I
LA VUE
Quelquefois un reflet momentané s’allume
Dans la vue enchâssée au fond du porte-plume
Contre lequel mon œil bien ouvert est collé
À très peu de distance, à peine reculé ;
La vue est mise dans une boule de verre
Petite et cependant visible qui s’enserre
Dans le haut, presque au bout du porte-plume blanc
Où l’encre rouge a fait des taches, comme en sang.
La vue est une très fine photographie
Imperceptible, sans doute, si l’on se fie
À la grosseur de son verre dont le morceau
Est dépoli sur un des côtés, au verso ;
Mais tout enfle quand l’œil plus curieux s’approche
Suffisamment pour qu’un cil par moments s’accroche.
Je tiens le porte-plume assez horizontal
Avec trois doigts par son armature en métal
Qui me donne au contact une impression fraîche ;
Mon œil gauche fermé complètement m’empêche
De me préoccuper ailleurs, d’être distrait
Par un autre spectacle ou par un autre attrait
Survenant au dehors et vus par la fenêtre
Entr’ouverte devant moi.
Dans la boule de verre, et le fond transparent
Se précise ; ma main, en remuant, le rend,
Malgré ma volonté, fugitif et peu stable ;
Il représente toute une plage de sable
Au moment animé, brillant ; le temps est beau ;
Des clartés rares et minces courent sur l’eau
S’arrondissant suivant le hasard de la houle ;
Des promeneurs et des enfants forment la foule
Presque totalement oisive ; il fait du vent
Si l’on en croit certains fronts penchés en avant ;
On voit même un chapeau de paille qui s’envole,
Car son propriétaire, un peu trop bénévole,
N’a pas compté sur la brise et sur sa fraîcheur.
Au loin, perdu parmi les vagues, un pêcheur
Est tout seul dans sa barque ; à son mât une voile
Flotte, abîmée et sans éclat, en grosse toile ;
Certains endroits ayant souffert sont rapiécés,
Et des morceaux de tous genres sont espacés ;
Un d’eux mieux défini fait un mince triangle,
La pointe se tournant vers le bas ; il s’étrangle
Et se serre sur un court espace au milieu ;
Le bateau toujours en mouvement penche un peu,
L’arrière se trouvant soulevé par la crête
D’une vague déjà fugace, déjà prête
À suivre sans obstacle et sans bruit son chemin.
Le pêcheur, immobile et calme, a dans la main
L’extrémité rigide, obliquante et tendue
D’une ligne de fond cachée et descendue
Dans l’eau, profondément peut-être. L’homme est vieux,
Il a de gros sourcils épais couvrant des yeux
Encore illuminés, vifs ; sa barbe est inculte ;
Son apparence rude et rustique résulte
De son teint foncé, brun, hâlé par le soleil
Et par l’air ; son sourcil gauche n’est pas pareil
Au droit ; il est plus noir, plus important, plus dense
Et plus embroussaillé dans sa grande abondance.
Le pêcheur a les traits marqués ; son nez est fort ;
Son chapeau mou n’a plus grande forme, son bord
Est rabattu pour lui protéger le visage ;
Ce pêcheur a la mine imposante d’un sage ;
C’est un vieux matelot solide, un loup de mer
Aux membres vigoureux, à la santé de fer,
Qui vivra cent ans et plus, tant il est robuste.
Son habit, aux poignets étriqués, est trop juste ;
Il le gêne sous les bras, il est presque étroit ;
En l’air l’unique mât du bateau n’est pas droit,
Il s’incline beaucoup vers la gauche et se penche,
Entraînant avec lui la grosse voile blanche
Qui s’abandonne molle et flasque ; la raison
De cette obliquité franche est l’inclinaison
Que la vague puissante et maîtresse qui passe
Donne inconsciemment au bateau, quoique basse ;
À l’arrière, émergeant à peine, un gouvernail
Reste dans un complet abandon, sans travail.
Plus loin et plus à droite un yacht lance un panache
De fumée assez long et noirâtre qui cache
Une autre barque dont l’aspect dans le lointain
Est par ce fait rendu plus flou, plus incertain ;
La barque y disparaît grâce à sa petitesse ;
Le yacht lancé paraît donner de la vitesse ;
Son avant tourné vers la gauche fend les flots,
Et l’écume jaillit jusqu’aux premiers hublots
Qui ressortent, chacun comme une boule ronde ;
La coque est gracieuse, élégante. Du monde
S’est groupé selon les amitiés sur le pont ;
Mais on cause surtout à l’avant qui répond
Mieux que ne fait l’arrière aux besoins d’ample vue
Et d’air vivifiant et sain. Une main nue
Est dressée à l’avant, sortant d’un groupe assis ;
Elle veut ajouter, par un geste précis,
À l’affirmation d’une parole sûre
Mettant en avant soit blâme, soit flétrissure
Au sujet d’un absent honni, vilipendé ;
Celui qui fait le geste est sec, dégingandé,
Long et chétif ; un des côtés de sa moustache
Qui se tient raide et bien relevé, se détache
Sur l’horizon de mer et par hasard se met,
Avec exactitude, en plein sur le sommet
Régulier, étendu, d’une petite vague.
Le causeur à son doigt courbé porte une bague
Qui lance dans sa pose actuelle un éclair ;
Il est vêtu, non sans soins, d’un vêtement clair ;
Quand il se lève, il doit être de haute taille ;
Il a des bords étroits à son chapeau de paille
Qui, par crainte d’un vent trop fort, est enfoncé ;
Le ruban large qui le garnit est foncé
Avec, dans le fini de son nœud, quelque chose
D’anormal. Le restant du groupe se compose
De trois personnes dont un corpulent fumeur,
D’heureux tempérament et de joyeuse humeur,
Qui tient entre ses dents un énorme cigare ;
Il n’est pas fort à la question et se carre
Le mieux possible dans un excellent fauteuil ;
Il jette en l’air un calme et languissant coup d’œil
Pour suivre la fumée impalpable et légère
Qui s’éloigne de son visage et lui suggère
Mille rêves des plus doux et délicieux
En montant avec des spirales vers les cieux.
Sa cravate aux replis combinés est bouffante
D’arrangement classique et de forme savante ;
Son gilet blanc semé de gros et sombres pois
Le gêne par beaucoup de raideur et d’empois.
À sa droite une femme est en robe voyante ;
L’étoffe est à la fois soyeuse et chatoyante ;
Sa jupe a dans le bas trois ou quatre volants
Peu froncés, ne sortant guère, plutôt collants ;
Elle est assise avec grâce et tient son ombrelle
Debout, en s’appuyant de ses deux mains sur elle ;
Elle garde ses bras allongés et tendus
Et même quelque peu nonchalants et tordus,
Car elle ne s’amuse en rien et se détire,
Ne trouvant pas un seul mot curieux à dire
Sur un sujet qui lui demeure indifférent ;
Elle laisse flotter son esprit, préférant
Ne pas donner d’avis et s’en tenir au rôle
D’écouteuse, acceptant d’avance sans contrôle
Ce que peut raconter de mauvais ou de bon
Le grand mince, qui, lui, possède fort le don
Des discours. On voit un oiseau d’étrange espèce
Au chapeau de la femme ; une voilette épaisse
S’applique et reste sur sa figure, assez près
Pour qu’on devine la finesse de ses traits.
Installée à côté d’elle, une femme âgée
Ne se prononce pas, car elle est partagée
Entre le doute pur et l’acquiescement ;
Elle entend réserver son secret sentiment
En attendant que la preuve éclate et se fasse ;
Une indécision persiste sur sa face ;
Pour ne pas se risquer elle lance un regard
Inutile, sans but, dans le vague, à l’écart,
Et sa bouche s’avance en faisant une moue
Qui, surtout du côté droit, lui plisse la joue ;
Elle veut une plus grande réunion
D’arguments pour se bien faire une opinion ;
Il faut que l’évidence apparaisse et lui crève
Les yeux ; dans sa prudence excessive elle lève
Les deux bras au-dessus même de ses genoux ;
Sa main gauche, tranchant au loin sur les remous,
Se profile sur un canot qu’elle dérobe
Aux trois quarts, ne laissant voir que l’avant ; la robe
De la dame est dans un drap foncé tout uni
Et d’un modèle très simple, mal défini ;
C’est une forme sans apparat, qui se porte
En toute occasion ; la dame est assez forte ;
Elle s’habille sans contrainte, avec ampleur,
Gardant tout mouvement libre ; elle n’a pas peur
Du soleil ; son ombrelle est bien pliée et mince,
Un élastique, vers le milieu, prend et pince
L’ensemble régulier et parfait de ses plis
Qui sont étincelants, lumineux et pâlis
Par une clarté crue et blafarde qui tombe ;
Bien que l’étoffe dans l’ensemble, de loin, bombe,
Entre chaque baleine un espace est à plat ;
L’épaisseur n’est pas tout entière sous l’éclat ;
La moitié basse, dans l’ombre, n’est pas touchée ;
L’ombrelle ne se tient à rien, elle est couchée
Sur les genoux de la dame et ne tombe pas.
À la gauche du groupe, ensemble, à quelques pas,
Deux hommes causent ; l’un, fort, de haute stature,
Prend la parole ; son sujet est de nature
Sérieuse ; il se met d’emblée à la hauteur
De celui qu’il a pris comme interlocuteur
Et qui paraît de suite être le capitaine ;
Ce dernier, confiant dans la marche certaine
De son bateau dont il connaît le maniement,
N’écoute que pour la forme, mais poliment
Son voisin qui, sans doute, est le propriétaire
Du yacht ; le capitaine affecte de se taire
Mais il prépare tout bas des collections
D’arguments décisifs, puissants, d’objections
Qu’il tient, sans en avoir l’apparence, en réserve
Pour quand l’autre aura mis dehors toute sa verve ;
Il se dit, dépensant du bon sens à part lui,
Qu’on aura sûrement un sérieux ennui
En exécutant la chose déraisonnable
Qu’on lui propose et qui serait impardonnable ;
Mais le grand n’en démord pas ; avec deux doigts joints
Il indique en avant, nettement, un des points
De la côte où se joue un peu d’écume blanche ;
Il tient négligemment sa main gauche à la hanche
En s’appuyant avec mollesse sur un jonc
À pomme de métal, mince, uniforme et long,
Qui se recourbe sous son poids, étant flexible ;
L’homme s’est mis sur un terrain inaccessible
Aux profanes, surtout à ses quatre invités ;
Aussi les laisse-t-il parler frivolités,
S’adonnant, pour sa part, aux choses sérieuses,
Aux actions les plus sages, impérieuses ;
Dans son enthousiasme, il se croit du métier
Et s’enflamme pour ses paroles ; tout entier
À son sujet, il tend ses facultés et fronce
Ses sourcils ; par ce seul mouvement il enfonce
Son regard qu’il rend plus pénétrant, plus perçant
Et qu’il dirige vers le lointain, l’exerçant
Avec ardeur, avec une puissance énorme.
