aventures de Fortunatus, suooès de l’année dernière, vient se joindre, cette année, le fameux conte d’Àdelbetft dB Chamisso : Pierre Schlémihl ou l’Homme qui a perdu son ombre. C’est M. Henri Fouquier qui nous avait si joliment et si spirituelle¬ ment introduit dans la pensée de l’auteur du Fortunatus, et si agréa¬ blement promené à travers les méandres de ces histoires merveilleuses, aux moralités énigmatiques faites pour flatter d’iune épigfcamme, peut- être plus que pour enrichird’une leçon la sagesse populaire ; c’est M. Henri Fouquier qui, pour notre plaisir et notre profit, a accepté encore la mission de nous donner sur Pierre Schlémihl, son auteur et son but quelques explications indispensables.

Avec finesse et bonne grâce M. Henri Fouquier a très bien démêlé, selon nous, l’écheveau à dessein embrouillé du symbolisme, comme


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on dit Outre-Rhin ou plus simplement de la moralité cachée dans le conte d’Adelbert de Chamisso. Il a tiré grand et juste parti du signale¬ ment moral et social de l’auteur. C’est, en effet, presque toujours par l’auteur que l’œuvre s’explique. Or, l’auteur est un Français devenu Allemand. Adelbert de Chamisso, dont la famille, croyons-nous, est encore représentée en France, est un gentilhomme champenois dont la vie a été singulièrement accidentée au début avant d’être tranquille¬ ment, confortablement assise dans une sorte de canonicat scientifique. Il a d’abord couru avec sa famille les mauvaises fortunes de l’émigration ; il a été d’abord officier de la coalition mais gardant comme plus d’un autre, même sous le harnais ennemi, l’amour et le regret de son pays. Dégoûté de ce harnais allemand il rentre en France, devient professeur de l’Université napoléonienne, se dégoûte aussi vite de cette livrée et de cette servitude que de l’autre, repasse en Allemagne, emploie son acti¬ vité, lasse de l’armée et de l’école, à des explorations scientifiques et lointaines et écrit en allemand en 1814 ce conte qu’il traduit lui-même en français, en 1839, étant bibliothécaire et conservateur de musée au service de la Prusse. De tout cela il résulte d’abord que Chamisso, que nous n’envisageons ici que sous une face de sa physionomie multiple, car il fut aussi un savant et un poète éminent, est non un imitateur, mais un précurseur d’Hoffmann ; que son fantastique est un fantastique particulier, nouveau, qui anime par la légèreté et la clarté et un peu aussi par la philosophie de Voltaire et de Cazotte des combinaisons d’une allure scientifique et mathématique à l’Edgar Poë et à la Jules Verne. Son diable, son tentateur qui dispose de tous les instruments, de tous les talismans de la magie antique et moderne, est un diable en habit gris, un diable bon enfant, beaucoup moins sec et moins dur que Méphisto, qui se laisse tromper, qui se laisse battre, qui ne se venge des refus de signer le contrat final, qu’en condamnant celui auquel il a donné la bourse de Fortunatus, aux enjambées gigantesques et au vagabondage perpétuel des bottes de sept lieues. Le récit, très précis et très amusant dans la première partie par son ton de pince sans rire et son ironie sentimentale, se relâche dans la seconde partie tout en laissant apparaître à nos yeux deux figures sans grand relief, mais d’une poésie bourgeoise intéressante, la figure de Bendel, le serviteur fidèle et celle de Mina, la fiancée plus fidèle de souvenir que de fait, victime touchante et résignée de l’égoïsme paternel et de la sagesse vulgaire. En somme, ce qui a fait la fortune du récit, ce par quoi, bien qu’ayant vieilli sur plus d’un point autant et plus que le Werther, il a gardé sa vogue, c’est cette idée originale du diable épris de l’ombre de Pierre Schlémihl et la lui achetant et la découpant sur le gazon et la mettant dans sa poche, et des mésaventures de Pierre, échouant partout et en tout, faute de cet appendice, de cet accompagnement qu’on n’aurait jamais cru si nécessaire, de son ombre. Que figure, que signifie ce malheur terrible et ridicule à la fois pour un homme plus riche que personne, de n’avoir pas d’ombre comme tout le monde ? On a beaucoup discuté sur cette moralité. Cela veut-il dire qu’il ne sert de


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rien d’avoir la réalité des choses, si on n’en a pas l’apparence ? Gela veut-il dire que l’on a beau être riche, que l’on n’est pas impunément ridicule ? Gela veut-il dire, comme le pense M. Fouquier, qu’il est bien malheureux d’être privé de sa patrie et que l’émigré, destitué d’une patrie, est aussi à plaindre que le Pierre Schlemihl, dépouillé de son ombre ? L’auteur, assailli de questions, a pris ce parti ; étant devenu Prussien, en vertu d’un contrat peut-être plus d’une fois regretté, de ne pas s’expliquer clairement sur ses intentions, et de dissimuler ses nostalgies sous les voiles ironiques d’une dissertation physique sur les yeux de la lumière et de l’ombre. Au fond, il n’a peut-être pensé à rien de tout cela, à rien qu’à écrire à l’allemande un récit conté à la française avec un heureux mélange de fantaisie, de bon sens, de l’ironie qu’inspirent les choses et de la mélancolie qu’inspirent les hommes, quand on les observe philosophiquement. Sans avoir la finesse et le mordant des dessins d’E. de Beaumont, les dessins de Myrbach sont très curieux, très amusants au point de vue du costume, toujours d’une allure exacte et d’une expression juste, et constituent un divertissment pour les yeux dans cette fête pour l’esprit. Sa Mina est peut-être un peu lourde, un peu étoffée. C’est une sœur de Char¬ lotte et de Dorothée dont l’ingénuité semble bien naïve et la mélan¬ colie bien grasse, à en juger par ses portraits. La faute en est à la gravure sur bois, qui, si finement qu’elle soit exécutée, ne peut avoir toujours la légèreté voulue. Peut-être aussi dans un récit qui a tant de malice et d’ironie, le crayon a-t-il voulu rivaliser avec la plume et avoir aussi ses ironies et ses malices.

Nous parlions tout à l’heure de la patrie toujours regrettée par Chamisso, Prussien malgré lui, et qui se dédommage souvent comme Henri Heine, en Prussien libéré. Quand on aime la patrie, on la veut libre, indépendante du joug étranger. Et cela fût-ce au prix de sa propre liberté et de sa vie même. C’est ainsi que Silvio Pellico, héros pacifique et martyr résigné et modeste de l’indépendance italienne, a passé sa jeunesse en prison et nous a laissé de son séjour dans les geôles autrichiennes un récit qui l’a rendu immortel. Ce qui carac¬ térise ce récit, c’est sa naïveté, son ingénuité, son absence de tout parti pris, de toute fanfaronnade, de toute rancune, à ce point que certains l’ont trouvé trop débonnaire, trop doux. Mais il est beau, il est bon d’être doux sous le joug et sous le fouet de la force. Il est beau, il est bon de s’incliner modestement devant la volonté di\ine, d’ennoblir et de purifier par les espérances et les sérénités de la foi, les souffrances du patriotisme. Silvio Pellico, qui est un brave homme et un bon chrétien, qui ne fait appel ni à la haine ni à la vengeance, qui pardonne à ses bourreaux, et ne demande à ses amis qu’un peu de pitié, qui garde toutes les tendresses de la charité au milieu d’épreuves faites pour exalter les vanités de l’égoïsme, est d’un exemple admirable comme homme ; et comme écrivain, en trempant avec sim¬ plicité pour écrire ses Priso ?is sa plume dans les larmes de ses re Q rets et le sang de ses blessures, il a composé un récit qui fait honneur à


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l’humanité et qui fait honneur à la littérature. La traduction nouvelle de M. F.Reynald est limpide et fidèle ; les dessins de Bramtot, gravés à l’eau forte par Toussaint sont dignes du sujet. Ils sont doux et fins, d’une animation tempérée et d’une expression tendrement éloquente, composés ingénieusement, colorés comme l’imagination de l’auteur par un chaud rayon de lumière italienne. Ce sont autant de petits tableaux, gravant dans l’esprit les principaux épisodes de cette histoire d’un prisonnier, où les petits événements ont la valeur des grands.

Entre Adelbert de Chamisso, ami du détail précis, de l’ironie discrète et de la malice latente, et le bon, le doux, l’honnête, le clément Silvio Pellico, se place avec sa figure de philosophe sceptique, matérialiste, fataliste, de dandy Voltairien, de peintre épris de la ligne et dédai¬ gneux de la couleur, ce conteur appelé Mérimée, qui fait penser plus que sentir, et qui grave plus qu’il ne peint, cherchant son effet et son succès dans l’impression profonde et brutale de la réalité. Une préface spirituelle et quelque peu paradoxale de Jules Lemailre, s’évertuant à découvrir un cœur à un écrivain qui ne se piqua jamais que des joies sans chaleur et des malices sans colère de l’esprit, ouvre ce curieux et superbe volume, nouveau trophée de la Bibliothèque artistique mo¬ derne, où les sept récits, les sept nouvelles caractéristiques de ce sec et élégant talent, jadis réunies dans la Mosaïque, sont illustrés de dessins, de sept artistes différents, gravés par sept graveurs différents. On y trouve et on ne peut s’empêcher d’y admirer Matteo Falcone Tamango,\e Vase étrusque, la Venusd’Ille, la Partie de tricdrao, les Ames du Purgatoire, la Vision de Charles XI, YEnlèvement de la redoute, le plus beau récit militaire qui soit. On y trouve des caractères en quelques lignes, des drames en quelques pages, des récits d’un art infini, sous les apparences d’un naturel implaoable, des chefs-d’œuvre enfin auxquels il ne manquerait rien, s’ils respiraient un peu plus l’amour et un peu moins le mépris des hommes.

M. de Lescure.


LIBRAIRIE HETZEL

BIBLIOTHÈQUE D’ÉDUCATION ET DE RÉCRÉATION’

La librairie aime le soin (amat libraria curam). Cette devise d’un ancien éditeur énonce une vérité qui ne saurait être contestée. Appli¬ cable sans doute à toutes les industries, elle l’est plus particulièrement à celle du livre, où elle implique nécessairement le goût qui fait de cette industrie un art véritable. Ici, le soin doit être incessant, et la minutie n’y est pas de trop. Il s’étend à tout, depuis la correction et la disposition des textes, et l’appropriation des ornements : estampes, têtes de pages, fleurons, jusqu’au choix des caractères, du format et du papier, en rapport avec la destination de l’ouvrage. C’est à la réu¬ nion de ces diverses qualités, à l’ensemble harmonieux qui en résulta


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que des volumes, d’ailleurs très simples d’aspect, doivent d’être auj¬ ourd’hui si recherchés, tandis que d’autres, d’apparence beaucoup plus luxueuse, mais où le soin a fait défaut en quelques points, sont dédaigneusement, et avec justice, laissés de côté. Aussi est-ce à bon droit qu’une célébrité, presque égale à celle des inventeurs de l’im¬ primerie, s’attache au nom d’éditeurs tels que les Estienne, les Elzévir, les Plantin.

Parmi les éditeurs modernes, il n’en est point qui ait pratiqué le soin à un degré si remarquable que le regretté fondateur de la maison Hetzel, dont la mémoire vient d’être honorée d’une si haute distinction par l’Académie française. Aucun non plus qui pût mieux maintenir cette tradition que son fils, son habile et consciencieux successeur, depuis longtemps son associé. Dans le nombre immense de livres qui portent leur nom et dont la production embrasse une période de plus d’un demi-siècle, tous, on le reconnaîtra, offrent l’empreinte de la même intime et scrupuleuse attention, unie au goût le plus sûr. À cet égard, les plus simples volumes de la Bibliothèque d’éducation et de récréation, ceux qui paraissent actuellement, comme les anciens, sont de niveau avec les ouvrages de luxe tels que les Animaux ’peints par eux-mémes, illustrés par Granville, et les Contes de Perrault y illustrés par Doré. L’éclosion de cette bibliothèque, il y a quelque vingt-cinq ans, a marqué, on peut le dire, une ère aussi bien dans la littérature que dans la librairie, celle des bons et beaux livres à l’usage de l’enfance et de la jeunesse. Jusque-là, sauf de rares exceptions, on n’attribuait à ces heureux âges que des pauvretés sans style, et d’où l’art et le soin étaient également absents. Ou bien on les remplaçait par des livres d’un sérieux rébar¬ batif, ce qui ne paraît pas beaucoup plus heureux. On eût voulu faire prendre la lecture et l’étude en grippe par ceux qu’on soumettait à un pareil régime intellectuel, qu’on n’aurait pu procéder plus adroi¬ tement. La morale elle-même, offerte sous une forme ennuyeuse ou même ridicule, n’avait guère à en bénéficier.

Aujourd’hui, il n’en est plus de même. On a fini par comprendre que ces jeunes esprits avaient droit à un meilleur partage, à des œuvres vraiment faites pour eux et qui, dans un langage approprié et sous une forme attrayante, fussent aptes à leur inspirer l’amour du bien et du beau. Et on s’y est mis. Le mouvement n’a pas tardé à s’étendre ; mais c’est Hetzel qui, à la fois comme écrivain, sous le nom de Stahl, et comme éditeur en son propre nom, en a été l’initiateur et qui en reste encore le plus ferme soutien. C’est, du reste, ce qu’il est superflu de répéter. Cette Bibliothèque d’éducation et de récréation, où sa pensée lui survit, ne comprend pas moins, à l’heure qu’il est, de 350 volumes et de 120 albums, les uns et les autres d’une exécution irré¬ prochable et qui sont l’œuvre d’écrivains et d’artistes émérites. Nous ne pouvons les désigner tous ; mais nous voyons, parmi les premiers, les noms de Victor Hugo, Laprade, Legouvé, Jules Sandeau, Jules Verne, P.-J. Stahl, Erckraann-Chatrian, Viollet-Leduc, Daudet ; parmi


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les seconds, ceux de Froment, Frœlich, Détaillé, Bennett, Schiller, Geoffroy, Roux, Lalauze, Adrien Marie, Bayard. Cela suffit. De tels noms sont les garants de ceux qui ont pu leur être associés.

Les différentes séries de la collection ont reçu, cette année, leurs accroissements habituels. Deux ’volumes : Nord contre Sud et le Chemin de France, sont venus s’ajouter à celle des œuvres de M. Jules Yerne, qui en comptait déjà une trentaine, aussi extraordi¬ naires par leur variété que par l’heureuse originalité des inventions et les vives qualités de composition et de style. Dans celle de la Vie de collège en tous pays, par M. André Laurie : le Bachelier de Séville, d’un intérêt non moins étonnant et d’une vérité non moins exacte que les précédents : l’Écolier hanovrien, Tito le Florentin, Autour d y un lycée japonais, Mémoires d’un collégien, etc. Autres volumes grand ou petit in-8° : la Madone de Guido Reni y par Benedict, touchant et dramatique récit, encadré d’une artistique peinture des mœurs populaires en Italie ; VOncle Philibert, par S. Blandy, his¬ toire aussi ingénieuse que morale, dont le succès égalera celui du Petit roi, du même auteur ; les Jeunes filles de Quinnebasset, adaptation par J. Lermont de l’anglais de S. Mary, où sont mises en scène des Américaines, dont les types variés, curieusement étudiés, se retrouvent dans tous les pays ; Pas-pressé, par P. Perrault, qui fait là un début bien amusant, d’où la note sensible n’est cependant pas exclue, et enfin, Promenade d’une fillette autour d’un labora¬ toire, par P. Gouzy, l’auteur du Voyage au pays des étoiles, et aussi habile et lucide initiateur pour la physique que pour l’astro¬ nomie.

Dans la Petite Bibliothèque blanche, cette première et charmante création de P.-J. Stahl-Hetzel, en collaboration avec Charles Nodier, Dumas, Karr, Gozlan, Ourliac, etc., deux volumes : Voyage au pays des défauts, par M. Bertin, et Récits enfantins, par Muller ; puis quatre albums : VAge de Vécole, dessins de Geoffroy ; Pierre et Paul, dessins de Frœlich ; Du haut en bas, par Tinant, et VAne gris, de Geoffroy, — ces deux derniers en couleurs, les autres en noir, — complètent, avec les deux volumes annuels du Magasin d’éduca¬ tion et de récréation (t. XLY et XLYI), cette rapide énumération des nouveautés offertes par la librairie Hetzel à ses nombreux et fidèles clients. Nous disons : nouveautés de cette année ; mais parmi les ouvrages publiés antérieurement, il n’en est point qui aient vieilli. Tous sont et resteront des nouveautés pour les générations d’enfants et d’adolescents qui ont succédé et qui succéderont aux premières ; et bien des pères et des mères de famille aimeront à revoir et à par¬ courir encore ces excellents livres auxquels leur jeunesse a dû tant d’heureux moments, et aussi, nous en sommes certains, tant de bons enseignements et de salutaires inspirations. Les artistes y sont à l’unisson avec les écrivains ; loin de fausser le goût, leurs composi¬ tions ne peuvent qu’en favoriser le développement dans le sens le plus souhaitable.


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Celui qui écrit ces lignes a été dès le début, et il s’en fait honneur, le collaborateur d’Hetzel pour le Magasin et la Bibliothèque d’Édu - cation . Lié avec lui d’une ancienne amitié, je l’ai, selon la mesure de mes forces, secondé dans cette tâche qu’il s’était donnée et qui fut la pensée constante de sa vie. Mieux que qui que ce soit, je pouvais donc rendre témoignage des difficultés qu’elle présentait et des soins inces¬ sants, des efforts courageux, dont il a eu besoin pour la mener à bien.

La reconnaissance qui lui en est due, ainsi qu’à son continuateur, ne fera, du reste, de doute pour personne. Et ce sera justice.

F. de Gramont.


LIBRAIRIE LAURENS

La librairie Renouard * vient de fonder une nouvelle collection de volumes illustrés qui, par le peu d’élévation de leur prix et par le luxe de leur exécution, atteignent ou dépassent, aux yeux de la cri¬ tique la plus difficile, ce qui s’est fait de mieux jusqu’à présent. Cette bibliothèque, comme la plupart des livres sortis de l’excellente maison qui édite depuis si longtemps les publications de la Société de l’his¬ toire de France, est consacrée aux sujets ayant un caractère à la fois historique et artistique. Il y a, en effet, entre l’art et l’histoire tant de liens [étroits, que tous deux peuvent rentrer facilement dans une collection homogène et logiquement composée. Ici, leur union est encore resserrée par une abondante série de gravures d’une finesse extraordinaire, faisant passer très agréablement par les yeux les vérités qui sont à l’adresse de l’intelligence.

C’est une des tendances les plus marquées de notre époque, que cette association de l’imagerie de style aux productions littéraires de l’ordre le plus élevé. Il fut un temps, et ce n’est pas loin, où les éru¬ dits croyaient le mérite de leur ouvrage rabaissé quand l’éditeur y ajoutait le charme de l’illustration ; où l’Institut fermait, d’un air scandalisé, l’accès de ses concours aux livres « à images ». Aujour¬ d’hui, au contraire, on ne veut plus que de ceux-là, et les académiciens sont les premiers à réclamer les planches des exemplaires qui leur sont offerts, lorsque l’auteur a pris la précaution de les en retirer, de peur de choquer les regards austères de ses juges. Ce changement significatif n’est pas dû seulement à la légèreté croissante du public, il est surtout le résultat des progrès étonnants réalisés, depuis un petit nombre d’années, par l’art d’illustrer les livres, et ces progrès, la nouvelle bibliothèque dont nous parlons paraît devoir les accentuer encore.

Six volumes la composent dès aujourd’hui, volumes d’une valeur inégale au point de vue du texte, mais tous remplis de séductions variées. Ce sont d’abord des études d’une portée générale, comme celle de Charles Blanc sur la Peinture et sur Y Art dans la parure et

  • Laurens, successeur, 6, rue de Tournon.

10 DÉCEMBRE 1887 .


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le vêtement. La première n’est qu’un extrait du grand ouvrage de l’éminent critique, intitulé, comme l’on sait, Grammaire des arts du dessin ; mais cet extrait emprunte un cachet de nouveauté aux nombreuses reproductions de tableaux anciens et modernes, qui se trouvent jointes pour la première fais aux explications de l’auteur. La seconde intéressera surtout nos femmes et nos filles. Elle réalise ce tour de force difficile d’élever l’esprit en parlant chiffons, et de faire rentrer dans le domaine artistique une foule de questions qui parais¬ saient uniquement du ressort du tailleur ou de la couturière. Mais l’histoire du costume est aussi l’histoire des mœurs, et Charles Blanc prétend même retrouver dans les modes des différentes époques le caractère et les tendances des contemporains. Ce n’est pas à nous de le lui reprocher, nous qui avons appliqué naguère la même théorie aux transformations successives de l’écriture. Toutefois, on nous per¬ mettra bien de signaler, à ce sujet, une assez singulière inexactitude : pourquoi, à la fin du livre, la mode du second empire est-elle repré¬ sentée par une élégante de l’époque actuelle ? Ce n’est pas seulement la faute de l’artiste, car le texte est parfaitement conforme aux indi¬ cations de la gravure. Il y a là une « rectification » à faire, puisque tel est le terme reçu dans la langue des couturiers.

L’histoire de l’art par grandes périodes sera aussi représentée dans la collection Laurens, à en juger par le volume dû à la plume de M. Spire Blondel : VArt pendant la Révolution … Mais c’est, on l’avouera, une idée originale, que de commencer justement par la période qui fut la négation même du sens artistique- L’auteur a cer¬ tainement semé son travail d’aperçus ingénieux et de détails de haut goût. Cependant, sur le fond de la question, nous devons faire les plus expresses réserves. M. Blondel sacrifie aux dieux du jour„ au point de vouloir nous faire admirer les caricatures gravées et les caricatures habillées du temps de Robespierre ou de Barras. Il ne faut pas oublier que le régime qui a brisé partout les chefs-d’œuvre de la statuaire, supprimé brutalement les académies, projeté la des¬ truction de la Sainte-Chapelle, et qui ne voulait pas plus des peintres que des savants, n’a aucun droit à la noble qualité d’ami des arts. L’école du dix-huitième siècle est depuis Longtemps démodée, soit ; mais l’école de David ne l’est-elle pas tout autant, à l’heure actuelle ? Et puis, pourquoi mêler à une étude artistique des professions de foi politique de la force de celle-ci : « Il est certain que la Terreur sauva l’indépendance nationale ; il est fort incertain qu’un autre système l’eût sauvée ? » Que M. Laurens nous pardonne cet avis : il devra, dans l’intérêt de sa collection, et pour maintenir la renommée sérieuse de sa librairie, ne pas laisser passer de pareils excès de plume.

Avec le livre de M. Paul Bosq sur Versailles et les Trianons, nous revenons à l’histoire impartiale et nous entrons dans la série des mo¬ nographies. C’est un genre plus tranquille. L’anecdote, la tradition locale, y régnent en maîtresses. Et quelles traditions, quels souvenirs que ceux qui animent, aujourd’hui encore, ces palais déserts et silen-


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cieux, dont le passé fait toute la vie ! L’écrivain les évoque avec beau¬ coup de talent ; c’est un charmant conteur, et avec lui, avec le graveur qui l’a si habilement secondé, on se promène agréablement de la cour d’honneur à la tour de Malborough, du musée au fond du parc.

Les Statues de Paris, de M. Paul Marmottan, sont nées d’une louable pensée, celle de faire connaître, aux Parisiens et aux visiteurs de leur grande cité, les personnages offerts à leur admiration sous les espèces du bronze ou du marbre. Car on en a tant « statufié » de ces héros civils ou militaires, qu’on ne sait même plus leurs noms, et que leurs titres à l’immortalité sont, pour un certain nombre, envi¬ ronnés d’obscurité. Comme le soleil qui dissipe les nuages et dispense à tous ses rayons avec une égale générosité, l’auteur a éclairé la figure de chacun et loué tout le monde indifféremment, depuis Berryer jus¬ qu’à Béranger, depuis Charlemagne jusqu’à la République du Château- d’Eau (connue dans le quartier sous le nom de la « grande concierge », en raison de son mouvement de bras).

Enfin, la capitale a également les honneurs du sixième volume, qui est à peine paru, et qui est certainement un des meilleurs de la col¬ lection, jusqu’à présent. Dans un récit plein d’érudition et de charme, M. de Champeaux nou3 fait visiter Tun après l’autre, et sans nous causer la moindre fatigue, tous les Monuments de Paris . La vieille ville et la nouvelle se coudoient, se pénètrent, ici comme dans la réalité. L’histoire et la description artistique se complètent l’une et l’autre, et les représentations figurées atteignent vraiment un fini merveilleux… Il est à souhaiter que ce dernier livre devienne le type définitif de l’intéressante bibliothèque créée par M. Laurens. Le public comme l’éditeur ont tout à gagner à la voir demeurer dans la sphère sereine où l’exactitude et l’impartialité du fond, joint à la beauté par¬ faite de la forme, constituent pour le lecteur une atmosphère tonique et rafraîchissante, l’atmosphère des régions supérieures.

À. Lecoy de la Marche.


LIBRAIRIE QUANTIN

Les Précurseurs des Fêlibres y par Frédéric Donnadieu, illustra¬ tions de Paul Maohoü, ouvrage qui a obtenu le premier prix offert par le ministère de l’instruction publique au concours de la Société des Félibres de Paris. — Un beau volume orné de 22 portraits et vues à l’eau-forte ; nombreux en-têles et culs-de-lampe.

La Renaissance littéraire à laquelle les Félibres ont attaché leur nom et qui se recommande par les œuvres, aujourd’hui consacrées, de Mistral, d’Aubanel, de Roumanille, etc., a eu, comme toutes les renaissances, ses Précurseurs. Ce sont eux que le nouvel ouvrage, édité par la maison Quantin, vient mettre en lumière au moment précis où le monde savant et lettré, après avoir étudié les œuvres de» Félibres, se demande quelles furent leurs origines immédiates. On


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trouvera dans les Précurseurs des Félibres la réponse à cette inté¬ ressante question. L’auteur, M. Frédéric Donnadieu, bien connu dans le Félibrige, dont il préside la maintenance languedocienne, est, à cet égard, d’une compétence incontestée, et nul mieux que lui ne pouvait donner du relief et de la vie aux portraits littéraires de ses Précurseurs .

Ceux-ci ne sont pas tous également célèbres, mais ils sont tous également intéressants.

À côté d’écrivains d’une notoriété scientifique éclatante, comme Moquin-Tandon, de l’Institut, ou d’une renommée littéraire indiscu¬ table, comme Castil-Blaze, qui se montrent là sous le jour nouveau de poêles gracieux, humoristiques et piquants, en languedocien ou en provençal, on en trouvera d’autres moins connus, mais qui méritent, par la grâce et l’originalité de leurs inspirations, d’avoir plus d’accès auprès du public. Tels sont Fabre d’Olivet, Jacques Azaïs, le marquis de la Fare-Alais, etc.

Jasmin, le plus populaire et le plus grand de ces précurseurs, celui dont Lamartine, Sainte-Beuve, Nodier, Villemain, Augustin Thierry, ont consacré la gloire, Jasmin y est étudié à fond, dans sa vie et dans ses œuvres, avec des détails inédits communiqués par le fils du poète.

Toutes les citations d’œuvres des Précurseurs sont accompagnées d’une traduction française, qui permettra même aux personnes les plus étrangères aux idiomes languedociens et provençaux de se rendra compte de leur mérite.

L’auteur et l’éditeur n’ont pas voulu présenter cette œuvre au public sans un entourage brillant d’illustrations : portraits, vues, etc. Il fallait à ces études littéraires d’une physionomie et d’une saveur toutes par- . ticulières, où le sérieux des recherches n’exclut pas le piquant de l’anecdote, — et où telle page intéresse l’histoire générale de la litté¬ rature française, celle notamment qui a trait à un moment à peu près ignoré et véritablement psychologique des débuts de Victor Hugo, — il fallait, disons-nous, un cadre artistique emprunté à la vie, aux mœurs ou à la nature des belles contrées que baignent les flots bleus de la mer latine. C’est ce cadre que lui a donné un artiste connu par ses succès aux derniers Salons. M. Paul Maurou se révèle dans cette œuvre comme un aquafortiste des plus habiles, sachant faire jouer et vibrer sur la pierre des monuments la chaude lumière des pays du soleil.

Les portraits et eaux-fortes hors texte sont au nombre de vingt-deux. En outre, vingt-huit dessins originaux forment autant d’en-têtes et de fins de chapitre des plus intéressants.

À propos d’un passage de l’étude de M. Forneron sur les Émigrés et la Société frança’se pendant le règne de Napoléon I er, nous sommes priés de déclarer que le Chappedelaine cité dans ce travail n’a rien de commun avec la famille de Chappedelaine, de Bretagne, dont un membre a fait, dans cette province, la guerre de la chouannerie. #


CHRONIQUE POLITIQUE


8 décembre 1887.

C’est le soir du 3 décembre. Les fenêtres derrière lesquelles les journalistes du parti radical ont composé les accusations victo¬ rieuses qui viennent de chasser de l’Élysée M. Grévy, s’illuminent. Une voiture, qu’escorte un escadron de cuirassiers, est partie de Versailles, amenant à Paris le nouveau président de la République, M. Sadi-Carnot, et déjà on l’acclame ; sans le connaître, le peuple crie : « Vive Sadi-Carnot I » Le lendemain, le parti républicain tout entier célèbre l’élection de M. Sadi-Carnot comme un change¬ ment salutaire, une révolution heureuse. On se félicite de la fin d’une si longue crise. On oublie, on veut oublier tant de scandales, tant de hontes, tant de discordes, tant de violences, tant d’anar¬ chie, un tel néant. On ne pense plus, on ne veut plus penser au mépris, aux haines, aux craintes de la veille ; ni au coup de force parlementaire qu’on a osé, ni à l’exemple et à l’avertissement qui en restent ; ni à la loi constitutionnelle qu’on a violée ; ni aux sommations qui sont montées de la rue dans le Parlement ; ni au ministère qu’on n’a pas ; ni au budget qui manque ; ni aux hommes qu’on a blessés ; ni aux groupes qu’on ne peut pas plus réunir qu’unir ; ni aux programmes qu’on ne peut soit simpli¬ fier, soit fondre l’un dans l’autre ; ni même à l’insuffisance du per¬ sonnage qu’on érige comme par miracle en chef de l’État. On a besoin de se consoler et de se rassurer. Fausse joie ou contente¬ ment naïf, illusion ingénieuse ou espérance ignorante, on veut croire ou faire croire que la présidence de M. Sadi-Carnot est l’au¬ rore d’une république meilleure. Combien de temps cette aurore luira-t-elle ? Combien de temps pour qu’elle s’éteigne ?

Le 25 novembre, on apprenait que M. Grévy s’était enfin décidé à son abdication involontaire. Il avait consulté tout le monde, et M. Le Royer, et M. Floquet, et M. de Freycinet, et M. Jules Ferry, et M. Goblet, et M. Brisson, et M. Devès, et M. Clémenceau, et


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M. Henry Maret, et M. Ribot, et même M. Foucher de Careil. Il n’avait guère oublié que M. Sadi-Carnot ! Or, tout le monde l’avait invité à se sacrifier, puisqu’il était trop tard pour sacrifier M. Wilson. M. Grévy ne leur avait pas seulement demandé des avis, il leur avait offert des portefeuilles et tous, si avides qu’ils en fussent naguère, tous avaient refusé. C’était comme un complot. Il lui fallait consé¬ quemment, dans cette impossibilité de gouverner, résigner son man¬ dat. Mais, en laissant annoncer au public, le 25 novembre, sa démis¬ sion définitive, M. Grévy voulait gagner du temps. Il espérait que les jalousies des prétendants qui convoitaient sa fonction diviseraient le parti républicain et le réduiraient à l’implorer, à le supplier de rester. Le 26 novembre, M. Grévy était encore à l’Élysée ; il y était toujours, le 30 novembre. Avec quelle éloquence il alléguait, dans ses colloques intimes, sa dignité, son devoir et, principale¬ ment, l’intiérèt de la République ! Irresponsable et nommé prési¬ dent de la République pour sept ans, il ne pouvait tolérer qu’on annulât la loi constitutionnelle, qu’on abrégeât la durée de son pouvoir, qu’on l’expulsât arbitrairement : c’était mettre la Prési¬ dence à la merci des ambitieux et des factieux ; c’était détruire dans la République la seule garantie de stabilité qu’elle possédât- Gertes, théoriquement, M. Grévy argumentait avec quelque justesse. Par mal¬ heur, s’il avait pour lui la raison pure, la vérité, laConstitution, il avait contre lui l’honneur, il avait contre lui l’indignation de la France. Au surplus, rien ne pouvait désormais lui ramener le public ni le parti républicain : les invectives des accusateurs avaient été trop vives, l’émotion du pays était trop violente et, dans le Parlement, les résolutions étaient trop nettes. En vain quelques radicaux, irrités et alarmés par la candidature de M. Jules Ferry, essaient-ils basse¬ ment de se réconcilier avec M. Grévy et veulent-ils un instant raffermir, maintenir sa présidence : ces farouches champions de l’honnêteté républicaine et nationale se discréditent, sans con¬ vaincre personne, sans persuader surtout ce peuple dont ils ont enflammé la vindicte. Le i" décembre, on attend le message suprême de M. Grévy : il a prônais sa démission pour ce jour-là ; dans la matinée, il a réinstallé les ministres qui n’expédiaient plus que les affaires et il a chargé M. Rouvier de porter au Parlement ce mes¬ sage funèbre, son testament présidentiel. O stupéfaction et mysti¬ fication ! M. Rouvier se présente et déclare que M. le Président de la République « a modifié » sa décision de la veille î il n’apporte donc au Parlement aucune «c communication » de M. Grévy. Déçue, la majorité se croit jouée, bravée. Elle ne répond pas par des dis¬ cours ; mais elle interrompt sa séance deux fois, de deux heures en


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deux heures ; on s’assied, on applaudit à l’orateur qui propose ce court ajournement* puis on se lève ; il faut que, dans l’intervalle* M. Grévy envoie son message ; on le met en demeure d’exécuter sa promesse. C’est le conflit. Mais le conflit finit le soir môme de cette burlesque et dramatique journée. À six heures, M. Rouvier a répara pour annoncer solennellement que M. Grévy cède : le message sera lu le lendemain. M. Grévy a, dès ce moment, abdiqué.

La scène n’avait certes pas, le 2 décembre* cet appareil antique qui, dans sa pompe, donnait une majesté à la condamnation même du souverain. Mais c’était bien le spectacle d’une déposition. À celui que la République avait deux fois sacré* à celui que nous ne savons plus quelle « Marion », écrivant à M n0 Wilson* appelait naguère « notre roi » on arrachait sa couronne et* ployant la tête, il s’en allait* sans aucun autre adieu que celui de la foule qui voci¬ férait encore t « À bas Grévy I » Ecoutez le cri de colère et de tristesse qu’il jette, lui, en partant : « J’ai été enlevé au poste où la confiance du pays m’avait placé !» Il se plaint de la violence artifi¬ cieuse qu’il a subie et il adresse à la République non seulement un reproche sévère, mais une prophétie menaçante : « Je laisse à ceux qui l’assument la responsabilité d’un tel précédent et des événe¬ ments qui pourront le suivre… Je ne forme qu’un vœu, c’est que la République ne soit pas atteinte par les coups dirigés contre moi et qu’elle sorte triomphante des dangers qu’on lui fait courir. » Il semble que M. Grévy ait été plus clairvoyant, à cette dernière heure, que pendant tout le reste des neuf années qu’il a occupé la présidence de la République. Thésauriser et gracier, tout permettre et tout relâcher dans l’État comme à l’Élysée : voilà son règne. Egoïste, indolent* il n’a mis activement la main, dans les affaires de son gouvernement* qn’à ses affaires personnelles* soit qu’il eût à amplifier les jouissances de son pouvoir, soit qu’il eût à ruiner le crédit d’un ministre qui devenait son rival. Pas un grand acte, pas un souvenir glorieux. L’apologie même qu’il crayonne pour l’histoire* dans son Message* est insignifiante, banale, presque vulgaire. On le remplace avec la méprisante certitude qu’il n’est personne qui ne puisse le suppléer, pour l’avantage de l’Etat* pour la dignité de la France. On le remplace par un homme plus d’à demi obscur, par un ancien ministre que, la veille, le peuple con¬ naissait à peine de nom et qui ne s’était un peu illustré que pour n’avoir pas voulu frustrer l’Etat d’une somme de 75 000 francs, au profit d’un client de M. Grévy lui-même. M. Sadi-Garnot succède à M. Grévy. Eu quelle élection triomphale 1 Au premier tour de scrutin, M. Sadi-Garnot obtient 303 suffrages, M. Jules Ferry 212,


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le général Saussier 148, M. de Freycinet 76, le général Appert 72, M. Brisson 26. Aussitôt M. Jules Ferry et M. de Freycinet, qui se sentent écartés par d’invincibles défiances, par d’implacables hos¬ tilités, se désistent. Au second tour, M. Sadi-Carnot recueille 616 suffrages. Nos amis en donnent patriotiquement 188 au général Saussier, qui, à la vérité, ne brigue pas la présidence de la Répu¬ blique et qui, avec autant de loyauté que de modération, est républi¬ cain : en sa personne, ils ont voulu honorer l’armée en même temps que saluer l’épée qui garde Paris contre la Commune. Donc, dit le procès-verbal du Congrès, « M. Sadi-Carnot est proclamé pré¬ sident de la République française pour une durée de sept années. » La République subsiste, après cette crise, et peu s’en faut qu’elle ne se vante d’avoir pu survivre à M. Grévy ; mais elle subsiste dans des conditions morales et politiques qui aggravent l’état pré¬ caire où elle vivait déjà. C’est sa propre réputation qu’elle a ternie en dégradant M. Grévy comme le complice d’un prévaricateur, d’un concussionnaire : on saura désormais que la présidence de la Répu¬ blique peut, durant de longues années, n’être qu’une exploitation cupide du pouvoir ; on saura que le palais national où la Répu¬ blique établit son président peut servir de caverne à des traitants et les abriter contre la justice ; on saura, par la légende de l’austère républicain en qui elle avait incarné sa vertu, ce que peut valoir le brevet d’incorruptibilité qu’elle délivre à ses stoïques favoris. Et qu’a-t-elle fait de l’institution même ? La présidence était perma¬ nente, pour une période de sept années ; elle était irresponsable. La voici devenue instable, éphémère, sujette à disparaître de jour en jour comme un simple ministère, qu’une majorité capricieuse ne veut plus conserver. Il suffira d’une intrigue, d’une manœuvre ; point de débat ; on n’aura besoin d’arguer contre le titulaire pas¬ sager de cette présidence incertaine ni d’un crime de haute tra¬ hison ni d’un délit de droit commun ; la loi constitutionnelle ne le défend plus ; on lui refusera tout moyen de gouverner, l’entre¬ mise même d’un ministre ; on le menacera d’un conflit, on lui signifiera qu’on attend sa démission et il faudra bien qu’il capitule, qu’il abdique. La présidence de la République, loin d’être assurée de son règne de sept ans, ne régnera donc plus que le temps qu’il plaira au Parlement et, loin de s’élever au-dessus des partis comme un arbitre, elle sera dans leur dépendance. Le sort de M. Grévy, ses successeurs pourront l’éprouver, chacun à son tour. Les répu¬ blicains se seront ménagé avec ce précédent une bien dangereuse facilité de changer à souhait le chef de l’État ; car ils seront libres d’en abuser et, nous, d’en user, si jamais, nous autres monarchistes,


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nous formons dans la Chambre la majorité. Ce n’est pas tout : la transmission du pouvoir s’est opérée, non seulement comme un acte inconstitutionnel, mais comme un acte révolutionnaire. On a intimidé le Parlement comme il intimidait M. Grévy. Pendant qu’on retirait le pouvoir à M. Grévy, on l’interdisait à M. Jules Ferry. On déclarait que l’élection de M. Jules Ferry, ce serait le signal de la guerre civile. On ameutait la populace. Elle venait hurler devant le Palais Bourbon : « À bas Ferry 1 » Et, le jour du vote, elle entourait l’Hotel de Ville où les anciens héros de la Commune étaient en permanence. 11 a fallu le déploiement de toute une armée pour protéger le peu de gouvernement qui restait et pour prévenir ou contenir une émeute. La République se glorifiera-t-elle encore de la paix avec laquelle ses représentants font ou défont sa prési¬ dence ? Osera-t-elle même se glorifier encore de l’excellence de son principe électif, elle qui se targue démocratiquement de ne préposer à la garde de l’État que le plus capable et qui, précisément, par un choix tout négatif, repousse les plus capables, dans cette élec¬ tion présidentielle du 3 décembre, pour nommer M. Sadi Carnot ?

Le nouveau doge de notre république doit s’étonner de se trouver à l’Élysée, dans le fauteuil de M. Grévy. La France, assurément, s’en étonne tout autant que lui, sinon davantage. Qui aurait dit, le 1 er novembre, que M. Sadi-Carnot présiderait la République, le !i décembre ? Nous avons, en vérité, un gouverne¬ ment qui facilite bien la grandeur et qui précipite les hommes de bas en haut, avec une singulière soudaineté. Le suffrage universel, qui ne connaît pas Sadi, le poète des roses, et qui connaît à peine, par l’histoire de la République et de l’Empire, le conventionnel Carnot ou le comte Carnot, ne connaissait guère M. Sadi-Carnot. Ce n’est pas que le suffrage universel ait l’envie de se récrier, parce que la République se sera donné comme président un inconnu : il ne saurait déplaire au suffrage universel que tout le monde puisse devenir président de la République, comme on devient député, maire ou conseiller municipal. Mais, que le suf¬ frage du Parlement dût jamais, dans le palais du grand roi, choisir M. Sadi-Carnot comme président de la République, voilà ce qu’on aurait pu nier d’avance, il y a un mois, alors que M. Sadi-Carnot s’ignorait lui-même. À quoi donc doit-il sa fortune ? Surtout à l’im¬ puissance des partis et des hommes qui se disputaient avec une si haineuse âpreté la première magistrature de la République et le pouvoir. Leur ambition, leur fureur, se sont fait de l’élection de M. Sadi-Carnot une sorte de trêve ; leur dépit s’est apaisé, protégé, en reportant sa préférence sur cette tête inoffensive ; plutôt ce


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neutre que M. Jules Ferry ; plutôt ce neutre que M. de Freycinet ! Et puis, M. Sadi-Carnot a un bonheur qui n’e9t pas toujours ou partout un honneur : il se rangeait parmi ces personnages médio¬ cres qui restent modestes et qui, ne -causant aucun ombrage* n’offusquant aucun orgueil, ne gênant aucune importance, s’élè¬ vent comme naturellement, parmi les rivalités des autres ; il y a en leur faveur une sorte de loi philosophique, dans la démocratie particulièrement et même ailleurs. La probité de M. Sadi-Carnot l’a non moins servi, et ce n’est pas nous qui lui contesterons la valeur d’un mérite que la République estime maintenant si utile, si nécessaire à son régime. M. Rouvier, avec on sait quelle autorité, avait proclamé devant la Chambre la vertu de M. Sadi-Carnot, en attestant la résistance honnête qu’il avait op¬ posée à M. Grévy comme à M. Wilson, résistance d’autant plus belle qu’elle était plus rare. L’Académie aurait pu décerner à M. Sadi- Carnot le prix Montyon ; la République a cru devoir lui accorder sa présidence. Enfin, la moitié du nom qu’il portait n’a pas peu contribué à l’élévation de M. Sadi-Carnot : on s’est rappelé qu’il était le troisième de sa race, qu’il existait pour la République une dynastie des Carnot ; on a pensé que l’hérédité devait avoir sa force secrète, son efficacité, dans une famille républicaine aussi bien que dans une famille royale ; et, grâce à ce souvenir de son aïeul et même de son père, M. Sadi-Carnot a paru plus propre encore à sa fonction souveraine. Heureuse la destinée de M. Sadi- Carnot I En 1886, au 3 décembre, le matin, il était ministre dea finances, et, le soir, il ne l’était plus : M. Rouvier, qui lui avait détruit deux fois tout son budget, le conspuait alors. En 1887, au 3 décembre, M. Sadi-Carnot devient le Président de la République, et M. Rouvier, provisoirement ministre et président du Conseil* s’incline devant lui. Heureuse aussi la destinée de la République î M. Sadi-Carnot n’avait jamais été jusqu’alors qu’un être timide* irrésolu et faible. Son élection le métamorphose : il accepte har¬ diment la charge ; il ne s’effraye pas de sa gloire nouvelle ; il va regarder en face, non plus seulement M. Rouvier, mais ses égaux, tous les rois et tous les empereurs de l’Europe…

M. Carnot n’ignore pas l’histoire de la République ; il n’a pu oublier comment son aïeul, i’ua des membres du Directoire en 1797, fut « fructidorisé », dut s’enfuir et, bientôt condamné à la déportation, s’en alla vivre dans l’exil. À ce souvenir* dont il frissonne sans doute, il peut *en joindre de moins tragiques, qui sont pour la République aussi graves. Des trois présidents tjui* depuis 1871, ont préoédé M. Carnot, pas un n’a pu achever sou


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règne à l’Elysée. Chacun d’eux a perdu son pouvoir dans une révolution parlementaire. Mais quoi ? Etait-ce donc une nouveauté dans le régime républicain T Et le sort du maréchal de Mac-Mahon était-it pour M. Grévy lui-même le premier exemple de cet art violent avec lequel les républicains savent, malgré toutes leurs lois constitutionnelles, écourter la durée d’une présidence qui leur déplaît, en contraignant le président à se démettre ? Non, certes. Rappelez-vous la révolution du 30 prairial, an VII. Les républi¬ cains d’alors avaient comploté d’expulser du Directoire trois des cinq élus qui gouvernaient la République : Laréveillère, Merlin et Treilhard. On leur rendit impossible l’exercice de leur autorité. On les accabla de soupçons et de reproches. On les tracassa. Les deux Conseils leur avaient demandé un rapport sur la situation extérieure et intérieure de la République. On attend trois jours la réponse des directeurs au message qui les presse. Le rapport ne venant pas, les Cinq Cents et les Anciens se déclarent en permanence. Bien que Treilhard siégeât depuis treize mois au Directoire, on imagine de le chicaner sur la régularité de sa nomination. Cette nomination, on propose de l’annuler. Treilhard se démet et l’on installe à sa place Gohier, un républicain « probe », mais peu « capable». Puis, on se retourne contre Laréveillère et Merlin. On leur annonce qu’on va les mettre en accusation, s’ils n’abdiquent pas* Laréveillère se montre inébranlable et sa fermeté retient Merlin. Le 30, on renou¬ velle l’assaut. Des membres du Conseil des Cinq Cents et de celui des Anciens prient Laréveillère et Merlin de céder, en promettant que l’acte d’accusation sera retiré. Laréveillère résiste encore. Ces députés rentrent dans les salles des deux Conseils et racontent que les directeurs s’acharnent à rester. Alors les Conseils se soulèvent, les « patriotes » se déchaînent. Dans la nuit, une seconde dépu¬ tation des deux Conseils assiège Laréveillère r on l’avertit qu’on ne sait plus jusqu’où la fureur des partis ira. <« Mais ne voyez-vous pas, dit-il, les dangers plus grands que court la République ? Ne voyez-vous pas que ce n’est pas à nous qu’on en veut, mais à la Constitution ; qu’en cédant aujourd’hui, il faudra céder demain, et toujours, et que la République sera perdue par notre faiblesse ?… Mes fonctions me sont à charge ; si je m’obstine à le» garder aujourd’hui, c’est parce que je crois devoir opposer une barrière insurmontable aux complot» des factions. Cependant, si vous- croyez tous que ma résistance vous expose à des périls, je vais me rendre. Mais, je vous le déclare, la République est perdue. Un seul homme ne peut pas la sauver. Je cède et je vous remets ma démission. » Vaincu donc, Laréveillère notifia son abdication aux


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deux Conseils dans une lettre que Merlin se contenta de copier, en abdiquant avec lui. L’histoire du 30 prairial an VII, on le recon¬ naîtra, ressemble beaucoup à celle du 2 décembre 1887. Les répu¬ blicains qui ont obligé M. Grévy à quitter l’Élysée, n’ont-ils pas agi comme les « patriotes » qui ont expulsé les trois directeurs, en ce temps-là ? Et M. Grévy n’a-t-il pas presque identiquement parlé comme Laréveillère ? Quant à la prophétie de Laréveillère, les « patriotes » ne firent qu’en sourire, le 30 prairial et le lendemain. « La République est perdue I » s’était-il écrié. Quelques mois plus tard, le 18 brumaire, la prédiction de Laréveillère se réalisait : la République avait péri. M. Grévy est-il un aussi bon prophète que Laréveillère ?…

Pour nous, la destinée de la République n’a pas changé, parce qu’on a changé sa présidence. L’élection de M. Sadi-Carnot n’amé¬ liore en rien l’état de la République ni son gouvernement. Elle aura demain des douzièmes provisoires, mais aura-t-elle un budget ? Elle aura demain un ministère, mais aura-t-elle une politique qui puisse pacifier ses partis ? Ne sera-ce pas toujours la même agita¬ tion, la même anarchie, la même inquiétude de l’avenir, la même incertitude de la vie nationale, le même isolement de la France en Europe ? Et ne peut-on pas dire, après les événements de ce der¬ nier mois, que, devenue plus que jamais le régime du provisoire, la République est plus que jamais aussi le régime de l’imprévu ? Si grande a été la part apparente de l’accident, dans la crise qui vient de finir par la chute de M. Grévy, qu’un instant il a paru à plus d’un observateur que la fortune de la République allait se trouver tout entière en danger. La généreuse impatience de ceux qui croient que la République ne peut plus, quel qu’en soit le président, quels qu’en soient les ministres, assurer les destinées de la France, s’en est émue et, en accélérant leurs espérances, elle leur a presque donné l’illusion de la crise suprême qui doit finir, celle-là, non plus par la chute d’un président, mais par celle de la République même. Cette impatience, pour avoir été trop complaisante dans son examen des faits ou trop hâtive dans son calcul, n’a pas à se décourager pourtant. Il est bien visible que l’ère des hasards a commencé pour la République. Il faut nous y préparer fortement. Instruisons, enhardissons les électeurs qui, comme ceux du Nord et du Pas-de- Calais, ne voient pas avec assez d’indignation le mal ou avec assez d’énergie le remède. L’autre jour, dans une lettre aussi franche que judicieuse, l’honorable M. Target leur demandait d’habituer leur esprit à l’idée d’une Constituante qui réglerait définitivement le sort de la France, en décidant du gouvernement qui lui convient


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le mieux. Car, la Constitution de 1875 n’est plus qu’une fiction, le principal des pouvoirs qu’elle avait organisés s’est dénaturé dans la modification violente qui vient de le transformer en une présidence révocable autant que responsable, et tout le monde sent que la dis¬ pute de l’opinion publique n’a plus seulement pour objet et pour sujet la politique quotidienne du gouvernement, mais son titre lui- même, ses attributs et ses attributions. « Le pays, écrivait M. Target, le pays indiquera par ses choix, avec la souveraineté qui lui appar¬ tient, quelle forme de gouvernement lui semble donner la plu3 complète satisfaction à tous les intérêts solidaires les uns des autres. Éclairé par les leçons du passé et par les discussions qui s’engageront jusque sous le chaume et dans l’atelier, n’ignorant plus la responsabilité de son vote, chaque électeur, par son bul¬ letin, dira s’il veut retourner en arrière, jusqu’à une Assemblée unique concentrant et confondant en elle l’autorité législative et le pouvoir exécutif, ou l’Empire autoritaire, ou la République parle¬ mentaire, ou enfin la Monarchie représentative, donnant à notre société démocratique un gouvernement fort, ouvert à tous, supé¬ rieur aux partis et dont la stabilité serait pour l’Europe le gage d’une paix durable… La lutte sera chaude, mais elle ne sera pas de longue durée, et enfin, au bout, la France aura un gouverne¬ ment qui ne sera plus le jouet de minorités successives et passa¬ gères. Ce sera une solution meilleure que celle qui a fait de M. Sadi- Carnot l’héritier d’un pouvoir diminué, précaire, humilié. » Quelle que soit la consultation nationale, qu’on ait recours à une procédure ou à une autre, il importe que la France reconnaisse bien le vice de ses institutions et qu’elle s’en fasse de meilleures. Voilà pourquoi on commence à prononcer les mots de dissolution et de révision. Voilà aussi pourquoi le mot de Monarchie, qui s’y mêle, sera plus que jamais notre devise devant tous les gens sensés et tous les patriotes intelligents.

Il y a une expiation que la disgrâce de M. Grévy complète : c’est le châtiment de ceux qui ont exilé Monsieur le comte de Paris et M. le duc d’Aumale, de ceux qui ont banni de l’armée M. le duc de Chartres et M. le duc d’Alençon. Ah ! cette mauvaise action ne leur a guère profité, à eux et à la République ! Us n’ont fait par leur violence une république ni plus forte, ni plus paisible et plus prospère. Elle n’a plus vécu que comme dans une crise conti¬ nuelle, en ruinant ou avilissant tour à tour tous ses pouvoirs ; dans ses rues, elle a senti passer certains souffles orageux, la menace de la dictature militaire, le grondement de l’émeute. Et eux, les proscripteurs, les signataires de ces décrets, que sont-ils


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devenus ? C’est un général Thibaudin qui perd bientôt son titre de ministre et qui, la veille du jour où, veillissant, il va déposer l’épée, est bafoué devant toute la France : les lettres que ce galantin prétentieux, confondant dans le même amour « la patrie » et la femme Limousin, écrivait à son effrontée maîtresse, ont été livrées, dans un tribunal de police correctionnelle, à une publicité qui l’a couvert de honte. C’est le général Boulanger, qui se déshonore en mentant, lui soldat, du haut de la tribune ; puis, forcé de rentrer dans le rang ; réduit à se consoler avec les baisers de la canaille, à la gare de Lyon ; décrié comme un bavard turbulent, un histrion dangereux ; mis aux arrêts et si bien déchu que, pour la prési¬ dence de la République, personne ne songe à lui donner un seul suffrage. C’est M. de Freycinet, renversé, lui aussi, du faîte mobile de sa grandeur ministérielle, pris au piège de ses intrigues, humilié par le vote du Congrès et tombant, après toutes ses trahisons, dans le mépris de tous les partis, même du sien. C’est enfin M. Grévy. Le Parlement l’a congédié ; il est chassé de l’Élysée ; on le dépouille de sa présidence ; il s’en va flétri, au milieu des sarcasmes et des injures, en compagnie du gendre qu’il a vainement protégé d’une si longue impunité ; il se réfugie, marqué au fer rouge par la Répu¬ blique elle-même, dans une maison où le poursuit le souvenir, non seulement de la fortune qu’il a grossie avaricieusement avec les deniers de l’État, mais de l’escroquerie et du tripotage qu’il a tolérés à ses côtés, pendant sa présidence. Les voilà punis, tous quatre. Appelez, comme il vous plaira, la puissance mystérieuse qui châtie si sûrement. Appelez logique, fatalité, « force immanente », cette puissance que le chrétien et le philosophe appellent la justice de Dieu. Il n’en est pas moins sûr que les proscripteurs sont frappés et que les proscrits sont vengés. Il reste que la République tout entière ait son expiation : elle l’aura !

Evidemment, la France n’a rien gagné, dans le monde européen, à cette crise où un tel scandale a occasionné un tel changement ; sa force extérieure, son crédit n’a pu que s’y affaiblir. On a même osé raconter un instant, dans l’antichambre de M. de Bismarck, que le Tzar, jugeant désormais illusoire d’accorder la moindre con¬ fiance à un gouvernement si variable et si misérable, avait décidé d’abandonner la France à elle-même et de renouer avec l’Allemagne l’ancienne alliance de la Russie. L’assertion avait quelque vraisem¬ blance ; elle n’était pas vraie cependant. Il y en avait une autre qui n’était pas plus vraisemblable que vraie : nous voulons dire celle de la Gazette de Cologne, qui, non contente de prétendre qu’on avait trompé le Tzar, grâce à des dépêches et des lettres apocry-


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plies, sur la politique pratiquée par M. de Bismarck dans les affaires bulgares, affirmait que ces documents apocryphes avaient été fabri¬ qués par « des princes d’Orléans ». M. Édouard Bocher a. répondu à la Gazette de Cologne, avec une autorité que ni ce journal, ni personne n’a pu récuser ; « Après avoir formulé dans deux articles du 23 et du 2 h de ce mois, cette grave accusation que des pièces diplomatiques falsifiées dans le but odieux de susciter une conflagration générale avaient été portées à la cou- naissance de M. l’empereur de Russie et que la source originelle de ces pièces était de « nature orléaniste », vous avez, dana votre numéro du 26, expliqué que vos imputations ne s’adres¬ saient pas à ceux qui avaient paru en être l’objet, mais que des « membres de la famille d’Orléans » se seraient joints au parti national de la guerre pour exciter le Tzar contre le prince de Bis¬ marck. Je demande à votre loyauté, Ml le Directeur, de déclarer, parce que c’est la vérité, qu’aucun des princes d’Orléans* de ceux qui ont l’honneur de porter ce nom et dont Monsieur le comte de Paris est le chef, n’a pris une part quelconque, ni directement ni indirectement, aux actes que vous avez révélés, que ces princes sont et ont toujours été absolument étrangers aux événements dont la péninsule des Balkans est le théâtre. » M. Édouard Bocher, « mandataire des princes d’Orléans », a eu raison de confondre la calomnie et le calomniateur, bien que l’allégation de la Gazette de Cologne fût aussi sophistique qu’elle était fictive : car, qui donc a pu croire, en Europe, que Monsieur le comte de Paris, infidèle à son amour de la France, voulût la guerre, en dépit de 9on intérêt comme de son devoir, dans le criminel et fol espoir d’établir la Monarchie sur les débris sanglants de la patrie ? Oui, quelque ridi¬ culement sotte que fût la fable, M. Édouard Bocher a bien fait de la détruire. Depuis quelque temps, les journaux familiers de M. de Bismarck forgent contre Monsieur le comte de Paris et le parti monarchiste de3 mensonges dont s’arment certains républi¬ cains, sans voir que ce sont des armes empoisonnées qui ne conviennent pas à des mains françaises. On ne peut le tolérer et nous espérons que les républicains eux-mêmes reconnaîtront le danger qu’il y a pour leur propre parti à se servir, dans nos luttes, des instruments de M. de Bismarck…

La France vit, depuis un mois, comme si elle n’avait plus son territoire et son ciel en Europe, comme si la République, pour l’occuper tout entière à ses discordes avec une quiétude absolue, l’avait transportée, reléguée dans un combien lointain de l’univers ! Et pourtant, tandis que la France concentre aveuglément sur l’état


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de sa république toute son attention, toute sa passion, les autres peuples regardent par delà leurs frontières, émus du bruit nouveau qui trouble tout l’Est du continent. L’Angleterre n’est pas si dis¬ traite de sa politique étrangère par sa querelle du Home-rule, par la sévérité répressive de M. Balfour, par les harangues de lord Hartington et de M. Goschen, qu’elle ne surveille avec soin les choses de l’Orient. Ni l’Italie, bien que son ambition coloniale la tienne un peu haletante et que les frais de son expédition d’Afrique finissent par lui paraître ruineux. La paix de l’Europe, en effet, devient de jour en jour plus incertaine. Que l’empereur d’Allemagne, tout en protestant que ses précautions n’ont rien de belliqueux, déclare que l’Empire doit compléter son armement pour être prêt « le jour où surviendrait l’attaque » ; soit ! Mais, quand la Russie rassemble une armée de 120 000 hommes sur les confins de la Gallicie et que les journaux allemands, poussant un grand cri d’effroi, incitent l’Autriche à demander à la Russie ce que ces arme¬ ments signifient, le fait est plus que grave. L’Autriche sait perti¬ nemment, par son histoire contemporaine, combien ce genre de question peut se compliquer : les deux alliées auxquelles sa diplo¬ matie l’associe et l’attache actuellement, la Prusse et l’Italie, le lui ont enseigné jadis. Nous nous plaisons encore à croire que l’alarme est excessive ; on peut même soupçonner qu’elle n’est pas si réelle qu’elle le paraît ; il faut surtout espérer qu’elle se calmera, le Tzar ne semblant guère enclin à la surexciter. Mais com¬ ment entendre de Paris cette Europe qui tressaille et ne pas gémir du peu de force, du peu de prestige et du peu de sécurité que laisse à la France la république agitatrice et dissolvante dont elle subit le régime ?

Auguste Boucher.


L’un des gérants : JULES GERYAIS.


À’AEJS, — JE. UE SOTS Kf VILS, lMl’klMtUJtS, 18, SUS LJta F 033 ÉS-SJUHT-JACQUKS.


IE JUBILÉ DE S. S. LÉON XIII

ET LA QUESTION ROMAINE


Rome et la Papauté présentent, en ce moment, un grand, un incomparable spectacle au monde : sur tous les chemins qui con¬ duisent à la Ville éternelle se pressent les députations, les pèleri¬ nages, les dons de l’univers ; et ce ne sont pas seulement les peuples de tous les climats qui portent leurs hommages au vieillard auguste du Vatican, mais aussi les gouvernements et les princes, et, à côté des souverains catholiques, les monarques dissidents eux- mêmes. Les vœux et les présents de l’empereur d’Autriche et de la reine d’Espagne, du roi de Saxe et de l’empereur du Brésil, de la princesse Clémentine et de la reine des Belges, des archiducs et des archiduchesses, de la Hongrie chevaleresque et de la fidèle Bavière, des Diètes autrichiennes et des Républiques du nouveau monde, s’y rencontrent avec eeux de la reine d’Angleterre et de l’empereur d’Allemagne, du roi de Grèce et du Sultan, de l’impé¬ ratrice de Chine et du président des États-Unis, du Shah de Perse et de l’empereur du Japon, de la Patagonie et du roi de Choha. Il n’est pas jusqu’au grand rabbin d’Allemagne, surnommé le pape des Juifs, qui n’ait tenu à envoyer, en cette circonstance, à Léon XIII une bible ancienne ornée de pierres précieuses.

Toutes les richesses de la nature, les diamants, les perles, l’or, l’argent, le marbre, Fîvoire, la nacre, les bois et les tissus précieux ont revêtu, pour cette occasion solennelle, les formes les plus variées du travail humain, en offrant le spécimen de tous les produits du globe et le type achevé de Fart et de l’industrie de tous les peuples, depuis les chasubles étincelantes brodées par la main des impératrices et les tiares couvertes de rubis, d’éme¬ raudes et de saphirs^ jusqu’aux nattes primitives des» Indiens et 6* LIVRAISON. 25 DÉCEMBRE 1887. 61*



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LE JUBILÉ DE S. S. LÉON XIII


aux pelleteries des tribus sauvages du Rio-Negro. — Omnes de Saba venient aurum et thus deferentes.

C’est une manifestation sans exemple, un éblouissement sans pareil, et le Saint-Père le proclamait lui-même avec attendrissement il y a peu de jours devant l’assemblée des cardinaux, en faisant monter vers Dieu l’expression de sa reconnaissance : « Toutes les classes sociales, sur tous les points de la terre, disait-il d’une voix émue, rivalisent de zèle pour Nous combler de toutes sortes d’hom¬ mages : par des députations, par des lettres, par des pèlerinages, venant des plus lointaines contrées et par l’envoi d’un nombre immense de présents dont il est très vrai de croire que la richesse et le travail artistique sont encore dépassés par l’élan des cœurs 1 . »

Non seulement la France n’est pas apparue la dernière dans cette manifestation grandiose, mais on peut dire qu’elle en a pris l’initiative comme elle y occupe le premier rang. De même qu’elle & été la première pour la défense héroïque de la souveraineté atta¬ quée, la première pour l’œuvre filiale du Denier de Saint-Pierre, la première pour la Propagation de la Foi dans les contrées lointaines, la première pour toutes les entreprises de dévouement, de bienfai¬ sance et de chevalerie chrétienne, elle a tenu à honneur de garder sa suprématie glorieuse dans les fêtes du Jubilé sacerdotal de Léon XIII, et elle s’y montre avec tout son cœur et toute sa foi, avec ses évêques et ses associations, comme avec les princes de son antique dynastie, toujours jalouse d’attester son attachement et son respect pour le Siège apostolique.

Il semble que, plus la Papauté est dépouillée et humainement réduite à rien, plus les peuples aient voulu l’entourer d’hommages exceptionnels et donner au témoignage éclatant de leur fidélité le caractère d’une protestation universelle contre l’atteinte portée à la souveraine indépendance dont tous ont également besoin.

Devant cette apothéose de la Papauté et ces rayonnements du Thabor, la dynastie de Savoie paraît bien chétive, et le roitelet du Quirinal, oublié dans son palais, doit se trouver lui-même bien petit auprès du vieillard à trois couronnes du Vatican.

« Il n’y a pas de question romaine ! » s’évertuaient à clamer les politiciens de la péninsule, comme d’autres, de présomption égale et d’égale mauvaise foi, disaient chez nous : « Il n’y a pas de ques-

4 Allocution prononcée dans le Consistoire du 25 novembre.


ET LA QUESTION ROMAINE


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tion sociale I » Mais le spectre importun se dresse et vient troubler ceux qui voudraient l’écarter du fesiin.

Il n’y a pas de question romaine I Écoutez et regardez ! Tendez l’oreille à l’acclamation des peuples ; ouvrez les yeux au spectacle extraordinaire qui saisit le monde !

Vous avez beau la nier, cette question romaine : e pur si muovef Elle agite les âmes, elle soulève les nations, elle domine, elle s’impose ! Comme elle déborde d’Italie à cette heure ! Comme elle rejette dans l’ombre les petites préoccupations du traité de com¬ merce et de l’expédition de Massouah ! Comme elle dépasse l’Eu¬ rope elle-même pour planer sur les deux hémisphères !

Vainement M. Crispi a-t-il affecté de la passer sous silence dans le dernier discours de la couronné : l’univers entier la lui crie ; et cette revendication imposante, universelle, restitue solennellement au problème sacré le caractère supérieur qu’on lui conteste.

Si elle n’était qu’italienne, comment aurait-elle la faculté de remuer le monde à ces profondeurs ?

Pourtant, au lendemain des scandales occasionnés par la trans¬ lation des cendres de Pie IX, M. Mancini osait soutenir que « la situation du Pape à Rome est une question tout intérieure, un intérêt purement italien et ne comportant à aucun titre une dis¬ cussion internationale. »

Cette audacieuse théorie a été arborée, cette prétention affichée par tous les ministres, par tous les orateurs, par tous les agents diplo¬ matiques de l’Italie officielle, qui, depuis quinze ans, s’indignent et s’irritent de tout acte, de toute parole tendant à rendre à la ques¬ tion le caractère d’universalité qui est son essence même.

Et, chose bizarre en même temps que contradiction saillante,’ ce même droit, ainsi que le remarque l’auteur anonyme d’un élo¬ quent écrit, « ce même droit d’intervention morale et d’arbitrage des nations étrangères dans le règlement de la question romaine, le gouvernement italien, qui le nie s’il s’agit d’un contrôle, le reconnaît et l’invoque, s’il s’agit d’une consécration *1 »

En 1878, en effet, au congrès de Berlin, alors que les différentes puissances se distribuaient des compensations amiables, sous le regard encourageant du prince de Bismarck, et s’adjugeaient, qui la Bosnie et l’Herzégovitie, qui l’île de Chypre, qui le protectorat

1 La Lettre du Pape et l’Italie officielle, pj 19.


IV


LE JUBILÉ DE S* & LÉON XIII


de la Bulgarie, qui la Tunisie, que demanda lTtalie ? Une seule chose : la ratification diplomatique de la possession de Rome et l’acceptation internationale du fait accompli. Le plénipotentiaire de la France, celui de l’Au triche-Hongrie, le chancelier d’Alle¬ magne, tout le premier, écartèrent la prétention, en refusant même d’admettre que la question fût posée devant le congrès. N’était-ce pas un arrêt significatif, établissant avec autorité la compétence absolue de l’Europe dans le problème ? Et le prince de Bismarck ne proclamait-il pas le droit d’appréciation et d’ingérence des gou¬ vernements quand il signalait la nature particulière de « ce pouvoir qui, par son caractère universel, n’est nulle part étranger » ?

Ce caractère international, universel, la question romaine l’a eu à toutes les époques, et U suffit d’ouvrir l’histoire pour en trouver cent témoignages. Quand Pépin sommait Astolphe de restituer les propriétés de l’Église, quand les empereurs francs intervenaient pour constituer ou raffermir l’indépendance temporelle des Papes, que faisaient-ils autre chose qu’affirmer le droit des peuples chré¬ tiens à garantir la liberté même de leur foi ? Et six siècles plus tard, quand Henri IV T dans son plan profond de réorganisation de l’Europe, faisait, de la Papauté indépendante au sein de l’Italie confédérée, le pivot d’un nouvel équilibre du monde, ne marquait- il pas ainsi le caractère universel qui la distingue de toutes les institutions humaines ?

De nos jours, au congrès de Vienne en 1815, et au congrès de Paris en 1856, n’est-ce pas toujours l’assemblée des puissances qui s’est occupée de la question romaine ; n’est-ce pas toujours l’aréopage européen qui revendique pour lui-même le soin de régler le problème supérieur dont la solution importe si essentiellement à la paix intérieure de tous les États ?

On a dit du Jubilé de Léon XIII qu’il était « la fête de famille de la Chrétienté ». L’expression est heureuse, mais ne serait-il pas étrange que, de tous les gouvernements, ce fût précisément celui qui, seul, s’abstient d’y participer et la supporte même avec impa¬ tience, qui demeurât investi de l’étonnant privilège de confisquer à son profit et de régir à sa convenance l’intérêt commun de la famille entière ?

Ln des principaux organes de la péninsule s’écriait récemment ; « Nous ne pouvons pas admettre qu’à cause de la Papauté, l’Italie demeure l’esclave de l’étranger. »


RT LA QUESTION ROMAINE


V


Personne ne demande que l’Italie devienne l’esclave de l’étranger, et la France, qui a si généreusement versé son sang pour l’affranchir de la domination tudesque, ne saurait être accusée d’une pareille tendance. Mais personne ne peut admettre davantage que la Papauté reste l’esclave de l’Italie et que les nations catholiques demeurent étrangères aux conditions et aux garanties de son existence.

