Discussion:Les Provinciales



Pierre de la Vallée (p. 1).

LETTRE

ESCRITE À VN PROVINCIAL

PAR VN DE SES AMIS.

SVR LE SVIET DES DISPVTES

présentes de la Sorbonne.

De Paris, ce 23 janvier 1656.


MONSIEVR,
Nous eſtions bien abusés. Je ne suis détrompé que d’hier ; jusque-là j’ai pensé que le sujet des disputes de Sorbonne était bien important, et d’une extrême conséquence pour la religion. Tant d’assemblées d’une compagnie aussi célèbre qu’est la Faculté de théologie de Paris, et où il s’est passé tant de choses si extraordinaires et si hors d’exemple, en font concevoir une si haute idée, qu’on ne peut croire qu’il n’y en ait un sujet bien extraordinaire.

Cependant vous serez bien surpris quand vous apprendrez, par ce récit, à quoi se termine un si grand éclat ; et c’est ce que je vous dirai en peu de mots, après m’en être parfaitement instruit.

On examine deux questions : l’une de fait, l’autre de droit.

Celle de fait consiste à savoir si M. Arnauld est téméraire pour avoir dit dans sa Seconde Lettre : Qu’il a lu exactement le livre de Jansénius, et qu’il n’y a point trouvé les propositions condamnées par le feu Pape ; et néanmoins que, comme il condamne ces propositions en quelque lieu qu’elles se rencontrent, il les condamne dans Jansénius, si elles y sont.

La question sur cela est de savoir s’il a pu, sans témérité, témoigner par là qu’il doute que ces propositions soient de Jansénius, après que Messieurs les évêques ont déclaré qu’elles y sont.

On propose l’affaire en Sorbonne. Soixante et onze docteurs entreprennent sa défense et soutiennent qu’il n’a pu répondre autre chose à ceux qui, par tant d’écrits, lui demandaient s’il tenait que ces propositions fussent dans ce livre, sinon qu’il ne les y a pas vues, et que néanmoins il les y condamne, si elles y sont.

Quelques-uns même, passant plus avant, ont déclaré que, quelque recherche qu’ils en aient faite, ils ne les y ont jamais trou vées, et que même ils y en ont trouvé de toutes contraires. Ils ont demandé ensuite avec instance que, s’il y avait quelque docteur qui les y eût vues, il voulût les montrer ; que c’était une chose si facile qu’elle ne pouvait être refusée, puisque c’était un moyen sûr de les réduire tous, et M. Arnauld même ; mais on le leur a toujours refusé. Voilà ce qui s’est passé de ce côté-là.

De l’autre se sont trouvés quatre-vingts docteurs séculiers, et quelque quarante religieux mendiants, qui ont condamné la proposition de M. Arnauld sans vouloir examiner si ce qu’il avait dit était vrai ou faux, et ayant même déclaré qu’il ne s’agissait pas de la vérité, mais seulement de la témérité de sa proposition.

Il s’en est de plus trouvé quinze qui n’ont point été pour la censure, et qu’on appelle indifférents.

Voilà comment s’est terminée la question de fait, dont je ne me mets guère en peine ; car, que M. Arnauld soit téméraire ou non, ma conscience n’y est pas intéressée. Et si la curiosité me prenait de savoir si ces propositions sont dans Jansénius, son livre n’est pas si rare, ni si gros que je ne le pusse lire tout entier pour m’en éclaircir, sans en consulter la Sorbonne.

Mais, si je ne craignais aussi d’être téméraire, je crois que je suivrais l’avis de la plupart des gens que je vois, qui, ayant cru jusqu’ici, sur la foi publique, que ces propositions sont dans Jansénius, commencent à se défier du contraire, par le refus bizarre qu’on fait de les montrer, qui est tel, que je n’ai encore vu personne qui m’ait dit les y avoir vues. De sorte que je crains que cette censure ne fasse plus de mal que de bien, et qu’elle ne donne à ceux qui en sauront l’histoire une impression tout opposée à la conclusion ; car, en vérité, le monde devient méfiant et ne croit les choses que quand il les voit. Mais, comme j’ai déjà dit, ce point-là est peu important, puisqu’il ne s’y agit point de la foi.

Pour la question de droit, elle semble bien plus considérable, en ce qu’elle touche la foi. Aussi j’ai pris un soin particulier de m’en informer. Mais vous serez bien satisfait de voir que c’est une chose aussi peu importante que la première.

Il s’agit d’examiner ce que M. Arnauld a dit dans la même lettre : Que la grâce, sans laquelle on ne peut rien, a manqué à saint Pierre, dans sa chute. Sur quoi nous pensions, vous et moi, qu’il était question d’examiner les plus grands principes de la grâce ; comme si elle n’est pas donnée à tous les hommes, ou bien si elle est efficace ; mais nous étions bien trompés. Je suis devenu grand théologien en peu de temps, et vous en allez voir des marques.

Pour savoir la chose au vrai, je vis M. N., docteur de Navarre, qui demeure près de chez moi, qui est, comme vous le savez, des plus zélés contre les Jansénistes ; et comme ma curiosité me rendait presque aussi ardent que lui, je lui demandai d’abord s’ils ne décideraient pas formellement que la grâce est donnée à tous, afin qu’on n’agitât plus ce doute. Mais il me rebuta rudement et me dit que ce n’était pas là le point ; qu’il y en avait de ceux de son côté qui tenaient que la grâce n’est pas donnée à tous ; que les examinateurs mêmes avaient dit en pleine Sorbonne que cette opinion est problématique, et qu’il était lui-même dans ce sentiment : ce qu’il me confirma par ce passage, qu’il dit être célèbre, de saint Augustin : Nous savons que la grâce n’est pas donnée à tous les hommes.

Je lui fis excuse d’avoir mal pris son sentiment et le priai de me dire s’ils ne condamneraient donc pas au moins cette autre opinion des Jansénistes qui fait tant de bruit, que la grâce est efficace, et qu’elle détermine notre volonté à faire le bien. Mais je ne fus pas plus heureux en cette seconde question. Vous n’y entendez rien, me dit-il. Ce n’est pas là une hérésie ; c’est une opinion orthodoxe : tous les Thomistes la tiennent ; et moi-même je l’ai soutenue dans ma Sorbonique.

Je n’osai plus lui proposer mes doutes ; et je ne savais plus où était la difficulté, quand, pour m’en éclaircir, je le suppliai de me dire en quoi consistait donc l’hérésie de la proposition de M. Arnauld. C’est, me dit-il, en ce qu’il ne reconnaît pas que les justes aient le pouvoir d’accomplir les commandements de Dieu en la manière que nous l’entendons.

Je le quittai après cette instruction ; et, bien glorieux de savoir le nœud de l’affaire, je fus trouver M. N., qui se porte de mieux en mieux, et qui eut assez de santé pour me conduire chez son beau-frère, qui est janséniste, s’il y en eut jamais, et pourtant fort bon homme. Pour en être mieux reçu, je feignis d’être fort des siens et lui dis : Serait-il bien possible que la Sorbonne introduisît dans l’Eglise cette erreur, que tous les justes ont toujours le pouvoir d’accomplir les commandements ? Comment parlez-vous ? me dit mon docteur. Appelez-vous erreur un sentiment si catholique, et que les seuls Luthériens et Calvinistes combattent ? Eh quoi ! lui dis-je, n’est-ce pas votre opinion ? Non, me dit-il ; nous l’anathématisons comme hérétique et impie. Surpris de cette réponse, je connus bien que j’avais trop fait le janséniste, comme j’avais l’autre fois été trop moliniste ; mais ne pouvant m’assurer de sa réponse, je le priai de me dire confidemment s’il tenait que les justes eussent toujours un pouvoir véritable d’observer les préceptes. Mon homme s’échauffa là-dessus, mais d’un zèle dévot, et dit qu’il ne déguiserait jamais ses sentiments pour quoi que ce fût : que c’était sa créance ; et que lui et tous les siens la défendraient jusqu’à la mort, comme étant la pure doctrine de saint Thomas et de saint Augustin, leur maître.

Il m’en parla si sérieusement, que je n’en pus douter ; et sur cette assurance, je retournai chez mon premier docteur, et lui dis, bien satisfait, que j’étais certain que la paix serait bientôt en Sorbonne : que les Jansénistes étaient d’accord du pouvoir qu’ont les justes d’accomplir les préceptes ; que j’en étais garant, et que je le leur ferais signer de leur sang. Tout beau ! me dit-il ; il faut être théologien pour en voir la fin. La différence qui est entre nous est si subtile, qu’à peine pouvons-nous la marquer nous-mêmes ; vous auriez trop de difficulté à l’entendre. Contentez-vous donc de savoir que les Jansénistes vous diront bien que tous les justes ont toujours le pouvoir d’accomplir les commandements : ce n’est pas de quoi nous disputons ; mais ils ne vous diront pas que ce pouvoir soit prochain ; c’est là le point.

Ce mot me fut nouveau et inconnu. Jusque-là j’avais entendu les affaires ; mais ce terme me jeta dans l’obscurité, et je crois qu’il n’a été inventé que pour brouiller. Je lui en demandai donc l’explication ; mais il m’en fit un mystère et me renvoya, sans autre satisfaction, pour demander aux Jansénistes s’ils admettaient ce pouvoir prochain. Je chargeai ma mémoire de ce terme, car mon intelligence n’y avait aucune part. Et, de peur d’oublier, je fus promptement retrouver mon Janséniste, à qui je dis incontinent, après les premières civilités : Dites-moi, je vous prie, si vous admettez le pouvoir prochain ? Il se mit à rire et me dit froidement : Dites-moi vous-même en quel sens vous l’entendez, et alors je vous dirai ce que j’en crois. Comme ma connaissance n’allait pas jusque-là, je me vis en terme de ne lui pouvoir répondre ; et néanmoins pour ne pas rendre ma visite inutile, je lui dis au hasard : Je l’entends au sens des Molinistes. A quoi mon homme, sans s’émouvoir : Auxquels des Molinistes, me dit-il, me renvoyez-vous ? Je les lui offris tous ensemble, comme ne faisant qu’un même corps et n’agissant que par un même esprit.

Mais il me dit : Vous êtes bien peu instruit. Ils sont si peu dans les mêmes sentiments, qu’ils en ont de tout contraires. Mais, étant tous unis dans le dessein de perdre M. Arnauld, ils se sont avisés de s’accorder de ce terme de prochain, que les uns et les autres diraient ensemble, quoiqu’ils l’entendissent diversement, afin de parler un même langage, et que, par cette conformité apparente, ils pussent former un corps considérable, et composer le plus grand nombre, pour l’opprimer avec assurance.

Cette réponse m’étonna ; mais, sans recevoir ces impressions des méchants desseins des Molinistes, que je ne veux pas croire sur sa parole, et où je n’ai point d’intérêt, je m’attachai seulement à savoir les divers sens qu’ils donnent à ce mot mystérieux de prochain. Il me dit : Je vous en éclaircirais de bon cœur ; mais vous y verriez une répugnance et une contradiction si grossière, que vous auriez peine à me croire. Je vous serais suspect. Vous en serez plus sûr en l’apprenant d’eux-mêmes, et je vous en donnerai les adresses. Vous n’avez qu’à voir séparément M. Le Moyne et le Père Nicolaï. Je ne connais ni l’un ni l’autre, lui dis-je. Voyez donc, me dit-il, si vous ne connaîtrez point quelqu’un de ceux que je vous vas nommer, car ils suivent les sentiments de M. Le Moyne. J’en connus en effet quelques-uns. Et ensuite il me dit : Voyez si vous ne connaissez point des Dominicains qu’on appelle nouveaux Thomistes, car ils sont tous comme le Père Nicolaï. J’en connus aussi entre ceux qu’il me nomma ; et, résolu de profiter de cet avis et de sortir d’affaire, je le quittai et allai d’abord chez un des disciples de M. Le Moyne.

Je le suppliai de me dire ce que c’est qu’avoir le pouvoir prochain de faire quelque chose. Cela est aisé, me dit-il : c’est avoir tout ce qui est nécessaire pour la faire, de telle sorte qu’il ne manque rien pour agir. Et ainsi, lui dis-je, avoir le pouvoir prochain de passer une rivière, c’est avoir un bateau, des bateliers, des rames, et le reste, en sorte que rien ne manque. Fort bien, me dit-il. Et avoir le pouvoir prochain de voir, lui dis-je, c’est avoir bonne vue et être en plein jour, car qui aurait bonne vue dans l’obscurité n’aurait pas le pouvoir prochain de voir, selon vous, puisque la lumière lui manquerait, sans quoi on ne voit point. Doctement, me dit-il. Et par conséquent, continuai-je, quand vous dites que tous les justes ont toujours le pouvoir prochain d’observer les commandements, vous entendez qu’ils ont toujours toute la grâce nécessaire pour les accomplir, en sorte qu’il ne leur manque rien de la part de Dieu. Attendez, me dit-il ; ils ont toujours tout ce qui est nécessaire pour les observer, ou du moins pour prier Dieu. J’entends bien, lui dis-je ; ils ont tout ce qui est nécessaire pour prier Dieu de les assister, sans qu’il soit nécessaire qu’ils aient aucune nouvelle grâce de Dieu pour prier. Vous l’entendez, me dit-il. Mais il n’est donc pas nécessaire qu’ils aient une grâce efficace pour prier Dieu ? Non, me dit-il, suivant M. Le Moyne.

Pour ne point perdre de temps, j’allai aux Jacobins et demandai ceux que je savais être des nouveaux Thomistes. Je les priai de me dire ce que c’est que pouvoir prochain. N’est-ce pas celui, leur dis-je, auquel il ne manque rien pour agir ? Non, me dirent-ils. Mais, quoi ! mon Père, s’il manque quelque chose à ce pouvoir, l’appelez-vous prochain ? et direz-vous, par exemple, qu’un homme ait, la nuit, et sans aucune lumière, le pouvoir prochain de voir ? Oui-da, il l’aurait, selon nous, s’il n’est pas aveugle. Je le veux bien, leur dis-je ; mais M. Le Moyne l’entend d’une manière contraire. Il est vrai, me dirent-ils ; mais nous l’entendons ainsi. J’y consens, leur dis-je ; car je ne dispute jamais du nom, pourvu qu’on m’avertisse du sens qu’on lui donne. Mais je vois par là que, quand vous dites que les justes ont toujours le pouvoir prochain pour prier Dieu, vous entendez qu’ils ont besoin d’un autre secours pour prier, sans quoi ils ne prieront jamais. Voilà qui va bien, me répondirent mes Pères en m’embrassant, voilà qui va bien : car il leur faut de plus une grâce efficace qui n’est pas donnée à tous, et qui détermine leur volonté à prier ; et c’est une hérésie de nier la nécessité de cette grâce efficace pour prier.

Voilà qui va bien, leur dis-je à mon tour ; mais, selon vous, les Jansénistes sont catholiques, et M. Le Moyne hérétique ; car les Jansénistes disent que les justes ont le pouvoir de prier, mais qu’il faut pourtant une grâce efficace, et c’est ce que vous approuvez. Et M. Le Moyne dit que les justes prient sans grâce efficace ; et c’est ce que vous condamnez. Oui, dirent-ils, mais nous sommes d’accord avec M. Le Moyne en ce que nous appelons prochain, aussi bien que lui, le pouvoir que les justes ont de prier, ce que ne font pas les Jansénistes.

Quoi, mes Pères, leur dis-je, c’est se jouer des paroles de dire que vous êtes d’accord à cause des termes communs dont vous usez, quand vous êtes contraires dans le sens. Mes Pères ne répondent rien ; et sur cela, mon disciple de M. Le Moyne arriva par un bonheur que je croyais extraordinaire ; mais j’ai su depuis que leur rencontre n’est pas rare, et qu’ils sont continuellement mêlés les uns avec les autres.

Je dis donc à mon disciple de M. Le Moyne : Je connais un homme qui dit que tous les justes ont toujours le pouvoir de prier Dieu, mais que néanmoins ils ne prieront jamais sans une grâce efficace qui les détermine, et laquelle Dieu ne donne pas toujours à tous les justes. Est-il hérétique ? Attendez, me dit mon docteur ; vous me pourriez surprendre. Allons donc doucement, distinguo ; s’il appelle ce pouvoir pouvoir prochain ; il sera thomiste, et partant catholique ; sinon, il sera janséniste, et partant hérétique. Il ne l’appelle, lui dis-je, ni prochain, ni non prochain. Il est donc hérétique, me dit-il ; demandez-le à ces bons Pères. Je ne les pris pas pour juges, car ils consentaient déjà d’un mouvement de tête, mais je leur dis : Il refuse d’admettre ce mot de prochain parce qu’on ne le veut pas expliquer. A cela, un de ces Pères voulut en apporter sa définition ; mais il fut interrompu par le disciple de M. Le Moyne, qui lui dit : Voulez-vous donc recommencer nos brouilleries ? Ne sommes-nous pas demeurés d’accord de ne point expliquer ce mot de prochain, et de le dire de part et d’autre sans dire ce qu’il signifie ? A quoi le Jacobin consentit.

Je pénétrai par là dans leur dessein, et leur dis en me levant pour les quitter : En vérité, mes Pères, j’ai grand peur que tout ceci ne soit une pure chicanerie; et quoi qu’il arrive de vos assemblées, j’ose vous prédire que, quand la censure serait faite, la paix ne serait pas établie. Car, quand on aurait décidé qu’il faut prononcer les syllabes prochain, qui ne voit que, n’ayant point été expliquées, chacun de vous voudra jouir de la victoire ? Les Jacobins diront que ce mot s’entend en leur sens. M. Le Moyne dira que c’est au sien ; et ainsi il y aura bien plus de disputes pour l’expliquer que pour l’introduire : car, après tout, il n’y aurait pas grand péril à le recevoir sans aucun sens, puisqu’il ne peut nuire que par le sens. Mais ce serait une chose indigne de la Sorbonne et de la théologie d’user de mots équivoques et captieux sans les expliquer. Enfin, mes Pères, dites-moi, je vous prie, pour la dernière fois, ce qu’il faut que je croie pour être Catholique. Il faut, me dirent-ils tous ensemble, dire que tous les justes ont le pouvoir prochain, en faisant abstraction de tout sens : abstrahendo a sensu Thomistarum, et a sensu aliorum theologorum.

C’est-à-dire, leur dis-je en les quittant, qu’il faut prononcer ce mot des lèvres, de peur d’être hérétique de nom. Car est-ce que ce mot est de l’Ecriture ? Non, me dirent-ils. Est-il donc des Pères, ou des Conciles, ou des Papes ? Non. Est-il donc de saint Thomas ? Non. Quelle nécessité y a-t-il donc de le dire, puisqu’il n’a ni autorité, ni aucun sens de lui-même ? Vous êtes opiniâtre, me dirent-ils : vous le direz, ou vous serez hérétique, et M. Arnauld aussi, car nous sommes le plus grand nombre ; et, s’il est besoin, nous ferons venir tant de Cordeliers que nous l’emporterons.

Je les viens de quitter sur cette solide raison, pour vous écrire ce récit, par où vous voyez qu’il ne s’agit d’aucun des points suivants, et qu’ils ne sont condamnés de part ni d’autre : — 1. Que la grâce n’est pas donnée à tous les hommes. 2. Que tous les justes ont le pouvoir d’accomplir les commandements de Dieu. 3. Qu’ils ont néanmoins besoin pour les accomplir, et même pour prier, d’une grâce efficace qui détermine leur volonté. 4. Que cette grâce efficace n’est pas toujours donnée à tous les justes, et qu’elle dépend de la pure miséricorde de Dieu. — De sorte qu’il n’y a plus que le mot de prochain sans aucun sens qui court risque.

Heureux les peuples qui l’ignorent ! Heureux ceux qui ont précédé sa naissance ! Car je n’y vois plus de remède, si Messieurs de l’Académie, par un coup d’autorité, ne bannissent de la Sorbonne ce mot barbare qui cause tant de divisions. Sans cela, la censure paraît assurée ; mais je vois qu’elle ne fera point d’autre mal que de rendre la Sorbonne méprisable par ce procédé, qui lui ôtera l’autorité, laquelle lui est si nécessaire en d’autres rencontres.

Je vous laisse cependant dans la liberté de tenir pour le mot prochain, ou non ; car j’aime trop mon prochain pour le persécuter sous ce prétexte. Si ce récit ne vous déplaît pas, je continuerai de vous avertir de tout ce qui se passera.

Je suis, etc. Seconde lettre écrite à un provincial par un de ses amis

De Paris, ce 29 janvier 1656.

Monsieur,

Comme je fermais la lettre que je vous ai écrite, je fus visité par M. N., notre ancien ami, le plus heureusement du monde pour ma curiosité; car il est très informé des questions du temps, et il sait parfaitement le secret des Jésuites, chez qui il est à toute heure, et avec les principaux. Après avoir parlé de ce qui l'amenait chez moi, je le priai de me dire, en un mot, quels sont les points débattus entre les deux partis.

Il me satisfit sur l'heure, et me dit qu'il y en avait deux principaux: le premier, touchant le pouvoir prochain; le second touchant la grâce suffisante. Je vous ai éclairci du premier par la précédente; je vous parlerai du second dans celle-ci.

Je sus donc, en un mot, que leur différend, touchant la grâce suffisante, est en ce que les Jésuites prétendent qu'il y a une grâce donnée généralement à tous les hommes, soumise de telle sorte au libre arbitre, qu'il la rend efficace ou inefficace à son choix, sans aucun nouveau secours de Dieu, et sans qu'il manque rien de sa part pour agir effectivement; ce qui fait qu'ils l'appellent suffisante, parce qu'elle seule suffit pour agir. Et les Jansénistes, au contraire, veulent qu'il n'y ait aucune grâce actuellement suffisante, qui ne soit aussi efficace, c'est-à-dire que toutes celles qui ne déterminent point la volonté à agir effectivement sont insuffisantes pour agir, parce qu'ils disent qu'on n'agit jamais sans grâce efficace. Voilà leur différend.

Et m'informant après de la doctrine des nouveaux Thomistes: Elle est bizarre, me dit-il. Ils sont d'accord avec les Jésuites d'admettre une grâce suffisante donnée à tous les hommes; mais ils veulent néanmoins que les hommes n'agissent jamais avec cette seule grâce, et qu'il faille, pour les faire agir, que Dieu leur donne une grâce efficace qui détermine réellement leur volonté à l'action, et laquelle Dieu ne donne pas à tous. De sorte que, suivant cette doctrine, lui dis-je, cette grâce est suffisante sans l'être. Justement, me dit-il: car, si elle suffit, il n'en faut pas davantage pour agir; et si elle ne suffit pas, elle n'est pas suffisante.

Mais, lui dis-je, quelle différence y a-t-il donc entre eux et les Jansénistes? Ils diffèrent, me dit-il, en ce qu'au moins les Dominicains ne laissent pas de dire que tous les hommes ont la grâce suffisante. J'entends bien, répondis-je, mais ils le disent sans le penser, puisqu'ils ajoutent qu'il faut nécessairement, pour agir, avoir une grâce efficace, qui n'est pas donnée à tous; et ainsi, s'ils sont conformes aux Jésuites par un terme qui n'a pas de sens, ils leur sont contraires, et conformes aux Jansénistes, dans la substance de la chose. Cela est vrai, dit-il. Comment donc, lui dis-je, les Jésuites sont-ils unis avec eux, et que ne les combattent-ils aussi bien que les Jansénistes, puisqu'ils auront toujours en eux de puissants adversaires, lesquels, soutenant la nécessité de la grâce efficace qui détermine, les empêcheront d'établir celle que vous dites être seule suffisante?

Il ne le faut pas, me dit-il; il faut ménager davantage ceux qui sont puissants dans l'Eglise. La Société est trop politique pour agir autrement. Elle se contente d'avoir gagné sur eux qu'ils admettent au moins le nom de grâce suffisante, quoiqu'ils l'entendent en un autre sens. Par là elle a cet avantage qu'elle fera passer leur opinion pour insoutenable, quand elle le jugera à propos, et cela lui sera aisé; car, supposé que tous les hommes aient des grâces suffisantes, il n'y a rien de plus naturel que d'en conclure que la grâce efficace n'est donc pas nécessaire, puisque la suffisance de ces grâces générales exclurait la nécessité de toutes les autres. Qui dit suffisant dit tout ce qui est nécessaire pour agir; et il servirait de peu aux Dominicains de s'écrier qu'ils prennent en un autre sens le mot de suffisant: le peuple, accoutumé à l'intelligence commune de ce terme, n'écouterait pas seulement leur explication. Ainsi la Société profite assez de cette expression que les Dominicains reçoivent, sans les pousser davantage; et si vous aviez la connaissance des choses qui se sont passées sous les papes Clément VIII et Paul V, et combien la Société fut traversée par les Dominicains dans l'établissement de sa grâce suffisante, vous ne vous étonneriez pas de voir qu'elle évite de se brouiller avec eux, et qu'elle consent qu'ils gardent leur opinion, pourvu que la sienne soit libre, et principalement quand les Dominicains la favorisent par le nom de grâce suffisante, dont ils ont consenti de se servir publiquement.

La Société est bien satisfaite de leur complaisance. Elle n'exige pas qu'ils nient la nécessité de la grâce efficace; ce serait trop les presser: il ne faut pas tyranniser ses amis; les Jésuites ont assez gagné. Car le monde se paye de paroles: peu approfondissent les choses; et ainsi le nom de grâce suffisante étant reçu des deux côtés, quoique avec divers sens, il n'y a personne, hors les plus fins théologiens, qui ne pense que la chose que ce mot signifie soit tenue aussi bien par les Jacobins que par les Jésuites, et la suite fera voir que ces derniers ne sont pas les plus dupes.

Je lui avouai que c'étaient d'habiles gens; et, pour profiter de son avis, je m'en allai droit aux Jacobins, où je trouvai à la porte un de mes bons amis, grand Janséniste, car j'en ai de tous les partis, qui demandait quelque autre Père que celui que je cherchais. Mais je l'engageai à m'accompagner à force de prières, et demandai un de mes nouveaux Thomistes. Il fut ravi de me revoir: Eh bien! mon Père, lui dis-je, ce n'est pas assez que tous les hommes aient un pouvoir prochain, par lequel pourtant ils n'agissent en effet jamais, il faut qu'ils aient encore une grâce suffisante avec laquelle ils agissent aussi peu. N'est-ce pas là l'opinion de votre école? Oui, dit le bon Père; et je l'ai bien dit ce matin en Sorbonne. J'y ai parlé toute ma demi-heure; et, sans le sable, j'eusse bien fait changer ce malheureux proverbe qui court déjà dans Paris: Il opine du bonnet comme un moine en Sorbonne. Et que voulez-vous dire par votre demi-heure et par votre sable? lui répondis-je. Taille-t-on vos avis à une certaine mesure? Oui, me dit-il, depuis quelques jours. Et vous oblige-t-on de parler demi-heure? Non, on parle aussi peu qu'on veut. Mais non pas tant que l'on veut, lui dis-je. O la bonne règle pour les ignorants! O l'honnête prétexte pour ceux qui n'ont rien de bon à dire! Mais enfin, mon Père, cette grâce donnée à tous les hommes est suffisante? Oui, dit-il. Et néanmoins elle n'a nul effet sans grâce efficace? Cela est vrai, dit-il. Et tous les hommes ont la suffisante, continuai-je, et tous n'ont pas l'efficace? Il est vrai, dit-il. C'est-à-dire, lui dis-je, que tous ont assez de grâce, et que tous n'en ont pas assez; c'est-à-dire que cette grâce suffit, quoiqu'elle ne suffise pas; c'est-à-dire qu'elle est suffisante de nom et insuffisante en effet. En bonne foi, mon Père, cette doctrine est bien subtile. Avez-vous oublié, en quittant le monde, ce que le mot suffisant y signifie? Ne vous souvient-il pas qu'il enferme tout ce qui est nécessaire pour agir? Mais vous n'en avez pas perdu la mémoire; car, pour me servir d'une comparaison qui vous sera plus sensible, si l'on ne vous servait à table que deux onces de pain et un verre d'eau par jour, seriez-vous content de votre prieur, qui vous dirait que cela serait suffisant pour vous nourrir, sous prétexte qu'avec autre chose qu'il ne vous donnerait pas, vous auriez tout ce qui vous serait nécessaire pour vous nourrir? Comment donc vous laissez-vous aller à dire que tous les hommes ont la grâce suffisante pour agir, puisque vous confessez qu'il y en a un autre absolument nécessaire pour agir, que tous n'ont pas? Est-ce que cette créance est peu importante, et que vous abandonnez à la liberté des hommes de croire que la grâce efficace est nécessaire ou non? Est-ce une chose indifférente de dire qu'avec la grâce suffisante on agit en effet? Comment, dit ce bon homme, indifférente! C'est une hérésie, c'est une hérésie formelle. La nécessité de la grâce efficace pour agir effectivement est de foi; il y a hérésie à la nier.