Le capitaine, bien pris dans son uniforme,
Quoique d’un avis tout autre, reste muet ;
Il est chétif et sans résistance, fluet ;
À son menton, pointant tout droit, une barbiche
Est brune ; mais déjà par-ci par-là se niche
Dans son épaisseur sombre un poil plus ou moins gris ;
Ses traits sont souffreteux, maladifs, amaigris ;
C’est un échantillon d’homme en convalescence
Chez lequel se prépare une recrudescence
De force et de santé, d’homme dont l’appétit
Commence à revenir, mais petit à petit ;
On devine que son apparence normale
Doit être beaucoup plus vigoureuse et plus mâle ;
Les conseils qu’il reçoit ne seront pas suivis,
Car ils sont déjà tous rejetés, desservis
Par l’intime et secret travail de sa pensée ;
Il compte proposer une offre plus sensée
Avec l’autorité du professionnel
Qui se permet un ton décisif et formel
Grâce à son habitude, à sa longue carrière,
Aux profits qu’il en a retirés.
À l’arrière,
Le timonier est bien fixé sur son chemin ;
Impassible, il regarde en avant, une main
Occupée à ne pas abandonner la roue,
L’autre prête à venir en aide ; sur sa joue
Descend un favori peu fourni, court, étroit,
Qui semble drôle, sans raison d’être, tout droit ;
Les regards fixes, comme inspirés, il contemple
L’horizon ; son jersey, de teinte sombre, est ample ;
Le temps et le fréquent usage l’ont rendu,
Sur presque toute sa largeur, mou, détendu ;
Son tissu mince, lâche et souple prend le torse
Sans intensité, sans précision, sans force,
Il fait des plis nombreux près du coude, du bras
Et de l’épaule ; l’homme au reste n’est pas gras ;
Il est suffisamment de profil pour permettre
De lire tout entière une dernière lettre
Celle d’un nom, le nom du navire, tracé
Sur sa poitrine ; mais le ton en est passé,
La couleur de la lettre est vaporeuse et tranche
D’une façon à peine établie et peu franche
Sur le fond ; le contour n’est pas bien accusé,
L’ensemble est confondu, presque indistinct, usé.
Outre le timonier silencieux, trois hommes
Habillés comme lui suffisent pour les sommes
De travail que demande, à lui seul, l’entretien
Du yacht coquettement tenu, qui reluit bien,
Brillant de propreté. Tous trois causent ensemble
À l’arrière, debout, émoustillés ; il semble
Que leur sujet est gai, régalant ; le plus gros,
Un hercule qu’on voit exactement de dos,
Est dans la joie ; on croit voir ses larges épaules
Se secouer, grâce à des mots lestes et drôles ;
Il s’en donne et se fait quelque peu de bon sang,
Laissant libre son gros rire sonore et franc ;
Ses mains s’enfoncent presque entières dans ses poches,
Et ses coudes tous deux semblables, quoique proches
De son corps, laissent par l’écart assez de jour
Pour qu’on distingue dans le lumineux contour
Les vagues au lointain, ne cessant de décrire
Leurs courbes. Un second homme est en train de rire
À la droite du gros ; on aperçoit ses dents
Car il ne garde rien de sa joie au dedans ;
Sa jambe s’est levée afin que sa main puisse
Allonger un soufflet bien à plat sur sa cuisse,
Et son pied gauche est, par ce fait, un peu distant
Du pont ; l’homme n’est pas gêné ; pour un instant
Perché tranquillement sur un seul pied, il garde
L’équilibre ; il ne fait qu’écouter et regarde
Celui qui le fait tant pouffer et qui se tient
À la gauche du gros hercule auquel il vient
Au menton ; celui-là parle ; on voit à sa bouche
Qu’il raconte tout un événement ; il touche
Le bras du gros avec l’extrémité du doigt
Afin de réclamer l’attention qu’on doit
Aux mille petits faits dont s’émaille l’histoire
Qu’il a choisie avec art dans son répertoire ;
Il a de la gaîté, du bagou, de l’entrain,
De la frivolité native avec un brin
D’étrangeté dans ses gestes, dans son allure ;
Il est si brun de teint, d’œil et de chevelure,
Qu’on doute, du premier regard, qu’il soit Français ;
Comme le timonier, tous trois ont des jerseys
Avec des lettres à la place accoutumée.
La machine du yacht lance de la fumée
Qui conserve d’abord beaucoup de densité,
Mais perd presque aussitôt de son intensité ;
Sous les impulsions de l’air elle exagère
Sa transparence claire et devient plus légère ;
Elle subit la forte influence du vent
Occupant un certain espace en arrivant
À la barque petite et frêle qu’elle cache
Et qui, sur les remous constants, ne se détache
Que derrière un rideau gris de vague brouillard.
Dans la barque, à l’avant, est assis un vieillard
Au regard avisé ; derrière ses lunettes,
Ses rides fines et profondes sont très nettes,
Très distinctes malgré le voile de douceur
Du brouillard enfumé ; c’est quelque professeur
En villégiature estivale, en vacance,
Ne cherchant nullement le bon ton, l’élégance,
Se reposant de ses innombrables travaux
Avant d’en commencer encore de nouveaux ;
Sa figure revêche, austère, est encadrée
Par une grande barbe impeccable et carrée ;
Sa cravate est collée et plate ; comme effet,
Elle présente les signes d’un nœud tout fait.
Devant lui, mais plutôt à sa droite, une dame
Plus jeune d’au moins dix ans, sans doute sa femme,
Reste incommodément debout dans le bateau ;
Elle est entièrement couverte d’un manteau
Qui lui descend aux pieds ; c’est un cache-poussière
Grisâtre, fin, léger ; la dame a la paupière
Abaissée ; elle tient piteusement sa main
Hésitante, immobile, en faisant l’examen
De la banquette qui s’offre comme suspecte,
Soit qu’un peu d’eau de mer l’éclabousse et l’humecte,
Une ou deux vagues plus fortes ayant sauté
Et causé ce gâchis, soit que la propreté
Que le bois plus ou moins confortable présente
Ne lui paraisse pas sûre ni suffisante.
Deux jeunes filles très droites, se tenant bien,
Dont on voit les dos plats, longs, sans connaître rien
De leurs figures, ont les deux robes pareilles,
Et chacune a les deux mêmes boucles d’oreilles ;
Mais le brouillard devant leurs corps est plus épais,
Grâce au meilleur état, à la plus grande paix
De cette portion courte de l’atmosphère
Qui tarde plus à le dissoudre, à le défaire ;
La fumée a déjà beaucoup moins de grosseur
Devant la silhouette ample du professeur ;
Mais, à leur place, les deux grandes demoiselles
Ont malheureusement, comme appliqué sur elles,
L’endroit précis le plus obscurci, le plus noir,
Qui, presque absolument, empêche de les voir ;
Derrière ce rideau, leur silhouette double
Est nuageuse, sans fini, confuse et trouble
Avec certains contours escamotés ; il faut
Des recherches pour les trouver, surtout en haut
Puisque c’est le niveau de leurs têtes qui marque
La pire opacité. Le patron de la barque,
Un vieux tout raide, à la mine de bisaïeul,
Manœuvre avec beaucoup d’habitude, à lui seul,
Le gouvernail ainsi que la voile ; il se voûte
Et n’a pas conservé sa souplesse ; il lui coûte
De faire un mouvement prompt, de se redresser ;
La mer résiste, il est obligé de presser
Fortement contre lui, mais d’un seul bras, la barre
Qu’aucun espace, même infime, ne sépare
De son corps, car son coude et sa main serrent dur ;
Le brouillard, devant lui, se trouve assez obscur ;
À droite, la fumée envahissante, en brume,
En se répartissant sur un plus grand volume,
Monte par une pente irrégulière au ciel.
Vagabonde, sans but constant, essentiel,
Se dirigeant vers les régions du silence ;
En haut, elle s’éloigne avec une tendance
À se subdiviser en de nombreuses parts.
Partout, dans tous les sens, des bateaux sont épars
Sur la mer ; on ne peut découvrir un espace
Longtemps vide et désert. À droite, plein de grâce,
Rapide sous le vent qui le force à ployer,
Et qui le fait glisser sans tangage, un voilier
S’éloigne de la côte, et sa marche est oblique.
On ne sait vers quel point il s’avance ; il se pique
De vitesse, grâce à son peu de poids, gonflant
Ses trois voiles de taille inégale, et filant
Le plus possible, usant de toute son allure.
Deux hommes à son bord ont la même rayure
Très large, épaisse, blanche et noire à leur maillot ;
Ils n’échangent pas une idée et pas un mot ;
Ni l’un ni l’autre n’est enclin aux facéties ;
Leur esprit est tendu, tout aux péripéties
De la course, de la brise et du maniement ;
Ils restent absorbés, attentifs seulement
À ne pas s’adonner à des manœuvres sottes ;
Ils sont habillés sans gêne ; ils ont des culottes
En toile, dont le grand éclat et la blancheur
Révèlent vite la nouveauté, la fraîcheur ;
On peut presque y trouver l’assurance, la preuve
Que l’étoffe n’est pas lavée et qu’elle est neuve ;
Le bateau même est plein de finesse, de soin
Et de précision déterminée.
Au loin
Une barque, sans grande importance, minime,
Est cachée aux trois quarts par la mouvante cime
D’une vague ; dedans, presque au centre, un rameur
Rêveur, insouciant, n’a pas la moindre peur
Que le flot se gonflant encore l’engloutisse ;
La mer serait partout égale, douce et lisse
Que l’homme n’aurait pas un calme plus complet.
Son expression vraie est béate ; il se plaît
À cette danse que lui font subir les lames ;
Il tient d’une façon inutile ses rames,
L’extrémité pointant en l’air, et sans songer
À les remettre à leur poste, à les replonger ;
Il n’a pas le désir de se changer de place
En avant pas plus qu’en arrière. Il est en face
De deux femmes à la fausse excentricité
Étalant un piteux luxe mal imité ;
Leurs robes claires sont en étoffes douteuses
Voulant singer par leur aspect les plus coûteuses ;
Leur genre est tapageur et de mauvais aloi ;
Leur figure paraît s’outrer, grâce à l’emploi
De pâtes et de fards épais de toutes sortes ;
Elles sont toutes deux corpulentes et fortes ;
L’une veut contrefaire, en étendant le bras,
Un beau geste usité dans les grands opéras,
Et, comme dans la scène émouvante, elle jure
Qu’elle n’avance rien que la vérité pure ;
Son geste est solennel, tragique et véhément,
Son attitude se fait digne et son serment
Doit être une orgueilleuse et solide réponse
Pour un soupçon auquel elle veut qu’on renonce,
Le tout pour rire, sans courroux, sans gravité,
Sans vrais griefs pour le soupçon immérité.