Quoi ! l’Europe est intervenue pour la neutralité de la Belgique, et l’indépendance de la Papauté, gage de la sécurité des consciences, ne constituerait pas un intérêt au moins égal ?

Quoi ! l’Europe est intervenue pour la neutralité du Luxembourg, et la liberté du Saint-Siège, nécessaire à tous les temps et à tous les lieux, aurait moins de titres à la sollicitude de la diplomatie ?

Quoi ! l’Europe est intervenue pour les petits peuples malheu¬ reux et tyrannisés de la presqu’île des Balkans, et il lui serait interdit d’intervenir pour les populations innombrables dont la foi souffrç et proteste ?

Quoi ! l’Europe interviendrait pour assurer, à cause de son im¬ portance commerciale, la sécurité du canal de Suez, et la Papauté, dont l’importance semble un peu plus haute que celle des trans¬ ports maritimes, ne pourrait exciter la même vigilance ?

Le libre transit de mille bâtiments provoquerait plus de soucis et «  de précautions que la liberté d’âtne de 250 millions d’êtres humains ?

Quoi ! l’Europe défend jalousement la neutralité des Dardanelles ; elle ne permet à aucune puissance de mettre la main sur Constan¬ tinople ; elle prendrait au besoin les armes pour sauvegarder ce qu’on ne peut plus appeler l’intégrité de l’empire ottoman, mais du moins les lambeaux qui en subsistent ; et le christianisme, dont vit le monde, la laisserait plus indifférente et plus désarmée que l’islamisme, dont meurt une race abâtardie ?

Comparaison n’est pas raison, dira-t-on avec le proverbe ; mais ici la comparaison, ou plutôt le contraste, éclate avec une telle force, qu’il ne reste pas la moindre place au doute et que la con¬ clusion s’impose.

Il y a juste deux ans, recevant M. de Lesseps à l’Académie française, M. Renan dépeignait, en termes curieux à rappeler aujour¬ d’hui, la situation exceptionnelle de l’Égypte : « Clef de l’Afrique intérieure par le Nil, gardienne par son isthme du point le plus important de l’empire des mers, l’Égypte, disait-il, est vouée à une destinée particulière… Quand on a un rôle touchant aux in té-


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LE JUBILÉ DE S. S. LÉON XIII


rêts généraux de l’humanité, on y est toujours sacrifié. Une terre qui importe à ce point au reste du monde ne saurait s’appartenir à elle-même ; elle est neutralisée au profit de l’humanité ; le prin¬ cipe national y est tué… L’Égypte sera toujours gouvernée par l’ensemble des nations civilisées. »

Ce que dit M. Renan de la terre des Pharaons, l’univers catho¬ lique ne peut-il, avec beaucoup plus de raison, le penser du tom¬ beau des apôtres et de la terre des martyrs ? Le rôle providentiel de la ville des Papes est admirablement défini dans la page du philosophe, avec cette différence essentielle que le principe national n’est pas tué quand le souverain est de la même race que son peuple, et surtout quand, loin d’être « sacrifiée » à ce rôle glo¬ rieux, Rome y trouverait un élément de force et de grandeur.

Pourquoi la destinée particulière à laquelle M. Renan juge équi¬ table de vouer l’Égypte ne paraîtrait-elle pas plus équitable encore aux gouvernements européens et aux catholiques du globe pour le siège de la Papauté ?

Mais il n’est pas nécessaire d’invoquer des témoignages extérieurs pour la constatation d’une vérité que les Italiens eux-mêmes ont, en maintes circonstances, été forcés de reconnaître.

Dès 1871, dans la discussion de l’hypocrite Loi des Garanties, M. Minghetti se voyait contraint de dire : « À quoi bon se le dissi¬ muler ? La question est nécessairement internationale. On n’évite pas les périls en les niant. »

M. Bonghi faisait le même aveu, et l’un des plus éminents politi¬ ques et jurisconsultes de la péninsule, le sénateur Cadorna, président du conseil d’Ètat, proclamait à son tour d’une façon explicite que « la nécessité absolue de la liberté effective du Pape crée un droit pour les peuples catholiques et pour leurs gouvernements ».

Peuples et gouvernements ont-ils réclamé ce droit, qu’on essaye de leur dénier de nouveau ? L’histoire contemporaine est pleine de leurs revendications.

Dès 1870, après l’invasion de l’État pontifical et la prise de possession de Rome par les Piémontais, l’Europe entière s’émeut de la situation faite à la Papauté, et les ambassadeurs du nouveau royaume italien sont obligés de constater cette préoccupation, non seulement dans les États catholiques, mais chez les dissidents eux-mêmes.

M. Minghetti, alors ambassadeur à Vienne, écrit au ministre des


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affaires étrangères à Rome que « tous, catholiques et non catho¬ liques, s’inquiètent de la liberté et de l’indépendance du Saint- Siège », et il estime opportun « de s’entendre sur ce point avec les autres puissances ».

M. Melegari, ministre d’Italie à Berne, fait savoir que « le conseil fédéral a pris acte de la promesse faite par le gouverne¬ ment du roi de se concerter avec la diplomatie européenne pour assurer les conditions essentielles de la liberté du Saint-Père. »

D’autre part, M. de Bismarck écrit de Versailles même, en pleine guerre, le 8 octobre 1870, au ministre de Prusse à Florence : « Sa Ma¬ jesté se croit obligée, vis-à-vis de ses sujets catholiques, d’aider à sauvegarder la dignité et l’indépendance du chef de l’Église catho¬ lique. »

Le chancelier d’Autriche faisait des réserves analogues ; la France refusait, par l’organe non suspect de M. Jules Favre, de ratifier la violation flagrante de la Convention de septembre ; et quelques mois plus tard, M. Thiers disait solennellement à la tribune de l’Assemblée nationale : « L’expérience peut seule décider si l’indé¬ pendance du Pape est réelle et si elle deviendra un fait auquel f Europe puisse avoir confiance. »

Eh bien, après seize années de spoliations multiples, d’inces¬ santes entraves et de mesures oppressives qui ont resserré de plus en plus la captivité du Souverain Pontife ; après les scandales du transfert des cendres de Pie IX et les insultes prodiguées hier encore dans Rome à des pèlerinages français, on peut dire que l’expérience est faite et que ni l’Europe ni le monde catholique ne peuvent trouver les garanties nécessaires dans un régime qui aboutit à faire de l’hôte auguste du Vatican le prisonnier de plus en plus étroit du Quirinal.

Ce n’est pas tout : est-ce que les puissances catholiques, notam¬ ment la France, l’Autriche, l’Espagne, la Belgique, le Portugal, en maintenant, depuis l’occupation de Rome, leurs ambassadeurs auprès du Saint-Siège ; est-ce que l’Allemagne, en accréditant auprès du Pape un négociateur extraordinaire ; est-ce que le prince de Bismarck, en sollicitant la médiation du chef de l’Église dans un différend tout politique avec l’Espagne et en lui décernant publiquement le titre de Sire qui, dans le formulaire des chancel¬ leries comme dans la langue de la civilisation, exprime l’idée la plus haute de la souveraineté complète ; est-ce que tous ces faits


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LE JUBILÉ DE EL S. LÉOH XIII


et tous ces témoignages n’établissent pas avec une évidence irré¬ fragable que les gouvernements sont loin de se détacher de la question romaine et, traitant le Pape en roi, continuent de regarder les intérêts supérieurs qu’il représente comme touchant à leurs intérêts propres et appelant leur plus active sollicitude ?

Rappelons-le : des républicains eux-mêmes, dans une heure d’impartialité, déclaraient naguère intolérable la situation faite au Saint-Siège par la violente occupation de Rome. M. Arnaud (de l’Ariège), invoquant « le droit international », réclamait la liberté effective des Souverains Pontifes l, et M. Eugène Pelletan, le père du député radical actuel, se prononçait avec vigueur pour l’en¬ tière et tranquille possession de Rome par le Saint-Père.

Je cite pour être cru : « Le Pape et le roi de Piémont peuvent- ils cohabiter la même capitale ? — Rien de plus facile, dites-vous. — Rien de plus impossible, au contraire. Autant vaudrait ima¬ giner qu’après la révolution de Juillet, Charles X aurait pu accepter de la munificence de Louis-Philippe un entresol au Palais-Royal ou bien à l’Élysée-Bourbon 2 . »

Mais toutes ces considérations prennent une force autrement irrésistible, si l’on s’élève plus haut pour jeter un regard d’en¬ semble sur le développement du catholicisme dans le monde et sur la prodigieuse extension des églises, soit dans les contrées où, il y a quarante ans, l’on en rencontrait à peine quelques-unes, soit dans les régions longtemps fermées et ouvertes seulement d’hier à la civilisation.

L’Amérique, par exemple, ne comptait au début du siècle qu’un seul évêque, avec quelques prêtres et quatre-vingt-dix mille fidèles, perdus, noyés dans des multitudes dissidentes. Bientôt, ils sont devenus légion. En 1870, les catholiques formaient presque le cinquième de la population totale ; en 1900, ils en constitueront le tiers. Magnifique extension, qui a parallèlement suivi le déve¬ loppement industriel et commercial, en plaçant toujours l’idée avant le fait et le culte avant la matière. Ainsi que l’a très bien observé M. Claudio Jannet dans son beau livre, le christianisme aux États-Unis est véritablement devenu la religion nationale 3 .

On compte aujourd’hui, sur le territoire de la Confédération :

1 L’Indépendance des papes et le droit des peuples, par Arnaud (de l’Ariège).

2 La Tragédie italienne, par Eugène Pelletan, chez Pagnene, p. 31.

3 Les htats- Unis contemporains .


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3 cardinaux, 12 archevêques, 62 évêques, 7296 prêtres, 6755 églises, 1701 chapelles, 1733 stations de mission, 36 séminaires diocésains ou scolasticats religieux, 85 collèges ecclésiastiques, 2621 écoles paroissiales fréquentées par 492 949 enfants, 618 aca¬ démies de jeunes filles, 449 institutions de bienfaisance ; en tout, 67 diocèses, 7 vicariats apostoliques et 1 préfecture, c’est-à-dire 75 centres catholiques étroitement unis au Pontife romainL

11 y a quarante ans, le haut Canada n’avait qu’un seul vicaire apostolique, aidé de deux auxiliaires. Aujourd’hui, le Dominion renferme 2000 prêtres sous la direction de 30 évêques !

Merveilleuse floraison, épanouie en un quart de siècle, et qui témoigne avec éclat de la vitalité féconde du catholicisme dans la liberté !

Le même étonnant spectacle se présente en Afrique, en Asie, au Japon, sur les plages les plus lointaines, et cette rapide et extraor¬ dinaire diffusion du catholicisme dans toutes les parties du monde connu constitue certainement l’un des plus grands faits de notre époque.

Avant 1822, l’Afrique avait à peine quelques églises éparses sur le littoral méditerranéen. Aujourd’hui, elle montre avec orgueil, sur le siège d’Augustin glorieusement relevé, un vaillant cardinal entouré de prêtres actifs, de missionnaires intrépides, d’écoles où se presse la population indigène, de nombreuses institutions charitables. De la détresse religieuse, elle est passée à 2 archevê¬ chés, 12 évêchés, 17 vicariats et 16 préfectures apostoliques.

Nous ne parlons pas du Congo et de ce centre encore mystérieux que les premières explorations de Stanley et de Brazza permettent d’entrevoir comme un vaste réservoir d’hommes et comme le futur champ de fertiles moissons.

En 1822, l’Extrême-Orient tout entier, Inde, Chine et Indo-Chine, ne comprenait que 12 évêques. Aujourd’hui, l’Inde seule offre 28 archevêques et évêques, avec 1200 prêtres ; l’Indo-Chine, la Chine et le Japon renferment près de deux millions de fidèles, relevant de 50 vicariats apostoliques desservis par une armée de 1400 missionnaires !

Enfin l’Océanie, qui, jusqu’en 1870, ne connaissait pas le culte

1 Yoy. l’intéressant volume de l’abbé Vigneron : De Montréal à Wfl- shington, chez Plon, 1887.


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catholique, a tellement grandi en quinze années qu’elle ne possède pas à cette heure moins de 23 évêques avec 592 prêtres et une population catholique de 710 000 âmes !

Quelle transformation rapide ! Quelles nobles et pacifiques con¬ quêtes ! Quelles admirables germinations promises à l’avenir ! Et tous ces peuples, tous ces fidèles, tous ces clergés indigènes, variés de costume, de couleur, de mœurs, d’idiome, mais confondus dans la même aspiration, sont actuellement en marche vers Rome, chargés des présents de l’univers, afin de déposer tous aux pieds du Père commun l’hommage de la même foi et du même dévouement !

Quel tableau ! Quelle scène à la fois majestueuse et touchante !

Et la religion qui suscite de pareilles manifestations de l’âme humaine laisserait sans aucun droit les peuples et les gouverne¬ ments qu’elle anime ! Tous, de l’un à l’autre pôle, resteraient à la merci des passions et des sectes de l’Italie ! C’est de la seule et infime péninsule, de ses fluctuations et de ses caprices, que dépen¬ drait le chef auguste de ces croyances, le régulateur suprême de cette foi civilisatrice ! Ni l’ascendante Amérique, réservée peut- être à jouer bientôt le rôle principal dans le monde ; ni l’Afrique, dont la noire fourmilière s’avance en saluant dans la Croix le symbole de l’affranchissement et du progrès ; ni la Chine, avec ses chrétientés populeuses ; ni le Japon, avide aujourd’hui de l’Évangile qu’il proscrivait naguère ; ni ces vastes empires et ces jeunes républi¬ ques qui montent sous le soleil en menaçant de submerger la vieille Europe n’auraient voix dans le règlement de la question capitale qui les domine tous, et c’est la petite Italie qui resterait maîtresse de la conscience de l’univers !

C’est impossible ! Qu’elle le veuille ou non, fltalie nouvelle devra compter avec toutes ces églises, avec toutes ces forces, avec toutes ces races, grandissantes sous toutes les latitudes, et qui déjà récla¬ ment leur part légitime de décision et de garantie

  • Les derniers courriers du nouveau monde apportent le document

suivant :

Art. 1". — Le Congrès de la république de l’Équateur présente respec¬ tueusement ses félicitations à S. S. le Pape Léon XJII, à l’occasion du cinquantième anniversaire de sa première messe. Le Congrès fait des vœux pour que la liberté du Souverain Pontife soit entière et quon lui restitue les droits sacrés qui lui reviennent comme successeur de saint Pierre et comme chef visible de F Eglise catholique .

Art. 2. — Le Congrès de l’Équateur, en son nom et au nom du peuple


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Contemplez, à l’heure actuelle et à l’éblouissante lumière du Jubilé, l’action de la Papauté dans le monde : en dehors des États catholiques, elle entretient des relations affectueuses avec la plupart des gouvernements ; elle a conclu la paix avec l’Allemagne, signé une trêve avec la Russie, et négocie avec la reine Victoria la créa¬ tion à Londres d’une nonciature qui renouerait le lien brisé depuis trois cent cinquante ans ; elle a réorganisé la hiérarchie catholique en Angleterre, en Écosse, en Grèce, au Monténégro, dans les pays slaves, de même qu’en Asie centrale et dans les Indes ; elle est en rapports amicaux avec le chef du mahométisme à Constantinople, comme avec le chet du bouddhisme à Pékin ; partout, jusque dans les citadelles du protestantisme et de l’hérésie, elle exerce une influence profonde et respectée. Comme le Christ, tout en n’oubliant pas ses fils les plus proches, elle s’assied à la table du publicain, cherche à relever les pécheresses, entre en conversation avec la Samaritaine et reçoit l’hospitalité dans la maison de Zachée !

Mais si l’irradiation du Jubilé fait éclater à tous les yeux les progrès et les grandeurs du catholicisme ; si, en face du monde déchiré par d’intraitables factions et divisé par des credos philoso-

dont il est le représentant, renouvelle la protestation, faite par la nation, de rester fidèle aux enseignements du Saint-Siège, et spécialement à ceux contenus dans les encycliques Diuturnum et Immortale Dei.

Art. 3. — Une somme de 10 000 sucros (soit 50 000 fr.), est votée pour contribuer à l’honoraire que le monde catholique offrira au Saint-Père le jour de ses noces d’or, pour la messe que Sa Sainteté célébrera en cet anniversaire.

D’autre part, on apprend que Ménélick II, roi de Choha, envoie un ambassadeur à Rome avec de riches présents et une lettre pour le Pape. Le royaume de Choha, dans l’Afrique orientale, fait partie de l’Abyssinie, en formant avec cet État une sorte de confédération. Le roi Ménélick appartient, ainsi qu’une partie de son peuple, à l’Eglise schismatique copte, mais beaucoup de ses sujets sont catholiques, et les missionnaires catho¬ liques reçoivent chez lui l’hospitalité la plus honorée. Déjà, en 1841, des députés du Choha étaient venus à Rome, avec ceux du Tigré et de l’Amhara, rendre hommage à Grégoire XVI ; et Léon XIII, au début de son ponti¬ ficat, ayant été l’objet d’une démarche semblable, y a répondu en envoyant à Ménélick une couronne royale ornée de pierres précieuses. De sorte que, par une rencontre singulière et expressive, la Papauté se trouve en relations amicales et en intime communauté de foi avec une partie de cette Abys¬ sinie dont l’autre portion tient en échec les ambitions et les soldats de l’Italie nouvelle 1 De ce côté encore, quel puissant secours ne recevrait pas l’Italie d’un accord avec le Saint-Siège pour l’apaisement de ses difficultés et l’élargissement de son action dans le monde !


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phiques ou sociaux, elle met en puissant relief la majestueuse unité catholique autour de son chef vénéré, elle éclaire aussi d’un jour nouveau le mouvement concentrique qui, des extrémités du globe, se dessine avec une force croissante autour de la Papauté et dans lequel l’Europe n’apparaîtra bientôt plus que comme une petite province de la grande patrie religieuse !

Comment, dès lors, une seule motte de terre, un seul point minuscule de cette petite Europe, pourraient-ils élever la prétention d’accaparer le bien de tous ? Pas plus que l’autre soleil, l’Italie ne peut confisquer le soleil moral de l’univers.

Devant la manifestation sans précédent dont Rome offre en ce moment l’imposant spectacle, on s’est demandé si le Jubilé de Léon XIII n’allait pas marquer une date exceptionnelle dans l’his¬ toire de l’Eglise et réserver peut-être quelque grande surprise au monde ? C’est le secret de Dieu ; mais ce qui est acquis désormais, c’est qu’en raison du caractère international et universel de la Papauté, la solution à intervenir doit être indiscutablement l’œuvre commune de toutes les puissances ; que, débattue, acceptée, sanc¬ tionnée par toutes, elle doit demeurer sous la protection collective du droit public des deux mondes ; qu’à aucun degré le Pape ne peut devenir le « Sergent » du roi d’Italie, pas plus qu’Henri IV n’admettait qu’il fût « le [chapelain de Philippe II » ; que, pour un intérêt de cette hauteur, il faut l’assentiment du temps et de l’es¬ pace, et que tous les*gouvernements, tous les peuples et tous les siècles doivent demeurer les gardiens d’une liberté nécessaire à la conscience du genre humain.


Léon Làvedan.


MÉMOIRES D’UN ROYALISTE’


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LE DEUX DÉCEMBRE 1851.

Après le solennel et long débat sur la révision, après l’accès <Tagitation qui en fut la suite, l’Assemblée touchant à l’époque habituelle de ses vacances, ne se refusa point une prorogation qui lui permettrait, non de se reposer, mais du moins de changer de fatigue, en allant consulter ses électeurs. Elle s’ajourna donc au h novembre et elle nomma une commission de permanence dans laquelle tous les sentiments de méfiance avaient la majorité.

Le Président ne tarda point à mettre notre absence à profit, et, brusquement, sans consultation préalable du ministère, il déposa sur la table du conseil un projet brièvement motivé qui abrogeait la loi du 31 mai. Le Président s’inquiétait peu qu’on lui reprochât sa palinodie et qu’on lui rappelât que la loi du 31 mai était née de son initiative. M. Baroche en prenait plus de souci ; c’était lui qui avait soutenu l’opportunité et même l’urgence de l’épuration du suffrage universel par la sévérité dans la constatation du domicile. C’était lui qui devrait maintenant soutenir, à la tribune, la thèse absolument contraire. Cette responsabilité l’effraya ; elle répugna davantage encore à M. Léon Faucher, qui péchait souvent par la forme, mais dont la loyauté demeurait incontestable. Ils se mon¬ trèrent donc tous deux surpris et fort irrités, M. Faucher particu¬ lièrement, lorsque le Président, avec son calme habituel,* leur proposa un retour pur et simple au suffrage universel sans contrôle ■et sans limite. Le ministère comprit facilement que le prince démasquait là une batterie tenue en réserve pour des vues ulté¬ rieures, et qu’on ne ferait pas fléchir sa résolution. La démission

  • Voy. le Correspondant du 10 décembre 1887.

6 e LIVRAISON. 25 DÉCEMBRE 1887.


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fut offerte, elle fut acceptée sans difficulté. Louis-Napoléon com¬ prenait que, dans la sphère parlementaire, il n’obtiendrait pas plus de condescendance que lui en offraient M. Baroche et ses col¬ lègues. Il renonça donc, pour l’accomplissement de son dessein prémédité, à tout ministère emprunté à une fraction quelconque de l’Assemblée, et il entra hardiment dans la voie non pas extra¬ légale, mais extra-parlementaire.

Cette intention une fois bien arrêtée, on ne pouvait la signifier en termes plus démonstratifs. Non seulement le cabinet du 26 octobre 1851 fut choisi en dehors du parlement, mais on ne •hercha pas même à donner à l’Assemblée la consolation d’une renommée ou d’un talent. M. de Thorigny reçut le portefeuille do l’intérieur ; M. Daviel, sur le refus de M. Corbin, ancien député sous Louis-Philippe, reçut le portefeuille de la justice ; le marquis Turgot, celui des affaires étrangères ; M. Fortoul remplaça M. de Chasseloup, à la marine ; M. Blondel fut appelé aux finances ; M. de Casabianca au commerce ; M. Giraud, membre de l’Institut, uni¬ versitaire distingué, et, à ce double titre, moins absolument inconnu que ses collègues, prit la direction du ministère de l’instruction publique, et passa, dans le premier moment, pour le personnage prépondérant de cette étrange combinaison. Mai 3 le véritable représentant de l’Élysée n’était pas celui-là. Le confident dès lors initié à toute la pensée du Président était le général -de Saint-Arnaud, à qui l’on remettait le ministère de la guerre f àprès lui avoir envoyé en Algérie plusieurs messagers très intimes.

On donnerait difficilement une idée de l’impression produite sur l’Assemblée, à sa première entrevue avec le nouveau minis¬ tère. Le ministre de l’intérieur et le ministre de la justice, c’est- à-dire les titulaires des deux départements les plus impor¬ tants, étaient voisins du ridicule : M. de Thorigny par l’emphase de son attitude et de sa parole ; M. Daviel par la gaucherie et la vulgarité de sa tournure et de tous ses mouvements. Plu& d’une fois, M. Giraud les suivit jusque sur les marches de la tribune pour les reprendre ou les souffler ostensiblement, en diri¬ geant vers l’Assemblée des gestes et des sourires qui semblaient demander grâce et dire : « Soyez indulgents, ils se formeront ! » Les murmures et les sarcasmes accompagnaient ces malencontreux orateurs jusqu’au banc des ministres. M. Giraud circulait alors de groupe en groupe, protestant des bonnes intentions du cabinet. Il se heurta un jour à M. de Vatimesnil qui, de sa voix retentissante et avec sa bonhomie fougueuse, s’écria : « Bonnes intentions. Monsieur, bonnes intentions ! c’est possible ! mais il nous faut aussi la capacité ! »


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De telles scènes se renouvelaient à chaque séance. La provocation cependant fut poussée encore plus loin. Le prétexte saisi pour renvoyer le ministère Baroche était l’abrogation de la loi du 31 mai. Mais le Président pouvait se séparer d’un ministère lui résistant sur une question spéciale sans changer pour cela le préfet de police, qui n’appartenait point à l’Assemblée et n’avait aucun parti à prendre dans cette question. Cependant M. Carlier, homme très intelligent, très résolu, investi de la pleine confiance du parti conservateur, fut invité à se retirer pour faire place à un successeur aussi imprévu et aussi peu rassurant que le cabinet Thorigny- Saint-Arnaud : c’était M. de Maupas.

M. de Maupas arrivait de la préfecture de Toulouse, où il avait déployé tant de zèle, que les hommes qui voulaient rester impar¬ tiaux mirent en doute les anecdotes qui circulaient à petit bruit» Son appel soudain au poste de préfet de police fit examiner les choses de plus près, et voici un fait qui devint avéré. M. de Maupas avait demandé à l’avocat général, en l’absence du procu¬ reur général à la cour de Toulouse, des mandats d’amener contre plusieurs membres du conseil général. Le magistrat du parquet sollicita d’abord communication des indices accusateurs et dca commencements de preuves. « Des preuves ! répliqua le préfet, des preuves I Voilà bien les fins de non-recevoir des magistrats tièdes ou hostiles ! Les preuves sont inutiles contre des ennemis notoires ; les sentiments suffisent. »

Cette théorie étant péremptoirement repoussée par l’avocat général, M. de Maupas attendit le retour du procureur général, qui soutint son subordonné : — « On ne peut signer, dit-il, de tels mandats sans connaître au moins quelques-unes des pièces qui les autorisent. — Les pièces ne vous manqueront pas, répondit M. de Maupas poussé à bout ; mes agents les introduiront eux-mêmes au domicile des accusés. » Le procureur général stupéfait, alarmé, courut en référer au premier président, qui se montra non moins résolu à ne faire que son devoir. Procès-verbal des deux entretiens fut dressé, envoyé au garde des sceaux, et c’est pendant que cet incident était porté à l’Élysée que M. de Maupas fut nommé préfet . de police.

Le premier président était l’honorable M. Piou, beau-frère de M. Odilon Barrot, qui signale dans ses Mémoires un fait si grave ; mais, dans ce récit détaillé, M. Barrot se laisse aller au penchant personnel qui lui a souvent nui dans sa vie politique et qui, plus d’une fois, lui nuit encore dans ses Mémoires . Il s’occupe unique¬ ment de son beau-frère, et passe sous silence le nom du procureur général et de l’avocat général. Ce furent cependant ces deux tnagish


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trats qui montrèrent la fermeté la plus méritoire, car leur carrière était à la merci du pouvoir, tandis que M. Piou, au faîte de la magistrature et inamovible, pouvait, sans péril, suivre les inspira¬ tions de sa conscience. Ces deux magistrats, fidèles à leur devoir, étaient M. le procureur général Dufresne, et M. l’avocat général Daguilhon-Pujol.

Le choix de M. de Maupas pour la préfecture de police annonçait la résolution de recourir à tous les genres d’expédients et à tous les exploits de la force. Il annonçait, en même temps, aux fonc¬ tionnaires qu’ils ne devaient pas craindre de se compromettre, qu’ils seraient soutenus et récompensés à tout prix.

Le projet d’abrogation de la loi du 31 mai était un coup direct à l’adresse de M. Thiers, qui s’était jeté avec ardeur dans la discus¬ sion de la loi et avait prononcé, à cette occasion, son éloquente apos¬ trophe à « la vile multitude ». M. Thiers ne se méprit pas sur la portée de cette manœuvre. Il s’en montra très irrité, mais point déconcerté. Il crut obstinément que, du jour où il voulait bien adopter et personnifier la République, c’était à cette république-là que le pays s’attacherait. Il se flattait d’être le vrai miroir de la France, le vrai reflet de ses opinions, le meilleur représentant de ses intérêts. Il s’imaginait que son propre ascendant, que son propre prestige, seraient supérieurs à l’ascendant, au prestige même d’un Napoléon, et que le prince Louis n’ayant été élu en 18à8 que parce que M. Thiers l’avait voulu, il ne serait point élu en 1852, parce que M. Thiers ne le voulait plus. Pour lui, une seule question res¬ tait douteuse : la candidature de M. le prince de Joinville ou celle de M. Thiers lui-même ? Là-dessus on avait encore à réfléchir, mais, cela, pensait-il, se discuterait à loisir et à la barbe du Président, dont la carrière serait irrévocablement terminée à l’échéance cons¬ titutionnelle.

Que le lecteur veuille bien croire que je ne suppose ni n’exagère rien. Je ne fais que résumer en peu de mots les conversations que je n’ai cessé d’entendre durant quatre mois.

L’une des illusions les plus incurables de M. Thiers, à cette époque, fut d’imaginer qu’il remplacerait par des voix de la gauche les voix de la droite qu’il s’aliénait de jour en jour. C’eût été l’intérêt de la gauche intelligente, mais ce ne pouvait être le conseil de la passion. Dans les partis, comme chez les hommes, la passion l’emporte sur l’intérêt plus souvent qu’on ne le croit, plus sou¬ vent que cela ne devrait être. La passion aveugle, et quand ella n’aveugle pas elle entraîne. La gauche comptait dans ses rangs plusieurs compères de l’Élysée ; mais ceux mêmes que la corruption ne pouvait atteindre avaient une affinité tacite avec les Bonaparte^


MÉMOIRES D’UN ROYALISTE


S’il fallait choisir bientôt entre ceux-ci et la vieille race royale, l’option était faite d’avance, au fond de leur cœur.

Napoléon a fondé la dynastie naturelle de la Révolution. Quand la Révolution comprend qu’elle a besoin de se défendre contre ses propres excès ou contre des ennemis puissants, elle a recours À un Napoléon. Un pouvoir fort ne déplaît aux révolutionnaires que quand il est aux mains de leurs adversaires traditionnels. Un pou¬ voir fort qui les rassure et qui les flatte par son origine ne leur déplaît jamais beaucoup. Les Bourbons, la branche aînée au suprême degré, la branche cadette à un degré moindre, mais suffi¬ sant encore pour maintenir la rupture, représentent la monarchie française ou la monarchie anglaise. Toutes deux sont parfaitement compatibles, l’histoire le prouve, avec de sincères libertés. Mais la liberté sincère est antipathique aux révolutionnaires. Ils n’ont qu’un but, l’abaissement de toutes les supériorités, l’abolition de toutes les hiérarchies, l’affranchissement de tous les respects, l’égalité, en un mot, dans son sens le plus abaissé et le plus nive- leur. Les Napoléon ont, pour eux, le grand avantage de ne pas exclure les jacobins. Le terrain que l’Élysée perdait dans l’Assem¬ blée et dans le pays légal, il le regagnait et au-delà par les voies occultes et en faisant luire aux yeux de ses nouveaux adhérents des promesses qui toutes ne furent pas des mensonges. Nous l’avons bien vu en Italie, un peu plus tard.

Quant à M. Berryer et à ses amis, ils ne pouvaient se dissimuler leur défaite, mais je crois pouvoir affirmer qu’ils se montrèrent de loyaux vaincus. Dès le lendemaiu même du scrutin sur la révision, nous dîmes à M. Thiers et à ses clients, parmi lesquels il fallait compter le général Changarnier :

« Vous avez voulu une seconde épreuve de la République, vous l’avez emporté ; la majorité constitutionnelle nous a donné tort ; puisse l’événement ne pas nous donner raison. En attendant, tenez- nous pour les alliés inébranlables de la légalité dans une lutte que nous voulions épargner au pays par un retour légal, mais complet, aux vraies conditions de l’ordre. Nous redoutons plus que vous une issue fatale ; mais autant que vous, nous nous efforcerons de la. conjurer. »

L’Élysée, durant les quatre mois de vie qui restaient à l’Assemblée, n’eut pas de plus fermes adversaires que M. Berryer et ses amis.

Maintenant, nous allons voir ces différents efforts à l’œuvre.

Le 4 novembre, jour de la rentrée de l’Assemblée, M. de Tho- rigny vint lire un message du Président, se terminant par la de¬ mande, captieusement motivée, de l’abrogation de la loi du 31 mal. Le ministère demanda, en outre, l’urgence pour cette abrogation.


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MM. Michel (de Bourges), Jules Favre, Émile de Girardin, appuyè¬ rent l’urgence, et la gauche les applaudit. M. Berryer apparut à la tribune, au milieu d’un indescriptible tumulte. Lui-même, toujours

  • si sympathiquement écouté, fit, à grand’peine, entendre ces quel¬

ques mots :

« … La retraite du cabinet, imprévue, totale, spontanée ; la cir¬ culaire du nouveau ministre de la guerre, à la lecture de laquelle tout le monde a été surpris du silence gardé sur l’autorité des lois et sur le respect des institutions. (Très bien à droite . — Agitation à gauche)… Toutes ces circonstances ont fait naître des inquié¬ tudes auxquelles il faut opposer les fermes assurances d’une en¬ tière sécurité. »

En conséquence, M. Berryer demanda la formation d’une com¬ mission qui devrait entendre les nouveaux ministres et faire un rap¬ port sur la situation générale.

Cette proposition ne caractérisait et ne préjugeait rien. Cepen¬ dant elle fut repoussée, non parce qu’elle n’avait point assez de clarté, mais parce qu’elle en avait encore trop. On crut un instant que le général de Saint-Arnaud triomphait d’emblée. Mais le contre¬ coup ne se fit pas attendre. Le gouvernement demandait l’urgence pour le projet d’abrogation. L’urgence fut refusée. Le projet de loi se trouva dès lors assujetti à la filière ordinaire : renvoi à. une com¬ mission, rapport et triple délibération.

La commission, avertie par l’émotion publique, hâta ses votes, et le mardi, 11 novembre, M. Daru, son interprète, lut à la tribune un rapport qui concluait au rejet de la proposition du gouverne¬ ment. Le débat fut fixé au surlendemain, 13 novembre. M. de Thorigny, M. Daviel, qualifièrent de dédaigneux et de provocateur le rapport de M. Daru. M. Michel (de Bourges) le repoussa non moins vivement, au nom de la gauche. M. de Vatimesnil, rappor¬ teur de la loi municipale, depuis longtemps à l’étude, vint, en cette qualité, appuyer les conclusions de la commission. Il réclama la mise à l’ordre du jour de la loi municipale, et montra que là repa¬ raîtraient naturellement et à leur véritable place, toutes les ques¬ tions relatives au domicile de l’électeur, qui faisaient le fond de la difficulté ; que là, sans offense pour personne, et sans conflit entre les pouvoirs, on pouvait rectifier les dispositions de la loi du 31 mai qui paraîtraient abusives dans leur application.

L’argumentation lucide et pressante de M. de Vatimesnil eût été sans réplique, si le gouvernement eût cherché de bonne foi la ré¬ forme d’une législation qui avait, à plusieurs égards, dépassé les prévisions de ses auteurs. Mais le but poursuivi par le Président était autre.


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L’abrogation de la loi du 31 mai n’était qu’un appel à la popu¬ larité ; chacun, en déposant son vote, ne songea qu’à déjouer ou à servir une arrière-pensée. La discussion publique fut donc, d’un commun accord, rapidement close et la proclamation du scrutin, écoutée dans un profond silence, fut suivie d’une sensation pro¬ longée. À la faible majorité de 355 voix contre 348, l’Assemblée décida qu’elle ne passerait point à une seconde lecture. C’était à peine une défaite pour le gouvernement. Il était battu dans une escarmouche, mais l’armée conservatrice fondait à vue d’œil, et sur le terrain où elle était le mieux placée pour remporter la victoire. L’échec fut peu sensible à l’Élysée pressentant la prompte disso¬ lution d’une majorité réduite à sept voix. Les hommes qui poursui¬ vent ardemment un but n’ont pas grand souci des blessures quand elles laissent survivre l’espoir de la revanche.

L’agitation qui suivit ce vote n’était pas encore calmée, que d’autres incidents vinrent lui donner un nouvel aliment. L’armée était manifestement travaillée par le général de Saint-Arnaud. Les régiments étaient systématiquement éloignés ou rapprochés de Paris, suivant leurs dispositions connues à proférer ou & repousser le cri de : « Vive l’empereur I » Les hommes qui avaient compétence en pareille matière ne cachaient point leurs alarmes. On voyait les représentants de l’Élysée multiplier les conversations ou les conciliabules mystérieux. M. de Persigny avait demandé un rendez-vous au général Changarnier et débuta en témoignant sa surprise de la mesquinerie de l’appartement du général, logé, autant que je m’en souviens, dans un entre-sol, rue du faubourg Saint-Honoré.

-- Un grand personnage comme vous, dit M. de Persigny, ne peut rester dans un si petit cadre.

— C’est parce que le cadre est petit que le personnage paraît grand, répondit le général.

M. de Persigny voulut pousser plus loin ses ouvertures ; mais il fut arrêté et promptement éconduit.

M. de Persigny, qui ne remplissait aucune fonction officielle, s’était réservé les tentatives hasardeuses qui allaient bien à son caractère. Il avait inventé un genre de diplomatie particulier, et c’est par l’excès de sa franchise qu’il déroutait la curiosité. Passant un jour devant un groupe de la droite où l’on causait avec anima¬ tion, il s’arrêta et dit avec son calme apparent :

— Eh bien ! messieurs, vous complotez contre le Président ?

— Pas du tout, répondit un des interpellés, nous nous deman¬ dons pour quel jour nous devons retenir notre place à la diligence pour retourner chez nous.


MÉMOIRES D’ÜN ROYALISTE


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— Vous feriez bien mieux de retenir votre place au Sénat I ïépliqua M. de Persigny, et il continua tranquillement son chemin.

De telles réponses rassuraient plus quelles n’effrayaient : « On ne se permettrait pas de telles fanfaronnades, disait-on, si le danger était sérieux. »

Cependant le général de Saint-Arnaud, très réservé d’attitude, inspirait, de jour en jour, plus d’ombrage, et quelques-uns des chefs de la majorité chancelante crurent urgent de faire consacrer par une loi formelle le droit de l’Assemblée à sauvegarder sa propre sûreté. On pensa que la questure aurait une autorité spéciale sur ce sujet, et les trois questeurs, le général Le Flô, M. Baze et M. de Panat, déposèrent, le 6 novembre, une propo¬ sition ainsi conçue :

« Sera promulgué comme loi, mis à l’ordre de l’armée, et affiché dans les casernes, l’article 6 du décret du 11 mai 1848, dans les termes ci-après :

« Le président de l’Assemblée nationale est chargé de veiller à la sûreté intérieure et extérieure de l’Assemblée. À cet effet, il a le droit de requérir la force armée et toutes les autorités dont il juge le concours nécessaire. Ses réquisitions peuvent être adressées directement à tous les officiers, commandants et fonctionnaires, qui sont tenus d’y obtempérer immédiatement, sous les peines portées par les lois. »

Cette proposition, lue à la tribune par M. Baze, causa un vif émoi sur tous les bancs de l’Assemblée. La Montagne témoignait une véritable fureur, et criait : « La question préalable ! Vous violez la Constitution ! » Après dix minutes d’un trouble indes¬ criptible, la proposition des questeurs fut renvoyée aux bureaux. La commission nommée pour son examen ne laissait point entrevoir une majorité certaine. Quelques membres de cette commission ne repoussaient pas la proposition en principe, mais la trouvaient inopportune, et le Journal des Débats, organe des hommes indécis, disait : « Il n’y a pas péril imminent. Quand il viendra, il sera temps. » Peut-être eût-il été plus sage de dire : Quand il viendra, il ne sera plus temps !

Le ministre de la guerre fut appelé au sein de la commission. Ses réponses, dans lesquelles on eût voulu puiser la sécurité, augmentèrent de beaucoup l’inquiétude. Tantôt il refusait les explications qu’on avait le droit ctè lui demander ; tantôt il se mettait en contradiction avec lui-même ou alléguait des faits qui, vérification faite, ne se trouvaient point exacts. À chacune de ces entrevues, la résistance s’accentuait, et, au terme de débats fort animés, la commission, par 27 voix sur 30, adopta la proposition


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des questeurs, et chargea du rapport M. Vitet, l’un des membres de l’Assemblée les plus franchement opposés au Président. Ce choix fut le dernier acte de l’ancienne majorité.

La discussion s’ouvrit le lundi 17 novembre, sous le coup de la plus vive anxiété, au dehors, comme au sein de l’Assemblée.

Le ministre de la guerre demanda le premier la parole. Amnistié plus tard par une noble mort au service de son pays, et illustré par une victoire qui conjurait un désastre en Crimée, le général de Saint-Arnaud avait rapporté déjà de l’Algérie une brillante répu¬ tation. 11 n’avait assurément pas l’habitude de la parole ; mais il avait mieux que cela dans sa situation : il avait l’accent du com¬ mandement et le geste de l’énergie. Il conjura l’Assemblée, au nom du salut public, de repousser une proposition qu’il déclarait inutile.

Le général Le Flô lui répondit, à titre de questeur et à titre de militaire :

« De deux choses l’une : ou le pouvoir exécutif sera d’accord avec l’Assemblée, et alors vous n’avez aucun conflit à redouter ; ou il y aura désaccord, antagonisme entre ces deux grands pouvoirs, et alors vous avez certainement le droit de vous précautionner, car vous aurez tout à redouter pour votre indépendance. (Mouvements divers .) Si vous repoussez notre demande, vous aurez découvert l’Assemblée, vous aurez livré son existence aux hasards d’un coup de main. Vous vous serez désarmés vous-mêmes, et Dieu veuille que vous n’ayez pas à le regretter amèrement. Quant à nous, auteurs de la proposition, il nous restera la conscience d’avoir rempli un devoir suprême envers l’Assemblée et le pays, et la triste consolation de nous être affranchis ainsi d’une responsabilité pleine de périls. »

Ce fut M. Crémieux qui, le premier, vint au secours du ministère :

« Pour nous, dit-il, nous n’avons pas la moindre crainte ; si le Président de la République veut la prorogation, malgré la Consti¬ tution qui s’y oppose, il trouvera le peuple et la Constitution. Vous craignez l’armée ? Les soldats aiment la République. Ils se lèveront tous comme un seul homme, contre celui qui aurait l’audace de leur dire : « Suivez-moi contre l’Assemblée ! »

Un membre de la gauche, cependant, sut montrer qu’en lui les préjugés ne dominaient pas le patriotisme.

« Non ! s’écria le colonel Charras, je ne crois pas que la majorité soit un danger plus sérieux pour la Constitution que le Président qui siège à l’Élysée… La majorité est dans le vrai. C’est pour cela que je voterai avec elle. »

Ce langage courageux, car il faut du courage pour se séparer de


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son parti, troubla visiblement la gauche. Ce fut M. Michel (de Bourges) qui se chargea de la rassurer. Il refit, en termes plus pittoresques, le discours de M. Crémieux.

u L’armée est à nous, répéta-t-il, je défierais qui que ce fut de faire marcher un soldat contre le peuple, et je me permets d’ajouter que, s’il y avait un danger, il y a ici une sentinelle invisible qui nous garde 1 »

Le Moniteur du 18 novembre constate qu’après cette péroraison, l’orateur fut accompagné à son banc par une triple salve d’ap¬ plaudissements à gauche.

M. Thiers sentit que l’heure était suprême et qu’il fallait payer de sa personne dans la mêlée. Mais il fut accueilli par des cla¬ meurs, par des violences qui auraient pu lui démontrer ce que lui rapporteraient ses caresses à la République. Impuissant, pour la première fois, à se faire écouter, il descendit de la tribune, en poussant ce cri de désespoir :

« Dites à la France que lorsqu’il s’agissait de l’indépendance de l’Assemblée, de l’avenir du gouvernement représentatif et de la dernière Assemblée, peut-être, qui nous représentera véritable¬ ment, vous, représentants, vous avez refusé de m’entendre ! »

M. Jules Favre fut plus heureux. Il obtint le silence, parce qu’il arrivait à l’appui de ministres incapables, sauf le général de Saint- Arnaud, de se défendre eux-mêmes.

« Ou vous croyez que le pouvoir exécutif conspire, nous dit-il, alors accusez-le ! ou vous ne le croyez pas, et c’est, dans ce cas, vous qui conspirez contre la République ! »

À peine M. Jules Favre fut-il descendu de la tribune que le général Bedeau, se dressant de son banc, interpella nominative^ ment le ministre de la guerre et s’écria d’une voix Stridente :

« Est-il vrai que le décret du 11 mai, approuvé dans sa signifi¬ cation légale par l’honorable chef du cabinet d’alors, M. Odilon Barrot, affiché dans toutes les casernes par le ministre de la guerre, son collègue, le général Rullière, est-il vrai que, par ordre du pouvoir exécutif, il ait été retiré ? » {Mouvement. — Voix]à droite : Répondez !)

Le ministre de la guerre, avec une visible hésitation et après s’être consulté à voix basse avec M. de Thorigny, répondit du banc des ministres :

« Je n’ai pas voulu laisser aux soldats un prétexte de doute ou d’hésitation. J’ai fait enlever ces affiches, là où elles existaient encore.

À/. Chapot. — Vous nous avez donc trompés dans la commis¬ sion, lorsque vous nous avez dit le contraire ? »


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Une extrême agitation s’empare alors de l’Assemblée. Tous les représentants quittent leur place, les uns pour se livrer aux collo¬ ques les plus animés, les autres pour Interpeller les ministres à leur banc, et leur adresser les apostrophes les plus véhémentes. Le colonel Charras domine un instant le tumulte et fait entendre ces mots :

« Je demande la mise en accusation l »

On devait croire, on crut un instant à un vote indigné et presque unanime. Le général de Saint-Arnaud se hâta de quitter son banc en faisant un signe au général Magnan qui assistait à la séance dans une tribune et qui le rejoignit aussitôt. M. de Morny, pâle et consterné, suivit le ministre de la guerre, et tous trois se rendirent ensemble à l’Élysée. Quelques minutes après, les soldats étaient consignés dans leurs casernes.

Cependant la gauche la plus avancée tente de rétablir le calme dans l’Assemblée. M. Madier de Montjau atteste qu’il n’y a rien de changé dans la situation et que voter la proposition des questeurs, c’est voter la mort de la République. MM. Michel (de Bourges), Émile de Girardin, Victor Hugo, Pascal Duprat, se précipitent de groupe en groupe, afin de rallier leurs amis à ce sentiment. Lorsque l’ouverture du scrutin est proclamée, la gauche résiste encore, les uns veulent voter ouvertement contre un ministère aussi fran¬ chement provocateur ; les autres continuent à voir le suprême danger du côté de la majorité. Le moment de la fermeture du scrutin approche. Un dernier effort des dupes et des complices de l’Élysée triomphe enfin. Les inquiétudes de la gauche sont vaincues ; elle apporte en masse son vote négatif. Le scrutin est fermé, dépouillé et proclamé au milieu d’une inexprimable anxiété. 300 voix seulement adoptent la proposition ; 408 la repoussent.

À partir de ce jour, la lutte était terminée. Les républicains s’immolaient eux-mêmes, tout en déclarant la République impé¬ rissable. « La victime était désarmée, dit M. Odilon Barrot dans ses Mémoires, il ne restait plus qu’à la frapper » et il ajoute : « Aussitôt que ce vote fut connu à l’Élysée, on s’y rassura. Les ordres furent changés. Louis-Napoléon, qui jusque-là avait fait attendre les nombreux convives qu’il avait invités, leur dit avec un gracieux sourire : « Maintenant, messieurs, nous pouvons nous mettre à table. »

Les â08 voix qui permettaient au Président de se mettre à table aussi gaiement se composaient de toute la gauche, à l’exception du colonel Charras et d’un très petit nombre de ses amis ; de tous les Élyséens, à l’excention de M. de Morny, qui avait précipitamment quitté la salle avec le ministre de la guerre ; enfin d’une portion


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considérable de la réunion des Pyramides, qui se divisa dans ses principaux chefs. Les 300 bulletins pour la proposition avaient été déposés dans l’urne par MM. Berryer, Thiers, Molé, le général Changarnier et toute la droite.

Lorsque le P. Lacordaire discutait, avec M ma de Swetchine et moi, la convenance de sa démission, au lendemain du 15 mai, il nous disait : « L’anarchie républicaine ramènera forcément les compétitions monarchiques ; dès lors la politique entrera dans une phase où je n’ai pas, où je ne veux pas avoir mes entrées. »

La prévision du P. Lacordaire était désormais réalisée, et le olergé aurait dû, ce me semble, professer en 1851 le sentiment que le P. Lacordaire éprouvait d’avance en 1848. Le clergé l’eût élit volontiers, et en très grande majorité, mais il était alors sous l’empire d’un journal ou plutôt d’un homme qui ne cessa jamais de S’égarer dans les sens les plus opposés. L’ Univers, pour ce jour-là, était Élyséen, et comme M. Veuillot n’embrassa jamais une ques¬ tion froidement, il attaquait l’Assemblée sans relâche et sans mesure…

Rien ne manquait plus aux préparatifs du coup d’État que le choix du jour, et ce jour ne pouvait plus être éloigné.

Parmi les hommes qui n’étaient ni aveugles, ni compères, l’in¬ quiétude allait croissant. À la fin de novembre, M. Molé réunit à dîner chez lui le duc de Noailles, M. Berryer, le général Chan¬ garnier, M. Vitet et moi. Une fois portes closes, nous pressâmes le général Changarnier de questions sur les chances vraisemblables de l’attaque et de la défense. Jamais la sécurité du général n’avait été plus grande. Il se croyait toujours le représentant et le com¬ mandant inviolable de l’armée. Irrité de notre incrédulité à cet égard, il se laissa bientôt aller à nous dérouler le plan sur lequel reposaient ses espérances. Selon lui, le Président ne trouverait pour un coup de main qu’un petit nombre d’infimes et obscurs agents ; il n’en gagnerait pas un parmi les compagnons d’armes de Changarnier ; il ne s’agissait donc que de la résistance d’un ins¬ tant, et quelques précautions prises à l’avance y suffiraient. « Mon appartement, ajouta le général, est une petite forteresse. Les habi¬ tants de ma maison me sont absolument dévoués ; particulièrement le pâtissier qui loge au rez-de-chaussée, et tous ses marmitons l . » En entendant parler ainsi cet esprit vaillant et d’ordinaire si péné¬ trant, nous ne pûmes nous défendre d’une indicible tristesse, et

4 M. V. Hugo, dans son récit, le plus souvent imaginairede YHistoire d’un trime, prétend que, « depuis le 9 septembre, Changarnier avait congédié Sés quinze hommes, armés jusqu’aux dents, par lesquels il se faisait garder la nuit, o Ces quinze hommes sont une pure invention de M. V. Hugo.


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nous finîmes par ne plus rien répliquer. Nous nous séparâmes silencieux, consternés, chacun se répétant à soi-même, nous nous le sommes avoué depuis : « Le pays appartiendra demain au plus audacieux et au plus rusé. »

Le 2 décembre, anniversaire de la bataille d’Austerlitz, fut choisi pour l’exécution du coup d’Ëtat. M. Thiers, saisi dans son lit, montra la même surprise qu’au 24 février. Le général Le Flô vit, au Palais-Bourbon, sa chambre envahie par le colonel Espioasse, son ancien camarade, à qui, dit-on, il avait montré confidentiellement l’escalier dérobé par lequel le colonel Espinasse entra, et par lequel le générai Le Flô comptait, en cas d’attaque, gagner un corps de garde et l’esplanade des Invalides où un régi¬ ment était caserné. Le général Changarnier et le général de La Moricière, ceux probablement qu’on redoutait davantage, furent si habilement et si soudainement assaillis dans leur sommeil qu’ils ne purent même pas étendre la main sur les pistolets qu’ils tenaient à leur portée. Le général Bedeau seul se débattit dans la rue et dénonça par ses cris l’attentat dont il était victime. On le porta de force dans le fiacre qui attendait à la porte et qui s’éloigna rapide¬ ment. Tout se passa de même partout ; la sentinelle invisible ne parut nulle part. Peu de membres de la gauche s’agitèrent sérieu¬ sement. Baudin seul, représentant de la Montagne, trouva sur une barricade la mort qu’il chercha et qu’il brava avec un véritable héroïsme.

Ces faits, douloureux au point de vue de l’honneur national, à quelque opinion que l’on appartienne, sont du domaine de l’his¬ toire. Je dois donc me borner à retracer ici le petit coin du tableau auquel je puis donner la précision d’un témoignage personnel.

Mon fidèle Marquet, m’éveillant plus tôt que de coutume, m’avertit avec émotion de ce qui s’était passé dans la nuit et de la teneur des affiches qui couvraient déjà les murs de Paris. Je me levai en hâte et je n’étais pas encore habillé quand je vis entrer dans ma chambre plusieurs de mes voisins du faubourg Saint- Germain. Le duc de Luvnes fut le premier, M. de Vatimesnil, M. de Kerdrel et quelques autres le suivirent de près. Notre réso¬ lution, bien arrêtée d’avance, était de ne point imiter la déroute effarée des jacobins, au 18 brumaire. Mais où placer la résistance et quel point d’appui lui donner ?

Le très petit nombre de députés, M. de Rcsséguier entre autres, qui avait, à la première heure, réussi à pénétrer dans le Palais- Bourbon, y étaient cernés par les troupes, et il ne nous était plus possible d’aller les y rejoindre. M. de Dampierre vint nous dire qu’on se réunissait chez M. Odilon Barrot, et nous allions nous y


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MÊMOÏÏÆS D’Uîl LOYALISTE


rendre, quand un de nos amis, qui ^appartenait pas à l’Assemblée, M. de Miramon, nous signala une réunion de représentants qui se tenait plus près de nous, rue de Lille, chez le comte Daru. Nous y courûmes et nous y arrivâmes en même temps que M. Barrot et ses amis qui n’avaient pas voulu demeurer séparés par la Seine du Palais-Bourbon, notre objectif naturel. M. Daru appartenait à la réunion des Pyramides, c’est-à-dire au groupe de représentants qui s’était flatté de conjurer le coup d’État par une transaction régulière et parlementaire avec le Président. Le rejet de la propo¬ sition de révision avait fait avorter ce plan, et le coup d’État leur jetait un défi. Il était fièrement relevé par M. Daru, par le duc de Broglie et quelques-uns de leurs collègues. Nul ne fut plus résolu qu’eux dans la protestation. Ils y mettaient l’honneur et la dignité de leur apparente complaisance de la veille ; prompts à reconnaître leur méprise, ils ne voulaient pas du moins qu’on pût suspecter leur sincérité. Notre nombre s’élevait déjà à une centaine, lorsque Augustin Cochin, adjoint à la mairie du dixième arrondissement *, nous fit annoncer par le comte Benoist d’Azy, son beau-père, que le maire s’était retiré et que lui-même, ferme à son poste, nous y appelait ainsi que notre collègue, M. de Lauriston, commandant la garde nationale de ce quartier. Une mairie pouvait devenir le centre d’une résistance légale ; nous nous y transportâmes aussitôt. Notre nombre grossissant à chaque minute, en l’absence de M. Dupin, qui se disait prisonnier, l’Assemblée se constitua régulièrement sous la présidence du premier de ses vice-présidents, M. Benoist d’Azy. Durant une délibération de trois ou quatre heures, nul ne laissa percer, je ne dis pas une défaillance, mais seulement une hésitation. M. Berryer fut l’âme, l’inspirateur, le rédacteur de toutes les mesures prises. Il sut, tantôt en peu de mots, tantôt du geste et du regard seulement, mettre fin aux propos discordants ou aux motions inutiles, ramener, concentrer toutes les volontés sur un seul point : la déchéance ; dicter avec précision les termes du décret, provoquer ensuite la .désignation d’un commandant mili¬ taire, naturellement désigné, puisque le générai Oudinot était parmi nous, conseiller ensuite de lui adjoindre comme chef d’état- major M. Tamisier, également présent et plus favorablement vu de la gauche, enfin, donner à tous l’exemple le plus rare dans les heures de crise, celui d’un imperturbable sang-froid dans un iné¬ branlable courage.

La déchéance venait d’être votée par trois cents membres

1 Le dixième arrondissement est devenu depuis le septième. La mairie occupait alors, rue de Grenelle-Saint-Germain, les terrains sur lesquels la rue des Saints-Pères a été prolongée jusqu’à la rue de Sèvres.


MÉMOIRES D’ÜN ROYALISTE


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environ, lorsque nou9 aperçûmes des troupes se masser sous nos fenêtres. Presque aussitôt après, notre escalier était envahi, et un officier, accompagné de quelques soldats, mettait le pied dans notre salle. Nos deux vice-présidents et le général Oucünot lui parlè¬ rent, au nom de la loi et de la loyauté militaire, avec une dignité si imposante que l’officier, visiblement ému, se retira, après une courte hésitation, suivi des hommes qu’il commandait. 11 fallut d’autres ordres et d’autres renforts pour opérer notre arrestation* On mit la main sur le général et sur nos deux vice-présidents, puis on nous fit descendre dans la cour et défiler dans la rue de Gre¬ nelle et jusqu’à la caserne du quai d’Orsay, entre deux haies de soldats et sous les yeux d’une population timide ou railleuse.

J’avais quitté la rue du Bac vers huit heures du matin sans déjeuner et sans prendre aucune précaution d’argent ou de vête¬ ments pour un voyage auquel nous paraissions désormais destinés. La plupart de nos collègues ne s’étaient pas montrés plus prévoyants que moi, et nous eûmes grandement à nous louer de l’hospitalité du régiment de lanciers qui, tout en remplissant ses devoirs mili¬ taires comme il les comprenait, nous accueillit au quai d’Orsay avec une affectueuse sympathie. On nous avait lâchés dans la cour de la caserne, comme on lâche un troupeau dans un pré, et nous mimes cette sorte de liberté à profit pour procéder à un appel nominal auquel nous attachions tous le même prix ; puis, la nuit venant et le brouillard s’épaississant, on nous fit entrer pêle-mêle dans une vaste salle. Un officier, mon compatriote angevin, M. de Jourdan, me reconnut et m’offrit son logement. Quand je me vis, grâce à cette bienveillance, en possession d’une bonne chambre, je de¬ mandai à partager cette faveur avec quelques amis, avant tout, avec M. de Rességuier. M. Berryer nous y rejoignit, n’ayant pas plus que nous de renseignement sur le traitement qu’on nous réser¬ vait. Les officiers du régiment l’ignoraient également.

Vers minuit, un commissaire de police et ses agents vinrent nous prier de descendre dans la cour, en nous annonçant que nous allions monter en voiture, mais sans faire aucune réponse à nos questions. Dans notre incertitude sur notre destination, nous des¬ cendîmes, M. de Rességuier et moi, en nous tenant par le bras, afin de nous assurer autant que possible la chance de partager lef même sort. Le mot « voitures », très poliment prononcé par les agents, nous avait fait supposer qu’on allait nous distribuer dans» des prisons de Paris. Notre surprise fut donc assez désagréable, en aperçevant non d’honnêtes fiacres, mais des voitures cellulaires. À leur aspect, je dis à M. de Rességuier qui me l’a rappelé depuis « Décidément, je ne tutoierai plus Morny », Nous montâmes tous


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deux ensemble dans le carrosse des malfaiteurs, mais pour être enfermés, chacun de notre côté, dans une cellule séparée. Si je dois rendre compte ici de notre état d’esprit, je dirai que la plupart d’entre nous ne se croyaient pas appelés au martyre et ne songeaient aucunement à s’en donner le mérite. Nous devinions aisément au désordre et à la lenteur des mesures prises qu’on n’avait pas compté sur notre résistance collective, qu’on se bornerait au strict néces¬ saire et que le premier moment passé, nous n’aurions à courir d’au¬ tres dangers que ceux de la séduction. Ceux-là, je ne les redoutais ni pourM. de Rcsséguier ni pour moi, et nous jugeâmes avec calme que M. de Morny, rarement pris en flagrant délit de mauvais goût, aurait pu, sans trahir son nouveau maître, traiter ses collègues autrement que les forçats.

Notre voiture se composait de quatre cellules, deux à droite, deux à gauche, séparées par un corridor, dans lequel se trouvaient deux agents en uniforme. Point de jour du côté du corridor, point de jour du côté extérieur, seulement une petite ouverture au milieu du plafond, pour laisser pénétrer un peu d’air et très peu de clarté ; une planche de bois pour s’asseoir et très peu d’espace pour les jambes forcément repliées. Quand je me fus installé dans ce cachot, ce qui ne fut pas long, je frappai sur la paroi en face de moi et en élevant la voix je demandai :

« Qui est mon compagnon ?

« Le général Oudinot », me fut-il répondu.

M. de Rességuier fit de son côté la même question et reçut pour réponse :

— Le général de Lauriston. »

Cela nous permit, du moins, de nous féliciter d’avoir à courir les aventures en bonne compagnie ; et nous nous remîmes à garder le silence, la faction de nos gardiens dans le corridor nous avertissant qu’une conversation en règle ne serait pas tolérée. Après cinq ou six minutes de marche au grand trot, une plus vive lumière des¬ cendit par notre soupirail et le bruit sonore du pavé cessa ; nous comprîmes alors que nous suivions la grande allée des Champs- Ëlysées. Au bout d’une demi-heure environ, notre attelage fut mis au pas. « Où nous fait-on grimper ainsi ? » nous demandions-nous. Puis, une station, des pourparlers ; on ouvre nos petites cellules, on nous fait descendre et nous nous trouvons dans le fort du Mont-Valérien.

Quelques officiers et quelques soldats d’infanterie nous reçu¬ rent, en s’excusant de n’avoir à nous offrir qu’un dortoir fort en désordre.

— Nous ne vous attendions pas, répétaient-ils à chacun de nous avec une grande politesse.


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—» Nous le croyons sans peine, répondions-nous en riant ; car la bonne humeur était revenue à tout le monde, en voyant que notre excursion n’était pas plus lointaine et que nous nous trouvions quatre-vingts collègues réunis au même lieu. C’était une grande salle de caserne, garnie de couchettes de soldats qu’on venait d’en faire sortir précipitamment pour renforcer la garnison de Paris.

Du bout de ce vaste dortoir, le regard plongeait sur la vallée de la Seine et sur la grande ville que les lueurs du gaz nous laissaient entrevoir à travers l’obscurité de la nuit. Je m’appro¬ chai <Je la large baie vitrée d’où l’on pouvait contempler ce spectacle. Deux collègues de la gauche m’avaient devancé à cette espèce d’observatoire. Trop abîmés dans leur contemplation pour m’apercevoir, ils se disaient l’un à l’autre, avec l’accent du regret 2 « C’est singulier ! Pas d’incendie, pas un seul encore ! » Cette menace avait souvent retenti dans les journaux démagogiques ; nous ne l’avions jamais crue sérieuse. Cette nuit-là, nous pûmes constater qu’elle était l’espérance des républicains, et de ceux-là mêmes qui passaient pour modérés.

Je m’éloignai sans témoigner que j’avais entendu et j’allai m’étendre sur ma couchette, en m’enveloppant soigneusement dans un caban militaire que m’avait prêté M. de Jourdan, au moment où nous allions quitter la caserne du quai d’Orsay. L’O/n- nion •publique, journal de M. Nettement, avait déployé beaucoup d’ardeur contre l’Élysée et rééditait en feuilleton une histoire où figuraient toutes sortes d’anecdotes malveillantes contre Napoléon. On citait entre autres ce quatrain :

Par une faveur sans égale,

Il me dit en serrant ma main :

« Mon ami, vous aurez quelque chose demain ! »

Le lendemain j’avais… la gale.

Ce souvenir nous troublait. Cependant le silence gagna peu à peu le dortoir, et nous finîmes par nous endormir profondément.

Nous étions en plein sommeil, quand nous fûmes bizarrement réveillés par une sorte d’apparition. C’était la vénérable vicomtesse Dambray qui, à force d’insistances, avait obtenu la permission de chercher partout M. Dambray et de lui apporter quelques effets nécessaires. Elle allait de couchette en couchette, s’excusant avec grande politesse auprès des uns, et reculant, un peu troublée, devant ceux qui, réveillés en sursaut, se redressaient trop brus¬ quement. Je crois, du reste, que sa recherche au Mont-Valérien fut sans succès et que M. Dambray avait été emmené soit à Mazas, soit À Vincennes.

25 DÉCEMBRE 1887.


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Le lendemain * nous reçûmes la visite de la duchesse de Luynes, mariée en premières noces au vicomte Jules de Contades, dont elle avait connu un jeune camarade de régiment, M. Magnan, devenu depuis maréchal, et alors général commandant l’armée de Paris. C’est à lui quelle s’adressa pour obtenir un laissez-passer. Le souvenir du premier mari protégea le second ; mais le général Magnan ne put qu’introduire la duchesse à l’Élysée, le Président s’étant réservé le monopole des permissions. Elle s’y rendit avec son fils, et le laissez-passer fut obtenu. En remontant en voiture, ils aperçurent M. Leverrier entrant lui aussi à l’Élysée, et le jeune Contades le fit remarquer à sa mère en disant ; « C’est le grand astronome que personne ne peut devancer dans la découverte des astres nouveaux ! »

La duchesse de Luynes apportait à son mari deux pâtés de foie gras et un journal contenant une lettre de notre collègue, M. Molé, dont l’absence nous avait étonnés. Demeurant au fond du faubourg Saint-Honoré, et tardivement informé de ce qui se passait à la mairie du dixième arrondissement, il avait vainement essayé de nous y rejoindre et il réclamait noblement sa part de solidarité dans notre protestation. Cette lettre de M. Molé fut lue à haute voix et chaleureusement applaudie.

La belle duchesse de Luynes, avec la grâce quelle mettait en toute chose, se chargea d’une foule de commissions. Parmi les républicains qui s’empressaient autour d’elle, M. Antony Thouret se fit remarquer. On aurait pu le surnommer, comme M. de Lally- Tollendal, « le plus gras des hommes sensibles ». C’est lui qu’un journal illustré avait représenté en 1848, sortant des prisons de Louis-Philippe, rayonnant de bonne mine et d’embonpoint et s’écriant : « J’ai tant souffert ! » Avec le ton pathétique dont il abusait, il recommanda une foule de lettres à M me de Luynes : « Veuillez rassurer ma famille, lui disait-il, mais répétez-lui bien que je demeure inconsolable d’avoir tenu le sort de la France entre mes mains et de l’avoir laissé échapper ! — Est-il vrai, nous écriâmes-nous, que vous ayez tenu le sort de la France entre vos mains ? Nous n’en avons aucun souvenir ! »

C’était cependant notre mémoire qui était en défaut et M. Thouret qui avait raison. Il avait, en effet, au temps de la Constituante, présenté un amendement qui rendait inéligibles les membres des familles ayant régné sur la France, et par conséquent, les Bona¬ parte. Le prince Louis monta à la tribune pour repousser cet amen¬ dement, mais il s’exprima en termes si maladroits, avec un accent si étranger, que l’Assemblée l’interrompit par de bruyants éclats de rire. M. Thouret reprit la parole aussitôt après, et pensant


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qu’une épigramme était désormais suffisante, se contenta de ces mots : « Aprè3 ce que l’Assemblée vient d’entendre et ce que la France entière lira demain, mon amendement devient inutile, je le retire. » L’injure fut aggravée par des applaudissements pro¬ longés et l’amendement s’évanouit. À partir de ce jour, le prince Louis ne reparut plus que rarement à l’Assemblée Le Deux-Décembre Tut sa riposte.

Nous nous promenions dans la cour intérieure du fort, sous la garde de nombreux surveillants, lorsque l’un d’eux vint, à ma grande surprise, m’apporter une lettre. Je l’ouvris, et ma surprise re¬ doubla en lisant ces deux lignes :


« Si vous consentez à me voir encore, je vous attends chez le concierge du fort.

« Persigny. )>


J’hésitai. Je n’avais cependant aucune amertume envers M. de Persigny. Il n’avait jamais servi qu’un parti. Il l’avait fait à ciel ouvert, à ses risques et périls. Je demandai donc, après réflexion, à celui qui m’avait remis ce billet, de me conduire là où on m’atten¬ dait, et je me trouvai bientôt en face de M. de Persigny. Il se jeta dans mes bras, avec une grande émotion en me disant :

— Me pardonnerez-vous jamais de ne vous avoir pas averti ?

— Mais, mon pauvre ami, lui dis-je avec la plus parfaite sin¬ cérité, c’est de m’avoir averti que je ne vous pardonnerais pas. t}u’aurais-je fait de votre avertissement et qu’aurait-il changé à mon devoir ?

— C’est vrai, c’est vrai, reprit-il. Cependant, croyez-le bien, vous m’avez coûté beaucoup d’angoisses.

— Pourquoi ? Vous me rendez la visite que je vous ai faite dans la prison du Luxembourg. Nous voilà quittes pour aujourd’hui. Plus tard, nous jouerons peut-être la troisième manche.

— En attendant, poursuivit-il tristement, j’ai encore un autre pardon à vous demander ; je n’ai pu obtenir que vous fussiez compris parmi ceux qui, en très grand nombre, seront rendus à la liberté dès que les petites émeutes de Paris seront comprimées ; Morny s’est joint à moi. Le Président y consentait bien volontiers, mais le préfet de police s’y est formellement opposé en vous signa¬ lant comme l’un des représentants qui, depuis un mois, ont dépensé le plus d’activité contre nous.

— C’est un honneur que me fait M. de Maupas et que j’aurais voulu mieux mériter. Ne vous préoccupez pas de ma santé. Le repos ne peut que lui être favorable. Ici, comme au quai d’Orsay, j’ai trouvé un ADgevin très amical. Je suis installé, avec M. *de


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Rességuier, dans la chambre d’un officier, M. Charlery et nous n’avons à nous plaindre de rien ni de personne. J’apprends de vous que la résistance de Paris dure encore. Vous avez dû faire un grand sacrifice en vous éloignant de la lutte, retournez-y. Gardons notre vieille amitié, en dehors du combat. Tâchez de donner de bons conseils à votre prince, il en a souvent besoin, et puisque vous osez assumer sur vous seuls le salut de la France, du moins, sauvez- la. Je ne crois pas que le salut soit où vous allez le chercher. Si je me trompe, je vous rendrai justice, n’en doutez pas, comme le feront tous les cœurs désintéressés.

Là-dessus, nous échangeâmes encore quelques paroles courtes et sérieuses, puis nous nous séparâmes en nous embrassant. Je retournai à la promenade, au milieu de mes collègues. Je confiai à quelques-uns cet entretien inattendu. Nous en conclûmes que la résistance était éphémère et que nous recevrions bientôt notre liberté de notre défaite ; ce qui tempérait beaucoup nos vœux de délivrance.