Où en sommes-nous donc? m'écriai-je, et quel parti dois-je ici prendre? Si je nie la grâce suffisante, je suis Janséniste; si je l'admets comme les Jésuites, en sorte que la grâce efficace ne soit pas nécessaire, je serai hérétique, dites-vous. Et si je l'admets comme vous, en sorte que la grâce efficace soit nécessaire, je pèche contre le sens commun, et je suis extravagant, disent les Jésuites. Que dois-je donc faire dans cette nécessité inévitable d'être ou extravagant, ou hérétique, ou Janséniste? Et en quels termes sommes-nous réduits, s'il n'y a que les Jansénistes qui ne se brouillent ni avec la foi ni avec la raison, et qui se sauvent tout ensemble de la folie et de l'erreur?

Mon ami Janséniste prenait ce discours à bon présage, et me croyait déjà gagné. Il ne me dit rien néanmoins; mais en s'adressant à ce Père: dites-moi, je vous prie, mon Père, en quoi vous êtes conformes aux Jésuites. C'est, dit-il, en ce que les Jésuites et nous reconnaissons les grâces suffisantes données à tous. Mais, lui dit-il, il y a deux choses dans ce mot de grâce suffisante: il y a le son, qui n'est que du vent; et la chose qu'il signifie, qui est réelle et effective. Et ainsi, quand vous êtes d'accord avec les Jésuites touchant le mot de suffisante, et que vous leur êtes contraires dans le sens, il est visible que vous êtes contraires touchant la substance de ce terme, et que vous n'êtes d'accord que du son. Est-ce là agir sincèrement et cordialement? Mais quoi! dit le bon homme, de quoi vous plaignez-vous, puisque nous ne trahissons personne par cette manière de parler? car dans nos écoles, nous disons ouvertement que nous l'entendons d'une manière contraire aux Jésuites. Je me plains, lui dit mon ami, de ce que vous ne publiez pas de toutes parts que vous entendez par grâce suffisante la grâce qui n'est pas suffisante. Vous êtes obligés en conscience, en changeant ainsi le sens des termes ordinaires de la religion, de dire que, quand vous admettez une grâce suffisante dans tous les hommes, vous entendez qu'ils n'ont pas des grâces suffisantes en effet. Tout ce qu'il y a de personnes au monde entendent le mot de suffisant en un même sens; les seuls nouveaux Thomistes l'entendent en un autre. Toutes les femmes, qui font la moitié du monde, tous les gens de la Cour, tous les gens de guerre, tous les magistrats, tous les gens de Palais, les marchands, les artisans, tout le peuple, enfin toutes sortes d'hommes, excepté les Dominicains, entendent par le mot de suffisant ce qui enferme tout le nécessaire. Presque personne n'est averti de cette singularité. On dit seulement par toute la terre que les Jacobins tiennent que tous les hommes ont des grâces suffisantes. Que peut-on conclure de là, sinon qu'ils tiennent que tous les hommes ont toutes les grâces qui sont nécessaires pour agir, et principalement en les voyant joints d'intérêt et d'intrigue avec les Jésuites, qui l'entendent de cette sorte? L'uniformité de vos expressions, jointe à cette union de parti, n'est-elle pas une interprétation manifeste et une confirmation de l'uniformité de vos sentiments?

Tous les fidèles demandent aux théologiens quel est le véritable état de la nature depuis sa corruption. Saint Augustin et ses disciples répondent qu'elle n'a plus de grâce suffisante qu'autant qu'il plaît à Dieu de lui en donner. Les Jésuites sont venus ensuite qui disent que tous ont des grâces effectivement suffisantes. On consulte les Dominicains sur cette contrariété. Que font-ils là-dessus? ils s'unissent aux Jésuites; ils font par cette union le plus grand nombre; ils se séparent de ceux qui nient ces grâces suffisantes; ils déclarent que tous les hommes en ont. Que peut-on penser de là, sinon qu'ils autorisent les Jésuites? Et puis ils ajoutent que néanmoins ces grâces suffisantes sont inutiles sans les efficaces, qui ne sont pas données à tous.

Voulez-vous voir une peinture de l'Eglise dans ces différents avis? Je la considère comme un homme qui, partant de son pays pour faire un voyage, est rencontré par des voleurs qui le blessent de plusieurs coups et le laissent à demi mort. Il envoie quérir trois médecins dans les villes voisines. Le premier, ayant sondé ses plaies, les juge mortelles, et lui déclare qu'il n'y a que Dieu qui lui puisse rendre ses forces perdues. Le second, arrivant ensuite, voulut le flatter, et lui dit qu'il avait encore des forces suffisantes pour arriver en sa maison, et, insultant contre le premier, qui s'opposait à son avis, forma le dessein de le perdre. Le malade, en cet état douteux, apercevant de loin le troisième, lui tend les mains, comme à celui qui le devait déterminer. Celui-ci, ayant considéré ses blessures et su l'avis des deux premiers, embrasse le second, s'unit à lui, et tous deux ensemble se liguent contre le premier et le chassent honteusement, car ils étaient plus forts en nombre. Le malade juge à ce procédé qu'il est de l'avis du second, et, le lui demandant en effet, il lui déclare affirmativement que ses forces sont suffisantes pour faire son voyage. Le blessé néanmoins, ressentant sa faiblesse, lui demande à quoi il les jugeait telles. C'est, lui dit-il, parce que vous avez encore vos jambes; or les jambes sont les organes qui suffisent naturellement pour marcher. Mais, lui dit le malade, ai-je toute la force nécessaire pour m'en servir, car il me semble qu'elles sont inutiles dans ma langueur? Non certainement, dit le médecin; et vous ne marcherez jamais effectivement, si Dieu ne vous envoie un secours extraordinaire pour vous soutenir et vous conduire. Eh quoi! dit le malade, je n'ai donc pas en moi les forces suffisantes et auxquelles il ne manque rien pour marcher effectivement? Vous en êtes bien éloigné, lui dit-il. Vous êtes donc, dit le blessé, d'avis contraire à votre compagnon touchant mon véritable état? Je vous l'avoue, lui répondit-il.

Que pensez-vous que dit le malade? Il se plaignit du procédé bizarre et des termes ambigus de ce troisième médecin. Il le blâma de s'être uni au second, à qui il était contraire de sentiment et avec lequel il n'avait qu'une conformité apparente, et d'avoir chassé le premier, auquel il était conforme en effet. Et, après avoir fait essai de ses forces, et reconnu par expérience la vérité de sa faiblesse, il les renvoya tous deux; et, rappelant le premier, se mit entre ses mains, et, suivant son conseil, il demanda à Dieu les forces qu'il confessait n'avoir pas; il en reçut miséricorde, et, par son secours, arriva heureusement dans sa maison.

Le bon Père, étonné d'une telle parabole, ne répondait rien. Et je lui dis doucement pour le rassurer: Mais, après tout, mon Père, à quoi avez-vous pensé de donner le nom de suffisante à une grâce que vous dites qu'il est de foi de croire qu'elle est insuffisante en effet? Vous en parlez, dit-il, bien à votre aise. Vous êtes libre et particulier; je suis religieux et en communauté. N'en savez-vous pas peser la différence? Nous dépendons des supérieurs; ils dépendent d'ailleurs. Ils ont promis nos suffrages; que voulez-vous que je devienne? Nous l'entendîmes à demi-mot; et cela nous fit souvenir de son confrère, qui a été relégué à Abbeville pour un sujet semblable.

Mais, lui dis-je, pourquoi votre communauté s'est-elle engagée à admettre cette grâce? C'est un autre discours, me dit-il. Tout ce que je vous puis dire en un mot, est que notre ordre a soutenu autant qu'il a pu la doctrine de saint Thomas, touchant la grâce efficace. Combien s'est-il opposé ardemment à la naissance de la doctrine de Molina! Combien a-t-il travaillé pour l'établissement de la nécessité de la grâce efficace de Jésus-Christ! Ignorez-vous ce qui se fit sous Clément VIII et Paul V, et que, la mort prévenant l'un, et quelques affaires d'Italie empêchant l'autre de publier sa bulle, nos armes sont demeurées au Vatican? Mais les Jésuites, qui, dès le commencement de l'hérésie de Luther et de Calvin, s'étaient prévalus du peu de lumières qu'a le peuple pour discerner l'erreur de cette hérésie d'avec la vérité de la doctrine de saint Thomas, avaient en peu de temps répandu partout leur doctrine avec un tel progrès, qu'on les vit bientôt maîtres de la créance des peuples, et nous en état d'être décriés comme des Calvinistes et traités comme les Jansénistes le sont aujourd'hui, si nous ne tempérions la vérité de la grâce efficace par l'aveu, au moins apparent, d'une suffisante. Dans cette extrémité, que pouvions-nous mieux faire, pour sauver la vérité sans perdre notre crédit, sinon d'admettre le nom de grâce suffisante, en niant néanmoins qu'elle soit telle en effet? Voilà comment la chose est arrivée.

Il nous dit cela si tristement, qu'il me fit pitié, mais non pas à mon second, qui lui dit: Ne vous flattez point d'avoir sauvé la vérité; si elle n'avait point eu d'autres protecteurs, elle serait périe en des mains si faibles. Vous avez reçu dans l'Eglise le nom de son ennemi: c'est y avoir reçu l'ennemi même. Les noms sont inséparables des choses. Si le mot de grâce suffisante est une fois affermi, vous aurez beau dire que vous entendez par là une grâce qui est insuffisante, vous n'y serez pas reçus. Votre explication serait odieuse dans le monde; on y parle plus sincèrement des choses moins importantes: les Jésuites triompheront; ce sera en effet leur grâce suffisante qui passera pour établi, et non pas la vôtre, qui ne l'est que de nom, et on fera un article de foi du contraire de votre créance.

Nous souffririons tous le martyre, lui dit le Père, plutôt que de consentir à l'établissement de la grâce suffisante au sens des Jésuites, saint Thomas, que nous jurons de suivre jusqu'à la mort, y étant directement contraire. A quoi mon ami lui dit: Allez, mon Père, votre ordre a reçu un honneur qu'il ménage mal. Il abandonne cette grâce qui lui avait été confiée, et qui n'a jamais été abandonnée depuis la création du monde. Cette grâce victorieuse, qui a été attendue par les patriarches, prédite par les prophètes, apportée par Jésus-Christ, prêchée par saint Paul, expliquée par saint Augustin, le plus grand des Pères, embrassée par ceux qui l'ont suivi, confirmée par saint Bernard, le dernier des Pères, soutenue par saint Thomas, l'Ange de l'Ecole, transmise de lui à votre ordre, maintenue par tant de vos Pères, et si glorieusement défendue par vos religieux sous les papes Clément et Paul: cette grâce efficace, qui avait été mise comme en dépôt entre vos mains, pour avoir, dans un saint ordre à jamais durable, des prédicateurs qui la publiassent au monde jusqu'à la fin des temps, se trouve comme délaissée pour des intérêts si indignes. Il est temps que d'autres mains s'arment pour sa querelle; il est temps que Dieu suscite des disciples intrépides au docteur de la grâce, qui, ignorant les engagements du siècle, servent Dieu pour Dieu. La grâce peut bien n'avoir plus les Dominicains pour défenseurs, mais elle ne manquera jamais de défenseurs, car elle les forme elle-même par sa force toute-puissante. Elle demande des coeurs purs et dégagés, et elle-même les purifie et les dégage des intérêts du monde, incompatibles avec les vérités de l'Evangile. Pensez-y bien, mon Père, et prenez garde que Dieu ne change ce flambeau de sa place, et qu'il ne vous laisse dans les ténèbres et sans couronne, pour punir la froideur que vous avez pour une cause si importante à son Eglise.

Il en eût bien dit davantage, car il s'échauffait de plus en plus; mais je l'interrompis, et dis en me levant: En vérité, mon Père, si j'avais du crédit en France, je ferais publier à son de trompe: ON FAIT A SAVOIR que, quand les Jacobins disent que la grâce suffisante est donnée à tous, ils entendent que tous n'ont pas la grâce qui suffit effectivement. Après quoi vous le diriez tant qu'il vous plairait, mais non pas autrement. Ainsi finit notre visite.

Vous voyez donc par là que c'est ici une suffisance politique pareille au pouvoir prochain. Cependant je vous dirai qu'il me semble qu'on peut sans péril douter du pouvoir prochain, et de cette grâce suffisante, pourvu qu'on ne soit pas Jacobin.

En fermant ma lettre, je viens d'apprendre que la censure est faite; mais comme je ne sais pas encore en quels termes, et qu'elle ne sera publiée que le 15 février, je ne vous en parlerai que par le premier ordinaire.

Je suis, etc.


Réponse du provincial aux deux premières lettres de son ami

2 février 1656.

Monsieur,

Vos deux lettres n'ont pas été pour moi seul. Tout le monde les voit, tout le monde les entend, tout le monde les croit. Elles ne sont pas seulement estimées par les théologiens; elles sont encore agréables aux gens du monde, et intelligibles aux femmes mêmes.

Voici ce que m'en écrit un de Messieurs de l'Académie, des plus illustres entre ces hommes tous illustres, qui n'avait encore vu que la première: Je voudrais que la Sorbonne, qui doit tant à la mémoire de feu M. le Cardinal, voulût reconnaître la juridiction de son Académie française. L'auteur de la lettre serait content: car, en qualité d'académicien, je condamnerais d'autorité, je bannirais, je proscrirais, peu s'en faut que je ne die j'exterminerais, de tout mon pouvoir ce pouvoir prochain qui fait tant de bruit pour rien, et sans savoir autrement ce qu'il demande. Le mal est que notre pouvoir académique est un pouvoir fort éloigné et borné. J'en suis marri; et je le suis encore beaucoup de ce que tout mon petit pouvoir ne saurait m'acquitter envers vous, etc.

Et voici ce qu'une personne, que je ne vous marquerai en aucune sorte, en écrit à une dame qui lui avait fait tenir la première de vos lettres.

"Je vous suis plus obligée que vous ne pouvez vous l'imaginer de la lettre que vous m'avez envoyée; elle est tout à fait ingénieuse et tout à fait bien écrite. Elle narre sans narrer; elle éclaircit les affaires du monde les plus embrouillées; elle raille finement; elle instruit même ceux qui ne savent pas bien les choses, elle redouble le plaisir de ceux qui les entendent. Elle est encore une excellente apologie, et, si l'on veut, une délicate et innocente censure. Et il y a enfin tant d'esprit et tant de jugement en cette lettre, que je voudrais bien savoir qui l'a faite, etc.

Vous voudriez bien aussi savoir qui est la personne qui en écrit de la sorte; mais contentez-vous de l'honorer sans la connaître, et, quand vous la connaîtrez, vous l'honorerez bien davantage.

Continuez donc vos lettres sur ma parole, et que la censure vienne quand il lui plaira: nous sommes fort bien disposés à la recevoir. Ces mots de pouvoir prochain et de grâce suffisante, dont on nous menace, ne nous feront plus de peur. Nous avons trop appris des Jésuites, des Jacobins et de M. Le Moyne, en combien de façons on les tourne, et combien il y a peu de solidité en ces mots nouveaux pour nous en mettre en peine. Cependant je serai toujours, etc.


Troisième lettre pour servir de réponse à la précédente

De Paris, ce 9 février 1656.

Monsieur,

Je viens de recevoir votre Lettre, et en même temps l'on m'a apporté une copie manuscrite de la censure. Je me suis trouvé aussi bien traité dans l'une, que M. Arnauld l'est mal dans l'autre. Je crains qu'il n'y ait de l'excès des deux côtés, et que nous ne soyons pas assez connus de nos juges. Je m'assure que, si nous l'étions davantage, M. Arnauld mériterait l'approbation de la Sorbonne et moi la censure de l'Académie. Ainsi nos intérêts sont tout contraires. Il doit se faire connaître pour défendre son innocence, au lieu que je dois demeurer dans l'obscurité pour ne pas perdre ma réputation. De sorte que, ne pouvant paraître, je vous remets le soin de m'acquitter envers mes célèbres approbateurs, et je prends celui de vous informer des nouvelles de la censure.

Je vous avoue, Monsieur, qu'elle m'a extrêmement surpris. J'y pensais voir condamner les plus horribles hérésies du monde; mais vous admirerez, comme moi, que tant d'éclatantes préparations se soient anéanties sur le point de produire un si grand effet.

Pour l'entendre avec plaisir, ressouvenez-vous, je vous prie, des étranges impressions qu'on nous donne depuis si longtemps des Jansénistes. Rappelez dans votre mémoire les cabales, les factions, les erreurs, les schismes, les attentats, qu'on leur reproche depuis si longtemps; de quelle sorte on les a décriés et noircis dans les chaires et dans les livres, et combien ce torrent, qui a eu tant de violence et de durée, était grossi dans ces dernières années, où on les accusait ouvertement et publiquement d'être non seulement hérétiques et schismatiques, mais apostats et infidèles, de nier le mystère de la transsubstantiation, et de renoncer à Jésus-Christ et à l'Evangile.

Ensuite de tant d'accusations si surprenantes, on a pris le dessein d'examiner leurs livres pour en faire le jugement. On a choisi la Seconde Lettre de M. Arnauld, qu'on disait être remplie des plus grandes erreurs. On lui donne pour examinateurs ses plus déclarés ennemis. Ils emploient toute leur étude à rechercher ce qu'ils y pourraient reprendre; et ils en rapportent une proposition touchant la doctrine, qu'ils exposent à la censure.

Que pouvait-on penser de tout ce procédé, sinon que cette proposition, choisie avec des circonstances si remarquables, contenait l'essence des plus noires hérésies qui se puissent imaginer? Cependant elle est telle qu'on n'y voit rien qui ne soit si clairement et si formellement exprimé dans les passages des Pères que M. Arnauld a rapportés en cet endroit, que je n'ai vu personne qui en pût comprendre la différence. On s'imaginait néanmoins qu'il y en avait beaucoup, puisque, les passages des Pères étant sans doute catholiques, il fallait que la proposition de M. Arnauld y fût extrêmement contraire pour être hérétique.

C'était de la Sorbonne qu'on attendait cet éclaircissement. Toute la chrétienté avait les yeux ouverts pour voir dans la censure de ces docteurs ce point imperceptible au commun des hommes. Cependant M. Arnauld fait ses apologies, où il donne en plusieurs colonnes sa proposition et les passages des Pères d'où il l'a prise, pour en faire paraître la conformité aux moins clairvoyants.

Il fait voir que saint Augustin dit, en un endroit qu'il cite: Que Jésus-Christ nous montre un juste en la personne de saint Pierre, qui nous instruit par sa chute de fuir la présomption. Il en rapporte un autre du même Père, qui dit: Que Dieu, pour montrer que sans la grâce on ne peut rien, a laissé saint Pierre sans grâce. Il en donne un autre de saint Chrysostome, qui dit: Que la chute de saint Pierre n'arriva pas pour avoir été froid envers Jésus-Christ, mais parce que la grâce lui manqua; et qu'elle n'arriva pas tant par sa négligence que par l'abandon de Dieu, pour apprendre à toute l'Eglise que sans Dieu l'on ne peut rien. Ensuite de quoi il rapporte sa proposition accusée, qui est celle-ci: Les Pères nous montrent un juste en la personne de saint Pierre, à qui la grâce, sans laquelle on ne peut rien, a manqué.

C'est sur cela qu'on essaie en vain de remarquer comment il se peut faire que l'expression de M. Arnauld soit autant différente de celles des Pères que la vérité l'est de l'erreur, et la foi de l'hérésie: car où en pourrait-on trouver la différence? Serait-ce en ce qu'il dit: Que les Pères nous montrent un juste en la personne de saint Pierre? Saint Augustin l'a dit en mots propres. Est-ce en ce qu'il dit: Que la grâce lui a manqué? Mais le même saint Augustin qui dit, que saint Pierre était juste, dit qu'il n'avait pas eu la grâce en cette rencontre. Est-ce en ce qu'il dit: Que sans la grâce on ne peut rien? Mais n'est-ce pas ce que saint Augustin dit au même endroit, et ce que saint Chrysostome même avait dit avant lui, avec cette seule différence, qu'il l'exprime d'une manière bien plus forte, comme en ce qu'il dit: Que sa chute n'arriva pas par sa froideur, ni par sa négligence, mais par le défaut de la grâce, et par l'abandon de Dieu?

Toutes ces considérations tenaient tout le monde en haleine, pour apprendre en quoi consistait donc cette diversité, lorsque cette censure si célèbre et si attendue a enfin paru après tant d'assemblées. Mais, hélas! elle a bien frustré notre attente. Soit que les docteurs Molinistes n'aient pas daigné s'abaisser jusqu'à nous en instruire, soit pour quelque autre raison secrète, ils n'ont fait autre chose que prononcer ces paroles: Cette proposition est téméraire, impie, blasphématoire, frappée d'anathème et hérétique.

Croiriez-vous, Monsieur, que la plupart des gens, se voyant trompés dans leur espérance, sont entrés en mauvaise humeur, et s'en prennent aux censeurs mêmes? Ils tirent de leur conduite des conséquences admirables pour l'innocence de M. Arnauld. Eh quoi! disent-ils, est-ce là tout ce qu'ont pu faire, durant si longtemps, tant de docteurs si acharnés sur un seul, que de ne trouver dans tous ses ouvrages que trois lignes à reprendre, et qui sont tirées des propres paroles des plus grands docteurs de l'Eglise grecque et latine? Y a-t-il un auteur qu'on veuille perdre, dont les écrits n'en donnent un plus spécieux prétexte? et quelle plus haute marque peut-on produire de la foi de cet illustre accusé?

D'où vient, disent-ils, qu'on pousse tant d'imprécations qui se trouvent dans cette censure, où l'on assemble tous ces termes, de poison, de peste, d'horreur, de témérité, d'impiété, de blasphème, d'abomination, d'exécration, d'anathème, d'hérésie, qui sont les plus horribles expressions qu'on pourrait former contre Arius, et contre l'Antéchrist même, pour combattre une hérésie imperceptible, et encore sans la découvrir? Si c'est contre les paroles des Pères qu'on agit de la sorte, où est la foi et la tradition? Si c'est contre la proposition de M. Arnauld, qu'on nous montre en quoi elle en est différente, puisqu'il ne nous en paraît autre chose qu'une parfaite conformité. Quand nous en reconnaîtrons le mal, nous l'aurons en détestation; mais tant que nous ne le verrons point, et que nous n'y trouverons que les sentiments des saints Pères, conçus et exprimés en leurs propres termes, comment pourrions-nous l'avoir sinon en une sainte vénération?

Voilà de quelle sorte ils s'emportent; mais ce sont des gens trop pénétrants. Pour nous, qui n'approfondissons pas tant les choses, tenons-nous en repos sur le tout. Voulons-nous être plus savants que nos maîtres? N'entreprenons pas plus qu'eux. Nous nous égarerions dans cette recherche. Il ne faudrait rien pour rendre cette censure hérétique. Il n'y a qu'un point imperceptible entre cette proposition et la foi. La distance en est si insensible, que j'ai eu peur, en ne la voyant pas, de me rendre contraire aux docteurs de l'Eglise, pour me rendre trop conforme aux docteurs de Sorbonne; et, dans cette crainte, j'ai jugé nécessaire de consulter un de ceux qui, par politique, furent neutres dans la première question, pour apprendre de lui la chose véritablement. J'en ai donc vu un fort habile que je priai de me vouloir marquer les circonstances de cette différence, parce que je lui confessai franchement que je n'y en voyais aucune.

A quoi il me répondit en riant, comme s'il eût pris plaisir à ma naïveté: Que vous êtes simple de croire qu'il y en ait! Et où pourrait-elle être? Vous imaginez-vous que, si l'on en eût trouvé quelqu'une, on ne l'eût pas marquée hautement, et qu'on n'eût pas été ravi de l'exposer à la vue de tous les peuples dans l'esprit desquels on veut décrier M. Arnauld? Je reconnus bien, à ce peu de mots, que tous ceux qui avaient été neutres dans la première question ne l'eussent pas été dans la seconde. Je ne laissai pas néanmoins de vouloir ouïr ses raisons, et de lui dire: Pourquoi donc ont-ils attaqué cette proposition? A quoi il me repartit: Ignorez-vous ces deux choses, que les moins instruits de ces affaires connaissent l'une, que M. Arnauld a toujours évité de rien dire qui ne fût puissamment fondé sur la tradition de l'Eglise; l'autre, que ses ennemis ont néanmoins résolu de l'en retrancher à quelque prix que ce soit, et qu'ainsi les écrits de l'un ne donnant aucune prise aux desseins des autres, ils ont été contraints, pour satisfaire leur passion, de prendre une proposition telle quelle, et de la condamner sans dire en quoi ni pourquoi; car ne savez-vous pas comment les Jansénistes les tiennent en échec et les pressent si furieusement, que la moindre parole qui leur échappe contre les principes des Pères, on les voit incontinent accablés par des volumes entiers, où ils sont forcés de succomber? De sorte qu'après tant d'épreuves de leur faiblesse, ils ont jugé plus à propos et plus facile de censurer que de repartir, parce qu'il leur est bien plus aisé de trouver des moines que des raisons?