D’autres barques de toute espèce sont semées
Plus ou moins proches du littoral, animées
De mouvements semblant spéciaux et divers ;
Les unes ont leur mât droit, d’autres, de travers
Au caprice des flots.
Dans les airs, des mouettes
Dessinent sur le ciel ou l’eau leurs silhouettes ;
Une, modeste en son essor, vole très bas
Restant presque sur place et ne s’élançant pas ;
Plus haut, une autre avec les ailes immobiles
Plane, semblant tracer des courbes inutiles,
Uniquement pour son plaisir, par simple jeu,
Comme cherchant à faire effet sur le ciel bleu ;
Une, plus délurée, ardente, et plus petite
Bat des ailes de tout son pouvoir, fort et vite
Et monte en droite ligne, ayant l’intention
De continuer très haut son ascension.
Sur la plage, un enfant est près du bord ; il lance
Avec rapidité, presque avec violence
Un mauvais bout de bois venant on ne sait d’où ;
Un chien que le plaisir, l’attente, rendent fou,
Devançant son jouet, part et se précipite
Vers la mer ; justement le morceau de bois quitte
À l’instant même la main droite de l’enfant ;
C’est un mince fragment de planche qui se fend
Dans un bout ; refermée étroitement, la fente
Se courbe, en décrivant une légère pente,
Mais sans s’étendre sur une grande longueur ;
Le reste du bois blanc a gardé sa vigueur ;
Sa consistance entière est demeurée intacte ;
L’horizontalité du bois n’est pas exacte,
Quoique si proche du départ, le bout fendu,
Peut-être par son poids plus grand, est descendu ;
Le bâton possède un mouvement giratoire
Qui met en évidence une tache très noire,
Éclaboussure ronde et forte d’un vernis ;
Certains points, sur le bois, se sont vite ternis,
Déjà secs ; mais l’ensemble est miroitant, humide.
Le chien, pour son élan irréfléchi, se guide
Grosso modo sur la bonne direction
Du bâton ; il est plein d’une animation
Exubérante, sans borne, continuelle ;
Il a besoin de se secouer, il ruisselle
Et, sans doute, a déjà repêché plusieurs fois,
Au beau milieu de la vague, le bout de bois.
Ce jeu divertissant, endiablé, l’électrise ;
C’est un caniche de taille moyenne ; il frise,
Quoique ses poils épais soient collés et mouillés,
Adhérant jusqu’à son corps, compacts, appuyés
Et pourtant recourbés ; quelqu’un a dû le tondre
Récemment ; il n’est pas possible de confondre
Les endroits où le poil est enlevé, très ras,
Avec ceux où s’étend sa fourrure. Il est gras ;
Sa moustache mouillée est retombante et plate,
Ses coins laissent tomber des gouttes ; à la patte
Il porte, juste à sa mesure, un bracelet
Contre l’humidité duquel brille un reflet,
Et qui reste à sa place, inébranlable, à cause
D’une touffe de poils sur laquelle il repose ;
La touffe est circulaire et sa belle rondeur
Prouve l’habileté parfaite du tondeur.
Une vague devant le chien s’étale et couvre
Le sable égalisé. La main de l’enfant s’ouvre
En laissant échapper consciemment, exprès,
Le bâton libéré, mais encore trop près
Pour que la main déjà lourde soit retombée ;
Le pouce s’arrondit en ligne recourbée,
Immobile et raidi, car il se lève fort
Ainsi que tous les doigts, pour ne pas faire tort
À l’élan de ce qu’ils lâchent. Sur le costume
De l’enfant, à la taille, un gros paquet d’écume
Adhère, mais pour peu de temps, apporté là
Par un violent coup de vent qui l’y colla ;
La brise joue encore avec lui, le renverse
Et progressivement l’effrite et le disperse,
Emportant les flocons partiels un par un ;
Le plus tenace aura son tour. L’enfant est brun ;
Il a l’air de parler à son chien, il l’exhorte ;
Sa jambe droite, raide, est en avant et porte
Le poids entier de son corps entraîné qui suit
Le bout de bois, pendant qu’il s’évade et s’enfuit,
S’apprêtant à troubler une courte accalmie
Visible au bord de l’eau ; la physionomie
De l’enfant encourage et ranime le chien
Afin qu’il n’ait pas peur et qu’il s’élance bien ;
L’enfant, le surchauffant à l’avance, l’excite
De crainte qu’il reste en arrière, qu’il hésite
Et ne soit pas assez décidé ni dispos
À se plonger ; l’enfant tient derrière son dos
Sa main gauche ; son poing inutile se ferme
Et se crispe ; il est en chaussettes ; l’épiderme
De ses mollets est brun, profondément hâlé,
Mais le ton, au mollet droit, n’est pas égalé
Par le bas de la jambe enfermé d’habitude
Sous la chaussette dont une vicissitude
A fait glisser le haut qui tombe et se rabat
Recouvrant la bottine ; on trouve moins d’éclat
À la chair, à partir de la limite nette
Sur laquelle devrait aboutir la chaussette ;
La peau n’a pas la même irradiation ;
Les deux teints sont voisins sans dégradation
Et la ligne qui les sépare se découpe
Rigide.
À gauche, un peu loin de la mer, un groupe
Se compose de quatre enfants. Pour s’amuser
Ils se sont mis, avec passion, à creuser
Dans le sable ; chacun est muni d’une bêche ;
Une fillette a des beaux cheveux ; une mèche,
Que le vent a choisie et sépare, se tient
Horizontale, même un peu haute, et lui vient
D’une façon gênante, auprès de la figure,
Continuant ensuite en avant ; elle endure
Ce chatouillement sans y faire attention.
La mèche est d’une fort belle dimension ;
Elle ondule, elle a des reflets, elle est épaisse.
La fillette, toute à son ouvrage, se baisse ;
Trouvant l’effort de ses deux bras insuffisant,
Elle s’acharne et fait son possible en pesant
Avec son corps sur la bêche pour qu’elle enfonce ;
En peinant avec cette importance, elle fronce
Les sourcils et, montrant ses dents, elle se mord,
Sans en prendre une trop grande épaisseur, le bord
Irresponsable de sa lèvre inférieure.
La mèche de cheveux, avec son bout, effleure,
En s’y fixant un peu, la toque d’un bambin
À l’expression vive, alerte, au masque fin
Auquel on donnerait cinq ou six ans à peine ;
Son costume ne peut rien avoir qui le gêne,
C’est un jersey collant où son corps est moulé,
Ayant un col marin dont un coin est roulé,
Se levant et faisant presque un tour sur lui-même,
Capable même d’en commencer un deuxième.
Le petit porte les cheveux flottants et longs ;
Ce sont des cheveux clairs, légers, sans doute blonds,
Dont les boucles, autour de son cou, peu nombreuses,
Sont fines, s’allongeant séparément, soyeuses ;
L’enfant, pour enfoncer sa bêche, s’aide un peu
De son pied dont il vient d’appuyer le milieu
Contre le manche, en plein sur le tranchant qu’il presse ;
La pointe du soulier, par cet effet, se dresse
Et le talon bascule entraîné vers le bas,
Car le pied, en faisant son effort, ne peut pas
Rester horizontal sur un support si mince ;
La bottine, devant, s’est contractée et pince
Au fond d’un de ses plis durs et tassés, le bout
En métal du lacet qui se plante debout,
Solidement et par hasard, dans l’interstice
Momentané, rempli d’aléas et factice
Que forme, en rapprochant deux bourrelets, le cuir ;
Le lacet, libéré, pourra bientôt s’enfuir
Dès que le pied, n’ayant plus son effort à faire,
Reprendra brusquement sa posture ordinaire
Et se tiendra plus droit, plus raisonnable, et mieux.
En face de l’enfant, un jeune paresseux
Se reposant après ses fatigues, regarde
Dans le lointain ; il s’est interrompu, mais tarde
À se remettre à la besogne ; c’est l’ardeur
Qui lui manque, car il ne trouve que tiédeur
En lui-même, pour son trop puéril ouvrage ;
Il ne témoigne ni volonté ni courage ;
Il estime qu’il a suffisamment peiné
Et qu’il a mérité son repos ; c’est l’aîné
Du groupe, et le plus grand de beaucoup ; sa croissance
Le met déjà presque au seuil de l’adolescence ;
Son ambition croît, son horizon s’étend ;
Les gambades, les jeux ne l’amusent plus tant ;
Il a de plus hautains aperçus, d’autres vues,
De vagues sentiments sur des choses mal sues,
Sur les ébauches de ses rêves ; son esprit
Veut tenter un effort plus vaste, s’enhardit,
S’essaye, part à la découverte, se hausse
Mais échoue. À sa gauche une enfant assez grosse
Creuse, abat du travail pour deux, oubliant tout
Pour mener à souhait sa tâche jusqu’au bout.
Elle est active, elle a du cœur à la besogne.
En prenant de l’élan pour bêcher, elle cogne
Avec son coude son voisin, le beau rêveur
À qui le jeu paraît ennuyeux, sans saveur,
Et la vie enfantine insuffisante et plate.
La fillette a dans son dos une lourde natte
Qui tombe droite et dont la régularité
Est obtenue avec art et sévérité ;
Rien ne dépasse, rien ne s’écarte ou se mêle,
Tout est net, appliqué, voulu ; la natte est belle,
Elle a du tassement dur dans son épaisseur,
De la vigueur et du brillant dans sa noirceur
Qui tranche fortement sur la robe moins noire ;
Dans le bas de la natte un ruban neuf en moire
Est serré, formant un irréprochable nœud
Endommagé déjà par le vent qui le meut
Et le harcèle dans tous ses coins ; une coque
S’aplatit en cédant à ce vent qui la choque
À la fois sur la robe et contre les cheveux ;
L’autre coque se gonfle au contraire, et son creux
Forme une courbe large, étendue et très ample
Qui ne suit pas dans son apparence l’exemple
De sa voisine plate et comprimée ; un pan
Auquel le vent transmet aussi certain élan
N’a presque pas changé de place ; il se termine
Par deux pointes, chacune imperceptible et fine
Formant un angle par l’échancrure, au milieu,
Angle dont le sommet mal fait s’écarte un peu
Du centre du ruban ; le second pan se cache
Sous la natte, introduit par le vent ; une tache
Au pourtour tortueux, débordant, inégal,
S’étale sur le bout de moire vertical
Qui sépare les deux coques ; l’endroit se plisse,
Car on a bien serré le nœud de peur qu’il glisse.