La nuit suivante, je fus réveillé, vers deux heures du matin, par deux collègues arrivant de Paris, et déjà inscrits sur la liste des futurs sénateurs : M. de Heeckeren et le duc de Mouchy. Iis venaient directement de l’Élysée, qu’ils avaient quitté à onze heures du soir. Le but de leur visite était de me ramener avec eux ; mais ils comprirent bientôt que je préférais ma position à la leur, et ils repartirent comme ils étaient venus.

Une observation ressort pour moi de ce que je vis au Mont- Valérien, de ce qu’on me raconta plus tard de Mazas et de Vin- cennes : c’est à quel point nos habitudes font partie de nous-mêmes et combien les événements, même les plus graves, ont peu de prise sur elles. M. de Vatimesnil avait été surpris par le Deux-Décembre en pleine discussion de la loi municipale dont il était le rapporteur. Il n’avait pris, en sortant de chez lui, d’autre bagage que son dossier pour la discussion à l’ordre du jour. Son rapport était logé dans la poche de côté de sa redingote, et dépassait son gilet comme un jabot. Les amendements gonflaient ses poches de derrière. Une fois au Mont-Valérien, il les passait en revue et les rangeait par ordre, comme si la discussion allait être reprise d’un moment à l’autre. Avec son incontestable érudition de légiste, sa cordiale et intarissable faconde, il interpellait encore les membres de la gauche sur leur froideur en matière de décentralisation.

M. Dufaure nous donna le spectacle contraire. Il était venu avec empressement au rendez-vous de la mairie du dixième arrondisse¬ ment ; mais il paraissait redouter surtout de s’y compromettre par d e s alliances trop monarchiques. Arrivé avec nous à la caserne du


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quai d’Orsay, il obtint de retourner auprès de M”* Dufaure, prise des douleurs de l’enfantement. Dès qu’un fils lui fut né, dans des conditions qui permettaient la sécurité, il vint, en vrai Régulus, se constituer prisonnier avec nous. Nous le vîmes arriver dans la cour portant sous le bras un petit paquet enveloppé dans un mouchoir à carreaux. Nous l’entourâmes et le félicitâmes vivement. Il perdit un instant son air morose, mais redevint bientôt taciturne, jus¬ qu’au terme de notre détention.

M. Odilon Barrot garda imperturbablement ses préoccupations théoriques, son expression et son geste solennels. Dans le défilé de la rue de Grenelle au quai d’Orsay, il marchait devant moi, et je l’entendis communiquer à son compagnon, car on nous faisait marcher deux à deux, cet axiome dont assurément on ne pouvait nier l’à-propos : « Les institutions représentatives reçoivent aujourd’hui, je le crains, une profonde blessure ! » À Vincennes, où il fut conduit, il se trouva couché près de M. Berryer et de M. de Foblant :

— Eh bien ! Berryer, se mit-il à dire du fond de son lit, il sera donc écrit qu’après plus de soixante ans écoulés depuis 1789, nous voilà réduits, toi et moi, à voir de nouveau la force triompher du droit. N’est-ce pas bien humiliant ?

— Tais-toi, Barrot, répondit en se retournant M. Berryer, l’homme du monde qui comprenait le moins et qui dédaignait le plus sincèrement l’art de poser. M. Barrot et M. Berryer, à leur insu, se peignaient là tout entiers.

Pendant notre séjour au Mont-Valérien, qui dura trois jours, nous eûmes assez facilement quelques communications avec le dehors. Nous reçûmes d’abord des journaux par l’ingénieuse entre¬ mise de deux de mes parents, Paul et Henry de Champagny. Ils avaient obtenu du traiteur voisin chargé de notre nourriture d’être admis parmi les porteurs qui entraient dans le fort avec de grands paniers sur leur tête. Notre repas terminé, ils repartaient avec leurs paniers vides, mais emportant aussi nos lettres et chargés de nos commissions. M. Pascal Duprat leur confia plusieurs messages républicains qui furent très consciencieusement remis à leur adresse.

Sous ce même déguisement, dans la soirée du Deux-Décembre, le jeune Gaston de Beaucourt avait pénétré dans la caserne du quai d’Orsay et avait pu ainsi rendre de bons offices aux députés qui y étaient détenus l .

M. de Maupas avait tout d’abord complètement perdu la tète ;

4 M. le marquis de Beaucourt est le fondateur de la Société bibliographique et le directeur de la Revue det questions historiques,


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on en a publié le piquant témoignage dans les billets de M. de Morny. Quand une facile et complète victoire l’eût rassuré, notre élargissement ne souffrit plus de difficulté. Les exceptions qui furent maintenues tinrent à des animosités personnelles. Toutefois, elles suffirent pour que nous ne voulussions pas d’une liberté privilégiée. Nous déclarâmes donc au commissaire de police que nous sortirions tous ou pas un, et nous refusâmes de donner nos noms, afin de ne point favoriser le système des catégories. Le com¬ missaire n’ayant pu vaincre notre refus se retira ; mais bientôt nous vîmes arriver M. Duponceau, chef des huissiers de l’Assem¬ blée, et quelques-uns de ses auxiliaires qui nous connaissaient tous parfaitement. On prit nos noms, sans notre participation, et on nous invita à monter dans des omnibus qui, depuis plusieurs heures, stationnaient dans la cour. Personne ne bougea, et nous déclarâmes que les omnibus pouvaient repartir vides ; mais les agents de police ayant mis la main sur le collet de quelques-uns d’entre nous, je me crus alors libre de partir avec M. de Rességuier et le duc de Luynes, dans une voiture que la duchesse de Luynes avait envoyée à son mari. Je n’ai donc pas assisté à une scène qui m’a été racontée depuis par plusieurs de mes collègues. Arrivés sur la place Louis XV où on voulait les faire descendre, ils renou¬ velèrent leurs protestations en faveur des représentants restés prisonniers et déclarèrent qu’ils ne sortiraient des omnibus que contraints et forcés comme ils y étaient entrés. Cette fois, on mit fin aux pourparlers en dételant les chevaux. Il fallut donc bien descendre et chacun regagna son logis.

Je n’étais pas chez moi depuis une demi-heure, causant avec MM. Benoist d’Azy, des Rotours de Chaulieu et quelques autres collègues et amis, que la porte du salon s’ouvrait et que M. Dupin apparaissait souriant. Nous avions été indignés de l’attitude de notre président, déjà fort suspect à nos yeux depuis quelques mois, et nous étions convenus que le premier de nous qui le rencontre¬ rait s’en expliquerait avec lui sans détour. En l’apercevant, je me précipitai au-devant de lui, et, lui barrant, en quelque sorte, le passage, je lui dis vivement :

— Monsieur le Président, n’allez pas plus loin, nous nous sommes promis que le premier qui vous rencontrerait ne vous cacherait pas la vérité. Je suis malheureux <]ue ce devoir m’incombe. Veuillez donc vous retirer, sinon je le remplirai jusqu’au bout.

Sans se soucier le moindrement de cet accueil, M. Dupin avança tranquillement dans le salon, en me répondant ;

— Eh ! mon cher collègue, que voulez-vous que j’y fasse ! Novus rerum nascitar or do.


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— Ah I oui, monsieur Dupin :

Le latin, dans les mots, brave l’honnêteté.

Il feignit de n’avoir pas entendu, se dirigea vers les autres repré¬ sentants qui lui refusèrent la main, prit, au coin de la cheminée, un fauteuil que personne ne lui offrait, et s’assit comme aurait pu le faire l’homme le mieux accueilli. Je me tins alors debout, un bras sur le marbre de la cheminée, l’autre appuyant mes paroles, pour ainsi dire, à bout portant, et là, durant près d’une demi- heure, sans qu’il bronchât, je déroulai le tableau de ses défaillances, sans rien épargner ni rien atténuer. Il grommelait de temps en temps :

« Tout le monde en aurait fait autant à ma place !» Ou bien : « On ne m’a jamais dit chose pareille ! »

Pour la première fois de sa vie peut-être, M. Dupin n’eut pas une réplique, pas un sarcasme, pas un élan de verve. Ce consentement tacite à sa propre exécution trahit, je l’espère, plus de remords qu’il n’en voulait montrer. Ce fut son dernier hommage à la dignité morale et à la dignité politique dont il allait prendre définitivement congé. Enfin, à bout de reproches avant qu’il ne fût à bout de patience, je lui dis :

« Mettez fin à cette scène douloureuse, monsieur Dupin ; laissez là les hommes que vous avez trahis et retournez près de ceux qui vous attendent pour vous en donner la récompense ! Nous sommes sortis de prison sans vous, nous sortirons, s’il plaît à Dieu, de nos divisions sans vous, et quand la monarchie sera faite, nous prendrons la peine de vous le faire savoir.

— Comme vous voudrez ! dit-il en se levant, et aussi paisi¬ blement qu’il était entré, il sortit pour aller renouveler son adhé¬ sion au coup d’État.

M. Dupin fut, bientôt après, nommé procureur général à la cour de cassation. Quand je me présentai à l’Académie, quelques années plus tard, M. Dupin fut le seul académicien à qui je ne fis point la visite d’usage. Il vota contre moi, et nos hostilités réciproques n’allèrent pas plus loin. Nous parlâmes plusieurs fois dans le même sens sur des questions littéraires, et nous n’évitions, ni l’un ni l’autre, de nous rencontrer dans l’antique salon ouvert par le cardinal de Richelieu aux plus pures traditions de la courtoisie.


La suite prochainement.


À. de Falloux.


LE MARÉCHAL COMTE DE MOLTKE’


IX

Par cet aperçu sommaire de la campagne de Bohême, Ton a pu voir que la préparation des moyens et l’énergie des résolutions, poussées à leur dernière limite, constituaient sinon toute la méthode de guerre du général de Moltke, au moins son trait le plus caracté¬ ristique. En accentuant cette remarque, la campagne de 1870 nous permettra de juger l’homme de guerre plus en détail, de serrer cette figure historique de plus près, de prendre sa vraie mesure.

Avant tout, c’est un élève de Napoléon, car, chose étrange, il était réservé à l’armée prussienne seule de retenir, de conserver la grande tradition napoléonienne dans toute sa force, dans toute sa fécondité : nulle part le Maître n’a eu de plus fervents adeptes, nulle part il n’a été dépensé autant de persévérance et d’intelligence pour scruter ses oracles parfois sibyllins, et leur arracher le secret de la guerre avec une étincelle de son génie. Élevée à l’excellente école de Clausewitz, cette armée avait compris depuis longtemps les campagnes de Napoléon, mais elle ne voyait pas clair dans ses batailles. Elle était restée attachée à la forme de la bataille •paral¬ lèle, à la bataille d’usure successive, où le général s’en remet à l’adversaire et aux circonstances du soin de le diriger. Cette forme rudimentaire, elle ne l’abandonna qu’après 1866, mais alors elle la repoussa complètement. Aujourd’hui, elle est en pleine possession du concept tactique de Napoléon, elle tient la forme supérieure, elle adopte résolument la bataille-manœuvre, et, renversant sys¬ tématiquement les proportions admises, elle se borne à présenter un masque au début d’une affaire pour jeter brutalement le poids de ses masses, à l’heure qu’il lui plaît, au point qu’elle a marqué, sur les lignes amincies d’un adversaire désorienté. Or, si elle a achevé de conquérir Napoléon, quelle part n’en revient-il pas au grand éducateur, à l’initiateur de son état-major ? L’honneur, le grand honneur de M. de Moltke est d’abord d’avoir compris Napo¬ léon, tout Napoléon, — cela seul peut suffire à une gloire, — et

4 Voy. le Correspondant des 25 novembre et 10 décembre 1887.


LE MARÉCHAL COMTE DE MOLTKË


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ensuite d’avoir deviné le premier que, si la doctrine napoléonienne conservait toute sa haute valeur, les grandes découvertes scientifi¬ ques qui allaient révolutionner les habitudes et la vie de l’Europe, devaient aussi influer considérablement sur la conduite des opé¬ rations dans les guerrès à venir. Son esprit pratique et net eut l’intuition qu’on allait se battre avec les chemins de fer et le télé¬ graphe, au moins autant qu’avec les jambes du fantassin et l’exploration du cavalier. La guerre de la Sécession l’avait trouvé très attentif et tout préparé à tirer les conclusions de cette gigan¬ tesque expérience. La science moderne, il ne pouvait plus en douter, lui mettait entre les mains les moyens matériels pour grouper, faire vivre et fonctionner l’armée la plus colossale qu’on pût rêver, la nation armée. Je m’imagine que les audaces améri¬ caines et les conceptions grandioses qui en sortirent durent l’inté¬ resser prodigieusement, car il a le tempérament américain, aussi travailleur et aussi osé. Que ceux qui s’en feraient l’idée d’une sorte de Fabius, d’un de ces généraux circonspects ne livrant rien au hasard, le connaîtraient mal ! Audacieux avant tout dans ses calculs, il tient plus de Shermann et de Grant que de Turenne et de Montecuculli. Au nom des grands principes stratégiques, une critique méthodique, doctrinaire, a pu trouver à reprendre à ses combinaisons ; mais, si le génie du général ne consiste pas à violer les règles lorsqu’elles l’emprisonnent, à faire voler en éclats, en face de la réalité, les préceptes étroits dont l’enseignement militaire en chambre lui a bourré la tête, je le demande, à quoi sert-il ? En 1866 et 1870, on ne fera jamais assez entrer dans la balance combien M. de Moltke avait conscience de la supériorité de son armée et de la faiblesse de l’adversaire. Or c’est un fameux fac¬ teur que cette conviction-là. C’est elle qui permit à Napoléon d’en prendre à son aise avec les règles, comme il le fit en 1806. Eût-il sans cela risqué sa marche entre la Saalle et la frontière de Bohème, en face d’un adversaire résolu ? Et l’emplacement d’iéna, avec une rivière aux berges escarpées à dos, est-il rigoureusement classique ? Et cependant la réponse est facile : Lempereur était convaincu que, dans toute circonstance, il était supérieur dans le combat . Une telle confiance permettra toujours de tout oser stratégique¬ ment. Avec elle, qu’importe d’avoir sa ligne de retraite sur le flanc, une frontière ou une rivière sur les derrières, de se battre avec un front supposé ; toutes ces défectuosités ne seront rien, tant qu’on sera le plus fort sur le champ de bataille. Cette doctrine fut celle de M. de Moltke, et c’est la vraie. Aussi bien, qu’a-t-il fait en 1870, si ce n’est reproduire 1806 ? Le mouvement tournant par la Saale, qui aboutit à inverser, sur le champ de bataille, les situations res-


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pectives des armées, n’est-il pas le même que celui des II* et III e armées allemandes au sud de Metz, mouvement qui les plaça à Rezonville, face à l’Allemagne ? Dans les deux cas, étant donnée la même irrésolution chez l’adversaire, à la même grande imprudence répondirent les mêmes résultats foudroyants. Celui dont les calculs peuvent les produire est un stratégiste de premier ordre. Je sais que ce mot a vieilli, que la stratégie se définit peu et s’enseigne encore moins que sous ce prétexte ; on lui conteste d’être, à l’état de science au moins, quitte à elle à éclore au vol de l’inspiration, à l’heure de l’histoire et dans un cerveau de génie, pour apparaître casquée et cuirassée, comme la Minerve antique, aux regards du monde ébloui.

À coup sûr, M. de Moltke n’est pas de cette école ; il a cru à la science des grands capitaines, il a dévoué sa vie à leur étude, il estime qu’une fausse directive ne se corrige plus avec des millions comme avec des milliers de combattants, et il ne veut livrer au hasard que ce qu’il lui est impossible de lui arracher. C’est dans cet ordre d’idées qu’il a monté cette formidable machine de la mobilisation et de la concentration modernes à la perfection d’un ressort d’horlogerie ; qu’on lâche le déclic, et l’on produit aussitôt la migration d’un peuple en armes vers la frontière menacée. L’homme qui a porté deux fois le poids de cet effrayant fardeau sans en être gêné ni intimidé, est un homme sûr de lui, un pen¬ seur, mais aussi un sublime travailleur ; il a droit, à ce double titre, à l’éclatante reconnaissance de son pays. Aussi, lorsque, le 15 juillet 1870, à onze heures du soir, M. de Moltke, quittant le bâtiment de l’état-major général, se rendit aux ordres du roi pour décider la mobilisation, la foule eut raison de l’acclamer comme l’homme providentiel qui portait dans son vaste génie la fortune de la patrie allemande.

L’ordre de mobilisation est du 15 juillet, et Wissembourg a lieu le 4 août. De toute la campagne de 1870, cette période est la plus intéressante à mettre en relief, parce qu’elle en offre tout le côté moderne, et peut-être aussi, étant données les masses énormes qui furent mises en mouvement, le côté capital. Pour juger la réussite, il suffit de mettre en regard les prévisions et l’exécution ; y a-t-il eu écart, et quel a été cet écart ? Les prévisions, M. de Moltke en a dressé, dès 1868, un état détaillé dans un mémoire resté célèbre, et qui contient tout le plan d’opérations de la campagne contre la France. Il y était dit :

Il apparaît clairement de quelle importance il est pour nous de pro¬ fiter de la supériorité que nous assurent dès le début les seules forces


LE MARÉCHAL COMTE DE MOLTKE


991


de l’Allemagne du Nord. Cette supériorité prendra un caractère abso¬ lument décisif, si les Français se lancent dans une expédition contre les côtes de la mer du Nord, ou contre l’Allemagne du Sud. Pour la défense de nos côtes, on a laissé dans le pays de puissantes ressources.

La neutralité de la Belgique, de la Hollande et de la Suisse limite le théâtre de la guerre entre Luxembourg et Bâle. Si la France passe outre à la neutralité d’un de ces États, et que son armée entre en Belgique, celle-ci doit alors considérablement s’affaiblir à Bruxelles et devant Anvers.

À une marche en avant sur la Meuse, on peut s’opposer de la Moselle plus efficacement encore que de Cologne, car nous forçons l’adversaire à faire front, au sud, et, pendant que toutes ses commu¬ nications sont menacées, à accepter une bataille décisive. La distance de Bruxelles à Cologne étant supérieure à celle de Mayence, de Kai- serslautern et de Trêves, même dans le cas dont il s’agit, nous appa¬ raîtrons assez à temps sur notre front du Rhin inférieur. La violation de la neutralité suisse serait pour la France la source de graves diffi¬ cultés ; elle y rencontrerait une milice forte et bien organisée.

Mais en général tout rassemblement de forces importantes sur la Moselle menace si immédiatement la France et sa capitale, qu’elle ne peut que difficilement se laisser entraîner dans des entreprises à perte de vue. Nous devons donc admettre vraisemblablement que les Fran¬ çais effectueront leur première concentration sur la ligne Metz-Stras¬ bourg, afin de tourner nos défenses du Rhin, de gagner le Mein, et, après avoir séparé l’Allemagne du Nord de celle du Sud, d’arriver à un accommodement avec celle-ci, ce qui permettrait de la prendre comme base d’opérations pour s’avancer vers l’Elbe. De là il résulte qu’une concentration, au sud de la Moselle, de presque toutes les forces disponibles dans le Palatinat bavarois se présente comme le seul moyen de contrarier de pareils plans. La perspective d’un succès facile pourrait bien engager les Français à s’avancer avec une partie de leurs forces de Strasbourg contre l’Allemagne du Sud. Une opération en amont du Rhin dans le flanc de cette marche arrêtera les progrès de l’ennemi dans la Forêt-Noire et l’obligera d’abord à se donner de l’air vers le nord.

Si le corps badois-wurtembergeois nous a joints sur notre aile gauche, nous sommes en situation de donner une telle consistance à cette aile dans le Palatinat, que nous devons rechercher sans perdre de temps une crise décisive à la hauteur de Rastadt, crise dont l’heureuse issue amènera pour l’ennemi une retraite funeste. Pour atteindre un tel résultat, nous pouvons sans hésiter faire un détachement de notre armée principale, alors que l’ennemi est devenu sur notre front d’au¬ tant plus faible en se lauçant dans une entreprise sur le Rhin supérieur*


902


LE MARÉCHAL COMTE DE MOLTKB


Si les Français veulent utiliser leur réseau ferré en vue d’une rapide concentration de toutes leurs forces, ils sont contraints de débarquer en deux groupes principaux, à Strasbourg et à Metz, séparés par le massif des Vosges. Si le premier groupe, suivant toutes prévisions le moindre, n’est pas destiné à agir contre l’Allemagne du Sud, sa jonc¬ tion avec l’armée principale, sur la Moselle supérieure, ne peut réelle*- ment s’effectuer que par une série de marches. Dans le Palatinat, nous sommes placés sur une ligne d’opérations intérieure entre les deux groupements ennemis. Nous pouvons nous tourner aussi bien contre l’un que contre l’autre, ou bien, supposant que nous nous sentions suffisamment forts, contre tous les deux simultanément.

La concentration de toutes les forces dans le Palatinat protège le Rhin inférieur aussi bien que le Rhin supérieur, et permet une offen¬ sive dans le pays ennemi, laquelle, prise à propos, préviendra pro¬ bablement l’entrée des Français sur le sol allemand. Toutefois une question se pose encore, savoir si, sans danger d’être bousculés dans notre concentration, nous pouvons la transporter au-delà, du Rhin, dans le Palatinat, jusqu’auprès de la frontière française, et cette ques¬ tion doit être résolue, d’après mon sentiment, par l’affirmative.

Notre mobilisation est prête dans ses moindres détails. Six voies ferrées sont à notre disposition pour le transport des troupes dans la région entre Rhin et Moselle. Les tableaux de transport qui fixent à chaque fraction le jour et l’heure de son embarquement et de son débarquement sont prêts. Déjà le 10 e jour, les premières divisions peu¬ vent débarquer non loin de la frontière française ; et le 13 e jour, les troupes combattantes de deux corps d’armée y seront rassemblées. Le 48 e jour, le chiffre de notre force combattante égalera 300 000 hommes, qui, le 20 e jour, seront presque complètement pourvus de leurs trains. Nous n’avons donc aucune raison de croire que la mise sur pied de guerre de l’armée française, au sujet de laquelle manque jusqu’ici toute expérience, sera effectuée plus rapidement. Depuis Napoléon I or, la France n’a connu que des mobilisations partielles, pendant les¬ quelles la partie de l’armée entrant en campagne se complétait avec celle restant sur le territoire.

Sans doute les Français pourraient, sans attendre un renforce¬ ment préalable, rassembler en très peu de temps une armée de 130 000 hommes sur leur frontière. Ce procédé de rapide offensive plairait au caractère national, et a été débattu dans les cercles mili¬ taires.

Dans le cas où une armée ainsi improvisée, toujours bien pourvue de cavalerie et d’artillerie, se trouverait vers le 5* jour rassemblée à Metz et franchirait la frontière à Sarrelouis le 8 9 jour, nous serions à temps de restreindre nos transports stratégiques et de débarquer sur


LE MARÉCHAL COMTE DE MOLTKE


993


le Rhin notre armée principale. Jusque-là l’invasion aurait encore six jours de marche et trouverait devant elle le 14® jour des forces supé¬ rieures.

Abordant ensuite le groupement des forces, le mémoire les dis¬ posait ainsi 1 :

La I r0 armée (VII 0 et VIII e corps, 60 000 h.j, à Wittlich, occupait la droite ;

La IP® armée, au centre (III e, IV e, X°, garde, 131 000 h.), à Neucnkirchen-Hombourg ;

La III e armée (V e, XI e, Bavarois, Wurtembergeois, Badois, 130 000 h.) tenait la gauche vers Landau-Rastadt ;

Une réserve (IX e, XII e, 63 000 h.) était en avant de Mayence ; les I tr, II e, VI e corps restaient disponibles ; neuf régiments d’infan¬ terie demeuraient provisoirement dans les places, et la 17® division d’infanterie, grossie avec des formations de la landwehr, était réservée à la garde des côtes.

D’après les tableaux de transport, la concentration des armées sur les points mentionnés plus haut était ainsi réglée :

La 1” armée serait en place le 16 ’ jour y moins le train du VII e corps ;

La II e armée aurait le 15 e jour les III e et IV e corps au complet, et le 19 e jour le X® corps et la garde ;

Les corps prussiens de la III e armée seraient en position le 18 e jour y et la réserve le 19°.

Seule, la II e armée pouvait se trouver très exposée au cas d’une attaque soudaine en pleine concentration, mais, si elle se produisait, ce qui était douteux, cette armée se replierait sur la réserve, et, forte de 200 000 combattants, accepterait la bataille avec avantage dans la belle position de Mannheim.

Ce mémoire contenait donc en germe tout le plan de la cam¬ pagne de France. La concentration des trois armées y est tracée telle qu’elle s’effectuera réellement, le but principal est fixé : « chercher l’armée principale française et l’attaquer » ; les direc¬ tions du déploiement se déterminent tout naturellement par cette considération très judicieusement observée que la concentration fran¬ çaise doit, par la force des choses, s’opérer à Metz et à Strasbourg.

Au delà plane une idée générale : couper l’ennemi de Paris en le rejetant vers le nord. Cette idée générale, on pouvait être sûr de la réaliser, et on l’a réalisée en effet, tandis qu’on n’eût jamais pu conduire à bien un calcul fait d’avance de toutes les opérations à venir. Qui pouvait prévoir que Bazaine chercherait, de propos

  • Consulter une carte de Stieler.


994 LE MARÉCHAL COMTE DE MOLTKE

délibéré, à se laisser enfermer dans Metz, ou que Mac-Mahon, pour le dégager, entreprendrait cette marche excentrique vers la Meuse ? Ce qu’on a déterminé, c’est la tendance de toutes les opérations, et cette tendance se retrouve aussi bien dans le mouvement enve¬ loppant qui aboutit, sous Metz, aux journées des 16 et 18 août, que dans la marche de la III e armée contre l’armée de Châlons ; cette tendance est toujours la même : rejeter les Français dans l’étroit territoire de la France septentrionale, en les coupant de Paris et des riches provinces du Midi.

Comment les faits ont-ils répondu à ces prévisions ? Dès le 18 juillet, on procédait à la formation des différentes armées. La mobilisation était poussée assez activement pour que les transports stratégiques pussent commencer dès le 24 ; celle du VIII e corps, stationné sur les rive9 du Rhin et le plus exposé, était terminée le 26.

Depuis 1866 les bases de l’exploitation ferrée avaient été consi¬ dérablement agrandies, le nombre de véhicules par train militaire avait été notablement augmenté, on admettait 12 trains par voie unique, 18 par voie double, et on estimait que le transport d’un corps d’année emprunterait de trois jours et demi à cinq jours et demi. On transportait d’abord la partie combattante, puis les voi¬ tures ; on évitait autant que possible le mélange sur une même ligne d’éléments provenant de différents corps d’armée, et on utili¬ sait le plus de lignes possible pour hâter l’enlèvement d’un même corps d’armée

Neuf lignes ferrées pouvaient amener les troupes allemandes sur le Rhin, mais quatre d’entre elles seulement le franchissaient. Ceci obligeait à débarquer bien des troupes sur la rive droite, sous peine de perdre le bénéfice de la plus grande partie des moyens ferrés, puisque les facilités d’enlèvement ne sauraient augmenter le débit d’un transport, si on ne leur proportionnait pas les mêmes Capacités de débarquement. Ces lignes, dont six devaient être attri¬ buées aux troupes de la confédération du Nord, sont les suivantes :

À) Berlin, — Hanovre, — Cologne, — Bingenbrück, — Neuen- kirchen ;

B) Leipzig ou Harbourg, — Kreiensen, — Mosbach (près de Biebrich) ;

C) Berlin, — Halle, — Cassel, — Francfort, — Mannheim, — Homfcourg ;

D) Dresde ou Leipzig, — Bebra, — Fulda, — Castel ;

I) Posen, — Gôrlitz, — Leipzig, — Würzbourg, — Mayence, — Landau ;

I) Munster, — Düsseldorf, — Cologne, — Call ;

1) Augsbourg, — Ulin, — Bruchsal ;


LB MARÉCHAL COMTE DE MOLTK.E


995


2) Nordlingen, — Krailsheim, — Meckesheim ;

3) Würzbourg, — Mosbach, — Heidelberg.

Dès le 24, le grand état-major portait à la connaissance de l’armée l’ordre de bataille de l’armée française. Ce document avait été établi avec une telle exactitude, qu’on n’eut à lui faire subir, par la suite, que quelques rectifications de détail. En môme temps, l’on apprenait que les troupes françaises venaient de commencer leur transport sans attendre leurs réserves. Ce fait parut si extraordi¬ naire, qu’il fit croire, de notre part, à une intention bien arrêtée d’empêcher la concentration allemande sur la rive gauche du Rhin. Dès lors les débarquements de la II e armée devenaient trop exposés, et l’on se résolut à adopter pour cette armée une formation plus rapprochée du Rhin. En somme, les commandants d’armée devaient se guider d’après l’idée d’ensemble suivante :


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. . I"


NUMÉROS

DBS CORPS

NUMÉROS DBS DIVISIONS

DÉBARQUE¬

MENTS

a

DATES

CANTONNE¬

MENTS

DATES

VU*

13*

CalL

j

24 — 27 juillet.

Trêves.

Du 31 juillet au l or août.


14*

Aix-la-Cha¬

pelle,

Stolberg.

24 an 26 Juillet.

Trêves.

1 er au 2 août.

Tin*


Par étapes, par la rive droite de la Moselle.


De Sarre- louis & Her- meskeiL

2 août.


IP ARMÉE


iip


Blngen.

25 au 23 juillet.

Kreumach.


X*


Blngen.

29 an 6 août.


IV*


Mannheim.

26 au 29 juillet.


Garde.


Darmstadt •a Mannheim

30 juillet au 5 août.



IIP ARMÉE


XI*


Gemershelm.

25 — 27 juUlet.

Landau.



Landau.



V*


Landau.

27 Juillet — 3 août.

Landau.


I* Bavarois.



Spire.

3 août.

II* Bavarois.



Gemershelm.

3 août.

Wilrtembergeois.


Carlsruhe.

27 — 28 Juillet.

Carlsruhe.


Badols.



Rastadt.

25 Juillet.










m LE MARÉCHAL COUTE DE MOLTKE



RÉSERVES


NUMÉROS

NUMÉROS DES

DÉBARQUE-

DATES

CANTONNE-

DATES

DSS CORPS

DIVISIONS

MKNT8

11 INT B

IX*

25* )

Mayence.

28 Juillet — 2 août.

Vorma.

26 Juillet.


26* I


Mayence.


XII*


Mayence.

27 Juillet — 2 août.

Mayence.


Des corps de l’Est, le II 0 arrivait à Berlin par étapes du 26 au 31 juillet, le I er devait y être transporté du 27 juillet au 5 août, et le VI® gagnait Gürlitz et Breslau par voie de terre. Ils ne devaient pa3 tarder à rejoindre les armées d’opérations.

Les garnisons étaient au complet de guerre :

Sarrelouis… . . 23 juillet

Mayence.28 —

Cologne.1 er août

Coblentz.30 juillet

Places maritimes.30 —

Ainsi la I r ® armée débarquait sur la rive gauche, chaque corps d’année ayant sa ligne propre et sa zone propre de débarquement. La concentration sur Trêves se faisait en toute sécurité.

La II 0 armée débarquait dans de moins bonnes conditions.

Les III e et X e corps et plus tard le II 8 utilisaient en commun la ligne Hanovre, Cologne et Coblentz jusqu’à Neuenkirchen dans la première hypothèse, jusqu’à Bingen dans la seconde.

Pour une seule ligne, c’était une trop lourde charge, et comme temps une affaire de 12 ou 15 jours. Le IV® corps et la garde empruntaient la ligne Berlin, Halle, Cassel, Francfort, Mannheim.

La réserve IX® et XII® corps, attribués à la II® armée, venant di Schleswig et de Leipzig, n’avaient, à partir de Paderborn, par C)blentz, qu’un seul débouché sur Mayence.

Ces armées débarquaient donc soit sur le Rhin, soit sur la rive di oite du fleuve, laissant un grand territoire à l’invasion française, mais préférant tous les inconvénients à celui de voir troubler leur ccncentration assez ralentie par la pénurie des points de débar¬ quement.

La III® armée, au début, ne comptait que deux corps prussiens, le V e venant de Posen par la ligne du Mein, le XI® de Leipzig et de Dresde par la ligne Bebra-Fulda. Elle était plutôt retardée par la le îteur relative de la mobilisation des troupes de la confédération di. Sud que par l’absence des moyens ferrés.












LE MARÉCHAL COMTE DE MOLTKE


997


Ainsi, l’armée la plus menacée, la II* effectuait sa concen¬ tration en avant de Mayence, protégée par les deux armées des ailes et par le grand éloignement de la frontière, mais il lui fallait bientôt s’avancer, pour faire place aux trois corps de l’Est, qui attendaient pour entrer en ligne que les chemins de fer fus¬ sent libres. Dans ce mouvement à travers le Palatinat, l’état-major allemand croyait rencontrer le gros de nos forces ; aussi lui avait-il assigné comme terme la ligne AIsenz-Grünstadt, reconnue comme particulièrement propre à la défensive. Dès le commencement d’août, le prince Frédéric-Charles pouvait y réunir 194 000 hommes et compter avec certitude sur la supériorité du nombre, la position de la I r * armée obligeant l’armée française à un fort détachement sur son flanc gauche. Si par hasard cette armée ne se présentait pas, il ne restait plus qu’à pousser jusqu’à la Sarre.

En conséquence, tandis que la II* armée recevait, le 29 juillet, l’ordre de prendre cette position et de lancer sa cavalerie sur la frontière, depuis Saarbrück jusqu’à Bitche, la P* armée, dans le dessein d’accentuer sa menace, devait se réunir sur la ligne Wadern-Losheim, au sud de Trêves. Dès le 30, le prince royal recevait, de son côté, des instructions lui enjoignant une offensive immédiate contre la Lauter ; mais, ne se sentant pas encore en mesure d’y déférer, il se bornait à être prêt à couvrir le flanc gauche de la II* armée.

Au 31 juillet, c’est-à-dire quinze jours après que l’ordre de mobilisation eut été lancé, le déploiement des armées allemandes approchait de son terme, et la période des opérations pouvait s’ouvrir. En regard des desiderata formulés par le mémoire de M. de Moitke et par le tableau des prévisions d’ensemble commu¬ niqué aux commandants d’armée, il nous faut grouper les résultats obtenus à cette date ; le lecteur comparera.


CONCENTRATION DES ARMEES ALLEMANDES LE 31 JUILLET 1870


ARMEES

CORPS D’ARM BE

DIVISIONS

AU COMPLET

EN VOIE DE FORMATION

CANTONNEMENTS

DATES


VII*


VII*


Trêves.

31 juillet.


VIII*

16*

VIII*


Wadem • Hcrmeakeil.

I"


15*


Tbalfang- Blrkenfeld.


3* division cavalerie.


3 e division de cavalerie non encore formée.



25 DÉCEMBRE 1887, 64









LS MARÉCHAL COMTE DE MOLTKB


998


ARüiB

OOBP9

1/ABM fa

Divisions


EN VOIE DE FORMATION

CANTONNEMENT»

DATES


m*


m*

manquent ;

7 batteries pionniers train.

Wcsrstedt

31 juillet


IV*


IV* moins le

train.

Entre Dürckhehn et Kaiaerslautern.

I


X*


X*

Blngen,

II*

Garde.


Garde.

Autour de Frauken- thal entm Worms et Mannheim.


IX*


IX e


Oppenheim.


XII*


xn*


Nleder-Olm en avant de Mayence.


6* dtvlsion de cavalerie.

6* division de cavalerla


Nenenklrchem.

29 juillet.


5* division de cavalerie.

5* division de cavalerie.


Ho m bourg.


XI*


XI*


Gemcrshcim.

31 Juillet


V*


V*IncompIet en artillerie et train.

Landau.

—*

m* (i)

I er Bavarois.


I er Bavarois manquent : artillerie, i cavalerie, train et

11 batteries.

Spire.


(I* Bavards.


II* Bavarois comme le 1 er .

Keustadt



Badolse et Würtember- geoisBk

Badolse et ■Würtember- geoiseï


Autour de Garlgruhe et de Graben.



4* division d* cavalerie.


4* division de cavalerie (éléments arrivés).



Quelles qu’aient pu être les légères différences que l’on remarque entre les prévisions et les événements, elles n’atteignent que le détail de l’opération, puisque le 3 août, c’est-à-dire le 19 e jour de la mobilisation, la concentration était terminée. L’on peut donc dire que comme perfection de préparation, comme bon ordre et régularité d’exécution, le déploiement des forces allemandes,

1 La III e armée était la plus en retard, la majeure partie des colonnes de son train ne devaient arriver que vers le 3 août, ses troupes ne seraient au complet qu’à cette date. Cependant, au 31 juillet, elle mettait en ligne 116 bataillons, 86 escadrons, 300 bouches à feu.










LE MARÉCHAL COMTE DE MOLTKE



malgré la défectuosité du réseau de l’Allemagne, peut compter à bon droit comme un éclatant succès à l’actif du grand état-major prussien et de son chef éminent. Ajoutons pour nos méditations futures que tous ces mouvements s’accomplirent sans que la presse allemande en divulguât un seul, et parût même les soupçonner.

À cette date du 3 août, en face des 515 000 Allemands concen¬ trés en avant de Trêves, de Mayence et de Landau, l’armée fran¬ çaise, forte seulement de 230 000 hommes, était répartie des deux côtés des Vosges, sur un front de près de 75 lieues. Son immobi¬ lité, succédant à la hâte fiévreuse du début, était l’indice d’une situation grave, et dénotait au moins l’absence d’un* plan et d’une résolution. Celle de M. de Moltke allait éclater avec toutes ses allures tragiques. Les trois armées allemandes s’ébranlent dans un mouvement d’offensive générale, les deux premières contre la Sarre, la troisième contre la Lauter. Celle-ci est la plus rapprochée, elle frappe le premier coup, c’est Wissembourg (4 août), et, pen¬ dant que nos corps d’armée, effrayés de leur isolement, cherchent enfin à se grouper, elle frappe un second coup, terrible celui-là, c’est Wœrth (6 août). Dès lors, l’Alsace est perdue et Strasbourg investi.

Le jour même où le corps du maréchal de Mac-Mahon succom¬ bait à Wœrth, le corps du général Frossard était détruit à Forbach, à quelques kilomètres du corps Bazaine qui assistait indifférent à ce désastre, et malgré le manque de mesure du général Stein- metz qu’il eût été $i aisé de punir. Mais il était écrit que, dans cette guerre fatale, nos ennemis tireraient parti même de leurs fautes, et nous, déjà si inférieurs en nombre, même pas de tous nos moyens d’action !

Tandis que l’empereur commettait la faute d’empêcher Mac- Mahon de se retirer sur Langres et l’envoyait se reformer à Châlons, le reste des troupes françaises se retirait sous Metz, où le maréchal Bazaine en prenait le commandement suprême. Pour notre éternel opprobre, il ne devait plus quitter cette ville.

Les Allemands avaient commencé un vaste changement de front, qui devait amener leurs trois armées sur la Moselle, la I*• servant de pivot, et la III e, de plus en plus indépendante, se dirigeant sur Nancy à l’extrémité opposée. Dès qu’il fut évident que l’armée française renonçait à défendre la Nied française et que son gros opérait sa retraite sur la rive gauche de la Moselle, la I” armée eut pour rôle de surveiller Metz, pendant que la II® franchirait la Moselle en amont de cette ville. Conservant l’initiative, qui était leur principale force et que nous leur avions tout à fait abandonnée depuis le commencement des opérations, les Allemands effectué-


LE MARÉCUAL COMTE DE MOLTKE


1CQO

rent cette marche risquée méthodiquement et résolument, sans que les Français parussent la soupçonner.

Le 14, Steinmetz attaqua à Borny les dernières troupes fran¬ çaises restées sur la rive droite. C’était une faute de sa part, il n’avait pas à hâter le mouvement des Français en retraite sur Yerdun. De notre côté, la faute fut encore plus grande de n’avoir pas pris une offensive hardie contre cette armée qui s’offrait à nos coups, ou de n’avoir pas dédaigné simplement son attaque en continuant notre marche. Du fait de Borny nous perdîmes un jour, et les journées des 16 et 18 devinrent possibles.

Dès le 14, la II e armée était en train de franchir la Moselle à Pont-à-Mousson, Dieulouard et Marbache, sa cavalerie s’échelon¬ nait déjà de Thiaucourt à Mars-la-Tour. Le 15, toute cette armée exécuta une marche de flanc de 30 kilomètres sans être inquiétée, sans même que son mouvement fût éventé, et le 16, grâce aux retards accumulés par l’armée française, avait lieu cette bataille de rencontre qu’on a appelée indifféremment Rezonville, Grave- lotte, Vionville ou Mars-la-Tour. La journée resta indécise, le maréchal Bazaine admit qu’il l’avait perdue, il revint vers Metz, où la grande bataille du 18 (Saint-Privat) l’enferma définitivement.

Cependant l’armée de Châlons s’organisait à la hâte, et, à la suite de ces discussions inoubliables, dans lesquelles l’intérêt d’une dynastie prévalut tristement sur le salut de la France, la marche sur Metz fut décidée. Loin de prévoir un pareil dessein, la IIP armée et l’armée de la Meuse, celle-ci composée de corps empruntés aux P 6 et IP années, attendaient des ordres pour marcher sur Paris. De ce côté, d’ailleurs, le contact était perdu depuis long¬ temps. Le 21, le grand état-major prescrivait de commencer le 23 un mouvement général, qui porterait le 26 les avant-gardes des deux armées sur la ligne Vitry-le-François, — Saint-Mard-sur-le- Mont, — Givry-en-Argonne, — Daucourt, — Sainte-Ménéhould. La haute direction de M. de Moltke apparaît ici trop saisissante pour n’être pas mise en lumière. Il est là, accompagnant le roi, tenant tous les fils de l’opération, conduisant chaque acte de ce grand drame avec une science consommée, jusqu’à cette lugubre journée de Sedan, où la capture d’une armée française et d’un souverain français lui constitue une apothéose, comme jamais général d’armée n’en connut de plus belle.

La directive était sur Châlons ; il était recommandé à la III 0 armée de se maintenir toujours en avant d’une marche, de telle sorte qu’en cas de rencontre de l’armée de Mac-Mahon, les deux armées «allemandes pussent la prendre à la fois de front et de flanc. Le 23 voit l’armée de la Meuse entre Yerdun et Commercy, sur un


LE MARÉCHAL COMTE DE MOLTKE 1001

front de 50 kilomètres, et la III e armée vers Ligny-en-Barrois, sur 30 kilomètres.

Le 24, l’armée de Châlons est signalée à Reims par la presse étrangère, il s’ensuit un léger changement de front, l’armée de la Meuse pivotant sur Verdun, la III e armée se portant à hauteur de Bar-le-Duc.

Le 25, le changement de front s’accentue. L’armée de la Meuse occupe 40 kilomètres, de Dombasle à Charmont, où elle se relie à la III e armée, dont le front mesure 30 kilomètres jusqu’à Vitry. À ce moment, on apprend que l’armée française se dirige sur Montmédy. Le général de Moltke prend une décision rapide. Il ne s’agit plus de se borner à changer de front vers le nord-ouest, il est urgent de jeter résolument toutes ses forces au nord. Déjà il n’espérait plus atteindre l’armée de Châlons sur la rive gauche de la Meuse, et encore il pensait ne pouvoir s’opposer à son mouve¬ ment qu’avec l’armée de la Meuse et les deux corps bavarois. Dans cette prévision, il avait demandé au prince Frédéric-Charles de détacher momentanément les II* et III e corps du siège de Metz.

En renversant leur direction, les deux armées allemandes con- servént en profondeur les 70 kilomètres qu’elles avaient en front. Le 26, la tète de l’armée de la Meuse atteint Montfaucon, mais l’échelonnement de la III* armée s’étend jusqu’à Vitry. Pendant que l’armée française perdait du temps à se ravitailler à Rethel, la cavalerie allemande prenait le contact à Grandpré, Vouziers et Buzancy.

Le 27, le XII e corps atteint Dun-sur-Meuse et Stenay, mais la tête de la III e armée franchit à peine la voie ferrée de Châlons à Verdun. La profondeur totale est encore d’une soixantaine de kilomètres. Aussi, malgré l’impatience du général de Moltke de joindre l’armée française avant qu’elle ait passé la Meuse, on ne peut songer à un engagement sérieux avant de s’être mieux con¬ centré.

Le 28, la profondeur est réduite de moitié et les fronts se res¬ serrent.

Le 29 enfin, l’armée de la Meuse était concentrée sur une pro¬ fondeur et un front de 8 kilomètres ; la III e armée, à une marche en arrière, avait la même profondeur sur 20 kilomètres de front. À cette concentration répondait aussitôt l’ordre suivant pour la journée du 30 :

« L’armée de la Meuse marchera sur Beaumont, en se tenant à l’est de la route de Buzancy, de manière à franchir à 10 heures du matin la ligne Fossé-Beauclair. La garde aura dégagé pour 8 heures du matin la route en question et passera en réserve.


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« La IIP armée rompra de bonne heure et tiendra deux de ses corps prêts à appuyer l’attaque du prince royal de Saxe. À cet effet, l’aile droite se dirigera par Buzancy sur Beaumont, et l’aile gauche sur le Chesne. »

Dès le 29, l’armée française avait commencé à passer la Meuse à Remilly et à Mouzon. Le 30, le 5 e corps (de Failly) était censé protéger le mouvement et former l’arrière-garde, lorsqu’il fut sur¬ plis et complètement défait à Beaumont. Le 31, toute l’armée française, réunie aux environs de Sedan, sur la rive droite de la Meuse, pouvait encore s’échapper vers Mézières, à la condition de dépasser Sedan : il n’en fut rien ; son chef, inconscient de la situation et sans plan arrêté, attendait sa destinée.

Pour l’histoire, et à mesure qu’on s’éloigne des événements, une bataille est un fait brutal ; les responsabilités inséparables de son gain ou de sa perte s’effacent de plus en plus dans le lointain des âges, et c’est presque justice, car il est, la plupart du temps, bien difficile de les dégager impartialement. Celles qui amenèrent le désastre de Sedan sont si nombreuses, et, aujourd’hui encore que les principaux acteurs sont morts, si controversées, qu’il fau¬ drait un volume pour les exposer et que, à les départager, chacun briserait sa plume. Aussi bien, si l’on cédait à la manie du jour, on n’interrogerait les faits que par leurs petits côtés, perdant de vue la grande physionomie de l’événement à n’étudier que le des¬ sous des cartes. Historiquement les responsabilités vont aux géné¬ raux en chef : le maréchal de Mac-Mahon a commandé jusqu’au l w septembre au matin ; lorsque sa blessure l’a obligé à remettre le commandement, l’armée de Châlons pouvait-elle échapper au désastre qui la menaçait ? S’il est prouvé que non, le violent débat soulevé par les généraux Ducrot et de Wimpffen reste historique¬ ment sans intérêt. En conséquence, nous ne discuterons pas, nous raconterons : le récit est facile à suivre ; une seule des années manœuvre, il suffit de noter ses progrès ; l’autre ne combat plus, suivant le mot du général Douay, que « pour l’honneur des armes ».

X

Dans la journée du 31 aoxit, les renseignements de l’état-major allemand établissaient d’une façon certaine que l’armée française, après avoir complètement évacué la rive gauche de la Meuse, se trouvait sous les murs de Sedan. Pour échapper à l’enveloppement qui la menaçait, il était à croire qu’elle adopterait l’un de ces trois partis : poursuivre sur Mézières, se jeter sur Carignan, ou passer en Belgique. Dans tous les cas, il fallait se bâter, et les masses


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allemandes reçurent l’ordre de s’ébranler dans la nuit même. La ligne d’attaque avait un développement de 30 kilomètres : à droite, trois corps d’armée marchaient, de l’est et du sud-est, contre les hauteurs de Givonne ; au sud, un corps d’armée faisait face à Sedan ; trois autres, à gauche, gagnaient la route de Mézières, afin de tomber sur le flanc de l’armée française, supposée en retraite dans cette direction.

Celle-ci pourtant n’avait pas bougé. Réunie dans le triangle formé par la Meuse, la Givonne et le Floing, elle semblait résolue à donner la bataille. Sedan est assis sur la rive droite de la Meuse, un peu au nord du confluent du Chiers ; le faubourg de Torcy prolonge la ville à l’ouest, le Vieux Camp la domine à l’est. En aval, le fleuve, dont la direction générale est sud-est-nord-ouest, se redresse brusquement vers le nord, pour redescendre droit au sud jusqu’aux environs de Donchery et figurer la presqu’île d’Iges. Le sommet de cette boucle forme, avec les bois de la Falizette et du Grand Canton, qui s’étendent jusqu’à la frontière, un étranglement redoutable, lequel livre passage à la route de Mézières. Doubler cette presqu’île était une nécessité capitale pour une armée qui eût voulu se retirer vers le nord, ce n’est que hors du défilé de la Falizette quelle s’étendait et respirait. Mais le maréchal ne pensait nullement à Mézières, ainsi qu’en témoigne ce billet écrit, le 31, au général Ducrot, qui, privé d’ordres et n’admettant pas d’autre parti à prendre, avait acheminé le 1 er corps dans cette direction : « Je vous avais fait donner l’ordre de vous rendre de Carignan à Sedan, et nullement à Mézières, où je ri avais pas ïintention daller . À la réception de la présente, je vous prie de prendre vos dispositions pour vous rabattre dans la soirée sur Sedan. »

Eu dehors de toute considération stratégique, le champ de bataille offrait topographiquement les éléments d’une bonne défense. Au point culminant un bois, celui de la Garenne, large d’un kilomètre, long de deux, un terrain tourmenté, coupé de bouquets d’arbres, de haies, de murs de clôture, s’abaissant, à l’ouest, en croupes allongées vers Illy et Floing pour se relever sur la berge opposée, à hauteur du défilé de la Falizette vers Fleigneux et Saint-Menges, et tombant en pente abrupte, à l’est, dans les fonds de la Givonne. Le fleuve coulait sous le canon de la place, mais les ponts de Bazeilles et de Donchery sur la Meuse n’avaient pas été rompus, pas plus que celui de Douzy sur le Chiers.

Le I e ’ septembre au matin, l’armée française, disposée sur une ligne courbe de 5 à 6 kilomètres, son front couvert par la Givonne, faisait en partie face à l’est, en partie face au nord ; à droite, le 12\corps (général Lebrun) était fortement établi à


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Bazeilles et, par Balai), s’appuyait à Sedan ; au centre, le l or corps (général Ducrot) occupait le fond de Givonne et Givonne, tandis qu’à gauche le 7° corps (général Douay) tenait la route de Bouillon et 111 y. Encore mal remis de Beaumont, le 5 e corps (général de Wimpffen) était en seconde ligne dans le Vieux Camp et le bois de la Garenne, et les divisions de cavalerie Margueritte et Bon- nemains se tenaient entre Floing et la Meuse.

Ce matin-là, le jour avait peine à percer un brouillard opaque, cependant l’on se battait déjà avec acharnement du côté de Bazeilles, attaqué par deux brigades du I er corps bavarois. La l re brigade, partie le matin à trois heures d’Aillicourt, avait passé la Meuse sur un pont de bateaux jeté la veille par ordre du général de Tann ; elle avait entamé la journée, tandis que la 2°, profitant du pont du chemin de fer, entrait en ligne un peu après. Elles trouvaient Bazeilles fortement occupé par la brigade d’infanterie de marine Martin des Pallières. C’était un gros village, aux maisons massives, aux entours de parcs et jardins ; s’y rejoignant sous un angle obtus, les routes de Balan et de Douzy le coupaient en deux : la partie sud-ouest, la plus considérable, contenait la place au marché et l’église ; à la lisière sud-est le parc et le château Dorival ; au nord- est le parc de Monvillers enclos d’un mur solide, traversé par la Givonne guéable partout ; au saillant nord la villa Beurmann enfilant la grande rue dans toute sa longueur.

La brigade Reboul n’avait pas tardé à accourir de Balan, de sorte que toute cette belle division de l’infanterie de marine était là, accrochée au village, luttant pied à pied, défendant maison par maison ; la villa Beurmann surtout s’était enveloppée d’un feu terrible et défiait tous les assauts. L’obscurité d’abord, le brouil¬ lard ensuite, noyaient tous les détails de cette scène grandiose, la fusillade était assourdissante ; bruit, nuit, fumée, griserie du combat, tout contribuait au relâchement des liens tactiques, toute troupe engagée était dévorée par l’action. Mandées d’urgence, les 3* et â e brigades bavaroises se hâtaient, pas assez cependant pour arrêter l’offensive foudroyante de l’infanterie de marine et la reprise de Bazeilles sur les premières brigades bavaroises rejetées jusque derrière la levée de la voie ferrée. Jusqu’à six heures l’obs¬ curité avait condamné au silence l’artillerie du I er corps bavarois postée sur les hauteurs d’Aillicourt ; elle ouvrit alors un feu très incertain, qui permit cependant à la 2 e division de conquérir le parc de Monvillers et de tendre la main au XII e corps engagé, un peu plus à l’est, contre la Moncelle. Ce village pris^ le prince George de Saxe déployait, peu après sept heures, dix batteries saxonnes et une masse de fer s’abattait sur Bazeilles.


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Mais déjà un événement grave s’était produit dans les rangs français ; le maréchal de Mac-Mahon, venu pour suivre l’action de Bazeilles, tombait blessé par un éclat d’obus, en désignant le général Ducrot pour lui succéder.

Aussitôt prévenu, le commandant du 1 er corps décide de revenir au projet qu’il avait inébranlablement défendu, la retraite vers Mézières, dont il croit la route encore libre. Informé que des masses allemandes se dirigent de Villers-Cernay sur Illy, il pressent bien à la vérité, non seulement un mouvement débordant l’aile gauche, mais encore un enveloppement parla droite ; toutefois l’un comme l’autre pas assez dessinés pour qu’on ne puisse en venir à bout avec de la résolution. « L’ennemi nous amuse sur notre front, dit-il, pendant qu’il cherche à envelopper nos ailes, c’est son éternel mouvement de Capricorne. » Donc la deuxième ligne doit rétro¬ grader tout d’abord, la première suivra en échelons par la droite ; et, pour faciliter la rupture du contact, la division Lacretclle pro¬ noncera un retour offensif contre la Moncellc, soutenue par une démonstration de quelques fractions de la division Vassoigne.

Sur ces entrefaites, le général de Wimpffen, qui, bien qu’investi du commandement en chef éventuel par le ministre de la guerre, n’avait pas jugé à propos de produire sa lettre de nomination à l’annonce de la blessure du maréchal, lorsqu’il vit le mouvement de retraite s’accuser, soit qu’il estimât la situation moins désespérée qu’elle ne l’était, soit qu’à l’inverse il crût la route de Mézières déjà menacée, se ravisa, et écrivit un billet au général Ducrot pour lui notifier sa prise de commandement et son changement de dispositions. Quoiqu’on pût augurer du sort delà journée, cet acte était grave ; l’armée française, pour la troisième fois, changeait de mains. Au début, elle s’était battue sans idée arrêtée, et voilà qu’en moins de deux heures, après l’avoir poussée dans une direction, on la ramenait en sens contraire. En voulant s’ouvrir la route de Carignan, après avoir passé sur le ventre des Bavarois, le général de Wimpffen, suivant toute vraisemblance, obéissait à une inspi¬ ration ardente, mais irréfléchie. Arrivé de la veille du fond de l’Afrique, la situation, môme le plan du champ de bataille, lui étaient inconnus, la brillante défense de Bazeilles l’avait gagné, l’ennemi n’était pas assez cramponné aux ruines de ce village pour qu’on ne pût le jeter à la Meuse, il n’y avait, pensait-il, qu’à faire un trou de ce côté. En conséquence l’armée française se reporta vefs les positions qu’elle venait de quitter. La division Lacretelle attaqua furieusement la Moncelle et fit de tels progrès que l’artil¬ lerie saxonne, après avoir tiré à mitraille, se reporta précipitam¬ ment en arrière- L’infanterie de marine, de son côté, venait de


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réoccuper la partie ouest de Bazeilles, malgré les efforts du général de Tann, disposant des deux corps bavarois. Mais un nouveau secours é ait sur le point de leur parvenir, la tête du IV* corps faisait son apparition sur le champ de bataille. Le général d’Alvens- leben portait aussitôt la 8® division en soutien des Bavarois qui, recouvrant toute liberté, se jetaient d^ensemble sur Bazeilles et en chassaient les Français jusqu’à Balan.

Au même moment, l’aile droite du XII® corps remportait un succès signalé. Le général Ducrot, voulant à tout prix conserver le pont de Daigny, situé entre Givonne et la Moncelle, avait ordonné au général de Lartigues d’attaquer l’ennemi sur le versant oriental et de le débusquer du bois Chevalier. Le 3 e zouaves mena ronde¬ ment l’attaque, les cartouches des Saxons s’épuisaient et leur situation devenait critique, lorsqu’un régiment d’infanterie et deux bataillons de chasseurs accoururent à l’aide. Les zouaves, surpris, furent refoulés, l’artillerie française qui tentait de s’établir, cul¬ butée, perdit deux pièces et une mitrailleuse. L’aile gauche gagnant aussi du terrain, le centre, enlevé par cette pointe énergique, se décida à aborder Daigny, où les turcos opposèrent en vain une résistance opiniâtre. À dix heures, la division Lartigues, laissant six canons à l’ennemi, rejetée sur la rive occidentale de la Givonne, abandonnait définitivement Daigny.

Tandis que la lutte engagée sur la basse Givonne touchait à sa fin, que l’incendie montait déjà sur Bazeilles, où ne luttaient plus que des soldats isolés mêlés aux habitants, le corps de la garde, assurant le flanc droit du XII®, avait débouché sur la haute Givonne. Dès neuf heures, de Villers-Cernay, sa l n division entamait l’action, avec vingt-quatre pièces, contre l’artillerie du corps Ducrot, puis sa 2® division accourait de Francheval, et à midi ses quatorze batteries canonnaient les hauteurs de la rivé droite de la Givonne, pendant que sa cavalerie marchait sur Illy.

Pendant ce temps qu’avait fait la IIP armée ?

Les Y® et XP corps, partis à deux heures du matin, passaient le fleuve, vers six heures, sur deux ponts de bateaux et sur celui de Donchery, et, contournant la boucle de la Meuse, gagnaient la routé de Mêzières. À sept heures et demie, le général de Kirchbach (V® corps) atteignait, sur cette route, Viviers-au-Court, fermait la retraite de ce côté et, tournant sur Yrigne-aux-Bois, prenait Flei- gneux comme objectif, tandis que le général de Gersdorff (XI e corps), suivant le mouvement par le défilé de la Falizette, se jetait de suite à droite vers Saint-Mcnges. Le XI® corps occupait ce village sans combat, et Floing tombait également entre ses mains après une escarmouche insignifiante. Arrêtant la marche de son in fan-


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terie, le général de Gersdorff donnait l’ordre d’amener toute son artillerie en première ligne. Vers onze heures, ses dernières batte¬ ries débouchaient sur le plateau de Floing. L’artillerie du V e corps suivait le mouvement aux allures vives, et deux cents bouches à feu, sans autre soutien qu’un seul régiment de hussards, s’aven¬ turaient, avec une témérité inouïe, sur la rive occidentale du Floing, jusqu’à Fleigneux.

Cette situation n’échappe pas au général Margueritte, il forme sur trois lignes les trois régiments de chasseurs d’Afrique de la brigade Galliffet et, les faisant appuyer par deux escadrons de lanciers de la division Ameil, il les lance contre deux compagnies d’infanterie prussienne qui se hâtaient de gravir la pente d’Illy pour couvrir la gauche de cette ligne d’artillerie si en l’air. Les tirailleurs s’arrêtent, attendent la charge et ouvrent un feu terrible à 60 mètres. Dégageant du centre vers les deux ailes par une double conversion, la première ligne des escadrons déborde les deux extrémités de la chaîne, mais va tomber sous le feu des sou¬ tiens postés dans les broussailles. D’autres compagnies intervenant, répondent par une fusillade meurtrière aux charges successives, et les batteries prussiennes canonnent sans relâche nos cavaliers, jusqu’à ce que, contraints de tourner bride, ils courent s’abriter derrière le bois de la Garenne.

Le poids de cette masse d’artillerie se faisait par trop écrasant ; il y avait là dix batteries du Y 8 corps et quatorze du XI e ; leur ligne était déployée au nord des positions françaises depuis Floing jusqu’à la forêt des Ardennes, elle croisait ses feux avec les batte¬ ries de la garde qui, des hauteurs est de la Givonne, couvraient de leurs projectiles le plateau d’Illy et le bois de la Garenne. À onze heures, l’on pouvait donc considérer comme effectuée la jonc¬ tion entre l’extrême gauche de la III e armée et l’armée de la Meuse.

Notre 7 e corps était le plus décimé, mais le général Douay s’engageait à maintenir quand même ses positions, pourvu qu’on l’appuyât au calvaire d’Illy et au bois de la Garenne. Le général Ducrot promettait de faire tous ses efforts pour se maintenir au calvaire d’Illy.

On se battait encore dans Floing, et, au moment où les troupes du XI e corps prussien le conquéraient complètement, les soldats ûe la division Liébert, descendant des crêtes, tentaient une furieuse contre-attaque, qui ne se brisait que contre les renforts incessam¬ ment renouvelés de l’ennemi. Le général de Gersdorff tombait en pleine action, mortellement frappé d’une balle à la poitrine.

Cependant les vingt-six batteries des XI e et Y* corps, réunies aux quatorze batteries de la garde, avaient raison de notre artil-


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lerie ; les attelages et les servants tombaient coup sur coup, les caissons sautaient, et, à la vue des batteries pulvérisées, notre infanterie lâchait pied. Pour augmenter le désastre, les troupes de la division Goze du 5 e corps, envoyées au secours du général Lebrun, se croisaient avec une division du 1 er corps marchant en sens inverse. Alors une grêle d’obus lancés par les batteries de la garde s’abattait, labourant ces masses d’infanterie inextricablement fondues et entre-croisées, que sillonnaient encore des escadrons affolés. Tout ce monde épouvanté, mêlé, confondu, se rejetait dans le bois de la Garenne complètement à la débandade. Voyant le cercle se resserrer sur eux, les généraux Ducrot et Douay, l’épée à la main, disputaient en désespérés le calvaire d’Illy et, après l’avoir perdu, s’acharnaient vainement, avec un courage indomptable, à le reprendre aux bataillons prussiens qui ne le lâchaient plus. L’ennemi se rapprochait toujours davantage, c’était une marée montante que les débris de l’armée française ne contenaient déjà plus. Son dernier refuge, le bois de la Garenne, était déjà attaqué par son saillant ; le XI* corps y capturait de nombreux prisonniers. L’espace se réduisait de plus en plus ; pas une place qui n’y fût mortelle sous le tir des soixante et onze batteries que les Allemands avaient maintenant en position, depuis que l’artillerie du 11° corps bavarois était entré en jeu à Frénois. Tout se désagrégeait sous cet ouragan de fer qui frappait sans relâche nos batteries, nos premières lignes, nos réserves tiraillées en tous sens, jusqu’aux masses de cavalerie errant à la recherche d’un abri introuvable ; dans cette tourmente, avant même d’avoir combattu, les troupes devenaient incapables d’aucun effort.

Toute la ligne entre Floing et Illy fléchissait. L’on voyait même la division Liébert, qui jusque-là était restée inébranlable à à l’extrême gauche française, sur les hauteurs de Cazal, frémir tout à coup, hésiter et reculer sous une attaque simultanée par le nord et par l’ouest des V* et XI e corps prussiens. Il n’y avait plus de réserve disponible.

Dans un pareil moment, le général Ducrot s’adresse au général Margueritte et lui ordonne de charger par échelons sur la gauche, puis après avoir fait son trou, de se rabattre à droite sur le flanc de l*ennemi. Le général Margueritte débouche du bois de la Garenne avec trois régiments de chasseurs d’Afrique, les 1 er et 6* chasseurs à cheval, une brigade de lanciers du 12® corps et plusieurs esca¬ drons de cuirassiers de la division Bonnemains. Cette masse de cavalerie traverse le plateau, se dirigeant vers l’ouest, puis fait halte dans un pli de terrain, et l’ordre est donné de ressangler les chevaux. Le général Margueritte se porte au galop sur la crête


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pour déterminer le point contre lequel il va lancer le poids de scs escadrons, il examine une énorme masse noire qui commence à gravir la pente et qui représente toute l’infanterie du XI e corps, il y a là près de trente mille hommes, quand tout à coup, il roule à bas de son cheval. Une balle venait de lui traverser les deux joues en lui coupant la langue.

Ses officiers le relèvent, le rapportent, on passe devant le 1 er chas¬ seurs d’Afrique, qui vient de perdre son colonel ; les cavaliers debout sur leurs étriers, le sabre dégainé, poussent des cris de vengeance en apercevant leur général, tête nue, la langue pendante, tout sanglant, jetant des appels rauques et ordonnant la charge d’un geste suprême. Alors le régiment s’ébranle et charge follement. Le général de Galiflet, prenant le commandement, lance sucessivement toute la division sur l’infanterie prussienne qui vient d’atteindre la crête. C’est la chevauchée de la mort. Les régiments roulent sur la descente fatale, vont s’abîmer dans les carrières ou mourir sur les carrés. Chasseurs, lanciers, hussards, cuirassiers, tourbillonnent pen¬ dant une demi-heure dans une mêlée funèbre, impuissants à rompre cette infanterie qui, fatiguée de tuer, par humanité, finit presque par cesser le feu. L’on dit que, des hauteurs de Frénois, lé roi de Prusse, témoin de cette héroïque folie, ne put retenir ce cri d’admiration : « Oh î les braves gens I »

Cette charge marquait, sur cette aile de la ligne, le terme de la série d’attaques exécutées par la cavalerie française avec une remarquable vigueur et un complet dévouement. Quel était son résultat ? À peine avait-elle suspendu un instant la marche de l’attaque, certaines lignes de tirailleurs avait été bousculées, et puis… c’était tout, les escadrons étaient totalement dispersés, des monceaux d’hommes et de chevaux jonchaient la pente, les cavaliers qui avaient échappé aux balles avaient trouvé la mort dans les carrières de Gautier, les généraux Girard et Tilliard étaient tués, le général de Salignac-Fénelon blessé, et les tristes survivants de cette superbe cavalerie se perdaient dans les ravins des bois de la Garenne.

Rien ne pouvait maintenant empêcher l’infanterie allemande de poursuivre son succès contre la division Liébert qui, chassée de Cazal, rétrogradait peu à peu vers le bois de la Garenne, dernier et misérable refuge de toute l’armée française.

Cependant le général de Wimpffen, détournant sa pensée des hauteurs de Floing, où tout l’accable, songe à se précipiter sur les Bavarois qu’il suppose exténués, à les culbuter dans la Meuse, et à s’ouvrir, par un prodige de désespoir, la route de Carignan. Vers une heure, il prescrit au 12° corps de se reporter en avant, au


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1 er de marcher avec toutes ses forces contre Bazeilles, et au 7® d’appuyer ce mouvement. En même temps il portait ces dispo¬ sitions à la connaissance de l’empereur, le suppliant de venir se mettre au milieu de ses troupes, qui tiendraient à honneur de lui ouvrir un passage. Ces ordres n’arrivèrent pas, ou arrivèrent quand il n’était plus temps. Jusqu’à deux heures le général de Wimpffen attendit vainement l’empereur, puis il ordonna à la division Yassoigne, au 47° de ligne et à quelques bataillons de zouaves réunis au Vieux Camp de marcher vers les hauteurs par le Fond de Givonne, tandis qu’à gauche la division Grandcbamp et à droite la brigade Abattucci pousseraient de l’avant. Il en résulta un enga¬ gement général entre Daigny, Haybes et le Fond de Givonne, engagement sans résultats inquiétants pour l’ennemi, car, vers trois heures, le prince George de Saxe rendait compte qu’il considérait la bataille comme gagnée et que, l’enveloppement étant complet, pour éviter des sacrifices inutiles, il prescrivait à ses troupes de rester sur leurs positions. De Daigny, le prince royal de Saxe en jugeait de même et suspendait la marche en avant du XII e corps. Seule, l’artillerie concentrait tous ses feux sur le bois de la Garenne. Dans une clairière la ferme de Quérimont brûlait. Les troupes qui s’y trouvaient encore n’étaient plus organisées. Rien n’empêchait les colonnes d’attaque de se former de différents côtés. Elles abordent le bois, celle de la garde par le nord, celles du XI e corps et des Saxons par l’ouest et par l’est, elles le con¬ quièrent sans coup férir, y capturent neuf bouches à feu dont les attelages ont été tués, et ramassent des prisonniers par milliers.

La bataille était finie. Cependant le général de Wimpffen, grou¬ pant autour de lui deux à trois mille hommes, s’était jeté sur Balan, ce qui obligeait le général de Tann à faire traverser Bazeilles à sa 2 e brigade, à prescrire différentes dispositions à la 3® ainsi qu’à sa cavalerie. Mais, avant qu’elles fussent prises, l’artillerie allemande avait eu raison de cette dernière tentative, les Bavarois rentraient dans Balan et repoussaient les Français jusque dans la place. Alors le feu cessait brusquement et sur une porte apparais¬ sait le drapeau blanc.

Sans vouloir nous attarder au lugubre récit de cette capitulation, il nous faut cependant montrer le général de Moltke en face du général de Wimpffen, durant cette entrevue solennelle, dans laquelle furent débattues les clauses de l’acte qui allait faire déposer les armes à toute une armée française *. Le général de Wimpffen, accompagné du général Faure et du général Cas-


  • D’après le récit d’un témoinjoculaire reproduit par le général Ducrot.


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tOl !


telnau, fut introduit dans un salon du quartier général du roi. Après une attente de dix minutes, les trois généraux y furent rejoints par le général de Moltke, suivi du comte de Bismarck et du général de Blümenthal. Après un salut assez sommaire, les pou¬ voirs furent vérifiés, les présentations échangées, et Ton s’assit. Le général de Wimpffen semblait embarrassé pour engager l’entretien, mais comme le général de Moltke restait impassible, il se décida à demander quelles conditions Sa Majesté le roi de Prusse était dans l’intention d’accorder à l’armée française.

— Elles sont bien simples, répliqua le général de Moltke, l’armée tout entière est prisonnière avec armes et bagages ; on laissera aux officiers leurs armes comme un témoignage d’estime pour leur courage, mais ils seront prisonniers de guerre comme & troupe.