Mais, quoi! lui dis-je, la chose étant ainsi, leur censure est inutile. Car quelle créance y aura-t-on en la voyant sans fondement, et ruinée par les réponses qu'on y fera? Si vous connaissiez l'esprit du peuple, me dit mon docteur, vous parleriez d'une autre sorte. Leur censure, toute censurable qu'elle est, aura presque tout son effet pour un temps; et quoiqu'à force d'en montrer l'invalidité il soit certain qu'on la fera entendre, il est aussi véritable que d'abord la plupart des esprits en seront aussi fortement frappés que de la plus juste du monde. Pourvu qu'on crie dans les rues: Voici la censure de M. Arnauld, voici la condamnation des Jansénistes, les Jésuites auront leur compte. Combien y en aura-t-il peu qui la lisent? combien peu de ceux qui la liront qui l'entendent? combien peu qui aperçoivent qu'elle ne satisfait point aux objections? Qui croyez-vous qui prenne les choses à coeur, et qui entreprenne de les examiner à fond? Voyez donc combien il y a d'utilité en cela pour les ennemis des Jansénistes. Ils sont sûrs par là de triompher, quoique d'un vain triomphe à leur ordinaire, au moins durant quelques mois. C'est beaucoup pour eux. Ils chercheront ensuite quelque nouveau moyen de subsister. Ils vivent au jour la journée. C'est de cette sorte qu'ils se sont maintenus jusqu'à présent, tantôt par un catéchisme où un enfant condamne leurs adversaires, tantôt par une procession où la grâce suffisante mène l'efficace en triomphe, tantôt par une comédie où les diables emportent Jansénius, une autre fois par un almanach, maintenant par cette censure.

En vérité, lui dis-je, je trouvais tantôt à redire au procédé des Molinistes; mais après ce que vous m'avez dit, j'admire leur prudence et leur politique. Je vois bien qu'ils ne pouvaient rien faire de plus judicieux ni de plus sûr. Vous l'entendez, me dit-il: leur plus sûr parti a toujours été de se taire. Et c'est ce qui a fait dire à un savant théologien: Que les plus habiles d'entre eux sont ceux qui intriguent beaucoup, qui parlent peu et qui n'écrivent point.

C'est dans cet esprit que, dès le commencement des assemblées, ils avaient prudemment ordonné que si M. Arnauld venait en Sorbonne, ce ne fût que pour exposer simplement ce qu'il croyait, et non pas pour y entrer en lice contre personne. Les examinateurs s'étant voulu un peu écarter de cette méthode, ils ne s'en sont pas bien trouvés. Ils se sont vus trop fortement réfutés par son Second Apologétique.

C'est dans ce même esprit qu'ils ont trouvé cette rare et toute nouvelle invention de la demi-heure et du sable. Ils se sont délivrés par là de l'importunité de ces docteurs qui entreprenaient de réfuter toutes leurs raisons, de produire les livres pour les convaincre de fausseté, de les sommer de répondre, et de les réduire à ne pouvoir répliquer.

Ce n'est pas qu'ils n'aient bien vu que ce manquement de liberté, qui avait porté un si grand nombre de docteurs à se retirer des assemblées, ne ferait pas de bien à leur censure; et que l'acte de protestation de nullité qu'en avait fait M. Arnauld, dès avant qu'elle fût conclue, serait un mauvais préambule pour la faire recevoir favorablement. Ils croient assez que ceux qui ne sont pas préoccupés considèrent pour le moins autant le jugement de soixante-dix docteurs, qui n'avaient rien à gagner en défendant M. Arnauld, que celui d'une centaine d'autres, qui n'avaient rien à perdre en le condamnant.

Mais, après tout, ils ont pensé que c'était toujours beaucoup d'avoir une censure, quoiqu'elle ne soit que d'une partie de la Sorbonne et non pas de tout le corps; quoiqu'elle soit faite avec peu ou point de liberté, et obtenue par beaucoup de menus moyens qui ne sont pas des plus réguliers; quoiqu'elle n'explique rien de ce qui pouvait être en dispute; quoiqu'elle ne marque point en quoi consiste cette hérésie, et qu'on y parle peu, de crainte de se méprendre. Ce silence même est un mystère pour les simples; et la censure en tirera cet avantage singulier, que les plus critiques et les plus subtils théologiens n'y pourront trouver aucune mauvaise raison.

Mettez-vous donc l'esprit en repos, et ne craignez point d'être hérétique en vous servant de la proposition condamnée. Elle n'est mauvaise que dans la Seconde Lettre de M. Arnauld. Ne vous en voulez-vous pas fier à ma parole? croyez-en M. Le Moine, le plus ardent des examinateurs, qui, en parlant encore ce matin à un docteur de mes amis, qui lui demandait en quoi consiste cette différence dont il s'agit, et s'il ne serait plus permis de dire ce qu'ont dit les Pères: Cette proposition, lui a-t-il excellemment répondu, serait catholique dans une autre bouche; ce n'est que dans M. Arnauld que la Sorbonne l'a condamnée. Et ainsi admirez les machines du Molinisme, qui font dans l'Eglise de si prodigieux renversements, que ce qui est catholique dans les Pères devient hérétique dans M. Arnauld; que ce qui était hérétique dans les semi-Pélagiens devient orthodoxe dans les écrits des Jésuites; que la doctrine si ancienne de saint Augustin est une nouveauté insupportable; et que les inventions nouvelles qu'on fabrique tous les jours à notre vue passent pour l'ancienne foi de l'Eglise. Sur cela il me quitta.

Cette instruction m'a servi. J'y ai compris que c'est ici une hérésie d'une nouvelle espèce. Ce ne sont pas les sentiments de M. Arnauld qui sont hérétiques; ce n'est que sa personne. C'est une hérésie personnelle. Il n'est pas hérétique pour ce qu'il a dit ou écrit, mais seulement pour ce qu'il est M. Arnauld. C'est tout ce qu'on trouve à redire en lui. Quoi qu'il fasse, s'il ne cesse d'être, il ne sera jamais bon catholique. La grâce de saint Augustin ne sera jamais la véritable tant qu'il la défendra. Elle le deviendrait, s'il venait à la combattre. Ce serait un coup sûr, et presque le seul moyen de l'établir et de détruire le Molinisme, tant il porte de malheur aux opinions qu'il embrasse.

Laissons donc là leurs différends. Ce sont des disputes de théologiens, et non pas de théologie. Nous, qui ne sommes point docteurs, n'avons que faire à leurs démêlés. Apprenez des nouvelles de la censure à tous nos amis, et aimez-moi autant que je suis, Monsieur, etc.


Quatrième lettre

De Paris, le 25 février 1656.

Monsieur,

Il n'est rien tel que les Jésuites. J'ai bien vu des Jacobins, des docteurs et de toute sorte de gens; mais une pareille visite manquait à mon instruction. Les autres ne font que les copier. Les choses valent toujours mieux dans leur source. J'en ai donc vu un des plus habiles, et j'y étais accompagné de mon fidèle Janséniste, qui vint avec moi aux Jacobins. Et comme je souhaitais particulièrement d'être éclairci sur le sujet d'un différend qu'ils ont avec les Jansénistes, touchant ce qu'ils appellent la grâce actuelle, je dis à ce bon Père que je lui serais fort obligé s'il voulait m'en instruire et que je ne savais pas seulement ce que ce terme signifiait; je le priai donc de me l'expliquer. Très volontiers, me dit-il; car j'aime les gens curieux. En voici la définition. Nous appelons grâce actuelle une inspiration de Dieu par laquelle il nous fait connaître sa volonté, et par laquelle il nous excite à la vouloir accomplir. Et en quoi, lui dis-je, êtes-vous en dispute avec les Jansénistes sur ce sujet? C'est, me répondit-il, en ce que nous voulons que Dieu donne des grâces actuelles à tous les hommes à chaque tentation, parce que nous soutenons que, si l'on n'avait pas à chaque tentation la grâce actuelle pour n'y point pécher, quelque pêché que l'on commît, il ne pourrait jamais être imputé. Et les Jansénistes disent, au contraire, que les péchés commis sans grâce actuelle ne laissent pas d'être imputés; mais ce sont des rêveurs. J'entrevoyais ce qu'il voulait dire; mais, pour le lui faire encore expliquer plus clairement, je lui dis: Mon Père, ce mot de grâce actuelle me brouille; je n'y suis pas accoutumé: si vous aviez la bonté de me dire la même chose sans vous servir de ce terme, vous m'obligeriez infiniment. Oui, dit le Père; c'est-à-dire que vous voulez que je substitue la définition à la place du défini: cela ne change jamais le sens du discours; je le veux bien. Nous soutenons donc, comme un principe indubitable, qu'une action ne peut être imputée à péché, si Dieu ne nous donne, avant que de la commettre, la connaissance du mal qui y est, et une inspiration qui nous excite à l'éviter. M'entendez-vous maintenant?

Etonné d'un tel discours, selon lequel tous les péchés de surprise, et ceux qu'on fait dans un entier oubli de Dieu, ne pourraient être imputés, puisqu'avant que de les commettre on n'a ni la connaissance du mal qui y est, ni la pensée de l'éviter, je me tournai vers mon Janséniste, et je connus bien, à sa façon, qu'il n'en croyait rien. Mais, comme il ne répondait point, je dis à ce Père: je voudrais, mon Père, que ce que vous dites fût bien véritable, et que vous en eussiez de bonnes preuves. En voulez-vous? me dit-il aussitôt; je m'en vais vous en fournir, et des meilleures: laissez-moi faire. Sur cela, il alla chercher ses livres. Et je dis cependant à mon ami: Y en a-t-il quelque autre qui parle comme celui-ci? Cela vous est-il si nouveau? me répondit-il. Faites état que jamais les Pères, les Papes, les Conciles, ni l'Ecriture, ni aucun livre de piété, même dans ces derniers temps, n'ont parlé de cette sorte: mais que pour des casuistes, et des nouveaux scolastiques, il vous en apportera un beau nombre. Mais quoi! lui dis-je, je me moque de ces auteurs-là, s'ils sont contraires à la tradition. Vous avez raison, me dit-il. Et à ces mots, le bon Père arriva chargé de livres; et m'offrant le premier qu'il tenait: Lisez, me dit-il, la Somme des péchés du Père Bauny, que voici, et de la cinquième édition encore, pour vous montrer que c'est un bon livre. C'est dommage, me dit tout bas mon Janséniste, que ce livre-là ait été condamné à Rome, et par les évêques de France. Voyez, me dit le Père, la page 9o6. Je lus donc, et je trouvai ces paroles: Pour pécher et se rendre coupable devant Dieu, il faut savoir que la chose qu'on veut faire ne vaut rien, ou au moins en douter, craindre, ou bien juger que Dieu ne prend plaisir à l'action à laquelle on s'occupe, qu'il la défend, et nonobstant la faire, franchir le saut et passer outre.

Voilà qui commence bien, lui dis-je. Voyez cependant, me dit-il ce que c'est que l'envie. C'était sur cela que M. Hallier, avant qu'il fût de nos amis, se moquait du Père Bauny, et lui appliquait ces paroles: Ecce qui tollit peccata mundi: "Voilà celui qui ôte les péchés du monde!" Il est vrai, lui dis-je, que voilà une rédemption toute nouvelle, selon le Père Bauny.

En voulez-vous, ajouta-t-il, une autorité plus authentique? Voyez ce livre du Père Annat. C'est le dernier qu'il a fait contre M. Arnauld; lisez la page 34, où il y a une oreille, et voyez les lignes que j'ai marquées avec du crayon; elles sont toutes d'or. Je lus donc ces termes:

Celui qui n'a aucune pensée de Dieu, ni de ses péchés, ni aucune appréhension, c'est-à-dire, à ce qu'il me fit entendre, aucune connaissance, de l'obligation d'exercer des actes d'amour de Dieu, ou de contrition, n'a aucune grâce actuelle pour exercer ces actes; mais il est vrai aussi qu'il ne fait aucun péché en les omettant, et que, s'il est damné, ce ne sera pas en punition de cette omission. Et quelques lignes plus bas: Et on peut dire la même chose d'une coupable commission.

Voyez-vous, me dit le Père, comment il parle des péchés d'omission, et de ceux de commission? Car il n'oublie rien. Qu'en dites-vous? O que cela me plaît! lui répondis-je; que j'en vois de belles conséquences! Je perce déjà dans les suites: que de mystères s'offrent à moi! Je vois, sans comparaison, plus de gens justifiés par cette ignorance et cet oubli de Dieu que par la grâce et les sacrements. Mais, mon Père, ne me donnez-vous point une fausse joie? N'est-ce point ici quelque chose de semblable à cette suffisance qui ne suffit pas? J'appréhende furieusement le distinguo: j'y ai déjà été attrapé. Parlez-vous sincèrement? Comment! dit le Père en s'échauffant, il n'en faut pas railler. Il n'y a point ici d'équivoque. Je n'en raille pas, lui dis-je; mais c'est que je crains à force de désirer.

Voyez donc, me dit-il, pour vous en mieux assurer, les écrits de M. Le Moyne, qui l'a enseigné en pleine Sorbonne. Il l'a appris de nous, à la vérité; mais il l'a bien démêlé. O qu'il l'a fortement établi! Il enseigne que, pour faire qu'une action soit péché, il faut que toutes ces choses se passent dans l'âme. Lisez et pesez chaque mot. Je lus donc en latin ce que vous verrez ici en français: I. D'une part, Dieu répand dans l'âme quelque amour qui la penche vers la chose commandée; et de l'autre part, la concupiscence rebelle la sollicite au contraire. 2. Dieu lui inspire la connaissance de sa faiblesse. 3. Dieu lui inspire la connaissance du médecin qui la doit guérir. 4. Dieu lui inspire le désir de sa guérison. 5. Dieu lui inspire le désir de le prier et d'implorer son secours.

Et si toutes ces choses ne se passent dans l'âme, dit le Jésuite, l'action n'est pas proprement péché, et ne peut être imputée, comme M. Le Moyne le dit en ce même endroit et dans toute la suite.

En voulez-vous encore d'autres autorités? En voici. Mais toutes modernes, me dit doucement mon Janséniste. Je le vois bien, dis-je; et, en m'adressant à ce Père, je lui dis: O mon Père, le grand bien que voici pour des gens de ma connaissance! Il faut que je vous les amène. Peut-être n'en avez-vous guère vus qui aient moins de péchés, car ils ne pensent jamais à Dieu; les vices ont prévenu leur raison: Ils n'ont jamais connu ni leur infirmité, ni le médecin qui la peut guérir. lis n'ont jamais pensé à désirer la santé de leur âme et encore moins à prier Dieu de la leur donner; de sorte qu'ils sont encore dans l'innocence du baptême selon M. Le Moyne. Ils n'ont jamais eu de pensée d'aimer Dieu, ni d'être contrits de leurs péchés, de sorte que, selon le Père Annat, ils n'ont commis aucun péché par le défaut de charité et de pénitence: leur vie est dans une recherche continuelle de toutes sortes de plaisirs, dont jamais le moindre remords n'a interrompu le cours. Tous ces excès me faisaient croire leur perte assurée; mais, mon Père, vous m'apprenez que ces mêmes excès rendent leur salut assuré. Béni soyez-vous, mon Père, qui justifiez ainsi les gens! Les autres apprennent à guérir les âmes par des austérités pénibles: mais vous montrez que celles qu'on aurait crues le plus désespérément malades se portent bien. O la bonne voie pour être heureux en ce monde et en l'autre! J'avais toujours pensé qu'on péchait d'autant plus qu'on pensait le moins à Dieu; mais, à ce que je vois, quand on a pu gagner une fois sur soi de n'y plus penser du tout, toutes choses deviennent pures pour l'avenir. Point de ces pécheurs à demi, qui ont quelque amour pour la vertu; ils seront tous damnés, ces demi-pécheurs; mais pour ces francs pécheurs, pécheurs endurcis, pécheurs sans mélange, pleins et achevés, l'enfer ne les tient pas; ils ont trompé le diable à force de s'y abandonner.

Le bon Père, qui voyait assez clairement la liaison de ces conséquences avec son principe, s'en échappa adroitement; et, sans se fâcher, ou par douceur, ou par prudence, il me dit seulement: Afin que vous entendiez comment nous sauvons ces inconvénients, sachez que nous disons bien que ces impies dont vous parlez seraient sans péché s'ils n'avaient jamais eu de pensées de se convertir, ni de désirs de se donner à Dieu. Mais nous soutenons qu'ils en ont tous, et que Dieu n'a jamais laissé pécher un homme sans lui donner auparavant la vue du mal qu'il va faire, et le désir, ou d'éviter le péché, ou au moins d'implorer son assistance pour le pouvoir éviter: et il n'y a que les Jansénistes qui disent le contraire.

Eh quoi! mon Père, lui repartis-je, est-ce là l'hérésie des Jansénistes, de nier qu'à chaque fois qu'on fait un péché, il vient un remords troubler la conscience, malgré lequel on ne laisse pas de franchir le saut et de passer outre, comme dit le Père Bauny? C'est une assez plaisante chose d'être hérétique pour cela. Je croyais bien qu'on fût damné pour n'avoir pas de bonnes pensées; mais qu'on le soit pour ne pas croire que tout le monde en a, vraiment je ne le pensais pas. Mais, mon Père, je me tiens obligé en conscience de vous désabuser, et de vous dire qu'il y a mille gens qui n'ont point ces désirs, qui pèchent sans regret, qui pèchent avec joie, qui en font vanité. Et qui peut en savoir plus de nouvelles que vous? Il n'est pas que vous ne confessiez quelqu'un de ceux dont je parle, car c'est parmi les personnes de grande qualité qu'il s'en rencontre d'ordinaire. Mais prenez garde, mon Père, aux dangereuses suites de votre maxime. Ne remarquez-vous pas quel effet elle peut faire dans ces libertins qui ne cherchent qu'à douter de la religion? Quel prétexte leur en offrez-vous, quand vous leur dites, comme une vérité de foi, qu'ils sentent, à chaque péché qu'ils commettent, un avertissement et un désir intérieur de s'en abstenir? Car n'est-il pas visible qu'étant convaincus, par leur propre expérience, de la fausseté de votre doctrine en ce point, que vous dites être de foi, ils en étendront la conséquence à tous les autres? Ils diront que si vous n'êtes pas véritables en un article, vous êtes suspects en tous: et ainsi vous les obligerez à conclure ou que la religion est fausse, ou du moins que vous en êtes mal instruits.

Mais mon second, soutenant mon discours, lui dit: Vous feriez bien, mon Père, pour conserver votre doctrine, de n'expliquer pas aussi nettement que vous nous avez fait ce que vous entendez par grâce actuelle. Car comment pourriez-vous déclarer ouvertement, sans perdre toute créance dans les esprits, que personne ne pèche qu'il n'ait auparavant la connaissance de son infirmité, celle du médecin, le désir de la guérison, et celui de la demander à Dieu? Croira-t-on, sur votre parole, que ceux qui sont plongés dans l'avarice, dans l'impudicité, dans les blasphèmes, dans le duel, dans la vengeance, dans les vols, dans les sacrilèges, aient véritablement le désir d'embrasser la chasteté, l'humilité, et les autres vertus chrétiennes?

Pensera-t-on que ces philosophes, qui vantaient si hautement la puissance de la nature, en connussent l'infirmité et le médecin? Direz-vous que ceux qui soutenaient, comme une maxime assurée, que ce n'est pas Dieu qui donne la vertu, et qu'il ne s'est jamais trouvé personne qui la lui ait demandée, pensassent à la lui demander eux-mêmes?

Qui pourra croire que les épicuriens, qui niaient la Providence divine, eussent des mouvements de prier Dieu? eux qui disaient, que c'était lui faire injure de l'implorer dans nos besoins, comme s'il eût été capable de s'amuser à penser à nous?

Et enfin comment s'imaginer que les idolâtres et les athées aient dans toutes les tentations qui les portent au pêché, c'est-à-dire une infinité de fois en leur vie, le désir de prier le vrai Dieu, qu'ils ignorent, de leur donner les vraies vertus qu'ils ne connaissent pas?

Oui, dit le bon Père d'un ton résolu, nous le dirons; et plutôt que de dire qu'on pèche sans avoir la vue que l'on fait mal, et le désir de la vertu contraire, nous soutiendrons que tout le monde, et les impies et les infidèles, ont ces inspirations et ces désirs à chaque tentation; car vous ne sauriez me montrer, au moins par l'Ecriture, que cela ne soit pas.

Je pris la parole à ce discours pour lui dire: Eh quoi! mon Père, faut-il recourir à l'Ecriture pour montrer une chose si claire? Ce n'est pas ici un point de foi, ni même de raisonnement; c'est une chose de fait: nous le voyons, nous le savons, nous le sentons.

Mais mon Janséniste, se tenant dans les termes que le Père avait prescrits, lui dit ainsi: Si vous voulez, mon Père, ne vous rendre qu'à l'Ecriture, j'y consens; mais au moins ne lui résistez pas: et puisqu'il est écrit, que Dieu n'a pas révélé ses jugements aux Gentils, et qu'il les a laissés errer dans leurs voies, ne dites pas que Dieu a éclairé ceux que les livres sacrés nous assurent avoir été abandonnés dans les ténèbres et dans l'ombre de la mort.

Ne vous suffit-il pas, pour entendre l'erreur de votre principe, de voir que saint Paul se dit le premier des pécheurs, pour un péché qu'il déclare avoir commis par ignorance et avec zèle?

Ne suffit-il pas de voir par l'Evangile que ceux qui crucifiaient Jésus-Christ avaient besoin du pardon qu'il demandait pour eux, quoiqu'ils ne connussent point la malice de leur action, et qu'ils ne l'eussent jamais faite, selon saint Paul, s'ils en eussent eu la connaissance?

Ne suffit-il pas que Jésus-Christ nous avertisse qu'il y aura des persécuteurs de l'Eglise qui croiront rendre service à Dieu en s'efforçant de la ruiner, pour nous faire entendre que ce péché, qui est le plus grand de tous, selon l'Apôtre, peut être commis par ceux qui sont si éloignés de savoir qu'ils pèchent, qu'ils croiraient pécher en ne le faisant pas? Et enfin ne suffit-il pas que Jésus-Christ lui-même nous ait appris qu'il y a deux sortes de pécheurs, dont les uns pèchent avec connaissance, [et les autres sans connaissance,] et qu'ils seront tous châtiés, quoiqu'à la vérité différemment?

Le bon Père, pressé par tant de témoignages de l'Ecriture, à laquelle il avait eu recours, commença à lâcher le pied; et laissant pécher les impies sans inspiration, il nous dit: Au moins vous ne nierez pas que les justes ne pèchent jamais sans que Dieu leur donne... Vous reculez, lui dis-je en l'interrompant, vous reculez, mon Père, vous abandonnez le principe général, et, voyant qu'il ne vaut plus rien à l'égard des pécheurs, vous voudriez entrer en composition, et le faire au moins subsister pour les justes. Mais cela étant, j'en vois l'usage bien raccourci; car il ne servira plus à guère de gens, et ce n'est quasi pas la peine de vous le disputer.

Mais mon second, qui avait, à ce que je crois, étudié toute cette question le matin même, tant il était prêt sur tout, lui répondit: Voilà, mon Père, le dernier retranchement où se retirent ceux de votre parti qui ont voulu entrer en dispute. Mais vous y êtes aussi peu en assurance. L'exemple des justes ne vous est pas plus favorable. Qui doute qu'ils ne tombent souvent dans des péchés de surprise sans qu'ils s'en aperçoivent? N'apprenons-nous pas des saints mêmes combien la concupiscence leur tend de pièges secrets, et combien il arrive ordinairement que, quelque sobres qu'ils soient, ils donnent à la volupté ce qu'ils pensent donner à la seule nécessité, comme saint Augustin le dit de soi-même dans ses Confessions?

Combien est-il ordinaire de voir les plus zélés s'emporter dans la dispute à des mouvements d'aigreur pour leur propre intérêt, sans que leur conscience leur rende sur l'heure d'autre témoignage, sinon qu'ils agissent de la sorte pour le seul intérêt de la vérité, et sans qu'ils s'en aperçoivent quelquefois que longtemps après!

Mais que dira-t-on de ceux qui se portent avec ardeur à des choses effectivement mauvaises, parce qu'ils les croient effectivement bonnes, comme l'histoire ecclésiastique en donne des exemples; ce qui n'empêche pas, selon les Pères, qu'ils n'aient péché dans ces occasions?

Et sans cela, comment les justes auraient-ils des péchés cachés? Comment serait-il véritable que Dieu seul en connaît et la grandeur et le nombre; que personne ne sait s'il est digne d'amour ou de haine, et que les plus saints doivent toujours demeurer dans la crainte et dans le tremblement, quoiqu'ils ne se sentent coupables en aucune chose, comme saint Paul le dit de lui-même?

Concevez donc, mon Père, que les exemples et des justes et des pécheurs renversent également cette nécessité que vous supposez pour pécher, de connaître le mal et d'aimer la vertu contraire, puisque la passion que les impies ont pour les vices témoigne assez qu'ils n'ont aucun désir pour la vertu; et que l'amour que les justes ont pour la vertu témoigne hautement qu'ils n'ont pas toujours la connaissance des péchés qu'ils commettent chaque jour, selon l'Ecriture.

Et il est si vrai que les justes pèchent en cette sorte, qu'il est rare que les grands saints pèchent autrement. Car comment pourrait-on concevoir que ces âmes si pures, qui fuient avec tant de soin et d'ardeur les moindres choses qui peuvent déplaire à Dieu aussitôt qu'elles s'en aperçoivent, et qui pèchent néanmoins plusieurs fois chaque jour, eussent à chaque fois, avant que de tomber, la connaissance de leur infirmité en cette occasion, celle du médecin, le désir de leur santé, et celui de prier Dieu de les secourir, et que, malgré toutes ces inspirations, ces âmes si zélées ne laissassent pas de passer outre et de commettre le péché?

Concluez donc, mon Père, que ni les pécheurs, ni même les plus justes, n'ont pas toujours ces connaissances, ces désirs et toutes ces inspirations, toutes les fois qu'ils pèchent, c'est-à-dire, pour user de vos termes, qu'ils n'ont pas toujours la grâce actuelle dans toutes les occasions où ils pèchent, Et ne dites plus, avec vos nouveaux auteurs, qu'il est impossible qu'on pèche quand on ne connaît pas la justice, mais dites plutôt avec saint Augustin et les anciens Pères, qu'il est impossible qu'on ne pèche pas quand on ne connaît pas la justice: Necesse est ut peccet, a quo ignoratur justitia.

Le bon Père, se trouvant aussi empêché de soutenir son opinion au regard des justes qu'au regard des pécheurs, ne perdit pas pourtant courage, et après avoir un peu rêvé: Je m'en vas bien vous convaincre, nous dit-il. Et reprenant son P. Bauny à l'endroit même qu'il nous avait montré: Voyez, voyez la raison sur laquelle il établit sa pensée. Je savais bien qu'il ne manquait pas de bonnes preuves. Lisez ce qu'il cite d'Aristote, et vous verrez qu'après une autorité si expresse, il faut brûler les livres de ce prince des philosophes, ou être de notre opinion. Ecoutez donc les principes qu'établit le P. Bauny: il dit premièrement qu'une action ne peut être imputée à blâme lorsqu'elle est involontaire. Je l'avoue, lui dit mon ami. Voilà la première fois, leur dis-je, que je vous ai vus d'accord. Tenez-vous-en là, mon Père, si vous m'en croyez. Ce ne serait rien faire, me dit-il: car il faut savoir quelles sont les conditions nécessaires pour faire qu'une action soit volontaire. J'ai bien peur, répondis-je, que vous ne vous brouilliez là-dessus. Ne craignez point, dit-il, ceci est sûr; Aristote est pour moi. Ecoutez bien ce que dit le P. Bauny: Afin qu'une action soit volontaire, il faut qu'elle procède d'homme qui voie, qui sache, qui pénètre ce qu'il y a de bien et de mal en elle. Voluntarium est, dit-on communément avec le Philosophe (vous savez bien que c'est Aristote, me dit-il en me serrant les doigts), quod fit a principio cognoscente singula, in quibus est actio: si bien que, quand la volonté, à la volée et sans discussion, se porte à vouloir ou abhorrer, faire ou laisser quelque chose avant que l'entendement ait pu voir s'il y a du mal à la vouloir ou à la fuir, la faire ou la laisser, telle action n'est ni bonne ni mauvaise, d'autant qu'avant cette perquisition, cette vue et réflexion de l'esprit dessus les qualités bonnes ou mauvaises de la chose à laquelle on s'occupe, l'action avec laquelle on la fait n'est volontaire.