Derrière les enfants, assise à quelques pas
Une femme s’occupe à tricoter un bas ;
Faute de mieux elle a pris une vieille chaise
Inconfortable, sale, incomplète et mauvaise,
Dont les pieds, tous les quatre ensemble, ont pénétré
Dans le sable aisément, n’ayant pas rencontré
De résistance ni réelle ni factice.
La femme porte un beau bonnet blanc de nourrice
Mais sans épingles ni grands rubans ; ce bonnet
Ordinaire, banal, tout simple, et qu’elle met
Encore maintenant, est tout ce qui lui reste
De sa tenue ancienne, et tout seul il atteste
Qu’elle fut autrefois nourrice ; les parents
L’ayant appréciée et s’en trouvant contents
L’ont conservée auprès d’eux après le sevrage
Du nourrisson qui, sous sa garde, avance en âge.
Son bas n’est pas depuis très longtemps commencé,
On n’en voit qu’un fragment uni, pas nuancé,
Un début promettant la suite ; elle tricote
Activement, mettant ainsi comme une note
De bon travail, d’emploi de temps, d’utilité
Au beau milieu des jeux et de l’oisiveté
Qui domine dans les groupes, dans les familles ;
Son ouvrage est bien fait et ses longues aiguilles
Possèdent, toutes les quatre, leur propre emploi ;
Elle se reconnaît d’instinct, sans désarroi
Dans cet emmêlement apparent ; l’habitude
L’exempte de la plus légère incertitude ;
Elle répète son mouvement machinal
Indéfiniment, sans se donner aucun mal,
Faisant, comme par un miracle, chaque maille
Régulière, identique et de la même taille ;
Deux aiguilles dans ses gros doigts sont bout à bout ;
Pour le moment, ce sont ces deux-là qui font tout ;
Sortant sournoisement des mailles, les deux pointes
Ont l’air de se chercher querelle, presque jointes ;
On devine leur bruit, leur choc perpétuel,
Le cliquetis de leur inoffensif duel ;
Elles semblent toujours prêtes à se répondre
Sans se tromper d’endroit et sans jamais confondre
Leurs manigances ni leur rôle respectif ;
La nourrice fait son travail constant et vif
Sans le voir et sans y penser ; son esprit vogue
Vers un sujet bien plus grave ; elle dialogue
Avec une autre femme et paraît discuter ;
L’autre est assise près d’elle et, pour l’écouter
Avec plus de profit, elle a cessé de coudre ;
C’est une gouvernante ; elles ont à résoudre
Certaine question pressée et qui revêt
À leurs yeux quelque grand et puissant intérêt,
Question à la fois délicate et prenante ;
C’est la nourrice qui parle ; la gouvernante
Guette anxieusement, pour saisir au plus tôt
L’occasion qu’il lui faut, pour placer son mot ;
Cette application volontaire l’oblige
À ne pas s’employer ailleurs ; elle néglige
Son ouvrage qui, lui, veut être regardé
Étant plus compliqué que du tricot ; un dé
Brille à son doigt ; avec l’extrémité du pouce
Elle l’écarte par une pression douce
Et le soulève un peu, seulement pour laisser
De l’air nouveau, plus vif et plus frais, s’y glisser ;
L’aiguille qu’elle tient en même temps, dessine
Sur l’ouvrage, son ombre appréciable et fine
Dont les côtés sont flous et débordants ; le fil
Très court, ne pouvant plus durer, est en péril
De séparation soudaine ; pour qu’il sorte
De l’aiguille, la moindre impulsion trop forte
Suffirait bien ; l’ouvrage est en beau linge fin ;
Le fil part d’un ourlet mou qui tire à sa fin ;
Le linge se chiffonne, obéissant et souple,
Manié fréquemment.
À gauche un jeune couple
Examine la mer ; l’homme de son bras droit
Tient la femme par la taille ; son second doigt
S’écarte largement des autres, se sépare,
Se détachant beaucoup sur l’étoffe qu’il barre ;
Les deux amoureux sont calmes, contemplatifs ;
Ils trouvent de profonds mystères suggestifs
Dans le spectacle sans égal et grandiose
De cette immensité forte qui vous impose
Et devant qui le cœur bat, plus fier, ennobli ;
Cela, pour un moment leur procure l’oubli
Des faits habituels et plats, du terre à terre ;
Ils sont dans cet état d’esprit où l’on enterre
Les multiples soucis, légers, quotidiens,
Les tracas lancinants, avec les mille riens
Dont l’indéfinissable et lente kyrielle
Rend la vie absorbante et trop matérielle ;
Leur pensée est bien loin du monde ; ils sont grisés
Par les profonds aspects qu’ils ont poétisés ;
L’homme, dont on voit la joue, ébauche un sourire ;
Son geste de soudain enlacement lui tire
Sa manchette qui monte un peu, laissant à nu
Tout son poignet ; un fin bracelet est venu
Glisser jusque-là ; c’est un bracelet de femme,
Témoignage de quelque impérissable flamme,
Relique n’ayant pas de prix, gage d’amour
Donné pour qu’on le porte à jamais, nuit et jour ;
Le bracelet est fait d’une fragile chaîne ;
Des perles de grosseur suffisante et moyenne
L’ornent, séduisant l’œil par leur bel orient
Et leur égalité ; le même point brillant
Étincelle, de loin en loin, sur chaque perle.
Devant eux, plus à gauche, une vague déferle
Et recouvre les pas aux trois quarts effacés
De deux enfants jouant ensemble, déchaussés,
Sur la surface du sable enfonçant, humide ;
L’empreinte de leurs pieds nus n’est guère solide
Sur cet inconsistant et facile terrain
Que l’eau, par son élan même, est toujours en train
D’aplanir et d’user, sitôt qu’elle le frotte ;
Le plus jeune des deux enfants marche et barbotte
En pleine vague ; il a dans la main gauche un seau
De métal peint, pour les pâtés en sable ; l’eau
Lui montant jusqu’au bas des chevilles y trouve
Un double obstacle ; la gêne qu’elle en éprouve
Se traduit par des plis courbes, par des remous
D’ailleurs sans importance, inoffensifs et doux ;
Dans le seau de l’enfant, une petite pelle
Se tient debout, un peu penchée ; on ne voit d’elle
Que la poignée, ainsi que le vieux manche en bois
Assez mince, mais dont la hauteur et le poids
Font dévier le tout que cette force entraîne.
La peinture du seau représente une plaine
Avec, dans le lointain, un délicat clocher
Que le seau, par son seul mouvement, fait pencher,
Mais qui semble d’abord se pencher de lui-même ;
Dans la plaine, joyeux et fort, un homme sème,
En cheminant à pas comptés, dans un sillon ;
L’ensemble de l’endroit offre un échantillon
De calme ; le semeur est le seul personnage
Visible dans ce coin désert du paysage ;
Entourant le clocher, des toits nombreux et bas
Sont resserrés les uns près des autres, en tas,
Sans qu’on puisse y trouver la place d’une rue ;
La peinture, sans nul doute, se continue
Derrière, sur le seau partout colorié,
Quoiqu’on n’en ait devant les yeux que la moitié.
L’enfant regarde l’eau qui fraîchement entoure
Ses jambes ; pour lui-même, il met de la bravoure
À supporter la vague et son trop froid contact.
L’autre enfant est placé devant le bord exact
Où l’eau s’arrête ; il est plus poltron, il évite
De dépasser l’humide et trop fraîche limite,
Se comportant comme un jeune et prudent frileux,
Ennemi du danger ; ses pieds nus font des creux,
Des empreintes qui sont faciles sur ce sable
Humecté récemment et très modifiable ;
Les pas nombreux, petits, sont fortement moulés,
Reconnaissables tous sur les endroits foulés ;
L’enfant tient une pelle en bois, de même forme
Que celle du petit, mais longue, lourde, énorme ;
Par ses proportions elle ressemble un peu
À quelque bêche dont elle doit tenir lieu ;
L’enfant a ramassé toute une pelletée
Qu’en ce moment il n’a pas encore jetée ;
Mais il est sur le point de prendre son élan
Pour la lancer avec force dans l’océan ;
Il tient sa pelle dans ses deux mains, la recule
Par une impulsion discrète, presque nulle ;
Mais son attention est tendue, il est prêt
Au moment du plus grand recul et de l’arrêt
À faire repartir, sans qu’un seul grain ne verse
Le sable, hardiment et fort, en sens inverse,
Tout en le maintenant en un paquet serré,
Afin qu’il tombe au loin, sans fragment séparé,
Et fasse son plongeon d’un seul bloc et sans perte ;
La place où fut ôté le sable est recouverte
Par la vague ; déjà plein, inondé, le trou
Fait par la pelle, est sans vaillance, faible et mou ;
L’eau brusque, envahissante, anéantit, éreinte
Les bords inconsistants, fragiles, de l’empreinte ;
Le pourtour, cédant sous le choc, est affalé ;
Le vide, maintenant, sera vite comblé ;
L’eau, n’ayant pas grand fond, est claire et diaphane.
En l’air un cerf-volant marche à souhait ; il plane
En oscillant, instable, inquiet et campé
Vers le silence, assez haut ; il est découpé
En forme de ballon sans passagers, et flotte
Soutenu par le vent rapide qui le frotte ;
Il présente l’aspect d’un mince aérostat
En détresse, penché, monstrueusement plat ;
Il a sur lui, pour mieux l’enjoliver, des raies
Sombres sur le fond blanc, clair ; elles sont plus gaies
Qu’un ensemble partout pareil, complet, uni,
Et d’où l’original se trouverait banni ;
Chaque raie, en suivant la grande silhouette,
La reproduit de plus en plus courte et fluette,
À mesure qu’on va près du centre ; en dessous
Une queue en papier a des mouvements doux,
Des ondulations ; sans doute elle serpente
Plus ou moins fort, selon la façon dont il vente ;
Un fil noir paraissant incassable, tendu,
Et par qui l’horizon est comme un peu fendu,
Descend du cerf-volant qu’il retient ferme, et passe
Inflexible, isolé, raide à travers l’espace ;
Quand, du regard, avec persistance, on le suit
En bas, pour arriver à son but, il conduit —
Par sa ligne rigide et qui, par moments, brille
Au soleil — jusqu’aux mains d’une petite fille
Qui lève ingénument, en sainte, ses grands yeux,
Comme pour faire sa prière, vers les cieux ;
Elle veut simplement voir comment se comporte
Le cerf-volant dans les airs, s’il faut qu’elle sorte
Un nouveau bout de fil et si le vent tient bon ;
Dans ses petites mains, c’est autour d’un bâton
Que le fil qu’elle tient en réserve s’enroule,
Formant dans le milieu même une grosse boule ;
Il s’entortille sans cesse, en long, en travers,
Ses passages étant chaque fois recouverts ;
Il trace et forme avec lui-même des losanges
Presque tous imparfaits et déviés, étranges ;
Certains mieux définis, plus privilégiés,
Par un hasard sont bien survenus, réguliers ;
Mais à d’autres endroits, tout s’embrouille et se mêle.