Après avoir repoussé ces conditions comme trop dures, le général de Wimpffen proposa de remettre la place et de laisser l’armée se retirer sous la condition de ne plus servir durant cette guerre contre la Prusse, puis, cherchant à émouvoir sur sa position per¬ sonnelle son interlocuteur :

— J’arrive, dit-il, il y a deux jours, d’Afrique ; j’avais jusqu’ici une réputation militaire irréprochable, et voilà qu’on me donne le commandement au milieu du combat et que je me trouve fatale¬ ment obligé d’attacher mon nom à une capitulation désastreuse, dont j’endosse la responsabilité sans avoir préparé moi-mème la bataille. Vous, qui êtes officier général comme moi, vous devriez comprendre toute l’amertume de ma situation mieux que personne.

Puis, s’apercevant que le général de Moltke paraissait peu touché de ce plaidoyer personnel, il continua ainsi :

— D’ailleurs, si vous ne pouvez m’accorder de meilleures conditions, je ne puis accepter celles que vous voulez m’imposer. Je ferai appel à mon armée, à son honneur, et je parviendrai à faire une percée, ou je me défendrai dans Sedan.

Le général de Moltke l’interrompit alors :

— J’ai bien, dit-il, une grande estime pour vous, j’apprécie votre situation et je regrette de ne pouvoir rien faire de ce que vous demandez ; mais, quant à tenter une sortie, cela vous est aussi impossible que de vous défendre dans Sedan.

Et il énuméra toutes les raisons militaires qui s’y opposaient.

Il ne vous reste actuellement pas plus de 80 000 hommes. Or sachez que j’ai autour de vous 240 000 hommes et 500 bouches à feu, dont 300 sont déjà en position pour tirer sur Sedan. Les 200 autres y seront demain au point du jour. Si vous voulez vous en assurer, je puis faire conduire un de vos officiers dans les diffô-


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rentes positions qu’occupent mes troupes et il pourra témoigner de l’exactitude de ce que je vous dis.

Alors, attaquant une autre note, le générai de Wimpffen fit ressortir d’un ton insinuant l’intérêt politique qu’avait la Prusse à ne pas exaspérer la France par des conditions trop dures imposées à son armée. Cette fois-ci ce fut le comte de Bismarck qui se chargea de la réponse :

— Il est possible qu’on puisse se fier, dit-il, qu’on puisse se fier à la rigueur, à la reconnaissance d’un souverain et de sa famille, mais d’un peuple, il n’y a rien à attendre sous ce rapport. Si le peuple français était un peuple comme un autre, s’il avait des institutions solides, s’il avait un souverain établi d’une façon stable, nous pourrions croire à la gratitude de l’empereur et attacher un prix à cette gratitude ; mais en France, depuis quatre- vingts ans, les gouvernements ont été si peu durables, que fonder des espérances sur l’amitié d’un souverain français serait, de la part d’une nation voisine, un acte de démence, ce serait vouloir bâtir en l’air.

Et, après une protestation du général de Wimpffen, le comte de Bismarck reprit :

— Quoi que vous disiez, général, la France n’est pas changée, c’est elle qui a voulu la guerre, et c’est pour flatter cette manie populaire de la gloire, dans un intérêt dynastique, que l’empereur Napoléon est venu nous provoquer. Nous savons bien que la partie raisonnable et saine de la France ne poussait pas à la guerre ; nous savons bien que ce n’était pas l’armée non plus qui nous était le plus hostile ; mais la partie de la France qui poussait à la guerre, c’est elle qui fait et défait les gouvernements. Chez vous, c’est la populace, ce sont aussi les journalistes (et il appuya sur ce mot), ce sont ceux-là que nous voulons punir, il faut pour cela que nous allions à Paris. Nous voulons la paix, mais une paix durable ; pour cela, il faut que nous mettions la France dans l’impossibilité de nous résister. C’est pourquoi, général, quel que soit l’intérêt qui s’attache à votre position, quelque flatteuse que soit l’opinion que nous avons de votre armée, nous ne pouvons changer les premières conditions qui yous ont été faites.

— Eh bien ! répliqua avec dignité le général de Wimpffen, il m’est également impossible à moi de signer une telle capitulation ; nous recommencerons la bataille.

Intervenant alors pour transmettre un message de l’empereur, le général Castelnau fit remarquer que l’empereur s’était person¬ nellement rendu absolument à la merci de Sa Majesté le roi de Prusse, dans l’espérance que le roi serait touché d’un si complet


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abandon, et qu’en cette considération il voudrait bien accorder à l’armée française une capitulation plus honorable, telle qu’elle y avait droit par son courage.

— Mais, demanda M. de Bismarck, quelle est l’épée qu’a rendue l’empereur Napoléon ? Est-ce l’épée de la France ou son épée à lui ? Si c’est celle de la France, les conditions peuvent être singu¬ lièrement modifiées et votre message aurait un caractère de3 plus graves.

— C’est seulement l’épée de l’empereur, répliqua le général Castelnau.

— En ce cas, reprit à la hâte, presque avec joie, M. de Moltke, cela ne change rien aux conditions.

À ces paroles, le général de WimpfTen répéta :

— Nous recommencerons la bataille.

— La trêve, continua le général de Moltke, expire demain à quatre heures du matin. À quatre heures précises j’ouvrirai le feu.

Tout le monde était debout, les généraux français attendaient leurs chevaux, pas un mot n’était prononcé, ce silence était glacial, lorsque M. de Bismarck, reprenant la parole, fit observer au général de WimpfTen qu’il ne doutait nullement des prodiges de valeur qu’ac¬ compliraient ses soldats, mais que demain soir il ne serait pas plus avancé qu’aujourd’hui, et qu’un moment de dépit ne devait pas lui faire rompre une conférence d’où dépendait le sort de tant de vies humaines. L’on se rassit et M. de Moltke s’exprima en ces termes :

— Je vous affirme de nouveau qu’une percée ne pourra jamais réussir, quand même vos troupes seraient dans les meilleures conditions possibles, car, indépendamment de la grande supériorité numérique de mes hommes et de mon artillerie, j’occupe des positions d’où je puis brûler Sedan en quelques heures. Ces positions commandent toutes les issues par lesquelles vous pouvez espérer sortir du cercle où vous êtes enfermé et sont tellement fortes, qu’il est impossible de les enlever.

— Oh ! elles ne sont pas aussi .fortes que vous voulez bien le dire, interrompit le général de WimpfTen.

— Vous ne connaissez pas la topographie des environs de Sedan, riposta le général de Moltke, et voici un détail bizarre et qui peint bien votre nation présomptueuse et inconséquente : à l’entrée de la campagne, vous avez fait distribuer à tous vos officiers des cartes de l’Allemagne, alors que vous n’aviez pas le moyen d’étudier la géographie de votre pays, puisque vous n’aviez pas les cartes de votre propre territoire. Eh bien, moi, je vous dis que nos positions sont non seulement très fortes, mais formidables et inex¬ pugnables.

25 DÉCEMBRE 1887 .


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Le général de Wimpffen ne trouva rien à répondre à cette sortie. Au bout d’un instant, il reprit :

— Je profiterai, général, de l’offre que vous avez bien voulu me faire au début de la conférence, j’enverrai un officier voir ces forces formidables dont vous me parlez.

— Vous n’enverrez personne, c’est inutile, répliqua sèchement le général de Moltke, et d’ailleurs, vous n’avez pas longtemps à réfléchir, car il est minuit, c’est à quatre heures du matin qu’expire la trêve, et je ne vous accorderai pas une minute de sursis.

L’on sait sur quelles bases la capitulation qui sortit de cette conférence fut stipulée.

Nous arrêterons là ce pénible récit ; nous arrêterons là aussi l’histoire de cette campagne, parce qu’elle est au fond de nos cœurs, à nous les survivants, plus éloquente qu’on ne l’écrira jamais, et ensuite parce que cette journée du 1” septembre termi¬ nait la guerre, la vraie guerre. Qu’il n’y ait pas de méprise sur ce mot. À Dieu ne plaise que je ne rende la justice qui leur est due aux patriotiques efforts du gouvernement de la Défense nationale et à ses armées improvisées. Elles ne pouvaient servir la patrie qu’en succombant avec honneur ; ce rôle, elles l’ont tenu jusqu’au bout, et les hécatombes de ces jeunes hommes, qui s’essayaient brave¬ ment à être soldats, furent couverts du linceul glacé d’un hiver hyperboréen. Gloire à eux ! Il y eut du sang et des souffrances surtout à pleine mesure, de quoi enfoncer profondément au cœur du pays les racines d’un patriotisme renouvelé, de quoi faire fruc¬ tifier la moisson des vengeances nécessaires.

Durant les négociations de Versailles, M. de Moltke apparaît inflexible comme la destinée, alors même que M. de Bismarck est près de s’attendrir !

M. Thiers luttait infatigablement pour nous conserver Metz. Son insistance allait triompher ; l’empereur, M. de Bismarck lui-mème, se sentaient fléchir ; M. de Moltke est appelé en conseil : « C’est comme si on nous prenait une armée de 150 000 hommes », dit-il. Et Metz nous fut ravi.

XI

Le maréchal de Moltke siège au Reichstag depuis 1867. Généra¬ lement, il y parle peu, mais il le fait, dès qu’un intérêt militaire est en cause, en termes élevés et avec la haute autorité que lui prête un passé de victoires. Il est là tout entier et tout simplement à son devoir, à la mission immuable qu’il s’est tracée ; il défend son souverain, son pays, son armée, comme il les a défendus partout, comme il les défendra jusqu’à son dernier souffle, et lorsque ce


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lois


grand homme de guerre, chargé d’ans et de gloire, apporte le poids de sa parole à un grand débat patriotique ou militaire, le spectacle doit être imposant, et lière doit se sentir la nation qui peut l’offrir.

En 1874, M. de Moltke prononça un grand discours qui eut du retentissement à cette époque et qui donne assez exactement la note de son procédé d’argumentation ordinaire pour que nous n’hésitions pas à en reproduire une partie :

La première condition d’être d’un État est que son existence soit protégée à l’extérieur. Les petits États peuvent se reposer sur leur neutralité et sur des garanties internationales ; une grande nation n’existe que par elle-même, grâce à sa propre force, et elle ne satisfait aux lois de son existence que lorsqu’elle est fermement résolue à garantir son existence, sa liberté et son droit. Laisser un pays sans défense serait le plus grand crime d’un gouvernement.

Gardons-nous d’oublier que les économies réalisées sur l’état mili¬ taire durant une longue paix, une seule guerre peut les mettre à néant. Je me souviens de ce qu’a coûté à mon pays, après une malheureuse campagne, la période de 1808 à 1812. Napoléon pouvait se vanter d’avoir tiré un milliard de la Prusse, alors toute petite et pauvre.

L’on a dit que le maître d’école avait gagné nos batailles. Le savoir seul n’élève pas l’homme à cette hauteur morale où il est prêt à sacrifier sa vie pour une idée, pour le devoir accompli, pour l’honneur du pays ; il y faut toute l’éducation du soldat. Ce n’est pas le maître d’école, mais bien l’éducateur, l’État qui a gagné nos batailles, l’État qui, depuis bientôt soixante ans, pousse l’édueation de la nation vers la vigueur physique et la fraîcheur morale, vers l’ordre et la ponc¬ tualité, vers la fidélité et l’obéissance, vers le patriotisme et la virilité. Tous ne pouvez pas priver l’armée de ce quelle réclame, cette armée dans toute sa force, vous ne le pouvez pas au point de vue intérieur, puisqu’elle assure l’éducation de la nation. Et combien moins au point de vue extérieur ! Plus tard peut-être une génération plus fortunée, pour la délivrance de laquelle nous portons par avance le fardeau, échappera à cette nécessité de la paix armée, qui pèse si lourdement et depuis si longtemps sur l’Europe. Pour nous, je ne crois pas que doive fleurir une telle perspective. Un événement qui touche à l’his¬ toire du monde, comme la reconstitution de l’empire d’Allemagne, ne s’accomplit pas complètement dans un court laps de temps* Ce que nous avons conquis par les armes dans la moitié d’une année, nous devons le protéger par les armes durant la moitié d’un siècle, si nous ne voulons pas qu’on nous l’arrache. Là-dessus il ne faut pas nous bercer d’illusions, nos récentes et heureuses guerres nous ont conquis


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le respect universel, mais aucune sympathie. De toutes parts nous nous heurtons à cette défiance que l’Allemagne, grandie et forte, peut devenir dans l’avenir un voisin incommode.

Et, après avoir examiné les sentiments de la Belgique, de la Hollande, de l’Angleterre, de la Russie et de l’Autriche, M. de Moltke continuait ainsi :

Et maintenant, messieurs, permettez-moi de jeter un regard rapide sur notre voisin de beaucoup le plus intéressant. De ce côté-là on a copié fidèlement nos institutions militaires, en taisant bien entendu la source originale, et en première ligne le service obligatoire, avec cette différence qu’il embrasse là-bas une durée de vingt années au lieu de douze comme ici. Le gouvernement français est aujourd’hui assez fort pour mettre sur pied 1 200 000 hommes de troupes actives et une armée territoriale d’un million de combattants. Pour encadrer de telles forces, on a porté de H6 à 152 le nombre des régiments d’infan¬ terie, de 164 à 323 celui des batteries, on a créé neuf bataillons de chasseurs et quatorze régiments de cavalerie.

Suivaient le détail de nos effectifs en temps de paix, le chiffre toujours grossissant de notre budget de la guerre, et l’énumération des dépenses que nous nous étions imposées pour accroître notre état militaire.

Tout cela, messieurs, nous est une fidèle image des sentiments de la France. Je crois, à la vérité, que la majeure partie des Français se sent contrainte, par une impérieuse nécessité, au maintien actuel de la paix. J’en trouve aussi l’assurance dans ce fait qu’un soldat éclairé se trouve précisément aujourd’hui à la tête du gouvernement français. Mais une longue expérience nous a appris comment les partis en France, lesquels ont leur expression à Paris, savent entraîner le peuple et le gouvernement aux résolutions les plus imprévues. Ce qui nous arrive de l’autre côté des Vosges est un cri sauvage de vengeance à propos des défaites rappelées plus haut.

Puis, après en avoir pris texte pour demander une augmentation d’effectifs, M. de Moltke terminait ainsi :

Je ne sais vraiment pas ce que nous pourrions bien faire d’un lam¬ beau de territoire arraché à la France ou à la Russie. J’ai l’espoir que, pendant une suite d’années, non seulement nous conserverons, mais nous imposerons la paix. Le monde comprendra peut-être alors qu’une puissante Allemagne au centre de l’Europe est la meilleure garantie de la paix de l’Europe. Toutefois, pour imposer la paix on doit être armé


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en guerre, et je pense que nous nous trouvons emprisonnés dans ce dilemme, ou de dire qu’étant donnés les rapports politiques de l’Europe, nous n’avons pas besoin d’une armée forte et prête au combat, ou bien d’accorder à cette armée ce qu’elle réclame pour l’être.

Beaucoup plus tard, en 1880, le Reichstag avait de nouveau à s’occuper de l’organisation militaire de l’empire. Les rapports poli¬ tiques et militaires s’étaient modifiés durant les six dernières années ; l’Allemagne ne pouvait plus se reposer avec autant de confiance sur l’amitié de la Russie qu’au temps du traité de Berlin ; l’armée française avait gagné en qualité et en nombre ; la Russie elle-même avait considérablement accru ses forces combattantes. C’est pourquoi le grand état-major avait cru nécessaire de déposer un nouveau projet de loi militaire. Il y stipulait, outre un accrois¬ sement d’effectif de 25 000 hommes en temps de paix, que les hommes de la première classe de la réserve de remplacement ( Ersatzreserve )qui jusqu’ici avaient été dispensés des exercices annuels, devaient être soumis à quatre périodes d’appel d’une durée totale de vingt semaines. À cette occasion, M. de Moltke s’exprima en ces termes sur la situation politique et militaire en général :

Qui pourrait disconvenir que l’Europe ne gémisse sous le poids d’une paix armée ? C’est une méfiance réciproque qui retient les nations sous les armes. Yeut-on écarter cette méfiance, qu’on s’explique de gouvernement à gouvernement, cela vaudra mille fois mieux que tant d’autres moyens, que celte confusion babélique de fraternisations internationales et de congrès internationaux, ainsi que tout ce qu’on invente dans un pareil ordre d’idées. À tous les peuples la paix est nécessaire dans une égale mesure, et je soutiens volontiers que tous les gouvernements conserveront la paix aussi longtemps qu’ils seront assez forts pour le pouvoir.

Beaucoup de gens tiennent le gouvernement pour une sorte de puissance hostile qu’on ne peut assez restreindre ni abaisser. Je crois, moi, qu’on doit, par tous les moyens et de toutes façons, le fortifier et le protéger ; un gouvernement dénué de force est un malheur pour le pays et un danger pour les voisins. N’avons-nous pas tous vu des guerres éclater, que ni le chef de l’État ni la véritable nation n’avaient voulues, mais seulement les chefs des partis qui soulevaient, grâce à leurs orateurs, et entraînaient à leur suite la masse inconsciente, puis en définitive le gouvernement lui-même. Des désirs de revanche ou d’annexion, un malaise dû à des motifs d’ordre intérieur, la tendance à attirer à soi des populations de même race qui, dans le cours des

1 Cette catégorie correspond à peu près à nos hommes à la d’sposiibn (H. D.)


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siècles, ont été absorbées dans une autre organisation d’État, ceci et autre chose encore peuvent dans l’avenir susciter de nouvelles com¬ plications, et c’est pourquoi je redoute de toutes façons que nous ne soyons contraints à rester cuirassés dans la lourde armure à laquelle nous ont condamnés et notre développement historique et notre position dans le monde. Historiquement, en tant que royaume, nous sommes un nouveau venu dans la famille des États européens, et celui qui fait intrusion est regardé avec méfiance, aussi longtemps au moins qu’on met de temps à le connaître.

En ce qui concerne notre position géographique, nos voisins ont plus ou moins ce que j’appellerais la liberté de leurs derrières ; ils ont derrière eux les Pyrénées ou les Alpes, ou bien des populations À demi barbares dont ils n’ont rien à redouter. Nous restons, nous, au milieu de toutes les grandes puissances, juste au milieu. Nos voisins- de l’Est et l’Onest n’ont à faire front que d’un seul côté, nous de toutes parts ; ils ont déjà, durant la paix, une partie importante de leur force- armée détachée sur la frontière, tandis que nos régiments restent également répartis dans tout le royaume. Nous n’avons pas à y cher¬ cher des intentions hostiles. Si nos voisins prévoient un danger du côté de l’Allemagne, ils sont, à leur point de vue, dans leur droit, en accumulant ces préparatifs ; quant à nous, nous devons raisonner d’une manière analogue.

Suivant son système bien connu, le maréchal entre alors de nouveau dans une minutieuse énumération des ressources militaire» de la France et de la Russie, passe en revue la durée du service imposée dans chacun de ces pays, prouve qu’elle est supérieure à celle de l’Allemagne et peut s’écrier ; « De quel côté voyez-vou» une menace qui mette la paix en danger ? »

Le thème du maréchal est invariable : Soyons forts et nou» répondons de la paix. Faut-il des hommes, faut-il de l’argent ? Don¬ nons sans compter, il y va de la paix. Y a-t-il hésitation, ombre d’humeur revêche, alors apparaît le spectre d’une France armée jusqu’aux dents, agitant la torche de la revanche et prête à tout oser. Aussi, jamais notre situation militaire n’a été décrite sous des¬ traits plus flatteurs et n’a paru plus prospère que dans la bouche de notre vainqueur toutes les fois qu’il a eu affaire au Reichstag ^ simple question de grossissement d’optique nécessaire à la circons¬ tance et dont nous n’avons pas la naïveté de nous enorgueillir.

Malgré tout, lorsque M. de Moltke traite de la paix, il n’en parle pas comme tout le monde, pour en vanter les bienfaits, pour la donner comme but à ses aspirations, non. Pour lui, l’Allemagne est le factionnaire qui la garde, qui la fait observer avec une consigne


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menaçante, qui l’impose, suivant le mot habituel à, ses discours. Dans de pareilles assurances, il y a comme des appels de clairon qui empêchent d’en jouir avec sérénité. M. de Moltke, transformé en apôtre de la paix, nous rappelle ces reîtres déguisés en pèlerins, on distingue toujours un bout de rapière révélateur ; de même ici, la contrainte perce par trop de côtés pour que le rôle aille au per¬ sonnage. Combien je l’aime mieux lorsqu’il laisse éclater sa fougue guerrière ! Comme son âme de soldat se répand alors en accents grandioses ! C’est sans réplique comme la charge qui court sous la mitraille, c’est tranchant comme une épée, c’est sauvage comme une évocation sanglante du culte d’Odin au fond des forêts de Germanie ; oui, c’est bien le souffle qui convient à l’hymne des ’Combats, et tel devait être le barde chargé de les chanter.

La paix éternelle, dit-il, n’est qu’un rêve, et pas même un beau rêve. La guerre est une institution de Dieu, un principe d’ordre dans le inonde. En elle les plus nobles vertus des hommes trouvent leur épa¬ nouissement : le courage comme l’abnégation, la fidélité au devoir de même que l’amour du sacrifice. Le soldat offre sa vie- Sans la guerre, le monde tomberait en pourriture et se perdrait dans le matérialisme. J’admets que l’adoucissement progressif des mœurs doive chercher à s’opposer à la manière actuelle de faire la guerre. Mais je crois que l’adoucissement des mœurs seul n’y fera rien et qn’on n’arrivera jamais À découvrir le moyen de codifier le droit de la guerre.

Dans toute guerre, le plus grand bienfait est d’en finir vite. Dans ce but, il doit être établi que tous les moyens sont bons, sans excepter les plus condamnables. En aucune façon je ne puis me mettre d’accord avec la déclaration de Saint-Pétersbourg, lorsque celle-ci affirme que l’affaiblissement des forces ennemies constitue le seul mode autorisé de faire la guerre. Non, l’on doit diriger son attaque contre tous les moyens de secours que possède l’État ennemi, contre ses finances, ses chemins de fer, ses approvisionnements, même contre son prestige.

XII

Raconter la vie d’un homme à qui la France doit une des pages les plus lamentables de son histoire n’était pas fait pour tenter une plume française. Je l’ai voulu cependant, convaincu que, lorsque l’exemple d’un ennemi porte en soi de puissants enseigne¬ ments, il serait puéril de s’en priver pour taire sa gloire. J’ajoute que diminuer un homme parce qu’il a été votre ennemi est à la fois une mesquinerie et une maladresse, car, si le général qui a présidé à nos défaites n’est pas d’une taille au-dessus de la moyenne, que dire de nous, les vaincus ? Et si, pour répondre à de tels


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coups, nous recherchions une puérile satisfaction de vengeance dans une critique dénigrante, tant pis pour la bassesse de notre esprit, c’est que nous nous défierions de notre vitalité, c’est que nous craindrions de ne pas voir lever le jour où nous rétorquerons l’argument dans le même fier langage du canon et sur les mêmes sanglants sillons. Aussi bien, nous étions trop grands par le passé pour nous trouver rapetissés au présent sans remède et sans limite ; l’avenir comptera encore avec nous. À cela, j’y crois de toute ma foi patriotique ; j’y croirais malgré l’évidence, et je veux toujours y croire, en dépit de ce vent de décadence qui passe sur mon pays pour y semer, au profit d’ambitions malsaines ou véreuses, des engouements ridicules et néfastes.

D’une vie comme celle qu’on a tenté de retracer, une grande leçon se dégage, plus saisissante encore aujourd’hui qu’autrefois : la guerre ne se mène à bien qu’avec beaucoup de travail et beau¬ coup de science, une grande suite dans les idées et une méthode supérieure. En dehors de cela, il n’y a rien que chimères et feux de paille : le général prédestiné n’existe pas, des hommes ne surgi¬ ront plus à l’heure des grandes crises nationales, et on récoltera pendant la campagne ce qu’on aura préparé durant la paix. Cette préparation de la guerre est une œuvre tellement gigantesque, qu’il faut, avant tout, se bien garder de la remettre aux mains de quiconque touche à autre chose. Dans notre organisation d’État, lo ministre de la guerre ne peut pas s’en occuper sérieusement, il ne s’en occupe presque jamais utilement, à moins que son esprit n’y ait été façonné d’avance par un stage antérieur à l’état-major général ; la politique l’absorbe, le dévore. Quant à l’emploi de chef d’état-major général, il a passé partant de mains différentes, qu’il a perdu toute sa haute signification, et, dans une telle instabilité, il n’est pas étonnant qu’il soit le plus souvent tenu par des com¬ parses. Le ministère de la guerre est une machine surannée, où l’inanité des résultats est en raison directe de l’encombrement du personnel. Le ministre y a autant d’ennemis que de directeurs, et c’est l’institution elle-même qui veut que chaque direction s’isole le plus possible dans son indépendance. Regardez bien comment nous procédons ; regardez aussi de l’autre côté des Vosges, et dites où sont les éléments de force et de faiblesse, de stabilité et£de stérilité, les gages de défaite ou de victoire ? Ah ! se dire cela, se dire aussi qu’à égalité de direction et de volonté, on reprendrait sa place dans le monde, n’y a-t-il pas, dans cette constatation d’im¬ puissance, un châtiment bien cruel de nos fautes et de notre jactance ?

Mais encore, sommes-nous bien en état de voir et de comparer ?


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Dans un déséquilibrement général comme le nôtre le vertige a son heure qui peut être terrible et, à des signes avant-coureurs, on sent qu’il nous guette, si nous ne faisons promptement appel à tout notre sang-froid. Tenez, même dans les choses militaires, nous ne nous payons déjà plus que de mots.

L’ofïensive, par exemple, ce mot tourbillonne dans l’air, il a pour lui l’engouement de la mode, on le sert à tout propos, on en veut partout, jusqu’au jour, je le crains, où on n’en voudra plus du tout, et ce sera, à n’en pas douter, le seul jour où il en faudra. C’est qu’il y a là dedans deux choses bien distinctes, il y a le mot, qui est sonore et qui peut être lancé par le premier ignorant venu, et

  • puis il y a l’idée, qui est très vaste et dont la conception n’appar¬

tient qu’à un génie peu ordinaire. Le mot nous a suffi. Il nous a été jeté un beau jour par un général aux allures espagnoles, qui s’en est servi pour y accrocher son panache ; il eût peut-être mieux valu savoir ce qu’il y avait au fond, mais le tempérament français n’admet pas ces préoccupations chagrines, et puis le panache flot¬ tait si allègrement dans le bleu du ciel, et les fanfares sonnaient si vaillantes, avec une pointe de drôlerie, en revenant de la revue ! Il paraît que telle était l’offensive qui nous convenait, l’offensive qui se décrète, comme autrefois la sortie torrentielle, qu’on inscrit dans les nouvelles Instructiom sur le combat comme la seule forme qu’une troupe doive connaître, sans s’occuper si cela jure avec les réalités de la guerre, l’offensive qui criait ; À Berlin, en 1870, l’offensive que débitent en ce moment les camelots sur le boule¬ vard, en joujoux soi-disant patriotiques.

Les Allemands ont sur nous cet avantage de chercher l’idée avant d’accepter le mot. Ils n’ont rien décrété, rien inscrit, rien prescrit, mais ils ont travaillé avec une telle persévérance, ils se sont outillés avec une si rare prévoyance, ils ont creusé le déve¬ loppement de leur force militaire jusqu’à de telles profondeurs dans leur pays, que le sentiment de leur valeur, l’excès de leur puissance, éclatent, débordent, pénètrent jusqu’aux derniers rangs et créent chez eux ce courant formidable d’idées offensives, qui prévalent sur leurs qualités natives, que révèlent toutes leurs manœuvres et que reflètent tous leurs écrivains militaires. Ecoutez Blume, Scherff, Goltz, écoutez-Ies tous, de toutes leurs œuvres jaillit cet axiome entraî¬ nant : Faire la gueire, c’est attaquer, et le plus audacieux d’eux tous, le plus fou d’entrain et d’en-avant, c’est encore, malgré ses quatre-vingt-sept ans, leur maître à tous, le maréchal de Moltke, parce qu’il reste celui qui tient le mieux encore les fils innombra¬ bles de cette préparation, de cette direction, de cet assemblage colossal, qui constituent la guerre moderne. Lui sait que l’oflen-


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sive ne se crée pas d’un signe, d’un mot jeté à la foule, qu’elle naît de la force même d’une nation, force gouvernementale, force poli¬ tique, force militaire, force financière, qu’elle croît silencieusement, comme la science des chefs destinés à l’utiliser et que sa révélation est d’autant plus terrible que le mystère et le silence ont mieux plané sur son patient développement.

S’il suffisait, pour s’assurer l’offensive, de se confier au génie guerrier d’une race, je sais, ayant eu le très grand honneur d’en commander, qu’avec des soldats français on irait au bout de la terre. Oui, et je reprends pour eux tous cette parole que Saint- Arnaud adressait aux zouaves, le jour de l’Alma : « Vous êtes les premiers soldats du monde ! » C’est si vrai que, malgré nos défail¬ lances gouvernementales, notre délire révolutionnaire, notre absence de méthode, nos imperfections d’organisation, l’inconsistance des ministres de la défense du pays, l’absence d’initiative de nos états- majors, toutes choses portant en elles des germes d’infériorité indiscutable, l’Allemagne nous craint assez pour ne s’occuper que de nous. Le prince de Bismarck et le maréchal de Moltke n’ont jamais demandé à ajouter un soldat à leurs effectifs, ou une pierre à leurs forteresses, sans nous montrer du doigt au Reichstag, et, tout en faisant la part de l’exagération voulue de semblables* craintes, il me plaît de constater que la Russie elle-même, en regard de la France, ne semble arriver qu’au second plan, dans l’étalage de leurs préoccupations défensives.

Malheureusement la qualité du soldat ne peut plus à elle seule fixer la victoire, le nombre devient un facteur de plus en plus prépondérant, il faut, pour le créer, une sage préparation, de même que, pour l’utiliser, une habile direction est nécessaire. Préparation et direction, c’est-à-dire science et travail, et par suite résolution, voilà tout le secret de l’offensive, mais, en dehors de cela, en parler à une nation, c’est de l’imposture ou de l’inconscience.

Dernièrement, lors d’une réunion des officiers de la garnison de Berlin, M. de Moltke, faisant allusion à la prochaine guerre, a prononcé ces paroles, qui valent d’être méditées :

La prochaine guerre sera surtout une guerre dans laquelle la science stratégique et du commandement aura la plus grande part. Nos cam¬ pagnes et nos victoires ont instruit nos ennemis, qui ont, comme nous, le nombre, l’armement et le courage.

Notre force sera dans la direction, dans le commandement, en un mot dans le grand état-major, auquel j’ai consacré les derniers jours de ma vie. Cette force, nos ennemis peuvent nous l’envier, mais ils ne la possèdent pas»


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Hélas 1 il n’y a rien à répondre. En la faisant sienne, M. de Moltke a fait de la situation de chef d’état-major général une situation militaire unique au monde. 11 a été la pensée militaire de la Prusse depuis trente ans, la pensée qui veille à tout, qui prévoit tout, qui dirige tout. Il a conçu, fondé, organisé la véritable école du haut commandement, si bien que son œuvre ne peut pas périr avec lui, elle n’a même pas périclité un instant lorsqu’il en a remis, en partie, le fardeau au général de Waldersee. C’est de cette éducation de l’état-major prussien si patiemment, si intelli¬ gemment suivie, qu’il est fier surtout, et il en a le droit, car l’œuvre . est sienne, et elle est immense.

Dans sa vie les paroles tiennent peu de place, elle est toute en actes. C’est ce qu’indiquait sa fière réponse à un journaliste, qui le priait de lui confier quelques traits de sa longue carrière pour les publier : « Ne cherchez pas, il n’y en a pas ; dans ma vie, il n’y a que des dates. »

Toutefois, on ne peut parler de l’œuvre de M. de Moltke sans rendre hommage à son royal collaborateur.

Séparer le maréchal de l’empereur Guillaume, faire à chacun sa part de gloire dans ce merveilleux édifice qui absorba leur vie et qui s’appelle l’armée allemande, reste un problème difficile à résoudre pour la justice de l’histoire. À mon sens, elle fera bien d’y renoncer. Le souverain et le chef d’état-major général sont rivés l’un à l’autre dans cette vie et par-delà la tombe ; voyez, la mort elle-même hésite à les séparer, l’âge les glace de plus en plus, leurs traits prennent l’immobilité de la pierre et, si la flamme de leurs yeux s’éteignait tout à coup, on croirait voir déjà les statues que l’Allemagne, d’un élan enthousiaste, dressera aux deux guer¬ riers, à qui elle doit d’être. La vérité, c’est qu’ils se complétaient l’un par l’autre. Les grandes visées militaires, la création de la mobilisation moderne, l’invention des concentrations par voie ferrée, l’élaboration des plans de guerre, appartiennent en propre à M. de Moltke. Tout cela rentre dans les attributions du chef d’état-major. Mais l’empereur, lui, est bien le seul, le véritable chef de l’armée, il l’aura été jusqu’à sa mort. Sa grande passion a été l’armée, dès qu’il s’agit du soldat, rien ne le rebute ; aucun détail d’organisation, de tenue, de règlement, si mince soit-il, qui ne lui passe par les mains ; il décide tout lui-même, et puis il a l’œil à l’exécution ; c’est du caporalisme, si l’on veut, mais les armées ne valent que par la minutie des détails. Les soldats de Napoléon ne Pavaient-iis pas surnommé : le Petit Caporal ?

Avant de monter sur le trône, l’empereur Guillaume avait déjà discerné la valeur de M. de Moltke ; dès qu’il le put, il le mit à la


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tête de l’état-major général. En toute occasion, il l’appuya, il le soutint, il s’honora de ses conseils, et si le maréchal est devenu le grand homme de guerre que l’on sait, il le doit sans aucun doute à la haute fortune qui le plaça auprès d’un prince doué du sens militaire le plus élevé.

La dernière fois que je les vis, — l’empereur et le chef d’état- major général, — c’était en 1883, aux manœuvres du XI e corps, près de Hombourg. 11 y avait bien là 45 000 hommes, car, presque seul de tous les corps d’armée allemands, le XI 0 compte trois di- , visions, grâce à l’adjonction de l’unique division hessoise. Le cadre était donc bien celui qui leur convenait. La revue fut splendide, les manœuvres furent remarquables. Au cours de celles-ci, j’eus l’occa¬ sion de voir fréquemment l’empereur, qui était naturellement le point de mire de toutes les curiosités. 11 se prêtait d’ailleurs avec la plus grande bonté à l’empressement du public, jusqu’au moment où il devait descendre de cheval, à la fin de la manœuvre, pour regagner en voiture son cantonnement. Alors seulement on écartait la foule, afin de ménager la coquetterie militaire du souverain qui ne mettait plus pied à terre aussi facilement qu’autrefois. Lorsqu’il passait ensuite tout droit dans sa Victoria, avec sa grande capote verte boutonnée à l’ordonnance, fumant sa longue pipe de porce¬ laine, grave, mais le sourire bon et l’œil doux, il avait bien l’appa¬ rence de l’homme satisfait du devoir accompli et de la tâche menée à bien avec la plus scrupuleuse conscience et, quelle qu’ait pu être l’amertume des souvenirs, il n’est pas un soldat qui ne se fût incliné d’instinct devant ce grand vieillard portant tout près d’un siècle et resté depuis Waterloo, où tout enfant il commençait déjà à venger sur nous son pays, le type admirable de toutes les vertus du soldat.

Le chef d’état-major général n’accompagnait pas l’empereur, il suivait les manœuvres pour son compte, gardant son indépendance» afin de voir plus à l’aise. •

Un jour, un général déboucha, suivi d’un petit état-major, dans un chemin de culture, près duquel j’examinais un régiment d’in¬ fanterie massé en réserve. Le chef de ce régiment se porta au galop au-devant du général, salua, se nomma et nomma son régiment. C’était le maréchal de Moltke, qui remercia d’une inclinaison de tête, jeta un long regard sur la troupe et s’éloigna. Je n’avais pas eu de peine à le reconnaître ; c’était bien cette tête inoubliable de moine militaire, ce regard bleu et froid comme l’acier, cette obsti¬ nation, source des grandes choses, gravée en rides profondes sur ce front méditatif, cette grande taille voûtée sous l’elfort du labeur incessant, cette insensibilité, cette inflexibilité de tout l’être si nécessaires à l’homme de guerre, à l’homme de fer.


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Ces deux grandes figures, — l’empereur et le chef d’état-major général, — cette fois-là encore, je les revis passer sous les arcs de triomphe de Francfort, tout enguirlandés de bleuets !, et dans l’em¬ brasement du Niederwald. Francfort, cette ville qui avait senti si lourdement la main de la Prusse, humiliée par Manteuffel comme ville ne le fut jamais, frappée d’une contribution de guerre écra¬ sante, puis déchue de ses franchises et annexée par le vainqueur, elle était là, pavoisée avec un soin jaloux, n’ayant pas assez de cris, de démonstrations enthousiastes pour fêter ces conquérants à qui elle devait de n’être plus Francfort la libre cité, inviolable comme la diète de l’Empire qu’elle abritait jadis dans ses murs. Et des lignes de feux couraient de collines en collines, serpentaient le long du Rhin, semblant rappeler à la vie les somptueuses ruines qui les décorent. Ces ruines que nous avons faites, on eût dit qu’elles s’animaient pour l’inauguration de cette colossale statue que l’Allemagne élevait à ses victoires, et qu’elles allaient sourire à cette Germania qui incarnait enfin leur vengeance satisfaite I Et, de loin en loin, les villes émergeaient fantastiques dans une immense flamme de Bengale, et les chants patriotiques montaient, dans une note calme et profonde, au milieu de cette atmosphère de fête, où tout respirait la joie et l’ordre, la dignité et la puissance d’un peuple.

Alors, fatiguée de l’obsession de cette grandeur douloureuse, ma pensée se réfugiait aux rives de la Loire, la neige craquait sous nos pas, les coups de fusil sonnaient tristes et étouffés sous ce ciel d’un gris mortel, c’était la retraite sans répit et sans espoir. Nous luttions pourtant pour nos foyers, au cœur même de cette France qu’on nous arrachait par lambeaux, mais c’est un mauvais champ de bataille que la patrie, on est trop près des siens. Nous n’avions jamais bien su la défendre qu’en portant la guerre chez l’ennemi ; la preuve, elle était tout autour de moi : il n’était pas un de ces noms des rives du Rhin qui ne sonnât à mon oreille comme un rappel de nos triomphes passés. Notre tempérament de soldat avait-il donc dégénéré ? Cela, qu’on se le dise par le monde, sera, de nos vieilles qualités françaises, la dernière qui nous quittera et, grâce à Dieu, pour mon pays il y a de la marge dans l’avenir. Non, si une Germania inaugurée sur nos désastres dominait le Nieder¬ wald en ce moment, c’est que notre armée, succombant sous le poids des fautes d’un gouvernement oublieux de sa mission, ne s’était pas trouvée prête à faire honneur à sa maxime habituelle, dont l’ennemi s’était emparé résolument : Faire la guerre, c’est attaquer . ***

4 Le bleuet est la fleur favorite de l’empereur Guillaume.




À QUI APPARTIENDRA LE MAROC ?


Quand on étudie avec attention l’histoire de l’Europe depuis quatre cents ans, — non pas au point de. vue de ses luttes mes¬ quines et des guerres qui l’ont désolée, — mais en envisageant sous un rapport plus élevé le développement moral et sociologique des peuples qui vivent à sa surface, on aperçoit la même race que des migrations successives avaient poussée, six mille ans auparavant, des plateaux de l’Asie vers les contrées plus tempérées de l’ancien continent, éprouver, dès la fin du moyen âge, une tendance irrésis¬ tible à immigrer de nouveau vers des terres inconnues f .

À l’époque où Marco Polo, où Béthencourt, Barthélemy Diax, Christophe Colomb, Vasco de Gama, entreprirent leurs premiers voyages, la population qui couvrait l’Europe n’était pas le dixième de ce que nous la voyons aujourd’hui*. D’immenses fractions de ses territoires demeuraient à peine habitées, et l’on serait bien loin de la vérité en prétendant que ce fut pour combattre la plé¬ thore d’existences qui l’aurait envahie, que les grands découvreurs dont nous avons cité plus haut les noms cherchèrent les vastes continents et les horizons inconnus qu’ils ouvrirent devant leurs compatriotes.

La véritable raison n’est certainement pas celle-là. Tout d’abord ce sont les peuples répandus sur les côtes occidentales de l’Europe que saisit le vertige de la découverte, l’appât de l’inconnu. En premier lieu viennent les Français, avec le Calaisien Béthencourt qui découvre les Canaries en 140â, c’est le tour des Portugais, troublés par la contemplation de cet Océan par delà lequel ils cherchent à voir ; après les Portugais, les Espagnols conduits par un Italien, enfin les Anglais et les Hollandais, confinant les uns et les autres à la mer par une étendue considérable ou par la totalité de leurs côtes.

1 Ou fixe généralement à six mille ans avant l’ère chrétienne la date d«  la première migration aryenne, des plateaux asiatiques en Europe.

2 D’après Moreau de Jonnès, l’Europe double sa population en soixante- huit ans, époque moyenne. Le chiffre moins élevé est, pour la Belgique, quarante et un ans, et le plus élevé, pour la France, cent dix-huit ans. D’après ce calcul, l’ancien continent serait aujourd’hui sept fois plus peuplé qu’au quinzième siècle, mais il faut tenir compte que la proportion adoptée ne s’applique qu’au siècle dernier, elle demeure beaucoup trop forte pour les trois siècles précédents.


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Le mouvement entamé au commencement du quinzième siècle, se continue au seizième avec un redoublement d’activité et d’énergie. Peu à peu les peuples du centre de l’Europe prennent part à l’effervescence générale. En 1642, Richelieu invite le roi Louis XIII à planter le drapeau fleurdelisé sur Madagascar, et dans les années qui suivent, de hardis marins vont prendre pied au nom de la France au Canada, aux Antilles, aux Indes.

Au dix-huitième siècle, le mouvement continue en s’accentuant avec un redoublement d’énergie. À cette époque, le continent américain est conquis en entier, au sud par l’Espagne, au centre par l’Angleterre, au Canada par la France : comme il n’y a plus de champ ouvert aux investigateurs de ce côté, c’est sur les mers des Indes, vers les continents asiatiques et africains que se lancent les explorateurs. Les noms du Danois Behring, du Hanovrien Niebuhr, du Suédois Thunberg, des Anglais Carteret et Cook, des Français Sonnerat, Bougainville, La Pérouse, Adanson, Levaillant, person¬ nifient le mouvement géographique au dehors de l’Europe, à cette glorieuse époque.

Et à mesure que ces grands audacieux disparaissent, d’autres, en grand nombre, fascinés par leur exemple et leurs découvertes, s’élancent, à leur tour, à la recherche de terres inexplorées. La vapeur et l’électricité viennent activer encore cette fièvre de l’inconnu, en mettant à la disposition des voyageurs des moyens merveilleux de transport et de renseignement, et, grâce à ces facilités, nous assistons de nos jours à un mouvement d’expansion vers l’Orient qui n’a jamais eu de précédent.

En Asie, la Russie, qui s’est avancée par le continent, est aux prises avec l’Angleterre, dont les vaisseaux ont fait le grand tour par les mers de l’Inde. Cette dernière, qui a perdu ses colonies d’Amérique, s’est rendue maîtresse du continent australien et de la moitié de l’empire asiatique. La Hollande cherche à maintenir et à développer son influence dans les mers où elle a régné sans par¬ tage, à Java, à Sumatra, sur la côte africaine. L’Espagne, le Portugal, défendent énergiquement leurs anciens droits, et des peuples nés d’hier comme la Belgique, l’Italie, ou l’empire d’Alle¬ magne, témoignent hautement de leurs visées conquérantes au Congo, dans la Tripolitaine, dans la mer Rouge.

De nos jours, la raison de l’insuffisance de notre vieux continent à nourrir une population qui s’accroît dans une proportion inces¬ sante pourrait être mise en avant avec plus de raison qu’il y a quatre cents ans. Et cependant, serait-on en droit de dire que l’Europe est devenue trop exiguë pour le nombre de ses enfants ? En France seulement, un des pays les mieux cultivés d’Europe, ne


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compte-t-on pas encore 8 millions d’hectares — sur 52 qui forment la totalité — composés uniquement de landes, de pâtis et de bruyères ?

Non, l’Europe pourrait être encore pour nous Yalma parens de Virgile, si notre race, plus casanière, n’avait en elle l’amour de la nouveauté, des découvertes, cette instabilité instinctive qui l’amena il y a six mille ans des bords du Gange aux rives du Danube et du Rhin.

D’ailleurs, il faut le dire, cette instabilité ne lui est pas particu¬ lière. « L’histoire de l’humanité se réduit presque à celle des migrations des hommes sur le globe ; les luttes incessantes qu’elle enregistre ne sont que combats pour la possession des climats les plus doux, des terres les plus fécondes. » À la même heure où la race blanche se porte avec un irrésistible penchant vers l’Orient, et spécialement vers cette terre africaine, objet de si ardentes convoitises, nous assistons à une véritable invasion des races noire et jaune vers le continent américain. C’est donc le lot de l’huma¬ nité de marcher et de se mouvoir, de tendre vers un inconnu qui fait miroiter devant ses yeux de chatoyants mirages. Pour les peuples comme pour les individus, le mouvement n’est-il pas la vie ?

L’histoire de l’expansion coloniale des divers peuples du conti¬ nent européen serait une étude bien curieuse à faire et nul doute que le moraliste n’en tirât pour l’histoire de l’humanité de pré¬ cieuses conclusions. Chaque peuple colonise à sa façon : chaque race a ses procédés pour s’implanter sur le territoire qu’elle foule pour la première fois, en vainqueur, en despote ou en ami. Jadis Rome eut le courage de sa barbarie et son Væ victis ! lancé insolem¬ ment aux peuples qu’elle écrasait, les prévenait qu’ils eussent à bannir toute espérance. L’Europe moderne n’a pas agi avec autant de brutalité : les mots de progrès, de civilisation, de bien être ont été généralement mis en avant par tous les conquérants modernes qui se sont élancés vers le nouveau monde et vers les Indes, mais qui saura le nombre de victimes sacrifiées sans pitié sous le couvert de ces expressions sacrées.

La France, nous pouvons le dire bien haut, car le fait est tout à notre honneur, n’a jamais su verser le sang pour s’implanter dans les pays éloignés où elle s’efforçait de se fixer, et c’est pour cette raison peut-être que certains peuples — les Anglais par exemple, — tiennent encore aujourd’hui en médiocre estime nos facultés colonisatrices. En Orient, aux Indes, en Amérique, les couleurs françaises, soit qu’elles fussent représentées par la cornette blanche d’Henri IV ou par l’étendard d’Austerlitz n’ont jamais propagé que des idées d’égalité et de justice. Les souvenirs de Flacourt à Madagascar, de Dupleix aux Indes, de Montcalm au Canada, de Bu-


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geaud et du duc d’Orléans en Algérie, seront toujours entourés d’une auréole glorieuse que n’obscurcira pas la moindre tache sanglante.

11 n’en est malheureusement pas de même pour bien des peuples que nous ne voulons pas nommer.

La conquête lointaine, quand elle n’a réellement pour but que l’éducation morale de races arriérées, sauvages ou moins civilisées, n’a pas besoin d’être défendue. Quelle que soit l’opinion qu’on ait encore aujourd’hui sur l’Algérie, sur les avantages qu’elle procure à la métropole, sur le plus ou moins de raison qu’ont eu la Restauration et la monarchie de Juillet d’en entreprendre et d’en organiser la conquête, personne ne saurait nier qu’au point de vue de la civilisation, du progrès, de la prospérité, du bien général de l’humanité, notre influence n’ait été salutaire dans l’immense do¬ maine des deys, que l’Algérie de 1887 ne soit préférable à l’Algérie de 1830. Sous ce rapport, la France en annexant sans verser de sang la Tunisie à sa grande colonie africaine, a continué généreu¬ sement l’oeuvre de Charles X, et quand on aura oublié les circons¬ tances assez vulgaires dans lesquelles a été effectuée cette seconde conquête on arrivera sans doute à excuser les moyens, en faveur de la fin qu’on se proposait d’atteindre.

L’adjonction de la Tunisie à l’Algérie, en nous attribuant l’étendue des côtes qui séparent le cap Roux de la Tripolitaine, a donné à la France, dans le Nord de l’Afrique, la limite territoriale naturelle qu’elle devait atteindre vers l’est. Puis, lorsque nous nous vîmes tranquilles de ce côté, il était rationnel que les préoccupations de notre pays se portassent sur l’autre flanc de notre grande colonie et que les esprits désireux de savoir notre Algérie également assurée à l’est et à l’ouest, se demandassent si, vers le Maroc nous avions Jbien les sécurités auxquelles nous étions en droit d’aspirer.

Il n’était pas difficile d’apercevoir combien, sous ce rapport, nos désiderata étaient loin d’être atteints, combien la situation.actuelle demeurait entachée d’un caractère provisoire.

Il est incontestable, — l’histoire est là pour le démontrer, — que le Nord-Ouest de l’Afrique, de la Tripolitaine à l’embouchure du fleuve Nun, qui se jette dans l’Océan vis-à-vis des Canaries et sert de limite méridionale au sud du Maroc, constitue une région unique à laquelle conviendrait une unique souveraineté. Au temps des Ro¬ mains, tout ce pays, scindé nominativement en cinq provinces, ne for¬ mait en réalité qu’un tout indivis 1 ; plus tard, les Arabes donnèrent

  • C’était, à l’est, l’Afrique proconsulaire ou pays de Carthage, avec la

Byzacène et la Tripolitaine ; à l’ouest, la Numidie, avec Constantine pour ca¬ pitale ; enfin, plus à l’ouest encore, les trois Maurétanies : la Sitifienne, capi¬ tale, Sétif, la Césarienne, chef-lieu Gherchell, la Tingitane, capitale Tanger.


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également un nom général, celui de Maghreb, à toute cette partie du continent africain, et les dénominations de Maghreb el Àoula, donné à la Tunisie, de Maghreb el Aouçaht, attribué à l’Algérie, de Maghreb el Aksa, choisi pour le Maroc, confirment bien cette vérité que cette partie de la côte méditerranéo-africaine formait un empire unique.

Il est certain encore que la position prépondérante de la France dans la Méditerranée et son établissement définitif en Tunisie et en Algérie donnent, le cas échéant, à notre pays le droit d’envisager le sol marocain comme faisant partie de son domaine. Toutefois, dans la situation de la politique européenne et avec les bases du droit public tel qu’on l’applique aujourd’hui en fait de colonies : à savoir que la terre est au premier occupant pourvu que T occupation soit effective, il est inniable qu’un autre pays que le nôtre n’ait actuellement sur le Maroc de légitimes droits. Cette puissance, c’est l’Espagne.

Il peut paraître oiseux de rechercher à qui, en droit, appartient le Maroc, quand le Maroc existe toujours comme puissance, qu’il jouit toujours de son autonomie, qu’il a son souverain, son peuple, son armée. Cependant, pour peu qu’on ait étudié les questions africaines, il n’est pas permis d’ignorer que, dès aujourd’hui, le Maghreb est une succession ouverte, qu’en dehors des deux héritiers dont nous avons parlé, bien d’autres prétendants, en dehors de la France et de l’Espagne, sont déjà sur les rangs.

Les révoltes qui, dans ces dernières années, ont éclaté au Maroc, l’insurrection de Bou-Amama, les réclamations de la France pour la répression du banditisme qui infeste notre province d’Oran, les agressions des Maures du RHF 1 contre la possession espagnole d’Alhucemas, avaient naguère attiré l’attention de l’Europe sur l’ancien empire des Almoravides ; puis les esprits s’étaient portés ailleurs, quand subitement, il y a deux mois, le meurtre d’un officier français attaché à l’empereur du Maroc, et la maladie mystérieuse du sultan Muley-Hassan, ont contraint à nouveau les puissances européennes à porter leurs yeux vers l’empire chérifien.

Dans la situation tendue de l’Europe, les moindres questions prennent une importance exceptionnelle, et celle du Maroc, qui, en des temps moins troublés, eût été sans doute reléguée au second plan, tire des circonstances dans lesquelles elle se présente une gravité spéciale. Gomme des gens qui redoutent yn incendie immi¬ nent, nous nous demandons, à la moindre trace de feu, si elle ne sera point l’étincelle qui fera sauter les poudres.

Encore que nous vivions à une époque brutale où les raisons de

  • Oq nomme ainsi la partie du Maroc baignée par la Méditerranée.


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droit aient moins d’autorité que jamais ; bien qu’il nous ait été donné d’entendre un diplomate célèbre proclamer, en plein dix- neuvième siècle, cet axiome insensé que la force est la loi suprême, il ne sera pas inutile, relativement à cet empire du Maroc, de rechercher, de dire les compétitions, les espérances, les ambitions des puissances et de les comparer à leurs droits.

À l’heure où peuvent naître, de l’autre côté de Gibraltar, des complications inattendues, il est bon que l’opinion publique soit éclairée sur une question plus européenne qu’africaine : une exacte connaissance des problèmes est une condition indispensable pour leur appliquer une solution rationnelle.

I

Quand on examine sur une carte géographique ce que nous appe¬ lons en Europe l’empire du Maroc, on aperçoit un quadrilatère irrégulier dont la superficie, calculée à vol d’oiseau, est d’environ 500 000 kilomètres carrés, un peu moins de ce que compte l’Algérie, environ ce que mesure la France.

Ce vaste territoire est baigné par la Méditerranée, du point où il confine à l’Algérie jusqu’à Ceuta, vis-à-vis Gibraltar, sur une étendue de 300 kilomètres ; la côte occidentale, qui confine à l’Océan, n’a pas moins de 800 kilomètres ; quant aux deux autres faces, le côté com¬ mun à l’Algérie à l’est, celui qui sépare le Maroc du Sahara au sud, ils ont une longueur, le premier de 700 kilomètres, le second de 900.

Au point de vue orographique, le Maroc est traversé, du sud- ouest ou nord-est, sur une étendue de 600 kilomètres par la chaîne de l’Atlas, dont l’inclinaison sur l’équateur est d’environ 25 degrés, — celle des Pyrénées, ou peu s’en faut. Cette défor¬ mation principale n’est d’ailleurs pas la seule qui mouvementé le sol du territoire marocain. Au sud de l’Atlas, les dépressions sont peu nombreuses et peu considérables, mais, au nord, de nombreux plissements bossuent le sol en différents endroits et atteignent parfois des hauteurs qui s’élèvent jusqu’à 3500 mètres.

Nous n’entreprendrons pas de faire ici une description géogra¬ phique du Maroc ; outre qu’elle serait hors de propos dans un travail comme le nôtre, nous aurions la certitude de donner des chiffres inexacts, des noms tronqués ou erronés, des définitions fantaisistes.

Située à côté de notre Algérie, aujourd’hui relativement si bien connue, la monarchie chérifienne demeure encore sur la plupart de ses parties aussi inexplorée que le pays des Touaregs ou les déserts de Wangara. Il est bien vrai que la partie de l’empire où le sultan règne effectivement a été parcourue par de nombreux voyageurs,


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mais, dans les régions où l’autorité du prince n’est que nominative, — et on verra plus loin quelle étendue considérable mesurent ces territoires, — c’est à peine si quatre explorateurs, les Allemands Rohlfs et Lenz, les Français Caillé et de Foucauld les ont entrevues.

Les fleuves du Maroc sont de beaucoup les plus considérables de toute la région africaine qui confine à la Méditerranée. Sur le ver¬ sant septentrional, le premier et à peu près le seul à signaler est la Moulouya (M’Iouya) qui formait autrefois la limite entre la Tingitane et la Maurétanie césarienne. Ce fleuve prend sa source dans le grand Atlas, au djébel Aïatchin et se jette dans la Méditer¬ ranée, à quelques kilomètres à l’ouest de Nemours, après un cours d’environ 400 kilomètres. De la Moulouya au ruisseau qui arrose Tanger on ne rencontre que des torrents sans importance, et les véritables rivières ne recommencent à apparaître que sur la côte occidentale. Là, nous trouvons successivement, en descendant du nord au sud, le Sebou ( Sbour ), connu de Pline, qui l’avait appelé le « Merveilleux », le Bou Begrag, l’Oum er Rbia ou « mère des pâturages », l’oued Tensift, l’oued Sous, enfin l’oued Draâh.

Les derniers cours d’eau que nous venons de nommer ont, la plupart, une importance sérieuse au point de vue géographique, et ils pourraient en acquérir une autre bien supérieure sous le rapport commercial. Le Sebou qui arrose Fez, est le second fleuve de l’Afrique pour l’abondance de son débit. Large de 300 mètres « dans sa plaine inférieure que parsèment des ruines romaines, il coule en méandres entre des berges terreuses de 7 mètres de hauteur, qu’il dépasse parfois dans les crues 1 . » Sa profondeur ordinaire est d’environ 3 mètres. Prenant sa source au nœud de montagnes qui lie l’Atlas au système des dépressions du Riff, le Sebou constitue, avec la Moulouya, un canal naturel qui unit la Méditerranée à l’Océan : nul doute que, même dans l’état actuel d’anarchie où se trouve le Maroc, des communications commerciales se seraient établies par cette voie, si le voisinage des tribus pillardes qui infes¬ tent les sources de ces deux cours d’eau n’interdisait de ce côté tout passage.

L’oued Oum er Rbia est, comme le Sebou, un fleuve considé¬ rable, et certains voyageurs, Renou et Hooker entre autres, préten¬ dent qu’il lui est supérieur comme débit ; quant aux oueds Tensift et Sous, ce sont des rivières intermittentes qui demeurent sans eau la plus grande partie de l’été.

L’oued Draâh paraît, à sa source, devoir être, comme le Sebou et la Moulouya, un fleuve important ; mais il arrive que, coulant dans

  • Oskar Lenz, Timbuktu, dans O. Reclus.


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un pays plat et sablonneux, il s’étend en lagunes, perd çà et là ses eaux et finit par n’apporter plus à la mer qu’un imperceptible filet liquide.

Lo climat du Maroc, en particulier sur la côte de l’Atlantique, est d’une douceur et d’une régularité qui en font un des pays les plus sains qu’on puisse désirer. À Mogador, qui s’étend sous le 32° degré de latitude, la température ne s’abaisse jamais au-dessous de 10 degrés et ne s’élève pas plus haut que 31 1 : aussi les maladies dues aux fréquents changements de température sont-elles inconnues dans cette zone tempérée, et la phthisie, par exemple, qui fait en Europe de si rudes ravages, est, à Mogador, une véritable exception 2 .

Dans un pays qui s’étend du 37 e au 27* degré de latitude, qui confine d’un côté à la mer, de l’autre aux sables du Sahara, toutes les régions ne sont pas aussi favorisées. Ainsi, la partie du Sud est plus desséchée que la zone septentrionale, et, au contraire, on constate souvent à Tanger une humidité malsaine ; cependant, d’une façon générale, on peut dire que le Maroc est un pays favorisé sous le rapport du climat, et que les conditions hygiéniques de l’existence y sont préférables non seulement à celles que nous avons en France, mais à celles dont jouissent l’Espagne et l’Algérie.

Au point de vue de la végétation, le sol marocain produit un quart des essences que l’on rencontre en Espagne : cent quatre- vingt-une espèces lui sont particulières.

C’est dans la région des montagnes et sur le versant septen¬ trional, que se trouvent, sous ce rapport, les plus grandes richesses, mais l’incurie et l’insouciance des habitants, qui incendient à tort et à travers pour se créer des pâturages, exercent chaque année, dans cette branche de la fortune publique, d’irréparables ravages. Le dat¬ tier pousse à Tanger comme à Mogador, mais, ni dans l’une ni dans l’autre de ces villes, il ne donne de fruits estimés : il faut remonter jusqu’aux oasis du Draâh pour rencontrer des dattes arrivant à entière maturité. D’ailleurs les deux versants de l’Atlas constituent pour la végétation deux zones bien tranchées : au nord, les essences européennes ; au sud, les productions sahariennes et équatoriales,.

Sur le territoire dont nous venons d’esquisser à grands traits l’ossature s’égrène une population que les chiffres les plus récents permettent de fixer à 7 000 000 d’individus. Cependant, pour qu’on juge avec quelle prudence il faut accepter les statistiques que nous ont apportées les différents explorateurs de l’empire chérifien, nous

  • Observations de Beaumier sur une période de neuf années.

2 Le docteur Thévenin n’a constaté que cinq cas de phthisie en dix années, et encore trois malades avaient-ils rapporté cette aiîection d’un autre pays.


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dirons que l’un d’eux, Kloden par exemple, évalue à 2 750 000 le nombre de ses habitants, quand Jackson l’estime 15 000 000.

Comme on le voit, l’accord est loin d’être parfait.

Sur le chiffre de 7 000 000 d’individus que nous adoptons comme le plus plausible, 1 000 000 environ appartiennent à la race arabe ou conquérante et 6 000 000 à la race berbère ou autochthone. En disant autochthone, nous ne voulons pas insinuer que les Berbères marocains descendent tous d’une famille unique. Les différences de types qu’on rencontre chez eux permettent, au contraire, de reconnaître des différences marquées, en particulier la présence de la race ibère ; d’ailleurs la découverte, faite sur divers points du Maroc, de dolmens, de cromlechs, de menhirs, semblables à ceux que l’on trouve dans notre Bretagne, permet de supposer que ces mégalithes ont été dressés autrefois par des individus appartenant aux races qui peuplèrent primitivement la Gaule.

Les Arabes forment actuellement, au Maroc, une famille unique : ils habitent en grande partie les villes et, en dehors des villes, les campagnes qui confinent aux centres populeux. Les Berbères 1, répandus sur le territoire qui s’approche de l’Atlas, sur les épa¬ nouissements montagneux qui forment le Riff, sur la côte méditer¬ ranéenne, dans les plaines qui touchent, au sud, au Sahara, sont divisés en trois grandes classes. Au nord de l’Atlas les Akbails, Kabails ou Kabyles (habitants du Riff), les Chellahâs sur les deux versants de l’Atlas et la côte océanique, les Aratines au sud de l’Atlas, dans la région du Draâh, de Dschesula et de Tadscha- kant. Les Kabyles et les Chellahâs sont de race blanche, les Arati¬ nes appartiennent à la race noire.

Au point de vue social, Arabes et Berbères vivent généralement en tribus ou kebilas . La kebila est la réunion de diverses familles tenant l’une à l’autre par les liens du sang et vivant d’une existence commune sous l’autorité d’un cheik élu, assisté d’un conseil ( dje - mahât) disposant de pouvoirs à la fois administratifs, exécutifs et judiciaires. Parfois la tribu, quand elle est considérable, se divise en sous-tribus {fehed ou ied) 2, qui peuvent également avoir un cheik à leur tête. En dehors de la première djemahâh dont nous avons parlé, et que constitue une réunion de notables de toute la tribu, la réunion des divers cheiks des feheds ou des ieds en forme une autre dont les pouvoirs sont à peu près les mêmes. L’ad¬ ministration de la justice est dévolue à un officier spécial qui porte le nom de cadi : il y a un cadi par tribu ou par fehed.

1 Voir, sur l’origine des Berbères, l’ouvrage de M. Gustave Boissière ; rAlgérie romaine . Paris, Hachette 1883, 2* édition.

2 Fehed, cuisse ; ied, main.


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La tribu est la grande division sociale et administrative du Maghreb, la seule effective. Au point de vue politique, il en existe une autre qui demeure, sur beaucoup de points, absolument nominative, car il est temps de dire que sur les sept millions d’habitants qui peuplent l’empire du Maroc, un peu plus des quatre cinquièmes, environ six millions, se considèrent comme absolument indépen¬ dants. D’après cette division les tribus organisées avec les djemahàts que nous venons de dire ont à leur tête, côte à côte avec les cheiks élus, un préfet ou représentant du sultan qui porte le nom de caïd.

L’empire du Maroc, que les géographes dessinent sur la carte comme une région nettement limitée, une et bien définie, se com¬ pose en réalité, au point de vue politique et géographique des trois royaumes distincts de Fez, de Maroc et de Taület, plus, d’une série de territoires entièrement autonomes : le Riff au nord, le Dukkala, l’Abda, le Hahza, à l’ouest ; Figuig, à l’est ; le Dschesula et le Tad- Schakant, au sud, sans compter une infinité d’autres régions dont la nomenclature fatiguerait inutilement l’esprit du lecteur.

L’ensemble de ces territoires est divisé en deux régions nette¬ ment tranchées, non pas au point de vue topographique, mais sous le rapport des devoirs qui incombent à l’une et à l’autre. On appelle pays du Maghzen, c’est-à-dire pays du gouvernement, les régions qui reconnaissent sans difficulté l’autorité du sultan, — le reste, c’est-à-dire l’ensemble des provinces insoumises, c’est le pays indépendant, le Bled es Siba .

Le sultan ou chérif suprême est maître absolu de la terre et des hommes, possesseur du sol, maître de la vie de ses sujets ; il est également le chef religieux de l’empire, le représentant de Mahomet. Au-dessous de lui, le sultan délègue une partie de son pouvoir à un certain nombre de ses frères, qui, en qualité de kalifas (lieute¬ nants), perçoivent l’impôt et l’envoient au maître, non sans avoir prélevé de fortes dîmes.

Près de la personne du sultan, les hautes fonctions gouverne¬ mentales sont remplies par un premier ministre appelé grand vizir, un ministre des réclamations ou affaires étrangères, un ministre de la guerre et un caïd méchoarh, sorte de majordome, introducteur des étrangers et maître des cérémonies. Les fonctionnaires admi¬ nistratifs sont les pachas, sorte de préfets civils ou militaires qui commandent dans les villes ; au-dessous des pachas, les caïds, les kalifas, juges militaires, puis viennent les préposés aux douanes [métasséibs et moulines kasse), les moulines dhor (agents de police), les mokadèmes koulaks, sorte de juges de paix, les cadis (juges civils) les adoulis (notaires) les mésekrines (gardes-chainpê- tres), etc., etc.


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L’administration de la justice, avec l’application des diverses peines, bastonnade, mutilation, etc., est exercée un peu par tous les agents du sultan et souvent par l’empereur lui-même, qui comme le Perrin Dandin de Racine, trouve que

…. cela fait toujours passer une heure ou deux.

M. Jules Leclerq, qui a visité Tanger en 1878, nous a laissé, à ce sujet, le récit d’une audience de cadi à laquelle il a assisté et qui a une physionomie bien typique. « Ce fonctionnaire, nous dit-il, cadi de Tanger, — siège en face de la mosquée principale, dans une salle d’une grande simplicité, dont la voûte est soutenue par des piliers de style mauresque. Je lui fus présenté, et, suivant l’usage, j’échangeai avec lui une poignée de main. Il siégait sur une estrade, assis à la façon des Orientaux, les jambes croisées sur des nattes. Il n’avait à ses côtés ni assesseurs ni greffier ; sur les nattes qui lui servaient de tapis vert, il y avait un roseau taillé en plume et un vulgaire encrier en terre cuite. Le cadi tient lui-même note de ses jugements et les envoie au notaire public qui a mission de les acter… À peine étions-nous entrés dans la salle d’audience, qu’un pauvre diable s’avança devant le cadi, mit un genou en terre et exposa son cas. Il s’agissait d’un terrain dont on lui avait usurpé la possession. Sur l’injonction du cadi, les plaideurs se rendirent chez le notaire public et là s’éleva entre eux la plus violente dis¬ cussion : ils criaient à rompre le tympan d’un sourd. Cette dispute, accompagnée de toutes sortes de gestes menaçants, se prolongea pendant plus d’une demi-heure. Quant au notaire public, il écrivait aussi impassible que s’il n’eùt rien compris à tous les gros mots qui pleuvaient autour de lui…

« Du cadi, nous allâmes chez le kalifa. Celui-ci est le juge mili¬ taire ; il condamne à la prison et à la bastonnade pour les pecca¬ dilles ordinaires, et à la mutilation pour des méfaits plus graves. On m’a fait voir l’instrument qui sert au supplice de la bastonnade. Ce n’est pas un bâton, comme on pourrait le croire, mais une lanière de cuir qui déchire affreusement les chairs. Un jour de marché ne se passe guère sans bastonnade. Le kalifa, voulant m’être agréable, m’offrit de m’en donner un spectacle : je me hâtai de décliner cette gracieuseté arabe. Cet excellent kalifa eut trouvé tout naturel de faire fustiger un pauvre diable pour le plaisir d’un étranger, de même que le roi M’tésa faisait couper des têtes en l’honneur du colonel Chaillé-Long. »

Pachas, caïds et autres fonctionnaires sont d’ordinaires de très peu recommandables personnages. Le pacha que vit M. Leclerq à Tanger, avec ses quatre-vingt-seize ans et sa barbe blanche, n’avait 25 DÉCEMBRE 1887. 68


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guère à son actif, pour le haut poste qu’il occupait, que le souvenir des quinze mille têtes qu’il avait fait couper jadis, au temps où il commandait les armées du sultan. « Ce général n’entendait pas un mot de français ni d’espagnol : il paraît même qu’il parlait fort mal l’arabe, car, en dehors de l’art de couper les têtes, il était de la plus crasse ignorance, comme la plupart des fonctionnaires de ce beau pays K »

Le commerce et L’industrie du Maroc ne peuvent être bien développés dans un pays où les transactions ne sont garanties par aucune loi, où l’exportation elle transit sont interdits, où il n’existe ni routes ni communications bien tracées.

Ce pays, qui a eu jadis avec l’Europe des rapports commerciaux considérables, est tombé sous ce rapport dans un état d’inertie incroyable. Non pas que les industries propres aux habitants, la fabrication des tapis, des maroquins, des armes, de certains tissus ne continue à y avoir leurs ouvriers habiles, mais les échanges y sont difficiles et peu productifs, et partant, la production n’est pas encouragée par l’appàt du gain, ce grand stimulant du commerce.