Hé bien! me dit le Père, êtes-vous content? Il semble, repartis-je, qu'Aristote est de l'avis du P. Bauny; mais cela ne laisse pas de me surprendre. Quoi, mon Père! il ne suffit pas, pour agir volontairement, qu'on sache ce que l'on fait, et qu'on ne le fasse que parce qu'on le veut faire; mais il faut de plus que l'on voie, que l'on sache et que l'on pénètre ce qu'il y a de bien et de mal dans cette action? Si cela est, il n'y a guère d'actions volontaires dans la vie, car on ne pense guère à tout cela. Que de jurements dans le jeu, que d'excès dans les débauches, que d'emportements dans le carneval qui ne sont point volontaires, et par conséquent ni bons, ni mauvais, pour n'être point accompagnés de ces réflexions d'esprit sur les qualités bonnes ou mauvaises de ce que l'on fait! Mais est-il possible, mon Père, qu'Aristote ait eu cette pensée? car j'avais ouï dire que c'était un habile homme? Je m'en vas vous en éclaircir, me dit mon Janséniste. Et ayant demandé au Père la Morale d'Aristote, il l'ouvrit au commencement du troisième livre, d'où le P. Bauny a pris les paroles qu'il en rapporte, et dit à ce bon Père: Je vous pardonne d'avoir cru, sur la foi du P. Bauny, qu'Aristote ait été de ce sentiment. Vous auriez changé d'avis, si vous l'aviez lu vous-même. Il est bien vrai qu'il enseigne qu'afin qu'une action soit volontaire il faut connaître les particularités de cette action, singula in quibus est actio. Mais qu'entend-il par là, sinon les circonstances particulières de l'action, ainsi que les exemples qu'il en donne le justifient clairement, n'en rapportant point d'autres que de ceux où l'on ignore quelqu'une de ces circonstances, comme d'une personne qui, voulant montrer une machine, en décoche un dard qui blesse quelqu'un; et de Mérope, qui tua son fils en pensant tuer son ennemi, et autres semblables?

Vous voyez donc par là quelle est l'ignorance qui rend les actions involontaires; et que ce n'est que celle des circonstances particulières qui est appelée par les théologiens, comme vous le savez fort bien, mon Père, l'ignorance du fait. Mais, quant à celle du droit, c'est-à-dire quant à l'ignorance du bien et du mal qui est en l'action, de laquelle seule il s'agit ici, voyons si Aristote est de l'avis du P. Bauny. Voici les paroles de ce philosophe: Tous les méchants ignorent ce qu'ils doivent faire et ce qu'ils doivent fuir; et c'est cela même qui les rend méchants et vicieux. C'est pourquoi on ne peut pas dire que, parce qu'un homme ignore ce qu'il est à propos qu'il fasse pour satisfaire à son devoir, son action soit involontaire. Car cette ignorance dans le choix du bien et du mal ne fait pas qu'une action soit involontaire, mais seulement qu'elle est vicieuse. L'on doit dire la même chose de celui qui ignore en général les règles de son devoir, puisque cette ignorance rend les hommes dignes de blâme, et non d'excuse. Et ainsi l'ignorance qui rend les actions involontaires et excusables est seulement celle qui regarde le fait en particulier, et ses circonstances singulières: car alors on pardonne à un homme, et on l'excuse, et on le considère comme ayant agi contre son gré.

Après cela, mon Père, direz-vous encore qu'Aristote soit de votre opinion? Et qui ne s'étonnera de voir qu'un philosophe païen ait été plus éclairé que vos docteurs en une matière aussi importante à toute la morale, et à la conduite même des âmes, qu'est la connaissance des conditions qui rendent les actions volontaires ou involontaires, et qui ensuite les excusent ou ne les excusent pas de péché? N'espérez donc plus rien, mon Père, de ce prince des philosophes, et ne résistez plus au prince des théologiens, qui décide ainsi ce point, au livre I de ses Rétr., chap. xv: Ceux qui pèchent par ignorance ne font leur action que parce qu'ils la veulent faire, quoiqu'ils pèchent sans qu'ils veuillent pécher. Et ainsi ce péché même d'ignorance ne peut être commis que par la volonté de celui qui le commet, mais par une volonté qui se porte à l'action, et non au péché, ce qui n'empêche pas néanmoins que l'action ne soit péché, parce qu'il suffit pour cela qu'on ait fait ce qu'on était obligé de ne point faire.

Le Père me parut surpris, et plus encore du passage d'Aristote, que de celui de saint Augustin. Mais, comme il pensait à ce qu'il devait dire, on vint l'avertir que Madame la Maréchale de... et Madame la Marquise de... le demandaient. Et ainsi, en nous quittant à la hâte: J'en parlerai, dit-il, à nos Pères. Ils y trouveront bien quelque réponse. Nous en avons ici de bien subtils. Nous l'entendîmes bien; et quand je fus seul avec mon ami, je lui témoignai d'être étonné du renversement que cette doctrine apportait dans la morale. A quoi il me répondit qu'il était bien étonné de mon étonnement. Ne savez-vous donc pas encore que leurs excès sont beaucoup plus grands dans la morale que dans les autres matières? Il m'en donna d'étranges exemples, et remit le reste à une autre fois. J'espère que ce que j'en apprendrai sera le sujet de notre premier entretien.

Je suis, etc.


Cinquième lettre

De Paris, ce 20 mars 1656.

Monsieur,

Voici ce que je vous ai promis: voici les premiers traits de la morale des bons Pères Jésuites, de ces hommes éminents en doctrine et en sagesse qui sont tous conduits par la sagesse divine, qui est plus assurée que toute la Philosophie. Vous pensez peut-être que je raille: je le dis sérieusement, ou plutôt ce sont eux-mêmes qui le disent dans leur livre intitulé: Imago primi saeculi. Je ne fais que copier leurs paroles, aussi bien que dans la suite de cet éloge: C'est une société d'hommes, ou plutôt d'anges, qui a été prédite par Isaïe en ces paroles: Allez, anges prompts et légers. La prophétie n'en est-elle pas claire?

Ce sont des esprits d'aigles; c'est une troupe de phénix, un auteur ayant montré depuis peu qu'il y en a plusieurs. Ils ont changé la face de la Chrétienté. Il le faut croire puisqu'ils le disent. Et vous l'allez bien voir dans la suite de ce discours, qui vous apprendra leurs maximes.

J'ai voulu m'en instruire de bonne sorte. Je ne me suis pas fié à ce que notre ami m'en avait appris. J'ai voulu les voir eux-mêmes; mais j'ai trouvé qu'il ne m'avait rien dit que de vrai. Je pense qu'il ne ment jamais. Vous le verrez par le récit de ces conférences.

Dans celle que j'eus avec lui, il me dit de si étranges choses, que j'avais peine à le croire; mais il me les montra dans les livres de ces Pères: de sorte qu'il ne me resta à dire pour leur défense, sinon que c'étaient les sentiments de quelques particuliers qu'il n'était pas juste d'imputer au corps. Et, en effet, je l'assurai que j'en connaissais qui sont aussi sévères que ceux qu'il me citait sont relâchés. Ce fut sur cela qu'il me découvrit l'esprit de la Société, qui n'est pas connu de tout le monde, et vous serez peut-être bien aise de l'apprendre. Voici ce qu'il me dit.

Vous pensez beaucoup faire en leur faveur, de montrer qu'ils ont de leurs Pères aussi conformes aux maximes évangéliques que les autres y sont contraires; et vous concluez de là que ces opinions larges n'appartiennent pas à toute la Société. Je le sais bien; car si cela était, ils n'en souffriraient pas qui y fussent si contraires. Mais puisqu'ils en ont aussi qui sont dans une doctrine si licencieuse, concluez-en de même que l'esprit de la Société n'est pas celui de la sévérité chrétienne; car, si cela était, ils n'en souffriraient pas qui y fussent si opposés. Eh quoi! lui répondis-je, quel peut donc être le dessein du corps entier? C'est sans doute qu'ils n'en ont aucun d'arrêté, et que chacun a la liberté de dire à l'aventure ce qu'il pense. Cela ne peut pas être, me répondit-il; un si grand corps ne subsisterait pas dans une conduite téméraire, et sans une âme qui le gouverne et qui règle tous ses mouvements: outre qu'ils ont un ordre particulier de ne rien imprimer sans l'aveu de leurs supérieurs. Mais quoi! lui dis-je, comment les mêmes supérieurs peuvent-ils consentir à des maximes si différentes? C'est ce qu'il faut vous apprendre, me répliqua-t-il.

Sachez donc que leur objet n'est pas de corrompre les moeurs: ce n'est pas leur dessein. Mais ils n'ont pas aussi pour unique but celui de les réformer: ce serait une mauvaise politique. Voici quelle est leur pensée. Ils ont assez bonne opinion d'eux-mêmes pour croire qu'il est utile et comme nécessaire au bien de la religion que leur crédit s'étende partout, et qu'ils gouvernent toutes les consciences. Et parce que les maximes évangéliques et sévères sont propres pour gouverner quelques sortes de personnes, ils s'en servent dans ces occasions où elles leur sont favorables. Mais comme ces mêmes maximes ne s'accordent pas au dessein de la plupart des gens, ils les laissent à l'égard de ceux-là, afin d'avoir de quoi satisfaire tout le monde. C'est pour cette raison qu'ayant à faire à des personnes de toutes sortes de conditions et des nations si différentes, il est nécessaire qu'ils aient des casuistes assortis à toute cette diversité.

De ce principe vous jugez aisément que s'ils n'avaient que des casuistes relâchés, ils ruineraient leur principal dessein, qui est d'embrasser tout le monde, puisque ceux qui sont véritablement pieux cherchent une conduite plus sûre. Mais comme il n'y [en] a pas beaucoup de cette sorte, ils n'ont pas besoin de beaucoup de directeurs sévères pour les conduire. Ils en ont peu pour peu; au lieu que la foule des casuistes relâchés s'offre à la foule de ceux qui cherchent le relâchement.

C'est par cette conduite obligeante et accommodante, comme l'appelle le Père Petau, qu'ils tendent les bras à tout le monde: car, s'il se présente à eux quelqu'un qui soit tout résolu de rendre des biens mal acquis, ne craignez pas qu'ils l'en détournent; ils loueront, au contraire, et confirmeront une si sainte résolution; mais qu'il en vienne un autre qui veuille avoir l'absolution sans restituer, la chose sera bien difficile, s'ils n'en fournissent des moyens dont ils se rendront les garants.

Par là ils conservent tous leurs amis et se défendent contre tous leurs ennemis; car si on leur reproche leur extrême relâchement, ils produisent incontinent au public leurs directeurs austères, avec quelques livres qu'ils ont faits de la rigueur de la loi chrétienne; et les simples, et ceux qui n'approfondissent pas plus avant les choses, se contentent de ces preuves.

Ainsi ils en ont pour toutes sortes de personnes et répondent si bien selon ce qu'on leur demande, que, quand ils se trouvent en des pays où un Dieu crucifié passe pour folie, ils suppriment le scandale de la Croix et ne prêchent que Jésus-Christ glorieux, et non pas Jésus-Christ souffrant: comme ils ont fait dans les Indes et dans la Chine, où ils ont permis aux Chrétiens l'idolâtrie même, par cette subtile invention, de leur faire cacher sous leurs habits une image de Jésus-Christ, à laquelle ils leur enseignent de rapporter mentalement les adorations publiques qu'ils rendent à l'idole Chacimchoan et à leur Keum-fucum, comme Gravina, Dominicain, le leur reproche, et comme le témoigne le Mémoire, en espagnol, présenté au roi d'Espagne Philippe IV, par les Cordeliers des îles Philippines, rapporté par Thomas Hurtado dans son livre du Martyre de la foi, p. 427. De telle sorte que la congrégation des cardinaux de Propaganda fide fut obligée de défendre particulièrement aux Jésuites, sur peine d'excommunication, de permettre des adorations d'idoles sous aucun prétexte, et de cacher le mystère de la Croix à ceux qu'ils instruisent de la religion, leur commandant expressément de n'en recevoir aucun au baptême qu'après cette connaissance, et leur ordonnant d'exposer dans leurs églises l'image du Crucifix, comme il est porté amplement dans le décret de cette congrégation, donné le 9 juillet 1646, signé par le cardinal Capponi.

Voilà de quelle sorte ils se sont répandus par toute la terre à la faveur de la doctrine des opinions probables, qui est la source et la base de tout ce dérèglement. C'est ce qu'il faut que vous appreniez d'eux-mêmes; car ils ne le cachent à personne, non plus que tout ce que vous venez d'entendre, avec cette seule différence, qu'ils couvrent leur prudence humaine et politique du prétexte d'une prudence divine et chrétienne; comme si la foi, et la tradition qui la maintient, n'était pas toujours une et invariable dans tous les temps et dans tous les lieux; comme si c'était à la règle à se fléchir pour convenir au sujet qui doit lui être conforme; et comme si les âmes n'avaient, pour se purifier de leurs taches, qu'à corrompre la loi du Seigneur; au lieu que la loi du Seigneur, qui est sans tache et toute sainte, est celle qui doit convertir les âmes et les conformer à ses salutaires instructions!

Allez donc, je vous prie, voir ces bons Pères, et je m'assure que vous remarquerez aisément, dans le relâchement de leur morale, la cause de leur doctrine touchant la grâce. Vous y verrez les vertus chrétiennes si inconnues et si dépourvues de la charité, qui en est l'âme et la vie; vous y verrez tant de crimes palliés, et tant de désordres soufferts, que vous ne trouverez plus étrange qu'ils soutiennent que tous les hommes ont toujours assez de grâce pour vivre dans la piété de la manière qu'ils l'entendent. Comme leur morale est toute païenne, la nature suffit pour l'observer. Quand nous soutenons la nécessité de la grâce efficace, nous lui donnons d'autres vertus pour objet. Ce n'est pas simplement pour guérir les vices par d'autres vices; ce n'est pas seulement pour faire pratiquer aux hommes les devoirs extérieurs de la religion; c'est pour une vertu plus haute que celle des Pharisiens et des plus sages du Paganisme. La loi et la raison sont des grâces suffisantes pour ces effets. Mais, pour dégager l'âme de l'amour du monde, pour la retirer de ce qu'elle a de plus cher, pour la faire mourir à soi-même, pour la porter et l'attacher uniquement et invariablement à Dieu, ce n'est l'ouvrage que d'une main toute-puissante. Et il est aussi peu raisonnable de prétendre que l'on a toujours un plein pouvoir, qu'il le serait de nier que ces vertus, destituées d'amour de Dieu, lesquelles ces bons Pères confondent avec les vertus chrétiennes, ne sont pas en notre puissance.

Voilà comment il me parla, et avec beaucoup de douleur; car il s'afflige sérieusement de tous ces désordres. Pour moi, j'estimai ces bons Pères de l'excellence de leur politique, et je fus, selon son conseil, trouver un bon casuiste de la Société. C'est une de mes anciennes connaissances, que je voulus renouveler exprès. Et comme j'étais instruit de la manière dont il les fallait traiter, je n'eus pas de peine à le mettre en train. Il me fit d'abord mille caresses, car il m'aime toujours; et après quelques discours indifférents, je pris occasion du temps où nous sommes pour apprendre de lui quelque chose sur le jeûne, afin d'entrer insensiblement en matière. Je lui témoignai donc que j'avais de la peine à le supporter. Il m'exhorta à me faire violence; mais, comme je continuai à me plaindre, il en fut touché, et se mit à chercher quelque cause de dispense. Il m'en offrit en effet plusieurs qui ne me convenaient point, lorsqu'il s'avisa enfin de me demander si je n'avais pas de peine à dormir sans souper. Oui, lui dis-je, mon Père, et cela m'oblige souvent à faire collation à midi et à souper le soir. Je suis bien aise, me répliqua-t-il, d'avoir trouvé ce moyen de vous soulager sans péché: allez, vous n'êtes point obligé à jeûner. Je ne veux pas que vous m'en croyiez; venez à la bibliothèque. J'y fus, et là, en prenant un livre: En voici la preuve, me dit-il, et Dieu sait quelle! C'est Escobar. Qui est Escobar, lui dis-je, mon Père? Quoi! vous ne savez pas qui est Escobar de notre Société, qui a compilé cette Théologie morale de vingt-quatre de nos Pères; sur quoi il fait, dans la préface, une allégorie de ce livre à celui de l'Apocalypse qui était scellé de sept sceaux? Et il dit que Jésus l'offre ainsi scellé aux quatre animaux, Suarez, Vasquez, Molina, Valentia, en présence de vingt-quatre Jésuites qui représentent les vingt-quatre vieillards? Il lut toute cette allégorie, qu'il trouvait bien juste, et par où il me donnait une grande idée de l'excellence de cet ouvrage. Ayant ensuite cherché son passage du jeûne: Le voici, me dit-il, au tr. I, ex. 13, n. 67. Celui qui ne peut dormir s'il n'a soupé, est il obligé de jeûner? Nullement. N'êtes-vous pas content? Non pas tout à fait, lui dis-je; car je puis bien supporter le jeûne en faisant collation le matin et soupant le soir. Voyez donc la suite, me dit-il; ils ont pensé à tout. Et que dira-t on, si on peut bien se passer d'une collation le matin en soupant le soir? Me voilà. On n'est point encore obligé à jeûner, car personne n'est obligé à changer l'ordre de ses repas. O la bonne raison, lui dis-je, Mais, dites-moi, continua-t-il, usez-vous de beaucoup de vin? Non, mon Père, lui dis-je, je ne le puis souffrir. Je vous disais cela, me répondit-il, pour vous avertir que vous en pourriez boire le matin, et quand il vous plairait, sans rompre le jeûne; et cela soutient toujours. En voici la décision au même lieu, n. 75: Peut-on, sans rompre le jeûne, boire du vin à telle heure qu'on voudra, et même en grande quantité? On le peut, et même de l'hypocras. Je ne me souvenais pas de cet hypocras, dit-il; il faut que je le mette sur mon recueil. Voilà un honnête homme, lui dis-je, qu'Escobar. Tout le monde l'aime, répondit le Père: il fait de si jolies questions! Voyez celle-ci, qui est au même endroit, n. 38 Si un homme doute qu'il ait vingt-un ans, est-il obligé de jeûner? Non. Mais si j'ai vingt-un ans cette nuit à une heure après minuit, et qu'il soit demain jeûne, serai-je obligé de jeûner demain? Non; car vous pourriez manger autant qu'il vous plairait depuis minuit jusqu'à une heure, puisque vous n'auriez pas encore vingt-un ans et ainsi ayant droit de rompre le jeûne, vous n'y êtes point obligé. O que cela est divertissant! lui dis-je. On ne s'en peut tirer, me répondit-il; je passe les jours et les nuits à le lire, je ne fais autre chose. Le bon Père, voyant que j'y prenais plaisir, en fut ravi, et continuant: Voyez, dit-il, encore ce trait de Filiutius, qui est un de ces vingt-quatre Jésuites, t. 2, tr. 27, part. 2, c. 6, n. 123: Celui qui est fatigué à quelque chose, comme à poursuivre une fille, est-il, obligé de jeûner? Nullement. Mais s'il s'est fatigué exprès pour être par là dispensé du jeune, y sera-t-il tenu? Encore qu'il ait eu ce dessein formé, il n'y sera point obligé. Eh bien! l'eussiez-vous cru? me dit-il. En vérité, mon Père, lui dis-je, je ne le crois pas bien encore. Et quoi! n'est-ce pas un péché de ne pas jeûner quand on le peut? Et est-il permis de rechercher les occasions de pécher? ou plutôt n'est-on pas obligé de les fuir? Cela serait assez commode. Non pas toujours, me dit-il, c'est selon. Selon quoi? lui dis-je. Ho, ho! repartit le Père. Et si on recevait quelque incommodité en fuyant les occasions, y serait-on obligé à votre avis? Ce n'est pas au moins celui du P. Bauny que voici, p. 1084: On ne doit pas refuser l'absolution à ceux qui demeurent dans les occasions prochaines du péché, s'ils sont en tel état qu'ils ne puissent les quitter sans donner sujet au monde de parler, ou sans qu'ils en reçussent eux-mêmes de l'incommodité. Je m'en réjouis, mon Père; il ne reste plus qu'à dire qu'on peut rechercher les occasions de propos délibéré, puisqu'il est permis de ne les pas fuir. Cela même est aussi quelquefois permis, ajouta-t-il. Le célèbre casuiste Bazile Ponce l'a dit et le P. Bauny le cite et approuve son sentiment, que voici dans le Traité de la Pénitence, q. 4, p. 94: On peut rechercher une occasion directement et pour elle-même, primo et per se, quand le bien spirituel ou temporel de nous ou de notre prochain nous y porte.

Vraiment, lui dis-je, il me semble que je rêve, quand j'entends des religieux parler de cette sorte! Eh quoi, mon Père, dites-moi, en conscience, êtes-vous dans ce sentiment-là? Non, vraiment, me dit le Père. Vous parlez donc, continuai-je, contre votre conscience? Point du tout, dit-il: je ne parlais pas en cela selon ma conscience, mais selon celle de Ponce et du P. Bauny, et vous pourriez les suivre en sûreté car ce sont d'habiles gens. Quoi! mon Père, parce qu'ils ont mis ces trois lignes dans leurs livres, sera-t-il devenu permis de rechercher les occasions de pécher? Je croyais ne devoir prendre pour règle que l'Ecriture et la tradition de l'Eglise, mais non pas vos casuistes. O bon Dieu, s'écria le Père, vous me faites souvenir de ces Jansénistes! Est-ce que le P. Bauny et Bazile Ponce ne peuvent pas rendre leur opinion probable? Je ne me contente pas du probable, lui dis-je, je cherche le sûr. Je vois bien, me dit le bon Père, que vous ne savez pas ce que c'est que la doctrine des opinions probables, vous parleriez autrement si vous la saviez. Ah! vraiment, il faut que je vous en instruise. Vous n'aurez pas perdu votre temps d'être venu ici, sans cela vous ne pouviez rien entendre. C'est le fondement et l'A B C de toute notre morale. Je fus ravi de le voir tombé dans ce que je souhaitais; et, le lui ayant témoigné, je le priai de m'expliquer ce que c'était qu'une opinion probable. Nos auteurs vous y répondront mieux que moi, dit-il. Voici comme ils en parlent tous généralement, et entre autres, nos vingt-quatre, in princ. ex. 3, n. 8: Une opinion est appelée probable, lorsqu'elle est fondée sur des raisons de quelque considération. D'où il arrive quelquefois qu'un seul docteur fort grave peut rendre une opinion probable. Et en voici la raison: car un homme adonné particulièrement à l'étude ne s'attacherait pas à une opinion, s'il n'y était attiré par une raison bonne et suffisante. Et ainsi, lui dis-je, un seul docteur peut tourner les consciences et les bouleverser à son gré, et toujours en sûreté. Il n'en faut pas rire, me dit-il, ni penser combattre cette doctrine. Quand les jansénistes l'ont voulu faire, ils ont perdu leur temps. Elle est trop bien établie. Ecoutez Sanchez, qui est un des plus célèbres de nos Pères, Som. Liv. I, chap. IX, n. 7: Vous douterez peut-être si l'autorité d'un seul docteur bon et savant rend une opinion probable: à quoi je réponds qu'oui; et c'est ce qu'assurent Angelus, Sylv., Navarre , Emmanuel Sa, etc. Et voici comme on le prouve. Une opinion probable est celle qui a un fondement considérable: or l'autorité d'un homme savant et pieux n'est pas de petite considération, mais plutôt de grande considération; car, écoutez bien cette raison: Si le témoignage d'un tel homme est de grand poids pour nous assurer qu'une chose se soit passée, par exemple, à Rome, pourquoi ne le sera-t-il pas de même dans un doute de morale?

La plaisante comparaison, lui dis-je, des choses du monde à celles de la conscience! Ayez patience; Sanchez répond à cela dans les lignes qui suivent immédiatement.

Et la restriction qu'y apportent certains auteurs ne me plaît pas: que l'autorité d'un tel docteur est suffisante dans les choses de droit humain, mais non pas dans celles de droit divin; car elle est de grand poids dans les uns et dans les autres.

Mon Père, lui dis-je franchement, je ne puis faire cas de cette règle. Qui m'a assuré que dans la liberté que vos docteurs se donnent d'examiner les choses par la raison, ce qui paraîtra sûr à l'un le paraisse à tous les autres? La diversité des jugements est si grande... Vous ne l'entendez pas, dit le Père en m'interrompant; aussi sont-ils fort souvent de différents avis; mais cela n'y fait rien: chacun rend le sien probable et sûr. Vraiment l'on sait bien qu'ils ne sont pas tous de même sentiment; et cela n'en est que mieux. Ils ne s'accordent au contraire presque jamais. Il y a peu de questions où vous ne trouviez que l'un dit oui, l'autre dit non. Et en tous ces cas-là, l'une et l'autre des opinions contraires est probable; et c'est pourquoi Diana dit sur un certain sujet, Part. 3, To. IV; R. 244: Ponce et Sanchez sont de contraires avis; mais, parce qu'ils étaient tous deux savants, chacun rend son opinion probable.

Mais, mon Père, lui dis-je, on doit être bien embarrassé à choisir alors! Point du tout, dit-il, il n'y a qu'à suivre l'avis qui agrée le plus. Et quoi! si l'autre est plus probable? Il n'importe, me dit-il. Et si l'autre est plus sûr? Il n'importe, me dit encore le Père; le voici bien expliqué. C'est Emmanuel Sa de notre Société, dans son Aphorisme de Dubio, p. 183: On peut faire ce qu'on pense être permis selon une opinion probable, quoique le contraire soit plus sûr. Or l'opinion d'un seul docteur grave y suffi. Et si une opinion est tout ensemble et moins probable et moins sûre, sera-t-il permis de la suivre, en quittant ce que l'on croit être plus probable et plus sûr? Oui, encore une fois, me dit-il, écoutez Filiutius, ce grand Jésuite de Rome, Mor. quoest Tr. 21, c. 4, n. 128: Il est permis de suivre l'opinion la moins probable, quoiqu'elle soit la moins sûre; c'est l'opinion commune des nouveaux auteurs. Cela n'est-il pas clair? Nous voici bien au large, lui dis-je, mon Révérend Père, grâces à vos opinions probables. Nous avons une belle liberté de conscience. Et vous autres casuistes, avez-vous la même liberté dans vos réponses? Oui, me dit-il, nous répondons aussi ce qu'il nous plaît, ou plutôt ce qu'il plaît à ceux qui nous interrogent; car voici nos règles, prises de nos Pères Layman, Theol. Mor. l. I, tr. I, c. 2, § 2, n. 7; Vasquez, Dist. 62, c. 9, n. 47; Sanchez; in Sum., L. I, c. 9, n. 23; et de nos vingt-quatre, Princ. ex. 3, n. 24. Voici les paroles de Layman, que le livre de nos vingt-quatre a suivies: Un docteur étant consulté peut donner un conseil, non seulement probable selon son opinion, mais contraire à son opinion, s'il est estimé probable par d'autres, lorsque cet avis contraire au sien se rencontre plus favorable et plus agréable à celui qui le consulte, si forte haec illi favorabilior seu exoptatior sit. Mais je dis de plus qu'il ne sera point hors de raison qu'il donne à ceux qui le consultent un avis tenu pour probable par quelque personne savante, quand même il s'assurerait qu'il serait absolument faux.

