Discussion:Les Lampes voilées (Recueil)
- Les Annales politiques et littéraires : revue populaire paraissant le dimanche 7 août 1921 [1]
Marcelle Tinayre
Les Lampes Voilées
LE LIVRE de Mme Tinayre se compose de deux nouvelles. A la fin de la seconde, le vieil et charmant M. Brisquet demande à une jeune femme si elle aime encore la poésie.
« Je lui répondis, avec un peu de tristesse :
» — J’ai fini de rêver. Je vis.
» — Alors, ces grands espoirs de l’adolescence, cette belle folie, ce chant intérieur…
» — Peut-être, au fond de moi, cela subsiste ; mais il faut que je sois, en apparence, comme les autres…
» — Soit, dit M. Brisquet, qu’importe l’apparence ? Qu’importe le voile sur la lampe, pourvu que la lampe brille et brûle ! Il n’est de malheureuses que les âmes éteintes et celles qui ne se sont jamais enflammées.
» — Faut-il donc se consumer dans la solitude ?
» — Ceux qui portent en eux un foyer de lumière et de vie se rencontrent quelquefois et se reconnaissent. »
Ce dialogue éclaire tout le livre. Mais il ne faudrait pas croire que celui-ci puisse être mis en formules. Au contraire il est fait de deux observations assez différentes, et dont chacune est assez complexe. La première histoire que Mme Tinayre raconte est celle d’une jeune fille, Laurence de Préchateau, que nous voyons d’abord, par un jour d’hiver de 1917, traverser la grande île, en face de la côte charentaise, pour aller faire un service bénévole au sanatorium d’enfants de la Maison-Rouge. Elle a un manteau de laine violette, un bonnet de tricot violet. C’est une espèce d’uniforme que nous lui voyons pendant tout le cours de l’histoire. Son pas est vif et masculin ; elle a une figure brune et pâle, aux grands yeux sombres, aux traits fins et longs. Elle a trente-quatre ans ; elle est la fille du capitaine de frégate de Préchateau. Après la mort de son père (elle avait alors seize ans) elle est venue avec sa mère dans cette île. Les deux femmes ont très peu de fortune. Depuis six ans, Laurence instruit par charité les petits infirmes ; elle y met beaucoup de dévouement et d’exactitude ; elle a sur ces pauvres enfants un étrange empire ; mais elle n’est ni gaie, ni caressante ; sa tâche finie, elle s’en va, sans joie, sans chagrin, sans regret et sans espérance.
Elle est de celles qui se fanent sans avoir fleuri. Elle ne regrette pas le passé, elle ne craint pas l’avenir : l’un et l’autre ressemblent au présent ; ce présent terne et vide, elle le vit, orgueilleusement seule. Sa mère, qui est une vieille dame majestueuse, gémissante et frivole, ne comprend rien à la vie que mène sa fille. « Tu me déconcertes, Laurence. Autrefois, tu n’aimais pas les enfants, — pas plus que tu n’aimais les poupées quand tu étais petite fille — tu haïssais la maladie, la laideur, la pauvreté. Et puis, un beau jour, cette manie t’est venue de faire la sœur de charité et l’institutrice pour les scrofuleux de Maison- Rouge. »
Le lecteur même ne saurait être très sûr de comprendre Laurence; mais elle vit et il la voit, et c’est ce qui importe. J’imagine que Camille, dans On ne badine pas, religieuse par imagination et par orgueil, lui ressemble étrangement, et aussi la Julie, de M. de Curel, dans L’Envers d’une Sainte. Ce sont toutes trois des natures agissantes (de là leur empire), très peu émotives, mais très passionnées, et secrètement avides.
La vie grise de Laurence a été éclairée par l’amitié d’un homme. Dominique Pellegrin, humaniste et poète, préparait, en 1913, une traduction de Dante. Pour travailler sans être importuné, il a loué un pavillon qui appartient à Mme de Préchateau. Pendant cinq mois, il a vécu dans l’intimité des deux femmes. Musicien et artiste, il a révélé les arts à Laurence. Puis il a disparu. Et voici que tout à coup une longue lettre de lui arrive. Il vient du front de Lorraine, il va au front d’Orient. Il est près d’elle, il souhaite la voir; mais une combinaison de temps fait qu’il ne peut la voir qu’au Fortin, au bout de l’île. Il lui demande d’y aller le dimanche. Il l’aime…
Mais cet amour, l’auteur a travaillé à l’entourer d’obstacles. Pellegrin est enchaîné en Italie par une liaison ; une femme a tout sacrifié pour le suivre. Enfin il a 45 ans, il est soldat ; peut-il parler d’avenir ? Et que peut être son amour ? Mme Tinayre a employé le plus beau talent et l’éloquence la plus tendre à amener la lettre de Pellegrin à une conclusion assez étrange. Dans ce rendez-vous qu’il demande, il voudrait que cette fille bizarre, dont les vertus contredisent le caractère et le tempérament, charitable sans vocation, dévouée sans esprit maternel, lui dit enfin le secret de sa conduite et de son cœur.