On est étonné en lisant par exemple, le livre du comte de Mas-La¬ trie 1 2 sur les relations du Maghreb avec les nations chrétiennes, ou celui de M. Nettement sur la conquête d’Alger 3, de voir qu’avant saint Louis, Marseille entretenait avec Ceuta des relations com¬ merciales considérables, de lire une liste d’objets importés ou exportés qui dénote un trafic des plus étendus. 11 est impossible de ne pas apercevoir, en comparant ce que fut l’Afrique il y a un millier d’années et ce qu’elle est aujourd’hui, combien l’influence musulmane y a été funeste, de ne pas désirer que cette influence fasse place le plus tôt possible à un système politique moins borné, moins démoralisateur.

À ne parler que des céréales, le Maghreb pourrait tirer de leur exportation une richesse considérable, le sol est en effet d’une fertilité extrême, et « les champs, qui ne reçoivent jamais d’engrais, qu’on laboure seulement avec de misérables socs en bois, rapportent jusqu’à trois récoltes par an ». Mais que servirait aux industrieux Berbères de récolter plus qu’ils ne peuvent consommer, puisque toute vente de grain à l’étranger est interdite et que leurs greniers sont vidés à époquesjixes par les agents du sultan ou pillés par ses troupes.

1 Jules Leclerq, De Modagor à Biskra # Maroc et Algérie, Paris, ChaUamel aîné, 1881, p. 42-44.

2 Relations de commerce de C Afrique septentrionale ou Maghreb avec les nations chrétiennes au moyen âge, par le comte de Mas-Latrie, membre de l’Institut. Paris, Didot, 1886.

3 Histoire de la conquête d’Alger, par Alfred Nettement. Paris, Lecoffre.


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Toute la préoccupation des sujets de l’empereur consiste à se mettre en état de payer le tribut, d’en payer le moins possible, et pour satisfaire à ce dernier desideratum, il est nécessaire de pro¬ duire juste de façon à ne pas mourir de faim.

L’impôt, qui est au Maroc le grand souci de chacun, des uns pour le prélever, des autres pour s’y soustraire, se perçoit de deux façons différentes, dont l’une est absolument particulière an pays.

Cet impôt, si le gouvernement se bornait & toucher uniquement celui que prescrit le Coran, ne serait pas ruineux pour la popula¬ tion. Il se compose de Xatchour, dîme perçue sur les grains, et de deux pourcent prélevés sur la valeur du bétail. — Malheureusement, il arrive que les agents (oumanahs) chargés d’évaluer les moissons et les bestiaux se livrent, dans leurs appréciations, à des erreurs telles, que la dîme fixée par eux atteint souvent la valeur totale des récoltes ou des troupeaux. Comme le malheureux contribuable n’a aucun moyen de réclamer, il en est réduit à payer ou à se taire ; quant à résister, il ne faut pas qu’il y songe, la prison ou la bas¬ tonnade se chargeraient de lui prouver qu’il a eu tort.

Ceci est dit bien entendu pour les pays du Maghzen, c’est-à- dire ceux dans lesquels l’impôt est consenti bénévolement par les populations.

Dan9 les pays de Siba, les choses ne sont point aussi faciles. II est un certain nombre de ces territoires desquels le sultan n’a jamais pu tirer un /lotisse, cette pièce dont cent vingt font un franc ; quant aux autres, ceux auxquels Sa Majesté chérifienne cherche de temps en temps à soutirer quelques piastres, la perception s’opère de la façon que nous allons dire.

Chaque année le gouvernement du Maghzen invite les kebilas in¬ soumises à lui verser un impôt dont la quotité est tantôt fixée, et tantôt aussi laissée à la généreuse appréciation des tribus. Celles-ci font généralement la sourde oreille. Alors le sultan monte à cheval, rassemble son armée et procède à coups de fusil à la ren¬ trée des deniers de l’État. Comme les récalcitrants sont nombreux, comme le pays est vaste, l’empereur passe sa vie dans cette exis¬ tence nomade, et, soit d’un côté, soit d’un autre, ôn peut dire sans exagération que le nombre de jours où il n’est pas en expé¬ dition est infiniment restreint*.

Après avoir arrêté de quel côté il tournera ses pas, l’empereur s’avance, précédé de ses troupes, dans la direction de la tribu sur

1 « Le gouvernement n’a pas de siège déterminé : pour maintenir son peuple dans le devoir et assurer le rendement des impôts, le sultan est •obligé de voyager très souvent. » (Le Maroc moderne, par Jules Eckrmann, •capitaine d’artillerie, ancien chef de la mission militaire française au Maroc. — Paris, Ghallamel aîné, 1885.


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laquelle il a jeté son dévolu. Le pillage, l’incendie, la razzia, marquent aussitôt son passage. Gomme il a un petit nombre de troupes et qu’il tient à les ménager, quand une tribu se résout à l’attendre de pied ferme, il ne fait pas donner tout d’abord l’assaut par ses troupes régulières. On cherche, dans les environs, une kebila en guerre avec la kebila rebelle, on excite son fanatisme et ses rancunes, puis, on la lance en tête de colonne sur les récalcitrants. Ces derniers font généralement des premiers assail¬ lants un grand carnage, mais, au bout de quelques heures de lutte, ils sont épuisés ou tout du moins fatigués. C’est alors que le sultan lance sur les pauvres hères à bout de forces, ses propres bataillons. Après une lutte plus ou moins acharnée, les malheureux Berbères sont le plus souvent écrasés, et alors tout ce qui reste debout est massacré si ce sont des hommes, est rasé ou incendié s’il s’agit de maisons. Quant aux bestiaux, aux chameaux, aux mulets, aux moissons, tout vient grossir le butin du vainqueur, qui, chargé de dépouilles opimes, s’en va un peu plus loin chercher de nouvelles victimes et de nouveaux lauriers.

Cette façon d’inculquer à ses sujets l’amour de sa personne ne produit pas l’effet auquel on pourrait s’attendre. Que le sultan soit aimé dans son empire, nous n’oserons le prétendre, mais il est craint, et sa qualité, à peu près reconnue partout, de chef religieux de représentant de Mahomet, lui permet de commettre ses exactions sans que son nom soit exécré. Quelque étrange que ce soit ce résultat d’un fanatisme aveugle et inintelligent, il e iste.

Malgré ses troupes, malgré sa tactique adroite, le sultan actuel Muley-Hassan n’a pas toujours le dessus, et la déroute de Taza, éprouvée en 1874, est un exemple des échecs qu’il peut subir. Néanmoins, il arrive la plupart du temps, tant bien que mal, à ses fins, et force reste à la loi, si l’on peut appeler loi la singulière autorité du chérif.

Dans la situation où est l’Europe, à la veille d’un conflit qui peut éclater d’un jour à l’autre, il ne sera pas sans intérêt d’examiner ici ce qu’est l’armée marocaine, de voir la puissance militaire réelle qu’elle représente : nous donnerons donc sur ces troupes des détails généralement peu connus et qui, mis de côté jusqu’ici par les voyageurs, pourraient acquérir demain une réelle importance *.

L’état militaire du Maroc se compose d’environ vingt à vingt- cinq mille hommes, comprenant des troupes d’infanterie, de cava¬ lerie, d’artillerie, et un certain nombre d’ingénieurs militaires con-

1 Nous extrayons en grande partie ces renseignements du livre du capi¬ taine Erckmann déjà cité. Ils peuvent donc être considérés comme oiflciels. Les autres sources auxquelles nous avons puisé sont des documents espa¬ gnols récents et dignes de foi.


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naissant les quatre règles de rarithmétique et un peu de géométrie.

Le recrutement est tout à fait fantaisiste. Inutile de dire que les tribus autonomes ne fournissent aucun contingent. Quant aux tri¬ bus du Maghzen, suivant qu’elles sont militaires ou non, elles agis¬ sent de deux façons différentes. Les kebilas militaires sont celles qui sont exemptes d’impôt, à la condition de fournir un combattant par foyer ; elles sont en petit nombre et toutes dévouées au sultan ; quant aux autres, le nombre des recrues qu’elles envoient à l’armée est déterminé par le caïd : ce dernier dresse la liste des familles qui doivent payer l’impôt du sang et choisit la recrue. L’aptitude physique, la taille, le nombre d’années, ne sont pas examinés : vieillards et enfants, borgnes ou boiteux peuvent être également désignés, et cette promiscuité de soldats de tout âge, de tout aspect n’est pas une des moindres singularités de l’armée marocaine.

11 n’y a pas à proprement parler de temps de service : quand on a été choisi pour faire partie des troupes de l’empereur, c’est pour toujours, et il n’y a d’autre moyen de quitter l’armée que de se faire remplacer par un membre de sa famille.

La première troupe de l’armée du Maghzen, c’est le Guich, troupe de cavalerie comprenant une cavalerie active et une cavalerie de réserve réparties en escadrons et recrutées spécialement par certaines kebilas dites des Bokaris, des Soucis, des Cheraaas, des Cheragas et des Oudacas.

Ce guich, —du moins sa partie active, — comprend environ quatre à cinq mille cavaliers, employés continuellement en service auprès du sultan ou employés dans les grandes villes aux fonctions diverses de gardes du palais, service, escortes, conduite des prisonniers, et autres services dévolus en France à notre gendarmerie à cheval.

Commandés par des caïds-aghas (chefs d’escadrons), les esca¬ drons du guich comprennent les ferreguis (estafettes et plantons) les moulines-moukhala (porteurs de fusil) les moulines-squines (porteurs de sabre) les mésèkrines (gendarmes Achevai), etc., etc.

Les cavaliers du guich sont armés d’un fusil arabe à pierre, ornementé de verrotteries de couleurs ; parfois d’un sabre court et d’un poignard ( koumiâh ou kandjar). La crosse du fusil est ordi¬ nairement enveloppée d’une étoffe destinée à le protéger contre la poussière. Le reste de l’équipement comporte une poire à poudre, un sachet pour les balles et un tourne-vis pour démonter le fusil.

L’habillement, qui n’a rien d’uniforme ni comme coupe ni comme couleur, consiste en un cafetan, une chemise plus ou moins blanche sur le cafetan, une chéchia, un pantalon arabe en toile ou en laine et en babouches rouges, vertes ou jaunes suivant le goût du cavalier ; très peu d’hommes portent des bottes, seuls les caïds- aghas portent le turban.


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En outre des hommes du guich, l’armée du Maghzen est aug¬ mentée, en temps d’expédition, d’un certain nombre de cavaliers recrutés dans les tribus sous le nom de nouhaïbes, sorte d’irréguliers qui rendent de bons services.

L’infanterie marocaine, Yasker ou Yaskar se compose actuelle¬ ment de trente bataillons divisés en un certain nombre de compa¬ gnies dites miàhs . Ces dernières unités sont commandées par des caïds el miàh, les bataillons par des caïds-aghas. Entre le caïd-agha et le caïd el miâh, vient le kalifa de caïd-agha, mot à mot lieute¬ nant du chef de bataillon (commandant en second) et au-dessous du caïd el miâh, le mokadème, assimilable à notre sergent.

L’asker morocaine est forte de dix mille hommes environ.

L’armement se compose du fusil arabe des cavaliers (i moukala ), de mauvais fusils chassepot, ou autres systèmes analogues, auxquels il manque généralement une pièce plus ou moins indispensable et, pour quelques soldats, de baïonnettes.

L’équipement normal comprend une giberne et un fourreau de baïonnette ; cependant, tous les soldats sont loin d’en posséder. Dans ce dernier cas, la poudre et les balles se portent dans un ou deux sachets suspendus au cou ou à la ceinture ; la baïonnette est alors attachée dans le dos.

Pas de havre-sac : en expédition les soldats mettent sur des chameaux, des ânes ou des mulets, les effets qu’ils peuvent avoir à emporter, leurs vivres ou leurs munitions.

L’habillement de l’asker est plus pittoresque encore que celui de la cavalerie. Depuis qu*après la bataille d’isly le sultan Muley- Abder-Rhaman voulut habiller à la française ses troupes à pied, la coupe des costumes a beaucoup varié, mais, au fur et à mesure qu’arrivaient les nouveaux uniformes, les anciens demeuraient, et ce mélange a fini par produire une variété aussi inattendue * qu’étrange. La veste ou la tunique et le gilet sont la plupart du temps de couleur voyante, rouge le plus souvent ; le pantalon ou la culotte sont bleu, la calotte est rouge, les babouches sont rouges, jaunes, grises ou vertes. Le suprême de l’élégance est de porter une chemise par-dessus le pantalon.

Au surplus, tout ce qui a, de près ou de loin, l’aspect d’une tenue militaire est bon pour un fantassin marocain, et l’on en trouve affublés de livrées de facteurs des magasins du Louvre ou du Bon- Marché venues* on ne sait comment, échouer à Fez ou à Maroc. L’État e9t d’ailleurs très parcimonieux dans ses distributions d’effets, par la raison que fort souvent les soldats et les officiers vendent au marché les vêtements qu’ils viennent de recevoir : il a donc tout intérêt à laisser à ses hommes des guenilles sans prix ni attrait, c’est son seul moyen d’arriver à conserver ses approvisionnements.


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L’artillerie de campagne marocaine est fournie — en tant qu’hommes de troupe — par le guich, et comprend deux batail¬ lons de quinze miâhs d’une centaine d’hommes chacune. L’instruc¬ tion de ces canonniers est plus que rudimentaire, et comme les caïds-aghas (commandants de bataillon) ne savent pas lire, on est obligé, au moment des expéditions, d’adjoindre à chaque miâh un de ces officiers du génie dont nous avons parlé, un mohendez, chargé de disposer la hausse au moment du tir.

L’armement des troupes d’artillerie comprend un mousqueton sans baïonnette : leur habillement est celui de l’infanterie.

Quant aux pièces, c’est un ramassis hétéroclite des systèmes et des calibres des plus divers : cependant l’artillerie peut atteler deux batteries montées et deux de montagne.

Voici d’ailleurs la liste complète de l’artillerie de campagne marocaine telle que la donne en 1885 le capitaine Erckmann, l’an¬ cien chef de la mission militaire française au Maghreb : 6 canons rayés de 4 de campagne ; 6 canons rayés de 4 de montagne ; 6 Par- rott de 10 livres ; 6 Witworth de montagne ; 4 canons de 8 de campagne, lisses ; 3 mitrailleuses Gattling ; 1 mitrailleuse Hotchkiss ; 2 mortiers de 15.

Ces pièces, de provenance française, sont en bon état et se sont augmentées, croyons-nous, depuis l’année dernière d’une seconde batterie de 4 de campagne, don du président de la république française au sultan en 1886.

Viennent en second lieu les pièces suivantes, qui seraient, pa¬ raît-il, dangereuses pour les canonniers qui pousseraient la témé¬ rité jusqu’à vouloir s’en servir : 4 canons analogues au 4 de cam¬ pagne ; 24 canons de montagne, lisses, en bronze (de provenance espagnole) ; 1 batterie de montagne Witworth, achetée dans l’in¬ dustrie en Angleterre ; 1 canon Armstrong, démontable ; 4 mitrail¬ leuses belges ; 6 mortiers d’environ 15 centimètres.

Noua ne parlerons pas du génie, qui compte seulement les offi¬ ciers ou mohendez dont nous avons fait mention déjà, mais nous ajou¬ terons à l’infanterie les nouhaïbes à pied, qui, comme leurs camarades cavaliers sont un excellent appoint au moment d’une expédition.

La défense régionale ne peut être que rudimentaire en un pays où l’art de l’ingénieur n’a pour représentants que des officiers bor- nanj leurs connaissances mathématiques à la possession des quatre règles. Cependant, deux points du territoire présentent une certaine force en tant que fortification : Tanger et R’bat

Tanger, point extrême du Maroc vers l’Europe, résidence des ambassadeurs étrangers, devait naturellement bénéficier de sa situation privilégiée à côté d’un continent civilisé et elle n’a pas manqué d’en profiter. Tout est relatif cependant, et nous ne vou-


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cirions pas dire par là que l’ancienne capitale de la Tingitane ait l’aspect d’une place fortifiée par Vauban, Montalembert ou Brial- mont. Cependant ses trois batteries avec réduit construites par des ingénieurs anglais de Gibraltar ont un aspect européen qui frappe, sur cette terre arabe, et les six canons Armstrong qui tournent vers le détroit leurs énormes bouches, ne manquent pas de crânerie.

Avec Tanger, le port du Maghreb le mieux défendu est R’bat. On compte dans cette dernière ville 167 canons dont 30 pièces de 12.

Pour quelqu’un qui n’est pas au courant des questions militaires, R’bat a même un aspect plus redoutable encore que Tanger : « Les fortifications de R’bat, écrit M. Jules Leclerq, semblent résister aux injures du temps. Du côté de la mer, des bastions croisent leurs feux avec ceux de Salé et défendent l’accès de la rivière. La barre est protégée par une batterie inexpugnable, qui, pourvue de canons modernes, anéantirait en un instant les bâtiments qui voudraient forcer l’entrée.

Rassurons notre compatriote. Les 30 pièces de 12 dont nous avons parlé, sont sur des châssis en fer que le manque d’argent a empêché de mettre en batterie et qui n’y seront probablement jamais : d’ailleurs, c’est une maigre défense qu’un canon de 12 contre les cuirassés dont disposent aujourd’hui les flottes européennes.

À Mogador, les canons des remparts encloués en 18A4 par les ma¬ rins du prince de Joinville et jetés du haut des batteries au pied des murailles gisent encore dans le sable qui les a reçus. À Mazaghan, abandonné par les Portugais en 1769 sur l’ordre du marquis de Pombal, de funeste mémoire, les canons des anciens dominateurs « sont rongés par la rouille, et leurs affûts tombent en pourriture »>. Les murailles de Mazaghan « racontent la gloire du pays de Vasco de Gama et de Camoens…, leur largeur est telle, que les mulets et les chameaux y cheminent comme sur la grande muraille de Chine. Tout autour règne un large fossé qui, du temps des Portugais, com¬ muniquait avec la mer et servait de bassin pour les petits bâti¬ ments » ; mais la valeur de toute cette maçonnerie n’atteint pas même aujourd’hui le prix des moellons qu’elle a coûté.

En dehors des villes dont nous venons de parler, il y a encore des canons à Maroc, à Fez, à Tétouan, à Méquinez, à Larache, mais toute cette quincaillerie ne vaut plus guère que ce qu’en donnerait au poids un marchand du quai de la ferraille. %

En somme, la puissance militaire du Maroc apparaît au premier abord sous un assez piteux aspect. Vingt-cinq mille hommes, mal armés, mal commandés *, sans instruction militaire, sans tactique,

1 II n’y a pas au Maroc, de généraux : le grade le plus élevé est celui de chef de bataillon. En évitant de créer des situations prépondérantes dans l’armée, les sultans ont eu un but politique. L’empereur confie quelquefois


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constituent aujourd’hui un bien faible appoint pour la victoire. Quant à songer que devant une invasion chrétienne le Maghreb se lèverait tout entier pour la défense du sol, le fait ne paraît pas à redouter, étant donné l’état de fractionnement des tribus, celui de guerre perpétuelle dans lequel elles vivent les unes par rapport aux autres, le mauvais entretien ou plutôt l’absence totale de routes et de communications.

Sous ce rapport, on ne pourrait tirer de conclusions pour l’avenir de ce qui se passa il y a cinquante ans, au moment de notre conquête d’Algérie. En 1830, nous arrivions sur la terre d’Afrique ignorant d’une façon à peu près complète et la nature du sol sur lequel nous allions lutter et le genre d’hommes que nous allions combattre. Notre base d’opérations était la France, nous avions la mer à traverser, et nous ne disposions ni de la vapeur ni de l’électricité. Nous avions affaire à une race hardie, entreprenante, moins groupée encore, et de beaucoup plus fanatique que les Maro¬ cains, enfin nous étions habitués à cette guerre du continent où nous étions passés maîtres à la vérité, mais dont les principes n’étaient plus applicables sur un terrain montagneux, privé de routes, de débouchés, comme était alors celui de l’Algérie. Telle fut la véritable cause des échecs partiels que nous éprouvâmes de 1830 à 1840. Aujourd’hui la conquête du Maroc par la France ne pré¬ senterait plus ces difficultés, et il suffit d’énumérer comme nous venons de le faire nos causes d’insuccès à nos débuts en Afrique, pour comprendre que toutes ces anciennes sources de revers se sont changés en éléments de succès.

D’ailleurs, le passé lui-même ne serait pas pour nous décou¬ rager. Le 14 août 1844, dans la plaine d’Isly, le maréchal Bugeaud venait à bout, avec sa petite armée de 11 000 hommes, des 25 000 ca¬ valiers et des 5000 fantassins du sultan Abder-Rhaman. 3000 Maro¬ cains environ restèrent sur le champ de bataille.

Combien en demeurerait-il aujourd’hui que l’armée du Maghzen a encore son armement d’il y a cinquante ans, quand nos soldats disposent de l’arme redoutable que tout le monde verra demain dans les mains de nos fantassins.

Il serait intéressant de répondre à cette question si nous avions l’intention de la poser, mais ce n’est pas le lieu, et nous devons nous borner à rechercher ici si la France a un intérêt véritable à conquérir le Maroc.

Arthur de Ganniers.

La suite prochainement.

le commandement d’une expédition à un grand personnage, mais la cam«  pagne terminée, le général d’hier est rendu à sa situation de la veille.


RACINE ÉCOLIER

D’APRÈS UNE RÉCENTE DECOUVERTE


« Il me semble* dit Sainte-Beuve que quand ou sait quelque chose de particulier et d’un peu nouveau sur Racine, on n’est pas libre de le garder pour soi et qu’on le doit à tous. » On me per¬ mettra, je l’espère, de suivre le conseil de l’éminent critique, en signalant un document qui se rapporte à la première jeunesse de notre grand poète tragique.

C’est à Clermont (Oise), où les devoirs de mes fonctions m’appe¬ laient à résider, que ce document a passé sous mes yeux. Tombé inopinément dans cette petite ville, charmante à la vérité, mais où tout était nouveau pour moi, choses et gens, peut-être aurais-je fait connaissance avec cette vilaine maladie d’importation étrangère qu’on nomme le spleen, si ma bonne étoile ne m’avait fort heureu¬ sement donné pour voisin un digne et excellent abbé, esprit fin et lettré, qui, dès ma première visite, me témoigna une sympathie que, d’ailleurs, je partageai entièrement. M. l’abbé Sabatier 2, chanoine honoraire de Beauvais, aumônier de l’hospice de Clermont, mit aussitôt sa bibliothèque à ma disposition, en me priant de m’y con¬ sidérer comme chez moi, et j’eus l’heureuse surprise de feuilleter, chez cet aimable bibliophile, au milieu de volumes précieux, un ouvrage d’un rare intérêt, qui se recommande moins encore par le prix de l’édition, d’ailleurs fort belle, que par les annotations dont une main, enfantine encore, et plus tard illustre, a chargé ses marges.

Il s’agit d’un Virgile qui a appartenu à Racine dans la première période de ses études. Il fournit de précieuses révélations, à qui l’interroge avec attention, sur la méthode de travail et la pré¬ cocité du poète. C’est une édition latine, petit in-folio, avec notes très savantes en latin et en grec, imprimée à Anvers en 1575, chez Christophe Plan tin. Ce volume est en parfait état de conservation.

  • Nouveaux lundis y t. X, p. 356.

a M. l’abbé Sabatier est l’auteur d’ouvrages très estimés pour leur éru¬ dition et la pureté de leur style. Citons entre autres : àr Vie des Saints du diocèse de Beauvais ; 1 vol., Pineau, Beauvais, 1866. — Limitation des Saints, 1 vol., Sarlit, Paris, 1869 ; et une édition de Y Histoire de CEglise, par Alzog, continuée jusqu’en 1872, 4 vol., Sarlit. Paris, 1875.


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Il possède une marge de 5 centimètres. Les caractères en sont très nets ; la reliure en veau, un peu fatiguée, n’offre pas d’intérêt particulier. Mais, nous l’avons déjà dit, ce qui fait le prix de cet ouvrage, c’est sa glorieuse provenance, et pour établir de façon irréfutable cette origine de propriété, nous ne rencontrerons aucune difficulté.


I


Tout d’abord, dans la vignette gravée au frontispice du volume, se lit, écrit à l’encre, ce mot : « Racine ». C’est la signature du poète, ainsi qu’on s’en peut convaincre à l’aide d’une confrontation d’écritures toute simple à faire. Nous avons comparé la signature en question avec celles d’une lettre adressée par Racine à Boileau, écrite de Fontainebleau, datée du 8 octobre, sans indication d’année 1 ; d’une lettre à M. le prince Henri-Jules de Bourbon (postérieure à 1687) 2 ; de son testament en date du 10 octobre 1690 3 ; d’un fac-similé d’une lettre à Boileau, datée de Paris, 26 janvier 1698, - reproduit dans l’édition publiée par M. Petitot, en 1833 4 5 ; enfin d’une sorte de déclaration adressée à M. le maréchal duc de Luxembourg, dont nous avons eu sous les yeux un fac-similé appartenant à M. l’abbé Hazard, curé de la paroisse Saint-Nicolas, à la Ferté-Milon ô ; ce document, rédigé collectivement par Racine et Despréaux, écrit en entier de la main de Racine, « celui des deux qui tenait ordinairement la plume » 6, est daté du 8 juillet, Paris, sans indication d’année, mais les félicitations qu’il contient à l’adresse du maréchal indiquent bien qu’il a été motivé par la bataille de Fleurus, du 1 er juillet 1690. Il y a identité parfaite entre toutes ces pièces et la signature apposée sur notre Virgile.

Ajoutons que l’expérience est tout aussi concluante à l’égard des notes manuscrites, dont nous aurons à parler tout à l’heure, et que nous avons rapprochées d’un exemplaire de Sophocle, publié à Paris, chez Adrien Tournèbe, en 1553, exposé dans les galeries de la Bibliothèque nationale 7, et que MM. les Conservateurs ont eu l’amabilité de remettre en nos mains. Cet exemplaire ne porte

1 Bibliothèque nationale, galerie des cartes et manuscrits, n° 351 des Manuscrits.

2 Bibliothèque nationale, manuscrits de J. Racine, t. I er, fonds français, n® 12 886.

2 Ibid .

4 Fin de la l ro partie du I er volume. Paris, Lebigre frères, éditeurs.

5 Un autre fac-similé de cette lettre se trouve dans l’édition de Geoffroy.

6 Œuvres complètes de J. Racine, t. V, p. 5. Paris, Pourrat frères, édi¬ teurs, 1834.

7 Galerie des cartes et manuscrits, n° 367 du Catalogue des imprimés,


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pas la signature de Racine, mais il est couvert de remarques et d’observations fort intéressantes, présentant le caractère d’un tra¬ vail posé et réfléchi. Nous avons comparé l’écriture des deux volumes, en nous attachant tout spécialement aux lettres, aux majuscules, aux mots qui figurent dans les deux ouvrages ; le rapprochement que nous avons fait ne laisse aucun doute à cet égard. Certaines majuscules, qui présentent dans l’écriture de Racine des caractères particuliers à leur auteur, les R, les T, les F, les D, les mots « fils », « fils à sa mère », « Dieu », les lettres grecques, ne peuvent laisser aucun doute. Un détail minutieux, intéressant à retenir ; au cours de ces notes du Sophocle, comme d’ailleurs dans chacun des manuscrits du poète que nous avons compulsés, celui-ci a fréquemment employé la préposition « à » ; pas une seule fois il n’a mis l’accent ; dans notre Virgile, il se sert une fois 1 de cette préposition, et là aussi il omet l’accent.

Sans doute, tous les manuscrits de Racine ne présentent pas la même analogie, et entre notre Virgile et d’autres écrits authentiques du poète, notamment les lettres à Boileau et le testament dont nous avons parlé, il faut tenir compte de certaines modifications dans les détails du point d’écriture, qui se manifestent le plus souvent au fur et à mesure des années, et dont Racine a éprouvé les effets, ainsi que le constate d’ailleurs un de ses biographes, M. Paul Mesnard, qui parle de « l’écriture de Racine, un peu diffé¬ rente en différents temps de sa vie 1 » ; mais ces changements, loin de dérouter le lecteur, qui reconnaît sans difficulté, dans l’ensemble et spécialement dans les majuscules, la même main, lui fournissent, au contraire, un nouvel élément d’études, en assignant à chaque écrit de l’auteur tragique sa date propre.

En dehors même de l’écriture, analogie absolue dans l’aspect matériel des annotations, dans la façon dont certains passages du texte sont soulignés, dans la configuration des accolades et des renvois. Dans notre Virgile, seules la signature et cinq notes sont tracées à l’encre ; toutes les autres sont au crayon. Dans le Sophocle, au contraire, toutes les notes sont à l’encre, car le poète a voulu faire dans ce travail une œuvre de critique durable ; mais plusieurs passages du tragique grec sont soulignés au crayon, ce qui établit l’habitude qu’avait Racine de se servir concomitam¬ ment de la plume et du crayon.

Il ne faudrait attribuer ni à une ressemblance fortuite ni à un examen superficiel ou complaisant les résultats incontestables de

1 Page 142 de notre exemplaire : Maintes d’un fils a sa mère.

2 Les Grands Écrivains de la France, Racine, 8 vol. avec notices de M. Paul Mesnard. Paris, Hachette, 1875, t. VI, p. 171.


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cette confrontation ; ces résultats, en effet, se trouvent singulière¬ ment corroborés par tout un faisceau de preuves d’une autre nature.

L’exemplaire de Sophocle, les lettres de Racine, son testament, ne sont pas des manuscrits isolés. La Bibliothèque nationale en possède plusieurs autres, notamment un Euripide, un Aristote, un Pindare, un Traité de Rhétorique de Cicéron, un Plutarque, ces trois derniers ouvrages portant au premier feuillet, sous le titre ou entre les lignes du titre, la signature de Racine. Dans la même bibliothèque se rencontrent encore des Extraits de Tacite, de Plu¬ tarque et de Quintilien *, des Remarques sur les dix premiers livres de Y Odyssée 2, et un cahier de format in-8°, relié dans un cartonnage vert, contenant, avec des Remarques sur les Olympiques de Pindare 3, une cinquantaine de pages remplies d’Extraits d’Horace, de Pline l’Ancien, de Cicérôn et des premier, troisième et qua¬ trième livres des Georgiques.

La bibliothèque de Toulouse est riche aussi en volumes ayant appartenu à Racine. Citons une Iliade, un Eschyle, un Euripide, signé à la première page, et un exemplaire de Virgile, également signé, mais ne portant aucune note. C’est un volume in-4° ayant pour titre : P . Virgilius, cum veterum omnium commentariis et selectis recent . notis. Ex ofiîc. Abr. Commelini, 1646. Cet ouvrage était jusqu’ici, avec le cahier contenant les Extraits des Géorgiques, la seule trace qu’on ait pu rencontrer des études de Jean Racine sur Virgile. Il faut désormais y joindre le volume appartenant à M. l’abbé Sabatier.

M. Sabatier partage avec plusieurs autres amateurs la bonne fortune de posséder un des ouvrages de la bibliothèque de Racine. Citer tous ces livres dispersés dans des collections particulières, passant fréquemment d’un cabinet dans un autre, ce serait rééditer sans nécessité une nomenclature qui a déjà été dressée, et nous ne saurions mieux faire que de renvoyer purement et simplement le lecteur à la remarquable étude de M. Paul Mesnard, qui a si admi¬ rablement coordonné tout ce qui touche à Racine, à sa vie et à ses œuvres. Contentons-nous donc de faire remarquer que, toute sa vie, notre auteur eut l’habitude d’annoter, au fur et à mesure de ses lectures, les passages qui captivaient son attention, et d’apposer sa signature sur la plupart de ses livres, ce qui a permis à plusieurs bibliophiles de recueillir un Aristophane, un Xénophon, un Hésiode, un Callimaque, un Salluste, un Pline l’Ancien, un Martial, un Régnier, un opuscule de l’Ecole de Salerne, la Sagesse de Charron,

  • Bibliothèque nationale, fonds français, n* 12 888»

. 3 Ibid., n® 12 89L

8 Ibid., n° 12 890.


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Y Histoire des Juifs de Josèphe, le Traité du chemin de la per¬ fection, de sainte Thérèse, les œuvres de Scarron, une édition d ’Esther avec dédicace à M m “ de Main tenon, etc.

Louis Racine, dans ses Mémoires sur son père, parle des « extraits qu’il faisait des auteurs grecs et latins qu’il lisait. J’ai, ajoute-t-il, ces extraits écrits de sa main… J’ai hérité de son Platon et de son Plutarque, dont les marges chargées de ses apostilles sont la preuve de l’attention avec laquelle il les lisait. » 11 est bien évident que cette coutume devait frapper avec un égal intérêt rattention des bibliophiles et des biographes du poète, car les volumes ainsi annotées se recommandent doublement aux lettrés. « Racine, dit M. Gustave Brunet 4, avait l’habitude de mettre sa signature sur les livres qui lui appartenaient, et il se plaisait sou¬ vent à y joindre les notes que lui suggérait l’étude des écrivains de l’antiquité. » Puis 2 il parle d’« un Démosthène, Paris, 1570, in- folio, avec la signature et des notes autographes de Racine », et d’« un exemplaire des Satires de Régnier, 1642, avec la signature et quelques corrections également de la main de Racine ». Charles Nodier 3, s’occupant des différents hommes célèbres qui ont signé et annoté leurs livres, car cet usage n’est pas exclusivement spécial À Racine, est tout naturellement amené à citer ce dernier : « Racine, dit-il* a tracé son nom avec des notes grecques, latines ou fran¬ çaises, sur les marges des principaux poètes de l’antiquité. La Bibliothèque du Roi a son Euripide et son Aristophane ; M. Renouard a son Sophocle. » Enfin, chacun des manuscrits de Racine, chacun des livres par lui annotés a été l’objet de la part de M. Paul Mes- nard d’études consciencieuses fertiles en rapprochements ingénieux, et il est fort regrettable que, lors de la rédaction de ses savantes notices sur Racine, il n’ait pas eu connaissance de notre exem¬ plaire, auquel il eût évidemment assigné une place exacte et un rôle important dans la vie intellectuelle du poète.

Il

C’est à Beauvais, il y a quelque trente ans, que M. l’abbé Sabatier fit, chez un bouquiniste, sa précieuse découverte. Or Louis Racine nous apprend, dans ses Mémoires, que son père a passé plusieurs années de sa jeunesse à Beauvais, où il fut envoyé au collège 4 .

  • Dictionnaire de bibliologie, par Gustave Brunet ; édition publiée par

Tabbé Migue eu 1860, p. 343,

3 Ibidem, p. 405 et 406.

3 Mélanges extraits d’une petite bibliothèque .

  • Nous devons mettre le lecteur en garde contre une confusion qui pour¬

rait se produire dans son esprit, et dont, malgré les assertions de Louis


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« Il fut d’abord envoyé pour apprendre le latin dans la ville de Beauvais, dont le collège était sous la directiop de quelques ecclé¬ siastiques de mérite et de savoir. Ce fut alors que la guerre civile s’alluma à Paris et se répandit dans les provinces. Les écoliers s’en mêlèrent aussi et prirent parti chacun selon son inclination. Mon père fut obligé de se battre comme les autres, et reçut au front un coup de pierre, dont il a toujours porté la cicatrice, au-dessus de l’œil gauche. Il disait que le principal de ce collège le montrait à tout le monde comme un brave, ce qu’il racontait en plaisantant. »

C’est très peu de temps après la mort de son grand-père Racine, décédé à la Ferté-Milon, où il fut inhumé en l’église Notre-Dame, le 22 septembre 1649 *, que l’enfant quitta sa ville natale. Il était alors dans sa neuvième année, étant né le 21 décembre 1639. Il était déjà préparé à profiter des leçons qu’il allait recevoir à Beau¬ vais, car il avait très probablement appris les premiers éléments dans la petite pension que dirigeait, à la Ferté-Milon, son oncle Régnault.

L’établissement où fut placé le jeune homme se recommandait par plus d’un siècle d’existence. Un maître ès arts et docteur en théologie, Nicolas Pastour, chancelier et chanoine de la cathédrale, l’avait fondé pour en faire don à sa ville natale. Par acte notarié en date du 29 août 1545, il remettait, « à la république, tant ecclé¬ siastique que civille, de la ville et cité de Beauvais, la domination,

Racine et les détails si précis donnés par M. Paul Mesnard, M. l’abbé Pêcheur s’est fait tout récemment l’écho dans les Annales du diocèse de Sois» sons, t. VI, p. 591. (Boissons, imprimerie de XArgus Soissonmis t 1886.1 II s’agit bien ici du collège construit dans la ville de Beauvais, et non pas de l’établissement connu à Paris sous le nom de collège de Beauvais, parce qu’il avait été fondé par un évêque de cette ville, Jean de Dormans. Au dix- septième siècle, Louvet, dans son ouvrage intitulé : Histoire et Antiquités du diocèse de Beauvais (Beauvais, veuve Vallet, t. Il, p. 549), dit : * Ce fut Jean des Dormans qui fît édifier, en Fan 1367, en la ville de Paris, le collège de Beauvais, autrement appelé des Dormans, où il fonda vingt-quatre Bour¬ siers, un grand Maître, Sous-Maître et un Procureur qui seront natifs de la terre et seigneurie des Dormans et lieux circonvoisins, et en leur défaut du diocèse de Boissons, propres et idoines à porter la tonsure, et que sur iceux, l’abbé de Saint-Jean de Soissons aurait la superintendance, le régime et gouvernement, lui donnant le pouvoir de les instituer, destituer et cor¬ riger. s — Simon, conseiller au Présidial de Beauvais, dans le Supplément à Vhistoire du Beauvoisis (Guillaume Gavelier. Paris, 1704, p. 121 et 122y, indique comme date de la fondation de cet édifice, non Fannée 1367, mais Tannée 1370. Il nous apprend que l’évêque fondateur était t fils de Jean des Dormans, du village des Dormans, entre Épernay et Château-Thierry. » — Ajoutons que Louis Racine a fait ses études à Paris, dans cette maison de Dormans-Beauvais.

♦ Les registres de la paroisse Saint-Waast, à la Ferté-Milon, font foi de cette date.


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fonds et propriété, d’un lieu contenant plusieurs corps de maisons, chambre, librairie, salle, classe, oratoire, cour et jardin ». Ces bâtiments étaient situés dans la rue des Chinchers (des Fourreurs), actuellement rue Sainte-Marguerite ; ils s’élevaient sur l’emplace¬ ment occupé aujourd’hui par l’évêché *. Le motif du donateur, c’est « la fervente dévotion qu’il a en la saincte foy catholique et augmentation d’icelle, aussi en faveur de la république, tant ecclé¬ siastique que civille, et à ce que cy-après la jeunesse de la ville et lieux circonvoisins soit instruite en bonnes mœurs et liiéra- ture ». Érigée en collège par le cardinal de Châtillon, évêque de Beauvais, cette maison devait bientôt bénéficier des dispositions de l’édit d’Orléans, rendu par François II, en janvier 1560, et per¬ mettant au roi de France, en exécution du concile de Trente, de conférer, à certains professeurs gradués, des « prébendes précep- torales ». Un arrêt du Parlement de Paris, rendu sous Charles IX, le 3 août 1564, a décidé, en effet, « que l’évêque et comte de Beauvais et les dénommés par ladite ordonnance, adviseront en¬ semble d’un homme de bonne vie, mœurs, conversation et doctrine, pour instruire les jeunes enfants de la ville, auquel sera baillé une prébende préceptorale en ladite église 1 2 3 ».

Quelques années après, le 22 août 1594, Henri IV tenait, aux envoyés de la ville de Beauvais qui venaient de lui faire leur sou¬ mission solennelle, un langage qui, grâce à Jean Racine, ne devait pas rester une vaine déclaration : « Croyez, mes amis, leur disait-il, qu’avec la fidélité que je me promets en vous, je rétablirai de si bons précepteurs à toute la jeunesse française, que l’honneur en voilera jusqu’aux confins d’Inde. Je n’ai autre désir que votre

1 On nous a rapporté avec quelque malice que le professeur chargé, au mois d’aoùt dernier, de prononcer le discours d’usage à la distribution des prix du collège communal de Beauvais, avait représenté à ses élèves leur

illustre camarade du dix-septième siècle foulant du pied le sol des cours et des préaux témoins actuels de leurs jeux quotidiens. L’image pouvait être ingénieuse et le tour de phrase agréable ; mais l’orateur avait oublié un détail : ce n’est que depuis 1813 qu’un certain abbé Guénard installa, dans un ancien couvent d’Ursulines, à l’emplacement qu’il occupe encore aujour¬ d’hui rue des Jacobins, un collège ecclésiastique, qui, en 4827, fut trans¬ formé en collège communal. Cette erreur paraît d’ailleurs avoir été partagée par M. Debeauve, ingénieur en chef des ponts et chaussées à Beauvais, qui, dans le discours en réponse qu’il prononça en qualité de président de la séance (voy. le Moniteur de COise du 3 août 4887), vanta à ses jeunes audi¬ teurs la peinture qu’avait su faire leur professeur du « tableau charmant de leur vieux collège ». Charmant, nous n’en doutons pas, mais un peu trop fantaisiste.

3 M. l’abbé Morel, les Ecoles dans les anciens diocèses de Beauvais, Noyon et Sentis ; Lefebvre. Compiègne, 1887, p. 44.


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grandeur, et pouvez vous assurer que mon travail sera pour vous agrandir et faire flourir sous mon règne 1 . »

L’intervention plusieurs fois répétée du pouvoir public dans l’administration du collège de Beauvais et les marques de faveur qui lui furent prodiguées indiquent assez qu’il s’agissait là d’un établissement de premier ordre, auquel il importait d’assurer un heureux développement. Il est bien certain que sa réputation était faite depuis longtemps dans les contrées environnantes, et qu’à la Ferté-Milon, ville proche de Senlis et de Compiègne, personne n’ignorait son excellente renommée.

Jean Racine, toutefois, ne devait pas rester bien longtemps dans cette maison. Si l’on ne connaît pas exactement la date à laquelle il y entra, on sait, par contre, qu’il la quitta en 1655, pour être envoyé, le 1" octobre de cette même année, à l’école des Granges de Port-Royal des Champs. Il était tout naturel qu’on le confiât aux religieux de cette maison fameuse, car sa famille était depuis longtemps déjà en étroites relations d’amitié avec eux. C’est à la Ferté-Milon que Claude Lancelot, Antoine le Maître et M. de Séri- court, se réfugièrent lorsqu’ils furent chassés de leur monastère, en 1638 ; ils avaient trouvé une généreuse hospitalité chez le père d’un de leurs élèves, Nicolas Vitart, contrôleur au grenier à sel. Ce Vitart, par son mariage avec Claude des Moulins, fut le grand- oncle de Jean, car la sœur de Claude, Marie des Moulins, avait épousé le grand-père du poète 2 . Veuve en 1649, comme nous l’avons dit, elle se retira bientôt à Port-Royal, où une de ses filles, Agnès de Sainte-Thècle, avait fait profession. Voici, certes, plus de raisons qu’il n’en faut pour expliquer la sollicitude toute particu¬ lière que ces maîtres savants devaient montrer pour l’intelligent élève qui les intéressait à tant de titres.

Mais revenons à Beauvais et retrouvons notre écolier au moment où il s’apprête à entrer àr Port-Royal. Je me plais à me le repré¬ senter, embarrassé, à la veille de son départ, par le format incom¬ mode de son Virgile, et le revendant à vil prix au libraire le plus proche ; je me figure ce volume enfoui pendant deux siècles sous la poussière, dans quelque coin obscur d’une arrière-boutique, jusqu’à ce qu’un heureux hasard ait permis à M. l’abbé Sabatier de mettre la main sur ce confident discret, mais non muet, des premiers efforts et des espérances premières du poète.

Ceci n’est, bien entendu, qu’une hypothèse, mais toutes les

1 Delettre, Histoire du diocèse de Beauvais ; Desjardins. Beauvais, 1843, t. III, p. 345.

  • Le grand-père et le père de notre poète tragique portaient, comme lui,

le prénom de Jean.

25 DÉCEMBRE 1887.


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vraisemblances sont en sa faveur. Nous n’affirmerons pas que ce livre fût resté à la même place, ignoré de tous, pendant deux cents ans, — la preuve d’un fait négatif est pour ainsi dire impossible à rapporter ; — il est certain toutefois que le revendeur ne se doutait pas du trésor qu’il possédait, qu’aucun indice provenant d’un tiers ne signale la rareté de ce volume, qu’il ne porte le nom d’aucun autre propriétaire, enfin que nul parmi les auteurs qui ont recherché jusqu’au fond des collections privées les manuscrits du poète n’a eu connaissance de cet exemplaire. Il n’apparaît pas que Racine soit jamais retourné à Beauvais, ni qu’il y ait conservé des rela¬ tions. Ne serait-il pas dès lors bien étrange que ce Virgile, à supposer que le jeune homme ne s’en soit pas dessaisi en quittant le collège et qu’il l’ait emporté dans ses nombreuses résidences, fût revenu par le plus grand des hasards échouer obscurément à son point de départ ?


III

Notre Virgile doit être un des premiers livres, sinon le premier, que le jeune Racine a étudiés. Il l’avait entre les mains au collège de Beauvais. C’est, à n’en pas douter, le premier ouvrage qui a été pour son intelligence en éveil l’objet d’une étude déjà soutenue ; c’est celui qui peut-être a fait jaillir dans ce cœur d’adolescent la vocation poétique.

Le futur auteur de Phèdre n’a pas daté son Virgile, comme il a eu la précaution de le faire pour ses notes sur Plutarque en 1655 et 1656, pour ses Extraits de Tacite et de Quintilien qui remontent à 165$. Mais peu nous importe, car nous sommes assuré que l’étude à laquelle il s’est livré est antérieure au mois d’octobre 1655. L’examen que nous aurons à faire des premiers vers sortis de la plume de Jean Racine précisera ce point.

Le seul aspect des annotations de notre Virgile établit qu’elles émanent de la jeunesse du poète. C’est ainsi, nous le répétons, que l’écriture correspond absolument à celle des notes prises à Port- Royal sur le Sophocle de la Bibliothèque nationale, ainsi qu’aux Extraits de Plutarque, de Tacite et de Quintilien (1655 et 1656), dont les lettres sont beaucoup plus nettement configurées que dans les autographes postérieurs. De plus, et cette observation est plus frappante encore, si nous recherchons l’intention qui a dû guider le jeune homme, lorsqu’il s’arrêtait à tel passage de Virgile plutôt qu’à tel autre, nous pouvons faire une remarque semblable à celle que M. Paul Mesnard a formulée à propos des Extraits de Plu¬ tarque : « Une grande partie de ces notes n’est encore qu’une


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table des matières très développée 1 . » En effet, nous relevons au hasard les mots suivants, isolés en marge de notre livre, dénués de tout commentaire : « Aquilon, — Pasteurs d’Afrique, — Pays froids, — Glaces, — Fromages, — Chiens, — Serpent, — Araignée, — Hirondelle, — Rossignol, — Cyclope, — Postérité, — Aiguillon (que Racine a orthographié : Équillon), —Midy, — Concombre, » etc. Ce ne sont pas encore des remarques substantielles comme celles qui couvriront plus tard les marges du Sophocle, et dans lesquelles se trouvent les éléments d’une dissertation, le sens d’une critique littéraire déjà mûrie.

Dans un certain nombre de notes, en outre, on surprend chez Racine enfant la préoccupation caractéristique de graver dans sa mémoire un renseignement précis, un phénomène scientifique, un fait historique, ou bien encore la signification exacte d’un mot jusque-là inconnu ; en résumé, c’est l’étude consciencieuse d’un texte latin par un esprit observateur. Non content de traduire à la hâte sa version, il cherche à étendre par un travail réfléchi le cercle de ses connaissances dans les diverses branches de la science. Au troisième livre des Géorgiques, il prend une série de notes répondant à une même préoccupation de son esprit : la maladie, ses symptômes, les ravages quelle exerce, les différentes formes qu’elle affecte : « Maladie, — Marques de maladie, — Victime malade, — Maladies d’animaux, — Poissons malades, — Fièvre (fieure), — Gorge enflammée 2 ».

Lit-il cet autre passage des Géorgiques s .

Principio arboribus varia est natura creandis.

Namque aHæ nuilis hominum cogentibus ipsæ Sponte sua veniunt camposquc et flumina late Curva tenent …

frappé de cette sorte de cours d’histoire naturelle, qu’il pourra avoir à consulter un jour ou l’autre, le jeune Racine inscrira en marge ces mots : « Diverses manières dont les arbres poussent 4 5 . »

Du principe, passant à l’exemple, Virgile poursuit sa démons¬ tration :

… ut molle siler lentæque genistæ B .

Mais un mot échappe à l’écolier. Quel est le sens de siler ? Il ouvre son vocabulaire ; cette expression, qu’il rencontre ici pour

4 Paul Mesnard, t. VI, p. 291.

•Pages 123, 124, 125, 126 et 127 de notre exemplaire.

3 Livre II, vers 9 et suivants.

4 Page 74 de notre exemplaire.

5 Livre H, vers 12.


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la première fois, est synonyme de vimen, dont il connaissait l’ac¬ ception plus usuelle ; immédiatement, de crainte d’oublier, il pique un renvoi et écrit dans la marge ; « ozier 1 », avec un z, suivant l’orthographe du temps. Un peu plus loin, il est question a de l’Imare et du mont Taburne, et le jeune homme qui, plus zélé que tant d’autres écoliers, a pris la peine de rechercher dans quelles contrées sont situées ces montagnes, note que l’Imare est un « mont de Thrace » et le Taburne un « mont dans la Campanie 3 ».

Mais cette préoccupation de s’instruire, en accumulant de nou¬ velles connaissances, n’est pas seule à hanter l’esprit de l’étudiant. Il ne s’arrête pas qu’aux faits ; le développement d’une pensée de l’ordre littéraire ou moral l’intéresse plus vivement encore. En conséquence, dans notre Virgile, toujours comme dans les Extraits de Plutarque, nous pouvons signaler, avec M. Paul Mesnard, « le soin particulier que Racine a pris d’extraire de son auteur les réflexions générales, et, comme on dit dans la langue de la rhé¬ torique, les lieux communs. C’était, il est permis de le croire, une provision qu’il voulait faire, et dont il sentait qu’il pourrait tirer un jour parti, comme orateur et comme poète 4 ». Ici, ce n’est pas par extraits que Racine procède, mais peu importe, on retrouve aisément dans certaines de ses observations l’idée qui l’a frappé. C’est la richesse d’une période, c’est une heureuse description ou une image pittoresque : « Course de chariots, — Combat de deux taureaux, — Taureaux qui se battent, — Combat d’abeilles, — République des abeilles, — Roy, — Aristée, — Nil, — Écho, — Jeunes gens morts, — Enfers, — Ombres, — Plainte d’un fils à sa mère, — Dieu respandu partout, » etc. Autant de remarques faites par Racine pour graver dans son esprit une tournure de phrase originale, une pensée profonde ou un sentiment délicat que, par la suite, il pourra, à l’occasion, s’approprier, expressions et images qui, en réalité, ont passé dans ses œuvres et que nous retrouverons tout à l’heure.

C’est à peine si, dans cette première lecture du poète latin,’ Y Enéide a eu le don de captiver l’attention du jeune homme ; il n’y a inséré qu’une seule note et n’a souligné qu’un petit nombre de vers. Au contraire, il a une préférence marquée pour les Géor- giques. Pourquoi, sinon parce que le pittoresque de ces tableaux agrestes produit chez le jeune homme une profonde impression ? Que de poètes chantent, à leurs débuts, les splendeurs de la nature

4 Page 74 de notre exemplaire.

2 Livre II, vers 33 et 34.

3 Page 75 de notre exemplaire.

4 Paul Mesrard, t. VI, p. 29t.


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avant d’aborder l’étude si complexe du cœur humain ! Victor Hugo a passé par les Odes et ballades avant de faire parler et agir Her- nani, Ruy-Blas, Cromwell, et pour rentrer dans notre sujet, Virgile, dès sa quinzième année, si l’on en croit ses biographes, célèbre les plaisirs rustiques, et à vingt-cinq ans compose sa première églogue, tandis qu’au bout de douze années d’efforts, après s’être assimilé toutes les légendes, toutes les traditions épiques de sa patrie, Y Enéide lui apparaît encore si peu digne du plan magnifique qu’il a conçu que, sentant la mort approcher, il prescrit dans son testa¬ ment la destruction de cette œuvre qu’il considère comme inachevée et sans valeur.

Racine a subi cette loi. Avant d’atteindre à la pleine maturité du génie et de se révéler auteur tragique aux traits personnels, aux situations savamment construites, au langage pur et élégant, l’écolier s’est essayé dans ses premières rimes à célébrer dans un style mal assuré, à grand renfort d’amplifications descriptives, l’hymne éternel des champs et des bois. Faut-il s’étonner, dès lors, qu’il ait été séduit davantage par les peintures familières des Géorgiques que par le souffle grandiose du poème épique ?

IV

Jusqu’à son entrée à Port-Royal, nous ne connaissons de la vie intellectuelle de Jean Racine que ce que nous en révèle le Virgile que nous avons sous les yeux. Personne n’a songé à recueillir sa correspondance ni ses premiers essais d’alors (si toutefois le démon poétique l’a déjà piqué), parce que personne ne soupçonnait encore son glorieux avenir. Et pourtant, il eût suffijpeut-être pour le pré¬ voir de suivre avec attention ses rapides progrès.

Tout au contraire, c’est à tort que ses biographes attribuent exclusivement à son séjour chez les Solitaires et à l’influence de ses maîtres d’alors, les Amauld, les Lancelot, les Nicole, les Hamon, les le Maître, sa connaissance approfondie des auteurs classiques, sa méthode sûre et l’extraordinaire précocité^de son esprit. Le collège de Beauvais a eu sa part, et large et glorieuse, dans la formation et la culture intellectuelle du poète, et ce n’est que justice de reconnaître ici sa bienfaisante influence. M. Paul Mes- nard, qui s’est si profondément identifié avec celui dont il a publié les œuvres, a pressenti cette excellente impulsion donnée, dès ses plus tendres années, à l’intelligence de l’enfant. Il a été frappé du nombre relativement considérable des élèves 1 et de l’état flo-

4 Un des plus illustres enfants de Beauvais, Antoine Loysel, avocat au Parlement de Paris, né en 1536, avait fait une partie de ses classes dans


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rissant dans lequel se trouvait alors cet établissement plus que centenaire, sous la direction d’un prêtre expérimenté, Nicolas Des- suslefour. Un ami des Solitaires, le célèbre docteur en Sorbonne Go¬ defroy Hermant, avant d’être recteur de l’Université de Paris, avait enseigné, une dizaine d’années auparavant, la rhétorique au collège de sa ville natale. Auteur d’un grand nombre de dissertations théo¬ logiques et de traductions des Pères de l’Église, « Godefroy Her- mant, dit Simon 4, a beaucoup brillé de son temps par la vivacité de son esprit et son érudition ». Pendant le temps que Racine passa à ce collège, un autre ami des Solitaires, Nicolas Choart de Buzanval, « un homme de bien, qui avait l’intention droite 2 », au dire de Simon, avait, en qualité d’évêque de Beauvais, une haute autorité sur l’établissement. De tels noms recommandaient puissamment à l’attention des Solitaires le collège de Beauvais et ses élèves. C’est ce que dit M. Paul Mesnard 3 . « Ce collège devait, ce nous semble, être en bonne renommée à Port-Royal. Il se peut que les parents de Racine aient reçu de ce côté-là, d’Antoine le Maître par exemple, grand ami de M. Hermant, ou de M. de Beaupuis, ancien élève de Beauvais, le conseil de choisir pour leur enfant cette maison d’édu¬ cation. Remarquons qu’au sortir de Beauvais, Racine entra aux écoles de Port-Royal à un âge où l’on n’avait pas coutume d’y recevoir des élèves, et que, pour avoir dérogé à leur règle, il fallait que ses nouveaux maîtres eussent quelque confiance dans les pre¬ miers enseignements qu’il avait reçus. » Cette supposition n’a rien de téméraire ; aussi, lorsque M. Paul Mesnard ajoute : « Avec un esprit si heureusement doué, il devait, à cet âge, être fort avancé dans ses études, et se trouver en état, pour les achever, de mettre à profit les meilleures leçons de Port-Royal, » on serait tenté de croire que l’érudit écrivain avait deviné l’existence de notre Virgile, témoignant des progrès surprenants du jeune Racine dans les langues latine et grecque, comme le démontre la note que je relève dans Y Enéide, livre XI, en face dm vers 578 :

Tela manu jam tum tenera puerilia torsit.

Il est question, dans ce passage du poème épique, de Camille,

cette maison. La science juridique qu’il a déployée dans ses traités, qui font encore autorité dans notre jurisprudence moderne, les Institutes coutumières, Pasquier ou le dialogue des avocats, ne le cède en rien à la valeur littéraire de ses Poésies latines et au mérite de précision historique de ses Mémoires de Beauvais .

  • Le Nobiliaire de vertu, ou Supplément aux Mémoires de maîtres Antoine

Loysel et Pierre Lou\et, p. 53.

a Supplément à YBistoire du Beauvoisis, p. 138.

3 2 e édition, t. I er, p. 14.


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fille de Métabus : élevée par son père, dès sa plus tendre enfance, au milieu des montagnes, nourrie du lait d’une jument, et dès quelle peut diriger ses pas, vêtue d’une peau de tigre et armée d’un javelot et d’un carquois, Camille lance, d’une main faible encore, des flèches proportionnées à son âge. Racine a déjà lu dans Pindare une description analogue ; il s’agit d’Achille, saisis¬ sant, tout jeune, de petits javelots, poids bien lourd pour ses mains débiles, et les lançant avec vaillance. Pour mieux comparer les traits de cette éducation martiale chez les deux auteurs, l’écolier prend la peine de transcrire en marge de l’ouvrage latin le pas¬ sage correspondant du livre grec ; « Pindare, Nem . od. 3, dit-il, parlant d’Achille enfant : Traîç îo>v, àQope pryaXoc epyot ôatpvi |3pa^u6VSapov axovra 7 ra/Qcov *.

Pindare lui était assez familier déjà pour qu’il s’empressât de noter cet emprunt que Virgile avait fait au poète lyrique dans le vers cité plus haut : Te/a manu, etc.

Racine se livrait fréquemment à ces sortes de rapprochements. Il a pu être porté à suivre cette méthode par son exemplaire de Virgile surchargé de savants commentaires. Non seulement il avait la bonne habitude de lire ces notes, mais il les complétait au besoin, ainsi qu’il a fait pour le vers 578, que nous avons cité, n’avait été l’objet d’aucune annotation.

Dans les Extraits qu’il fera de Plutarque, il ne se privera pas de citer Tacite, Quintilien, Virgile, qu’il connaît déjà à fond, nous en avons maintenant la preuve, Cicéron, Salluste, Horace, Lucain, Pline le Jeune. Quand il lira Sophocle, il laissera également entre¬ voir l’étonnante étendue de sa culture littéraire ; là, encore, il citera Pindare, il renverra à Thucydide, il établira d’instructives comparai¬ sons entre Homère et Sophocle, il mettra en relief des analogies de détails entre XAjax de celui-ci et XIphigénie d’Euripide, rap¬ prochera Œdipe à*Electre et de Philoctète . Si l’on veut bien se rappeler que ces différentes études ont été faites à Port-Royal par Racine vers sa seizième ou sa dix-septième année, on sera bien forcé d’admettre que, dès le collège de Beauvais, il avait dû ac¬ quérir en partie cette érudition précoce en traduisant d’autres auteurs encore que Virgile et Pindare. « À l’âge de seize et de dix-sept ans, dit M. Paul Mesnard, avoir lu d’un bout à l’autre, la plume à la main, et avoir annoté avec tant de détail tous les écrits de Plutarque, n’est-ce pas un fait très digne d’être remarqué, et qui donne une haute idée aussi bien des maîtres habiles de Racine que de leur jeune élève 2 ?» De même pour les Extraits de Quinti-

4 Page 517 de notre exemplaire.

3 Paul Mesnard, t. VI, p. 291.


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lien et de Tacite, M. Mesnard fera cette remarque : « Qu’étant bien authentiquement de Port-Royal, ils nous apprennent qu’en 1656, Racine, écolier depuis un an à peine dans cette studieuse maison, y avait déjà lu tout entier, la plume à la main, deux auteurs que d’ordinaire, au collège, on ne connaît guère que par quelques fragments *. »

De son côté, Louis Racine rapporte que dans le même temps son père avait traduit le commencement du Banquet de Platon, qu’il avait fait en grec des extraits de saint Basile, et recueilli des notes sur Homère et sur Pindare. Ceci d’ailleurs n’est pas fait pour surprendre nos lecteurs, qui savent maintenant que, dès le col¬ lège, Racine connaissait cet auteur, et qu’il en avait commenté des fragments.

V

Après tout ce que’ p nous venons de dire, nous sera-t-il permis d’affirmer que les Solitaires ont semé dans une terre déjà cultivée, avec un soin jaloux, par des hommes de mérite et de science. Attribuons-leur la part qui leur revient dans la formation intellec¬ tuelle de leur élève, et, en cela, séparons-nous de Louis Racine, disant simplement dans ses Mémoires que son père avait appris à Beauvais « les premiers principes du latin » ; séparons-nous égale¬ ment de M. Émile Deschanel 2, qui, trop exclusivement, et un peu à la légère, limite à Port-Royal l’époque des débuts de l’adolescent, lorsqu’il dit : « C’est là que, sous d’excellents maîtres, il étudia l’antiquité, particulièrement la littérature grecque avec le bon Lancelot… Le jeune écolier eut vite fait d’apprendre à lire cou¬ ramment les écrivains grecs. »

L’instruction littéraire de Racine à sa sortie de Beauvais, en grec notamment, est beaucoup plus étendue, ceci est dès mainte¬ nant constant, que ne semblent le croire ses biographes.

Il n’est pas nécessaire d’aller en chercher bien loin la raison ; c’est que sa vive et précoce intelligence était servie par une mémoire d’une souplesse prodigieuse.

Quel commentateur de Racine n’a pas raconté une anecdote datant de son arrivée à Port-Royal, et à laquelle, dès 1656, dans ses Extraits de Tacite, il a fait lui-même une allusion indirecte en soulignant 4 dans le livre XIV des Annales ce passage du chapitre l°, qui lui a rappelé sa récente mésaventure : Libros exuri jussitl Le sévère Claude Lancelot avait surpris entre ses mains un roman en langue grecque^dej’évêque Héliodore, les Amours de Théagène

1 Paul Mesnard, t. VI, p. 291.

2 Racine . Paris, Calmann-Lévy, 1884, t. I er, p. 50.


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et de Chariclée, il le jette au feu. Peu de temps après, il confisque entre les mêmes mains un nouvel exemplaire, qui a le sort du premier. Mais l’écolier indocile se procure encore une fois l’ouvrage interdit, puis, un beau jour, il va trouver Lancelot, et lui tendant malicieusement son volume : « Brûlez-lc maintenant, si vous voulez, lui dit-il, je le sais par cœur L »

Il n’y a rien d’impossible à ce que l’écolier ait dit vrai. Telle était alors son ardeur à l’étude, et telles son application et sa mémoire, qu’il pouvait parfaitement retenir de sa lecture non seu¬ lement les points saillants, mais jusqu’aux passages qui l’avaient le plus ému. Il aurait pu réciter de mémoire Sophocle et Euripide, pour les avoir lus et relus bien souvent dans ses promenades sous les ombrages de l’abbaye. Déjà, quelque temps avant, il avait donné une preuve de cette heureuse faculté. C’était encore à Port-Royal. Selon toute vraisemblance, nous le savons, il avait abandonné à Beauvais son Virgile ; mais il avait conservé, des Géorgiques sur¬ tout, un souvenir très précis. Il en savait par cœur des tirades entières, notamment un certain nombre de vers qui, à la lecture, lui avaient semblé particulièrement beaux et qu’il n’avait pu s’em¬ pêcher de souligner. Nouvellement installé chez les Solitaires, jouis¬ sant au milieu des bois, dans ce site pittoresque de la vallée de Chevreuse, d’une liberté relative qui évidemment lui était inconnue à Beauvais, il s’était laissé séduire par les charmes de la campagne environnante et la douceur des paisibles rêveries. « Toutes les voix de la nature lui parlaient alors, dit M. Hippolyte Babou 2 ; ses grands yeux, miroirs intelligents, renvoyaient à son imagination mille tableaux de la vie rustique et pastorale. » Cette tranquillité, ce repos, ce bonheur, comment les exprimera un poète, et surtout un poète de seize ans ? Par une ode, et c’est, en effet, par une ode qu’il débute dans les lettres. Si les gracieux horizons qui venaient de séduire ses regards ont pu inspirer le jeune homme et provo¬ quer ses premières rimes, en réalité, cette ode lui a été bien plus directement dictée par les réminiscences encore toutes fraîches de

ses lectures, par les lieux communs qu’il avait puisés dans Virgile,

« 

  • Cette jolie anecdote a inspiré à M. Lucien Augé de Lassus un à-propos

joué pour la première fois à la Comédie-Française, le 21 décembre 1884, à l’occasion de l’anniversaire de la naissance du poète. Cette petite pièce de circonstance avait pour titre : Racine à Port-Royal. Le héros était repré¬ senté avec une grâce aimable par M u ® Rosa Bruck ; MM. Coquelin cadet et Leloir incarnaient plaisamment les sombres silhouettes de Nicole et d’Ar- nauld. Il est regrettable que l’auteur ait cru devoir s’écarter de la légende, et que, dans l’intention de renforcer cette historiette, il lui ait enlevé une partie de son charme naïf.

2 Les Poètes français, G-ide. Paris, 1861, t. III, p. 68.


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et qu’il s’assimile dans cette pièce avec plus d’enthousiasme juvé¬ nile que d’à-propos f dans un style encore fort inexpérimenté, alourdi de répétitions, de banalités et de chevilles, révélant le dur labeur d’une pénible versification.

La pièce porte sur le manuscrit, appartenant à M. Auguste de Naurois, le titre authentique : le Paysage ou les Promenades du Port-Royal des Champs. Elle est divisée en sept odes, et dans certains des sous-titres de ces odes, on rencontre des expressions que le débutant avait récemment notées en marge de notre Vir¬ gile. Ainsi nous relevons, aux pages 132 et 133 de notre précieux exemplaire, ces mots : « Jardiniers, Jardins » ; et l’ode septième est intitulée les Jardins. De même pour l’ode sixième, qui traite des troupeaux et d’un combat de taureaux, le jeune auteur s’est souvenu qu’à Beauvais, il avait inscrit aux pages 111 et 112 de son Virgile cette remarque ; « Combat de deux taureaux, — Taureaux qui se battent. »

Le lecteur doit comprendre que là ne s’arrêtent pas les rémi¬ niscences du poète ; si l’étiquette qu’il emploie est empruntée à Virgile, le développement de sa pensée s’en inspirera plus étroite¬ ment encore. On pourrait dire sans exagération, qu’il n’y a pas une description, pas un trait, annotés par Racine dans les troisième et quatrième livres des Gêorgiques, dont on ne retrouve avec plus ou moins de netteté la trace dans l’ode à Port-Royal. C’est, du reste, ce qui ôte à celte pièce tout cachet d’originalité, et nous ne pou¬ vons qu’adopter l’appréciation que Louis Racine donne sur le début de son père : « Outre les vers faibles qui sont dans ces odes, dit-il dans ses Mémoires, elles ne disent rien que de général à toute campagne, et n’ont rien de particulier à Port-Royal. » Évidem¬ ment, elles n’ont rien de particulier à l’Abbaye, et nous savons pourquoi. Ne nous étonnons pas d’ailleurs qu’à seize ans l’écolier n’ait pas su revêtir d’une forme personnelle des observations directes sur les hommes et les choses.

Dans l’ode troisième, le jeune homme paraphrase le vers 562 du quatrième livre de Y Enéide :


… Nec Zephyros audis spirare secundo s. C’est là qu’avec de doux murmures L’on entend les petits zéphirs.

De qui les tranquilles soupirs Charment les peines les plus dures.


Mais limitation la plus fidèle, c’est, dans l*ode sixième, le combat de taureaux. La lecture attentive de cette pièce indiquera


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mieux que tous les commentaires cette ressemblance que nous nous bornerons à indiquer par quelques citations.

Il est question de taureaux. Déjà, dit Racine,

Déjà transportés de courroux.

Et sous leurs pieds et sous leurs coups.

Ils font gémir la terre ;

Déjà leur mugissante voix.

Gomme un bruyant tonnerre,

Fait trembler les monts et les bois.

Illi alternantes multa vi prœlia miscent Vulneribus crebris ; lavit ater corpora sanguis,

Versaque in obnixos urgentur cornua vasto

Cum gemitu, reboant sylvæque et magnus Olympus 1 * 3 .


La rage excite leur vigueur ;

Le vaincu redevient vainqueur.

Post, ubi collectum robur viresque receplæ,

Signa movet, prœcepsque oblitum fertur in hostem *.


Parfois, l’un fuyant en arrière Se fait voir plus faible et plus lent.

Et puis redevient plus violent.

Décharger son âpre colère ;

De même un torrent arrêté D’abord suspend sa fierté,

Remonte vers sa source.

Et puis, redoublant en fureur Son indomptable course,

Traîne le ravage et l’horreur.

Ergo omni cura vires exercet .

Et tentât sese, atque irasei in cornua discit Arborü obnixus trunco, ventosque lacessit Ictibus, et sparsa ad pugnam proludit arena … Fluctus ut medio cœpit cum albescere ponto Longius, ex altoque sinum trahit ; utque volutus Ad terras immane sonat per saxa, nec ipso Monte minor procumbit ; at ima exæstuat unda Vor t ici b us, nigramque alte subjectat arenam a .

Pendant cette rude tempête.

L’on voit les timides troupeaux Attendre qui des deux rivaux Les doit faire enfin sa conquête.

1 Géorgiques, livre III, vers 220 et suiv.

a Livre III, vers 235 et 236.

3 Géorgiques, livre III, vers 229 et suiv.




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« 


Dulcibus ilia quidem illeccbris, et sæpe superbos Comibus inter se subigit decemere amantes.

Pascitur in magna Sylva formosa juvenea ! .

Mais déjà Fun, tout glorieux,

Fait, d’un effort victorieux.

Triompher sa furie ;

L’autre, morne et plein de douleur,

Va loin de la patrie

Cacher sa honte et son malheur.