Plus haut un long parcours en planches, parallèle
À la côte, assez loin de la mer, est aisé
Pour la marche ; un flâneur semble être reposé
En l’atteignant, après une trotte incommode
Dans le sable ; il est mis à la dernière mode
Et son costume assez prétentieux et clair
Est juste dans le vrai ton pour bord de la mer ;
C’est un de ces cerveaux inoffensifs et piètres
Occupés de sujets mesquins ; il a des guêtres
Éclatantes par leur impeccable blancheur
Et dont la coupe est un pur modèle ; une fleur
Orne, en la parfumant aussi, sa boutonnière ;
Il baisse gravement vers elle sa paupière
Pour voir l’impression flatteuse qu’elle fait
Et les tons bien fondus et doux qu’elle revêt ;
C’est un œillet des plus beaux, soi-disant unique,
Mais dont la taille sans pareille ne s’explique
Que par l’habile, la secrète jonction
De plusieurs en un seul ; une séduction
Plus complète en résulte, et la fleur, toute ronde,
S’épanouit.
Sur les planches beaucoup de monde
Circule ; les passants, les simples promeneurs
Sont en majorité. Dans le flot des flâneurs
Une femme, nu-tête et brune, une fleuriste
Présente son panier tentateur ; elle insiste
Auprès d’un groupe, pour qu’on lui prenne un bouquet
Qu’elle offre avec la main même, pour plus d’effet ;
Afin de donner plus de chances à sa vente
Elle parle de ses qualités ; elle vante
Son coloris et les doux parfums qu’il répand,
Sa fraîcheur et son bel air.
Plus loin un marchand
A des bonbons et des gâteaux, des friandises
Pour tous les goûts et pour toutes les gourmandises ;
Il est en blanc, du haut en bas, en pâtissier,
Son bonnet sur l’oreille ; il fait apprécier
Ses succulents produits, toutes ses bonnes choses,
En prenant galamment de gracieuses poses
Pendant qu’il montre son grand panier surchargé
D’un assemblage bien assorti, bien rangé
De brioches, de fins sablés, de madeleines
Et de tartes de mine appétissante, pleines
Des fruits les mieux choisis du monde et très divers ;
L’homme a déjà beaucoup vendu, presque le tiers.
Dans la foule, un jeune homme, indifférent, salue
Des gens qu’il croise ; mais il passe et continue
Sans leur parler. La paix et la tranquillité
Régnent dans ce public nombreux ; sa densité,
L’apparence des dos, le nombre des figures,
La différence des costumes, des allures,
Les gens communiquant, serrés et rassemblés,
Les solitaires qui circulent isolés,
Les silhouettes sans rapports, jeunes ou vieilles,
Les tournures, jamais voisines ni pareilles,
Les barbes, les mentons rasés, les aperçus
De groupes plus ou moins élégants ou cossus,
Tout cela réuni forme une foule humaine
De composition bizarre, hétérogène ;
Mais dans l’ensemble tout se brouille et se confond,
Les nuances les moins délicates s’en vont
Et la diversité dominante s’efface,
S’évanouit comme un songe, pour faire place
Au seul fourmillement général, calme et noir,
Qui déambule dans deux sens et laisse voir
Par-ci, par-là, par grande exception, un geste
Plus extérieur, plus attirant ; tout le reste
S’agglomère, tout est sympathisant, est un,
Semble avoir une seule âme, un esprit commun ;
Car le flot paresseux, à mesure qu’il passe,
Se combine, devient plus compact et se tasse,
Soudain unifié, déroutant, imprécis.
Plus loin, toujours vers la gauche, des gens assis
S’espacent, parsemant le reste de la plage ;
Un garçonnet, encore en robe, n’est pas sage
Et subit le reproche amer, silencieux,
D’une femme montrant simplement les grands yeux,
Ouvrant très hautes les deux paupières, pour faire
Un regard glacial, terrifiant, sévère.
Un homme vient de bien lancer avec la main
Un gros ballon ; il est en face d’un gamin
Qui, guettant le ballon, saute de joie, exulte ;
L’homme a la gaîté franche et forte de l’adulte
Qui, par hasard, se mêle aux ébats des enfants ;
Il rit complaisamment et ses superbes dents
Brillent très blanches dans sa grande barbe noire.
Le gamin attentif, amusé, semble croire,
Soit avec des raisons logiques, soit à tort,
Que le ballon lancé trop vivement, trop fort,
Accomplira, plus loin qu’il ne faudrait, sa chute ;
Aussi le bond joyeux et prompt qu’il exécute
Est rétrograde avec intention ; en l’air
Le ballon bien gonflé, rebondissant et clair,
Est recouvert de cuir et d’assez grosse taille.
Un oisif isolé, mélancolique, bâille
En lisant le premier article d’un journal
Sans doute monotone à périr ; il est mal
Sur sa chaise ; il se sent trop contraint et se vautre
Avec gêne, avec des contorsions.
Un autre
Confie au sable un nom ineffablement cher
Qu’il écrit lentement avec le bout en fer
De sa canne ; à côté, des traces d’écriture
Préexistent déjà, mais un trait les rature ;
C’est un premier essai malheureux, avorté ;
Cette fois-là le nom chéri fut écourté
Par mécontentement ; c’est sur une diphtongue
Qu’il s’arrête ; la canne est suffisamment longue
Pour que celui qui la bouge n’ait pas besoin
De se baisser ; il suit négligemment, de loin
Ce qu’il écrit et, sans aucun zèle, s’appuie
À son dossier ; le nom, presque achevé, dévie
En s’éloignant un peu de la chaise ; à la fin
Il devient plus pressé, plus rapide, plus fin,
Comme s’il ménageait prudemment son espace ;
Une femme regarde, en bas, le nom que trace
Le bout obéissant de la canne et sourit
En voyant ce que l’homme audacieux écrit
Au grand jour, sans secret, dehors.
D’autres personnes,
Enfants désordonnés, parents, nourrices, bonnes,
Font des groupes, chacun se suffisant, à part
Et restant installé plus ou moins à l’écart
De l’eau qui marque des ondulations fines
Sur le sable humecté.
Plus loin quelques cabines
S’alignent, ne servant que pour l’heure du bain ;
Une femme puissante et forte tient sa main
En visière sur ses sourcils ; elle regarde
La mer et son immense horizon ; elle darde
Son doigt gauche vers un inaccessible point
Et, pour être plus claire et convaincante, joint
Une explication décisive à son geste ;
Pendant que son doigt raide, inexorable, reste
Droit et tendu vers son but, son expression
Revendique, non sans hâte, l’adhésion,
L’assentiment facile et forcé qu’elle espère ;
Près d’elle, semblant mal comprendre, son compère
Fait de son mieux pour la suivre ; il est habillé
Comme un matelot de hasard, déguenillé ;
À sa taille s’enroule une vieille ceinture
Molle ; son pantalon en grosse toile dure
Se retrousse assez haut pour que ses deux genoux
Soient libres de tous leurs mouvements en dessous ;
À chaque jambe ainsi l’étoffe s’enfle et forme
Un bourrelet compact, irrégulier, énorme,
Exhibant au dehors le sens intérieur
De l’épais tissu. L’homme est un simple baigneur,
Et la femme, semblant familiarisée
Avec les lieux, est sans doute la préposée
À la garde constante, ainsi qu’à l’entretien
Des cabines et du linge ; elle n’offre rien
Indiquant qu’elle est là, sans but, à ne rien faire,
Passagèrement et par hasard ; au contraire,
Du premier coup on sent qu’elle vient de quitter
Son ouvrage, qui doit même se limiter
Aux environs et dans cette place restreinte ;
Elle a de gros sabots en pointe et dont l’empreinte
Sur le sable, derrière elle se reconnaît,
Se succède à distance inégale et renaît
Jusqu’à l’endroit atteint par elle et qu’elle occupe ;
Elle s’est mise à l’aise en relevant sa jupe,
Aimant mieux, pendant sa besogne, ne tacher
Que son jupon.
Au bout de la plage un rocher
S’avance dans la mer, grand, formant une pointe ;
À droite, il est suivi d’une foule disjointe
D’autres rochers plus courts, plus petits et plus bas ;
La mer, pour le moment, ne les recouvre pas,
Mais l’écume, trouvant obstacle, jaillit, saute
En poussière liquide et légère, assez haute
Pour dominer certains d’entre eux, pour les mouiller,
Pour les envelopper d’un nuage et brouiller
Leurs contours avec une apparence de rage.
Sur le grand rocher même on a fait un passage
Pour les piétons ; il est rustique, accidenté,
Montant ou descendant parfois, mouvementé ;
Exprès, on a laissé vers le centre une arcade
Naturelle ; le tout forme une promenade,
Un but commode pour la flânerie ; au bout,
Au point le plus extrême, un couple attend, debout,
Ne pouvant se lasser de voir le point de vue ;
L’homme et la femme ont un regard qui s’habitue,
De moment en moment, aux très grands aperçus ;
Leur vision s’adapte et ne s’étonne plus
De l’insondable champ, de l’immense surface
Qu’elle trouve de tous côtés et qu’elle embrasse ;
Le vent plus lancinant, plus incessant, plus fort
En cet endroit qu’à tout autre, agite le bord
Du chapeau de la femme ; en effet, la souplesse
De sa paille s’y prête, et la femme le laisse
Vibrer à l’aise, sans le tenir ni bouger ;
L’homme, moins patient, préfère s’insurger
Contre les coups de vent et contre la menace
De perdre son chapeau ; faisant une grimace,
Il prend un air bougon, sombre, il est mécontent
Que les souffles constants, rageurs, s’acharnent tant ;
Le vent perpétuel l’exaspère, l’énerve,
Une appréhension le domine ; il conserve
Sa main sur son chapeau, l’appuyant pour le cas
D’un souffle inattendu, brusque ; il donne le bras
À la femme qui suit sa rêverie heureuse.