« Amie, amie unique et bien aimée, je veux être celui qui vous connaîtra dans la vérité de votre âme. Un jour, ne serait-ce qu’un jour ! que votre cœur s’ouvre au mien ; que votre pensée profonde se livre, comme se livre ici la mienne ! » Et là revient encore la comparaison avec les lampes voilées : « Il y a des âmes pareilles à des lampes d’or, merveilleusement claires et brillantes. Mais on a jeté sur elles un triple voile : le monde perçoit à peine un rayonnement affaibli… La lumière brûle, et elle s’éteindra sans que personne ait soulevé les voiles. Flamme solitaire, pensée secrète, cœur brûlant et mystérieux, vous consumerez-vous vainement, Laurence, ô lampe voilée ! »
Il y aurait beaucoup à dire sur cette idée que Pellegrin se fait du caractère de Laurence. Il suppose que la flamme qui est en elle est masquée sous les ombres d’une vie difficile, et qu’il suffira d’une confidence pour écarter tous ces voiles. Mais dans les ouvrages de Mme Tinayre, il y a souvent, à côté d’une observation admirable de justesse et de fermeté, une explication un peu sujette à caution. Avec les éléments dont elle a composé le caractère de Laurence, je crois qu’on trouvera toujours, de quelque façon que la vie les combine, ce même caractère, qui est celui de Julie Renaudin et de Camille. Elle ne saurait se livrer dans une confidence. Il n’y a pas de mot à l’énigme. Tout ce qui pourrait arriver, ce serait qu’elle aimât passionnément Pellegrin. Et c’est justement ce qui arrive. Mme Tinayre a imaginé que jusqu’ici l’orgueil avait pris la figure, dans l’âme de Laurence, des vertus qu’elle n’avait pas. Quand elle reçoit la lettre de Pellegrin, cet orgueil s’écroule, et il ne reste qu’une femme instinctive, avide de caresses et de tendresse. Elle ira au rendez-vous de Pellegrin.
J’avoue que cette explication me paraît un peu simple. Que Laurence soit orgueilleuse, c’est évident. Que l’orgueil, après avoir façonné sa vie, cède tout à coup et tombe en morceaux, c’est de plus en plus l’histoire de Camille et de Perdican, l’éternelle allégorie où l’orgueil et l’amour se livrent combat. Mais demain, Laurence ne redeviendra-t-elle pas toute semblable à elle-même, orgueilleuse, active, secrète, Imaginative, et enveloppée de nouveaux voiles ? Au surplus Mme Tinayre n’a pas tranché la question. Elle a fait tomber une neige épaisse, qui arrête Laurence à demi-morte, sur la route du Fortin. Et elle a préféré croire que « l’histoire de tous les cœurs est faite de ces rendez-vous manqués », C’est en effet le parti le plus sage.
HENRY BIDOU.
- Le Temps 1er septembre 1921 [2]
FEUILLETON DU TEMPS DU 1ER SEPTEMBRE 192I
LES LIVRES
Marcelle Tinayre : les Lampes voilées (Laurence,
Valentine), 1 vol. Calmann-Lévy. -- ABEL Herant :
Phili, ou par delà le bien et le mal, conte
moral, 1 vol. Flammarion. Maurice Larrouy
(René Milan) : Rafaël Gatouna, Français d’occasion,
roman, 1 vol. Bernard Grasset.