Tout de bon, mon Père, votre doctrine est bien commode. Quoi! avoir à répondre oui et non à son choix? On ne peut assez priser un tel avantage. Et je vois bien maintenant à quoi vous servent les opinions contraires que vos docteurs ont sur chaque matière, car l'une vous sert toujours, et l'autre ne vous nuit jamais. Si vous ne trouvez votre compte d'un côté, vous vous jetez de l'autre, et toujours en sûreté. Cela est vrai, dit-il; et ainsi nous pouvons toujours dire avec Diana, qui trouva le P. Bauny pour lui lorsque le P. Lugo lui était contraire: Soepe,.premente deo, fert deus aller opem. Si quelque Dieu nous presse, un autre nous délivre. J'entends bien, lui dis-je; mais il me vient une difficulté dans l'esprit: c'est qu'après avoir consulté un de vos docteurs et pris de lui une opinion un peu large, on sera peut-être attrapé si on rencontre un confesseur qui n'en soit pas, et qui refuse l'absolution si on ne change de sentiment. N'y avez-vous point donné ordre, mon Père? En doutez-vous? me répondit-il. On les a obligés à absoudre leurs pénitents qui ont des opinions probables, sur peine de péché mortel, afin qu'ils n'y manquent pas. C'est ce qu'ont bien montré nos Pères, et entre autres le P. Bauny, Tr. 4, de Poenit. q. 13, p. 93. Quand le pénitent, dit-il, suit une opinion probable, le confesseur le doit absoudre, quoique son opinion soit contraire à celle du pénitent. Mais il ne dit pas que ce soit un péché mortel de ne le pas absoudre. Que vous êtes prompt! me dit-il; écoutez la suite; il en fait une conclusion expresse: Refuser l'absolution à un pénitent qui agit selon une opinion probable est un péché qui, de sa nature, est mortel. Et il cite, pour confirmer ce sentiment, trois des plus fameux de nos Pères, Suarez to. 4. d. 32. sect. 5., Vasquez disp. 62. c. 7., et Sanchez n. 29.

O mon Père, lui dis-je, voilà qui est bien prudemment ordonné! Il n'y a plus rien à craindre. Un confesseur n'oserait plus y manquer. Je ne savais pas que vous eussiez le pouvoir d'ordonner sur peine de damnation. Je croyais que vous ne saviez qu'ôter les péchés; je ne pensais pas que vous en sussiez introduire; mais vous avez tout pouvoir, à ce que je vois. Vous ne parlez pas proprement, me dit-il. Nous n'introduisons pas les péchés, nous ne faisons que les remarquer. J'ai déjà bien reconnu deux ou trois fois que vous n'êtes pas bon scolastique. Quoi qu'il en soit, mon Père, voilà mon doute bien résolu. Mais j'en ai un autre encore à vous proposer: c'est que je ne sais comment vous pouvez faire, quand les Pères de l'Eglise sont contraires aux sentiments de quelqu'un de vos casuistes.

Vous l'entendez bien peu, me dit-il. Les Pères étaient bons pour la morale de leur temps; mais ils sont trop éloignés pour celle du nôtre. Ce ne sont plus eux qui la règlent, ce sont les nouveaux casuistes. Ecoutez notre Père Cellot, de Hier. Lib. 8, cap. 16, p. 714, qui suit en cela notre fameux Père Reginaldus: Dans les questions de morale, les nouveaux casuistes sont préférables aux anciens Pères, quoiqu'ils fussent plus proches des Apôtres. Et c'est en suivant cette maxime que Diana parle de cette sorte, P. 5, Tr. 8, R. 31. Les bénéficiers sont-ils obligés de restituer leur revenu dont ils disposent mal? Les anciens disaient qu'oui, mais les nouveaux disent que non: ne quittons donc pas cette opinion qui décharge de l'obligation de restituer. Voilà de belles paroles, lui dis-je, et pleines de consolation pour bien du monde. Nous laissons les Pères, me dit-il, à ceux qui traitent la Positive; mais pour nous qui gouvernons les consciences, nous les lisons peu, et ne citons dans nos écrits que les nouveaux casuistes. Voyez Diana, qui a tant écrit; il a mis à l'entrée de ses livres la liste des auteurs qu'il rapporte. Il y en a 296, dont le plus ancien est depuis quatre-vingts ans. Cela est donc venu au monde depuis votre Société ? lui dis-je. Environ, me répondit-il. C’est-à-dire, mon Père, qu’à votre arrivée on a vu disparaître saint Augustin, saint Chrysostome, saint Ambroise, saint Jérôme, et les autres, pour ce qui est de la morale. Mais au moins que je sache les noms de ceux qui leur ont succédé ; qui sont-ils, ces nouveaux auteurs ? Ce sont des gens bien habiles et bien célèbres, me dit-il. C’est Villalobos, Coninck, Llamas, Achokier, Dealkozer, Dellacrux, Veracruz, Ugolin, Tambourin, Fernandez, Martinez, Suarez, Henriquez, Vasquez, Lopez, Gomez, Sanchez, de Vechis, de Grassis, de Grassalis, de Pitigianis, de Graphaeis, Squilanti, Bizozeri, Barcola, de Bobadilla, Simancha, Perez de Lara, Aldretta, Lorca de Scarcia, Quaranta, Scophra, Pedrezza, Cabrezza, Bisbe, Dias, de Clavasio, Villagut, Adam à Manden, Iribarne, Binsfeld, Volfangi à Vorberg, Vosthery, Strevesdorf. O mon Père ! lui dis-je tout effrayé, tous ces gens-là étaient-ils chrétiens ? Comment, chrétiens ! me répondit-il. Ne vous disais-je pas que ce sont les seuls par lesquels nous gouvernons aujourd’hui la chrétienté ? Cela me fit pitié, mais je ne lui en témoignai rien, et lui demandai seulement si tous ces auteurs-là étaient Jésuites. Non, me dit-il, mais il n’importe ; ils n’ont pas laissé de dire de bonnes choses. Ce n’est pas que la plupart ne les aient prises ou imitées des nôtres ; mais nous ne nous piquons pas d’honneur, outre qu’ils citent nos Pères à toute heure et avec éloge. Voyez Diana, qui n’est pas de notre Société, quand il parle de Vasquez, il l’appelle le phénix des esprits. Et quelquefois il dit que Vasquez seul lui est autant que tout le reste des hommes ensemble, Instar omnium. Aussi tous nos Pères se servent fort souvent de ce bon Diana ; car si vous entendez bien notre doctrine de la probabilité, vous verrez que cela n’y fait rien. Au contraire, nous avons bien voulu que d’autres que les Jésuites puissent rendre leurs opinions probables, afin qu’on ne puisse pas nous les imputer toutes. Et ainsi, quand quelque auteur que ce soit en a avancé une, nous avons droit de la prendre, si nous le voulons, par la doctrine des opinions probables, et nous n’en sommes pas les garants quand l’auteur n’est pas de notre corps. J’entends tout cela, lui dis-je. Je vois bien par là que tout est bien venu chez vous, hormis les anciens Pères, et que vous êtes les maîtres de la campagne. Vous n’avez plus qu’à courir.

Mais je prévois trois ou quatre grands inconvénients et de puissantes barrières qui s’opposeront à votre course. Et quoi ? me dit le Père tout étonné. C’est, lui répondis-je, l’Ecriture Sainte, les Papes et les Conciles, que vous ne pouvez démentir, et qui sont tous dans la voie unique de l’Evangile. Est-ce là tout ? me dit-il. Vous m’avez fait peur. Croyez-vous qu’une chose si visible n’ait pas été prévue, et que nous n’y ayons pas pourvu ? Vraiment je vous admire, de penser que nous soyons opposés à l’Ecriture, aux Papes ou aux Conciles ! Il faut que je vous éclaircisse du contraire. Je serais bien marri que vous crussiez que nous manquons à ce que nous leur devons. Vous avez sans doute pris cette pensée de quelques opinions de nos Pères, qui paraissent choquer leurs décisions, quoique cela ne soit pas. Mais pour en entendre l’accord, il faudrait avoir plus de loisir. Je souhaite que vous ne demeuriez pas mal édifié de nous. Si vous voulez que nous nous revoyions demain, je vous donnerai l’éclaircissement.

Voilà la fin de cette conférence, qui sera celle de cet entretien ; aussi en voilà bien assez pour une lettre. Je m’assure que vous en serez satisfait en attendant la suite. Je suis, etc. Sixième lettre

De Paris, ce 10 avril 1656.

Monsieur,

Je vous ai dit à la fin de ma dernière lettre, que ce bon Père Jésuite m'avait promis de m'apprendre de quelle sorte les casuistes accordent les contrariétés qui se rencontrent entre leurs opinions et les décisions des Papes, des Conciles et de l'Ecriture. Il m'en a instruit, en effet, dans ma seconde visite, dont voici le récit.

Ce bon Père me parla de cette sorte: Une des manières dont nous accordons ces contradictions apparentes est par l'interprétation de quelque terme. Par exemple, le pape Grégoire XIV a déclaré que les assassins sont indignes de jouir de l'asile des églises, et qu'on les en doit arracher. Cependant nos vingt-quatre vieillards disent, Tr. 6, ex. 4, n. 27: Que tous ceux qui tuent en trahison ne doivent pas encourir la peine de cette bulle. Cela vous paraît être contraire; mais on l'accorde, en interprétant le mot d'assassin, comme ils font par ces paroles: Les assassins ne sont-ils pas indignes de jouir du privilège des églises? Oui, par la bulle de Grégoire XIV. Mais nous entendons par le mot d'assassins ceux qui ont reçu de l'argent pour tuer quelqu'un en trahison. D'où il arrive que ceux qui tuent sans en recevoir aucun prix, mais seulement pour obliger leurs amis, ne sont pas appelés assassins. De même; il est dit dans l'Evangile: Donnez l'aumône de votre superflu. Cependant plusieurs casuistes ont trouvé moyen de décharger les personnes les plus riches de l'obligation de donner l'aumône. Cela vous paraît encore contraire; mais on en fait voir facilement l'accord, en interprétant le mot de superflu, en sorte qu'il n'arrive presque jamais que personne en ait; et c'est ce qu'a fait le docte Vasquez en cette sorte, dans son traité de l'aumône, c. 4:

Ce que les personnes du monde gardent, pour relever leur condition et celle de leurs parents n'est pas appelé superflu; et c'est pourquoi à peine trouvera-t-on qu'il y ait jamais de superflu dans les gens du monde, et non pas même dans les rois. Aussi Diana ayant rapporté ces mêmes paroles de Vasquez, car il se fonde ordinairement sur nos Pères, il en conclut fort bien: Que dans la question, si les riches sont obligés de donner l'aumône de leur superflu, encore que l'affirmative fût véritable, il n'arrivera jamais, ou presque jamais, qu'elle oblige dans la pratique. Je vois bien, mon Père, que cela suit de la doctrine de Vasquez; mais que répondraiton, si l'on objectait qu'afin de faire son salut, il serait donc aussi sûr, selon Vasquez, de ne point donner l'aumône, pourvu qu'on ait assez d'ambition pour n'avoir point de superflu, qu'il est sûr, selon l'Evangile, de n'avoir point d'ambition, afin d'avoir du superflu pour en pouvoir donner l'aumône? Il faudrait répondre, me dit-il, que toutes ces deux voies sont sûres selon le même Evangile; l'une selon l'Evangile dans le sens le plus littéral et le plus facile à trouver, l'autre selon le même Evangile interprété par Vasquez. Vous voyez par là l'utilité des interprétations.

Mais quand les termes sont si clairs qu'ils n'en souffrent aucune, alors nous nous servons de la remarque des circonstances favorables, comme vous verrez par cet exemple. Les Papes ont excommunié les religieux qui quittent leur habit, et nos vingt-quatre vieillards ne laissent pas de parler en cette sorte, tr. 6, ex. 7, n. 103: En quelles occasions un religieux peut-il quitter son habit sans encourir l'excommunication? Il en rapporte plusieurs, et entre autres celles-ci: S'il le quitte pour une cause honteuse, comme pour aller filouter, ou pour aller incognito en des lieux de débauche, le devant bientôt reprendre. Aussi il est visible que les bulles ne parlent point de ces cas-là.

J'avais peine à croire cela, et je priai le Père de me le montrer dans l'original et je vis que le chapitre où sont ces paroles est intitulé: Pratique selon l'école de la Société de Jésus; Praxis ex Societatis Jesu schola; et j'y vis ces mots: Si habitum dimittat ut furetur occulte, vel fornicetur. Et il me montra la même chose dans Diana, en ces termes: Ut eat incognitus ad lupanar. Et d'où vient, mon Père, qu'ils les ont déchargés de l'excommunication en cette rencontre? Ne le comprenez-vous pas? me dit-il. Ne voyez-vous pas quel scandale ce serait de surprendre un religieux en cet état avec son habit de religion? Et n'avez-vous point ouï parler, continua-t-il, comment on répondit à la première bulle, Contra sollicitantes? et de quelle sorte nos vingt-quatre, dans un chapitre aussi de la pratique de l'école de notre Société, expliquent la bulle de Pie V, Contra clericos, etc.? Je ne sais ce que c'est que tout cela, lui dis-je. Vous ne lisez donc guère Escobar, me dit-il. Je ne l'ai que d'hier, mon Père, et même j'eus de la peine à le trouver. Je ne sais ce qui est arrivé depuis peu, qui fait que tout le monde le cherche. Ce que je vous disais, repartit le Père, est au tr. I, ex. 8, n. 102. Voyez-le en votre particulier; vous y trouverez un bel exemple de la manière d'interpréter favorablement les bulles. Je le vis en effet dès le soir même; mais je n'ose vous le rapporter, car c'est une chose effroyable.

Le bon Père continua donc ainsi: Vous entendez bien maintenant comment on se sert des circonstances favorables. Mais il y en a quelquefois de si précises, qu'on ne peut accorder par là les contradictions: de sorte que ce serait bien alors que vous croiriez qu'il y en aurait. Par exemple, trois Papes ont décidé que les religieux qui sont obligés par un voeu particulier à la vie quadragésimale n'en sont pas dispensés, encore qu'ils soient faits évêques; et cependant Diana dit que, nonobstant leur décision, ils en sont dispensés. Et comment accorde-t-il cela? lui dis-je. C'est, répliqua le Père, par la plus subtile de toutes les nouvelles méthodes, et par le plus fin de la probabilité. Je vais vous l'expliquer. C'est que, comme vous le vîtes l'autre jour, l'affirmative et la négative de la plupart des opinions ont chacune quelque probabilité, au jugement de nos docteurs, et assez pour être suivies avec sûreté de conscience. Ce n'est pas que le pour et le contre soient ensemble véritables dans le même sens, cela est impossible; mais c'est seulement qu'ils sont ensemble probables, et sûrs par conséquent.

Sur ce principe, Diana, notre bon ami, parle ainsi en la part. 5, tr. 13, r. 39: Je réponds à la décision de ces trois Papes, qui est contraire à mon opinion, qu'ils ont parlé de la sorte en s'attachant à l'affirmative, laquelle en effet est probable, à mon jugement même; mais il ne s'ensuit pas de là que la négative n'ait aussi sa probabilité. Et dans le même traité, r. 65, sur un autre sujet, dans lequel il est encore d'un sentiment contraire à un Pape, il parle ainsi: Que le Pape l'ait dit comme chef de l'Eglise, je le veux; mais il ne l'a fait que dans l'étendue de la sphère de probabilité de son sentiment. Or vous voyez bien que ce n'est pas blesser les sentiments des Papes: on ne le souffrirait pas à Rome, où Diana est en un si grand crédit, car il ne dit pas que ce que les Papes ont décidé ne soit pas probable; mais en laissant leur opinion dans toute la sphère de probabilité, il ne laisse pas de dire que le contraire est aussi probable. Cela est très respectueux, lui dis-je. Et cela est plus subtil, ajouta-t-il, que la réponse que fit le P. Bauny quand on eut censuré ses livres à Rome; car il lui échappa d'écrire contre M. Hallier, qui le persécutait alors furieusement: Qu'a de commun la censure de Rome avec celle de France? Vous voyez assez par là que, soit par l'interprétation des termes, soit par la remarque des circonstances favorables, soit enfin par la double probabilité du pour et du contre, on accorde toujours ces contradictions prétendues, qui vous étonnaient auparavant, sans jamais blesser les décisions de l'Ecriture, des Conciles ou des Papes, comme vous le voyez. Mon Révérend Père, lui dis-je, que le monde est heureux de vous avoir pour maîtres! Que ces probabilités sont utiles! Je ne savais pourquoi vous aviez pris tant de soin d'établir qu'un seul docteur, s'il est grave, peut rendre une opinion probable, que le contraire peut l'être aussi, et qu'alors on peut choisir du pour et du contre celui qui agrée le plus, encore qu'on ne le croie pas véritable, et avec tant de sûreté de conscience, qu'un confesseur qui refuserait de donner l'absolution sur la foi de ces casuistes serait en état de damnation: d'où je comprends qu'un seul casuiste peut à son gré faire de nouvelles règles de morale, et disposer, selon sa fantaisie, de tout ce qui regarde la conduite des moeurs. Il faut, me dit le Père, apporter quelque tempérament à ce que vous dites. Apprenez bien ceci. Voici notre méthode, où vous verrez le progrès d'une opinion nouvelle, depuis sa naissance jusqu'à sa maturité.

D'abord le docteur grave qui l'a inventée l'expose au monde, et la jette comme une semence pour prendre racine. Elle est encore faible en cet état; mais il faut que le temps la mûrisse peu à peu; et c'est pourquoi Diana, qui en a introduit plusieurs, dit en un endroit: J'avance cette opinion; mais parce qu'elle est nouvelle, je la laisse mûrir au temps, relinquo tempori maturandam. Ainsi, en peu d'années, on la voit insensiblement s'affermir; et, après un temps considérable, elle se trouve autorisée par la tacite approbation de l'Eglise, selon cette grande maxime du Père Bauny: Qu'une opinion étant avancée par quelques casuistes, et l'Eglise ne s'y étant point opposée, c'est un témoignage qu'elle l'approuve. Et c'est en effet par ce principe qu'il autorise un de ses sentiments dans son traité VI, p. 312. Eh quoi, lui dis-je, mon Père, l'Eglise, à ce compte-là, approuverait donc tous les abus qu'elle souffre, et toutes les erreurs des livres qu'elle ne censure point? Disputez, me dit-il, contre le P. Bauny. Je vous fais un récit, et vous contestez contre moi. Il ne faut jamais disputer sur un fait. Je vous disais donc que, quand le temps a ainsi mûri une opinion, alors elle est tout à fait probable et sûre. Et de là vient que le docte Caramuel, dans la lettre où il adresse à Diana sa Théologie fondamentale, dit que ce grand Diana a rendu plusieurs opinions probables qui ne l'étaient pas auparavant, quoe antea non erant: et qu'ainsi on ne pèche plus en les suivant, au lieu qu'on péchait auparavant: jam non peccant, licet ante peccaverint.

En vérité, mon Père, lui dis-je, il y a bien à profiter auprès de vos docteurs. Quoi! de deux personnes qui font les mêmes choses, celui qui ne sait pas leur doctrine pèche, celui qui la sait ne pèche pas! Est-elle donc tout ensemble instructive et justifiante? La loi de Dieu faisait des prévaricateurs, selon saint Paul; celle-ci fait qu'il n'y a presque que des innocents. Je vous supplie, mon Père, de m'en bien informer; je ne vous quitterai point que vous ne m'ayez dit les principales maximes que vos casuistes ont établies.

Hélas! me dit le Père, notre principal but aurait été de n'établir point d'autres maximes que celles de l'Evangile dans toute leur sévérité; et l'on voit assez par le règlement de nos moeurs que, si nous souffrons quelque relâchement dans les autres, c'est plutôt par condescendance que par dessein. Nous y sommes forcés. Les hommes sont aujourd'hui tellement corrompus, que, ne pouvant les faire venir à nous, il faut bien que nous allions à eux: autrement ils nous quitteraient; ils feraient pis, ils s'abandonneraient entièrement. Et c'est pour les retenir que nos casuistes ont considéré les vices auxquels on est le plus porté dans toutes les conditions, afin d'établir des maximes si douces, sans toutefois blesser la vérité, qu'on serait de difficile composition si l'on n'en était content; car le dessein capital que notre Société a pris pour le bien de la religion est de ne rebuter qui que ce soit, pour ne pas désespérer le monde.

Nous avons donc des maximes pour toutes sortes de personnes, pour les bénéficiers, pour les prêtres, pour les religieux, pour les gentilshommes, pour les domestiques, pour les riches, pour ceux qui sont dans le commerce, pour ceux qui sont mal dans leurs affaires, pour ceux qui sont dans l'indigence, pour les femmes dévotes, pour celles qui ne le sont pas, pour les gens mariés, pour les gens déréglés: enfin rien n'a échappé à leur prévoyance. C'est-à-dire, lui dis-je, qu'il y en a pour le Clergé, la Noblesse et le Tiers-Etat: me voici bien disposé à les entendre.

Commençons, dit le Père, par les bénéficiers. Vous savez quel trafic on fait aujourd'hui des bénéfices, et que s'il fallait s'en rapporter à ce que saint Thomas et les anciens en ont écrit, il y aurait bien des simoniaques dans l'Eglise. C'est pourquoi il a été fort nécessaire que nos Pères aient tempéré les choses par leur prudence, comme ces paroles de Valentia, qui est l'un des quatre animaux d'Escobar, vous l'apprendront. C'est la conclusion d'un long discours, où il en donne plusieurs expédients, dont voici le meilleur à mon avis; c'est en la page 2039 du tome III. Si l'on donne un bien temporel pour un bien spirituel, c'est-à-dire de l'argent pour un bénéfice, et qu'on donne l'argent comme le prix du bénéfice, c'est une simonie visible; mais si on le donne comme le motif qui porte la volonté du collateur à le conférer, ce n'est point simonie, encore que celui qui le confère, considère et attende l'argent comme la fin principale. Tannerus, qui est encore de notre Société, dit la même chose dans son tome III, p. 1519, quoiqu'il avoue que saint Thomas y est contraire, en ce qu'il enseigne absolument que c'est toujours simonie de donner un bien spirituel pour un temporel, si le temporel en est la fin. Par ce moyen, nous empêchons une infinité de simonies; car qui serait assez méchant pour refuser, cri donnant de l'argent pont un bénéfice, de porter son intention à le donner comme un motif qui porte le bénéficier à le résigner, au lieu de le donner comme le prix du bénéfice? Personne n'est assez abandonné de Dieu pour cela. Je demeure d'accord, lui dis-je, que tout le monde a des grâces suffisantes pour faire un tel marché. Cela est assuré, repartit le Père.

Voilà comment nous avons adouci les choses à l'égard des bénéficiers. Quant aux prêtres, nous avons plusieurs maximes qui leur sont assez favorables. Par exemple, celle-ci de nos vingt-quatre, tr. I, ex. II, n. 96: Un prêtre qui a reçu de l'argent pour dire une messe peut-il recevoir de nouvel argent sur la même messe? Oui, dit Filiutius, en appliquant la partie du sacrifice qui lui appartient comme prêtre à celui qui le paie de nouveau, pourvu qu'il n'en reçoive pas autant que pour une messe entière, mais seulement pour une partie, comme pour un tiers de messe.

Certes, mon Père, voici une de ces rencontres où le pour et le contre sont bien probables; car ce que vous dites ne peut manquer de l'être, après l'autorité de Filiutius et d'Escobar. Mais, en le laissant dans sa sphère de probabilité, on pourrait bien, ce me semble, dire aussi le contraire, et l'appuyer par ces raisons. Lorsque l'Eglise permet aux prêtres qui sont pauvres de recevoir de l'argent pour leurs messes, parce qu'il est bien juste que ceux qui servent à l'autel vivent de l'autel, elle n'entend pas pour cela qu'ils échangent le sacrifice pour de l'argent et encore moins qu'ils se privent eux-mêmes de toutes les grâces qu'ils en doivent tirer les premiers. Et je dirais encore que les prêtres, selon saint Paul, sont obligés d'offrir le sacrifice, premièrement pour eux-mêmes, et puis pour le peuple; et qu'ainsi il leur est bien permis d'en associer d'autres au fruit du sacrifice, mais non pas de renoncer eux-mêmes volontairement à tout le fruit du sacrifice, et de le donner à un autre pour un tiers de messe, c'est-à-dire pour quatre ou cinq sols. En vérité, mon Père, pour peu que je fusse grave, je rendrais cette opinion probable. Vous n'y auriez pas grand peine, me dit-il; elle l'est visiblement. La difficulté était de trouver de la probabilité dans le contraire des opinions qui sont manifestement bonnes, et c'est ce qui n'appartient qu'aux grands personnages. Le P. Bauny y excelle. Il y a du plaisir de voir ce savant casuiste pénétrer dans le pour et le contre d'une même question qui regarde encore les prêtres, et trouver raison partout, tant il est ingénieux et subtil.

Il dit en un endroit, c'est dans le traité X, p. 474: On ne peut pas faire une loi qui obligeât les curés à dire la messe tous les jours, parce qu'une telle loi les exposerait indubitablement, haud dubie, au péril de la dire quelquefois en péché mortel. Et néanmoins dans le même Traité X, p. 441, il dit que les prêtres qui ont reçu de l'argent pour dire la messe tous les jours la doivent dire tous les jours et qu'ils ne peuvent pas s'excuser sur ce qu'ils ne sont pas toujours assez bien préparés pour la dire, parce qu'on peut toujours faire l'acte de contrition; et que s'ils y manquent, c'est leur faute et non pas celle de celui qui leur fait dire la messe. Et pour lever les plus grandes difficultés qui pourraient les en empêcher, il résout ainsi cette question dans le même traité, q. 32, page 457: Un prêtre peut-il dire la messe le même jour qu'il a commis un péché mortel, et des plus criminels, en se confessant auparavant? Non, dit Villabos, à cause de son impureté. Mais Sanctius dit que oui, et sans aucun péché, et je tiens son opinion sûre, et qu'elle doit être suivie dans la pratique: et tuta et sequenda in praxi.