Encore assez près d’eux une bande nombreuse
Retourne vers la terre et va bientôt passer
Sous l’arcade ; les uns, en train de jacasser,
Marchent devant : ceux-là composent la jeunesse
De la bande ; ils sont gais, ne veulent ni sagesse,
Ni grands mots affectés, ni gêne, ni sermons,
Ni rien de ce qui porte en général les noms
De préjugé, de règle inflexible, d’entrave
Au caprice présent. D’autres, d’aspect plus grave,
Marchent derrière, gens plus âgés, pénétrés
De leur grande importance et tous froids, pondérés ;
Certains donnent, de la tête, de calmes signes
D’assentiment. Parmi ces personnages dignes,
Un jeune, par hasard, par erreur s’est glissé ;
Il porte un pince-nez ; il est intéressé
Par les propos savants, réfléchis, et préfère
L’entretien instructif, nourri, presque sévère,
Du groupe respectable, aux éternels ébats
Des jeunes gens, ainsi qu’à leurs bruyants éclats
De rires et de voix ; il pérore et démontre
La justesse de quelque opinion. Par contre,
Comme pour compenser cette incartade, un vieux
Tient ses contemporains à l’écart, aimant mieux
Se divertir parmi les têtes de linottes ;
Il cherche leur gaîté, ne trouvant pas si sottes
Leurs gambades à tous sujets, et prenant goût
À leur insouciance évidente de tout,
Sans dédaigner ni leurs farces ni leurs folies ;
Il s’avance entre deux femmes assez jolies ;
Chacune, par plaisante attention, a pris
Un de ses bras ; il a de minces favoris
Soignés et bien taillés, blancs comme de la neige ;
Le vent les pousse l’un et l’autre, les allège,
Les casse, en les faisant brusquement se plier,
En les forçant, par des assauts, à dévier ;
Le vieux amuse les deux femmes ; l’attitude
De ses bras lui laissant très peu de latitude
Pour le geste, il faut bien qu’il s’en passe ; pourtant,
Pour appuyer avec force ce qu’il prétend,
Il se démène et fait tout son possible ; il use
De la liberté courte, incertaine et confuse,
Que gardent seulement ses mains et ses poignets
Pour ajouter à son dire par des effets
Persuasifs ; il veut affirmer ce qu’il narre
De crainte qu’on ne doute ou qu’on ne contrecarre
Les arguments de sa puissante assertion ;
Il tient à ce qu’on ait foi dans sa version
Et qu’on ne dise pas surtout qu’il exagère,
Qu’il traite son sujet de haut, à la légère,
Alors que justement il serre de tout près
La vérité la plus stricte ; il a du succès ;
On le suit d’une oreille attentive ; il provoque
De la bonne humeur, grâce aux scènes qu’il évoque ;
Des fous rires secouent les épaules, les dos
À la succession fantasque de ses mots ;
Car c’est autour de son austère redingote
Que l’entrain trouve son élément et pivote ;
Il parle lestement, avec facilité,
Pratiquant sans effort la volubilité
Et sans que son travail de mémoire lui coûte.
Une femme, marchant à reculons, l’écoute
Devant lui, le regard droit en face du sien
Pour le comprendre mieux et pour ne perdre rien
Des jeux multiples de sa physionomie
Empreinte d’un grand fonds de franche bonhomie ;
Elle accomplit ainsi des pas plus brefs, plus courts,
Plus saccadés aussi, plus raides et plus lourds ;
Puis il faut qu’elle en fasse un beaucoup plus grand nombre
Pour conserver toujours un peu d’avance ; une ombre
Tache sa lèvre, c’est un rien, une façon
De duvet peu sensible et tombant, un soupçon
De moustache ; la femme est d’ailleurs assez brune.
Un couple extrêmement tendre, en bonne fortune
Et plein d’illusions encore, est arrêté
Un peu plus vers la gauche et de l’autre côté
De l’arcade, devant un peintre qui travaille ;
L’homme est grand et possède un profil de médaille ;
Il est rasé de près, entièrement et bien ;
Il est poseur, il a l’air d’un comédien,
D’un homme plein de lui-même qui, sur la scène,
Cherche de grands accents pour l’amour et la haine ;
C’est lui qui doit, dans sa troupe, être coutumier
De l’emploi délicat, doux, de jeune premier.
La femme, originale, ardente, échevelée,
Se moque un peu de tout ; c’est une écervelée,
N’écoutant que ses seuls instincts, obéissant
Au premier penchant, vif ou non, qu’elle ressent,
Aimant, sans prévenir, faire une brusque fugue
Avec celui qui, dans le moment la subjugue,
Quitte à chercher ailleurs, au bout de quelques mois,
Une ivresse plus neuve et de nouveaux émois
Entre les bras d’un autre homme ; elle fait la folle
Par ses façons. Le peintre est en cravate molle,
En complet excentrique ; il est très moustachu ;
Son menton est fuyant et son nez grand, crochu ;
Il est debout ; il cherche à reculer la tête
Pour juger mieux l’effet de loin, car il s’apprête
À rectifier, dans son travail, un endroit
Avec son mince et long pinceau, qu’il tient tout droit ;
En songeant gravement à faire sa retouche
Il hésite, prend du temps, avance la bouche,
Pèse le pour, le contre, et cligne un peu des yeux
Pour que son jugement plus consciencieux
Lui dise quelle teinte il importe qu’il mette ;
Son pouce sort couché du trou de sa palette
Sur laquelle sont en tas toutes les couleurs,
Toutes, depuis les plus séduisantes pâleurs
Jusqu’aux tons violents, en passant par les gammes
Que peut fournir un nombre infini d’amalgames ;
Le peintre s’appliquant ne s’inquiète pas
Du couple qui s’attarde et discute tout bas
Ce qu’il change, ce qu’il ajoute ou ce qu’il ôte.
Derrière le rocher on voit un peu de côte ;
À cet endroit tout est vide, tout est désert,
Et le rivage plat et monotone acquiert
Un aspect uniforme, inhabitable et morne ;
Après, c’est un amas de gros rochers qui borne
L’horizon ; ils sont pleins d’étrangeté, groupés
Avec un imposant désordre et découpés
Parfois avec finesse ; aucun chemin factice
Ne les sillonne ; ni le soin ni l’artifice
Ne trouveraient de place en un pareil chaos
Où la vague, en sautant, se brise sans repos ;
Toute cette partie étrange du rivage
Est primitive, vierge, inconnue et sauvage.
Complètement à gauche et dans l’intérieur
Des terres, se profile une vaste hauteur ;
À peu près à mi-côte, on peut se rendre compte,
Sans la voir, qu’une route interminable monte
De gauche à droite, assez rapidement et fort ;
Elle est suffisamment haute pour que son bord
La cache à ceux qui la voient d’en bas ; on devine
Et l’on suit le tracé constant qu’elle dessine
Grâce aux divers chalets, masures ou villas
Qui la bordent sur son parcours de haut en bas.
Gardant le milieu de la route, une voiture
Monte au pas, doucement, la côte longue et dure ;
Les deux chevaux sur leurs harnais ont des grelots
Vieux, bosselés parfois, considérables, gros ;
Le vent s’engouffre dans les deux fortes crinières,
Les soulève, et les rend plus fougueuses, plus fières ;
Las, paresseux et mal disposé, le cheval
De droite avance trop la tête et la tient mal ;
Il sent de la fatigue et couche les oreilles.
Les rênes ont servi beaucoup, elles sont vieilles,
Et l’usure se voit partout sur les harnais ;
Malgré tout, les grelots émoustillants et gais
Mettent un peu d’ardeur et de coquetterie
Dans l’équipage ; c’est comme une agacerie
Pour les chevaux, comme un incessant stimulant
Pour les ragaillardir dans le mouvement lent
Aussi bien que dans les allures plus rapides.
Le cocher sans livrée, en bourgeois, tient ses guides
Avec mollesse et sans tirer dessus ; il fait
Dans le vide, sur la route, avec son grand fouet,
Un claquement sans but, inutile et pour rire ;
L’élan entraîne la mèche et lui fait décrire
Un zigzag tourmenté, serpentin, sinueux,
Indéchiffrable, vif, presque tumultueux,
Traçant subitement un fugitif méandre ;
Le bout extrême monte avant de redescendre
Pour suivre le chemin du reste ; le cocher
Espère un avenir rose ; il paraît cacher
Des intentions dont la saveur spéciale
Lui donne une figure heureuse et joviale ;
Son caractère est plein de gaîté, de rondeur ;
Sa pensée absorbée a de la profondeur ;
Son regard, perdu dans l’inconnu, s’illumine
Devant les aperçus séduisants qu’il rumine ;
Il occupe tout son esprit à des projets
Tenus, jusqu’à présent, sévèrement secrets,
Qui lui promettent des heures douces et bonnes.