Sous ce titre, les Lampes voilées, Mme Marcelle Tinayre réunit deux longues nouvelles qui nous reportent’au beau temps du roman psychologique. Fromentin les eût aimées il les a un peu inspirées. C’est le même milieu saintongeois, la même atmosphère sentimentale, tendre et un peu grise, que dans le fameux Dominique. M. Paul Bourget, lui aussi, en eût fait grand cas, dans la première période de sa carrière peut-être aujourd’hui ne les jugera-t-il plus assez pragmatistes. On n’y aperçoit pas de thèse. La société n’y est pas sauvée, ni la religion démontrée par quelque empoisonnement ou autre fait-divers, à l’instar d’Un drame dans le monde. On n’y trouve même de fait-divers d’aucune sorte, et pas plus que l’apologétique à la Paul Bourget, Mme Marcelle Tinayre ne cultive le romanesque à la Pierre Benoit. Ses récits n’en sont pas moins délicats et séduisants : peut-être même le sont-ils d’autant plus qu’ils s’écartent davantage de ces dernières modes.
Mlle Laurence de Précheteau, fille d’un officier de marine décédé et d’une ancienne coquette, s’est retirée avec cette mère frivole et dolente dans une île de notre côte atlantique. Les deux femmes ont des ressources très modestes. Elles vivent donc solitaires. Laurence, sans dot, n’est pas mariée à trente-quatre ans. Elle s’est consacrée à la bienfaisance. Elle s’est faite infirmière et institutrice dans un sanatorium d’enfants rachitiques. Est-ce une vraie vocation ? Est-elle heureuse ainsi ? En 1913, elle a fait la connaissance de Dominique Pellegrin, qui a passé cinq mois dans l’île. Ce Dominique Pellegrin est un de ces italianisants si nombreux en France et en Angleterre depuis Ruskin. Il réside habituellement à Fiesole, et prépare un livre sur Dante. Cet homme intelligent, érudit et artiste, curieux de tout, épris de toutes les formes de la vie, a été vivement intéressé par Laurence, et a flairé en elle une énigme. Tout le monde autour d’elle, à commencer par sa mère, croit qu’elle était née pour cette existence d’abnégation. Pellegrin a découvert dans cette personne systématiquement effacée une intense activité intellectuelle, dont nul avant lui ne s’était douté, les gens médiocres se persuadant aisément que l’univers est fait à leur image. Il la soupçonne d’avoir un secret. Il se confie à elle. Une femme a des droits sur lui, ayant tout quitté pour être à lui seul. Il n’entend pas se dérober à ce devoir, mais l’attrait de l’aventure est un peu épuisé. Il pense pouvoir offrir à Laurence une amitié rare, une entière intimité d’âme, une sorte de possession spirituelle, qui aurait ses douceurs et concilierait tout. Il n’a obtenu que des réponses évasives, et point de confidences.
Retourné en Toscane, il a écrit quelques lettres, puis n’a plus donné de ses nouvelles. Mais la guerre a éclaté. Dominique est mobilisé. Après treize mois de silence, il annonce à Laurence qu’envoyé à Salonique, il a une courte permission et veut absolument la revoir. Il s’excuse et s’explique. Non seulement’il ne l’a pas oubliée, mais il est de plus en plus troublé par son souvenir. Tout, dans cette lettre, indique l’amour, un amour que Dominique ne peut avouer à Laurence ni s’avouer à lui-même, et qui se voile d’un platonisme assez naturel chez cet admirateur passionné de Dante et de Pétrarque. Et plus que jamais, il se convainc que Laurence n’est pas la femme qu’elle paraît, que sa vertu est un demi-suicide, un exercice de mortification pratiqué par un ascète qui n’aurait pas la foi. Il la supplie de venir au dernier rendez-vous qu’il peut lui donner entre deux trains avant son départ pour l’Orient. « Amie, amie unique et bien-aimée, je veux être celui qui vous connaîtra dans la vérité de votre âme. Un jour, ne serait-ce qu’un jour ! Que votre cœur s’ouvre au mien, que votre pensée profonde se livre, comme se livre ici la mienne ! Une fois dans votre vie ; vous aurez été vous-même… Je n’attends de vous que cela, ce don suprême et très pur. En échange, vous aurez tout ce qu’un homme peut donner de son âme… »
Il a deviné juste. Laurence porte un masque. Elle cache un ardent désir d’amour et de joie sous ses apparences de pieuse servante des pauvres. Elle s’est décidée à jouer ce rôle par dignité, pour avoir l’air de mépriser ce qu’elle ne peut atteindre. Son dévouement et son austérité ne sont chez elle que le deuil orgueilleux du bonheur. La lettre de Dominique la bouleverse. Son premier mouvement est de refus, toujours par orgueil. L’aime-t-il ? Oui, sans doute, mais lui sacrifierait-il la femme de Fiesole ? Et elle, l’aime-t-elle ? Après une lutte pathétique entre sa fierté qui se révolte et la honte brûlante du besoin de tendresse et de caresses, elle prend son parti de rejoindre Dominique, coûte que coûte. Mais c’est l’hiver et la tempête. Le tramway est arrêté. Pas une voiture ! Cette fille altière, et qui a tant hésité, s’en va maintenant à pied, sous la neige, vers l’homme qui l’attend. Elle a trop présumé de ses forces, s’évanouit, et mourrait sur place si elle n’était relevée par un passant attardé. C’est fini. Dominique succombe aux fièvres de Macédoine. Laurence poursuivra, avec ce souvenir et cette déception en plus, sa morne tâche de religieuse laïque, incroyante et qui ne cherche qu’un alibi.