Quoi! mon Père, lui dis-je, on doit suivre cette opinion dans la pratique? Un prêtre qui serait tombé dans un tel désordre oserait-il s'approcher le même jour de l'autel, sur la parole du P. Bauny? Et ne devrait-il pas déférer aux anciennes lois de l'Eglise, qui excluaient pour jamais du sacrifice, ou au moins pour un long temps, les prêtres qui avaient commis des péchés de cette sorte, plutôt que de s'arrêter aux nouvelles opinions des casuistes, qui les y admettent le jour même qu'ils y sont tombés? Vous n'avez point de mémoire, dit le Père; ne vous appris-je pas l'autre fois que, selon nos Pères Cellot et Reginaldus, l'on ne doit pas suivre, dans la morale, les anciens Pères, mais les nouveaux casuistes? Je m'en souviens bien, lui répondis-je; mais il y a plus ici, car il y a des lois de l'Eglise. Vous avez raison, me dit-il; mais c'est que vous ne savez pas encore cette belle maxime de nos Pères: que les lois de l'Eglise perdent leur force quand on ne les observe plus, cum jam desuetudine abierunt, comme dit Filiutius, tom. II, tr. 25, n. 33. Nous voyons mieux que les anciens les nécessités présentes de l'Eglise. Si on était si sévère à exclure les prêtres de l'autel, vous comprenez bien qu'il n'y aurait pas un si grand nombre de messes. Or la pluralité des messes apporte tant de gloire à Dieu, et tant d'utilité aux âmes, que j'oserais dire, avec notre Père Cellot, dans son livre de la Hiérarchie, p. 611 de l'impression de Rouen, qu'il n'y aurait pas trop de prêtres, quand non seulement tous les hommes et les femmes, si cela se pouvait, mais que les corps insensibles, et les bêtes brutes même, bruta animalia, seraient changés en prêtres pour célébrer la messe.

Je fus si surpris de la bizarrerie de cette imagination, que je ne pus rien dire, de sorte qu'il continua ainsi: Mais en voilà assez pour les prêtres; je serais trop long; venons aux religieux. Comme leur plus grande difficulté est en l'obéissance qu'ils doivent à leurs supérieurs, écoutez l'adoucissement qu'y apportent nos Pères. C'est Castrus Palaus, de notre Société, Op. mor., p. I, disp. 2, p. 6: Il est hors de dispute, non est controversia, que le religieux qui a pour soi une opinion probable n'est point tenu d'obéir à son supérieur, quoique l'opinion du supérieur soit la plus probable; car alors il est permis au religieux d'embrasser celle qui lui est la plus agréable, quoe sibi gratior fuerit, comme le dit Sanchez. Et encore que le commandement du supérieur soit juste, cela ne vous oblige pas de lui obéir; car il n'est pas juste de tous points et en toute manière, non undequaque juste proecipit, mais seulement probablement, et ainsi vous n'êtes engagé que probablement à lui obéir, et vous en êtes probablement dégagé, probabiliter obligatus et probabiliter deobligatus. Certes, mon Père, lui dis-je, on ne saurait trop estimer un si beau fruit de la double probabilité! Elle est de grand usage, me dit-il; mais abrégeons. Je ne vous dirai plus que ce trait de notre célèbre Molina, en faveur des religieux qui sont chassés de leurs couvents pour leurs désordres. Notre Père Escobar le rapporte, tr. 6, ex. 7, n. III, en ces termes: Molina assure qu'un religieux chassé de son monastère n'est point obligé de se corriger pour y retourner, et qu'il n'est plus lié par son voeu d'obéissance.

Voilà, mon Père, lui dis-je, les ecclésiastiques bien à leur aise. Je vois bien que vos casuistes les ont traités favorablement. Ils y ont agi comme pour eux-mêmes. J'ai bien peur que les gens des autres conditions ne soient pas si bien traités. Il fallait que chacun fût pour soi. Ils n'auraient pas mieux fait eux-mêmes, me repartit le Père. On a agi pour tous avec une pareille charité, depuis les plus grands jusques aux moindres; et vous m'engagez, pour vous le montrer, à vous dire nos maximes touchant les valets.

Nous avons considéré, à leur égard, la peine qu'ils ont, quand ils sont gens de conscience, à servir des maîtres débauchés; car s'ils ne font tous les messages où ils les emploient, ils perdent leur fortune; et s'ils leur obéissent, ils en ont du scrupule. C'est pour les en soulager que nos vingt-quatre Pères, tr. 7, ex. 4, n. 223, ont marqué les services qu'ils peuvent rendre en sûreté de conscience. En voici quelques-uns: Porter des lettres et des présents; ouvrir les portes et les fenêtres; aider leur maître à monter à la fenêtre, tenir l'échelle pendant qu'il y monte: tout cela est permis et indifférent. Il est vrai que pour tenir l'échelle il faut qu'ils soient menacés plus qu'à l'ordinaire, s'ils y manquaient; car c'est faire injure au maître d'une maison d'y entrer par la fenêtre.

Voyez-vous combien cela est judicieux? Je n'attendais rien moins, lui dis-je, d'un livre tiré de vingt-quatre Jésuites. Mais, ajouta le Père, notre P. Bauny a encore bien appris aux valets à rendre tous ces devoirs-là innocemment à leurs maîtres, en faisant qu'ils portent leur intention non pas aux péchés dont ils sont les entremetteurs, mais seulement au gain qui leur en revient. C'est ce qu'il a bien expliqué dans sa Somme des péchés, en la page 710 de la première impression: Que les confesseurs, dit-il, remarquent bien qu'on ne peut absoudre les valets qui font des messages déshonnêtes, s'ils consentent aux péchés de leurs maîtres; mais il faut dire le contraire, s'ils le font pour leur commodité temporelle. Et cela est bien facile à faire, car pourquoi s'obstineraient-ils à consentir à des péchés dont ils n'ont que la peine?

Et le même P. Bauny a encore établi cette grande maxime en faveur de ceux qui ne sont pas contents de leurs gages; c'est dans sa Somme, pages 213 et 214 de la sixième édition: Les valets qui se plaignent de leurs gages peuvent-ils d'eux-mêmes les croître en se garnissant les mains d'autant de bien appartenant à leurs maîtres, comme ils s'imaginent en être nécessaire pour égaler les dits gages à leur peine? Ils le peuvent en quelques rencontres, comme lorsqu'ils sont si pauvres en cherchant condition, qu'ils ont été obligés d'accepter l'offre qu'on leur a faite, et que les autres valets de leur sorte gagnent davantage ailleurs.

Voilà justement, mon Père, lui dis-je, le passage de Jean d'Alba. Quel Jean d'Alba? dit le Père. Que voulez-vous dire? Quoi! mon Père, ne vous souvenez-vous plus de ce qui se passa en cette ville l'année 1647? Et où étiez-vous donc alors? J'enseignais, dit-il, les cas de conscience dans un de nos collèges assez éloigné de Paris. Je vois donc bien, mon Père, que vous ne savez pas cette histoire; il faut que je vous la die. C'était une personne d'honneur qui la contait l'autre jour en un lieu où j'étais. Il nous disait que ce Jean d'Alba, servant vos Pères du Collège de Clermont de la rue Saint-Jacques, et n'étant pas satisfait de ses gages, déroba quelque chose pour se récompenser; que vos Pères s'en étant aperçus le firent mettre en prison, l'accusant de vol domestique; et que le procès en fut rapporté au Châtelet le sixième jour d'avril 1647, si j'ai bonne mémoire, car il nous marqua toutes ces particularités-là, sans quoi à peine l'aurait-on cru. Ce malheureux, étant interrogé, avoua qu'il avait pris quelques plats d'étain à vos Pères; mais il soutint qu'il ne les avait pas volés pour cela, rapportant pour sa justification cette doctrine du P. Bauny, qu'il présenta aux juges avec un écrit d'un de vos Pères, sous lequel il avait étudié les cas de conscience; qui lui avait appris la même chose. Sur quoi M. de Montrouge, l'un des plus considérés de cette compagnie, dit en opinant qu'il n'était pas d'avis que, sur des écrits de ces Pères, contenant une doctrine illicite, pernicieuse et contraire à toutes les lois naturelles, divines et humaines, capable de renverser toutes les familles et d'autoriser tous les vols domestiques, on dût absoudre cet accusé; mais qu'il était d'avis que ce trop fidèle disciple fût fouetté devant la porte du Collège, par la main du bourreau, lequel en même temps brûlerait les écrits de ces Pères traitant du larcin, avec défense à eux de plus enseigner une telle doctrine, sur peine de la vie.

On attendait la suite de cet avis qui fut fort approuvé, lorsqu'il arriva un incident qui fit remettre le jugement de ce procès. Mais cependant le prisonnier disparut, on ne sait comment, sans qu'on parlât plus de cette affaire-là; de sorte que Jean d'Alba sortit, et sans rendre sa vaisselle. Voilà ce qu'il nous dit; et il ajoutait à cela que l'avis de M. de Montrouge est aux registres du Châtelet, où chacun le peut voir. Nous prîmes plaisir à ce conte.

A quoi vous amusez-vous? dit le Père. Qu'est-ce que tout cela signifie? Je vous parle des maximes de nos casuistes; j'étais prêt à vous parler de celles qui regardent les gentilshommes, et vous m'interrompez par des histoires hors de propos. Je ne vous le disais qu'en passant, lui dis-je, et aussi pour vous avertir d'une chose importante sur ce sujet, que je trouve que vous avez oubliée en établissant votre doctrine de la probabilité. Eh quoi! dit le Père, que pourrait-il y avoir de manque après que tant d'habiles gens y ont passé? C'est, lui répondis-je, que vous avez bien mis ceux qui suivent vos opinions probables en assurance à l'égard de Dieu et de la conscience; car, à ce que vous dites, on est en sûreté de ce côté-là en suivant un docteur grave. Vous les avez encore mis en assurance du côté des confesseurs, car vous avez obligé les prêtres à les absoudre sur une opinion probable, à peine de pêché mortel. Mais vous ne les avez point mis en assurance du côté des juges; de sorte qu'ils se trouvent exposés au fouet et à la potence en suivant vos probabilités: c'est un défaut capital que cela. Vous avez raison, dit le Père, vous me faites plaisir; mais c'est que nous n'avons pas autant de pouvoir sur les magistrats que sur les confesseurs, qui sont obligés de se rapporter à nous pour les cas de conscience; car c'est nous qui en jugeons souverainement. J'entends bien, lui dis-je, mais si d'une part vous êtes les juges des confesseurs, n'êtes-vous pas, de l'autre, les confesseurs des juges? Votre pouvoir est de grande étendue: obligez-les d'absoudre les criminels qui ont une opinion probable, à peine d'être exclus des sacrements; afin qu'il n'arrive pas, au grand mépris et scandale de la probabilité, que ceux que vous rendez innocents dans la théorie soient fouettés ou pendus dans la pratique. Sans cela, comment trouveriez-vous des disciples? Il y faudra songer, me dit-il, cela n'est pas à négliger. Je le proposerai à notre Père Provincial. Vous pouviez néanmoins réserver cet avis à un autre temps, sans interrompre ce que j'ai à vous dire des maximes que nous avons établies en faveur des gentilshommes, et je ne vous les apprendrai qu'à la charge que vous ne me ferez plus d'histoires.

Voilà tout ce que vous aurez pour aujourd'hui, car il faut plus d'une lettre pour vous mander tout ce que j'ai appris en une seule conversation. Cependant je suis, etc.


Septième lettre

De Paris, ce 25 avril 1656.

Monsieur,

Après avoir apaisé le bon Père, dont j'avais un peu troublé le discours par l'histoire de Jean d'Alba, il le reprit sur l'assurance que je lui donnai de ne lui en plus faire de semblables; et il me parla des maximes de ses casuistes touchant les gentilshommes, à peu près en ces termes:

Vous savez, me dit-il, que la passion dominante des personnes de cette condition est ce point d'honneur qui les engage à toute heure à des violences qui paraissent bien contraires à la piété chrétienne; de sorte qu'il faudrait les exclure presque tous de nos confessionnaux, si nos Pères n'eussent un peu relâché de la sévérité de la religion pour. s'accommoder à la faiblesse des hommes. Mais comme ils voulaient demeurer attachés à l'Evangile par leur devoir envers Dieu, et aux gens du monde par leur charité pour le prochain, ils ont eu besoin de toute leur lumière pour trouver des expédients qui tempérassent les choses avec tant de justesse, qu'on pût maintenir et réparer son honneur par les moyens dont on se sert ordinairement dans le monde, sans blesser néanmoins sa conscience; afin de conserver tout ensemble deux choses aussi opposées en apparence que la piété et l'honneur. Mais autant que ce dessein était utile, autant l'exécution en était pénible; car je crois que vous voyez assez la grandeur et la difficulté de cette entreprise. Elle m'étonne, lui dis-je assez froidement. Elle vous étonne? me dit-il: je le crois, elle en étonnerait bien d'autres. Ignorez-vous que, d'une part, la loi de l'Evangile ordonne de ne point rendre le mal pour le mal, et d'en laisser la vengeance à Dieu? et que, de l'autre, les lois du monde défendent de souffrir les injures, sans en tirer raison soi-même, et souvent par la mort de ses ennemis? Avez-vous jamais rien vu qui paraisse plus contraire? Et cependant, quand je vous dis que nos Pères ont accordé ces choses, vous me dites simplement que cela vous étonne. Je ne m'expliquais pas assez, mon Père. Je tiendrais la chose impossible, si, après ce que j'ai vu de vos Pères, je ne savais qu'ils peuvent faire facilement ce qui est impossible aux autres hommes. C'est ce qui me fait croire qu'ils en ont bien trouvé quelque moyen, que j'admire sans le connaître, et que je vous prie de me déclarer.

Puisque vous le prenez ainsi, me dit-il, je ne puis vous le refuser. Sachez donc que ce principe merveilleux est notre grande méthode de diriger l'intention, dont l'importance est telle dans notre morale, que j'oserais quasi la comparer à la doctrine de la probabilité. Vous en avez vu quelques traits en passant, dans de certaines maximes que je vous ai dites; car, lorsque je vous ai fait entendre comment les valets peuvent faire en conscience de certains messages fâcheux, n'avez-vous pas pris garde que c'était seulement en détournant leur intention du mal dont ils sont les entremetteurs, pour la porter au gain qui leur en revient? Voilà ce que c'est que diriger l'intention, et vous avez vu de même que ceux qui donnent de l'argent pour des bénéfices seraient de véritables simoniaques sans une pareille diversion. Mais je veux maintenant vous faire voir cette grande méthode dans tout son lustre sur le sujet de l'homicide, qu'elle justifie en mille rencontres, afin que vous jugiez par un tel effet tout ce qu'elle est capable de produire. Je vois déjà, lui dis-je, que par là tout sera permis, rien n'en échappera. Vous allez toujours d'une extrémité à l'autre, répondit le Père: corrigez-vous de cela; car, pour vous témoigner que nous ne permettons pas tout, sachez que, par exemple, nous ne souffrons jamais d'avoir l'intention formelle de pécher pour le seul dessein de pécher; et que quiconque s'obstine à n'avoir point d'autre fin dans le mal que le mal même, nous rompons avec lui; cela est diabolique: voilà qui est sans exception d'âge, de sexe, de qualité. Mais quand on n'est pas dans cette malheureuse disposition, alors nous essayons de mettre en pratique notre méthode de diriger l'intention, qui consiste à se proposer pour fin de ses actions un objet permis. Ce n'est pas qu'autant qu'il est en notre pouvoir nous ne détournions les hommes des choses défendues; mais, quand nous ne pouvons pas empêcher l'action, nous purifions au moins l'intention; et ainsi nous corrigeons le vice du moyen par la pureté de la fin.

Voilà par où nos Pères ont trouvé moyen de permettre les violences qu'on pratique en défendant son honneur; car il n'y a qu'à détourner son intention du désir de vengeance, qui est criminel, pour la porter au désir de défendre son honneur, qui est permis selon nos Pères. Et c'est ainsi qu'ils accomplissent tous leurs devoirs envers Dieu et envers les hommes. Car ils contentent le monde en permettant les actions; et ils satisfont à l'Evangile en purifiant les intentions. Voilà ce que les Anciens n'ont point connu, voilà ce qu'on doit à nos Pères. Le comprenez-vous maintenant? Fort bien, lui dis-je. Vous accordez aux hommes l'effet extérieur et matériel de l'action, et vous donnez à Dieu ce mouvement intérieur et spirituel de l'intention; et par cet équitable partage, vous alliez les lois humaines avec les divines. Mais, mon Père, pour vous dire la vérité, je me défie un peu de vos promesses; et je doute que vos auteurs en disent autant que vous. Vous me faites tort, dit le Père; je n'avance rien que je ne prouve, et par tant de passages, que leur nombre, leur autorité et leurs raisons vous rempliront d'admiration.

Car, pour vous faire voir l'alliance que nos Pères ont faite des maximes de l'Evangile avec celles du monde, par cette direction d'intention, écoutez notre Père Reginaldus, in Praxi, I. XXI, n. 62, p. 260: Il est défendu aux particuliers de se venger; car saint Paul dit aux Rom. ch. 12: Ne rendez à personne le mal pour le mal; et l'Eccl., ch. 28: Celui qui veut se venger attirera sur soi la vengeance de Dieu, et ses péchés ne seront point oubliés. Outre tout ce qui est dit dans l'Evangile, du pardon des offenses, comme dans les chapitres 6 et 12 de saint Matthieu. Certes, mon Père, si après cela il dit autre chose que ce qui est dans l'Ecriture, ce ne sera pas manque de la savoir. Que conclut-il donc enfin? Le voici, dit-il: De toutes ces choses, il paraît qu'un homme de guerre peut sur l'heure même poursuivre celui qui l'a blessé; non pas, à la vérité, avec l'intention de rendre le mal pour le mal, mais avec celle de conserver son honneur: Non ut malum pro malo reddat, sed ut conservet honorem.

Voyez-vous comment ils ont soin de défendre d'avoir l'intention de rendre le mal pour le mal, parce que l'Ecriture le condamne? Ils ne l'ont jamais souffert. Voyez Lessius, De Just. Lib. II, C. IX, d. 12, n. 79: Celui qui a reçu un soufflet ne peut pas avoir l'intention de s'en venger; mais il peut bien avoir celle d'éviter l'infamie, et pour cela de repousser à l'instant cette injure, et même à coups d'épée: etiam cum gladio. Nous sommes si éloignés de souffrir qu'on ait le dessein de se venger de ses ennemis, que nos Pères ne veulent pas seulement qu'on leur souhaite la mort par un mouvement de haine. Voyez notre Père Escobar, Tr. 5, ex. 5, n. 145: Si votre ennemi est disposé à vous nuire, vous ne devez pas souhaiter sa mort par un mouvement de haine, mais vous le pouvez bien faire pour éviter votre dommage. Car cela est tellement légitime avec cette intention, que notre grand Hurtado de Mendoza dit: Qu'on peut prier Dieu de faire promptement mourir ceux qui se disposent à nous persécuter, si on ne le peut éviter autrement. C'est au livre De Spe, Vol. II, d. 15, 3., sect. 4, [§] 48.

Mon Révérend Père, lui dis-je, l'Eglise a bien oublié de mettre une oraison à cette intention dans ses prières. On n'y a pas mis, me dit-il, tout ce qu'on peut demander à Dieu. Outre que cela ne se pouvait pas, car cette opinion-là est plus nouvelle que le bréviaire: vous n'êtes pas bon chronologiste. Mais, sans sortir de ce sujet, écoutez encore ce passage de notre Père Gaspar Hurtado, De Sub. pecc. diff. 9, cité par Diana, p. 5, tr. 14, r. 99; c'est l'un des vingt-quatre Pères d'Escobar. Un bénéficier peut, sans aucun péché mortel, désirer la mort de celui qui a une pension sur son bénéfice; et un fils celle de son père, et se réjouir quand elle arrive, pourvu que ce ne soit que pour le bien qui lui en revient, et non pas par une haine personnelle.

O mon Père! lui dis-je, voilà un beau fruit de la direction d'intention! Je vois bien qu'elle est de grande étendue; mais néanmoins il y a de certains cas dont la résolution serait encore difficile, quoique fort nécessaire pour les gentilshommes. Proposez-les pour voir, dit le Père. Montrez-moi, lui dis-le, avec toute cette direction d'intention, qu'il soit permis de se battre en duel. Notre grand Hurtado de Mendoza, dit le Père, vous y satisfera sur l'heure, dans ce passage que Diana rapporte p. 5 tr. 14, r. 99. Si un gentilhomme qui est appelé en duel est connu pour n'être pas dévot, et que les péchés qu'on lui voit commettre à toute heure sans scrupule fassent aisément juger que, s'il refuse le duel, ce n'est pas par la crainte de Dieu, mais par timidité; et qu'ainsi on dise de lui que c'est une poule et non pas un homme, gallina et non vir, il peut, pour conserver son honneur, se trouver au lieu assigné, non pas véritablement avec l'intention expresse de se battre en duel, mais seulement avec celle de se défendre, si celui qui l'a appelé l'y vient attaquer injustement. Et son action sera tout indifférente d'elle-même. Car quel mal y a-t-il d'aller dans un champ, de s'y promener en attendant un homme, et de se défendre si on l'y vient attaquer? Et ainsi il ne pèche en aucune manière, puisque ce n'est point du tout accepter un duel, ayant l'intention dirigée à d'autres circonstances. Car l'acceptation du duel consiste en l'intention expresse de se battre, laquelle celui-ci n'a pas.

Vous ne m'avez pas tenu parole, mon Père. Ce n'est pas là proprement permettre le duel; au contraire, il le croit tellement défendu, que, pour le rendre permis, il évite de dire que c'en soit un. Ho! ho! dit le Père, vous commencez à pénétrer; j'en suis ravi. Je pourrais dire néanmoins qu'il permet en cela tout ce que demandent ceux qui se battent en duel. Mais, puisqu'il faut vous répondre juste, notre Père Layman le fera pour moi, en permettant le duel en mots propres, pourvu qu'on dirige son intention à l'accepter seulement pour conserver son honneur ou sa fortune. C'est au I. 3, p. 3, c. 3, n. 2 et 3: Si un soldat à l'armée, ou un gentilhomme à la Cour, se trouve en état de perdre son honneur ou sa fortune, s'il n'accepte un duel, je ne vois pas que l'on puisse condamner celui qui le reçoit pour se défendre. Petrus Hurtado dit la même chose, au rapport de notre célèbre Escobar, au tr. I, ex. 7, n. 96, et, au n. 98, il ajoute ces paroles de Hurtado: Qu'on peut se battre en duel pour défendre même son bien, s'il n'y a que ce moyen de le conserver; parce que chacun a le droit de défendre son bien, et même par la mort de ses ennemis. J'admirai sur ces passages de voir que la piété du roi emploie sa puissance à défendre et à abolir le duel dans ses états, et que la piété des Jésuites occupe leur subtilité à le permettre et à l'autoriser dans l'Eglise. Mais le bon Père était si en train, qu'on lui eût fait tort de l'arrêter, de sorte qu'il poursuivit ainsi: Enfin, dit-il, Sanchez (voyez un peu quels gens je vous cite!) passe outre; car il permet non seulement de recevoir, mais encore d'offrir le duel en dirigeant bien son intention. Et notre Escobar le suit en cela au même lieu, n. 97. Mon Père, lui dis-je, je le quitte, si cela est; mais je ne croirai jamais qu'il l'ait écrit, si je ne le vois. Lisez-le donc vous-même, me dit-il; et je lus en effet ces mots dans la Théologie morale de Sanchez, l. 2, c. 29, n. 7. Il est bien raisonnable de dire qu'un homme peut se battre en duel pour sauver sa vie, son honneur, ou son bien en une quantité considérable, lorsqu'il est constant qu'on les lui veut ravir injustement par des procès et des chicaneries, et qu'il n'y a que ce seul moyen de les conserver. Et Navarrus dit fort bien qu'en cette occasion il est permis d'accepter et d'offrir le duel: Licet acceptare et offerre duellum. Et aussi qu'on peut tuer en cachette son ennemi. Et même, en ces rencontres-là, on ne doit point user de la voie du duel, si on peut tuer en cachette son homme, et sortir par là d'affaire: car, par ce moyen, on évitera tout ensemble, et d'exposer sa vie dans un combat, et de participer au péché que notre ennemi commettrait par un duel.

Voilà, mon Père, lui dis-je, un pieux guet-apens: mais, quoique pieux, il demeure toujours guet-apens, puisqu'il est permis de tuer son ennemi en trahison. Vous ai-je dit, répliqua le Père, qu'on peut tuer en trahison? Dieu m'en garde! Je vous dis qu'on peut tuer en cachette, et de là vous concluez qu'on peut tuer en trahison, comme si c'était la même chose. Apprenez d'Escobar, tr. 6, ex. 4, n. 26, ce que c'est que tuer en trahison, et, puis vous parlerez. On appelle tuer en trahison, quand on tue celui qui ne s'en défie en aucune manière. Et c'est pourquoi celui qui tue son ennemi n'est pas dit le tuer en trahison, quoique ce soit par derrière ou dans une embûche: licet per insidias, aut a tergo percutiat. Et au même traité, n. 56: Celui qui tue son ennemi avec lequel il s'était réconcilié, sous promesse de ne plus attenter à sa vie, n'est pas absolument dit le tuer en trahison, à moins qu'il n'y eût entre eux une amitié bien étroite: arctior amicitia.

Vous voyez par là que vous ne savez pas seulement ce que les termes signifient, et cependant vous parlez comme un docteur. J'avoue, lui dis-je, que cela m'est nouveau; et j'apprends de cette définition qu'on n'a peut-être jamais tué personne en trahison; car on ne s'avise guère d'assassiner que ses ennemis; mais, quoi qu'il en soit, on peut donc, selon Sanchez, tuer hardiment, je ne dis plus en trahison, mais seulement par derrière, ou dans une embûche, un calomniateur qui nous poursuit en justice? Oui, dit le Père, mais en dirigeant bien l'intention; vous oubliez toujours le principal. Et c'est ce que Molina soutient aussi, t. 4, tr. 3, disp. 12. Et même, selon notre docte Reginaldus, I. 21, c. 5, n. 57: On peut tuer aussi les faux témoins qu'il suscite contre nous. Et enfin, selon nos grands et célèbres Pères Tannerus et Emmanuel Sa, on peut de même tuer et les faux témoins et le juge, s'il est de leur intelligence. Voici ses mots, t. 3, disp. 4, q. 8, n. 83: Sotus, dit-il, et Lessius disent qu'il n'est pas permis de tuer les faux témoins et le juge qui conspirent à faire mourir un innocent; mais Emmanuel Sa et d'autres auteurs ont raison d'improuver ce sentiment-là, au moins pour ce qui touche la conscience. Et il confirme encore, au même lieu, qu'on peut tuer et témoins et juge.