La voiture est un vieux landau que trois personnes
Utilisent ; certain cahotement léger,
Provenant de la route, élance et fait bouger
Leurs trois têtes, toujours de la même manière ;
Dans le fond, assise à droite, une douairière
Parle beaucoup, et prend la plus active part
À la discussion du moment ; son regard
Est encore éveillé, mobile, prompt, vivace
Parmi les mille plis et rides de sa face,
Et son esprit, toujours en éveil et présent,
Ne pourrait rien laisser échapper ; en causant
Elle lève sa main soigneusement gantée ;
Pour préciser sa phrase elle serait tentée
De dresser son index isolé ; mais sa main
N’est plus souple ; le doigt s’arrête à mi-chemin ;
Étant donné son âge, il faudrait un prodige
Pour l’agilité qu’un tel mouvement exige ;
La vieillesse a déjà paralysé, raidi
L’articulation ; son geste est moins hardi
Qu’elle ne voudrait. Près d’elle une femme osseuse,
Mécontente de son sort, gênante, boudeuse,
Se tient coite dans son coin ; sous son pince-nez
Ses regards refrognés sont un peu détournés,
Ne s’intéressent à rien ; c’est une pimbêche,
Une femme sans cœur, antipathique et sèche,
Une hypocrite austère et trop collet-monté,
Devant laquelle un fait ne peut être conté
Si, dès les premiers mots, on voit que le prélude
Est croustillant ; car c’est le type de la prude
En présence de qui tout mot fort et risqué
Est radicalement proscrit et confisqué,
Qui, hautement, se fait honneur et gloriole
De ne pas tolérer la moindre gaudriole,
Dont la sévérité grotesque et la pudeur
N’ont d’égale que la ridicule raideur,
Dont l’apparition intransigeante gèle
Et désenchante tout le monde. En face d’elle,
Un gros homme habillé tout de neuf est assis ;
Il écoute, poli, complaisant, les récits
Que lui destine la douairière ; il l’approuve ;
En son esprit facile, accommodant, ne couve
Aucune controverse ou préparation
À quelque avis frisant la réfutation ;
Il estime ennuyeuse et vaine la chicane
Et la dédaigne ; il tient nonchalamment sa canne
Debout, en la penchant un peu, s’en trouvant mieux
Pour sa main étendue et plate, dont le creux
Cherche un appui fixe et solide sur la pomme
Qui représente la figure d’un bonhomme
Riant et grimaçant, japonais ou chinois ;
L’homme, distraitement, écarte les cinq doigts,
Et sa peau même, dans sa pose, n’est qu’à peine
En contact avec la pomme ronde ; une veine
Très saillante fait un bourrelet long et gros
Qui se dessine fort nettement sur le dos
De sa main ; et cela forme une ligne basse,
Égale, régulière et douce qui dépasse
Le reste, en augmentant et forçant le niveau ;
Le Chinois sculpté sur la canne n’est pas beau ;
Les reflets mats et les gradations font croire
Que la tête, sans cou ni buste, est en ivoire ;
Le relief composant les traits est peu profond ;
Grâce à cela, l’ensemble, en gros, reste tout rond ;
Avec son imprévu recherché, la figure
Est une grosse charge, une caricature ;
Le visage partout vieux, décati, ridé
Est insolent, moqueur ; le regard est bridé ;
Des deux côtés le coin des paupières se tire ;
La bouche provoque un effet encore pire,
Très fendue et très mince avec, dans son milieu,
Un bout de langue qui veut se montrer un peu ;
Au-dessus, comme deux trous béants, les narines
S’épanouissent, ni délicates ni fines,
Car le nez, pitoyable, écrasé, retroussé,
Reste en l’air comme s’il était toujours poussé
Et maintenu par un doigt quelconque, invisible ;
L’expression de la face est drôle, risible ;
L’impolitesse de ce bonhomme hideux
Est comique ; en tirant la langue il est joyeux ;
Un rire donne un peu de hauteur à ses joues.
Plus haut une voiture à brancards, à deux roues,
Descend la côte avec imprudence, au grand trot ;
Provenant d’un caillou quelconque, un fort cahot
Fait sursauter les deux personnes installées
Sur l’unique banquette, et qui sont appelées
À remuer beaucoup ; leur corps instable suit
Chaque choc des brancards droits ; l’homme qui conduit
Craignant que le cheval trop entraîné ne parte
Au galop, tire sur les rênes qu’il écarte
Et tient séparément, une dans chaque main ;
L’attelage, lancé, va quand même bon train ;
Le cheval dresse les deux oreilles et piaffe.
Près de l’homme une femme, en tenant une agrafe
Dans ses doigts, cherche à la raccrocher à son cou ;
Mais, par malheur, ses mains se croisent, Dieu sait où ;
Elle veut rattacher son col ; ce qui la gêne
C’est le cahot, car il empêche qu’elle mène
L’agrafe à son idée ; elle attend qu’un hasard
La fasse tomber au bon endroit tôt ou tard.
Derrière la voiture, au fond de la capote
Un paletot dépasse.
Un brave homme, une hotte
Légère, assurément pas pleine, sur le dos,
Est immobile et prend un instant de repos
Pour interrompre un peu la montée ; il allume
Sa pipe qui déjà commence à prendre et fume ;
Il penche gravement la tête de côté,
N’agissant pas à la diable ; il s’est arrêté
Car l’opération importante mérite
Qu’on lui consacre un temps suffisant ; il abrite,
À l’aide de sa main qu’il arrondit un peu,
Les oscillations inquiètes du feu ;
La flamme, large, forme une tache peu nette,
Blanchâtre, indéfinie et claire ; l’allumette
Flambe actuellement tout entière à la fois
Sauf une extrémité non atteinte ; son bois
Est calciné, tout noir en partie ; elle brûle
Sans nulle économie, et la flamme s’accule
Contre les deux doigts du fumeur, doigts aguerris,
Car ils restent à leur place, quoique surpris
Par le feu qui les lèche et les caresse presque ;
La flamme envahissante, ardente, est gigantesque,
Disproportionnée et vaste par rapport
À la minceur de la tige dont elle sort.
Plus haut une villa coquette est toute blanche ;
Une femme reste à la fenêtre et se penche ;
Elle cause avec un passant qu’elle connaît
Et qui cheminait sur la route ; un jardinet
S’étendant devant la villa met un espace
Entre les deux causeurs ; l’homme, un ami qui passe,
Saisit l’occasion de dire quelques mots ;
Il se sent tout à coup plus heureux, plus dispos,
Bavardant avec une appétissante fille ;
Le jardinet a pour seule entrée une grille
En ce moment fermée et fixe ; les barreaux,
Pareils comme grosseur, ne sont pas tous égaux
De longueur, dessinant comme un profil de dôme
Par leurs pointes, en l’air ; l’homme a posé la paume
De sa main droite sur un des barreaux ; son bras
Est très haussé, mais non raide ; parlant d’en bas
Il lève énormément la figure et s’appuie
Contre la grille avec l’irrésistible envie
De s’approcher le plus qu’il est en son pouvoir ;
Il est content, il a le désir et l’espoir
De prolonger dans son imprévu ce colloque
Inespéré, fortuit tout autant que baroque ;
Passé sous son bras gauche un livre relié
Est assez gros ; il l’a sûrement oublié,
Mais par instinct son bras est prévoyant et serre
Afin que le bouquin ne tombe pas à terre,
Et le causeur, malgré lui, s’est accoutumé
À ce mouvement-là ; le livre est abîmé,
Usé ; des taches d’encre éteintes, anciennes
Sèment de toutes parts, petites et moyennes
L’épais ensemble des pages ; tout a pâli ;
Avec le temps le noir brillant s’est affaibli ;
L’encre, depuis des ans, fait partie intégrante
Du papier, elle s’y mêle, elle est inhérente
À sa substance ; on y touche sans réussir,
Aussi peu que cela puisse être, à se noircir ;
Un cordon pour marquer — sinon le vrai passage
Le paragraphe ou la ligne — du moins la page
Où l’on en est, sort des feuilles, léger, ballant
Et pend sans but et vers le vide en s’enroulant
Sur lui-même, à présent que rien ne l’en empêche.
À la fenêtre la femme est jolie et fraîche ;
Ses yeux sont beaux et son regard est franc et gai,
Comme un peu défiant, ou plutôt intrigué ;
Aux deux coins de sa bouche, assez haut, deux fossettes
Sont gracieuses et naturellement faites
Par son rire. Derrière elle, au fond, un grand mur,
Suffisamment distant du jour pour être obscur,
Présente des reflets irréguliers en masse ;
Un portrait d’homme jeune en costume de chasse
Orne seul la cloison ; il est signé d’un nom
En lettres grandes et poseuses ; le canon
Du gros fusil porté par l’homme en bandoulière
Lui dépasse l’épaule ; il a sa carnassière
Déjà pleine ; les traits délicats du chasseur
Respirent un grand charme, une grande douceur ;
Il est languissant, pâle, il a mauvaise mine.
À droite, s’amusant dans la maison voisine,
Ayant choisi pour leurs ébats un long balcon,
Deux enfants, diables et bruyants, fille et garçon
Luttent en faisant tous leurs efforts, face à face,
À qui forcera bien l’autre à changer de place,
En le poussant beaucoup, incessamment et fort
Pour le faire, à la fin, reculer jusqu’au bord ;
Au-dessus de leurs deux têtes, leurs mains sont jointes
Vis-à-vis ; le garçon s’est dressé sur les pointes
Comme s’il désirait augmenter son appui
Et sa force ; la fille est plus grande que lui,
Mais en dépit de la différence de l’âge
C’est elle qui recule, et le désavantage
La guette ; le garçon, joyeusement rageur,
Dépense plus de zèle avec plus de vigueur ;
Il est obstinément courageux, énergique ;
Il s’est dit qu’il aurait la victoire et s’applique
En faisant preuve d’une intense volonté,
S’y mettant carrément comme un jeune indompté ;
Les mains, toutes les quatre, agressives, crispées,
Blanches de leur effort, se sont bien attrapées
Et ne se lâchent pas ; les doigts, en alternant,
Vont les uns entre les autres, se retenant ;
Le garçon a déjà les cheveux en désordre
Tant il peine ; une mèche épaisse vient se tordre
Sur son front où, tassée et courte, elle décrit
Une courbe formant presque un crochet ; il rit ;
Le triomphe qu’il sent prochain pour lui l’amuse ;
Il veut le remporter sans traîtrise, sans ruse,
Par son seul ascendant, sans moyen déloyal,
Sans préparer de piège et sans faire de mal ;
Il évite la moindre intention brutale ;
Sa figure, dans son fond, reste joviale ;
Il donne un dernier coup de collier ; le succès
Qu’il touche, pour ainsi dire, et qu’il voit de près
Lui transmet un regain de cœur, de hardiesse ;
Il s’interdit le plus court moment de faiblesse ;
Il sent que, pour avoir nettement le dessus
En faisant quelques pas en avant, il n’a plus
Qu’un effort raisonnable, après tout, et minime
À fournir pendant peu de temps ; il se ranime,
Désireux d’obtenir l’éclatant dénouement
Accompagné de sa gloire, rapidement.
Une fenêtre, plus à droite, au même étage,
Est ouverte ; un enfant plus tranquille, plus sage,
S’y montre jusqu’à mi-corps ; il est curieux,
Cherche à se rendre compte ; on ne voit pas ses yeux
Car il regarde dans une grosse lorgnette
Qu’il braque au loin et vers le bas ; il s’inquiète
D’un certain point de la rive, du côté droit ;
Il veut savoir pour tout de bon si ce qu’il croit
Est exact ; il se sent une puissante envie
D’approfondir et, par scrupule, il vérifie
Si l’endroit de la côte avec son contenu
Est bien tel qu’il se le figurait à l’œil nu.
En suivant à travers les airs, par la pensée,
La ligne toute droite et fictive, sensée
Être décrite avec son rayon visuel,
On arrive par un trajet continuel
Jusqu’au bout opposé ; la vue est arrêtée
Très loin à droite, par une longue jetée
Qui, terminant la plage, avance dans la mer ;
Elle est très exposée, il y fait beaucoup d’air ;
Une mince fumée, en partant d’un cigare,
S’éloigne avec vitesse et violence. Un phare
Se dresse à la partie extrême ; sa hauteur
Est moyenne ; il est d’une impeccable rondeur ;
En haut, resplendissants et reluisants, ses verres
Doivent, le soir, former d’innombrables lumières ;
Ils sont multiples et puissants ; ils sont braqués
En tous sens ; leurs divers genres sont compliqués ;
Certains rappellent par l’aspect de grosses loupes,
D’autres des lames de volets.