Nec mos bellantes una stabulare ; sed aller

Victus abit, longeque ignotis exsulat oris ;

Multa gemens ignominiam, plagasque superbi

Victoris, tum quos amisit inultus amores ;

Et stabula adspectans regnis excessit avilis 2 .

%

« 

Le lecteur nous pardonnera ces parallèles, trop longs déjà, entre la première pièce du jeune Racine et l’œuvre du chantre d’Auguste, en faveur de l’intérêt qu’ils présentent au point de vue de la méthode employée par l’élève pour mettre à profit les enseigne¬ ments du maître. Ce travail d’assimilation auquel il s’est livré dans certaines parties de l’Ode à Port-Royal, il le renouvellera peu de temps après, lorsqu’il tentera d’écrire des vers latins. La persécu¬ tion, dont les religieux du monastère sont l’objet en 1656, fournit à leur élève l’occasion d’écrire l’élégie Ad Christum . Ici, ce n’est plus une inspiration, ce n’est plus une traduction que je relève, c’est un emprunt direct, on dirait un plagiat si le mot n’était pas hors de toute proportion et s’il ne comportait pas une intention frauduleuse que nous ne voulons pas prêter au trop fidèle écolier. Virgile, dans les Géorgiques, parle d’Orphée réclamant nuit et jour son Eurydice à tous les échos des enfers :

Te, veniente die, te, decedente, canebat 3 .

Cette tournure poétique a frappé le jeune homme, et il l’a soulignée, comme il avait fait de ces tirades entières que nous citions tout à l’heure. Aussi, lorsqu’il parlera de ses maîtres invo¬ quant sans cesse le Christ qui les soutient dans leurs épreuves, ne

nous étonnons pas qu’il s’écrie avec son modèle :

» *

Tej veniente die, te, fugiente, vocant.

En 1660, à l’occasion de la naissance d’un enfant de M m# Vitart, sa tante, le jeune homme compose un sonnet que nous voulons

4 Livre III, vers 217 et suiv.

2 Livre III, vers 223 et suiv.

3 Géorgiques, livre IV, vers 466.



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citer tout entier, car on aperçoit, dans son allure générale plutôt encore que dans telle ou telle expression, des idées évidemment empruntées au chantre des Eglogues.

Il est temps que la nuit termine sa carrière,

Un astre tout nouveau vient de naître en ces lieux ;

Déjà tout l’horizon s’aperçoit de ses feux,

Il échauffe déjà dans sa pointe première.

Et toi, fille du Jour, qui nais devant ton père,

Belle Aurore, rougis, ou te cache à nos yeux.

Cette nuit, un soleil est descendu des cieux.

Dont le nouvel éclat efface ta lumière.

Toi, qui dans ton matin paraît déjà si grand,

Bel astre, puisses-tu n’avoir point de couchant !

Sois toujours en beauté une aurore naissante !

À ceux de qui tu sors puisses-tu ressembler !

Sois digne de Daphnis et digne d’Amaranthe,

Pour être sans égal, il faut les égaler.

Est-ce que les exagérations juvéniles de ce sonnet ne font pas songer à l’admirable passage de la quatrième églogue, où le poète célèbre avec une telle exaltation lyrique l’enfant divin dont la naissance doit amener sur terre une ère nouvelle de paix et de prospérité.

Magnus ab integro sœclorum nascitur or do.

Un astre tout nouveau vient de naître en ces lieux.

Jam nova progenies cælo demittitur alto .

Cette nuit un soleil est descendu des cieux.

Nous avons vu le jeune poète demander à Virgile l’inspiration de ses premières compositions, et cette source à laquelle il a puisé, nous en avons remonté le courant à l’aide, non de comparaisons plus ou moins éloignées dans les tableaux dépeints par notre auteur, mais de traces matérielles, je veux dire de coups de crayon, de traits de plume de sa propre main. Certes, il n’a pas à se repentir de s’être placé ainsi, dès son enfance, sous cette illustre tutelle ; aussi ne se fera-t-il pas faute, à tout âge, en toutes circonstances, de recourir au maître qui a favorisé ses premiers pas et de proclamer bien haut le culte qu’il lui a voué. De là, les citations fréquentes qu’il en fait dans sa correspondance pendant sa jeunesse.

« Je passe tout le temps, écrit-il le 24 janvier 1662 à M. Vitart dans une lettre qu’il lui adresse d’Uzès, où il demeura plusieurs années, chez son oncle Antoine Sconin, vicaire général et prieur


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des chanoines réformés de l’église cathédrale, je passe tout le temps avec mon oncle, avec saint Thomas et Virgile. »

Quelques jours après, dans une lettre du 3 février à l’abbé Le Vasseur, il fait d’abondantes citations de son auteur favori. Deux entre autres sont à retenir. Il félicite le galant abbé sur ses amours, ajoutant : Et menlem Venus ipsa dédit . Ouvrons notre exem¬ plaire, et, par une singulière coïncidence, nous verrons, au livre III des Géorgiques, cette fraction du vers 267 soulignée :

Et menton Venus ipsa dédit 1 .

Quelques lignes plus bas, il cite et commente les vers 93 et 94 du livre IV des Géorgiques, et ces mêmes vers, il les a soulignés au crayon quelques années auparavant dans notre volume, et il les a fait suivre de ce commentaire en marge : « Fainéant gras 2 . » Il fait allusion, dans sa correspondance avec l’abbé Le Vasseur, au bailli de Chevreuse, Pierre Sellyer, qui avait cherché à supplanter dans son emploi M. Vitart, et il ne cache pas le mépris souverain que lui inspirent la lourde incapacité et la basse duplicité de ce personnage vulgaire. « Mais que vous avez bien raison, dit-il, d’ac¬ cuser l’autre d’une infidélité si noire î II est capable des plus lâches trahisons :

Ille korridus aller Besidia lalamque trahens inglorius alvum.

À votre avis, Virgile ne sait-il pas aussi bien faire le portrait d’un traître que d’un héros ? » Cette dernière réflexion, on pourra un jour l’appliquer à Jean Racine. N’a-t-il pas, en effet, dépeint avec la même vigueur et la même élévation de sentiments les perver¬ sités et les haines de Phèdre, de Néron, d’Athalie, que la résigna¬ tion touchante d’Iphigénie, le courage de Mithridate et l’amour maternel d’Andromaque !

Nous ne reproduirons pas ici, ils seraient trop nombreux, les passages de sa correspondance où Racine parle de Virgile ; pour¬ tant, il nous semble intéressant de faire remarquer que, père de famille soucieux de la bonne éducation littéraire et morale de ses enfants, il se souviendra toujours de ce qu’il doit à Virgile et en recommandera l’étude à ses fils. « Je voudrais, écrit-il de Fontai¬ nebleau, le 14 octobre 1693, à son fils aîné Jean-Baptiste, qu’aux jours où vous n’allez point au collège, vous pussiez relire de votre Cicéron, et vous rafraîchir la mémoire des plus beaux endroits d’Horace ou de Virgile, ces auteurs étant fort propres à vous

  • Page 114 de notre exemplaire.

a Page 131 de notre exemplaire.


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accoutumer à penser et à écrire avec justesse et avec netteté. » Quel poète français a pensé et a écrit avec plus de justesse et plus de netteté que Jean Racine ?


VI

Il est un phénomène indiscutable . les vieillards ont sur les petits faits contemporains de leur enfance des souvenirs infiniment plus précis que sur de récents événements d’une importance capi¬ tale. Il semble que, par une sorte d’analogie, ce soient les plus anciennes lectures de Racine qui, durant toute son existence, aient eu sur son génie la plus grande force impulsive. N’est-il pas curieux* en effet, de remarquer combien l’étude faite de Virgile au collège de Beauvais s’est gravée profondément dans son esprit ? Sans doute, il a bien souvent lu et relu, depuis, le prince des poètes latins ; certes il a eu sous les yeux d’autres exemplaires que celui du collège, ne serait-ce que le volume qui fait partie de la bibliothèque de Toulouse ; mais à chaque instant, dans ses imitations, dans ses citations, et ceci le plus souvent à son insu, c’est à un vers remarqué autrefois à Beauvais qu’il fait allusion, c’est d’un passage souligné sur les bancs de l’école qu’il tire profit.

Il serait superflu de toucher du doigt dans chacune des œuvres de Racine les réminiscences de Virgile. Elles apparaissent à chaque page, depuis ses premiers essais jusqu’aux tragédies les plus par¬ faites de son âge mûr. Andromaque, cette œuvre si intimement imprégnée du sentiment de l’antiquité ; Phèdre, Bérénice, Bajaze autant de chefs-d’œuvre nés de la lecture de Y Enéide. Encore une fois, le tragique français se fait un devoir de reconnaissance de rendre à Son aîné un éclatant hommage dans ses préfaces, où il indique si loyalement ses sources et les modifications provenant de son fait. À propos d ’Andromaque^ après avoir reproduit quelques passages du troisième livre de Y Enéide : « Voilà, ajoute l’auteur, en peu de vers tout le sujet de cette tragédie ; voilà le lieu de la scène, l’action qui s’y passe, les quatre principaux acteurs et même leurs caractères, excepté celui d’Hermione. » Plus loin, cet esprit délicat et tempéré dira ; « Toute la liberté que j’ai prise, ç’a été d’adoucir un peu la férocité de Pyrrhus, que Sénèque, dans la Troadc, et Virgile, dans le second livre de Y Enéide, ont poussé beaucoup plus loin que je n’ai cru devoir le faire. »

Ecrit-il la préface d ’Iphigénie^ il confesse encore ses emprunts à Virgile. « Àrieie n’est point un personnage de mon invention. Virgile dit qu’Hippolyte l’épousa, et en eut un fils, après qu’Escu- lapa l’eut ressuscité. »


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Dans sa première tragédie, la Théhaïde, Racine termine le récit de la mort de Polynice par le dernier vers de 1* Enéide :

Vitaque cum gemitu fugit indignata sub umbras.

Et son âme en courroux s’enfuit dans les enfers *.

Plus de vingt ans après, en 1685, dans l’Ydylle sur la Paix, il traduit ainsi le quatrième vers de la première églogue ;

Beus nobis hæc otia fecit.

Un roi victorieux nous a fait ce loisir.

Aussi peut-on dire, pour résumer d’un mot l’influence de Virgile sur Jean Racine, que d’un bout à l’autre de l’œuvre considérable du poète d’Auguste, du premier vers sorti de sa plume féconde jusqu’au dernier, Racine, si bien préparé par ses inclinations personnelles à goûter l’harmonieuse élégance et les pensées élevées de son illustre devancier, n’a négligé aucune occasion de s’appro¬ prier les beautés dont son modèle se montrait si prodigue.

C’est même au point que parfois de la même idée il tire plu¬ sieurs adaptations. Virgile nous montre, au premier livre de Y Enéide (vers 50 et 51), l’altière Junon qui se glorifie de sa double parenté avec Jupiter :

Ast ego, quæ dioûm incedo regina, Jovisque

Et soror et conjux …

Après la reine des dieux, l’impératrice des Romains, Agrippine, exprimera la même idée :

Et moi, qui sur le trône ai suivi mes ancêtres,

Moi, fille, femme, sœur et mère de vos maîtres 2 …

et plus tard Abner répétera à Athalie 3 :

Eh quoi ! vous de nos rois et la femme et la mère*.

Nous avons énuméré rapidement ce que notre poète doit à Virgile, et grâce à l’exemplaire que Racine avait entre les mains

  • Acte V, scène ni.

3 Britannicus, acte I er . scène ii, vers 155 et 156.

3 Athalie, acte II, scène iv, vers 449.

4 Bossuet a bien connu, lui aussi, ces beaux vers de Virgile, que rappelle, dans l’oraison funèbre de la reine d’Angleterre, cette phrase dans laquelle l’orateur parle « d’une grande reine, fille, femme, nièce de rois si puissants, et souveraine de trois royaumes ». Remarquons même en passant que cette oraison était prononcée, dans l’église de Sainte-Marie de Chailiot, le 16 no¬ vembre 1669, c’est-à-dire quelques jours avant la première représentation de Britannicus (13 décembre 1609).


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au collège de Beauvais, nous avons pu noter de curieuses rencon¬ tres entre le débutant et son modèle. Mais le poète latin n’a pas seul l’honneur d’avoir formé le goût de l’écolier. Après le premier aliment qu’il a tiré de Virgile, nourri à Port-Royal des classiques grecs et latins, il puisera dans chacun concurremment, et, toujours avec un égal bonheur, il exploitera le fonds richement meublé de connaissances littéraires qu’il a recueillies dans les volumes de sa bibliothèque. C’est ainsi que plusieurs des vers soulignés dans le Sophocle appartenant à la Bibliothèque nationale se trouvent imités dans Andromaque et dans Phèdre . Certaines remarques extraites de Plutarque ont passé dans Alexandre, enfin la lecture la plus féconde pour son inspiration, c’est le roman des Amours de Théa - gène et de Chariclée, soit parce que cette lecture, ayant l’attrait du fruit défendu, avait plus directement frappé son imagination, soit parce que cet ouvrage est un des premiers qu’il ait étudiés. Aussi Louis Racine, dans ses Mémoires, dit avec raison que son père « avait conçu dans son enfance une passion extraordinaire pour Hélijdore, il admirait son style et l’artifice merveilleux avec leque ; sa fable est conduite ». Dès 1660, c’est par une pièce tirée de ce roman, ïAmasie, que Jean Racine manifeste son ambition d’abordci le théâtre. Cette pointe un peu précieuse de Pyrrhus ( Andromaque, acte I, scène iv),

Brûlé de plus de feux que je n’en allumai,

certaines situations dramatiques d ’Iphigénie et de Phèdre, vien¬ nent de la même source. « Dans ce roman, ditM. Emile Deschanel un père, pour obéir aux lois, est forcé d’immoler sa fille, qui lui avait été enlevée dès l’enfance, et qu’il vient de retrouver*: quelle que soit sa douleur, comme il est roi, il préfère le salut de son pays à ce qu’il a de plus cher au monde, et tient à sa fille, Chariclée, et à son peuple un discours magnanime, qui avait pu frapper l’ima¬ gination de Racine adolescent et qui, rapproché d’une situation analogue dans XIphigénie d’Euripide, put lui donner l’idée d’imiter Iphigénie à Au lis. »

Enfin, au chapitre iv de ce roman, dans l’épisode de Déménète, il est question d’une belle-mère qui, voyant son beau-fils « dans son plus bel accoustrement, sort de son bon sens et ne déguise plus son amour », appelant l’objet de sa flamme criminelle : « O nouvel Hippolyte ! ô mon Thésée ! » Elle profite d’une absence de son mari pour venir, la nuit, trouver son beau-fils, et, dit une vieille tra-

  • Emile Deschanel, Racine, t. II, p. 6.

25 DÉCEMBRE 1887.


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ductioB, <c se met en effort d’obtenir de lui une chose détestable » - Mais le jeune homme a résisté. Pour se venger, elle prétend men¬ songèrement qu’il l’a battue et attire sur l’innocent la colère de^ son mari. On voit immédiatement le parti que Racine a tiré de cet épisode dans Phèdre, et en même temps combien plus dramatique est sa version, lorsqu’au lieu de se plaindre avec quelque naïveté des brutalités de son beau-fils, l’épouse incestueuse l’accuse de son propre crime.

Si Jean Racine n’a pas tout d’abord écrit pour la scène (nous savons que ses tentatives de YAmasie (1660) et des Amours d Ovide (1661) f ne sont pas 9es premiers essais) r il est permis de croire qu’il eut, tout jeune, l’instinct du théâtre et que ce fut toujours là l’objet de son ambition secrète et de ses constants efforts. Ce qui le prouve, c’est le travail auquel il se livre à Port- Royal sur Sophocle, sur cet auteur dont il devait si vivement goûter la mesure, l’harmonie et la perfection de forme, lui qui serait un jour le plus harmonieux et le plus mesuré de tous les poètes dramatiques. Ce qui le frappe davantage, dans cette lecture, c’est l’habileté de l’auteur à présenter le sujet de sa pièce ; en tête de presque tontes les tragédies de Sophocle, l’étudiant marque son admiration pour l’agencement technique des scènes d’expo¬ sition. « Belle manière d’expliquer le lieu de la scène dès le premier vers », écrit-il en marge de son livre à propos de Philoc - tète . C’est à la lecture des Trackiniennes qu’il a pour ainsi dire l’intuition du rôle de confident et de son utilité dans l’action dramatique* « Un esclave, écrit-il, peut quelquefois parler à propos * Ÿ réflexion naïve dont il a dû se souvenir bien souvent, <joand il faisait parler, et avec quel à-propos et quelle éloquence, les Céphise, les QEnone, les Ârsace, lesÀrbate, et jusqu’au verbeux Théraanène.

Parfois Racine se fart à lui-même des emprunts ou plutôt iï re¬ prend et développe avec ^autorité que lui donne le génie, les pensées qu’il a émises, moins nettes et moins bien appropriées dans ses plus lointains essais. M, Paul Mesnard a fait, au 9ujet de l’élégie latine Ad Christum, qui, nous l’avons dit, date de 1656, îheureux rap¬ prochement suivant ; « Il y a un rapport frappant, non d’expression sans doute, ni de force ou dre charme poétique, mais de sentiments entre ces premiers bégaiements de la muse enfantine du poète, et les dernières, les plus magnifiques inspirations de son génie r

Quem dabis œlerno finem, Rex magne, labori ?

Quù dabitur bellis invidiæque modus ?

Combien de temps, Seigneur, combien de temps encore

Verrons-nous contre toi les méchants s’élever ?


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Cet enfant, « élevé, comme le lui disait Boileau, dans le sanc¬ tuaire de la piété, en un temps de cruelles épreuves pour ses maîtres, au milieu des Joad tonnants et des colombes gémissantes de Port-Royal, amassait là dans son âme des souvenirs et des impressions qu’il devait fondre plus tard avec la grande poésie de la Bible 1 ».

Mais remontons plus loin encore dans le passé, remontons jus¬ qu’à l’ode à Port-Royal, et nous pourrons répéter, avec Sainte- Beuve et avec M. Paul Mesnard, que « dans çes strophes i « Je vois ce cloître vénérable » et « Sacrés palais de l’innocence », il y a déjà de l’accent des chœurs à’Eslher. »

Ainsi nous avons parcouru rapidement l’œuvre de notre auteur en indiquant nettement les progrès incessants de cette riche et abondante production qui a pour point de départ cette première étude des classiques, où Le jeune homme s’est formé si sûrement le goût. Qu’en conclure maintenant ?

De même que de Port-Royal, où Racine lisait pour la première fois Sophocle, Plutarque, Héliodore, date la première pensée de ce qui s’appellera par la suite Iphigénie, Phèdre, Aihalie, de même, dirons-nous, dès le collège de Beauvais, le jeune écolier a eu l’intuition première, vague encore et fort incertaine, mais réelle, des chefs-d’œuvre qu’après une longue et féconde méditation devait un jour créer son puissant génie.

Ainsi il existe, entre le jour où, enfant, Racine a pour la première fois ouvert son Virgile, et le jour où, dans 1a plénitude de sa gloire littéraire, il a recueilli le fruit de ses labeurs, une série no® interrompue de travaux, de pensées, d’espérances et de succès, et c’est un plaisir bien instructif d’en remonter le cours jusqu’à &a source modeste, jusqu’au collège de Beauvais, jusqu’à ces bâti¬ ments depuis longtemps en poussière où l’écolier studieux annotait, la plume à la main, ce même Virgile in-folio qui, plus solide que la pierre, est arrivé à travers deux siècles et demi intact jusqu’à nous, nous apportant entre ses feuillets quelque chose de la vie intime de l’immortel tragique.

Maurice Henmet.


  • Edition de 1885, t. I« r, p. 16.


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COURRIER DU THÉÂTRE, DE LA LITTÉRATURE ET DES ARTS


Les agitations de la rue. La démission de M. Grévy et l’élection de M. Carnot. Une courte lune de miel. La logique d’un fou. Les coups de revolver et la popularité de M. Jules Ferry. Acquittement de M. Wilson et condam¬ nation de M. Carvalho. — Théâtre de la Porte-Saint-Martin : la Tosca, de M. Sardou. Une revanche du Crocodile, Rentrée de M m ® Sarah Bernhardt. Odéon : Beaucoup de bruit pour rien, par M. L. Legendre. Shakespeare et Bacon. Les tombeaux dans la poésie dramatique. Ambigu : Mathias San - dorf, tiré du roman de Jules Verne par M. Busnach. Vaudeville : t Affaire Clémenceau, par M. d’Artois et À. Dumas. — Un mot sur la dernière séance annuelle de l’Académie française. Académie des sciences morales et politiques : l’éloge de Louis Reybaud par M. Jules Simon. Concours pour les peintures de la mairie du VI* arrondissement. Décoration de la salle des mariages, par M. Besnard, à la mairie du I er . Les livres d’art : la Vie rustique, de M. Theuriet ; M m * Chrysanthème, de Pierre Loti, etc. Revue funèbre. M me Boucicaut et son testament.

I

Les amateurs d’émotions fortes n’ont plus à se plaindre : peut- être même se sont-ils trouvés ce mois-ci un peu plus satisfaits qu’ils ne le souhaitaient. Nous avons failli revoir, on peut même dire que nous avons revu, tout au moins de profil, cette vieille con¬ naissance des Parisiens qui n’avait pas repris possession de la rue depuis la Commune, tout en faisant néanmoins en sorte de ne point se laisser complètement oublier : l’émeute. Elle a de nouveau déployé sa bannière et essayé ses forces ; elle a jeté des pierres et même tiré quelques coups de pistolet aux agents ; elle a été chargée pendant deux jours par les gardes municipaux ; elle a rappris le chemin du Palais-Bourbon. Le 1 er décembre dernier, sur la place et le pont de la Concorde, on pouvait se croire au 15 mai 1848, et tandis que M. Déroulède marchait sur la Chambre, M. Basly et M. Camélinat marchaient sur l’Hôtel de Ville.

L’insurrection, le plus saint des devoirs, était dirigée à la fois contre M. Grévy, qui tardait à donner sa démission, et contre M. Jules Ferry, dont on redoutait l’élection par le Congrès. Un courant universel et irrésistible s’était d’abord prononcé contre le vieux président, solidaire des méfaits de son gendre et atteint par le cynisme de ses opérations commerciales. En vain le vieillard faisait la sourde oreille, plaçant sa résistance opiniâtre sous le patronage du respect pour la Constitution, tous les personnages auxquels il adressait des appels désespérés pour constituer son ministère de la Méduse se dérobaient l’un après l’autre ; l’Élysée


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prenait de plus en plus la physionomie d’une maison funèbre, et M. Grévy aurait pu répondre comme ce mourant à qui l’on deman¬ dait : « Que sentez-vous ?—Je sens une grande difficulté de vivre. »

Mais toute la question n’était pas de renverser le président, en quoi on se sentait d’accord ; il s’agissait aussi de le remplacer, et là on ne s’entendait plus du tout. Si bien qu’un certain nombre de députés conçurent le projet de garder M. Grévy, pour éviter l’embarras d’avoir à lui donner un successeur. La République n’a produit qu’un petit nombre de grands hommes, dont pas un seul n’a l’heur de plaire à tous les républicains. On n’avait que des candidats de groupes, voire de sous-groupes, dont les groupes voisins ne voulaient absolument pas entendre parler et sur chacun desquels s’engageaient les discussions des médecins de Molière au chevet de leurs malades : « Je soutiens que l’émétique le tuera. — Et moi, que la saignée le fera mourir. » N’était-il pas plus simple de s’en tenir à ce qu’on avait ? Cette idée, plus simple en effet qu’ingénieuse, parut accueillie d’abord avec une certaine faveur ; on rédigea même une pétition qui recueillit jusqu’à sept ou huit signatures à la Chambre ; on s’en fut clandestinement exhorter M. Grévy à la résistance, et on le trouva prêt à donner cette nouvelle preuve de dévouement à son pays. Il est vrai que le courant semblait bien fort contre lui, mais, comme disait le rédacteur en chef de l’ Intransigeant y que la peur de M. Ferry ralliait à cette combinaison, « nous savons comment on crée les courants et comment l’opinion se fait ». Il est vrai encore que, dans l’entraînement de la polémique, on avait traité avec fort peu de considération l’intégrité du vieux président. Mais Géronte est accommodant et miséricordieux : « Monsieur, j’ai une douleur inconcevable des coups de bâton que je vous ai donnés. — Ne parlons pas de cela. — Ces malheureux coups de bâton que j’ai…- — Taisez-vous, vous dis-je, j’oublie tout. — Hélas ! quelle bonté ! mais est-ce de bon cœur, monsieur, que vous me pardonnez ces coups de bâton que ?… —Hé oui, ne parlons plus de rien. Je vous pardonne tout. Voilà qui est fait. » Après avoir qualifié M. Grévy, avec le sans-façon de la langue démocratique, de « vieux farceur » et même de « vieux coquin », en l’accusant d’avoir pris sa part des pots-de-vin du gendre, on commençait à développer ce thème : « Après tout, et comparaison faite, c’est encore le meilleur et le plus honorable président que puisse avoir notre république. » Mais, par un phénomène bizarre, dès qu’on sut que M. Grévy ne donnait plus sa démission, la Chambre se retrouva unanime pour la vouloir et lui signifia qu’elle l’attendait.

Il fallut s’exécuter. En vain M. Déroulède demeura-t-il fidèle


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jusqu’au bout au beau-père de M. Wilson. En vain, hissé sur les épaules de ses amis, devant les grilles du Corps législatif, haran¬ guait-il la foule, en l’exhortant à crier à la fois : Vive Grévy ! et À bas Ferry ! la foule indocile criait : À bas tous les deux ! M. Dé- roulède devient décidément une figure de la rue. Le blessé de Sedan, l’auteur de la Moabite, de 1 ’Hetman, de ces Chants dun soldat, tout frémissants de patriotisme, dont on vient de nous donner une nouvelle édition, illustrée par Détaillé, de Neuville et dix autres et augmentée de plusieurs pièces inédites parmi les¬ quelles il faut signaler surtout la dernière, plaidoyer personnel dont l’accent nous a parfois ému sans nous convaincre ; l’ancien Déroulède dont l’exubérance juvénile pouvait faire sourire, mais qu’on aimait jusqu’en ses emportements et ses maladresses, nous nous refusons à le reconnaître en ce personnage encombrant et compromettant qui prend de plus en plus toutes les allures d’un agitateur révolutionnaire, se montre au peuple entre le général Eudes et Louise Michel, prétend faire fraterniser le drapeau tri— cole avec le drapeau rouge et qui, en croyant utiliser au profit de sa cause les forces révolutionnaires, se fait leur dupe et leur com¬ plice. En lui voyant choisir pour héros M. Grévy après le général Boulanger, il est permis de trouver que M. Déroulède n’est pas bien difficile en fait d’héroïsme et que l’épopée qu’il rêve n’a rien d’homérique. Le plus clair résultat de ses dernières et bruyantes manifestations aura été de diviser et de disloquer la grande œuvre dont il était si fier, — la Ligue des patriotes, — en provoquant de toutes parts des protestations contre sa conduite, et finalement de se voir contraint à donner sa démission de président, quelques jours après celle de M. Grévy.

Le 2 décembre, la Chambre écoutait en silence la lecture d’un message où M. Grévy prenait congé en s’efforçant de dissimuler son amertume sous les formes de la dignité. Cet acte in extremis disait en substance, mais avec des formes solennelles : « Je m’en vais, puisqu’il n’y a pas moyen de faire autrement ; mais je me lave les mains de ce qui peut arriver, et ne vous en prenez qu’à vous s’il y a du grabuge. » La Chambre en était venue à ses fins. Elle avait fait, elle aussi, sans sortir de l’attitude parlementaire, son petit coup d’État. Notre histoire moderne a désormais deux journées du 2 décembre : la seconde est la revanche de la première. En 1851, le président avait dissous l’Assemblée ; en 1887, l’Assemblée a dissous le président. Ah l l’opération a été laborieuse, et le patient a opposé une résistance qu’on pouvait ne pas attendre d’un homme dont la notoriété politique a pour base un amendement fameux sur la suppression de la présidence !


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La flèche du Parthe que décochait ce vieillard en quittant le palais du faubourg Saint-Honoré pour l’hôtel de l’avenue d’Iéna, n’était pas tout à fait telvm imbelle sine iclu. La situation paraissait menaçante. La rue déclarait hautement, par ses organes les plus impérieux, qu’elle ferait des barricades plutô-t que d’accepter M. Jules Ferry. Son élection serait le signal de la guerre civile. Le sang coulerait. Les fusils partiraient d’eux-mèmes*. Et de sera côté l’Hôtel de Ville, sans prendre la peine de se gêner, préparait ouvertement la proclamation de la Commune r le bureau du conseil municipal siégeait en permanence ; il avait installé le général Eudes, arraché au bras de M. Déroulède, dans une salle de l’édifice ; il s’était mis en rapport avec les comités révolutionnaires établis dans chaque quartier ; il se préparait à enlever le préfet de la Seine, au premier bruit de l’élection Ferry, et il rebouchait de son mieux les souterrains que ce fonctionnaire avait eu l’audace de faire déblayer pour livrer passage aux troupes en cas de besoin. L’Hôtel de Ville est la propriété du conseil, sa maison : il ne se contente pas d’y siéger, il y tient cour plénière, il y invite qui il veut, il y accueille qui bon lui semble. S’il lui plaît d’y recevoir la visite du peuple et du drapeau rouge, personne n’a rien à y voir. Il offre une large hospitalité au général Eudes, à ses amis et à ses clients ; mais il se refuse à loger le préfet et s’il a fini par tolérer que celui-ci occupe un cabinet à côté de lui, c’est parce qu’il peut être utile d’avoir un otage sous la main.

On a vu une fois de plus, en cette circonstance, de quelle façon admirable les radicaux entendent la liberté des suffrages : oc Vous êtes libres, à la seule condition de voter comme moi. Sa votre candidat passe, je le tue comme un chien et je mets le feu à Paris. Vous voilà prévenus. D’ailleurs, encore une fois, vous êtes libres. » L’intimidation a réussi. Le Congrès a obéi aux injonctions de la rue, et les partisans de M. Jules Ferry, notoirement inquiets, n’ont pas déployé pour le soutenir la ténacité dont se vante volontiers leur patron. On sait comment, au second tour de scrutin, la concen¬ tration républicaine s est faite sur le nom de M. Sadi Carnot, qui n’inspirait d’ombrage à personne. On peut dire que M. Sadi Carnot a été élu précisément parce que nul ne songeait à lui. C’était le candidat qui divisait le moins. On a parlé du troisième larron saisissant maître Âliboron : cette comparaison est désobligeante à la fois pour la République, pour les prétendants évincés, dont M. Wilson ne faisait point partie, et pour M. Carnot lui-même, dont la candidature imprévue n’avait été rendue possible que par la fermeté avec laquelle il avait défendu les intérêts du Trésor pontre les assauts de M. Wilson et de ses protégés. On était si


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charmé d’avoir trouvé un honnête homme dans ce lamentable enchevêtrement de tripotages que, du coup, il était devenu un candidat possible, en attendant qu’il fournît aux partisans irrécon¬ ciliables de M. Ferry et de M. de Freycinet un terrain neutre pour les mettre d’accord. C’est ainsi que la vertu est quelquefois récom¬ pensée. Vous verrez, disait à ce propos un journal républicain, qu’il suffira bientôt d’avoir dîné en ville sans emporter les couverts, pour poser sa candidature à la présidence de la République.

L’aïeul et même le père de M. Sadi Carnot ont également com¬ battu pour lui dans la circonstance. Les républiques, elles aussi, peuvent avoir leurs dynasties, et en votant pour le nouveau pré¬ sident, tels et tels membres de la majorité ont donné instincti¬ vement satisfaction à un vague sentiment monarchique qu’ils portaient en eux. Ils ont élu Carnot III. Immédiatement les photo¬ graphes et les rédacteurs en chef des journaux illustrés se mirent en quête des portraits du successeur de M. Grévy. Des nuées de reporters se lancèrent dans toutes les directions. La rue des Bas¬ sins vit passer en quarante-huit heures plus de journalistss qu’elle n’en avait vu depuis son ouverture. On a fait la cour à la cuisi¬ nière de M. Sadi Carnot, tenté de corrompre son valet de chambre, couvert d’or son concierge, interviéwé le vénérable M. Carnot père jusque dans son escalier. On a expliqué par quelle anomalie ce fils d’un saint-simonien, destiné dès l’âge le plus tendre à la carrière d’ingénieur, avait été placé sous le patronage du poète des roses, en recevant un prénom qui pouvait faire croire au Shah qu’un de ses sujets venait d’être appelé à la présidence de la République française. Les confiseurs, qui tremblaient pour leur fameuse trêve, ont poussé un soupir de soulagement ; le fondant, qui était dans le marasme, a repris courage ; les marrons glacés et les fruits con¬ fits se sont senti renaître à la vie. Tous les partis se donnaient le baiser Lamourette sur la joue de M. Carnot. Il semblait bien diffi¬ cile que cette lune de miel ne durât pas un mois, ce qui est le minimum des lunes de miel dans les ménages les plus mal assortis. Et cependant, trois ou quatre jours après, il n’en restait déjà plus qu’un quartier ; à la fin de la semaine, il n’en restait plus rien ; quinze jours plus tard, il ne manquait pas d’impatients qui mani¬ festaient le désir de casser le président tout neuf que la France avait reçu du Congrès pour cadeau d’étrennes, afin de voir « ce qu’il y a dedans ». Dès maintenant, malgré son prénom de Sadi, M. Carnot, tiraillé entre les partis qui se le disputent et qu’il voudrait bien, mais qu’il ne peut contenter tous à la fois, commence à s’apercevoir qu’il n’est pas sur un lit de roses.

En voyant arriver à la présidence un homme jeune .encore, —-


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il y a des jeunesses relatives, et on peut dire qu’un président quinquagénaire est dans la fleur de l’âge, — les femmes des fonc¬ tionnaires s’étaient dit : « Enfin on dansera cet hiver à l’Élysée ! » Peut-être, mais l’on n’y danse pas encore. Les débuts de la nou¬ velle présidence ont manqué totalement de gaieté. La formation du ministère a été aussi lente, aussi laborieuse, aussi énervante que sous M. Grévy. Il semble que son successeur ait repris les affaires juste au point et dans l’état où il les avait laissées ; que la Répu¬ blique, n’ayant plus de force que pour les violences de la polé¬ mique et les agitations de la rue, soit réduite au dernier degré de l’anémie en ce qui concerne les fonctions vitales. Dans sa fièvre comateuse, elle a des convulsions qui ne sont qu’un nouveau symp¬ tôme d’agonie. C’est Y Intransigeant, la Lanterne et le Cri du peuple qui représentent tout ce qui lui reste de vigueur.

Il y avait huit jours pleins que la République était retombée dans son coma somnolent, quand les coups de revolver tirés par un énergumène sur M. Jules Ferry sont venus derechef secouer sa torpeur. Les partis révolutionnaires n’ont pas voulu en avoir le démenti. Contraints, par le vote du Congrès, de renoncer à leur insurrection, ils se sont dédommagés de leur mieux. Les pro¬ vocations à l’assassinat hurlées sans empêchement par des gueules de fauves dans les réunions publiques, les sauvages appels au meurtre jetés sans relâche dans des esprits détraqués par toutes les passions et par tous les mensonges, les injures homi¬ cides vomies chaque jour contre l’héritier de Gambetta par une presse de boue et de sang, comme l’appellent aujourd’hui les jour¬ naux opportunistes, qui s’indignent du débordement des injures et des calomnies lorsqu’ils en sont les victimes au lieu d’en être les organes, ont porté leur fruit naturel, et on peut s’étonner qu’il n’ait pas mûri plus tôt. Aubertin a tiré sur Y orléaniste Ferry, sur Ferry le tonkinois, sur Ferry Y ami de Bismarck, comme sur un chien enragé. 11 a dù être fort surpris, si on le tenait au courant, de se voir désavoué par les journaux dont il n’avait fait que suivre les conseils. Est-ce que le mot d’ordre des manifestations dirigées par le président de la Ligue des patriotes n’était pas : À ïeau Ferry ? Aubertin, patriote Lorrain et logique comme uft fou, ne s’est pas borné à crier ; il a agi. Si on argue de sa démence, que penser de la raison des gens dont les excitations désignent aux aliénés leurs victimes ? Ah ! M. Ferry peut se vanter d’être bien haï de la canaille : c’est un honneur, cela, et nous lui souhaiterions d’en être tout à fait digne. Il y a des carrières dont cette magni¬ fique impopularité serait la récompense ; elle a été jusqu’à présent le châtiment de la sienne. Il ne l’a vraiment pas assez méritée, et


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il ne peut ni s’en vanter ni s’en plaindre. Mais il peut en tirer leçon et profit. Huit jours plus tôt, les coups de revolver d’Aubertin auraient peut-être enlevé son élection ; ils lui ont refait du moins une sorte de popularité. Yoilà un joli résultat de la campagne radicale contre lui ! L ’Intransigeant et la Lanterne ont fait ce chef- d’œuvre, qu’on eût juré impossible, d’exciter un grand mouvement de sympathie en faveur de cet homme d’État. M. Sadi Carnot pourrait le prendre maintenant comme président du conseil et lui offrir ainsi l’occasion de montrer s’il a vraiment en lui l’étoffe d’un Casimir Périer de la République. En attendant, on parle de muscler et de jbâillonner ces bouches d’égout dont les vomissements n’offus¬ quaient personne tant qu’ils n’atteignaient que les conservateurs et les catholiques, qu’on encourageait alors et qu’on protégeait, mais qu’on trouve intolérables dès qu’ils éclaboussent les opportu¬ nistes. Il leur sied mal de se plaindre. Ceux qui ont semé le vent doivent s’attendre à récolter la tempête. Si ce n’est pas eux qui ont tiré sur M. Ferry, c’est eux qui ont mis le revolver aux mains de son meurtrier, et, comme l’a dit le satirique,

Quis tulerü Gracchos de seditione querentes ?

La République finira par avoir ses lois de septembre, et ce sera encore là un autre résultat non moins admirable de la campagne des radicaux.

Pendant ce temps, l’enquête se poursuivait sur l’affaire des fameuses lettres à la femme Limouzin, et la Chambre des mises en accusation, réunie à la Chambre des appels correctionnels en audience plénière, rendait un arrêt de non-lieu. Il est bien vrai que les deux lettres en question ont été interceptées au passage par le préfet de police et livrées à quelqu’un qu’on ne nomme pas, qu’elles ont été détruites, enfin qu’elles ont été remplacées par des copies, qui, interrogées de près, ont dénoncé d’elles-mêmes la fraude dont elles avaient été l’objet. On ne disait rien autre chose ; les faits qui ont servi de point de départ à la poursuite sont reconnus et proclamés. Seulement il parait qu’en tout cela il n’y avait point lieu à poursuivre. Que ne s’en avisait-on plus tôt ! On ^eût épargné à la conscience étonnée d’une foule de braves gens étrangers aux arcanes de la science juridique le scandale apparent d’un arrêt, trop prévu et trop prédit, qui semble mettre le droit en contradiction avec la justice et reconnaître que les mailles du Code sont assez larges pour laisser passer, avec un peu d’adresse, les actes les plus coupables, s’ils sont commis par de hauts personnages. Lorsque c’est la politique qui dicte le choix des


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magistrats, comment s’étonner si le public est disposé à croire que c’est la politique aussi qui dicte leurs arrêts l

M. Carvalho a été moins heureux que M. Wilson et M. Gragnon. Le procès relatif à l’incendie de l’Opéra-Comique, qui se traînait depuis plus d’un mois au milieu d’interminables lenteurs, relégué à l’arrière-plan par les agitations politiques, s’est terminé par la condamnation de l’ancien directeur à trois mois de prison* i 200 francs d’amende et à des dommages-intérêts envers les familles de ses victimes. Seul avec l’un des pompiers, M. Carvalho a payé pour tous. Triste couronnement d’une longue carrière qui n’a pas été sans éclat, mais dont les périodes prospères ou bril¬ lantes se sont presque toujours brusquement terminées par des catastrophes. Chanteur de troisième ordre à l’Opéra-Comique jus¬ qu’aux premières années de l’empire, combien ne dut-il pas être envié par tous ses camarades, quand, après avoir épousé la jeune cantatrice déjà célèbre et devenue si vite illustre, il obtint le pri¬ vilège du Théâtre-Lyrique ! À diverses reprises, il revint à la tête de ce théâtre. En 1868, on le vit même mener de front, avec cette exploitation, celle de la salle Ventadour. De prodigieux efforts, une habileté à laquelle tout le monde rendait hommage, son double savoir-faire de metteur en scène et d ’imprésario^ le merveilleux talent de sa femme, tous les services qu’il avait rendus à l’art en montant d’excellents ouvrages, en révélant des compositeurs et des artistes hors ligne et en vulgarisant parmi nous les chefs-d’œuvre étrangers, n’aboutirent qu’à épuiser ses ressources et ne purent conjurer un dénouement funeste. M mo Miolan-Carvalho, qui avait généreusement jeté dans le gouffre plusieurs années de sa vie et qui ne touchait que des appointements fictifs, alors qu’on se fût disputé ailleurs le privilège de la couvrir d’or, dut séparer sa for¬ tune de celle de son mari. Depuis ce jour, M. Carvalho a fait bien d’autres tentatives : il a passé par le Vaudeville, il a été directeur de la scène à l’Opéra, enfin il a pris en main les rênes de l’Opéra- Comique, qui s’était abattu sous M. du Locle, et il l’avait relevé après de longs efforts, il en avait rappris le chemin au public quand l’effroyable incendie du 25 mai est venu anéantir encore le résultat de tant de travaux, en le faisant passer de son cabinet directorial à la barre de la 9 e Chambre correctionnelle, et de là en prison. La fortune lui a chèrement vendu tout ce qu’elle semblait lui donner.

II

L’administrateur provisoire de l’Opéra-Comique, M. Jules Bar¬ bier, remplacera définitivement sans doute M. Carvalho à la tète


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d’un théâtre où il a été nourri et dont il connaît les détours. Dans la période de transition qu’il traverse et dans la salle piovisoire où il est relégué, l’Opéra-Comique n’a pas eu jusqu’à présent l’ambi- tion de nous donner une œuvre nouvelle, et c’est déjà quelque chose qu’il ait pu remettre sur pied le Roi malgré lui et reprendre Philémon et Baucis. Il faut chercher ailleurs les nouveautés qui ne font jamais défaut en cette saison.

M. Sardou, nos lecteurs s’en souviennent, avait échoué avec le Crocodile, pièce de vacances à l’usage des collégiens, où se combinaient Jules Verne et le Robinson suisse. On lui reprochait d’avoir fait une berquinade, et ce reproche lui était resté sur le cœur. Il a voulu y répondre en écrivant la Tosca, Après le troisième acte, comme le rideau baissait sur les cris d’effroi et d’horreur de la salle, on raconte qu’il demandait d’un air triom¬ phant : « Eh bien, est-ce encore du Berquin, cette fois ? » Non certainement, ce n’est pas du Berquin, et sur ce point, M. Sardou a partie gagnée. Mais ce n’est point là tout ce qu’il voulait. Il voulait encore profiter du retour de M“® Sarah Bern- hardt, et, en lui ménageant une rentrée triomphante dans l’un de ees rôles ajustés à sa personne, à son talent, à ses défauts même, préparés sur mesure par ce Worth de l’art dramatique, et qui sont toute une pièce à eux seuls, l’approvisionner, pour ses tournées futures, d’un article brillant et fructueux qu’elle pût emporter dans ses malles.

La première de la Tosca réunissait donc le double attrait d’une pièce nouvelle de M. Sardou et de la rentrée de M“* Sarah Bernhardt : on était à la fois désireux d’entendre de nouveau la voix d’or et curieux de voir en quel état l’Amérique nous la rendait. Joignez-y encore, si vous voulez, l’attrait de la réouverture du théâtre, qui, en prolongeant sa fermeture pour l’exécution des travaux prescrits par la commission d’incendie, semblait avoir voulu se réserver pour un coup d’éclat. Joignez-y enfin le mystère et le huis-clos absolu des répétitions. M. Sardou est intraitable et professe des théories absolues sur ce point. Avec ceux mêmes qui passent pour les plus sévères, il est des accommodements ; la porte s’entrebâille, si elle ne s’ouvre pas tout à fait. Avec lui, rien de pareil. Tandis que M. Pailleron admet tout le monde, par principe, afin de profiter au dernier moment des impressions de ce public préparatoire sur lequel il essaie pour ainsi dire sa pièce, M. Sardou, par principe également, n’admet personne, afin de rester maître de son œuvre jusqu’au bout et de ne pas déflorer l’effet du premier soir, dont le résultat, suivant lui, règle les destinées d’une pièce. Qui des deux a raison ? Tous les deux peut-être, chacun à son point de vue,


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M. Pailleron cherchant plutôt son succès dans l’esprit et l’agrément du détail, la variété des caractères, la verve et les mots du dia t logue ; M. Sardou, dans les combinaisons dramatiques et les sur¬ prises du dénouement. D’ailleurs, si l’on songe à l’armée de comé¬ diens et d’employés des deux sexes, de machinistes, de costumiers, de décorateurs, de copistes, qui évolue autour d’une pièce, le secret absolu ne saurait être qu’une chimère. On l’a vu une fois de plus en ce qui concerne la Tosca.

L’action se passe en 1800, à Rome, administrée, en l’absence du pape, par le gouvernement napolitain, après la chute de l’éphé¬ mère république parthénopéenne. Le rideau se lève sur une cha¬ pelle de l’église San t’Andrea, où le jeune peintre Mario Cavaradossi exécute une fresque. Mario, Français par sa mère, qui est la nièce d’Helvétius, a fait ses études à Paris ; il a fréquenté ce qui restait des encyclopédistes et appris la peinture à l’école de David. Sus¬ pect comme libéral, il achète sa tranquillité personnelle par des tableaux pieux. La police napolitaine a l’oeil sur lui, comme sur un jacobin suspect. Pourquoi donc tient-il à rester à Rome dans des conditions si difficiles et si périlleuses, au milieu des excès de la réaction triomphante ? Cherchez la femme. Ou plutôt, vous n’avez pas besoin de la chercher, elle va venir. 11 l’attend. La porte de sa chapelle s’ouvre, mais pour une autre visite plus imprévue. Un homme pâle et défait s’élance vers lui : c’est un proscrit, un con¬ damné à mort qui vient de s’échapper du château Saint-Ange, Cesare Angelotti. Sa sœur, la marquise Attavanti, a préparé pour lui, dans la chapelle fondée par la famille, un déguisement de femme ; il se confie à Mario qui, en sa qualité de libéral, est le type accompli de toutes les vertus et qui le prend généreusement gous sa protection. Dès la première minute, sans s’être jamais vus, tous deux se content leurs secrets et leurs amours, et Mario se nontre prêt à exposer sa vie pour son nouvel ami.

En ce moment, on frappe à la porte : c’est Floria Tosca, la grande cantatrice dont Mario est épris, et qui le lui rend bien. Le fugitif disparaît dans la chapelle des Angelotti ; mais, pendant qa’on la laissait attendre à la porte, la Tosca a entendu un bruit de chuchotements et, après s’être agenouillée un moment devant la madone, en déposant à ses pieds les fleurs dont elle est chargée, elle fait une scène de jalousie à Mario. Reconnaissant dans la Madeleine qu’il vient de peindre sur le mur, les cheveux blonds et les yeux bleus de la belle marquise Attavanti, la Tosca est persuadée que c’est avec elle qu’il causait. Il la rassure, mais sans lui révéler son secret, car elle est royaliste, et d’ailleurs, il vaut toujours mieux ne pas mettre les femmes dans ces sortes


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d’affaires. Leurs épanchements sont interrompus par la soubrette de la cantatrice, qui lui apporte un billet de Paisiello. Marie- Caroline vient de recevoir la première dépêche de Mêlas, qui annonce la défaite des Français à Marengo, et, pour célébrer cet heureux événement, le maestro a improvisé une cantate qu’on exécutera le soir chez la reine- Il mande la diva en toute hâte pour la répétition. À peine est-elle partie, que le canon du ch⬠teau Saint-Ange annonce qu’on a découvert l’évasion. Le proscrit, déguisé, s’échappe avec Mario, qui remmène dans sa villa. Il était temps : la place encore chaude, pour ainsi dire, est envahie tout à coup par la police, que dirige le terrible baron Scarpia. Il interroge le sacristain et fait tout fouiller : on ne découvre per¬ sonne, mais on trouve un éventail au chiffre de la marquise Àtta- vanti, oublié par son frère. Le sagace Scarpia devine ce qui s’est passé, en combinant tous tes indices. Cesare a été sauvé par le jacobin Mario, qui le cache quelque part. Où ? À défaut de ses aveux, on peut avoir ceux de la Tosca, Toute royaliste qu’elle soit, elle ne trahira pas celui qu’elle aime ; seulement, elle est femme, et, avec cet éventail, rien de plus facile que de réveiller sa jalousie et de la faire parler.

Voilà une chapelle dans laquelle il vient de se passer en une demi-heure bien des choses très profanes : scènes politiques, scènes amoureuses, scènes policières. On y a maudit les Bourbons de Naples et la tyrannie, flétri les férocités de la répression, exalté Voltaire, sans rien négliger, ni dans la conversation du peintre avec le proscrit, ni dans celle de Mario avec la Tosca, ni même dans celle du sacristain avec te petit Gennarino des plaisanteries faciles qui pouvaient complaire aux esprits forts de la claque et des troisièmes galeries. J’en ai retenu quelques-unes au pas¬ sage. M. V. Sardou n’a pas manqué, naturellement, de faire cfe sa Tosca une dévote mêlant sans cesse les pratiques de la piété à celles de l’amour. Mais, comme 1e dit un personnage, « la dévotioi et l’amour s’accordent assez bien ensemble. — C’est la mètre chose, répond l’autre. — Songez qu’elle est dévote, s’écrie l’un des jeunes gens quand il s’agit de savoir si on lui confiera le secret, et que le confessionnal est un terrible confident ». Les épigrammes sur l’enfer étaient tout indiquées pour réjouir le paradis de la Porte-Saint-Martin, et je vous prie de croire que M. Sardou est un trop habile homme, trop pénétré de ses devoirs d’auteur drama¬ tique, pour s’en être privé. Le bedeau ne manque pas de menacer de l’enfer le petit rapin de Mario, qui s’en moque si l’on peut y faire la sieste, et la Tosca raconte elle-même que le P. Carafa, son con¬ fesseur, lui a prédit tes flammes éternelles à cause de son amour


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pour un impie : « Mais qu’importe, mon Mario, ajoute cette dévote romaine, si j’y suis avec toi ! » Je ne puis citer textuellement, car M. Sardou ne se contente pas de fermer les répétitions à la presse, il garde maintenant ses pièces en manuscrit pour mieux se réserver le moyen d’en disposer seul et de traiter directement avec les entrepreneurs ; mais fiez-vous-en à lui pour la façon d’appuyer sur cette note. Toute la fin de l’acte se déroule au milieu du va-et- vient des fidèles qui traversent la chapelle pour gagner la nef de l’église : on entend derrière l’autel d’abord le bourdonnement du chapelet récité en commun, puis les orgues, les chants litur¬ giques, le Te Deum, servant d’accompagnement, j’allais dire de fond, au dialogue du baron Scarpia et de ses sbires. N’oublions pas de montrer toujours l’association du trône et de l’autel.

Le deuxième acte nous transporte au milieu de la fête donnée par la reine au palais Farnèse. C’est une merveille de décoration et de mise en scène. Dans la vaste salle décorée de bas-reliefs, de fresques, de peintures d’Annibal Carrache, du Guide, du Domini- quin, s’agite, en attendant la reine, tout un monde de courtisans, parmi lesquels M. Sardou a glissé un émigré français, variante effacée du La Trémouille de Patrie . Mais Scarpia est là aussi, et il n’a point oublié l’éventail. Il prend à part la Floria, et lui montre, avec un grand air d’ingénuité, la trouvaille qu’il a faite dans la chapelle de Mario. Aussitôt la jalousie de la cantatrice se réveille ; plus de doute : il aime la marquise ; c’est avec elle qu’il était ; elle s’est cachée ; ils sont partis de compagnie, ils doivent être ensemble maintenant. Elle brûle d’aller surprendre le traître et a grand’peine à ee contenir jusqu’à l’exécution de la cantate. Ce n’est plus que l’affaire d’un quart d’heure maintenant : la reine est entrée ; Pai- sielio lève son archet pour donner le signal. À ce moment, on apporte une nouvelle dépêche à la reine. Elle reconnaît l’écriture de Mêlas et ouvre la lettre avec joie. Hélas ! c’est l’annonce de la défaite définitive. Elle retombe attérée sur son trône. Plus de cantate maintenant : la Floria peut s’élancer au dehors, et Jes sbires du baron s’élancent derrière elle.

Pour les besoins de son drame, M. Sardou a transporté la reine Marie-Caroline à Rome au moment de la bataille de Marengo. Elle était à Livourne, avec Nelson, l’ambassadeur d’Angleterre et sa femme, la trop fameuse lady Hamilton, sur le point de s’embarquer pour gagner Trieste et de là Vienne. Elle ne revint nullement à Rome. C’est à Livourne iet dans son lit qu’elle reçut les deux bulletins de Mêlas : celui de la prétendue victoire et celui du désastre, — non à Rome, au milieu d’une fête. Toute cette histoire est connue dans les moindres détails, et nous ne songerions pas d’ailleurs à


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relever une inexactitude qui est bien la moindre des fantaisies que puisse se permettre un auteur dramatique, sans les grandes pré¬ tentions à la plus scrupuleuse fidélité historique qu’a toujours affi¬ chées M. Sardou.

Mario a conduit son ami de fraîche date dans la villa mystérieuse où il sera en sûreté et où, d’ailleurs, il pourrait au besoin se cacher au fond d’un puits dont le secret n’est connu que de lui seul. À peine a-t-il eu le temps de donner ces explications à Cesare, que la Floria arrive furieuse. Pour mettre un terme à des soupçons toujours renaissants, Mario, malgré ses théories sur la nécessité de tenir les femmes à l’écart de ces sortes d’affaires, lui raconte tout et lui montre le proscrit. La voilà rassurée, heureuse. Mais on frappe à la porte : c’est la police, qui a suivi ses traces. Angelotti se jette en toute hâte dans sa cachette. Les sbires ont beau fouiller la villa : ils ne trouvent rien. 11 est trop clair que Mario se taira et que la cantatrice, si elle sait quelque chose, ne trahira point Mario. Mais l’infàme Scarpia a son plan : comme il s’est servi de la Tosca pour découvrir la villa Cavaradossi, il se servira d’elle encore pour trouver le fugitif. Il va soumettre Mario à la question et, s’il ne répond pas, c’est elle qui répondra, pour le sauver.

Ici se place une scène atroce, qui a mis tous les spectateurs eux- mêmes à la torture, bien qu’une partie seulement se déroule sous leurs yeux. On a emmené Mario dans la pièce voisine pour l’inter¬ roger « selon la forme ordinaire ». La forme ordinaire, c’est la griffe d’acier à trois pointes qui s’enfoncent dans les tempes et dans la nuque, et qu’on resserre davantage chaque fois que l’aveu se dérobe. Dispensez-moi de décrire en détail cette horrible scène où à la torture physique de l’homme répond la torture morale de la femme. La Tosca se débat, elle supplie, elle pleure, elle |va parler, elle recule encore : « Insistez 1 » crie le bourreau à ses acolytes. Et on insiste. Un hurlement de douleur arrive jusqu’à elle. La malheu¬ reuse se sent défaillir. Elle l’interpelle à travers la porte ; elle le supplie de lui permettre de parler, car enfin elle ne peut pourtant pas le laisser mourir dans les tortures. Et une voix râlante lui arrive : « Que dirais-tu ? Il n’y a rien à dire. Tu ne sais rien. Je te défends de parler. » Mais, à un dernier cri, elle n’y tient plus. Elle n’a lâché qu’un mot : « Le puits 1 » On y court, et on ne trouve que le cadavre d’Angelotti qui, se voyant découvert, a avalé le poison qu’il portait dans le chaton d’une bague.

Je ne nie pas, et n’ai nulle envie de le faire, que cette scène ne produise un effet considérable ; elle le produit par des moyens de mauvais aloi. M. Sardou ne s’adresse qu’aux nerfs des spectateurs : il les prend comme dans une pince de fer, il les tord et les broie ; il


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nous enfonce à nous-mêmes dans le crâne la griffe d’acier qui martyrise son héros. Le premier soir, quand celui-ci reparut sur la scène le front cerclé de taches sanguinolentes, un cri d’horreur s’éleva dans la salle ; quelques femmes firent mine de s’évanouir, comme jadis au Beveriey de Saurin, à la Gabrielle de Vergy de Dubeltoy, à Y Othello de Ducis, en ces temps heureux où Ducis lui-même paraissait un barbare. C’était trop : on a mis ordre dès le lendemain à ce maquillage excessif, qui pouvait gâter le succès. Ce qui reste suffit, — du moins pour le moment, car, après un entr’acte où nous aurons pu reprendre quelques forces, M. Sardou va nous remettre à la torture, comme dans ces questions savamment dirigées où le médecin tâtait le pouls au patient pour régler les ralentissements, les suspensions et les reprises du bourreau.

N’est-il pas nécessaire aussi de donner les derniers coups de pinceau à la physionomie du baron Scarpia ? Ce chef de la police s’est contenté jusqu’à présent d’être atroce ; il faut maintenant qu’il soit immonde. M. Sardou n’en avait fait qu’une copie vio¬ lente des Guidobaldi et des Spéciale ; il l’achève en nous montrant dans ce bourreau sans scrupule, sans foi ni loi, un rival du marquis de Sade, alliant le libertinage à la férocité, cherchant l’amour dans le sang. Qui ne sait que tous les révolutionnaires sont doués des instincts les plus nobles et des sentiments les plus généreux, tandis que les préfets de police sont des monstres qui apportent une cruauté de cannibales, sans préjudice de tous leurs autres vices, dans la répression ! Si vous aviez le malheur d’en douter, regardez autour de vous. M. Sardou s’est conformé à cette esthétique, qui diffère un peu de celle de Rabagas, et il a jugé qu’il était opportun, utile, glorieux de rappeler à la modération le féroce M. Bourgeois, qui persécute si méchamment le général Eudes, Louise Michel et le citoyen Lisbonne.

Ici encore je me contente d’indiquer la scène abominable où le baron Scarpia, en se levant de table, bien repu, satisfait de lui et voulant se récompenser d’avoir si bien vengé la cause de Dieu et la cause du roi, propose à la Floria suppliante, — et en quels termes, avec quels raffinements monstrueux I — un marché infâme pour lui accorder la vie de Mario. 11 fait plus que le lui proposer : il a éloigné tout le monde, et peu s’en faut qu’il ne le mette à exécu¬ tion. C’est la situation de Marion et de Laffemas, mais poussée à outrance, et quand le Didier de M. Sardou demandera à sa Marion : « De quel prix as-tu payé ma grâce ? » elle pourra répondre : « D’un coup de couteau ! » La Tosca feint de se rendre. En échange de son consentement, il changera le mode d’exécution ; au lieu de pendre Mario, on le fusillera ; les fusils ne seront chargés qu’à

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poudre : le condamné simulera la mort et, après le départ des soldats» ils fuiront ensemble, grâce au sauf-conduit qu’il lui remet. Devant elle, il mande le capitaine qui doit diriger l’exécution et lui donne l’ordre, en soulignant chaque mot, afin d’être bien compris, d’agir en tout comme pour le condamné Palmieri et de charger les fusils lui-même. « — Oui, Excellence, répond le, capitaine, absolument comme pour Palmieri. Que Votre Excellence soit sans inquiétude. » Il sort : Scarpia ferme la porte, et revient les bras ouverts à la Tosca, qui lui plonge dans le cœur un couteau saisi par elle sur la table. M. Pierre Berton meurt en se tordant comme un reptile, et M me Sarah Bernhardt est effrayante d’énergie sauvage et de haine. Les applaudissements éclatent furieux : la toile qui s’était baissée sur le cadavre se relève et l’on voit le mort, donnant la main à celle qui l’a tué, venir deux fois de suite, avec un sourire aimable, saluer le public. La direction ne pourrait-elle représenter à ce cadavre récalcitrant qu’une résurrection si prompte n’est pas suffisamment justifiée par le désir de prendre sa part des bravos et qu’elle est funeste à l’émotion du drame ? J’aime encore mieux cette actrice anglaise, mistress Farrell, qui, sifflée pour sa mauvaise grâce à mourir dans The mourning bride, se releva, fit une belle révérence en priant le public de l’excuser parce qu’elle n’avait accepté ce rôle que par complaisance, et revint se coucher au milieu des muets, qui recouvrirent aussitôt son visage du voile funèbre- La Tosca court au château Saint-Ange. Informé par elle, Mario, qui était prêt à mourir vaillamment, en refusant, comme il sied à un libéral, les consolations des moines qui l’exhortent â se repentir et en scandalisant les honnêtes sbires qui l’assassinent avec les sentiments de la plus profonde piété, marche gaiement au supplice. Après la décharge et le départ du peloton, Floria s’approche du corps étendu, et l’avertit qu’il est temps. Mais le corps ne bouge pas. L’infâme Scarpia, qui est complet en son genre, avait menti sur ce point comme sur tous les autres, et le capitaine s’était associé sans vain scrupule à ce subterfuge, —- comme pour le condamné Palmieri. — Les soldats des despotes n’ont-ils pas l’âme aussi basse que leurs policiers ?…* La Tosca, dans le transport de son désespoir, crie alors à ces bourreaux le meurtre quelle vient de commettre. Ils veulent la saisir pour la conduire elle-même à la mort. Mais elle se jette du haut de la plate-forme dans le Tibre, avec un : « J’y vais, canaillesI », qui n’est qu’une très légère variante du mot de la vieille maréchale de X., aux bourreaux en bonnet rouge qui s’impatientaient de ne pas la voir monter assez vite dans la charrette : « On y va, canailles 1 ». •Comme Molière, M. Sardou prend son bien partout où il le trouve.


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Tel est ce drame, qui fait violence à l’intérêt et qui ne s’adresse pas un moment à l’âme, mais uniquement aux sens et aux nerfs y Il n’y a là, au fond, qu’un rôle : celui de la Tosca, autour duquel gravitent tous les autres. Elle seule et c’est assez ! La pièce a été faite uniquement pour fournir à M m9 Sarah Bernhardt l’occasion de montrer les diverses faces de son talent : la grâce et la terreur, le sourire et le désespoir, la tendresse et la fureur. De l’idylle on passe à la comédie, de la comédie au drame, du drame au mélo¬ drame, du mélodrame au cauchemar. Les autres personnages, en dehors de Mario et de Scarpia, no sont que des comparses. La pièce entière roule sur eux trois, et tous les trois meurent : l’un par le couteau, l’autre par le feu, le troisième par l’eau, — sans parler du proscrit, qui meurt par le poison. Cet excès de carnage finit par devenir presque gai. La Tosca est l’œuvre, assurément, d’un fort habile ouvrier dramatique, mais n’y cherchez aucune étude de caractère, rien de creusé, rien de fouillé, rien de pensé. Les per¬ sonnages sont taillés tout d’on bloc, sans nuances. L’action, nouée d’une main adroite et brutale à la fois, court au dé¬ nouement au milieu d’un grand luxe de costumes et de décors, à travers les palais et les cachots, les fêtes et les tortures, les boudoirs et les corps de garde, pleine de cris d’amour et de douleur, de rugissements de désespoir et de rage, forcenée, roman¬ tique comme un mélo de Bouchardy. Au point de vue historique, ce drame a tout juste la valeur de la San Felice d’Alexandre Dumas. Il a trouvé moyen de calomnier jusqu’aux excès sanglants de la réaction royaliste, sans rien dire de ceux de la république parthônopéenne. Le baron Scarpia n’a plus rien de réel, tant il est placé en dehors de l’humanité, et c’est par une fantaisie toute personnelle que l’auteur a substitué Rome à Naples pour en faire le théâtre de ses exploits carnassiers. Non pas, d’ailleurs, que M. Sardou ait voulu satisfaire des sentiments de haine contre les Bourbons de Naples : il se peut même qu’un jour, si les circons¬ tances s’y prêtent, il les montre sous un aspect favorable, comme il a écrit Daniel Rochat après Séraphine, et Rabagas avant la Tosca. On le méconnaîtrait en l’accusant de changer, d’opinions suivant les jours : pour en changer, il faudrait en avoir, et M. Sardou n’a que des opinions dramatiques, si je puis ainsi dire ; il ne voit les choses qu’au point de vue de l’effet à en tirer ; les événements et les hommes n’existent pour lui que comme éléments de combinai¬ sons scéniques. Il fait, avec une indifférence magnifique pour l’idée pure, tout ce qui concerne son état, depuis la féerie et la farce du Palais-Royal jusqu’au grand drame historique. Jadis il cultivait surtout la fine comédie d’intrigue, comme les Pattes de


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mouche, et la spirituelle, la piquante, quelquefois la hardie comédie de mœurs, toujours mêlée de jolis tours de passe-passe où brillait sa dextérité de main. Où sont les Ganaches, les Femmes fortes, Nos intimes, la Famille Benoîton, Maison neuve ? C’était le bon temps. Il y avait là quelque chose pour l’esprit : l’auteur y esquissait des silhouettes, des figures, des caractères ; il s’en prenait aux ridicules et aux vices contemporains : il ne bornait pas toute son ambition à combiner les ressorts d’une machine drama¬ tique, à être le plus habile des industriels qui exploitent la scène, à se faire le metteur en œuvre de M me Sarah Bernhardt. Il ne jugeait point uniquememt une œuvre d’après son rapport . Si mer¬ veilleuse que soit dans la Tosca, comme elle l’avait été dans Dora, dans Fœdora, dans Théodora, cette étonnante actrice à qui l’on ne saurait guère reprocher qu’une certaine afféterie enfantine dans les scènes gracieuses et tendres, mais qui nous bouleverse et nous fait frissonner dans la scène de la torture, comme dans celle du meurtre, je crains qu’elle n’ait été plus nuisible qu’utile à M. Sardou, en le poussant à écrire pour elle et non pour la postérité.

L’Odéon semble avoir entrepris d’initier le public aux œuvres moyennes de Shakespeare, de l’introduire dans ces régions fleuries et tempérées où, au-dessous des grands sommets escarpés et sublimes de Macbeth, d Othello, d’Hamlet, du Roi Lear, s’épa¬ nouissent les comédies aimables et romanesques qui s’appellent Conte d hiver, Comme il vous plaira, Cymbeline, Peines d amour perdues, Tout est bien qui finit bien, etc. Depuis moins de deux ans, il nous avait donné, avec des succès divers le Conte d avril de M. Dorchain, qui est une adaptation de la Douzième nuit, et le Songe dune nuit dété. Voici aujourd’hui Beaucoup de bruit pour rien, mis en rimes françaises par un jeune poète qui s’est déjà essayé une fois ou deux au théâtre : M. Louis Legendre.

La pièce de M. L. Legendre n’est pas une pure traduction de Shakespeare ; du moins c’est une traduction libre où, tout en con¬ servant la plupart des personnages et en suivant l’ordre des scènes, il a réduit et émondé une œuvre trop touffue pour nous, en pous¬ sant au premier plan le drame, qui n’est que secondaire dans Shakespeare, et en repoussant au second la comédie, qui y tient la plus large place. Il a ainsi modifié l’allure et la nature même de l’œuvre. Elle en est devenue plus claire, et, si elle y a perdu un peu de sa fantaisie et l’agrément de quelques épisodes, elle marche d’un pas allégé.

Le fond de l’intrigue est l’amour de Claudio, favori du roi d’Aragon, pour la douce Héro, fille du vieux gouverneur de Mes¬ sine Léonato, et la machination perfide ourdie contre le bonheur


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des deux jeunes gens par le frère bâtard du roi, don Juan, qui veut se venger sur Claudio d’avoir été battu par lui dans sa récente révolte contre son frère. Il charge une de ses âmes dam¬ nées, le seigneur Boracchio, ivrogne et libertin sans scrupule, de renouveler la scène du balcon de Roméo et Juliette à la fenêtre d’Héro, avec une suivante qui aura revêtu une robe de sa maî¬ tresse et qui passera pour elle dans la nuit. Claudio donne dans le piège. 11 se laisse conduire à l’autel avec Héro, mais quand le prêtre l’interroge, il éclate, et la cérémonie nuptiale est inter¬ rompue par une explosion d’ironie amère et violente, puis de dou¬ leur et de désespoir. La timide Héro s’affaisse sans savoir se défendre, et il l’interpelle, devant le prêtre éperdu, devant le père indigné, devant le roi qui apporte sa parole à l’appui des accusa¬ tions du malheureux, — car don Juan a pris soin de ’5e rendre lui-même témoin de la scène du balcon, — avec une colère où se mêle un reste de tendresse :

Belle et perûde Héro, sous la honte écrasée,

Quel ange dans le ciel ne t’aurait jalousée

Si ton âme avait eu la moitié seulement

Des grâces qui paraient ton corps svelte et charmant !

Même à présent encor, tu gardes ton air chaste !…

Oh ! quel mal tu m’as fait ! Tu parlais de poison !

J’ai bu le plus amer. Après ta trahison,

Héro, toute croyance est morte dans mon âme,

Et je maudis l’amour, et je maudis la femme.

Et je maudis l’azur dont se vêtent les cieux.

Depuis que j’en ai vu la douceur en tes yeux.

Puis il quitte l’église avec le roi et don Juan, tandis qu’on emporte Héro évanouie. Son vieux père, désespéré, la fait passer pour morte. Il ne la rendra à la vie que lorsqu’elle aura recouvré l’honneur. Cela ne tarde pas. Boracchio est surpris par le guet au moment où, plus ivre encore que de coutume, il s’épanche dans le sein d’un ami en lui contant le honteux stratagème dont il a été l’instrument. On le saisit, on l’interroge dans les règles ; tout s’explique. Il confesse son crime devant Claudio, et le vieillard, avec une éloquence et une noblesse de langage que gâte un peu, pour le spectateur au courant de la pièce, l’idée qu’il joue un rôle, s’écrie alors :


Sou meurtrier, malgré ce qu’il a dit,

O noble Claudio, ce n’est pas ce bandit,

Non, ce n’est pas ce loup sorti de son repaire.