Mon Père, lui dis-je, j'entends maintenant assez bien votre principe de la direction d'intention; mais j'en veux bien entendre aussi les conséquences, et tous les cas où cette méthode donne le pouvoir de tuer. Reprenons donc ceux que vous m'avez dits, de peur de méprise; car l'équivoque serait ici dangereuse. Il ne faut tuer que bien à propos, et sur bonne opinion probable. Vous m'avez donc assuré qu'en dirigeant bien son intention, on peut, selon vos Pères, pour conserver son honneur, et même son bien, accepter un duel, l'offrir quelquefois, tuer en cachette un faux accusateur, et ses témoins avec lui, et encore le juge corrompu qui les favorise; et vous m'avez dit aussi que celui qui a reçu un soufflet peut, sans se venger, le réparer à coups d'épée. Mais, mon Père, vous ne m'avez pas dit avec quelle mesure. On ne s'y peut guère tromper, dit le Père; car on peut aller jusqu'à le tuer. C'est ce que prouve fort bien notre savant Henriquez, Liv. 14, c. 10, n. 3, et d'autres de nos Pères rapportés par Escobar, tr. I, ex. 7, n. 48, en ces mots: On peut tuer celui qui a donné un soufflet, quoiqu'il s'enfuie, pourvu qu'on évite de le faire par haine ou par vengeance, et que par là on ne donne pas lieu à des meurtres excessifs et nuisibles à l'Etat. Et la raison en est, qu'on peut ainsi courir après son honneur, comme après du bien dérobé; car encore que votre honneur ne soit pas entre les mains de votre ennemi, comme seraient des hardes qu'il vous aurait volées, on peut néanmoins le recouvrer en la même manière, en donnant des marques de grandeur et d'autorité, et s'acquérant par là l'estime des hommes. Et, en effet, n'est-il pas véritable que celui qui a reçu un soufflet est réputé sans honneur, jusqu'à ce qu'il ait tué son ennemi? Cela me parut si horrible, que j'eus peine à me retenir; mais, pour savoir le reste, je le laissai continuer ainsi: Et même, dit-il, on peut, pour prévenir un soufflet, tuer celui qui le veut donner, s'il n'y a que ce moyen de l'éviter. Cela est commun dans nos Pères. Par exemple, Azor, Inst. mor., part. 3, p. 105 (c'est encore l'un des vingt-quatre vieillards): Est-il permis à un homme d'honneur de tuer celui qui lui veut donner un soufflet ou un coup de bâton? Les uns disent que non; et leur raison est que la vie du prochain est plus précieuse que notre honneur: outre qu'il y a de la cruauté à tuer un homme pour éviter seulement un soufflet. Mais les autres disent que cela est permis; et certainement je le trouve probable, quand on ne peut l'éviter autrement; car, sans cela, l'honneur des innocents serait sans cesse exposé à la malice des insolents. Notre grand Filiutius, de même, t. 2, tr. 29, c. 3, n. 50; et le P. Héreau, dans ses écrits de l'homicide; Hurtado de Mendoza, in 2, 2, disp. 170, sect. 16, § 137; et Bécan, Som., t. I, q. 64, De Homicid; et nos Pères Flahaut et Lecourt, dans leurs écrits que l'Université, dans sa troisième requête, a rapportés tout au long pour les décrier, mais elle n'y a pas réussi; et Escobar au même lieu, n. 48, disent tous les mêmes choses. Enfin cela est si généralement soutenu, que Lessius le décide comme une chose qui n'est contestée d'aucun casuiste, l. 2, c. 9, n. 76; car il en apporte un grand nombre qui sont de cette opinion, et aucun qui soit contraire; et même il allègue, n. 77, Pierre Navarre, qui, parlant généralement des affronts, dont il n'y en [a] point de plus sensible qu'un soufflet, déclare que, selon le consentement de tous les casuistes, ex sententia omnium licet contumeliosum occidere, si aliter ea injuria arceri nequit. En voulez-vous davantage?

Je l'en remerciai, car je n'en avais que trop entendu; mais pour voir jusqu'où irait une si damnable doctrine, je lui dis: Mais, mon Père, ne sera-t-il point permis de tuer pour un peu moins? Ne saurait-on diriger son intention en sorte qu'on puisse tuer pour un démenti? Oui, dit le Père, et selon notre Père Baldelle, l. 3, disp. 24, n. 24, rapporté par Escobar au même lieu, n. 49: Il est permis de tuer celui qui vous dit: Vous avez menti, si on ne peut le réprimer autrement. Et on peut tuer de la même sorte pour des médisances, selon nos Pères; car Lessius, que le Père Héreau, entre autres, suit mot à mot, dit, au lieu déjà Cité: Si vous tâchez de ruiner ma réputation par des calomnies devant les personnes d'honneur, et que je ne puisse l'éviter autrement qu'en vous tuant, le puis-je faire? Oui, selon des auteurs modernes, et même encore que le crime que vous publiez soit véritable, si toutefois il est secret, en sorte que vous ne puissiez le découvrir selon les voies de la justice; et en voici la preuve. Si vous me voulez ravir l'honneur en me donnant un soufflet, je puis l'empêcher par la force des armes: donc la même défense est permise quand vous me voulez faire la même injure avec la langue. De plus, on peut empêcher les affronts: donc on peut empêcher les médisances. Enfin l'honneur est plus cher que la vie. Or on peut tuer pour défendre sa vie: donc on peut tuer pour défendre son honneur.

Voilà des arguments en forme. Ce n'est pas là discourir, c'est prouver. Et enfin, ce grand Lessius montre au même endroit n. 78, qu'on peut tuer même pour un simple geste, ou un signe de mépris. On peut dit-il, attaquer et ôter l'honneur en plusieurs manières, dans lesquelles la défense paraît bien juste; comme si on veut donner un coup de bâton, ou un soufflet, ou si on veut nous faire affront par des paroles ou par des signes, sive per signa.

O mon Père, lui dis-je, voilà tout ce qu'on peut souhaiter pour mettre l'honneur à couvert; mais la vie est bien exposée, si, pour de simples médisances ou des gestes désobligeants, on peut tuer le monde en conscience. Cela est vrai, me dit-il; mais comme nos Pères sont fort circonspects, ils ont trouvé à propos de défendre de mettre cette doctrine en usage en ces petites occasions, car ils disent au moins qu'à peine doit-on la pratiquer: practice vix probari potest. Et ce n'a pas été sans raison; la voici. Je le sais bien, lui dis-je; c'est parce que la loi de Dieu défend de tuer. Ils ne le prennent pas par là, me dit le Père; ils le trouvent permis en conscience, et en ne regardant que la vérité en elle-même. Et pourquoi le défendent-ils donc? Ecoutez-le, dit-il. C'est parce qu'on dépeuplerait un Etat en moins de rien, si on en tuait tous les médisants. Apprenez-le de notre Reginaldus, liv. 21, n. 63, Page 260: Encore que cette opinion, qu'on peut tuer pour une médisance, ne soit pas sans probabilité dans la théorie, il faut suivre le contraire dans la pratique; car il faut toujours éviter le dommage de l'Etat dans la manière de se défendre. Or il est visible qu'en tuant le monde de cette sorte, il se ferait un trop grand nombre de meurtres. Lessius en parle de même au lieu déjà cité. Il faut prendre garde que l'usage de cette maxime ne soit nuisible à l'Etat, car alors il ne faut pas le permettre, tunc enim non est permittendus.

Quoi! mon Père, ce n'est donc ici qu'une défense de politique, et non pas de religion? Peu de gens s'y arrêteront, et surtout dans la colère; car il pourrait être assez probable qu'on ne fait point de tort à l'Etat de le purger d'un méchant homme. Aussi, dit-il, notre Père Filiutius joint à cette raison-là une autre bien considérable, tr. 29, ch. 3, n. 51. C'est qu'on serait puni en justice, en tuant le monde pour ce sujet. Je vous le disais bien, mon Père, que vous ne feriez jamais rien qui vaille, tant que vous n'auriez point les juges de votre côté. Les juges, dit le Père, qui ne pénètrent pas dans les consciences, ne jugent que par le dehors de l'action, au lieu que nous regardons principalement à l'intention; et de là vient que nos maximes sont quelquefois un peu différentes des leurs. Quoi qu'il en soit, mon Père, il se conclut fort bien des vôtres qu'en évitant les dommages de l'Etat, on peut tuer les médisants en sûreté de conscience, pourvu que ce soit en sûreté de sa personne.

Mais, mon Père, après avoir si bien pourvu à l'honneur, n'avez-vous rien fait pour le bien? Je sais qu'il est de moindre considération, mais il n'importe. Il me semble qu'on peut bien diriger son intention à tuer pour le conserver. Oui, dit le Père, et je vous ai touché quelque chose qui vous a pu donner cette ouverture. Tous nos casuistes s'y accordent, et même on le permet, encore que l'on ne craigne plus aucune violence de ceux qui nous ôtent notre bien, comme quand ils s'enfuient. Azor, de notre Société, le prouve, p. 3, l. 2, ch. I, q. 20.

Mais, mon Père, combien faut-il que la chose vaille pour nous porter à cette extrémité? Il faut, selon Reginaldus, l. 21, ch. 5, n. [68], et Tannerus, in. 2, 2, disp. 4, q. 8, d. 4, n. 69, que la chose soit de grand prix au jugement d'un homme prudent. Et Layman et Filiutius en parlent de même. Ce n'est rien dire, mon Père: où ira-t-on chercher un homme prudent, dont la rencontre est si rare, pour faire cette estimation? Que ne déterminent-ils exactement la somme? Comment! dit le Père, était-il si facile, à votre avis, de comparer la vie d'un homme et d'un chrétien à de l'argent? C'est ici où je veux vous faire sentir la nécessité de nos casuistes. Cherchez-moi, dans tous les anciens Pères, pour combien d'argent il est permis de tuer un homme. Que vous diront-ils, sinon: non occides, Vous ne tuerez point? Et qui a donc osé déterminer cette somme? répondis-je. C'est, me dit-il, notre grand et incomparable Molina, la gloire de notre Société, qui, par sa prudence inimitable, l'a estimée à six ou sept ducats, pour lesquels il assure qu'il est permis de tuer, encore que celui qui les emporte s'enfuie. C'est en son t. 4, tr. 3, disp. 16, d. 6. Et il dit de plus au même endroit: Qu'il n'oserait condamner d'aucun péché un homme qui tue celui qui lui veut ôter une chose de la valeur d'un écu, ou moins: unius aurei, vel minoris adhuc valoris. Ce qui a porté Escobar à établir cette règle générale, n. 44, que régulièrement on peut tuer un homme pour la valeur d'un écu, selon Molina.

O mon Père! d'où Molina a-t-il pu être éclairé pour déterminer une chose de cette importance sans aucun secours de l'Ecriture, des Conciles, ni des Pères? Je vois bien qu'il a eu des lumières bien particulières et bien éloignées de saint Augustin sur l'homicide, aussi bien que sur la grâce. Me voici bien savant sur ce chapitre; et je connais parfaitement qu'il n'y a plus que les gens d'Eglise qui s'abstiendront de tuer ceux qui leur feront tort en leur honneur ou en leur bien. Que voulez-vous dire? répliqua le Père. Cela serait-il raisonnable, à votre avis, que ceux qu'on doit le plus respecter dans le monde fussent seuls exposés à l'insolence des méchants? Nos Pères ont, prévenu ce désordre, car Tannerus, [tr.] 2, d. 4, q. 8, d. 4, n. 76, dit: Qu'il est permis aux ecclésiastiques et aux religieux même de tuer, pour défendre non seulement leur vie, mais aussi leur bien, ou celui de leur communauté. Molina, qu'Escobar rapporte, n. 43; Bécan, in 2. 2, t. 2, q. 7, De Hom., concl. 2, n. 5; Reginaldus, I. 21, c. 5, n. 68; Layman, l. 3, tr. 3, p. 3, c. 3, n. 4; Lessius, l. 2, c. 9, d. II, n. 72; et les autres se servent tous des mêmes paroles.

Et même, selon notre célèbre P. Lamy, il est permis aux prêtres et aux religieux de prévenir ceux qui les veulent noircir par des médisances, en les tuant pour les en empêcher. Mais c'est toujours en dirigeant bien l'intention. Voici ses termes, t. 5, disp. 36, n. 118: Il est permis à un ecclésiastique ou à un religieux de tuer un calomniateur qui menace de publier des crimes scandaleux de sa communauté ou de lui-même, quand il n'y a que ce seul moyen de l'en empêcher, comme s'il est prêt à répandre ses médisances si on ne le tue promptement: car, en ce cas, comme il serait permis à ce religieux de tuer celui qui lui voudrait ôter la vie, il lui est permis aussi de tuer celui qui lui veut ôter l'honneur ou celui de sa communauté, de la même sorte qu'aux gens du monde. Je ne savais pas cela, lui dis-je, et j'avais cru simplement le contraire sans y faire de réflexion, sur ce que j'avais ouï dire que l'Eglise abhorre tellement le sang, qu'elle ne permet pas seulement aux juges ecclésiastiques d'assister aux jugements criminels. Ne vous arrêtez pas à cela, dit-il, notre Père Lamy prouve fort bien cette doctrine, quoique, par un trait d'humilité bienséant à ce grand homme, il la soumette aux lecteurs prudents. Et Caramuel, notre illustre défenseur, qui la rapporte dans sa Théologie fondamentale, p. 543, la croit si certaine, qu'il soutient que le contraire n'est pas probable; et il en tire des conclusions admirables, comme celle-ci, qu'il appelle la conclusion des conclusions, conclusionum conclusio: Qu'un prêtre non seulement peut, en de certaines rencontres, tuer un calomniateur, mais encore qu'il y en a où il le doit faire: etiam aliquando debet occidere. Il examine plusieurs questions nouvelles sur ce principe; par exemple celle-ci: Savoir si les Jésuites peuvent tuer les Jansénistes? Voilà, mon Père, m'écriai-je, un point de théologie bien surprenant! Et je tiens les Jansénistes déjà morts par la doctrine du P. Lamy. Vous voilà attrapé, dit le Père. Caramuel conclut le contraire des mêmes principes. Et comment cela, mon Père? Parce, me dit-il, qu'ils ne nuisent pas à notre réputation. Voici ses mots, n. 1146 et 1147, p. 547 et 548: Les Jansénistes appellent les Jésuites Pélagiens; pourra-t-on les tuer pour cela? Non, d'autant que les Jansénistes n'obscurcissent non plus l'éclat de la Société qu'un hibou celui du soleil; au contraire, ils l'ont relevée, quoique contre leur intention: occidi non possunt, quia nocere non potuerunt.

Eh quoi! mon Père, la vie des Jansénistes dépend donc seulement de savoir s'ils nuisent à votre réputation? Je les tiens peu en sûreté, si cela est. Car s'il devient tant soit peu probable qu'ils vous fassent tort, les voilà tuables sans difficulté. Vous en ferez un argument en forme; et il n'en faut pas davantage, avec une direction d'intention, pour expédier un homme en sûreté de conscience. O qu'heureux sont les gens qui ne veulent pas souffrir les injures, d'être instruits en cette doctrine! Mais que malheureux sont ceux qui les offensent! En vérité, mon Père, il vaudrait autant avoir affaire à des gens qui n'ont point de religion, qu'à ceux qui en sont instruits jusqu'à cette direction. Car enfin l'intention de celui qui blesse ne soulage point celui qui est blessé. Il ne s'aperçoit point de cette direction secrète, et il ne sent que celle du coup qu'on lui porte. Et je ne sais même si on n'aurait pas moins de dépit de se voir tuer brutalement par des gens emportés, que de se sentir poignarder consciencieusement par des gens dévots.

Tout de bon, mon Père, je suis un peu surpris de tout ceci; et ces questions du Père Lamy et de Caramuel ne me plaisent point. Pourquoi? dit le Père: êtes-vous Janséniste? J'en ai une autre raison, lui dis-je. C'est que j'écris de temps en temps à un de mes amis de la campagne ce que j'apprends des maximes de vos Pères. Et quoique je ne fasse que rapporter simplement et citer fidèlement leurs paroles, je ne sais néanmoins s'il ne se pourrait pas rencontrer quelque esprit bizarre qui, s'imaginant que cela vous fait tort, n'en tirât de vos principes quelque méchante conclusion. Allez, me dit le Père, il ne vous en arrivera point de mal, j'en suis garant. Sachez que ce que nos Pères ont imprimé eux-mêmes, et avec l'approbation de nos Supérieurs, n'est ni mauvais, ni dangereux à publier.

Je vous écris donc sur la parole de ce bon Père; mais le papier me manque toujours, et non pas les passages. Car il y en a tant d'autres, et de si forts, qu'il faudrait des volumes pour tout dire. Je suis, etc.


Huitième lettre

De Paris, ce 28 mai 1656.

Monsieur,

Vous ne pensiez pas que personne eût la curiosité de savoir qui nous sommes; cependant il y a des gens qui essayent de le deviner, mais ils rencontrent mal. Les uns me prennent pour un docteur de Sorbonne: les autres attribuent mes lettres à quatre ou cinq personnes, qui, comme moi, ne sont ni prêtres ni ecclésiastiques. Tous ces faux soupçons me font connaître que je n'ai pas mal réussi dans le dessein que j'ai eu de n'être connu que de vous, et du bon Père qui souffre toujours mes visites, et dont je souffre toujours les discours, quoique avec bien de la peine. Mais je suis obligé à me contraindre; car il ne les continuerait pas, s'il s'apercevait que j'en fusse si choqué; et ainsi je ne pourrais m'acquitter de la parole que je vous ai donnée, de vous faire savoir leur morale. Je vous assure que vous devez compter pour quelque chose la violence que je me fais. Il est bien pénible de voir renverser toute la morale chrétienne par des égarements si étranges, sans oser y contredire ouvertement. Mais, après avoir tant enduré pour votre satisfaction, je pense qu'à la fin j'éclaterai pour la mienne, quand il n'aura plus rien à me dire. Cependant je me retiendrai autant qu'il me sera possible; car plus je me tais, plus il me dit de choses. Il m'en apprit tant la dernière fois, que j'aurai bien de la peine à tout dire. Vous verrez des principes bien commodes pour ne point restituer. Car, de quelque manière qu'il pallie ses maximes, celles que j'ai à vous dire ne vont en effet qu'à favoriser les juges corrompus, les usuriers, les banqueroutiers, les larrons, les femmes perdues et les sorciers, qui sont tous dispensés assez largement de restituer ce qu'ils gagnent chacun dans leur métier. C'est ce que le bon Père m'apprit par ce discours.

Dès le commencement de nos entretiens, me dit-il, je me suis engagé à vous expliquer les maximes de nos auteurs pour toutes sortes de conditions. Vous avez déjà vu celles qui touchent les bénéficiers, les prêtres, les religieux, les domestiques et les gentilshommes: parcourons maintenant les autres, et commençons par les juges.

Je vous dirai d'abord une des plus importantes et des plus avantageuses maximes que nos Pères aient enseignées en leur faveur. Elle est de notre savant Castro Palao, l'un de nos vingt-quatre vieillards. Voici ses mots: Un juge peut il, dans une question de droit, juger selon une opinion probable, en quittant l'opinion la plus probable? Oui, et même contre son propre sentiment: imo contra propriam opinionem: Et c'est ce que notre Père Escobar rapporte aussi au tr. 6, ex. 6, n. 45. O mon Père! lui dis-je, voilà un beau commencement! Les juges vous sont bien obligés; et je trouve bien étrange qu'ils s'opposent à vos probabilités, comme nous l'avons remarqué quelquefois, puisqu'elles leur sont si favorables. Car vous donnez par là le même pouvoir sur la fortune des hommes que vous vous êtes donné sur les consciences. Vous voyez, me dit-il, que ce n'est pas notre intérêt qui nous fait agir; nous n'avons eu égard qu'au repos de leurs consciences, et c'est à quoi notre grand Molina a si utilement travaillé, sur le sujet des présents qu'on leur fait. Car, pour lever les scrupules qu'ils pourraient avoir d'en prendre en de certaines rencontres, il a pris le soin de faire le dénombrement de tous les cas où ils en peuvent recevoir en conscience, à moins qu'il y eût quelque loi particulière qui le leur défendît. C'est en son t. I, tr. 2, d. 88, n. 6. Les voici: Les juges peuvent recevoir des présents des parties, quand ils les leur donnent ou par amitié, ou par reconnaissance de la justice qu'ils ont rendue, ou pour les porter à la rendre à l'avenir, ou pour les obliger à prendre un soin particulier de leur affaire, ou pour les engager à les expédier promptement. Notre savant Escobar en parle encore au tr. 6, ex. 6, n. 43, en cette sorte: S'il y a plusieurs personnes qui n'aient pas plus de droit d'être expédiées l'une que l'autre, le juge qui prendra quelque chose de l'un, à condition, ex pacto, de l'expédier le premier, péchera-t-il? Non, certainement selon Layman: car il ne fait aucune injure aux autres selon le droit naturel, lorsqu'il accorde à l'un, par la considération de son présent, ce qu'il pouvait accorder à celui qu'il lui eût plu: et même, étant également obligé envers tous par l'égalité de leur droit, il le devient davantage envers celui qui lui fait ce don, qui l'engage à le préférer aux autres: et cette préférence semble pouvoir être estimée pour de l'argent: Quoe obligatio videtur pretio oestimabilis.

Mon Révérend Père, lui dis-je, je suis surpris de cette permission, que les premiers magistrats du royaume ne savent pas encore. Car M. le premier président a apporté un ordre dans le Parlement pour empêcher que certains greffiers ne prissent de l'argent pour cette sorte de préférence: ce qui témoigne qu'il est bien éloigné de croire que cela soit permis à des juges; et tout le monde a loué une réformation si utile à toutes les parties. Le bon Père, surpris de ce discours, me répondit: Dites-vous vrai? je ne savais rien de cela. Notre opinion n'est que probable, le contraire est probable aussi. En vérité, mon Père, lui dis-je, on trouve que M. le premier président a plus que probablement bien fait, et qu'il a arrêté par là le cours d'une corruption publique, et soufferte durant trop longtemps. J'en juge de la même sorte, dit le Père; mais passons cela, laissons les juges. Vous avez raison, lui dis-je; aussi bien ne reconnaissent-ils pas assez ce que vous faites pour eux. Ce n'est pas cela, dit le Père; mais c'est qu'il y a tant de choses à dire sur tous, qu'il faut être court sur chacun.

Parlons maintenant des gens d'affaires. Vous savez que la plus grande peine qu'on ait avec eux est de les détourner de l'usure; et c'est aussi à quoi nos Pères ont pris un soin particulier; car ils détestent si fort ce vice, qu'Escobar dit au tr. 3, ex. 5, n. I, que de dire que l'usure n'est pas péché, ce serait une hérésie. Et notre Père Bauny, dans sa Somme des péchés, ch. 14, remplit plusieurs pages des peines dues aux usuriers. Il les déclare infâmes durant leur vie, et indignes de sépulture après leur mort. O mon Père! je ne le croyais pas si sévère. Il l'est quand il le faut, me dit-il; mais aussi ce savant casuiste ayant remarqué qu'on n'est attiré à l'usure que par le désir du gain, il dit au même lieu: L'on n'obligerait donc pas peu le monde, si, le garantissant des mauvais effets de l'usure, et tout ensemble du péché qui en est la cause, l'on lui donnait le moyen de tirer autant et plus de profit de son argent par quelque bon et légitime emploi, que l'on n'en tire des usures. Sans doute, mon Père, il n'y aurait plus d'usuriers après cela. Et c'est pourquoi, dit-il, il en a fourni une méthode générale pour toutes sortes de personnes, gentilshommes, présidents, conseillers, etc., et si facile, qu'elle ne consiste qu'en l'usage de certaines paroles qu'il faut prononcer en prêtant son argent; ensuite desquelles on peut en prendre du profit, sans craindre qu'il soit usuraire, comme il est sans doute qu'il l'aurait été autrement. Et quels sont donc ces termes mystérieux, mon Père? Les voici, me dit-il, et en mots propres; car vous savez qu'il a fait son livre de la Somme des péchés en français, pour être entendu de tout le monde, comme il le dit dans la préface: Celui à qui on demande de l'argent répondra donc en cette sorte: je n'ai point d'argent à prêter; si ai bien à mettre à profit honnête et licite. Si désirez la somme que demandez pour la faire valoir par votre industrie à moitié gain, moitié perte, peut-être m'y résoudrai-je. Bien est vrai qu'à cause qu'il [y] a trop de peine à s'accommoder pour le profit, si vous m'en voulez assurer un certain, et quand, et quand aussi mon sort principal, qu'il ne coure fortune, nous tomberions bien plus tôt d'accord, et vous ferai toucher argent dans cette heure. N'est-ce pas là un moyen bien aisé de gagner de l'argent sans pécher? Et le P. Bauny n'a-t-il pas raison de dire ces paroles, par lesquelles il conclut cette méthode: Voilà, à mon avis, le moyen par lequel quantité de personnes dans le monde, qui, par leurs usures, extorsions et contrats illicites, se provoquent la juste indignation de Dieu, se peuvent sauver en faisant de beaux, honnêtes et licites profits?

O mon Père! lui dis-je, voilà des paroles bien puissantes! Sans doute elles ont quelque vertu occulte pour chasser l'usure, que je n'entends pas: car j'ai toujours pensé que ce péché consistait à retirer plus d'argent qu'on n'en a prêté. Vous l'entendez bien peu, me dit-il. L'usure ne consiste presque, selon nos Pères, qu'en l'intention de prendre ce profit comme usuraire. Et c'est pourquoi notre Père Escobar fait éviter l'usure par un simple détour d'intention; c'est au tr. 3, ex. 5, n. 4, 33, 44. Ce serait usure, dit-il, de prendre du profit de ceux à qui on prête, si on l'exigeait comme dû par justice; mais, si on l'exige comme dû par reconnaissance, ce n'est point usure. Et n. 3: Il n'est pas permis d'avoir l'intention de profiter de l'argent prêté immédiatement; mais de le prétendre par l'entremise de la bienveillance de celui à qui on l'a prêté, mediâ benevolentiâ, ce n'est point usure.

Voilà de subtiles méthodes; mais une des meilleures, à mon sens, car nous en avons à choisir, c'est celle du contrat Mohatra. Le contrat Mohatra, mon Père? Je vois bien, dit-il, que vous ne savez ce que c'est. Il n'y a que le nom d'étrange. Escobar vous l'expliquera au tr. 3, ex. 3, n. 36: Le contrat Mohatra est celui par lequel on achète des étoffes chèrement et à crédit, pour les revendre au même instant à la même personne argent comptant et à bon marché. Voilà ce que c'est que le contrat Mohatra: par où vous voyez qu'on reçoit une certaine somme comptant, en demeurant obligé pour davantage. Mais, mon Père, je crois qu'il n'y a jamais eu qu'Escobar qui se soit servi de ce mot-là: y a-t-il d'autres livres qui en parlent? Que vous savez peu les choses! me dit le Père. Le dernier livre de théologie morale qui a été imprimé cette année même à Paris parle du Mohatra, et doctement; il est intitulé Epilogus Summarum. C'est un abrégé de toutes les Sommes de Théologie, pris de nos Pères Suarez, Sanchez, Lessius, Fagundez, Hurtado, et d'autres casuistes célèbres, comme le titre le dit. Vous y verrez donc en la page 54: Le Mohatra est quand un homme, qui a affaire de vingt pistoles, achète d'un marchand des étoffes pour trente pistoles, payables dans un an, et les lui revend à l'heure même pour vingt pistoles comptant. Vous voyez bien par là que le Mohatra n'est pas un mot inouï. Eh bien! mon Père, ce contrat-là est-il permis? Escobar, répondit le Père, dit au même lieu, qu'il y a des lois qui le défendent sous des peines très rigoureuses. Il est donc inutile, mon Père? Point du tout, dit-il: car Escobar, en ce même endroit, donne des expédients pour le rendre permis: encore même, dit-il, que celui qui vend et achète ait pour intention principale le dessein de profiter, pourvu seulement qu'en vendant il n'excède pas le plus haut prix des étoffes de cette sorte, et qu'en rachetant il n'en passe pas le moindre, et qu'on n'en convienne pas auparavant en termes exprès ni autrement. Mais Lessius, De Just. L. 2, ch. 21, d. 16, dit qu'encore même qu'on eût vendu dans l'intention de racheter à moindre prix, on n'est jamais obligé à rendre ce profit, si ce n'est peut-être par charité, au cas que celui de qui on l'exige fût dans l'indigence, et encore pourvu qu'on le pût rendre sans s'incommoder; si commode potest. Voilà tout ce qui se peut dire. En effet, mon Père, je crois qu'une plus grande indulgence serait vicieuse. Nos Pères, dit-il, savent si bien s'arrêter où il faut! Vous voyez assez par là l'utilité du Mohatra.