Il y a évidemment un peu d’artifice dans la disposition des événements. Pourquoi faut-il que Dominique soit lié justement par le genre d’obligation auquel il est le plus impossible à un galant homme de se dérober ? Mme Tinayre se débarrasse de lui en abusant un peu des commodités que lui offre la guerre, et elle escamote la suprême entrevue, dont nous aurions voulu connaître les péripéties et les résultats. D’ailleurs, supposez que Dominique et Laurence aient alors cédé pour une fois à la volonté de la nature, qui ne pétrarquise guère, le dénouement aurait pu rester le même et n’en eût été que plus tragique. Quoi qu’il en soit, le caractère de Laurence, analysé et nuancé avec la plus fine maîtrise, demeure quelque chose d’exquis et de saisissant.
Et c’est très joli aussi, l’histoire de Valentine, de cette femme âgée qu’un jeune homme, sentimental a prise pour une jeune fille en l’entendant chanter sans la voir, charmante vieille qu’il eût aimée si son âge l’eût permis, à tel point qu’aucun amour ne pourra désormais le contenter, et qu’il vieillira à son tour dans une solitude illuminée par un virginal et blond portrait de celle qu’il a connue trop tard en cheveux gris. Le cas est assurément exceptionnel, beaucoup plus que celui de Laurence. Il rentre pourtant dans la vérité générale, si l’histoire de tous les cours, comme le dit le héros de Mme Tinayre, est faite de rendez-vous. manqués.
Philippe-Egon, grand-duc régnant …
…… ……
PAUL SOUDAY.
- 17 septembre 1921 : Le Gaulois : littéraire et politique [3]
Les Lampes voilées
par Marcelle Tinayre
(Calmann-Lévy.)
Mme Marcelle Tinayre possède également le don de peindre les âmes et les paysages : elle possède, par surcroît, le privilège de fondre ce double aspect psychologique et pittoresque de son évocation, de telle façon que ses personnages s’expriment par la poésie même de ses paysages.
De là l’émotion profonde, aux larges résonnances, de chacun de ses livres, de chacune de ses nouvelles.
Sous ce titre émouvant, Les Lampes voilées, Marcelle Tinayre nous offre aujourd’hui deux études de cette province pour laquelle, comme tous les vrais amateurs de la nature humaine, elle a toujours éprouvé une prédilection. La plus longue de ces deux nouvelles, Laurence, est l’une des oeuvres les plus accomplies et les plus larges que nous deviens encore au vigoureux auteur de La Maison du Péché.
Laurence est une vieille demoiselle de trente-quatre ans, fille d’une mère frivole, d’un père sans fortune, qni s’est repliée de bonne heure dans un orgueil un peu janséniste et qui s’est vouée au bien comme elle mis sur sa poitrine un cilice. Quand elle se consacrait aux enfants infirmes d’un hôpital, elle croyait donner son cœur, mais elle s’aperçoit, à l’heure de l’amour longtemps méconnu, que, dans la vertu, comme dans le talent de certaines femmes, il y a toujours quelque désespoir caché. La vie que Lawrence s’était imposée n’était pas la sienne : elle y persévérera pourtant, après avoir failli mourir ; mais qui donc connaîtra la vraie flamme de cette lampe voilée ?…
Le malheur de ces créatures fières, à « l’ombrageuse modestie » est que, trop tôt isolées en elles-mêmes, elles n’auront point, connu le malheur ni la passion ; cette joie de vivre, qui apparaît à Marcelle Tinayre elle-même, semble-t-il, comme la seule forme humaine du bonheur, et « qui sort naturellement d’une âme bien faite, comme s’éveille la mélodie sur les cordes d’un instrument dès que le musicien l’effleure. »