C’est l’homme qu’elle aimait déjà plus que son père, Celui qui m’avait fait devant Dieu le serment De veiller à son tour sur elle tendrement…


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Il l’adjure du moins de rendre l’honneur à son enfant, en venant la nuit, vêtu de deuil, un flambeau à la main, faire amende hono¬ rable devant sa tombe. Claudio le fait. Mais ce n’est pas tout ; le vieillard lui impose une nouvelle pénitence : celle de recevoir de sa main une nièce et de l’épouser sur-le-champ, sans la connaître.

Fùt-elle plus affreuse encore que ma faute,

répond Claudio, je suis prêt à vous obéir. La tenture qui cache la chapelle du tombeau s’ouvre et laisse voir l’autel tout resplendis¬ sant de lumière, avec le prêtre sur la plus haute marche, et plus bas deux femmes masquées, vêtues de blanc. Sur l’ordre du vieillard, Claudio joint sa main à celle de la plus petite. Le masque tombe ; c’est Héro, — Héro morte sous l’outrage de celui qu’elle aimait, ressuscitée par son repentir et ses larmes. L’autre est son amie Béatrix, qui va épouser en même temps le seigneur Bénédict, car à cette action principale se joint une intrigue subalterne, —subal¬ terne dans l’adaptation de M. Legendre, — qui se développe sur une ligne parallèle, mais en un sens contraire. Tandis que don Juan tendait ses trames pour empêcher le mariage de Héro et de Claudio, qui s’adorent, don Pèdre et Claudio en ourdissaient une autre, plus innocente, pour persuader à Bénédict et Béatrix, qui croient se détester et ne se rencontrent pas sans se livrer aux plus piquantes escarmouches, qu’ils s’adorent au fond et que la partie adverse ne se montre si agressive que pour cacher son jeu.

Voilà, réduite à sa plus simple expression, cette pièce extrava¬ gante et charmante, dont les rôles de Béatrix et de Bénédict sont la gaieté ; dont ceux des gardes de nuit et du capitaine du guet sont la bouffonnerie. Quoique M. Legendre ait abrégé ces scènes burlesques, que Chiendent, devenu Gandolfo dans son adapta¬ tion, remplit de sa suffisance et de sa sottise, le hors-d’œuvre a paru encore un peu long. En donnant plus d’importance à la partie sérieuse de l’intrigue, il a aussi mieux fait ressortir ce qu’il y a de puéril et d’absurde dans des inventions qui ne sont que des épisodes secondaires chez Shakespeare. Quant aux scènes de l’église, très belles au point de vue dramatique, mais prodigieuse¬ ment romanesques, elles se sauvent de l’inconvenance par leur caractère de haute fantaisie. On se sent dans un monde tout diffé¬ rent du nôtre, dégagé des lois ordinaires, en plein rêve, en pleine féerie. De quelle religion est ce jeune seigneur qui parle de Vénus et de Diane devant l’autel préparé pour son mariage ? Ce mélange singulier répond suffisamment. L’union de Héro et de Claudio appartient aux mêmes rites religieux que celui de Roméo avec Juliette et que l’enterrement d’Ophélie. La raison a’beau protester ;


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toutes ces inventions bizarres ont un caractère tellement scé¬ nique, qu’elles ne laissent pas de produire beaucoup d’effet.

En assistant à la représentation de Beaucoup de bruit pour rien, je songeais à l’opinion déjà ancienne, mais qui, dans une polémique toute récente vient de s’enrichir d’arguments nouveaux et non sans valeur, d’après laquelle Shakespeare n’aurait été que le prête- nom de François Bacon. S’il est difficile de comprendre comment un coureur de tavernes qui avait essayé un peu de tous les métiers, depuis ceux de garçon boucher et de gardeur de chevaux jusqu’à celui d’acteur, et qui ne paraît pas avoir jamais fait preuve, dans sa vie privée, d’une délicatesse intellectuelle ou morale suffisante pour l’élever au-dessus du commun des hommes, a pu laisser tant d’œuvres où la marque du génie est si profonde, et particulièrement tant de scènes d’un esprit charmant, d’une poésie précieuse et d’une grâce ailée ; si l’on ne parvient pas davantage à s’expliquer que, après avoir produit ces chefs-d’œuvre avec l’inconscience d’un pommier portant des pommes, il n’ait été averti par personne de leur valeur et n’ait pris aucun soin de les réunir ; que son activité créatrice ait cessé tout à coup dans la force de lage, qu’il ait passé tranquillement, et sans que personne s’en souciât plus que lui, de cette vie agitée et féconde, à celle d’un petit bourgeois campa¬ gnard, qu’enfin l’auteur de ces drames incomparables et de ces comédies immortelles soit si peu et si mal connu, il n’est pas moins malaisé de concevoir qu’un philosophe puisse être l’auteur de la Tempête et du Songe dune nuit dété, non plus que $ Othello. Bacon était trop raisonnable pour écrire des scènes comme celles de l’église dans Beaucoup de bruit pour rien ; trop pondéré pour se livrer aux fantaisies parfois sans frein de la comédie ou de la tragédie shakespearienne ; trop bien élevé pour se permettre les grossièretés qui déparent Macbeth, Roméo et Juliette, les Joyeuses commères et presque tout le théâtre de Shakespeare ; trop philo¬ sophe pour concevoir et pour exécuter ces drames où l’auteur dérobe toujours sa pensée personnelle sous l’agitation de la vie. Philosophie et art dramatique sont deux termes opposés, contra¬ dictoires : l’auteur d ’Hamlet^ comme ceux de Britannicus et de Cinna, peut mettre de la philosophie dans son art, (mais jamais en philosophe. Le philosophe voit la pensée abstraite et auTepos ; l’écri¬ vain dramatique, et Shakespeare plus que tous les autres, ne la voit que revêtue de chair et en mouvement. Ce qu’il lid faut, ce n’est point l’idée en soi, c’est l’action, c’est la passion, c’est le choc, c’est la lutte. Si l’auteur du Novum organum est également l’auteur d Othello et de Beaucoup de bruit pour rien, il a réuni en lui les éléments les plus dissemblables, ceux dont l’association


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dans un même esprit semble le plus impossible, et il est tout sim¬ plement le génie le plus extraordinaire de la création, tout en ayant été l’un des hommes les plus vils et les plus méprisables, également inférieur à la bonne comme à la mauvaise fortune.

Le sujet de la pièce est tiré d’une nouvelle de Bandello, dont on retrouve également le fond dans le cinquième chant du Roland furieux et dans la Reine des fées de Spencer. C’est un de ces sujets comme Lope, Calderon et, après eux, notre tragicomédie romanesque de la première moitié du dix-septième siècle, en ont traité par centaines.

En suivant la représentation, j’étais frappé des rapports entre la pièce et plusieurs tragicomédies de Rotrou. Sans l’énorme dif¬ férence du génie, l’analogie serait bien plus frappante encore. La scène de la fenêtre, avec substitution de personnages, est un lieu commun du genre : je la trouve dans les Occasions perdues et la Laure persécutée de celui que Corneille appelait son père. La scène de l’amende honorable à la tombe d’Héro, avec les stances où Claudio exprime sa douleur et son repentir, reparaît sans cesse dans notre théâtre sous Louis XIII. Le Pxjrame et Thisbê de Théo¬ phile, la Silvanire de Mairet, la Panthée de Tristan, Y Antigone et Ylnnocente infidélité de Rotrou, reprennent successivement ce thème du Tombeau où l’amant, avec un grand luxe de pointes et de concetti, se lamente sur les restes mortels de celle qu’il aimait. C’était un exercice de rhétorique, qui prêtait aux belles amplifi¬ cations, aux belles images, aux beaux élans lyriques.

L’adaptation de M. Louis Legendre est faite avec beaucoup d’habileté. On y sent le respect et l’amour de Shakespeare, même lorsqu’il le réduit à la mesure de notre théâtre et à celle du goût français. Sa versification est d’une élégance aisée, où la gêne du traducteur ne se trahit guère. La musique, composée par M. Ben¬ jamin Godard pour la fête au palais de Léonato et pour la scène du mariage, est tout à fait charmante. M. Porel a donné à la fantaisie du poète un cadre dont la richesse n’exclut pas le goût. Ils sont loin les temps où l’on plaisantait la sage économie des décors et des costumes de l’Odéon. Beaucoup de bruit pour rien est joué avec un ensemble où nul acteur ne se détache hors ligne, mais où aucun non plus ne reste au-dessous de sajtâche.

Entrons un moment à l’Ambigu, oîi nous ne nous arrêtons 1 pas souvent, pour y constater l’éclatant succès de Mathias Sandorf\ pièce en huit tableaux, tirée par M. William Busnach d’un des derniers et des plus attachants récits de M. Jules Verne. Depuis une dizaine d’années surtout, M. Busnach a pris pour spécialité de changer des romans en pièces. Il s’en^ tire w avec une habileté


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consommée, s’agît-il de Y Assommoir et de Pot-Bouille . Mathias Sandorf était loin d’offrir les mêmes difficultés, et il en a extrait sans peine un drame mouvementé, pittoresque, amusant et émou¬ vant, où la marche de l’action nous transporte dans les milieux les plus divers, en prison, dans l’abîme de la Foïba, dans une fête populaire, sur les flancs d’un volcan en éruption, et nous promène d’Illyrie en Dalmatie, de Dalmatie en Sicile, de Sicile au Maroc. Mathiis Sandorf est le Monte-Cristo de M. Jules Verne. Dénoncé à la police par un misérable, au moment où allait éclater la cons¬ piration qui devait affranchir la Hongrie, son pays natal, il est enfermé dans une forieresse inaccessible, découvre, par un hasard miraculeux, le nom du traître qui l’a vendu pour s’emparer de sa fortune et de sa fille, s’évade par une nuit d’orage, à travers les péripéties les plus dramatiques, devient colossalement riche, comme Edmond Dantès, et, caché sous un nom d’emprunt comme lui, méconnaissable pour tout le monde, retiré, toujours comme lui, dans une île inconnue d’où il pousse des explorations en tous sens, il consacre le reste de sa vie à retrouver sa fille et à châtier le traître. Le public de l’Ambigu, comme tous les publics populaires, adore ces hommes mystérieux qui arrivent toujours au moment opportun pour jouer le rôle de la Providence, en punissant le vice et en récompensant la vertu. Il a applaudi au docteur Antékirtt, comme il l’avait fait au prince Rodolphe, au comte de Monte-Cristo, au vaillant et invincible Lagardère, et il a ri de tout son cœur aux exploits des saltimbanques Cap-Matifou et Pointe-Pescade, les deux humbles auxiliaires du docteur, comme à ceux de Cocardasse et de Passe-Partout. L’athlétique M. Dumaine prête ses muscles et son talent à l’hercule de la Cannebière, élève d’Arpin, qui porte son pitre au bout d’une perche, jongle avec les madriers, prend des charrettes sous son bras, retient par son amarre un trabacolo glis¬ sant à la mer et, au dénouement, étrangle le traître comme un lapin. Des tableaux tels que ceux de l’évasion par une nuit d’orage, à la lueur de la foudre, le long de la chaîne du paratonnerre qui descend des hauteurs de la forteresse au fond du gouffre obscur où bondit le torrent de la Foïba ; du lancement du navire, de l’éruption du volcan et de la bataille entre les bandits et les matelots de Mathias Sandorf dans une auberge suspecte, sur les flancs de l’Etna, suffiraient à faire courir tout Paris. Voilà un spectacle à souhait pour les vacances de Noël et du jour de l’an.

Le Vaudeville vient de donner Y Affaire Clémenceau, drame mêlé de comédie, tiré par M. Armand d’Artois du roman d’Alexandre Dumas, qui remonte à 1867 et qui fit assez grand bruit en son temps. Clémenceau est un jeune sculpteur plein de talent et déjà


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célèbre qui 9’éprend follement de la fille d’une aventurière exo¬ tique. Sous les dehors de la candeur, lza cache une dépravation pré¬ coce que le jeune artiste développe lui-même par les extravagances d’un amour tout sensuel, em respectant assez peu sa femme pour la prendre sans cesse comme modèle et révéler au public, dans ses œuvres, chaque détail d’une beauté dont il e9t fier. Tout en l’aimant comme elle sait, elle le trompe et le déshonore. Il ne l’apprend qu après tout le monde, rompt violemment avec elle, puis, dompté par sa passion malsaine, va la rejoindre, accepte un hideux par¬ tage et la tue dans des circonstances que je ne suis point condamné à expliquer ici. M. Dumas a conté cette épouvantable histoire sous forme d’un a mémoire de l’accusé », adressé à l’avocat qui doit le défendre devant les assises.

Elle n’était pas facile à transporter sur la scène, à cause de certains détails caractéristiques qu’il semblait aussi impossible d’éviter que d’accueillir, puis par la nécessité de mettre en œuvre un plaidoyer personnel, où le meurtrier s’analyse lui-même. M. d’Artois a pris son parti des détails choquants et des mots crus» mais il a fait subir une heureuse modification au dénouement.* Au lieu de se produire dans les circonstances révoltantes et avec l’espèce do préméditation raffinée du roman, l’idée du crime se dresse tout à coup dans le cerveau affolé du mari, sur une réponse de sa femme où lui apparaît nettement l’ignominie du marché qu’il venait d’accepter pourtant, et qui le rend fou de fureur.

La pièce est inégale. L’exposition se prolonge outre mesure, en s’amusant aux bagatelles de la porte. L’action ne commence, en réalité, que vers la fin du quatrième tableau, et FAffaire Clemenceau n’en a pas plus de six. Le premier surtout est complètement inutile et pouvait être si aisément fondu avec le deuxième qu’on cherche vainement le motif secret qui a pu s’opposer à cette amputation. Au quatrième, l’épisode de M me Clémenceau mère, frappée à mort dans l’atelier de son fils par la révélation de l’infamie de sa bru, est un hors-d’œuvre mal amené, invraisemblable, qui s’explique seu¬ lement par le désir d’un effet facile et à peu près sur. À partir du moment où, par un moyen discutable, le mari est éclairé sur le compte de sa femme, la pièce, jusque-là languissante, incertaine dans sa marche, mal concentrée, avec des parties vieillottes et d’autres qui sont plus ingénieuses et plus piquantes, mais ne se rattachent pas d’assez près à l’action, se relève et marche d’un pas plus ferme et plus vif jusqu’au dénouement, qui est enlevé d’une main vigoureuse, et enlève aussi le succès, longtemps indécis. Je ne répondrais point, cependant, des longues destinées d’une œuvre qui a tant de côtés contestables et où le cœur est si peu intéressé.


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M. Raphaël Duflos est supérieur dans toutes les parties dramati¬ ques de son rôle. M,lc Cernv serait parfaite si elle avait autant de force que de gentillesse et de grâce. Tissandier sauve, par la physionomie originale et comique qu’elle lui donne, ce qu’il y a d’odieux dans le personnage de la comtesse Dobronowska, cette maman Cardinal des bords de la Vistule.

III

Il est trop tard pour revenir longuement à la séance annuelle de l’Académie française, qui se tenait au moment où a paru notre der¬ nière causerie. M. Fr. Coppée a fait applaudir l’excellence de sa diction en même temps que les beaux vers de M. Emile Moreau qui, en chantant Pallas Athéné, a écrit l’apothéose de la Grèce antique avec le lyrisme d’un croyant de l’Olympe et d’un contem¬ porain de Périclès. Nous n’avons rien à signaler dans la distribution des prix littéraires, sauf le nombre inusité des journalistes qui en ont eu leur part. Ils sont une douzaine, pour le moins, et même plus. Jamais peut-être on ne leur avait fait une place aussi large. Puisqu’elle n’hésite pas maintenant à leur donner des fauteuils, comment Filiustre Compagnie hésiterait-elle à leur donner ses couronnes ?

L’Académie des sciences morales et politiques a clos le 17 dé¬ cembre le défilé des séances solennelles de l’Institut, M. Jules Simon y a donné lecture d’une notice sur Louis Reybaud qui a tenu pen¬ dant une heure l’auditoire sous le charme et qui n’est inférieure en rien à ses notices précédentes sur Guizot, Thiers et Mignet. L’homme sans doute n’est point de la même taille, mais la nature de ses travaux permettait, appelait même d’intéressantes digres¬ sions, étroitement rattachées au sujet, et M. Jules Simon en a un peu agi envers son ancien confrère comme le poète Simonidc avec l’athlète dont il avait à écrire l’éloge : il s’est rejeté sur Castor et Pollux. Depuis lougtemps, et même avant sa mort, M. Louis Rey¬ baud n’était plus connu que comme l’auteur de Jérôme Paturot, mais il avait touché à tous les genres dans une carrière d’une infa¬ tigable fécondité : il avait fait de l’histoire, des voyages, du jour¬ nalisme, des romans, de la poésie même, hélas ! Qui se rappelait la Dupinade ? Qui se doutait qu’il eût collaboré à la Némésis ? C’est lui, probablement, qui en a fait tous les méchants vers, — je ne dis pas tous les vers méchants, — si l’on en juge par ceux qu’il a eu l’imprudence de publier sous sa seule signature et que M. Jules Simon déclare sans ambages « d’une platitude désespérante ». Après avoir ainsi tâtonné longtemps et cherché sa voie dans des


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directions qui ne semblaient guères mener à l’Institut, quoiqu’elles eussent un point commun dans leur extrême diversité, en laissant voir une prédilection pour l’étude des types, l’observation et la satire des ridicules ou des vices, il rencontra enfin un thème fait pour mettre en relief les qualités les plus brillantes et les plus solides de son esprit. En appréciant son ouvrage sur les réformateurs et socialistes modernes, M. Jules Simon a tracé pour son propre compte une esquisse du sujet sur laquelle nous aurions quelques réserves à faire, mais qui, dans son ensemble, n’en constitue pas moins une galerie d’une vérité et d’un relief singuliers. Ces silhouettes de Saint-Simon, de Fourier, d’Auguste Comte, de Pierre Leroux, sont vivantes et pleines de traits qui peignent. Jerome Paturoi n’est pour ainsi dire, qu’une traduction amusante, une vulgarisation sous forme romanesque, de ces études sur les utopistes, leur bruyant cortège et leurs dupe3. Le livre a plus de bonne humeur et d’entrain que de finesse, et la satire a vieilli ; mais sur le moment, elle frappait juste et porta coup.

Au début de la séance, le président, M. J. Zeller, avait proclamé les prix et annoncé les sujets des prochains concours. Nous ne nous y arrêterons pas. Un concours d’un autre genre nous appelle dans la salle des fêtes de l’Hôtel de Ville. Il s’agissait de peindre trois plafonds à la mairie du VI e arrondissement, et d’y représenter la Liberté, l’Égalité, la Fraternité. Soixante-deux concurrents ont répondu à l’appel. Le jury en a mis trois hors ligne : MM. Urbain Bourgeois, Henri Lévy et Lionel Royer. M. Lévy est celui qui a le plus de style ; M. Royer, le plus d’élégance et de grâce. Dans le projet du premier, l’Égalité, sous l’égide de la Loi, préside à l’exer¬ cice des droits et à l’accomplissement des devoirs de tous les citoyens ; la Fraternité éteint les haines qui armaient les nations les unes contre les autres et ramène la concorde et la paix, — ce qui fait honneur à l’imagination de M. Lévy ; enfin la Ville de Paris offre à la Liberté triomphante le sacrifice de ses enfants morts en combattant pour elle : la Liberté plane dans les airs sur son char, que précède un génie portant le drapeau de 89 et que suit une Renommée au vol fougueux, sonnant de la trompette ; en bas, la silhouette d’une Bastille, des monceaux de corps entassés, la Ville une palme en main, et une autre figure allégorique soulevant un blessé. La composition a de la tournure et s’arrange bien, mais nous voilà loin du courant naturaliste. M. Bourgeois, moins mâle moins étoffé, n’est pas moins préoccupé du style. M. Royer a mêlé le symbole à la réalité. Sa Fraternité est un joli tableau de genre, que dominent des figures aériennes. Il n’a pas commis la même faute que trois ou quatre naïfs concurrents qui ont habillé


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leur Fraternité d’une cornette blanche, et dont la candeur témoigne en faveur de l’honnêteté de leurs sentiments plutôt que de leur habileté.

La plupart des concurrents ont sacrifié à l’allégorie, comme semblait l’exiger le sujet. Plusieurs pourtant, mieux imbus des nouveaux principes, ont traduit la devise républicaine en compo¬ sitions historiques : la Prise de la Bastille, le Serment du Jeu de Paume, la Fédération ; mais il faut croire que l’allégorie est encore admise pour les plafonds et qu’elle paraît plus décorative.

Comme toujours, les excentriques donnent çà et là une note gaie. L’un symbolise la Fraternité sous la forme d’un banquet dans le jardin du Luxembourg, à l’ombre de la fontaine de Médicis, et nous montre l’Égalité recevant les hommages des riches et des pauvres devant le fronton de l’Institut. On ne s’attendait guère à voir l’Institut en cette affaire. Dans un autre projet, l’Égalité fait reforger le vieux monde par trois serruriers musculeux qui, armés d’énormes marteaux, tapent à tour de bras sur un globe cerclé de fer. Un troisième, dont l’excentricité de conception se double d’une exécution burlesque, représente la Fraternité sous la forme d’une jeune fille offrant à son petit frère un toutou en carton, idée dont la simplicité désarme. L’Égalité, c’est une aimable et heureuse famille où chacun a « ce qu’il préfère » : celui-ci une poupée, celui- là un polichinelle, — et où l’on voit l’un tendre un morceau de sucre à un lévrier, l’autre à un caniche. La Liberté, enfin, c’est, comme nous l’explique une devise inscrite en tête de la première compo¬ sition, « le Mariage libre amenant l’Amour et la Paix » : pour le coup, c’est trop de zèle, car le mariage libre se passe de la mairie aussi bien que de l’Église, et l’artiste, en choisissant ce mol if, a commis un contre-sens presque aussi réjouissant que sa composition elle-même.

On cherche à métamorphoser peu à peu les mairies de Paris en de petits musées. La tâche est vaste et elle sera longue. En atten¬ dant la mairie du VI 0, celle du I er arrondissement vient de rece¬ voir sa décoration. Au sortir de l’Hôtel de Ville, nous sommes passé par la place Saint-Germain l’Auxerrois pour examiner les peintures où M. Besnard a représenté, dans la salle des mariages, le Matin, le Midi et le Soir de la vie. De ces trois compositions, la meilleure est incontestablement la dernière, qui figurait au Salon de 1886. Il y a de la poésie et du style dans ce couple de vieillards assis mélancoliquement côte à côte et qui rêvent au soleil couchant. Le Matin, c’est un garçon et une fillette chantant aux oiseaux dans un paysage tout fleuri, sous les rayons de l’aube. Joli thème, exécution sèche ; il eût fallu tremper sa brosse dans la rosée matinale. Le Midi de la vie est également associé au midi


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du jour. Les deux enfants ont grandi : nous les retrouvons en pleins champs, dans la chaleur du soleil qui frappe d’aplomb sur eux. Le garçon est devenu un travailleur robuste ; la fillette, une vigoureuse mère de famille ; mais fallait-il la faire si laide ? L’art devrait s’appliquer à propager la beauté. La laideur triviale et vul¬ gaire n’a pas besoin de ses encouragements. Quant au cheval, c’est une bête presque fantastique par sa forme et par la couleur de sa robe. La facture du tableau est sommaire et lâchée. Rien ne for¬ çait M. Resnard à donner les travaux de la moisson pour cadre à sa peinture dans une mairie parisienne ; on peut même trouver que l’idée eût été mieux à sa place en une mairie de banlieue. Mais, du moins, on ne lui reprochera pas d’avoir tenté de débaucher les citadins par le charme d’une idylle à la Florian.

À cette époque de l’année, les expositions se continuent dans les livres ; les magasins des grands éditeurs se changent en musées ; partout se publient des ouvrages qui sont le charme des yeux et qui ne s’adressent pas tous à l’enfance, il s’en faut. Les hommes faits ont aussi leurs étrennes, et le mois de décembre est devenu la saison des bibliophiles.

Nous retrouvons justement la Vie rustique dans un beau volume de M. André Theuriet, avec dessins de M. Léon Lhermitte 1 . Dans notre dernière causerie, nous avons parlé de l’exposition de ces magnifiques fusains, et n’avons à y revenir aujourd’hui que pour dire qu’ils ont été soigneusement gravés sur bois par M. Clément Bellenger, et qu’ils forment un riche ensemble de cent seize compositions, dont vingt-six hors texte. Le talent de M. Lhermitte et celui de M. Theuriet s’harmonisent à merveille. Tous deux ont un égal amour des champs ; tous deux savent en peindre les types et les travaux d’un pinceau robuste et sincère, qui en dégage la poésie sans jamais tomber dans la fadeur et les conventions de l’églogue. Poète et romancier, M. Theuriet fait circuler à travers chaque page de ses descriptions les parfums salubres de la nature, et il en parle non pas en amateur qui n’a fait que la traverser pendant ses vacances, mais avec la sûreté, et même, au besoin, avec le sens pratique d’un homme dont la jeunesse s’est passée dans son sein et qui est revenu bien souvent s’y retremper depuis.

La Vie rustique se divise en six livres où M. Theuriet étudie successivement la ferme, le blé, la vigne, le chanvre, la forêt, le village, et chaque livre s’ouvre par une poésie.

O mon village, à travers Les prés verts


4 Launette, 1 vol. grand in-8°.


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Grimpent tes logis en pente ;

Un ruisseau bordé d’aubiers,

À tes pieds,

Court dans la sauge et la menthe.

Sous les auvents de bois brun.

Le parfum

Du vieux temps se garde encore ;

On y parle le patois D’autrefois,

Rude, chantant et sonore…

Chemin faisant, ses descriptions, d’un coloris ferme et sobre, s’animent de scènes vivantes et de récits pittoresques. Il recueille les vieilles chansons, les vieux usages, les vieilles légendes. Lisez surtout le dernier livre, où se dérouleront sous vos yeux les diverses faces de la vie au village, — l’enfance et l’école, la fête patronale, les fiançailles et les noces, la vie de famille, la vieillesse et la mort, — si vous voulez voir tout ce qu’il y a non seulement d’excessif, mais de faux dans l’immonde et odieux roman de M. Émile Zola. M. Theuriet ne flatte pas le paysan ; il n’en fait point un portrait de fantaisie ; il ne dissimule aucune de ses laideurs ; il dit à quelles ruses, à quelles luttes, à quelles haines, à quels actes d’improbité, parfois même â quels crimes le pousse cette âpre passion de la terre d’où découlent la plupart de ses vices comme de ses vertus. Mais cela ne l’empêche pas de conclure que « la famille paysanne, même avec ses rudesses, ses grossièretés et ses tares, est encore l’élément le plus vivace et le plus sain de la société actuelle », et que « c’est dans la culture de la terre, dans la vie campagnarde en plein air que la bourgeoisie française devrait désormais chercher le rajeunissement et le salut ».

Il semble que ce soit aussi en guise d’antithèse et d’antidote à la Terre de M. Zola qu’on vient de réimprimer l’un des romans rustiques les plu9 célèbres de George Sand : François le Champs avec dessins et aquarelles de M. Eugène Burnand. François le Ckampi est surtout connu par la pièce de théâtre que l’auteur en a tirée et qui a popularisé le titre. Elle avait un peu relégué dans . l’ombre le roman, que je n’avais jamais lu, je l’avoue. Sans valoir la comédie, et tout en prêtant aux mêmes réserves dans son dénouement, ce récit berrichon peut intéresser encore par la saveur champêtre du style, le naturel du dialogue, la vérité des peintures, le charme discret et voilé des figures de l’honnête Madeleine et du brave Champi.

Dans la même collection que François le Champi et les Chants du soldat, dont j’ai dit un mot plus haut, a paru également un


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livre nouveau d’un écrivain tout à fait à la mode : Madame Chry¬ santhème, par Pierre Loti 1 . C’est un de ces récits exotiques sans aucune composition apparente, qui s’éparpille en notes fluides, à peine reliées çà et là par un fil très frêle et très lâche. L’auteur nous conduit cette fois au Japon. Il ne s’agit pas d’un voyage, — d’une promenade tout au plus, d’une lente flânerie, d’un séjour anémique, languissant, ennuyé, à Nangasaki. S’il faut en croire M. Pierre Loti, nos marins, pendant ces escales dans les villes de l’extrême Orient, ont coutume de contracter, par devant un officier de l’état civil, des mariages morganatiques avec de jeunes per¬ sonnes indigènes. On en est quitte, lorsqu’on part, pour faire rédiger un acte de divorce, et la jeune femme peut recommencer à l’arrivée du navire suivant : la chose est dans les mœurs du pays, et sa réputation n’a pas subi la moindre atteinte. Que M. Pierre Loti ait jugé à propos de pousser le japonisme jusque-là, c’est son affaire, mais était-il indispensable de nous en rendre compte ? Comment ne pas remarquer qu’il revient bien souvent à ce genre de confidences ? Après Aziyadé, Rarahu ; après Rarahu, Chrysan¬ thème. Et j’en passe. C’est déjà une petite galerie. Non pas, d’ail¬ leurs, qu’il s’agisse ici d’une histoire d’amour ; il n’a d’autre amour au cœur que celui de la couleur locale : il a pris une femme uniquement comme il eût acheté un bibelot d’étagère ; elle l’inté¬ resse si peu, que son livre est une variante de3 Fleurs d’ennui . Elle ne nous intéresse pas davantage. En nous décrivant ce petit animal singulier, dans toutes ses moues et ses grimaces, ses toilettes, ses coiffures, ses habitudes, ses superstitions, M. Pierre Loti ne songe pas un moment à élargir cette observation d’épiderme, à regarder dans l’intérieur, à nous révéler l’être intellectuel ou moral, quel qu’il soit, caché sous cette enveloppe chiffonnée. Il la traite en figure de paravent. Aussi, malgré l’admirable talent descriptif de l’auteur, qui nous transporte, comme sans effort, dan3 le milieu qu’il habite, qui évoque les figures et les choses avec une sorte de magie d’autant plus étonnante qu’elle a les allures les plus simples du monde, qui nous donne la sensation de cette nature factice, mignarde et contournée, de ces magots à la gaieté enfantine et à la drôlerie irrésistible ; malgré tant de fins et spirituels croquis tracés d’une touche menue comme les physionomies, les mœurs et les paysages qu’ils peignent, ne tarde-t-on pas à ressentir un peu de fatigue et d’énervement. Cela finit par tourner sur l’esprit, si je puis ainsi dire, comme tournent sur l’estomac ces mets fragiles, bizarres et compliqués qui amusent l’appétit sans le satisfaire, et

K Édition du Figaro, Calmann-Lévy, 1 vol. in-8®.


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après lesquels on donnerait beaucoup d’un simple rosbif saignant.

Il faut déguster Madame Chrysanthème à petites doses, cha¬ pitre par chapitre, comme on prend une gorgée de thé dans une de ces tasses microscopiques qui nous viennent de Tokio. Les japonisants, si nombreux aujourd’hui, seront charmés de tous ces petits morceaux, et j’imagine que M. Edmond de Goncourt s’en est régalé. Quant à l’illustration de MM. Rossi et Myrbach, elle est absolument exquise, — bien parisienne et bien japonaise à la fois, — * d’une grâce exotique et d’une saveur originale qui réveille sans cesse la curiosité. On dirait de ces peintures comme en exécutent sur les éventails et les kakémonos les grands artistes d’Yeddo, rehaussées par une pointe d’esprit français.

Au sortir de Madame Chrysanthème, j’ai relu avec un plaisir tout nouveau le Raphaël de Lamartine et le Roman (Tun jeune homme pauvre, d’Octave Feuillet, dont la maison Quantin vient de nous donner de belles et riches éditions, à l’usage des biblio¬ philes et non autres. Le Raphaël, qui continue la collection des chefs-d’œuvre du roman contemporain, a été tiré à petit nombre, sur beau papier, par le maître imprimeur. Avec sa couverture blanche repliée, sur laquelle se détachent simplement, vers le bas, le titre de l’ouvrage, et dans l’angle supérieur un médaillon repoussé en or, il se présente sous un aspect d’un élégance sobre et d’un goût parfait. M. Ad. Sandoz a dessiné, pour ces « pages de la vingtième année », dont il serait superflu de refaire aujourd’hui l’analyse et l’appréciation, dix compositions d’un beau caractère, gravées à l’eau-forte par M. Champollion avec une pointe qui a toute la per¬ fection et toute la science du burin le plus exercé.

Dans l’œuvre entière de M. Octave Feuillet, je ne sais s’il est un livre dont le succès ait été plus complet, plus décisif et plus durable que le Roman d’un jeune homme pauvre ; il l’a retrouvé sous la forme du drame. Certes, l’histoire est romanesque, et le titre même nous en prévient loyalement ; mais, si l’on veut bien ne pas se montrer trop exigeant sur le chapitre de la vraisemblance, qu’elle est attachante, dramatique et noble ! Où est le lecteur rébarbatif que n’a point ému la scène de la tour d’Elven ? Et quelle galerie de figures dont chacune a son originalité et sa vie propre ! On se retrempe avec un charme tout particulier dans une atmo¬ sphère si généreuse et si salubre par cette époque de naturalisme, comme on respire avec délices l’air pur des sommets après avoir séjourné dans un cloaque infect. Un portrait de l’auteur gravé à l’eau- forte ouvre cette édition de grand luxe, qu’illustrent de nombreuses gravures hors texte et d’autres de dimensions moindres, en tête ou à la fin des chapitres, exécutées sous la direction de M. Méaulle.

25 DÉCEMBRE 1887. 72


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Çette fois encore nous voici acculé à la dernière page sans avoir pu passer la revue funèbre déjà ajournée à notre précédente cau¬ serie. Pour remplir ce peu d’espace qui nous reste, lequel choisi¬ rons-nous de tant de noms entassés par la Mori sur son livre ? Sera-ce un glorieux soldat, un illustre serviteur du pays, comme l’amiral Jauréguiberry, le général de Courcy, qui fut l’un des héros du Tqnkin, qu Jq vieux général Le FW, qui servit aussi bien la France dans sa campagne diplomatique qu’il layait servie sur les champs de bataille ? Sera-ce le rossignol suédois, Jennÿ Lind, qui avant Rachel, ayant la Patti, avant Sarah Rernhardt, fit délirer l’Amérique et à la gloire do laquelle il n’a manqué que la consé¬ cration parisienne ? Sera-ce des artistes comme Hippolyte Lazerges, Philippe Rousseau, qui éleva la nature morte jusqu’au tableau de genre ; GaHait, qui a été plusieurs fois dans sa vie un vrai peintre d’histoire, un des rares du temps présent, et qui est un peu à nous aussi, puisqu’il a travaillé pour les galeries de Versailles, et qu’il était l’un des associés étrangers de notre Académie des beaux-arts. François Bonvin, le peintre du peuple, au talent robuste et simple, qui vécut à l’écart et qui est mort pauvre ? Sera-ce des écrivains comme le vieux Marco Saint-Hilaire dont la mort a produit l’effet d’une résurrection, car tout le monde le croyait enterré depuis plus de trente ans, et dont les récits anec¬ dotiques ont fait certainement plus encore que les chansons de Béranger pour la création de la légende napoléonienne ; ou Jules Lacroix, frère cadet du bibliophile Jacob, beau-frère de Balzac, le traducteur de Juyénal, de Sophocle et de Shakespeare, l’auteur du Testament de Cé$ar> de Yaleria et aussi de nombreux romans de jeunesse dont il serait difficile de louer la délicatesse et la dis¬ tinction et qu’il vaut mieux ne point tirer de l’oubli ?

Non, Ce ne sera ni l’artiste, ni le poète, ni le diplomate, ni le capitaine. Ce sera tout simplement la fondatrice et la directrice d’un magasin de nouveautés, dont la mort a été un événement, dont vingt mille personnes opt suivi le cercueil et dont l’admirable testament demeurera dans les annales charitables comme un monu¬ ment de la bienfaisance la plus généreuse, la plus attentive et la plus éclairée,

11 y a une quarantaine d’années, dans un quartier perdu de Paris, à l’anglo do la rue de Sèvres et de la rus du Bac, une bou¬ tique de mercerie portant une enseigna vulgaire i Au Bon-Marché, était tenue par un jeune commerçant portant le nom d’un maréchal de France, avec le prénom d’un des sages de la Grèce ? M. Aristide Boucicaut. C’était un homme actif, probe, intelligent. Il sortait du Petit Saint-Thomas où il avait épousé une giletièrc, âgée de trente


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ans et douée des mêmes qualités que lui. Le jeune couple avait emprunté 1800 francs pour agrandir la petite maison de commerce. C’était beaucoup hasarder : les experts jugeaient qu’il n’y avait pas d’avenir dans un quartier pareil, si loin du centre de Paris. Cepen-*- dant le magasin de mercerie s’élargissait peu à peu ; il s’était adjoint la bonneterie, la rouennerie, la tapisserie et un peu de nouveautés. Bientôt il absorba l’une des maisons voisines, puis une autre, puis une autre encore, reliées tant bien que mal à la maison primitive et formant un ensemble de bâtisses inégales qui communiquaient entre elles par un labyrinthe de couloirs et d’esca¬ liers. Et enfin, dans son développement continu, toujours avançant, toujours s’annexant et s’assimilant ce qui l’avoisinait, le bâtiment du Bon-Marché est devenu ce palais colossal, une des curiosités de la ville, recouvrant tout l’espace situé entre quatre rues et prolon¬ geant ses annexes encore au delà, contenant la population d’une sous-préfecture, ayant le budget d’une grande ville et où l’on vend tout ce qui peut s’acheter. M. Boucicaut est mort il y a dix ans, mais l’essor de l’œuvre n’en a pas été arrêté une minute, et la veuve s’est montrée digne de recueillir son héritage.

Cette maison au titre banal et partie de si humbles origines en est arrivée à ce point qu’elle a transformé le quartier où elle s’élève, comme elle a transformé les conditions mêmes du commerce, et qu’elle s’est rangée parmi les phénomènes qui sollicitent les études des économistes. On n’a plus à craindre l’apparence d’une réclame en parlant de magasins dont la réputation est beaucoup plus qu’européenne, et qui attirent les clients, comme les pick-pockets, de toutes les parties du monde. Sans doute, la médaille a son revers. De pareilles maisons ne créent pas la commodité des achats par l’accumulation sur un même point des marchandises les plus diverses, par l’abaissement des prix, par la faculté d’échanger ou de rendre les objets « qui ont cessé de plaire », sans créer en même temps la tentation, sans allumer dans certains cerveaux frivoles et malades la folie de l’achat et quelquefois le vertige du vol. On peut s’y promener pendant des journées entières, au milieu d’une foule dont le flot ne se ralentit pas une minute, s’y installer comme chez soi, tout regarder, tout palper, monter au cabinet de lecture, admirer les tableaux, passer au buffet gratuit, visiter la maison en détail, avec ses sous-sols, ses cuisines, ses dortoirs, ses écuries, sous la conduite d’un guide en cravate blanche, se faire inscrire pour les concerts donnés par l’orchestre de l’établissement avec intermèdes où l’on entend Faure et Paulus. On y respire une atmosphère qui a son ivresse. Ces bazars prodigieux vulgarisent la passion du luxe. Que de femmes y ont ruiné leurs maris, sous


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prétexte de profiler de soldes exceptionnels, d’occasions uniques.

Autre revers de médaille. Ces monstres ne sauraient vivre sans tout absorber et tout tarir autour d’eux. Aucune concurrence n’est possible. Le Bon-Marché, pour nous en tenir à lui, a nécessai¬ rement tué, dans un large rayon, presque tout le petit commerce, conséquence cruelle, dangereuse même au point de vue social, mais inévitable, — comme le chemin de fer a tué la diligence, comme le gaz a tué le quinquet et sera peut-être tué par l’éclairage électrique, — et qui n’est pas, d’ailleurs, sans compensation. Il rend d’une main ce qu’il a pris de l’autre et, en dehors de ses trois mille deux cents employés des deux sexes, il fait vivre, dans toutes les rues avoisinantes, des multitudes d’ouvriers et d’ouvrières employés à ses confections.

Si M me Boucicaut n’avait donné que l’exemple de la fortune, comme dit M. Benoîton, ce n’eût pas été suffisant pour faire un événement de sa mort, aujourd’hui que les millionnaires courent les rues. Mais, après s’être montré capable de l’acquérir par une intelligence commerciale hors ligne, elle s’est montrée digne de la posséder par l’usage qu’elle en a su faire, de son vivant et à sa mort. Ni son mari ni elle ne se croyaient quittes envers leurs employés en les payant : ils leur donnaient des maîtres, ils leur enseignaient la musique, l’escrime, les langues vivantes ; ils avaient refait une maison de famille, une sorte de foyer domestique aux jeunes filles venues de province ; ils avaient associé les plus intelligents et les plus capables aux bénéfices d’une maison qui est leur propriété aujourd’hui ; ils avaient assuré la vieillesse des autres en créant en leur faveur une caisse de prévoyance que M mo Boucicaut venait encore d’enrichir de 4 millions peu de temps avant sa mort. Son testament a mis le comble à tant d’actes généreux. C’est un monument de charité vigilante, de bienfaisance intelligente et éclairée. On peut dire qu’elle a déployé, en réglant l’emploi de ses 100 millions, autant de sagacité, de prévoyance, d’esprit d’organisation qu’elle en avait montré à les acquérir. Elle n’a rien oublié, ni personne. Elle a voulu faire partout bénir son nom, en faisant partout tomber la manne de ses legs. Montyon et les autres philanthropes fameux sont bien dépassés par elle. Il y avait l’amc d’une reine en cette ancienne merci’’*rc qui vient d’inscrire son nom aux premiers rangs parmi ceux des bienfaiteurs de l’humanité, et dont les dispositions posthumes, véritable féerie de la charité, mériteraient de réconcilier le plus farouche socialiste avec « l’infâme capital ».

Victor Fournel.


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MAISON DIDOT

Cette année, fidèle à ses traditions et jalouse d’ajouter de nouveaux titres à son illustration, la maison Didot a multiplié les publications nouvelles et en offre tout d’abord trois de premier ordre qui méritent les éloges et les recommandations de la critique.

La première est consacrée au pape Léon XIII, et tout k fait digne de ce noble sujet. Cette histoire de la vie et des œuvres de l’illustre pontife se présente au public sous les auspices des patronages les plus autorisés 4 .

De tels témoignages non seulement nous dispensent de toute appré¬ ciation critique sur un ouvrage dont l’orthodoxie absolue n’est pas contestable et n’a pas besoin d’autres garanties, mais encore nous font une obligation de la plus expresse réserve pour tout ce qui touche au fond. Notre rôle, ainsi allégé, se borne à la mission toute profane de déduire brièvement les motifs d’un jugement portant exclusivement sur la forme, sur le plan, l’exécution de l’ouvrage, les mérites de cette exécution, les services qu’il est appelé k rendre, les qualités solides et les agréments qui nous ont fait trouver autant d’intérêt que de charme.

L’enfant prédestiné qui devait être un jour Léon XIII, le pontife si habile, si politique, qui préside glorieusement aux destinées de l’Église catholique, est né le 2 mars 1810, k Carpineto, petite ville de 5000 habi¬ tants, assise comme un nid d’aigle entre deux rochers gigantesques, sur le versant des montagnes dressées en face de Velletri. Non loin de la ville s’élève, entre deux pics sauvages, un château en style français, entouré de massifs de châtaigniers, et dont l’entrée s’ouvre sur de verdoyantes pelouses. C’est la résidence d’été, la maison de campagne de la famille Pecci. La résidence d’hiver, placée à l’ombre d’une des quatre églises de Carpineto, en style ogival, remontant à l’époque de Calixte III, est un édifice seigneurial du seizième siècle, dont les maîtres étaient en, mars 1810, le colonel Dominique-Louis Pecci,âgé de quarante et un ans, et son épouse, Anna-Prosperi Buzi alors dans sa trente-septième année. Dieu avait béni leur union en leur accordant de nombreux enfants : Charles, âgé de seize ans, Anna-Maria, de douze, Catherine, de dix, Joseph, qui commençait sa quatrième année et Joa¬ chim Vincent, qui entrait à peine dans la vie.

La famille appartient au patriciat siennois. On montre encore, à Sienne, le palais Pecci, situé près de la cathédrale dont plus d’un tom¬ beau porte ce nom. La famille Pecci habite Carpineto depuis le ponti-

4 Bernard O’Reilly, docteur en théologie, docteur ès lettres, Vie de Léon XIII, son siècle, son pontificat, son influence, composée d’après des docu¬ ments authentiques, précédée de deux lettres de LL. EE. les cardinaux Parocchi, Simeoni et Gibbons, et d’une préface de S. G. Mgr Germain. Edition française entièrement refondue et annotée avec soin par P.-M. Brin P. S. S., professeur de théologie dogmatique. Un volume, grand in-8°, illustré de 2 photogravures, de 8 chromo-lithographies et de 300 gravures sur bois. Librairie de Firmin-Didot et C #, libraires de l’Institut. 1887.


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fîcat de Clément VII. Sous Benoît XIV (1740-1758), Ferdinand Pecci acquit une grande réputation comme légiste. Un Jean-Baptiste Pecci fut évêque de Segni. Mgr Pecci fut chargé sous Pie VI des affaires de sa famille, et sous Pie VII fut commissaire général de la Chambre apostolique. Le comte Ludovico Pecci avait épousé, en 1792, Anna- ProsperiBuzi, d’une illustre famille de Cori, l’antique Cora des Volsques. Son quatrième fils, né le 2 mars 1810, fut baptisé et tenu sur les fonts du baptême en qualité de parrain par Mgr Joachim Tosi, évêque d’Anagni, ami de la famille, qui donna à son filleul les noms de Joachim-Vincent-Raphaël-Louis. La comtesse Anna était une femme, une épouse, un mère accomplie, dont la mémoire est entourée par ses fils, surtout par le cardinal Joseph et le pape Léon XIII, objet de sa prévoyante prédilection d’une juste et pieuse vénération. Son portrait et celui de son mari ornent encore aujourd’hui, honorés de ce culte domestique et populaire, le grand salon du palais Pecci à Carpineto.

À l’automne de 1718, Joseph et Vincent, qui devait à partir de 1830 porter exclusivement le prénom de Joachim, entrèrent au collège des Jésuites à Viterbe, après avoir passé un an à Rome, auprès de leur oncle, Antonio Pecci, qui habitait le palais Muti, près de l’Ara-Cœli.

Dès 1815, s’était passé un événement qui devait avoir une grande influence sur la vie spirituelle de la comtesse Pecci et par elle sur ses enfants, en provoquant chez la mère un redoublement de ferveur dans la piété particulière qu’elle avait toujours manifestée pour saint Fran¬ çois d’Assise. Chassés de leur monastère par l’invasion française de 1797, les Franciscains étaient rentrés en 1815 dans leur ancienne demeure, dont la protection généreuse de la comtesse Pecci les avait aidés à relever les ruines.

« Les religieux de Carpineto, dit le biographe, appartenaient à. cette branche vigoureuse et féconde que saint Bernardin de Sienne et saint Pierre d’Alcan tara avaient greffée sur le trono du bel arbre franciscain et qui avait produit sur le sol italien les saint Jean de Capistran, les saint Léonard de Port-Maurice et toutes ces légions d’hommes et de femmes dont la noble ambition était de suivre le Pauvre d’Assise dans les voies sublimes du sacrifice et du dévouement. »

Les deux frères Pecci héritèrent de la prédilection maternelle pour cet ordre des Franciscains, où la tradition de son fondateur a perpétué le culte particulier des vertus d’exemple et des œuvres de charité, et ils en ont donné plus d’un témoignage. Le pape Léon XIII a racheté de ses deniers le couvent des Franciscains à Carpineto, et les y maintient à ses dépens. Pour la comtesse Pecci, affiliée au tiers ordre de Saint- François, elle voulut mourir revêtue de l’habit des tertiaires, et c’est, portée sur leurs bras, qu’elle fut inhumée à Rome, dans l’église fran¬ ciscaine des Quarante-Martyrs, où se lil encore l’épitaphe touchante tracée de la main de ses fils, toujours inconsolables d’une telle perte.

Nous voudrions pouvoir insister sur ces débuts, sur ces commen¬ cements d’une grande vie, qui ont la douceur modeste et la fraîcheur obscure des petits filets de source qui deviendront, au sortir de l’ombre, rivière et quelquefois torrent. Mais il faut se hâter. L’élève d’élite du collège de Yiterbe fût aussi un des meilleurs élèves du Collège Romain, rendu par Léon XII à ces admirables maîtres de la Compagnie de Jésus. Il s’y distingua par un travail assidu, fécondant une vocation incontestable et s’y montra humaniste tout à fait doué. Après avoir manié avec aisance et dignité la lyre virgilienne, et fait


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rendre des sons nouveaux aux antiques Carmina, le futur Léon XIII tenait avec une supériorité marquée la plume de la harangue cicêro- nienne. Les vers signés de Vincent Pecci étaient une fête polir ses maîtres et ses condisciples, comme ses encycliques d’un latin si pur et si correct sont un régal pour les oreilles des virtuoses et des dilet- tanti de la période classique magistralement déroulée. De tels talents, ornés de la plus douce modestie et de la plus Fervente piété, de si solides vertus souriant avec une grâce innée dans une gravité pré¬ coce, devaient désigner le jeune Peoci à la sollicitude et à la protec¬ tion des papes Léon XII et Grégoire XVI, qui, en effet, la lui accordè¬ rent* Le comte Pecci était « prélat domestique » de ce dernier pontife en janvier 1837, à vingt-sept ans, et paya ce choix d’une épreuve décisive comme collaborateur du cardinal Sala, surintendant des hôpitaux de Rome pendant une invasion du choléra, qui le montra à la hauteur de tous les dévouements et de tous les sacrifices. Ce novi¬ ciat administratif le montrait capable d’occuper tous les postes, sur¬ tout les plus difficiles. Le dernier jour de l’an 1837, il était consacré prêtre par le cardinal Odescalchi, et, au mois de février 1838, le cardinal Lambrusehini le désignait au Saint-Père pour gouverner, en Qualité de délégué, la province de Bénévent. Au mois de mai 1841, il était chargé d’administrer, dans les conditions les mieux faites pour mettre en relief les qualités dont il venait de fournir de nouveaux témoi¬ gnages, l’Ombrie, et en 1843, quittait momentanément la résidence de Pérouse pour la nonciature de Bruxelles. Préconisé archevêque titulaire de Damiette le 27 janvier, il reçut la consécration épiscopale des mains du cardinal Lambrusehini le 19 février, dans la vénérable église de Saint-Laurent in Panisperna, et le 19 mars, il partait pour la capitale de la Belgique. Il réussit dans la diplomatie comme il avait réussi dans l’administration, et ne fut rappelé à la vie pastorale que parce que le pape Grégoire XVI trouva nécessaire, pour le bien de l’Église, de le rendre aux voeux des habitants de l’Ombrie, où il avait conquis une popularité telle, par ses œuvres et ses exemples, que son retour à Pérouse, en qualité d’évêque, fut un véritable triomphe.

C’est à Pérouse que Mgr Pecci put donner entièrement la mesure de ses mérites et de Ses services, comme administrateur, comme prédicateur, comme élucateur des aspirants au sacerdoce, comme défenseur des droits de l’Église contre la révolution italienne cou¬ ronnée dans la personne de Victor-Emmanuel. On put juger de son influence sur son peuple et de la reconnaissance de son troupeau aux fêtes destinées à célébrer, en février 1854, son élévation au cardi-, üalat (consistoire du 19 décembre 1853), et en 1871, le vingt-cin¬ quième anniversaire de son épiscopat à Pérouse.

Aussi nul parmi les principaux du Sacré Collège, nul parmi les maîtres et les disciples (Te cette école modèle et de cette académie de Pérouse dont sont sortis tant de prélats remarquables, et en tête, Mgr Rotelli, actuellement nonce à Paris, nul parmi ceux qui connais¬ saient les mérites, les services et les vertus du cardinal Pecci, hul, hormis lui, ne fut étonné des quarante-quatre suffrages qui se réuni¬ rent sur son nom le 20 février 1878, et le désignèrent pour occuper, sous le nom qu’il choisit, de Léon XIII, le trône pontifical laissé vacant par la mort de Pie IX.

La seconde partie de l’ouvrage est consacrée ît l’analyse des actes de Léon XIII comme Souverain Pontife et à l’histoire de ces succès-


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sifs chefs-d’œuvre de sagesse, de prévoyance, d’habileté, grâce aux¬ quels la Papauté, prisonnière au Vatican, a pu reconquérir pacifique¬ ment, par le seul empire de la raison, de la modération, delà patience, tout Je terrain perdu antérieurement, exercer une médiation triom¬ phante dans tous les grands conflits européens, et recevoir, à l’occasion du jubilé de 1888, les hommages, les félicitations et les présents de l’empereur de la Chine, du sultan ottoman, de l’Allemagne et de l’Angleterre protestantes, mêlés aux hommages et aux présents de l’Europe catholique.

La composition et le style de l’ouvrage sont dignes de ces mémora¬ bles événements qu’il raconte, de cette grande figure du Souverain Pontife qu’il met dans un relief saisissant. L’illustration en est combinée avec un soin et un goût consommés qui ne laissent aucun épisode de cette grande histoire sans les tableaux et les portraits qui en forment le commentaire pittoresque.

Napoléon et son histoire politique et militaire, écrite au point de vue de cette impartialité sereine que permet à la postérité un demi- siècle d’informations et de discussions, grâce auxquelles on peut essayer aujourd’hui de prononcer sur les points essentiels des juge¬ ments définitifs, a tenté déjà bien des écrivains, elle en tentera encore plus d’un, séduit par les grandeurs de ce vaste sujet. M. Roger Peyre a voulu contribuer à cette histoire par un tableau d’ensemble, une sorte de vaste fresque historique, vivement brossée, qui comporte non seulement les hardiesses de la synthèse, mais encore les finesses de l’analyse, qui passe tour à tour des événements esquissés à grands traits aux figures peintes souvent avec la minutie et l’intimité du portrait 4 . On trouve, dans le livre de M. Peyre, aussi attrayant qu’instructif, des parties traitées avec le soin sévère et la gravité qui convient au récit d’événements épiques, et d’autres parties où la fami¬ liarité anecdotique se donne heureusement carrière. L’ouvrage n’est pas seulement un inventaire, un répertoire des victoires et des con¬ quêtes, des triomphes et des revers ; l’organisation impériale y revit dans ses détails les plus caractéristiques. L’histoire des sciences, des lettres, des arts, des mœurs, des modes, des théâtres, des salons, des monuments, y alterne avec celle des batailles, des traités, des institu¬ tions et des lois. Le tout s’enchaîne sans lacune et semêle sans confusion.

On ne saurait analyser en quelques lignes un volume de près de neuf cents pages, où, malgré des efforts souvent heureux de concen¬ tration et de classification, les événements et les détails accumulés grouillent dans un sorte de fouillis frémissant. Nous louerons l’auteur de ce livre, gros comme un dictionnaire, de l’avoir rendu beaucoup plus intéressant et de l’avoir écrit dans un esprit qui nous a paru répondre à cette moyenne de l’opinion qui est le plus près de la jus¬ tice et de la vérité. Il reconnaît ce que Napoléon a fait pour la gloire de la France, et nous ne sommes pas assez gâtés par le présent pour répudier un tel passé et faire fi d’un tel héritage. Mais il ne dissimule pas le prix sanglant qu’a coûté cette gloire décevante et de quels sacrifices

  • Roger Peyre, Napoléon i tr et son temps. Histoire militaire, gouverne¬

ment intérieur, lettres, sciences et arts. Ouvrage illustré de 13 planches en couleur et 431 gravures et photogravures d’apres les documents de l’époque et les monuments de l’art, accompagné de 21 cartes ou plans. Librairie de Firmin Didot et G®. Un grand volume de 900 pages.


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de liberté, de sécurité et d’humanité même, la France en a payé l’eni¬ vrement, qui chatouille, il est vrai, si flatteusement la fihre nationale, qu’il dure encore. Les titres de Napoléon à l’admiration comme réor¬ ganisateur de la société française sont plus modestes à la fois et plus durables, et c’est la partie de son œuvre qui est fondée sur la raison et ne doit rien à la force, qui lui survit surtout, avec le souvenir de nos succès et de nos revers. Telle qu’elle est, cette figure a gardé une incontestable popularité, due à la fois aux victoires qui étonnent et aux défaites qui attendrissent, et cette histoire si merveilleuse, tout en restant si réelle, et qui a déjà conquis, quoique encore si proche de nous, la poésie du lointain, cette histoire qui déroule ses tableaux depuis l’école de Brienne et le siège de Toulon jusqu’au tillac du Bellérophon et au rocher de Sainte-Hélène ; celte histoire d’un Corse, simple officier d’artillerie, conquérant, à travers les Alpes ou le désert, à travers les hypogées d’Egypte et les palais d’Italie, ce laurier consu¬ laire mêlé de fleurs de lotus, montant, parvenu glorieux de la Révo¬ lution, sur le trône de Louis XIV et de Louis XVI, défiant les malédic¬ tions de la guerre d’Espagne et de la guerre de Russie, tombant par la guerre qui l’a élevé, trouvant les dernières éloquences et les der¬ niers béroïsmes de son rôle dans cette campagne de France où il ne touche pas en vain, mais où il touche trop tard le sol de la patrie et de la liberté, et triomphant du désespoir et du suicide, allant mourir de consomption et d’oisiveté, de regret et aussi de remords dans l’île malsaine où l’Angleterre s’est faite, sous la sinistre figure d’Hudson- Lowe, la geôlière du prisonnier de la coalition : quelle épopée, quel drame, et surtout quel drame à grand spectacle, car le héros est un grand acteur, il aime les acteurs, il est l’ami et parfois le plagiaire de Talma, et c’est parle côté théâtral plus que par le côté intime de sa vie, objet de la prédilection des seuls philosophes, qu’il a captivé les peuples et les rois qui lui ont fait un moment une cour couronnée.

Un tel sujet appelle et favorise singulièrement l’illustration. Et celle du Napoléon et son temps est très bien choisie, très bien combinée, cherchée, comme le texte lui-même, qui a peut-être un peu abusé de certains documents anecdotiques, tels que les souvenirs du capitaine Goignet, le grognard mort épicier à Auxerre, et qui nous paraît avoir parfois singulièrement romancé ou, si l’on veut, épicé sa marchandise (les vieux soldats sont un peu hâbleurs comme les vieux chasseurs), cherchée, disons-nous, aux sources les plus intimes.

Les témoignages pittoresques ne manquaient pas. Au contraire, leur abondance devait plus embarrasser un choix que leur pénurie. Il y avait à puiser abondamment dans l’œuvre de Denon, dans l’œuvre des quatre G., c’est-à-dire des peintres Guérin, Gros, Gérard et Girodet. David, Prudhon, Lefebvre, Isabey, n’étaient pas à négliger. Et Carie et Horace Vernet ? Et Raffet et Charlet et Bellangé devaient fournir des butins précieux à l’illustrateur, de même que les récents ouvrages publiés sur Napoléon, la cour impériale, les Mémoires de M m0 de Rémusat, le livre de Fauriel sur le Consulat, les rapports du com¬ missaire autrichien sur le séjour de Sainte-Hélène, donnaient à l’his¬ torien quelques notes nouvelles, quelques nuances et tons nouveaux à ajouter à sa palette.

C’est avec une entière et curieuse érudition spéciale qu’est traitée cette illustration, charme principal du Napoléon et son temps . David, Gérard et Prudhon ont contribué aux planches en couleur par


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la reproduction de tableaux ou de portraits connus. De môme d’Isabey. La collection de costumes Hautecœur a donné les modèles de curieuses chromo-lithographies, de costumes militaires ou de modes. Il n’y a

3 u’une planche en taille-douce, mais elle est exquise. C’est le portrait ’après Gérard, de la belle et ingénument coquette comtesse Regnauld de Saint-Jean d’Angély, belle-sœur d’Arnault et digne fille de cette moins belle, quoique encore très agréable amie de M rae Visée-Lebrun et plus qu’amie d’André Chénier, qui Ta chantée sous le nom de Camille, la comtesse de Bonneuil.

Nous ne saurions faire le dénombrement des gravures hors texte. Mais c’est tout un petit musée de batailles, de monuments, de por¬ traits. Les collections anglaises et allemandes ont été heureusement fouillées. L’illustration n’est pas seulement épique, tragique ; elle est aussi comique, comme le sujet l’est parfois, et traitée à la façon shakespearienne, en faisant la part de l’attitude sublime et de la gri¬ mace vulgaire, des larmes et des rires des peuples qui vengent leurs larmes. Il y a d’amusantes reproductions des caricatures du temps. Enfin c’est là un livre tout à fait hors pair, plein de leçons de tout genre, et où le texte et l’image s’unissent pour mettre en relief le plus mémorable exemple des vicissitudes de la fortune, et le plus éloquent témoignage de l’action providentielle qui mène, en somme, et fort heureusement pour lui, le monde où l’homme s’agite.

Le succès éclatant de l’ouvrage de MM. Edmond et Jules de Goncourt sur la Femme au XVIII e siècle 4, édition définitive, ornée d’une illus¬ tration des mieux choisies, a encouragé les éditeurs à faire subir cette année la même toilette de luxe, d’art et de haut goût à l’ouvrage con¬ sacré par les mêmes écrivains à M me de Pompadour. Le livre est assez connu. Le sujet ne l’est que trop. Le livre a mérité son succès par une curiosité, une intimité et, il faut bien le dire, une frivolité de recherches et de découvertes et aussi des mièvreries et des coquetteries de style qui conviennent bien à l’histoire de la plus frivole des influences funestes qui ont abaissé, sous Louis XV, le caractère de la royauté et le caractère du roi. C’est par l’illustration et Une illus¬ tration tout à fait appropriée à cette célébrité d’alcôve, à cette majesté de boudoir, à ce règne dü cotillon, du chiffon, de la fanfreluche, que le livre, tout en gardant sa physionomie, a gagné une sorte de regain de vie nouvelle. Il s’ouvre dignement par une estampe en couleur, faite en imitation du pastel de Boucher, 1751, — Bonnet, 1769, représentant la favorite, en habillement de jardinière, le bras sur un

S anier de fleurs. Le plus curieux, le plus neuf, pour nous et beaucoup ’autres, de cette illustration, où l’héliogravure a témoigné de ses progrès par l’intensité de vie, assez inattendue, qu’elle a pu donner à certains portraits, celui du comte de Clermont et celui du président de Maynières, par exemple, c’est la suite d’estampes gravées par la marquise d’après les pierres gravées de Guay, graveur du roi. C’est grâce à cet amour des arts, à cette protection des artistes, c’est grâce a l’heureuse et patriotique inspiration de la fondation de l’école

  • Edmond et Jules de Goncodrt, M m0 de Pompadour, nouvelle édition,

revue et augmentée de lettres et documents inédits, tirés du dépôt de la guerre, de la Bibliothèque de l’arsenal, des Archives nationales et de collections particulières, illustrées de 55 reproductions sur cuivre, par Dujardin, et de deux planches en couleur, par Quinsac, d’après des originaux de l’époque. Librairie de Eirmiu-Didot et G«, 1888, iu-4°.


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militaire, qu’il sera de bon goût de pardonner quelque chose à la marquise, qui gagne encore aussi par la comparaison avec l’indignité de celle qui lui succéda.

La maison Didot ne borne pas à ces trois magnifiques ouvrages le trophée de ses nouveautés. Elle continue le petit monument de son Walter Scott illustré LElle continue à mettre en pièces (les morceaux en sont très bons surtout avec l’assaisonnement de notes et d’amé¬ liorations de tout genre, qui double l’œuvre par un commentaire d’un érudit, d’un critique et d’un écrivain des plus distingués, M. Paul Louisy) la collection d’études historiques de Paul Lacroix sur les quatre derniers siècles de notre histoire. Cette encyclopédie, dont une illustra¬ tion méthodique faisait le principal ragoût, était devenue un peu lourde et demeurait un peu diffuse pour les besoins de légèreté, de clarté et d’ordre des jeunes intelligences. Elle était aussi accessible seulement aux grandes bourses. Maintenant le public si intéressant des étrennes et des présents d’anniversaire pourra puiser, avec la modeste bourse des économies du collège, dans cette collection nouvelle découpée et distribuée méthodiquement par M. Louisy en autant de petits ouvrages embrassant chacun un ou plusieurs siècles. Quatre volumes de cette encyclopédie historique et pittoresque de l’ancienne France ont paru cette année, et pour qui connaît cette ancienne collection Lacroix- Séré, dont le succès se renouvelle ainsi en devenant populaire, il peut suffire de la citer pour être dispensé de l’éloge du texte et des gravures â . Il fallait toutes les ressources d’une grande maison et d’un grand succès pour permettre de donner à un prix modique un beau livre orné de 200 gravures et d’une chromo-lithographie.

Le nom de la directrice de la Mode illustrée et de la Bibliothèque des familles, qui n’en est plus à faire ses preuves de moraliste et d’observatrice pleine de sens et de goût, suffirait à recommander à la famille une collection de romans d’une moralité irréprochable, d’un intérêt dramatique, qu’ont signés d’ailleurs les auteurs les plus en vogue dans ce genre modeste du roman d’éducation, qui n’exige pas moins de talent que les autres, au contraire, puisque l’écrivain n’y fait appel qu’aux spectacles honnêtes, aux sentiments généreux, aux nobles aspirations, et ne se pique d’éveiller que des rires de bon ton ou des larmes salutaires. Cette année, cette excellente collection s’est enrichie de quatre ouvrages nouveaux 3 .

M. de Lescüre.


  • Woodstock, traduction de M. Ed. Scheffer. Dessin de M. Edouard

Toudouse. C’est le quinzième volume de cette jolie collection des chefs- d’œuvre du romancier de l’histoire, de la jeunesse et de la famille.

  • L’Ancienne France. ’— L’école et la science jusqu’à la Renaissance. — Le

Théâtre (mystère, tragédie, comédie) et la Musique. Instruments, ballet, opéra jusqu’en 1789 (228 gravures et une chromo-lithographie). — L’Industrie et l’art décoratif aux deux derniers siècles (202 gravures et une chromo-litho-*- graphie). — Les Arts et Métiers au moyen dqe (avec 181 gravures et une chromo-lithographie, texte entièrement refondu). 4 vol. grand in-8°. Firmin- Didot et C 8 .

  • Bibliothèque des mères de famille illustrée. — La seconde femme, par

E. Marlitt, imité de l’allemand, par M me Emmeline Raymond, 9 gravures hors texte, par P. Mervart. — Le Secret de la vieille demoiselle, par E. Marlitt, traduit de l’allemand par M m# Emmeline Raymond, 6 gravures hors texte, par Kauflinann. — La Benjamine, par S. Blandy, 6 gravures hors texte par


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Il nous en reste beaucoup encore à signaler, et de toutes sortes, livres d’amateurs et livres d’enfants, livres à feuilleter et livres à lire. Mais, avant de les passer en revue, nous tenons à revenir sur un de ceux dont nous avons parlé la dernière fois, l’un des plus remarquables de l’année, Sainte-Marguerite de Cortone, édité par la maison Plon et dont un accident d’imprimerie a défiguré la première phrase en nous faisant dire tout le contraire de notre pensée. Mais nos intelligents lecteurs n’ont pu s’y méprendre. Destiné à être offert au Souverain Pontife pour son juoilé, ce volume est digne, tout à fait digne de prendre rang entre les œuvres d’art de tous genres que la France ca¬ tholique se prépare à lui offrir en témoignage de sa filiale vénération.

À côté de ce chef-d’œuvre typographique, la maison Plon, Nourrit et G* se distingue encore cètte année par de spirituels et récréatifs albums pleins d’excellentes leçons pour les enfants, et qui d’un trait leur en disent plus que ne feraient peut-être bien des pages de morale. Un rapide dessin, un léger croquis, une esquisse enlevés en quelques coups de crayon ont souvent, on le sait, plus d’effet sur eux que les meilleures discours. Il faut, avant tout, parler à leurs yeux. Il faut tenter leur regard par des nuances joyeuses, les amuser par une com¬ position pittoresque : ainsi alléchés, ils liront docilement les bons conseils, les exemples vertueux, les utiles et aimables leçons qu’on propose à leur jeune intelligence.

Voilà, ce que la maison Plon a compris et ce que réalisent, cette année principalement, ses albums où le texte est ingénieusement encadré de dessins en couleurs, qui en forment le commentaire con¬ tinuel, qui l’expliquent, le vivifient, le rendent pour ainsi dire réel et palpable pour le petit lecteur. Le succès obtenu dans cette voie avec - les délicieux ouvrages de Boutet de Monvel : Vieilles chansons et rondes pour les petits enfants et Chansons de France pour les petits Français ; avec Y Équitation puérile et honnête du spirituel Crafty ; enfin, avec le gracieux albums de Mars : Nos Chéris, ont engagé les éditeurs à continuer la série si heureusement commencée, si bien accueillie du jeune public auquel elle s’adresse. Aussi ont-ils mis cette année encore à contribution le talent si apprécié des trois dessinateurs parisiens, dont il serait superflu de refaire l’éloge.

Un des plus curieux documents qui nous restent sur la vie de nos ancêtres, depuis le seizième siècle, est la collection des Livres de civilitéy recueils de maximes sur la bonne tenue, le savoir-vivre, la conduite journalière de la vie. Ges manuels nous révèlent souvent la physionomie de l’époque à laquelle ils ont été écrits.

La Civilité puérile et honnête, expliquée par l’oncle Eugène et illustrée par Boutet de Monvel, a plus d’un trait de ressemblance avec ces Livres de civilité dont nous venons de parler. Si on la retrouve un jour, dans deux ou trois siècles, au fond de quelque bibliothèque poudreuse, elle renseignera à merveille les historiens futurs sur les idées, les mœurs intimes, les habitudes domestiques, les allures, les costumes, le mobilier de notre époque.

Ecrite avec une bonhomie souriante, souvent malicieuse, toujours de bon goût, la Civilité puérile et honnête deviendra le bréviaire de

Eugène Thadome, Richard Gustaffson, membre du Parlement suédois. — Autour du poêle, contes et récits pour les enfants, traduit par Edouard Delabesse, 4 vol. in-8°. Firmin Didot.