J'aurais bien encore d'autres méthodes à vous enseigner; mais celles-là suffisent, et j'ai à vous entretenir de ceux qui sont mal dans leurs affaires. Nos Pères ont pensé à les soulager selon l'état où ils sont; car, s'ils n'ont pas assez de bien pour subsister honnêtement, et tout ensemble pour payer leurs dettes, on leur permet d'en mettre une partie à couvert en faisant banqueroute à leurs créanciers. C'est ce que notre Père Lessius a décidé, et qu'Escobar confirme au tr. 3, ex. 2, n. 163: Celui qui fait banqueroute peut-il, en sûreté de conscience, retenir de ses biens autant qu'il est nécessaire pour faire subsister sa famille avec honneur, ne indecore vivat? Je soutiens que oui avec Lessius; et même encore qu'il les eût gagnés par des injustices et des crimes connus de tout le monde, ex [injustitia] et notorio delicto quoiqu'en ce cas il n'en puisse pas retenir en une aussi grande quantité qu'autrement. Comment! mon Père, par quelle étrange charité voulez-vous que ces biens demeurent plutôt à celui qui les a gagnés par ses voleries, pour le faire subsister avec honneur, qu'à ses créanciers, à qui ils appartiennent légitimement? On ne peut pas, dit le Père, contenter tout le monde, et nos Pères ont pensé particulièrement à soulager ces misérables. Et c'est encore en faveur des indigents que notre grand Vasquez, cité par Castro Palao, t. I, tr. 6, d. 6, p. 6, n. 12, dit que, quand on voit un voleur résolu et prêt à voler une personne pauvre, on peut, pour l'en détourner, lui assigner quelque personne riche en particulier, pour le voler au lieu de l'autre. Si vous n'avez pas Vasquez, ni Castro Palao, vous trouverez la même chose dans votre Escobar; car, comme vous le savez, il n'a presque rien dit qui ne soit pris de vingt-quatre des plus célèbres de nos Pères; c'est au tr. 5, ex. 5, n. 120: La pratique de notre Société pour la charité envers le prochain.

Cette charité est véritablement extraordinaire, mon Père, de sauver la perte de l'un par le dommage de l'autre. Mais je crois qu'il faudrait la faire entière, et que celui qui a donné ce conseil serait ensuite obligé en conscience de rendre à ce riche le bien qu'il lui aurait fait perdre. Point du tout, me dit-il, car il ne l'a pas volé lui-même, il n'a fait que le conseiller à un autre. Or écoutez cette sage résolution de notre Père Bauny sur un cas qui vous étonnera donc encore bien davantage, et où vous croiriez qu'on serait beaucoup plus obligé de restituer. C'est au ch. 13 de sa Somme. Voici ses propres termes français: Quelqu'un prie un soldat de battre son voisin, ou de brûler la grange d'un homme qui l'a offensé. On demande si, au défaut du soldat, l'autre qui l'a prié de faire tous ces outrages doit réparer du sien le mal qui en sera issu. Mon sentiment est que non. Car à restitution nul n'est tenu, s'il n'a violé la justice. La viole-t-on quand on prie autrui d'une faveur? Quelque demande qu'on lui en fasse, il demeure toujours libre de l'octroyer ou de la nier. De quelque côté qu'il encline, c'est sa volonté qui l'y porte; rien ne l'y oblige que la bonté, que la douceur et la facilité de son esprit. Si donc ce soldat ne répare le mal qu'il aura fait, il n'y faudra astreindre celui à la prière duquel il aura offensé l'innocent. Ce passage pensa rompre notre entretien: car je fus sur le point d'éclater de rire de la bonté et douceur d'un brûleur de grange, et de ces étranges raisonnements qui exemptent de restitution le premier et véritable auteur d'un incendie, que les juges n'exempteraient pas de la mort; mais si je ne me fusse retenu, le bon Père s'en fût offensé; car il parlait sérieusement, et me dit ensuite du même air:

Vous devriez reconnaître par tant d'épreuves combien vos objections sont vaines; cependant vous nous faites sortir par là de notre sujet. Revenons donc aux personnes incommodées, pour le soulagement desquelles nos Pères, comme entre autres Lessius, l. 2, c. 12, n. 12, assurent qu'il est permis de dérober non seulement dans une extrême nécessité, mais encore dans une nécessité grave, quoique non pas extrême. Escobar le rapporte aussi au tr. I, ex. 9, n. 29. Cela est surprenant, mon Père: il n'y a guère de gens dans le monde qui ne trouvent leur nécessité grave, et à qui vous ne donniez par là le pouvoir de dérober en sûreté de conscience. Et quand vous en réduiriez la permission aux seules personnes qui sont effectivement en cet état, c'est ouvrir la porte à une infinité de larcins, que les juges puniraient nonobstant cette nécessité grave, et que vous devriez réprimer à bien plus forte raison, vous qui devez maintenir parmi les hommes non seulement la justice, mais encore la charité, qui est détruite par ce principe. Car enfin n'est-ce pas la violer, et faire tort à son prochain, que de lui faire perdre son bien pour en profiter soi-même? C'est ce qu'on m'a appris jusqu'ici. Cela n'est pas toujours véritable, dit le Père; car notre grand Molina nous a appris, t. 2, tr. 2, dis. 328, n. 8, que l'ordre de la charité n'exige pas qu'on se prive d'un profit pour sauver par là son prochain d'une perte pareille. C'est ce qu'il dit pour montrer ce qu'il avait entrepris de prouver en cet endroit-là: Qu'on n'est pas obligé en conscience de rendre les biens qu'un autre nous aurait donnés, pour en frustrer ses créanciers. Et Lessius, qui soutient la même opinion, la confirme par ce même principe au l. 2, c. 20, d. 19, n. 168.

Vous n'avez pas assez de compassion pour ceux qui sont mal à leur aise; nos Pères ont eu plus de charité que cela. Ils rendent justice aux pauvres aussi bien qu'aux riches. Je dis bien davantage, ils la rendent même aux pécheurs. Car encore qu'ils soient fort opposés à ceux qui commettent des crimes, néanmoins ils ne laissent pas d'enseigner que les biens gagnés par des crimes peuvent être légitimement retenus. C'est ce que Lessius enseigne généralement, l. 2, c. 14, d. 8. On n'est point, dit-il, obligé, ni par la loi de nature, ni par les lois positives, c'est-à-dire par aucune loi de rendre ce qu'on a reçu pour avoir commis une action criminelle, comme pour un adultère, encore même que cette action soit contraire à la justice. Car, comme dit encore Escobar en citant Lessius, tr. I, ex. 8, n. 59: Les biens qu'une femme acquiert par l'adultère sont véritablement gagnés par une voie illégitime, mais néanmoins la possession en est légitime; Quamvis mulier illicite acquirat, licite tamen retinet acquisita. Et c'est pourquoi les plus célèbres de nos Pères décident formellement que ce qu'un juge prend d'une des parties qui a mauvais droit pour rendre en sa faveur un arrêt injuste, et ce qu'un soldat reçoit pour avoir tué un homme, et ce qu'on gagne par les crimes infâmes, peut être légitimement retenu. C'est ce qu'Escobar ramasse de nos auteurs, et qu'il assemble au tr. 3, ex. I, num. 23, où il fait cette règle générale: Les biens acquis par des voies honteuses, comme par un meurtre, une sentence injuste, une action déshonnête, etc., sont légitimement possédés, et on n'est point obligé à les restituer. Et encore au tr. 5, ex. 5, n. 53: On peut disposer de ce qu'on reçoit pour des homicides, des sentences injustes, des péchés infâmes, etc., parce que la possession en est juste, et qu'on acquiert le domaine et la propriété des choses que l'on y gagne. O mon Père! Lui dis-je, je n'avais jamais ouï parler de cette voie d'acquérir, et je doute que la justice l'autorise et qu'elle prenne pour un juste titre l'assassinat, l'injustice et l'adultère. Je ne sais, dit le Père ce que les livres du droit en disent; mais je sais bien que les nôtres, qui sont les véritables règles des consciences, en parlent comme moi. Il est vrai qu'ils en exceptent un cas auquel ils obligent à restituer. C'est quand on a reçu de l'argent de ceux qui n'ont pas le pouvoir de disposer de leur bien, tels que sont les enfants de famille et les religieux. Car notre grand Molina les en excepte au t. I, De Just. tr. 2, disp. 94, nisi mulier accepisset ab eo qui alienare non potest, ut a religioso et filiofamilias. Car alors il faut leur rendre leur argent. Escobar cite ce passage au tr. I, ex. 8, n. 59, et il confirme la même chose au tr. 3, ex. I, n. 23.

Mon Révérend Père, lui dis-je, je vois les religieux mieux traités en cela que les autres. Point du tout, dit le Père; n'en fait-on pas autant pour tous les mineurs généralement, au nombre desquels les religieux sont toute leur vie? Il est juste de les excepter. Mais à l'égard de tous les autres, on n'est point obligé de leur rendre ce qu'on reçoit d'eux pour une mauvaise action. Et Lessius le prouve amplement au I. 2, De Just., c. 14, d. 8, n. 52. Car, dit-il, une méchante action peut être estimée pour de l'argent, en considérant l'avantage qu'en reçoit celui qui la fait faire, et la peine qu'y prend celui qui l'exécute; et c'est pourquoi on n'est point obligé à restituer ce qu'on reçoit pour la faire, de quelque nature qu'elle soit, homicide, sentence injuste, action sale (car ce sont les exemples dont il se sert dans toute cette matière), si ce n'est qu'on eût reçu de ceux qui n'ont pas le pouvoir de disposer de leur bien. Vous direz peut-être que celui qui reçoit de l'argent pour un méchant coup, pèche, et qu'ainsi il ne peut ni le prendre ni le retenir. Mais je réponds qu'après que la chose est exécutée, il n'y a plus aucun péché ni à payer, ni à en recevoir le payement. Notre grand Filiutius entre plus encore dans le détail de la pratique. Car il marque qu'on est obligé en conscience de payer différemment les actions de cette sorte, selon les différentes conditions des personnes qui les commettent, et que les unes valent plus que les autres. C'est ce qu'il établit sur des solides raisons, au tr. 31, c. 9, n. 231: Occultoe fornicarioe debetur pretium in conscientia, et multo majore ratione, quam publicoe. Copia enim quam occulta facit mulier sui corporis, multo plus valet quam ea quam publica facit meretrix; nec ulla est lex positiva quoe reddat eam incapacem pretii. Idem dicendum de pretio promisso virgini, conjugatoe, moniali, et cuicumque alii. Est enim omnium eadem ratio,

Il me fit voir ensuite, dans ses auteurs, des choses de cette nature si infâmes, que je n'oserais les rapporter, et dont il aurait eu horreur lui-même (car il est bon homme), sans le respect qu'il a pour ses Pères, qui lui fait recevoir avec vénération tout ce qui vient de leur part. Je me taisais cependant, moins par le dessein de l'engager à continuer cette matière, que par la surprise de voir des livres de religieux pleins de décisions si horribles, si injustes et si extravagantes tout ensemble. Il poursuivit donc en liberté son discours, dont la conclusion fut ainsi. C'est pour cela, dit-il, que notre illustre Molina (je crois qu'après cela vous serez content) décide ainsi cette question:

Quand on a reçu de l'argent pour faire une méchante action, est-on obligé à le rendre? Il faut distinguer, dit ce grand homme; si on n'a pas fait l'action pour laquelle on a été payé, il faut rendre l'argent; mais si on l'a faite, on n'y est point obligé: si non fecit hoc malum, tenetur restituere; secus, si fecit. C'est ce qu'Escobar rapporte au tr. 3, ex. 2, n. 138.

Voilà quelques-uns de nos principes touchant la restitution. Vous en avez bien appris aujourd'hui, je veux voir maintenant comment vous en aurez profité. Répondez-moi donc. Un juge qui a reçu de l'argent d'une des parties pour rendre un jugement en sa faveur est-il obligé à le rendre? Vous venez de me dire que non, mon Père. Je m'en doutais bien, dit-il; vous l'ai-je dit généralement? je vous ai dit qu'il n'est pas obligé de rendre, s'il a fait gagner le procès à celui qui n'a pas bon droit. Mais quand on a bon droit, voulez-vous qu'on achète encore le gain de sa cause, qui est dû légitimement? Vous n'avez pas de raison. Ne comprenez-vous pas que le juge doit la justice, et qu'ainsi il ne la peut pas vendre; mais qu'il ne doit pas l'injustice, et qu'ainsi il peut en recevoir de l'argent? Aussi tous nos principaux auteurs, comme Molina, disp. 94 et 99; Reginaldus, l. 10, n. 184, 185 et 178; Filiutius, tr. 31, n. 220 et 228; Escobar tr. 3, ex. I, n. 21 et 23; Lessius, Lib. 2, c. 14, d. 8, n. 52, enseignent tous uniformément: Qu'un juge est bien obligé de rendre ce qu'il a reçu pour faire justice, si ce n'est qu'on le lui eût donné par libéralité; mais qu'il n'est jamais obligé à rendre ce qu'il a reçu d'un homme en faveur duquel il a rendu un arrêt injuste.

Je fus tout interdit par cette fantasque décision; et, pendant que j'en considérais les pernicieuses conséquences, le Père me préparait une autre question, et me dit: Répondez donc une autre fois avec plus de circonspection. Je vous demande maintenant: Un homme qui se mêle de deviner est-il obligé de rendre l'argent qu'il a gagné par cet exercice? Ce qu'il vous plaira, mon Révérend Père, lui dis-je. Comment, ce qu'il me plaira! Vraiment vous êtes admirable! Il semble, de la façon que vous parlez, que la vérité dépende de notre volonté. Je vois bien que vous ne trouveriez jamais celle-ci de vous-même. Voyez donc résoudre cette difficulté-là à Sanchez; mais aussi c'est Sanchez. Premièrement il distingue en sa Som., l. 2, c. 38, n. 94, 95 et 96: Si ce devin ne s'est servi que de l'astrologie et des autres moyens naturels, ou s'il a employé l'art diabolique: car il dit qu'il est obligé de restituer en un cas, et non pas en l'autre. Diriez-vous bien maintenant auquel? Il n'y a pas là de difficulté, lui dis-je. Je vois bien, répliqua-t-il, ce que vous voulez dire. Vous croyez qu'il doit restituer au cas qu'il se soit servi de l'entremise des démons? Mais vous n'y entendez rien; c'est tout au contraire. Voici la résolution de Sanchez, au même lieu: Si ce devin n'a pris la peine et le soin de savoir, par le moyen du diable, ce qui ne se pouvait savoir autrement, si nullam operam apposuit ut arte diaboli id sciret, il faut qu'il restitue; mais s'il en a pris la peine, il n'y est point obligé. Et d'où vient cela, mon Père, Ne l'entendez-vous pas? me dit-il. C'est parce qu'on peut bien deviner par l'art du diable, au lieu que l'astrologie est un moyen faux. Mais, mon Père, si le diable ne répond pas à la vérité car il n'est guère plus véritable que l'astrologie, il faudra donc que le devin restitue par la même raison? Non pas toujours, me dit-il. Distinguo, dit Sanchez sur cela. Car si le devin est ignorant en l'art diabolique, si sit artis diabolicae ignarus, il est obligé à restituer; mais s'il est habile sorcier, et qu'il ait fait ce qui est en lui pour savoir la vérité, il n'y est point obligé; car alors la diligence d'un tel sorcier peut être estimée pour de l'argent: diligentia a mago apposita est pretio aestimabilis. Cela est de bon sens, mon Père, lui dis-je: car voilà le moyen d'engager les sorciers à se rendre savants et experts en leur art, par l'espérance de gagner du bien légitimement, selon vos maximes, en servant fidèlement le public, je crois que vous raillez, dit le Père; cela n'est pas bien: car si vous parliez ainsi en des lieux où vous ne fussiez pas connu, il pourrait se trouver des gens qui prendraient mal vos discours, et qui vous reprocheraient de tourner les choses de la religion en raillerie. Je me défendrais facilement de ce reproche, mon Père; car je crois que, si on prend la peine d'examiner le véritable sens de mes paroles, on n'en trouvera aucune qui ne marque parfaitement le contraire, et peut-être s'offrira-t-il un jour, dans nos entretiens, l'occasion de le faire amplement paraître. Ho! Ho! dit le Père, vous ne riez plus. Je vous confesse, lui dis-je, que ce soupçon que je me voulusse railler des choses saintes me serait bien sensible, comme il serait bien injuste. Je ne le disais pas tout de bon, repartit le Père; mais parlons plus sérieusement. J'y suis tout disposé, si vous le voulez, mon Père; cela dépend de vous. Mais je vous avoue que j'ai été surpris de voir que vos Pères ont tellement étendu leurs soins à toutes sortes de conditions, qu'ils ont voulu même régler le gain légitime des sorciers. On ne saurait, dit le Père, écrire pour trop de monde, ni particulariser trop les cas, ni répéter trop souvent les mêmes choses en différents livres. Vous le verrez bien par ce passage d'un des plus graves de nos Pères. Vous le pouvez juger, puisqu'il est aujourd'hui notre Père Provincial: c'est le R. P. Cellot, en son l. 8 de la Hiérarch., ch. 16, § 2. Nous savons, dit-il, qu'une personne qui portait une grande somme d'argent pour la restituer par ordre de son confesseur, s'étant arrêtée en chemin chez un libraire, et lui ayant demandé s'il n'y avait rien de nouveau, num quid novi? il lui montra un nouveau livre de théologie morale, et que, le feuilletant avec négligence et sans penser à rien, il tomba sur son cas et y apprit qu'il n'était point obligé à restituer: de sorte que, s'étant déchargé du fardeau de son scrupule, et demeurant toujours chargé du poids de son argent, il s'en retourna bien plus léger en sa maison: objecta. scrupuli sarcina, retento auri pondere, levior domum, repetiit.

Eh bien, dites-moi, après cela, s'il est utile de savoir nos maximes? En rirez-vous maintenant? Et ne ferez-vous [pas] plutôt, avec le P. Cellot, cette pieuse réflexion sur le bonheur de cette rencontre: Les rencontres de cette sorte sont en Dieu l'effet de sa providence, en l'Ange gardien l'effet de sa conduite, et en ceux à qui elles arrivent, l'effet de leur prédestination. Dieu, de toute éternité, a voulu que la chaîne d'or de leur salut dépendît d'un tel auteur, et non pas de cent autres qui disent la même chose, parce qu'il n'arrive pas qu'ils les rencontrent. Si celui-là n'avait écrit, celui-ci ne serait pas sauvé. Conjurons donc, par les entrailles de Jésus-Christ, ceux qui blâment la multitude de nos auteurs de ne leur pas envier les livres que l'élection éternelle de Dieu et le sang de Jésus-Christ leur a acquis. Voilà de belles paroles, par lesquelles ce savant homme prouve si solidement cette proposition qu'il avait avancée:

Combien il est utile qu'il y ait un grand nombre d'auteurs qui écrivent de la théologie morale: Quam utile sit de theologia morali multos scribere.

Mon Père, lui dis-je, je remettrai à une autre fois à vous déclarer mon sentiment sur ce passage, et je ne vous dirai présentement autre chose, sinon que, puisque vos maximes sont si utiles, et qu'il est si important de les publier, vous devez continuer à m'en instruire; car je vous assure que celui à qui je les envoie les fait voir à bien des gens. Ce n'est pas que nous ayons autrement l'intention de nous en servir, mais c'est qu'en effet nous pensons qu'il sera utile que le monde en soit bien informé. Aussi, me dit-il, vous voyez que je ne les cache pas; et pour continuer, je pourrai bien vous parler, la première fois, des douceurs et des commodités de la vie que nos Pères permettent pour rendre le salut aisé et la dévotion facile, afin qu'après avoir [appris] jusqu'ici ce qui touche les conditions particulières, vous appreniez ce qui est général pour toutes, et qu'ainsi il ne vous manque rien pour une parfaite instruction. Après que ce Père m'eut parlé de la sorte, il me quitta.

Je suis, etc.

J'ai toujours oublié à vous dire qu'il y a des Escobars de différentes impressions. Si vous en achetez, prenez de ceux de Lyon, ou il y a à l'entrée une image d'un agneau qui est sur un livre scellé de sept sceaux, ou de ceux de Bruxelles de 1651. Comme ceux-là sont les derniers, ils sont meilleurs et plus amples que ceux des éditions précédentes de Lyon, des années 1644 et 1646. Depuis tout ceci, on en a imprimé une nouvelle édition à Paris, chez Piget, plus exacte que toutes les autres. Mais on peut encore bien mieux apprendre les sentiments d'Escobar dans la Grande Théologie morale, dont il y a déjà deux volumes in-folio imprimés à Lyon. Ils sont très dignes d'être vus, pour connaître l'horrible renversement que les Jésuites font de la morale de l'Eglise.


Neuvième lettre

De Paris, ce 3 juillet 1656.

Monsieur,

Je ne vous ferai pas plus de compliment que le bon Père m'en fit la dernière fois que je le vis. Aussitôt qu'il m'aperçut, il vint à moi et me dit, en regardant dans un livre qu'il tenait à la main: Qui vous ouvrirait le Paradis, ne vous obligerait-il pas parfaitement? Ne donneriez-vous pas les millions d'or pour en avoir une clef, et entrer dedans quand bon vous semblerait? Il ne faut point entrer en de si grands frais; en voici une, voire cent, à meilleur compte. Je ne savais si le bon Père lisait, ou s'il parlait de lui-même. Mais il m'ôta de peine en disant: Ce sont les premières paroles d'un beau livre du P. Barry de notre Société, car je ne dis jamais rien de moi-même. Quel livre, lui dis-je, mon Père? En voici le titre, dit-il:

Le Paradis ouvert à Philagie, par cent dévotions à la Mère de Dieu, aisées à pratiquer. Eh quoi! mon Père, chacune de ces dévotions aisées suffit pour ouvrir le ciel? Oui, dit-il; voyez-le encore dans la suite des paroles que vous avez ouïes: Tout autant de dévotions à la Mère de Dieu que vous trouverez en ce livre sont autant de clefs du ciel qui vous ouvriront le Paradis tout entier, pourvu que vous les pratiquiez: et c'est pourquoi il dit dans la conclusion, qu'il est content si on en pratique une seule.

Apprenez-m'en donc quelqu'une des plus faciles, mon Père. Elles le sont toutes, répondit-il: par exemple, saluer la sainte Vierge au rencontre de ses images; dire le petit chapelet des dix plaisirs de la Vierge; prononcer souvent le nom de Marie; donner commission aux Anges de lui faire la révérence de notre part; souhaiter de lui bâtir plus d'églises que n'ont fait tous les monarques ensemble; lui donner tous les matins le bonjour, et sur le tard le bonsoir; dire tous les jours l'Ave Maria, en l'honneur du coeur de Marie. Et il dit que cette dévotion-là assure, de plus, d'obtenir le coeur de la Vierge. Mais, mon Père, lui dis-je, c'est pourvu qu'on lui donne aussi le sien? Cela n'est pas nécessaire, dit-il, quand on est trop attaché au monde. Ecoutez-le: Coeur pour coeur, ce serait bien ce qu'il faut; mais le vôtre est un peu trop attaché et tient un peu trop aux créatures: ce qui fait que je n'ose vous inviter à offrir aujourd'hui ce petit esclave que vous appelez votre coeur. Et ainsi il se contente de l'Ave Maria, qu'il avait demandé. Ce sont les dévotions des pages 33, 59, 145, 156, 172, 258 et 420 de la première édition. Cela est tout à fait commode, lui dis-je, et je crois qu'il n'y aura personne de damné après cela. Hélas! dit le Père, je vois bien que vous ne savez pas jusqu'où va la dureté du coeur de certaines gens! Il y en a qui ne s'attacheraient jamais à dire tous les jours ces deux paroles, bonjour, bonsoir, parce que cela ne se peut faire sans quelque application de mémoire. Et ainsi il a fallu que le P. Barry leur ait fourni des pratiques encore plus faciles, comme d'avoir jour et nuit un chapelet au bras en forme de bracelet, ou de porter sur soi


De Paris, ce 3 juillet 1656.

Monsieur,

Je ne vous ferai pas plus de compliment que le bon Père m’en fit la dernière fois que je le vis. Aussitôt qu’il m’aperçut, il vint à moi et me dit, en regardant dans un livre qu’il tenait à la main : Qui vous ouvrirait le Paradis, ne vous obligerait-il pas parfaitement ? Ne donneriez-vous pas les millions d’or pour en avoir une clef, et entrer dedans quand bon vous semblerait ? Il ne faut point entrer en de si grands frais ; en voici une, voire cent, à meilleur compte. Je ne savais si le bon Père lisait, ou s’il parlait de lui-même. Mais il m’ôta de peine en disant : Ce sont les premières paroles d’un beau livre du P. Barry de notre Société, car je ne dis jamais rien de moi-même. Quel livre, lui dis-je, mon Père ? En voici le titre, dit-il :

Le Paradis ouvert à Philagie, par cent dévotions à la Mère de Dieu, aisées à pratiquer. Eh quoi ! mon Père, chacune de ces dévotions aisées suffit pour ouvrir le ciel ? Oui, dit-il ; voyez-le encore dans la suite des paroles que vous avez ouïes : Tout autant de dévotions à la Mère de Dieu que vous trouverez en ce livre sont autant de clefs du ciel qui vous ouvriront le Paradis tout entier, pourvu que vous les pratiquiez : et c’est pourquoi il dit dans la conclusion, qu’il est content si on en pratique une seule.

Apprenez-m’en donc quelqu’une des plus faciles, mon Père. Elles le sont toutes, répondit-il : par exemple, saluer la sainte Vierge au rencontre de ses images ; dire le petit chapelet des dix plaisirs de la Vierge ; prononcer souvent le nom de Marie ; donner commission aux Anges de lui faire la révérence de notre part ; souhaiter de lui bâtir plus d’églises que n’ont fait tous les monarques ensemble ; lui donner tous les matins le bonjour, et sur le tard le bonsoir ; dire tous les jours l’Ave Maria, en l’honneur du cœur de Marie. Et il dit que cette dévotion-là assure, de plus, d’obtenir le cœur de la Vierge. Mais, mon Père, lui dis-je, c’est pourvu qu’on lui donne aussi le sien ? Cela n’est pas nécessaire, dit-il, quand on est trop attaché au monde. Ecoutez-le : Coeur pour cœur, ce serait bien ce qu’il faut ; mais le vôtre est un peu trop attaché et tient un peu trop aux créatures : ce qui fait que je n’ose vous inviter à offrir aujourd’hui ce petit esclave que vous appelez votre cœur. Et ainsi il se contente de l’Ave Maria, qu’il avait demandé. Ce sont les dévotions des pages 33, 59, 145, 156, 172, 258 et 420 de la première édition. Cela est tout à fait commode, lui dis-je, et je crois qu’il n’y aura personne de damné après cela. Hélas ! dit le Père, je vois bien que vous ne savez pas jusqu’où va la dureté du cœur de certaines gens ! Il y en a qui ne s’attacheraient jamais à dire tous les jours ces deux paroles, bonjour, bonsoir, parce que cela ne se peut faire sans quelque application de mémoire. Et ainsi il a fallu que le P. Barry leur ait fourni des pratiques encore plus faciles, comme d’avoir jour et nuit un chapelet au bras en forme de bracelet, ou de porter sur soi

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