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nos bébés, bréviaire aussi utile qu’amusant. Propreté et politesse, — Les devoirs de convenance à la maison, — La bonne tenue à table, — La civilité en promenade et en visite, — La courtoisie entre enfants : tels sont les sujets traités par l’auteur dans un style simple, clair, émaillé d’anecdotes et de réflexions piquantes. Ajoutons que les aqua¬ relles de Monvel qui enguirlandent les sages préceptes de l’oncle Eugène sont d’une grâce, d’une finesse exquises, parfois d’un comique «achevé. On sait que Monvel excelle à mettre en scène les péripéties de la vie enfantine. Jamais il ne l’avait mieux prouvé.

Mars est le dessinateur attitré de tout ce qu’il y a de plus agréable à regarder en ce bas monde, c’est-à-dire les jolies femmes et les beaux enfants. L’année dernière, dans Nos chéris, il a portraituré garçon¬ nets et fillettes de la plus aimable façpn. Cette année, dans Compères et Compagnons, il étudie aussi les animaux amis de nos chéris . Cet album fait défiler sous nos yeux tout un monde de gracieux babies au milieu de leurs petits amis, c’est-à-dire lês minets, les toutous, les chèvres, les pierrots, les serins, jacquot, les canards, les cygnes, les pigeons, etc. Leurs grands amis sont les poneys, les chevreuils du parc, le bon petit âne, les vaches de la prairie. N’oublions pas non plus les bonnes connaissances représentées par les otaries, mara¬ bouts, lamas, chimpanzés, chameaux et éléphants du Jardin d’accli¬ matation. Sous le fin crayon de Mars, ces Compères et Compagnons prennent gaiement leurs ébats ensemble, à la grande joie des parents,

L ’Equitation puérile et honnête de Crafty forme le manuel indis¬ pensable de tout apprenti cavalier. Sa Chasse à tir sera non moins nécessaire à tout chasseur novice. Avec l’humour, la verve comique dont il a le secret, Crafty nous y conte, de la plume et du pinceau, les exploits du débutant dans la carrière cynégétique. Premier rendez- vous de chasse, hécatombe du gibier de plume ou de poil, et même massacre de pauvres chiens par le tireur maladroit, affût au sanglier, battues, tir aux allouettes, aux grives, aux faisans, poursuite des bécassines à travers les marais, guerre aux chats sauvages et aux renards, toutes les aventures du jeune Nemrod y sont narrées avec une foule de détails amusants, d’observations utiles et pratiques.

Auprès de ces albums se place naturellement un nouveau livre de M. Lucien Biart, l’écrivain plein de cœur dont la maison Plon publia l’an dernier, sous ce titre : Quand j’étais petit, la franche et gra¬ cieuse vie d’enfant qu’avait illustré le crayon de Monvel. M. Biart n’obtiendra pas, nous en sommes sûrs, un moindre succès avec Grand-père Maxime, histoire d’un vieux chimiste et de deux orphelins, illustré par un élégant dessinateur, M. L. Mouligné. Enfants et parents y trouveront des émotions douces, une donnée entraînante et ce qui ne saurait nuire, un peu de science en plus. Grand-père Maxime est, en effet, un vieux savant en même temps qu’un excellent homme. Il a entrepris l’éducation de deux orphelins, ’cl leur apprend non seulement à être bons et laborieux, mais encore à observer mille curieux phénomènes de la nature.

L’instruction et l’éducation vont donc là de front sous l’une des meilleures formes.


Revenons à la maison Hachette en mentionnant d’abord un beau volume, destiné aux jeunes garçons, dans lequel M. Rousselet a réuni. sous ce titre : Nos grandes écoles les articles parus au Journal


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de fa jeunesse, et auxquels il a joint des études sur l’Ecole do Méde¬ cine, celle de Droit et l’École Forestière, études prises sur le vif et pleines d’utiles informations. Signalons dans la Bibliothèque blanche, Danielle de M me Colomb, qui s’harmonise avec les ouvrages de M. Gi- rardin, et offre un enseignement sérieux présenté sous la forme d’une charmante nouvelle. En abordant la Bibliothèque rose nous sommes heureux d’y revoir les noms de M lle J. Gouraud, de M Uo Fleuriot, de constater que tous les collaborateurs attitrés y ont apporté leur con¬ tingent. Nous avons noté particulièrement Petit Monstre et Poule mouillée de M me de Pitray qui a hérité de M me de Ségur par tous les bons côtés. Pour les enfants, l’ouvrage de M Uo Emilie Carpentier offre un très vif intérêt ; il aurait mérité, à notre avis, les honneurs de la bibliothèque blanche. Cette étude, la vie chevaleresque à l’époque de François 1 er, s’adresse moins aux enfants qu’aux adolescents, que passionneront davantage les avontures de Pierre le Tors .

Voici le tour des bébés de quatre à cinq ans que M me de Witt n’oublie jamais. Avec les siennes nous trouvons les amusantes histoires de M me Desgranges, Le Chemin du collège et les Enfants de Boisfleuri de M 010 Chéron de la Bruyère, N’oublions pas Mon Journal, qui con¬ tinue dans sa sixième année, les bonnes traditions des précédentes.


Outre ses livres pour la jeunesse, la maison Hachette a encore cette année, à l’adresse des amateurs et des gens du monde, des ouvrages de grand luxe typographique aussi nombreux et aussi beaux que ceux par lesquels elle s’est distinguée jusqu’ici. Deux de ses nouvelles publications entre autres, la Belgique et les Cahiers du capitaine Coignet, brillent par l’abondance — nous dirions volontiers par la prodigalité des illustrations. — La Belgique, magnifique in-4° de près de cinq cents pages, dû à la plume de M. Camille Lemonnier et à nos artistes les plus réputés, a plus fourni au crayon des dessi¬ nateurs que son titre ne semblait promettre. Le pays dont il présente le tableau n’est pas en effet, à première vue, des plus pittoresques. Sauf de belles eaux et, comme dit M. C. Lemonnier, un déroulement infini de paysages doucement variés, la nature n’y a rien de bien saisissant pour le regard. Mais ce que ce pays n’a pas reçu de la nature, sous ce rapport, l’homme le lui a largement donné. Nulle part on ne trouve, et en plus grand nombre, des villes plus curieuses, remplies d’édifices plus merveilleux et décorés de plus de chefs- d’œuvre artistiques. La population elle-même, avec ses costumes variés, sea solennités bourgeoises et populaires, ses fêtes religieuses, ses exhibitions de toutes sortes, n’est pas non plus sans ajouter à l’at¬ trayante originalité du tableau. Or, c’est ce tableau que déroule sous nos yeux ce volume, dont presque chaque page amène, quand on l’ouvre, quelque belle église, quelque splendide hôtel municipal, quelque élégante ou bizarre maison bourgeoise, quelque copie de peintures et de sculptures célèbres. Le texte en est comme absorbé parfois, quelque effort qu’ait fait fauteur pour prendre et garder la première place. Il y parvient néanmoins souvent et brille, non sans un peu d’efforL toutefois, dans la description des objets et des lieux, dont il rend heureusement physionomie ; mais il n’en est pas ainsi des populations, dont il voit mal certains traits, les plus généraux et les plus accusés notamment, la foi religieuse, qu’il accuse « d’alauguir


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la vio publique », comme si ce n’était pas à son énergie que le pays doit d’avoir lutté avec succès contre l’absorption étrangère, d’avoir une existence propre et d’être aujourd’hui lui-même.

Superbe volume encore, que ces Cahiers du capitaine Coignet 4, où l’artiste a mis, dans ses figures et ses scènes militaires, loute la vérité et toute la vie qui animent les récits du vieux soldat. Ces récits, sous la forme de Mémoires personnels, sont une sorte d’épopée des guerres du premier empire, quelque chose qui fait penser à nos Chansons de gestes, œuvres d’écrivains assez peu lettrés, comme Coignet, d’une exactitude historique contestable, mais qui n’en sont pas moins de l’histoire.

« En est-il ainsi des souvenirs de Coignet, dit M. Lorédan Larohey ; ont-ils la valeur d’un livre d’histoire ? Ce n’est point là, non plus que dans ïlliade, que j’irai chercher ce qu’on appelle des vérités de faits. Non, je ne me suis pas même attardé à leur discussion et à leur véri¬ fication ! L’intérêt est aillours. Comme tous ceux qui se battent, notre soldat ne saurait nous faire le détail des opérations d’une armée ; mais il donne ce que ne pourrait donner la précision d’un bulletin du grand état-major. Avec lui, vous avez la physionomie du combattant, les incidents de la marche, la couleur des champs de bataille, l’imprévu de l’action, le chaud de la mêlée… Toutes choses vives, pittoresques, singulièrement émouvantes. » Ajoutez-y l’histoire touchante d’un brave enfant parvenu à force de courage, histoire propre à relever le cœur de ceux qui, comme lui, débutent dans la vie par l’isolement et la peine.


Pour de l’histoire, dans le vrai et l’exact sens du mot, de l’histoire basée sur les documents écrits et appuyé sur le témoignage des monu¬ ments exhumés ou encore debout, telle que l’exigence de notre temps la demande, l’Histoire des Grecs, par M. Duruy 1 2 3 en est, avec son Histoire des Romains, un grand et bel exemple. Les deux ouvrages se tiennent, mais ont paru dans un ordre inverse ; l’Histoire des Ro¬ mains est achevée depuis deux ans, celle des Grecs en est à son second volume. Ce volume, qui vient de paraître, comprend le récit des guerres médiques et un brillant tableau de la civilisation athé¬ nienne au cinquième siècle, c’est-à-dire à l’époque de la plus grande prospérité d’Atnènes. Comme dans YHistoire des Romains, M. Duruy, en écrivant YHistoire des Grecs, a eu pour but de fixer définitive¬ ment, chez nous, la connaissance des civilisations antiques, dont nous avons été les héritiers sans doute, mais pas aussi universels peut-être qu’il le croit. Avec plus d’art et d’éclat encore que dans son autre ouvrage, l’auteur ressuscite ici une société célèbre, qui nous était moins complètement connue que nous nous en flattions. M. Duruy fait revivre, autant que l’éloignement le permet, ce peuple actif, intel¬ ligent et raffiné des Grecs, pour lequel nous avons toutefois, au fond, plus d’admiration que d’estime, et dans la passagère prospérité duquel

1 Les Cahiers du capitaine Coignet (1776-1850), publiés d’après ses manus¬ crits originaux, par Lorédan Larchey, illustré par J. Le Blant, 1 vol. in-4® avec 18 grandes héliogravures et 66 dessins dans le texte.

2 Un volume grand in-8°, illustré de 274 gravures d’après l’antique et

accompagné de cartes et de planches en couleur et à double pages.


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on peut déjà voir sa décadence. Celle décadence prochaine et fatale, que l’auteur nous a dissimulée, sera le sujet du troisième et dernier volume.


Voici, comme tous les ans à pareille date, un nouveau volume de la Nouvelle Géographie universelle de M. Elisée Reclus ’. Bien que, depuis plus de douze ans, l’auteur nous y ait habitués, une telle régu¬ larité dans un pareil travail, dont la matière s’étend chaque jour et qui est toujours au courant de tout ce qui s’y rapporte, ne laisse pas d’être pour nous un sujet d’étonnement et d’admiration. Le volume d’au¬ jourd’hui, qui est le treizième et n’est ni moins considérable en étendue, ni moins riche de renseignements, ni moins soigneusement édité, a de quoi particulièrement surprendre. Il est consacré en effet à l’une des contrées du globe les plus récemment explorées, l’Afrique méridionale. C’est le quatrième dont ce continent est l’objet dans la géographie de M. Reclus. Ce n’est pas un petit étonnement de voir cette région, presque encore inconnue il y a trente ans, occuper dans le tableau général des connaissances géographiques presque autant de place que la vieille Europe si minutieusement inventoriée, et surtout de trouver, presque entièrement disparue, la large tache blanche qu’offraient naguère encore nos meilleures cartes. C’est précisément la description de cette partie de l’Afrique où il semblait qu’il n’y eût rien, qui remplit ce volume, de plus de huit cents pages riches d’informations abondantes et précises. Malgré son étendue, sera lu tout d’une haleine par quiconque aime à voir s’ouvrir devant soi ces grands et saisissants spectacles : le centre de l’Afrique et ses grands lacs, le Tanganyika, maintenant sillonné de bateaux à vapeur, et le Bangouéolo ; l’immense bassin du Congo et de ses affluents ; les nouveaux Etats qui s’y élèvent, le Congo français et le royaume indépendant fondé par le roi des Belges, évoquant à notre souvenir les noms des deux explorateurs intrépides, Brazza, Stanley. Voilà plus

3 u’il n’en faut pour donner à ce volume un intérêt multiple : intérêt e nouveauté, puisque nous y trouvons pour la première fois une vue d’ensemble de régions jusqu’à présent inconnues ; intérêt patriotique, puisque la France peut revendiquer une bonne part dans les voyages d’exploration qui les ont révélées au monde, et qu’elle y possède un des plus beaux fleurons de son domaine colonial, domaine jadis si vaste et si brillant, mais qu’elle est, quoi qu’on en dise, plus apte que pas un autre peuple à reformer.


L’opuscule de Michelet sur Jeanne d’Arc est connu et jugé. C’est littérairement ce que sa plume brillante a le plus caressé, et ce qu’il y a de plus remarquable dans les écrits de sa dernière manière, qui, de l’avis des maîtres sincères, n’est pas la meilleure. La valeur his¬ torique n’en est pas plus grande en réalité que celle du terne essai fait dans le même esprit par Aimé Martin. Ce n’est pas en nous assurant « qu’elle confondait la voix de son cœur avec la voix du ciel » qu’on nous expliquera, en dehors d’une mission céleste, la mer¬ veille de son inspiration et le miraculeux succès de son entreprise. Les pages qui lui sont ici consacrées n’en ont pas moins, nous le recon-

• 1 volume contenant 5 cartes en couleur, 170 cartes insérées dans le texte et 80 gravures sur bois.


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naissons, un certain prestige, et nous comprenons que la librairie Hachette en ait fait choix pour son chef-d’œuvre typographique de l’année Ce petit volume, d’un format élégant, dont les pages sont encadrées d’un léger filet pourpre à la façon du seizième siècle, est un morceau d’amateur qui fait honneur aux presses de l’imprimerie Chamerot, d’où il sort.


Il y a peu de Parisiens qui sachent l’histoire de Paris ; on ne saurait le nier. Leur ignorance à cet égard n’est pas précisément leur faute ; elle vient, en grande partie, ce nous semble, de ce que, maintes fois écrite, cette histoire ne l’a jamais été pour tout le monde. Ne serait-il pas temps de la faire enfin ? C’est ce que vient d’essayer un jeune archi¬ viste, M. Fernand Bournon, élève distingué de l’école des Chartes, dans un volume intitulé : Paris, histoire, monuments, adminis¬ tration 2, où il retrace, dans une esquisse rapide, le tableau complet des vicissitudes par lesquelles a passé la capitale de la France, depuis son origine jusqu’à nos jours, en s’aidant des grands travaux qui ont été faits sur ce sujet, et en appelant en témoignage, à l’aide de nom¬ breuses gravures intercalées dans le texte, les monuments les plus connus qui nous restent de chaque époque. L’ouvrage n’est pas sans prêter à la critique de fond et de forme, mais ce n’en est pas moins un utile travail. Ajoutons que, grâce ce concours de la plume et du crayon, où l’auteur ne cherchait qu’à faire un bon résumé historique, il se trouve avoir fait un beau livre d’étrennes.

P. Doühàire.


LIBRAIRIE CH. DELAGRAVE

En restant, cette année, fidèle à ses belles traditions, la maison Delagrave ne met pas en vente de publications nouvelles qui soient vraiment coûteuses. Les plus chères sont à 13 francs reliées, et plu¬ sieurs collections, bien que parées à peu près avec les mêmes soins, sont marquées de prix tout à fait modestes. Voilà pour les conditions extérieures. Quant à l’âme de ces livres, à leur valeur morale, il suf¬ firait de rappeler qu’ils sont nés là, dans une des vieilles librairies classiques qui passent pour les meilleures, une de celles qui tâchent le mieux de mériter ce renom.

Les Héritiers de Jeanne d’Arc, un de ces beaux volumes à 13 francs, est un grand roman historique.

La première moitié du quinzième siècle, ce temps où le cœur de notre France (qui n’avait guère jusque-là vécu d’une même vie) battait enfin ses premières pulsations, époque féconde en malheurs, mais pleine aussi de gloire, où les patries locales commencèrent à s’effacer et à se fondre dans la mère-patrie unie devant l’envahis¬ seur, cette période où le pittoresque des usages, des costumes et des habitations est coudoyé par l’héroïsme des sentiments, a enthousiasmé M. Dillaye, et bien inspiré le crayon savant, large, animé de M. Sandoz. Jeanne ia Lorraine, dont le glorieux supplice forme un des premiers

1 Jeanne d’Arc (1412-1431), par J. Michelet. I volume in-8° jésus, conte¬ nant 10 eaux-fortes de Boilvin, Boulard, Champollion, Courtry, Géry- Bichard, Millius et Monziès, d’après les dessins de Bida.

8 Armand Colin, éditeur.

25 DÉCEMBRE 1887.


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tableaux du livre, le roi Charles YII, les chefs des Anglais passent tour à tour devant les yeux dans les compositions étudiées, vivantes et vraiment magistrales de l’artiste.

Dans la même collection, à côté du Déshérité, le petit chef-d’œuvre d’Eudoxie Dupuis, et de ses pittoresques Héritiers de Montmercy, cet auteur, dont le nom est si cher à l’enfance, a placé cette année le Petit Lordy touchante et curieuse histoire illustrée par Birch. C’est la conquête de la vieille Angleterre par la jeune Amérique en la per¬ sonne d’un aimable et spirituel enfant de dix ans, né à New-York, que son grand-père Anglais détestait d’avance sans l’avoir vu, et qui, manaé par lui pour des raisons majeures, le désarme par sa bonté native, le charme par sa gentillesse, enfin force le vieillard à l’aimer sans rien faire pour cela, rien qu’en laissant agir sa nature profon¬ dément aimante et tendre. Aussi, quelle adorable physionomie morale a ce petit-fils d’un riche pair d’Angleterre, qui grandit ingénument à New-York, sans se douter qu’il doit hériter de tant de grandeur et de fortune, et qui, fort étonné d’ailleurs quand ces honneurs et cette richesse viennent le chercher, fait tourner tout ce bonheur au profit des compagnons jeunes et vieux de sa libre enfance, de sa mère qu’il réconcilie avec son aïeul, enfin de ceux mêmes parmi lesquels il vienL vivre en Angleterre. Ce qui doit surtout plaire au public enfantin dans cette naïve et curieuse histoire, ce sont tous ces piquants détails qui abondent dans la peinture de l’enfance du futur lord à New-York, de sa traversée, de son installation dans ses grandeurs inattendues. L’ampleur du sujet et ce qu’il comporte d’imprévu et de varié, la sympathie qui s’attache aux figures principales, la gaieté qui se mêle à la plupart des incidents, doivent faire de ce livre un de ceux que le jeune âge dévore. — Dans la même collection que le Petit Lord, la joyeuse Mission du Capitaine, de M. de Charlieu, est illustrée par Sandoz, de même que Mont-Salvaçje, conte de fées sans fées, de S. Blandy. Le Vœu ae Nadia de Henry Greville et YEspion des écoles de Louis Ulbach sont des modèles du roman chaste. Le premier est illustré par Adrien Marie.

La Farce de Pathelin est offerte par M. Gassies des Brulies, non dans la prosaïque adaptation qui nous égayait encore par sa force comique, mais en vers du même rythme qui a jadis charmé nos aïeux, où les mots qui n’ont pas vieilli sont conservés à leur place, avec des rimes sonores, avec quelque chose d’achevé, de brillant, qui permet de goûter d’autant mieux la fidélité à l’ancien texte. Seize des¬ sins en taille-douce de Boutet de Mouvel accompagnent ce bijou typographique. #

On sait, depuis l’an dernier, ce que Jazet, un des premiers parmi nos peintres militaires, a mis de talent dans les 52 phototypies qui illus¬ trent YHistoire de l’École de Saint-Cyr . Il en a reproduit les aspects intérieurs, les uniformes anciens et actuels, la vie intime. Le texte rappelle les origines de l’École, retrace les souvenirs des promotions passées, s’arrête sur les règlements et les coutumes d’aujourd’hui. Cî’est ce que demandent tous ceux qui s intéressent à la première École militaire du monde.

Si les meilleures étrennes sont celles qui durent toute l’année,

? ieut-être l’abonnement au Saint-Nicolas est-il le cadeau qu’on pré- 

érera pour les enfants, qui aiment à lire et à contempler de vraiment belles gravures. Réunis en volume, les 52 numéros forment un magni-


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tique album de dessins très variés, mais tous dus à des maîtres du crayon. C’est en même temps, c’est avant tout un merveilleux recueil d’histoires diverses, de petites pièces de vers, de drôleries inattendues et toujours renouvelées, de récits d’aventures lointaines ou extraor¬ dinaires : le tout amusant et moral comme il convient pour les enfants. Le journal existe et progresse depuis neuf années : il y a deux ans que l’Académie française, par la plume de son secrétaire perpétuel, louait le bon esprit, la variété, Vagrêment de ce recueil amusant et instructif .

Tout passe et tout lasse : les enfants ont grandi, le journal des petits n’est plus pour eux. Heureusement le Musée des familles est fà qui, depuis plus de cinquante ans renouvelle les aimables et utiles distractions qu’il apporte au foyer domestique et qui s’est notablement rajeuni en venant il y a six ans à la librairie Delagrave. Cette année, avec un grand roman historique dont nous parlions un peu plus haut, il a donné des morceaux importants signés Eugène Müller, Ea. Thierry, Eud. Dupuis, Louis Ulbach, À. Gim, M. Blanchecotte, Adrienne Piazzi, Jean Aicard, Ch. Ségard, J. Lafenestre. Les illustrations sont dues à des artistes comme Poirson, B. de Monvel, Girardet, Ferdinandus, Sandoz, F. Régamey, Gaillard, quand elles ne sont pas des reproduc¬ tions soignées de tableaux remarqués au Salon ou dans les diverses expositions artistiques. La direction tient en réserve pour cette année des pages où l’histoire est alliée à l’imagination par Emile Moreau, le poète lauréat de l’Académie française, un opéra-comique de salon par Lacôme et Armand Silvestre, les farces du moyen âge respec¬ tueusement raieunies en vers perlés et rimés en perfection, un récit humoristique d’Ernest d’Hervilly, etc., etc. Comme toujours, des chro¬ niques périodiques sur la mode et les élégances, sur la science en famille, le théâtre (par H. de Bornier) ; la musique et la peinture, quand en vient la saison, apporteront la note de l’actualité.

Voici des étrennes dont les prix étonneront ceux qui auront vu les volumes. À 7 francs (un peu plus ou moins, suivant la reliure) Y Afrique pittoresque, qui, sur chaque partie du grand continent, emprunte les pages les plus intéressantes à des voyageurs, des géographes, des peintres à la plume, et qui accompagne d’une profusion d’illustrations de choix ces morceaux soigneusement choisis eux-mêmes par Victor Tissot. — Puis c’est le Tonkin de Stéphane Dumoulin. Sans doute il s’est publié plus d’un livre sur cette guerre douloureuse, malgré la gloire qu elle nous a rapportée, et sur cette possession discutée quant à sa valeur, mais que tout Français, forcé qu’il est d’y tenir, est forcé de connaître. Stéphane Dumoulin en a dit ce que les enfants devaient le mieux saisir, ce qui était pour les intéresser à coup sûr, sans jamais fatiguer leur attention. Quant à Dick de Lonlay on sait qu’il n’est guère de dessinateur plus habile que lui pour conduire en marche par les longues routes, en reconnaissance ou à l’assaut, pour déployer en bataille, pour mettre au repos dans les campements improvisés, nos crânes petits soldats. La multiplicité des personnages à dessiner pour rendre ce personnage collectif : une armée française n’a rien qui l’effraye : il ale don spécial de créer les ensembles, et il nous a donné, dans ce volume, une guerre du Tonkin pleine de vie et de couleur locale. — Au même prix, la Comédie des animaux de Méry, la Pierre philosophale de Ea. Leblanc, le Voyage autour de ma chambre d’Arthur Mangin et la Guerre de Carlo du Monge.


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LIVRES D’ÈTREMES


À 4 francs, Un an à Alger, promenades dans notre métropole africaine d’un homme instruit qui sait voir et conter avec un discer¬ nement exquis, avec une bonne humeur charmante ce qu’il a vu. — Au même prix que ce beau livre algérien et illustrés comme lui, les Souvenirs d’un Alsacien, par P. du Château, les Voyages au pays du Nord, par Léouzon-le-Duc, les Disciples d’Eusèbe, par Eudoxie Dupuis, et la Nouvelle Schèhèrazade, par Leïla Hanoum.

Parmi tant d’autres collections illustrées à des prix qui se suivent par ordre descendant, j’en signale deux comme tout à fait sérieuses et a’un extrême ton marché, celle qui contient les Poètes du foyer, anthologie des plus habiles ouvriers en poésie de l’époque moderne et celle qui contient des Voyages fantastiques de Graffîgny, la Tra¬ gédie grecque, histoire et extraits des beaux drames de Fépoque de Périclès, par MM. Deltour et Rinn ; enfin, car il faut finir, une édition très bien faite des Prouesses du chevalier Bayard, par Rassat, et deux amusants récits d’excursions de Cherbourg à Brest et de Lorient à Toulon, par le docteur Bernard de Cannes.

Pensons aux tous petits et passons aux albums d’images. Le mot image ne suffit pas du reste pour désigner les estampes très originales, très étudiées et très comiques qu’a laissées Robert Tinant et dont les recueils s’appel enl ïAffaire Arlequin (vers de Léon Valade), Aux trousses du diable et Deux contre un (vers d’E. d’Hervilly), Fan¬ taisies moyen âge et Nouvelles fantaisies moyen âge, Drôle de gens et Drôles de bêtes, ceux-ci d’un bon marché extrême.

Mais j’ai hâte d’arriver à la nouveauté la plus charmante en ce

f enre et la plus coquette, et la plus désopilante : ÏEducation de Wit-Pierrot, par le peintre Geoffroy. Ce n’est pas un seul Petit- Pierrot, c’est une nichée, parfois une farandole de pierrots-bébés, dont les visages frais et jeunes et les silhouettes bizarres, avec les manches ballantes, des gestes jeunes, une allure gracieuse, s’enlè¬ vent gaiement en blanc sur des fonds tout noirs. Petit-Pierrot se débarbouille et tous ses sosies se passent la serviette derrière l’oreille, il fait des farces et tous rient aux larmes, il est puni et tous pleurent, il demande pardon et tous implorent. C’est neuf et c’est enfantin. C’est saisissant et c’est naïf. Cet album ne coûte que 3 francs. — Rappelons à ce propos les noms de quelques-uns des albums les plus recherchés pour le jeune âge : Nichées d’enfants, la Coquille de noix, Prédictions de Saint-Nicolas, Album-confidences … Mentionnons enfin deux nouveautés très artistiques et qui ne coûtent presque rien : Toinette et Toto et Serpolet et Coin-Coin,

Une petite collection non illustrée, mais exquise avec sa jolie reliure d’amateur, son beau papier, sa typographie soignée, sa grande quan¬ tité de texte bien lisible, nous ramène aux étrennes un peu sérieuses. Les volumes ne coûtent que 2 francs. Les curieux Flibustiers et Aventuriers d’Oexmelin, la France à vol d’oiseau, par Augustin Challamel, les Voyages racontés par des poètes du dix-septième et du dix-huitième siècle raviront les bibliophiles en quête de trouvailles peu coûteuses.

De beaux volumes du format in-12 à 3 fr. 50, parmi lesquels on connaît surtout les Essais de littérature anglaise de M. Darmesteter et les remarquables travaux de M. Joseph Fabre sur Jeanne d’Arc, forment une collection qui vient de s’accroître de deux ouvrages très différents. Voici Un siècle de musique française, où M. C. Bellaigue


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expose l’histoire de l’Opéra-Comique depuis le temps où il sortit du théâtre de la foire d’une part, de la Serua padrona de Pergolèse de l’autre, jusqu’à Carmen, le dernier chef-d’œuvre de notre époque. — M. Léon Ricquier, l’habile et dévoué directeur des matinées littéraires pour les enfants de nos écoles, nous donne à choisir des Monologues, des Scènes classiques et modernes à deux, trois, quatre personnages, morceaux qui tous sont de nature à être dits dans un salon, accom¬ pagnés d’indications précieuses sur la manière de jouer, de dire, de faire valoir, sans trop appuyer, tout ce qu’indique le texte et même ce qu’il ne dit pas.

Nous sommes dans le sévère. Restons-y, car il est attrayant pour plus d’un. Faisons penser aux beaux Dictionnaire d’Histoire et de Géographie, par Dezobry et Bachelet, des Lettres par les mêmes, des Sciences, par Privat-Deschanel et Focillon. Rappelons, à qui¬ conque n’a pas rompu tout commerce avec l’antiquité romaine, qu’il faut avoir lu cette savante évocation du passé d’où nous sommes issus, la Rome au siècle d’Auguste, par Dezobry.

Mentionnons enfin deux beaux volumes et des tout nouveaux, l’un tout petit et l’autre magistral par le format, par l’ampleur des ren¬ seignements contenus soit dans ses belles cartes à grande échelle, soit dans les feuilles pleines d’informations précises et bien groupées qui les accompagnent et les complètent.

Le premier s’appelle Petit Atlas. Son cartonnage élégant et souple tient dans la poche. Avec 24 cartes dont la finesse et la netteté ne laissent rien à désirer, il contient, en 50 pages de notices, toutes les indications importantes sur les grands États et leurs relations entre eux. L’autre paraît en 42 livraisons. C’est Y Atlas général du colonel Niox, professeur à l’École supérieure de guerre. Il contiendra 32 cartes, établies de manière à donner autant que possible l’ensemble d’une grande région sur une seule feuille. Deux livraisons ont paru (il en est donné deux par trimestre) qui indiquent suffisamment ce que sera dans son ensemble ce sérieux et magnifique travail.


LIBRAIRIE QUANTIN

La Bibliothèque de Véducation maternelle, entreprise par la maison Quantin, et si favorablement accueillie du public, s’augmente cette année de cinq volumes nouveaux, dans lesquels nous retrouvons toujours les mêmes soins que par le passé pour le choix des textes et la variété des illustrations (chaque volume broché, 2 fr. 25. Relié Lieu et or, 3 fr. 50).

Ces cinq nouveaux volumes sont :

1° Hans Mertens, par M. Henry Garnoy, professeur au lycée Louis- le-Grand, illustrations de Chovin. Hans Mertens est un garnement sympathique et intelligent, mais quelque peu enclin à la paresse et à la désobéissance qui préfère l’école buissonnière aux leçons de l’ins¬ tituteur. Ces vilains défauts l’entraînent dans une série d’innombra¬ bles aventures, et nous le voyons parcourir la France entière, tour à tour gardeur de dindons, marchand de pipes, braconnier, saltim¬ banque, montreur d’ours, et enfin involontaire aéronaute, enlevé dans un ballon qui va l’égarer dans les landes de Bretagne. Tous ces évé-


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nements n’ont pu altérer son courage ni sa bonne humeur, mais lui ont donné beaucoup à réfléchir, et quand il retrouve enfin sa famille désolée de sa disparition, on sent que chez Hans Mertens le mauvais sujet, instruit par les dures leçons de l’expérience, a définitivement fait place à un garçon docile et travailleur.

2° Les Rogimbot, par M me Noémi Balleyguier, illustrations de Zier. — Dans les Rogimbot nous retrouvons, mis en scène avec la même verve et la même gaieté, à peu près les mêmes personnages que dans Af lle Trymbalmouche, un volume du même auteur paru l’année der¬ nière. S’il a changé physiquement, le brave commandant Rogimbot est resté le même excentrique à la tête exaltée et au coeur géné¬ reux. 11 est, de plus, devenu père d’un garçon et de deux filles qui lui causent bien des préoccupations. À la suite d’un héritage inattendu, le commandant Rogimbot a la malencontreuse idée de quitter sa province et de venir se fixer à Paris ; mais, devenu la victime d’un charlatan, il ne tarderait pas à laisser dans toutes ces tribulations sa fortune et sa raison, sans de braves amis et sans l’inaltérable dévouement de la bonne Rogimbot, née Palmyre Trymbalmouche.

3® Les Cœurs aimants, par M me de Witt, née Guizot et M lie S. Doy, illustrations de Jules Girardet. — Deux touchantes histoires compo¬ sent ce volume : dans la première, Mère et fille, on voit de quel miracle est capable le dévouement d’une mère pour une malheureuse enfant venue au monde sourde et muette. Dans la seconde. Fille et père, l’auteur nous montre une jeune fille, aimante et bien douée, dont l’ingénieuse tendresse s’efforce à faire le bonheur d’un père que trop de générosité et de noblesse a réduit à la pauvreté. M m ® de Witt, à laquelle ses ouvrages pour la jeunesse ont acquis une juste répu¬ tation, a trouvé en M,,e S. Doy une collaboratrice qui, comme elle, joint le charme et la délicatesse du style à l’élévation des sentiments.

4° Bouton d’or, par M ra ® J. de Soboi, illustrations de Lœvy, Steinlen et Tofani. — Trois enfants, un jeune garçon et ses deux sœurs, sont, en l’absence de leurs parents, à peu près livrés à eux-mêmes. Ce n’est pas sans peine qu’ils arrivent à remplir leur promesse de rester tou¬ jours sages ; mais le souvenir de leur mère éloignée et malade, leur ardent désir de ne lui causer aucun chagrin, suffisent à leur faire tenir parole. Ils en sont d’ailleurs bieatôt récompensés par le retour, en bonne santé, de leur chère maman. Il est impossible de peindre avec plus de finesse et de vérité que ne l’a fait l’auteur le caractère des enfants, leur générosité naturelle, les naïfs élans de leur cœur.

5° Les vingt-huit jours de Suzanne ne sont autre chose que les vacances de l’enfant. Sa tante Jane la conduit successivement dans la forêt, au bord de la mer et dans la plaine. Et là, devant la nature, l’enfant reçoit une leçon de choses qui se grave dans sa mémoire, mieux peut-être que la leçon de son professeur. Les nombreux et charmants dessins de G. Fraipont complètent admirablement’ les démonstrations de tante Jane.

Dans la Bibliothèque enfantine, deux nouveaux petits volumes pour les étrennes de 4888.

1° Mignonnettes, histoires pour les petits enfants, par Noémi Balleyguier, illustrations de Vavasseur. Six contes écrits avec simpli¬ cité, dans chacun desquels les enfants trouveront, en même temps qu’un récit amusant, une utile leçon morale.

2° Mémoires de Cigarette, par Théo-Critt, illustrations de Steinlen,


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autobiographie d’une petite chienne blanche qui, par son obéissance, son dévouement à ses maîtres, intéressera tous ses jeunes lecteurs*

— Petites bonnes gens, par M ma Julie de Monceau. Illustrations d’Adrien Marie. — Un joli volume in-4° avec gravures en deux tons. Cartonnage toile en plusieurs couleurs. Prix : 5 francs.

Julie de Monceau, l’aimable auteur dont le premier ouvrage r TEnfant des Vosges, a été dès son apparition, l’année dernière, adopté officiellement par la ville de Paris, nous donne cette fois, dans une suite de nouvelles eharmautes, la gamme complète des sentiments et des émotions par où passeront, tour à tour attendris ou joyeux, ses fidèles lecteurs les Petites bonnes gens.

Adrien Marie, le dessinateur favori des enfants, a illustré ce petit livre. Jamais il n’a fait mieux, et ses compositions imprimées en deux tons forment une série de petits tableaux d’un aspect très artistique.

— Le Soldat y par M. Charles Leser, chroniqueur militaire. Illustra¬ tions du peintre militaire Eugène Chaperon. Un vol. in-B° de 300 pages de texte avec de nombreuses gravures. Broché, 7 fr. 50 ; richement relié, 10 francs.

C’est une véritable et complète description de la vie militaire aux différentes époques de l’histoire. Les Grecs et les Romains, les barbares et les soldats de Louis X1Y, les héros de la Révolution et du premier empire et ceux de la guerre de 1870, revivent dans les pages de cette monographie exacte et pittoresque, amusante et savante.

— Au Pays des Fées, par la baronne L. de Roehemont, illustrations de Mès. — Un vol. in-8° de 300 pages illustrées. — Broché, 7 fr. 50 ; relié, 10 francs.

« Il convient de croire aux fées, dit M. Anatole France dans un des meilleurs chapitres de sa Vie littéraire : elles ne sont pas plus, fausses que le reste et elles sont plus aimables. a Telle est aussi la pensée de l’auteur du charmant volume que nous annonçons aujour¬ d’hui. Il est évident que M m ® L. de Roehemont qui nous conduit au pays des fées, les a beaucoup fréquentées, aussi bien que leurs amis les plus intimes, Ch. Perrault et M rae Dufresnoy ; elle connaît leurs caractères, leurs sentiments et leurs mœurs. Les récits qu’elle nous offre sont des histoires vraies, sincères, vécues, où se retrouvent notre

Ê ays et notre temps, avec ses défauts et ses vices, et aussi ses qua-> tés et ses vertus* Que les enfants fassent avec M me L. de Roehemont un voyage au pays des Fées et certainement* à suivre leur aimable guide, iis trouveront plaisir et profit.

— Le voyage de M 116 Rosalie, par R. Vallery-Radot, dessins d’Adrien Marie. — Un volume album cartonné. Prix : 1 fr. 50.

M. Vallery-Radot offre en étrennes aux enfants bien sages, et qui savent lire, l’histoire du Voyage de M 11 ® Rosalie . M 11 ® Rosalie est une couturière qui ne connaît de Paris que les rues où elle va tra¬ vailler en journée. Vieille comme son quartier Saint-Jacques* elle n’est jamais sortie des fortifications et n’est jamais allée en chemin de fer, quand une petite-fille imagine de l’inviter à passer une journée d’été chez ses parents à la campagne. M lie Rosalie mit un an À décider


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ce grand voyage. Aussi, quand on la vit débarquer à la station de Garches, sur la ligne de Versailles, ce fut un événement. C’est cet événement et tous ses épisodes que raconte M. Vallery-Radot, avec un charme et un esprit qui ne perdent rien de leurs qualités littéraires à se mettre à la portée du jeune âge.

Adrien Marie s’est chargé des illustrations de ce petit volume. Il en a fait, selon son habitude, un joli livre dont chaque page, chaque alinéa est égayé d’amusants dessins. Papas et mamans regarderont souvent par-dessus l’épaule des petits lecteurs pour voir eux aussi les belles images qui éclairent le saisissant Voyage de M lla Rosalie .


LIBRAIRIE HENNUYER *

Parmi les ouvrages si nombreux, si variés, si brillants par la forme, si séduisants par l’abondance des images, qu’on voit apparaître en ce moment pour la plus grande joie de la jeunesse, nous signalerons par¬ ticulièrement à l’attention des gens de goût les livres d’étrennes de la maison Hennuyer.

Ces livres, faits pour le plaisir de l’esprit et des yeux, se recomman* dent, en effet, par des qualités de premier ordre, par leur valeur litté¬ raire, par leur moralité élevée et saine, par le choix de3 sujets à la fois attrayants et instructifs. Ils forment une collection très estimée, la Bibliothèque nouvelle de la jeunesse, dont plusieurs volumes ont été couronnés par l’Académie française.

Au premier rang de ces ouvrages, nous placerons ceux d’un savant voyageur, d’un écrivain plein d’imagination, qui est un des plus bril¬ lants conteurs de notre temps, M. Lucien Biart. À travers l’Amé¬ rique est un recueil de nouvelles et de récits couronné par l’Académie dans lequel on trouve, mêlés à toutes sortes d’aventures captivantes, des tableaux exacts de la nature, des pages historiques, des peintures de mœurs sur diverses régions du continent américain. — Le Roi des

S rairies est un roman aux émouvantes péripéties, aux personnages ’une vie intense et dont l’action se passe au Mexique où M. Lucien Biart a longtemps vécu, étudiant la faune, la flore, ainsi que les mœurs indigènes. Non moins intéressant est le Fleuve d’or, récit plein de verve et d’imagination sur le périlleux voyage d’un Parisien au milieu des tribus indiennes de l’Amérique du Nord. Ces ouvrages, si amu¬ sants, par l’imprévu des aventures, si instructifs par l’exactitude des renseignements sont, comme Y Homme et son berceau et Entre deux Océans, du même auteur, brillamment illustrés par Lix, un de nos dessinateurs les plus estimés.

Après ces volumes, mentionnons Plantes et Bêtes, par M. Pizzetta, une suite de causeries familières sur l’histoire naturelle étudiée tour a tour au bord de la mer, à travers champs et à travers bois, une œuvre de vulgarisation savante écrite avec une élégante simplicité et illustrée de 150 gravures sur bois et de planches coloriées.

L’Académie française a couronné le livre de M. Pizzetta et elle a fait de même pour une autre œuvre à la fois patriotique et touchante, 1 *Histoire d’un forestier, de M. Prosper Ghazel, qui décrit à merveille


  • 47, rue Laffitte.


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les paysages des Vosges, les mœurs des habitants et raconte avec une émotion pénétrante le sombre drame de l’invasion. Auprès de ce beau livre, illustré par Lix, plaçons une ravissante idylle de M. Eugène Muller, Nizelle, souvenir d’un orphelin, avec de jolies vignettes de Tofani. Cette œuvre, d’une exquise fraîcheur, a été écrite tout exprès pour les jeunes filles.

Rappelons pour mémoire des ouvrages humoristiques dont le succès a été très grand : les Mémorables aventures du D r J.-B. Quiès, l’œuvre la plus spirituelle et la plus amusante de Paul Célières, illus¬ trée par Lix, et deux contes du célèbre humoriste américain Mark Twain : les Aventures de Tom Sawyer et les Aventures de Huck Finn, illustrés par Sirouy.

Nous devons une mention spéciale à deux productions très origi¬ nales de M. Raoul de Najac. Lime, le Retour d’Arlequin, est une spirituelle pantomime en un acte et à un seul personnage, avec musique d’André Martinet et dessins de Lix. Dans ce livre de haut goût, les trois collaborateurs luttent d’esprit et de finesse. La musique de M. Martinet, d’un grand charme mélodique, accompagne à ravir la mimique si piquante et si variée d’Arlequin. Le second volume de M. de Najac, les Exploits d’un Arlequin, illustrés par Lix, contient le récit de la vie d’un ancien mime, François Fredon, qu’une irrésis¬ tible vocation poussa à suivre les traces de Deburau, et abondent en épisodes excentriques sur la vie des artistes forains.

11 nous reste à signaler deux jolis petits livres : le Neveu de Sadi y conte persan, agréablement conté par M. F. de Claramond, avec des dessins de Sirouy, et les Héroïnes du devoir, par Paul Célières, quatre récits illustrés par Lix, et dont nous recommandons aux fillettes 1 attrayante et fortifiante lecture.

À ces publications si variées, ajoutons un recueil de morceaux clas¬ siques pour piano, intitulé Souvenirs des maîtres, et contenant trente-sept œuvres, choisies parmi les plus exquises de Beethoven, Mozart, Weber, Haydn, Schumann, etc.

Rappelons, en terminant, que la maison Hennuyer publie un recueil très répandu et très goûté du public féminin, le Magasin des demoi¬ selles. Cette publication bi-mensuelle illustrée est à la fois une revue littéraire dirigée avec beaucoup de goût, contenant des romans, des nouvelles, des poésies, des variétés de tout genre, et un excellent journal de modes aux indications précieuses pour ce qui concerne les ouvrages de femmes. Un abonnement à cette publication est une étrenne permanente dont une jeune fille sera certainement charmée, car elle lui apportera une suite ininterrompue de lectures attrayantes.


LIBRAIRIE CALMANN LÉVY

Quel livre charmant que les Chasseurs, de Gyp, illustrés par Grafty ! Avec quelle belle humeur il est écritl L’aiiteur de tant de livres mondains si appréciés du Parisien parisiennant, a mis cette fois toute sa verve et son esprit au service des disciples de saint Hubert, qu’il daube avec cette finesse qui fait le charme de son talent vif et pénétrant. 11 est vrai de dire que Gyp n’a pris à partie que ceux pour lesquels la chasse est un entraînement de mode, en un mot, que


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les parodistes des chasseurs et des veneurs. Personne n’en voudra à la -chasse factice et surtout à celle-là d’être si en vogue, puisqu’elle nous vaut une série de croquis si divertissants et si habilement crayonnés. Chacun, sans se reconnaître soi-même, reconnaîtra à coup sûr son voisin, perspicacité beaucoup plus aisée, et applaudira à la finesse d’observation du blue devil, satisfaisant avec une justesse aussi piquante que sûre les petits côtés de la vie mondaine. Dans cet aimable volume, rien n’est oublié : l’ouverture, ce que coûte un équi¬ page, maniaques et abrutis, ce qu’ils disent les uns des autres, chevaux et voitures, bourdes de chasse, la visite au chenil, une journée de chasse et jusqu’aux litanies de saint Hubert.

Ces dernières sont peut-être un tantinet irrévérencieuses, mais les chasseurs dont il est question le sont plus encore à l’égard de notre saint patron. Il y a aussi des dialogues entre chiens du dernier plai¬ sant. Tout cela est rehaussé par le crayon humoristique de Crafty, dont le crayon est aussi fin que spirituel et qui dessine ses types avec une gaieté et une trAnerie sans rivales.

Ce volume n’est pas un livre pour les jeunes personnes, à moins que celles-ci n’aient été élevées dans un lycée.,, mais c’est une œuvre mondaine dont le succès est certain.

En déplacement, chasses à courre en France et en Angleterre,

par Donatien Lévesque, in* 8°.

L’auteur, maître d’équipage consommé, dont la réputation est faite depuis longtemps, nous emmène à la poursuite du chevreuil dans les diverses forêts de France, aux drags de Pau, à la chasse du cerf et dn renard en Angleterre ; en nous initiant aux difficultés de la prise, il nous donue des leçons utiles pour éviter les buissons creux et forcer tous les animaux. Les théories sur le pied, les anecdotes joyeuses sur les chasseurs, les équipages et les chiens célèbres fourmillent à chaque page de ce volume, dans lequel le peintre S, Arcos a jeté à profusion une foule de dessins exquis qui, s’il en était besoin, feraient à eux seuls le succès du livre.


LIBRAIRIE PALMÉ

Les Saints Évangiles, traduction nouvelle, par Henri Lasserre. — Grande édition in-4°, revue, corrigée et illustrée.

Après avoir écoulé, dans le cours de 1887, vingt-cinq éditions successives de la traduction nouvelle des Saints Évangiles, par M. Henri Lasserre, publiée avec Yîmprimatur de l’Archevêché de Paris et honorée de Lettres approbatives de Rome et de l’Épiscopat, l’éditeur Victor Palmé, à l’occasion de Noël et du jour de l’an, vient d’en faire une splendide et monumentale édition qu’il a illustrée, d’après les chefs-d’œuvre de tous les temps et de tous les pays, et d’après les vues pittoresques des sites célèbres qui furent témoins de la vie du Rédempteur.

Merveilleusement adaptés au texte et disposés dans un harmonieux ensemble, formant, à travers les pages du texte sacré comme une histoire de l’art chrétien et un voyage aux Lieux saints, près de 400 paysages, monuments, gravures de tout genre empruntées aux


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chefs-d’œuvre de plus de cent peintres divers, retracent pas à pas, dans ses moindres scènes, la vie de Jésus-Christ.

Au milieu des publications innombrables de la librairie à cette époque de l’année, il n’est pas un seul volume, quel que soit son mérite, qu’une main chrétienne puisse préférer au Livre divin. Il n’en est pas un seul non plus dont l’ornementation soit mieux faite pour charmer et pour captiver le goût éclairé des esprits artistiques.

Cette belle production fait autant d’honneur à l’auteur qui l’a conçue qu’aux habiles éditeurs qui l’ont si bien exécutée, et qui, en imitation d’un vieil usage de nos pères, ont eu l’heureuse idée d’insérer, en tête de leur Évangéliaire, quelques feuillets élégamment encadrés, des¬ tinés à recevoir des portraits, des noms et des dates, qui formeront, ce qu’on appelait autrefois le « mémorial de la famille ».


LIBRAIRIE WESTflAUSSER

Adelbert de Chamisso, Histoire merveilleuse de Piei^re Schlémihl, ou i’Homme qui a vendu son ombre, suivie d’un choix de poésies. Traduction nouvelle par Auguste Dietrich, illustrée de 106 dessins de Henri Pille. Un magnifique volume grand in-8°, couverture en couleur \ Prix : 15 francs.

L ’Histoire merveilleuse de Pierre Schlémihl, ou VHomme qui a vendu son ombre, d’Adelbert de Chamisso, un gentilhomme cham¬ penois émigré en Allemagne à la suite des événements de la Révolution, est une œuvre célèbre dans le monde entier. La vieille et unique traduction qu’on en possédait était très incomplète, mal écrite, et donnait à peine une idée de la saveur de l’original. Un écrivain très au courant des choses littéraires de l’Allemagne, M. Auguste Dietrich, vient d’en publier une traduction nouvelle et définitive, suivie, d’un choix des poésies remarquables de Chamisso, et précédée d’une Étude sur l’auteur et son œuvre. On y trouvera, entre autres faits d’un très vif intérêt, des détails à peu près ignorés et très curieux sur les rap¬ ports de Chamisso avec M ma de Staël et Chateaubriand. Ce volume attrayant est orné de 106 dessins de l’éminent artiste Henri Pille et de 2 beaux portraits de Chamisso. C’est un livre qui,- comme les chefs-d’œuvres analogues, convient à tous les âges et qui est de nature à faire les délices des petits et des grands.

1 Louis Westhausser, 10, rue de l’Abbaye.


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25 DÉCEMBRE 1887.


CHRONIQUE POLITIQUE


23 décembre 1837.

L’année 1887 finit, pour la République, dans une sorte de calme qui ressemble moins à la paix qu’à une fausse et courte trêve. On sent dans le gouvernement nouveau je ne sais quoi de médiocre et d’insignifiant qui ne commande le respect que par sa nouveauté même, pour un temps. On ne peut pas, devant un gouvernement qui a du moins un nom, une apparence, un certain appareil, on ne peut pas dire qu’il n’y a rien. On peut dire de lui, cependant, qu’il n’est rien. On le supporte et tous les partis, à voix basse ou haute, en souhaitent un qui soit, non seulement un gouvernement meilleur, mais un gouvernement réel. On se repose un peu, après tant de crises ; on a peur d’en occasionner une autre, trop vite et trop brutalement ; mais on ne se dissimule pas que c’est un repos tout temporaire et comme conventionnel. On se contente du pro¬ visoire, en prévoyant toutefois qu’il y faudra un changement avant quelques mois, peut-être avant quelques semaines. Le peu de pres¬ tige de M. Carnot lui suffira sans doute, pour prolonger sa prési¬ dence pendant une période d’un an ou deux. Mais personne n’oserait l’assurer et personne, non plus, n’ose croire que le règne de M. Carnot puisse avoir sa durée légale de sept ans. Quant au ministère, son peu de prestige suffit plutôt pour abréger son exis¬ tence. Personne ne pense qu’il subsiste encore au printemps ; des prophètes hardis se sont même hâtés d’annoncer qu’il ne serait déjà plus dès les premiers jours de février. Voilà parmi quels pré¬ sages commencera l’année 1888. C’est, dans les choses, une pro¬ fonde incertitude, parce que l’instabilité naturelle de la République a comme élargi et accéléré son mouvement à travers tout l’État ; c’est, dans les esprits, la défiance, la crainte, l’alarme.

Certes, le Message de M. Carnot n’aura pas plus instruit la France que la République, l’une de ce qu’elle peut espérer de lui, l’autre de ce qu’elle doit en attendre. Rien de plus honnêtement banal, fade et vain. C’est un chant d’hyménée rimé par un mauvais poète. EntenteI Concentration ! Union ! Concorde ! Sécurité ! « Ère d’activité ordonnée, paisible et féconde ! » Retranchez du Message ces mots d’amour et d’allégresse, il ne reste que le vide. Non qu’on le doive reprocher beaucoup à M. Carnot. Sans cette phraséologie, qu’aurait-il pu dire ? Quelle politique peut-il avoir ? Quel pro¬ gramme a-t-il en propre ? Élu par les radicaux et par les opportu-


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cistes, non pour satisfaire au choix qui leur plaisait séparément, mais pour y suppléer, il ne représente aucun des deux partis ; il est entre eux comme un neutre dont la vertu principale consiste à ne pas posséder les leurs. Est-ce qu’il a le droit de parler ou d’agir en opportuniste devant les radicaux, en radical devant les opportunistes ? Et puis, le devoir, constitutionnel ou non, d’un président de République n’est-il pas de s’annuler comme M. Grévy ? Ne nous étonnons donc pas que, dans son Message, M. Carnot n’ait su qu’exhaler des soupirs tendres et célébrer « l’accord » qui lui a procuré un tel honneur, une telle félicité. Il n’y a dans tout ce Message platonique qu’un mot qui nous paraisse étrange : c’est celui par lequel M. Carnot se déclare « le gardien vigilant et résolu delà Constitution. » Quoi ! M. Carnot n’a-t-il pas lu le dernier Message de M. Grévy, son Message suprême ? À-t-il déjà oublié que la Constitution a été violée par les républicains, le jour où ils ont obligé M. Grévy à son abdication et que, précisément, c’est à cette violation de la loi constitutionnelle qu’il doit, lui Carnot, son consulat ? Est-ce qu’il n’a pas lui-même participé à ce coup d’État parlementaire ? Est-ce qu’il s’imagine qu’il a la garde d’une Cons¬ titution vraiment intacte et pure ? Ou bien prétend-il, avec une présomption dont sourirait M. Grévy, défendre mieux cette Consti¬ tution, pour son compte personnel, que ne Ta pu son prédécesseur ? Non, il ne faut pas que M. Carnot s’abuse, après l’expérience et l’exemple de M. Grévy : la condition même où il a trouvé la Présidence, le 3 décembre, en règle désormais l’exercice et le sort ; qu’il le veuille ou non, il est tout simplement un président respon¬ sable et révocable ; il est à la merci de ses électeurs…

Le jour même où M. Carnot modulait ce Message, il composait un ministère qui, trop opportuniste pour les radicaux, trop radical pour les opportunistes, est odieux aux uns, suspect aux autres. Les radicaux ne reconnaissent un ami dévoué ni en M. Tirard, qui présidera le Conseil, ni en M. Sarrien, qui redevient ministre de l’in¬ térieur. Les opportunistes n’ont pas plus confiance dans la fermeté de M. Tirard que dans l’énergie de M. Sarrien : tous deux ont donné jadis aux radicaux des gages de leur complaisance. Mais, ce ministère, il est à l’image de M. Carnot. Pas de programme précis, pas de politique certaine ; pas de talents, pas d’autorité ; peu ou point de réputation. M. Tirard, le financier qui omit au budget une somme de 100 millions, prend la présidence du Conseil comme M. Carnot, le financier qui ne put pas refaire le budget défait entre ses mains mêmes par M. Rouvier, a pris la présidence de la Répu¬ blique ; ensemble, fraternellement, ils vont gouverner la France, à rendre jaloux de leur génie celui de M. de Bismarck ! Leur bonne harmonie est telle que M. Tirard a imité dans sa Déclaration le


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Message de M. Carnot. Le ton, le langage, tout en est presque identique. M. Tirard affirme qu’il n’a « d’autre ambition que de continuer l’œuvre de concorde et d’entente républicaine commencée dans la journée du 3 décembre ». Il proclame que « l’union de tous les républicains est nécessaire ». Il veut «l’apaisement des esprits à l’intérieur ». Il promet à la France « une ère de repos et de tranquillité ». Enfin, il « assurera sans faiblesse le respect de la Constitution républicaine et des lois ». Voilà, devant le Parle¬ ment, le premier discours de M. Tirard ; il n’était pas pour déplaire aux opportunistes. Mais quel est son premier acte ? Un acte qui plaît aux radicaux. Interrogé par M. de Lamarzelle sur l’audace impunie avec laquelle le parti révolutionnaire a installé à l’Hôtel de Ville, le 3 décembre, les chefs de l’émeute qu’il méditait, qu’il pré¬ parait, M. Tirard s’est dérobé en ajournant l’interpellation. Quant au second acte, c’est le parti républicain tout entier qui en porte la responsabilité, avec M. Tirard. Il a fallu laisser là le budget ; le plan n’en était pas même achevé. Le temps qu’on aurait pu et dû employer à ce grand travail, on l’avait consacré aux scandales, aux intrigues, aux disputes dont la République nous a offert le spec¬ tacle durant ces deux mois. Tant pis pour la fortune de la France ! M. Tirard a demandé trois douzièmes provisoires ; il les a obtenus sans peine ; un député radical a presque loué, félicité la Répu¬ blique de n’avoir pas de budget pour l’année 1888. Puis on a con¬ gédié le Parlement. M. Tirard est libre, M. Carnot va respirer â l’Élysée, dans sa gloire nouvelle. Nous pouvons, sur la foi du Message de l’un et de la Déclaration de l’autre, attendre les bien¬ faits qu’ils nous destinent.

Malheureusement, il y a, non plus dans l’ombre, mais à la lumière même du soleil, une puissance sinistre qui attend aussi. C’est la Commune. M. Hovelacque l’appellerait la Commune de Paris, comme en 1793 ; le général Eudes la nommerait tout sim¬ plement la Commune, comme en 1871. Mais, dès ce moment, M. Hovelacque et le général Eudes pactisent : l’un introduit l’autre à l’Hôtel de Ville ; ils n’aspirent pas seulement à y régner ensemble, ils y conspirent. Pendant la crise présidentielle, le Conseil muni¬ cipal s’était déclaré « en permanence », conformément à la tradi¬ tion jacobine. De plus, pour garantir sa liberté insurrectionnelle, ses chefs s’étaient concertés avec ceux des comités révolutionnaires : ils avaient intercepté les souterrains par lesquels on communique de la caserne de la garde républicaine à l’Hôtel de Ville. Enfin, ils avaient juré, devant les délégués de ces comités, qu’ils prendraient « la direction du mouvement populaire », s’il fallait s’insurger contre M. Jules Ferry, devenu président de la République, et, <c pour parer aux dangers que ferait courir à la République cette


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élection », ils s’étaient aussi abouchés et entendus avec certains députés de la Seine, dans un colloque dont on n’a pas connu le secret. Le 3 décembre, pendant que le Congrès vote à Versailles, une bande de révolutionnaires siège magistralement à l’Hôtel de Ville, sous la présidence du général Eudes. On le constate, on s’en émeut, on somme M. Hovelacque de les expulser de la salle qu’ils occupent. Il finit par les y inviter. Mais ils ne sortent qu’en attes¬ tant la promesse, le serment de M. Hovelacque et des conjurés ; ils disent bien haut, sur le seuil de l’Hôtel de Ville : « Puisque le Conseil municipal prend la direction du mouvement, il est naturel de lui en laisser la conduite. » Manifestement, la Commune était prête, le 3 décembre. M. Jules Ferry élu, les révolutionnaires donnaient, des fenêtres de l’Hôtel de Ville, le signal de l’insurrec¬ tion. Ils n’avaient plus, comme dans l’ancien temps, à envahir l’Hôtel de Ville pour proclamer la Commune ; ils s’y trouvaient avant l’émeute même ; ils y trônaient déjà, commodément tran¬ quillement, avec le bureau du Conseil municipal. C’est, dans les procédés de la faction, un perfectionnement véritable. Qu’est-ce que les deux préfets qui devaient veiller sur l’Hôtel de Ville ont fait, le 3 décembre ? Rien. Ont-ils seulement protesté, le jour où ils ont entendu, eux et le Conseil municipal, le récit de cette cons¬ piration ? Non. Et, le gouvernement, qu’a-t-il décidé, en commun avec la majorité ? Il ne répondra que dans un mois, à l’interpella¬ tion de M. de Lamarzelle. Que si, alors, il a pu, malgré l’inter¬ diction du Conseil municipal, installer M. Poubelle à l’Hôtel de Ville, sa demeure légale, M. Tirard montera au Capitole et, triom¬ phalement, il se taira sur tout le reste : ce sera une nouvelle amnistie, une amnistie morale…

L’ère de « l’apaisement », cette ère qu’inaugurait la présidence de M. Carnot, était commencée depuis six jours déjà, quand M. Jules Ferry a failli être assassiné, dans l’un des vestibules mêmes de la Chambre. Un furieux s’est rué sur lui, en lui tirant deux coups de revolver. M. Jules Ferry n’a échappé à la mort que par un hasard miraculeux. Aubertin, le meurtrier, était un fou, semble-t-il. Il n’en faut pas moins reconnaître que l’attentat a été commis au milieu d’excitations qui pouvaient armer un assassin dont le cerveau fût moins malade. Quand il y a un parti pour glorifier l’assassinat et quand ce parti a des tribuns acharnés pour demander la suppression violente de l’adversaire, des pamphlétaires cyniques pour détruire autour de lui les dernières sauvegardes du respect et de l’honneur, il est logique qu’un criminel surgisse, docile à leur vindicte. C’est l’éternelle histoire. On pousse le cri de guerre contre une classe de la société, contre un groupe, contre un homme. Cet homme, on incarne en lui tout le mal dont le pays souffre ou

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croit souffrir. Lui seul, à entendre l’anathème, lui seul trouble la paix publique ; lui seul empêche la félicité générale. Quelqu’un se lève, sûr d’accomplir un acte salutaire, et il frappe. Voilà comment le sectaire se justifie lui-même, au for de sa conscience, et voilà pourquoi la secte le divinise. Bien coupables les fanatiques et les sophistes qui créent dans la foule cet état monstrueux de l’imagination politique I Ceux dont les cris injurieux et les menaces désignaient M. Jules Ferry à la rage de la canaille ont été impi¬ toyables pour lui, même après l’attentat. Parce qu’il n’avait pas succombé, ils ont continué de l’insulter, d’autant plus qu’Aubertin, qui n’était pas un révolutionnaire hantant leurs clubs ou repré¬ sentant le peuple à l’Hôtel de Ville, leur a paru être un héros de qualité inférieure. Nous nous associerons, nous, à tous les honnêtes gens qui réprouvent le crime. Mais, tout en félicitant M. Jules Ferry du bonheur qui l’a préservé, nous estimons qu’il fera bien de modérer la colère un peu trop zélée de ses amis. Ils se scan¬ dalisaient fort, sous l’Empire, quand, au lendemain d’un attentat, le gouvernement se créait des moyens nouveaux de répression ou même de prévention. Ils l’oublient plus qu’il ne sied, aujourd’hui que la vie précieuse de M. Jules Ferry étant à son tour en danger, ils s’en prennent aux libertés abusives qu’ils ont établies, malgré nos avertissements, et qu’ils ont, eux aussi, tant de fois tournées licencieusement contre nous. Que deviennent désormais les thèses si chères aux doctrinaires de leur école ? Que devient spécialement cette maxime déclamatoire du parti républicain, à savoir que les rois, les empereurs, sont seuls exposés à l’assassinat ? Et nous vantera-t-on toujours la facilité avec laquelle la République opère la transmission de sa présidence, alors que non content d’avoir annoncé au Parlement la guerre civile, pour l’heure où M. Jules Ferry serait élu, on l’a voulu tuer, à une heure où sa candidature n’était déjà plus que le souvenir de la veille ?

S’il fallait ne consulter que la sentence du tribunal qui a libéré M. Wilson et M. Gragnon, accusés d’avoir soustrait deux lettres au dossier de la femme Limouzin, la crise morale de la Répu¬ blique semblerait finie comme la crise politique. Mais cette sen¬ tence, qui en soi, virtuellement, est un scandale juridique, ne fait guère que continuer et aggraver l’autre scandale. « Il est constant, témoigne la sentence, il est constant que Wilson a fabriqué les deux lettres qui ont été remises au juge d’instruction comme étant les deux saisies chez la femme Limouzin… Il paraît constant que Gragnon a distrait, détruit ou détourné les deux lettres Wilson… Ce qui est établi par la procédure, c’est que Gragnon a méconnu les règles tracées par la loi en matière de saisie et de transmission de pièces ; c’est qu’il a arbitrairement disposé de lettres saisies et

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cherché à dissimuler la disparitioa de ces lettres, en y substituant des lettres nouvelles ; c’est que Wilson, de son côté, a prêté son concours à cette substitution. » Puis, après avoir affirmé que « de pareilles pratiques doivent être hautement réprouvées », le magistrat déclare « qu’elles ne tombent sous l’application d’aucune disposition de la loi pénale ». Il renvoie donc, tout à la fois flétris et absous, M. Wilson et M. Gragnon. On était, vraiment, plus ingénieux, quand on avait la volonté de trouver « des lois exis¬ tantes » pour arracher à leurs maisons et à leurs autels des reli¬ gieux, ou à leurs drapeaux et à la patrie des princes. Les juriscon¬ sultes diraient que si « la loi pénale » a paru impuissante et muette au magistrat qui a rendu cette ordonnance de non-lieu, c’est qu’il lui a plu de ne pas interroger le Code à l’endroit où il le devait, Il faut donc que nous sachions bien dorénavant qu’il n’y a pas de justice sous le régime républicain, que les grands de la République sont assurés de l’impunité. Avis au malheureux aux dépens duquel ils prévariquent : ils peuvent lui voler jusqu’aux pièces de son dossier, dans les dépôts réputés jusqu’à ce jour comme des dépôts sacrés I Mais on aura eu beau innocenter M. Wilson, M. Gragnon ou même M. Grévy, qui reste suspect d’avoir, lui chef de l’État, opéré de se3 propres mains la soustraction frauduleuse dont on ne punit pas M. Gragnon. Rien n’eflface l’histoire de ces deux mois. On se souviendra du scandale qui a régné à l’Élysée avec tant d’ignominie que la révolte de l’opinion publique a soulevé contre M. Grévy le Parlement, à défaut du tribunal. Le jugement qui a frappé M. Grévy, au Palais-Bourbon, supplée, pour la nation, le jugement qui n’a pas frappé M. Wilson et M. Gragnon, devant la Cour.

Pendant cet entr’acte de notre drame républicain, l’Europe a reporté vers l’Est toute son attention. La querelle qui s’est émue presque subitement, sur la frontière de la Gallicie, entre la Russie et l’Autriche, est-ce la guerre ? Cette question a déjà causé, depuis quinze jours, plus d’une panique. Il s’est tenu plusieurs conseils de guerre à Vienne, un à Berlin. On semble être resté calme à Saint-Pétersbourg, sans cesser de faire avancer vers la frontière de Gallicie les troupes dont le rassemblement alarme si vivement l’Autriche. Jusqu’à présent, point d’action diplomatique ; aucune note. Seul, le général de Schweinitz est arrivé à Saint-Péters¬ bourg, porteur d’une lettre de l’empereur Guillaume pour le Tzar, dit-on. La dispute n’est encore que de journal à journal. D’un côté, on justifie par des raisons purement stratégiques les précautions que prend la Russie ; on allègue les forces si considérables et si aisément mobilisables des deux puissances voisines ; on argue du droit qui appartient au peuple russe de se protéger sans provoquer

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personne. De l’autre, on compare les chiffres des trois armées ; on prétend être à peine sur la défensive ; on nie toute espèce de pré¬ paratif ; on accuse le peuple russe d’être animé des sentiments les plus belliqueux. Les gazettes favorites de M. de Bismarck ne décla¬ ment pas seulement contre la Russie avec une véhémence parti¬ culière ; on pourrait croire qu* elles ont pour tâche le soin d’exciter l’Autriche à la lutte, tant elles s’évertuent à éveiller ses craintes, à enflammer son animosité. Que veut réellement M. de Bismarck ? Est-ce sérieusement un conflit sur toute la ligne orientale du monde européen, conflit où il écraserait la Russie, tandis qu’à l’Occident, il contiendrait la France ? Est-ce une collision uni¬ verselle, où il anéantirait la France en même temps qu’il anni¬ hilerait la Russie ? N’essaie-t-il, au contraire, qu’une manœuvre diplomatique ? Veut-il, par une violente pression de la Russie, réduire l’Autriche à céder en Bulgarie et compte-t-il, en sacrifiant le prince Ferdinand, rétablir son crédit à Saint-Pétersbourg, ressaisir l’amitié du Tzar ? Ou bien ne pense-t-il qu’à stimuler les armements de l’Autriche, pour qu’elle soit apte à seconder pleinement l’Alle¬ magne, dès que le commandera le pacte de la Triple Alliance ? Ou bien encore, n’a-t-il que la très simple intention d’influer par la peur sur le Reichstag, pour obtenir rapidement de lui le vote d’une loi qui, en augmentant le service de la landwehr, grossirait dans l’armée allemande le nombre des troupes propres à entrer en campagne ? C’est l’énigme du jour. Nous rencontrons, parmi les politiques les mieux informés, bien des gens qui croient que, malgré tant de bruit, le danger n’est pas pressant et même qu’une fois de plus la paix de l’Europe se maintiendra. Ce dont on ne peut douter, c’est que le jeu de M. de Bismarck, s’il n’y a là qu’un jeu, se répète trop. Il y a un an, il suscitait à l’Occident l’émoi qu’il suscite aujourd’hui à l’Orient. Il risque de lasser l’Eu¬ rope. Mais, dùt-il ne pas la fatiguer, son dessein intime de ne laisser s’établir aucune alliance entre la France et la Russie, est-ce le réaliser, est-ce l’exécuter habilement que de les harceler tour à tour, avec le même genre de menace, et de s’acharner à les placer, chaque année, dans le dilemme de l’isolement ou de la guerre ? Est-il même bien sûr que l’Autriche, quelque résignation qu’elle ait besoin de pratiquer, ne soupçonne, tôt ou tard, quelle est la dupe de l’Alle¬ magne ? Il faut que M. de Bismarck se défie de sa trop prestigieuse habileté aussi bien que de son bonheur. Au surplus, est-ce qu’il ne voudra pas à la fin goûter le charme d’un peu de loisir et permettre à l’Allemagne de jouir d’un peu de tranquilité, ne fùt-ce qu’une année ? Son oreille est-elle sourde à ces avertissements de la vieillesse et de la mort qui viennent de retentir de la maison impé¬ riale jusque dans la sienne ? N’est-ce pas pour RL de Bismarck le

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