De nombreux groupes
Sont en train de causer, ou circulent en bas
Autour du phare. Un homme ennuyé semble las
De l’existence ; il est mal tenu, presque sale ;
Rien ne l’amuse, rien ne l’entraîne, il s’affale
Le corps en avant, sans but, sur le parapet ;
Son découragement est radical, complet ;
Pour lui la vie est sans agrément, plate et vide ;
Il lève ses yeux gris, attristés ; une ride
En résulte et se creuse avec force ; elle rend
Son front encore plus pensif, indifférent ;
Sous l’empire de son tempérament morose
Il ne pourra jamais voir les choses en rose,
Mais il ne prétend pas davantage les voir
Avec conviction précisément en noir ;
Il estime plutôt que tout est monotone
Et que c’est vainement qu’on cherche et qu’on tâtonne
Pour trouver sur ce bas monde quelque saveur ;
On lit dans son regard désespéré, rêveur,
Ses méditations mélancoliques, fades ;
C’est l’homme revenu de toutes les toquades
Et dont l’entendement est émoussé, blasé,
Pour qui n’importe quel plaisir est vieux, usé,
Qui traite en ricanant de contes illusoires,
De chimères sans nom, les élans dérisoires
Des grands cœurs haut placés ; car les sentiments vifs,
Il les laisse aux esprits crédules et naïfs.
Une femme, un peu plus loin, grasse, réjouie,
Montre au contraire la figure réjouie
D’une commère gaie, et pleine de santé,
Croyant que tout le monde est, comme elle, enchanté ;
Elle trouve que tout va ; son exubérance
Est excessive mais sincère ; elle ne pense
Qu’à se donner du bon temps et de l’agrément ;
Rien, pour elle, ne vaut qu’on se crée un tourment.
Un grand sec avec un monocle la plaisante,
Mais sa farce n’est pas hargneuse ni blessante,
Car la grosse la prend bien et rit de bon cœur ;
Elle admet qu’on lui fasse entendre un ton moqueur
Et ne montre jamais de honte ou de mesquine
Susceptibilité, sitôt qu’on la taquine ;
Le grand, gardant le plus terrible sérieux,
La toise de la tête aux pieds, en curieux ;
Une admiration ébahie, ironique,
Se peint exprès sur ses traits ; il proclame unique
La sveltesse de la grosse dont la minceur
Soi-disant l’émerveille, alors que l’épaisseur
De sa taille sanglée et sa poitrine grasse
Frappent du premier coup ; il lui vante sa grâce ;
Ils sont, en résumé, bons amis tous les deux.
Formant évidemment un seul groupe avec eux,
Deux hommes se sont mis sur une même ligne
En face de la mer ; le plus jeune désigne,
Tout en donnant avec faconde son avis,
Un point qu’il cherche à rendre exact et bien précis
Sur l’océan semé de bateaux, qui s’étale
Devant leurs yeux ; il tient sa canne horizontale
Pour indiquer avec justesse ce qu’il voit ;
En outre, il tend sa main gauche et son second doigt
Pointe en direction sensiblement oblique
Par rapport à la canne ; il pérore, il explique
Sa manière de voir ; pourtant son compagnon
Résiste, difficile à convaincre, et fait « non »,
N’approuvant pas ce qu’on lui dit, ce qu’on lui montre ;
Il médite beaucoup de bons arguments contre ;
Calme, placide, les mains derrière le dos
Il est prêt à détruire, en quelques simples mots,
Le vaniteux mais trop fragile échafaudage
Qu’on veut lui présenter ; il est d’un certain âge
Et sans prétention ; en se le figurant
Jeune, par un effort d’esprit, on le voit grand ;
Mais il se tient trop mal maintenant, il se voûte
Et n’est guère plus haut que celui qu’il écoute
Et qui, bien que beaucoup moins élancé, moins long,
Gagne de l’apparence en se plantant d’aplomb
Sur ses deux jambes très solides ; la structure
De ce dernier est toute en vigueur et carure ;
On le sait bien portant, fort, du premier coup d’œil.
Une famille encore en grand et récent deuil
S’isole au milieu des autres groupes ; la mère
Garde celui de ses enfants qu’elle préfère
Près d’elle ; c’est le plus petit ; il est bouclé ;
Dans son épanchement elle le tient collé
Contre sa jupe, car il ne peut lui suffire
D’avoir les yeux sur lui sans cesse ; elle l’attire
Et le conserve sans se lasser, tendrement,
Heureuse de l’avoir à sa portée, aimant
Le sentir là ; sa main se pose sur la joue
Du bien-aimé captif et des doigts elle joue
Avec quelques-uns des longs et jolis cheveux
Qui s’égarent sur sa tempe ; ouvert, gracieux,
Le petit semble plein de franchise ; elle baisse
Les yeux vers lui qui, sans résistance, se laisse
Choyer et dorloter longtemps ; il est enclin
Aux caresses, grâce à son naturel câlin ;
C’est l’enfant débordant de douce insouciance,
À qui jamais la rude et dure surveillance
N’a pesé, qui se sait idolâtré, gâté,
Pour les dons qu’il possède et pour cette beauté
Dont s’exhale, sitôt qu’il paraît, le grand charme ;
Personne au monde ne fait pour lui le gendarme,
Il est confiant dans son merveilleux pouvoir,
Dans l’ensorcellement sûr de son regard noir ;
À l’avance il sait bien que pourvu qu’il se montre
N’importe où, même aux gens inconnus qu’il rencontre,
Il sera le héros d’un moment, séduira,
Et que, s’il y met du sien, on lui sourira ;
Tout lui paraît doré dans le monde ; il ignore
Le mal, et n’a pas fait apprentissage encore
Des gros soucis ; il est radieux et content.
Deux fillettes en grand noir se ressemblent tant
Qu’on les déclare, sans hésiter, sœurs jumelles ;
On pourrait aisément les confondre ; une d’elles
Regarde avec tendresse et bonté le petit ;
Ce jeune frère la rend fière ; elle subit
L’ascendant infaillible et soudain qu’il exerce
Sur tous ; en sa figure admirative perce
Un sentiment quasi maternel de douceur.
À côté d’elle, moins angélique, sa sœur
A dans les traits et dans les regards quelque chose
De plus accentué ; d’un ton libre elle cause
Sur un sujet léger, avec un frère aîné
Qui se tient raide et droit, embarrassé, gêné
Par l’apparat et la nouveauté d’un costume
D’homme, dont il n’a pas encore pris coutume ;
Il semble craindre qu’on le remarque ; il lui faut
De la vaillance pour se faire à son col haut,
À sa cravate noire insolente et superbe ;
Il est tout jeune encore, entièrement imberbe ;
Les quatre enfants ont tous du rapport, tous sont beaux ;
Et la mère, malgré les implacables maux
Qui viennent de briser sa vie et qu’on devine,
Reste fraîche toujours, intéressante et fine ;
Ses sourires un peu retenus et contraints
Veulent cacher, sans y réussir, des chagrins
Intimes, violents, qu’elle désire taire.
Des gens affectant une allure militaire
Marchent déjà loin du phare, se rapprochant
De la plage ; leur joie est débordante ; un chant
Plein d’animation, mâle, patriotique,
Leur tient lieu de tambours, de clairons, de musique,
Chant qui doit regorger de patrie et de sang ;
Ils sont six, se suivant strictement deux par rang,
Marquant le pas avec décision et force
Et cambrant comme des guerriers braves le torse ;
Ils frappent tous le sol ensemble, exactement,
Imitant la raideur crâne qu’un régiment
Met en pratique lorsqu’il est à l’exercice.
En premier, remplissant le solennel office
Du magistral tambour-major, vient un enfant ;
Il est content de son rôle et d’être en avant ;
Il marche sur les deux pointes, ce qui le hausse ;
Il a dans la main droite une canne trop grosse
Pour que ce soit la sienne ; il la tient par le bout
Et la conserve avec ferveur, digne et debout ;
En haut un grand mouchoir s’y déployant y flotte,
Il obéit au vent, se détire, gigote,
Fixé solidement, sans danger, en deux points
Par deux nœuds fabriqués avec deux de ses coins ;
C’est comme un drapeau mal construit ayant pour hampe
Une canne ; l’enfant enorgueilli se campe
Devant sa troupe, il est volontairement fier,
Cherchant pour s’amuser à se donner grand air ;
Il chante à pleins poumons ; en marchant il se penche
En arrière, le dos de la main sur la hanche,
Inclinant quelque peu le corps ; sa fatuité
Est provocante et son aspect bien imité ;
Il s’applique à singer le confiant bravache
Qui frise volontiers son énorme moustache,
Qui n’admet pour un bel homme que le métier
Éclatant, glorieux entre tous, de guerrier,
Qui préfère aux accords nocturnes des guitares
Les notes du clairon, les cuivres des fanfares,
Qui ne se plaît que dans l’atmosphère des camps,
Qui ne rêve que de marches par tous les temps,
De batailles, de longs défilés, de conquêtes,
D’assauts donnés sous la fusillade, de têtes
Que viennent faucher au passage les boulets,
Qui raconte ce qu’il a vu : les beaux reflets
Miroitant pendant la charge sur les cuirasses,
Les combattants fonçant dans la mêlée, en masses,
Les dissemblances des tactiques, la raideur
Des cadavres dans leur dernier geste, l’odeur
De la poudre montant, enivrante, aux narines,
Les balles arrivant juste en pleines poitrines,
Les drapeaux qu’on prend aux ennemis au milieu
Des coups de sabre sans nombre et des coups de feu,
Et pour couronner tout la victoire loyale.
Derrière l’enfant à l’allure martiale
Un homme donne à ses deux mains le mouvement
Sec et rythmique d’un superbe roulement
Qu’avec conviction apparente il veut faire
Sur un tambour absent et tout imaginaire ;
Il semble avoir de la poigne et bien attraper
Le geste routinier, agile, pour taper ;
Sa démarche possède aussi quelque nuance
De vantardise feinte et de belle arrogance ;
Il veut aussi donner l’illusion d’un preux
Inaccessible à la moindre peur, valeureux,
Prêt à sacrifier tout son sang pour la gloire,
Prenant modèle sur les héros de l’Histoire,
Possédant une ardeur, une audace sans frein ;
Il chante sa partie avec un mâle entrain
En ne se ménageant aucunement ; sa bouche
S’ouvre si grande et si bas que son menton touche
Sa cravate serrée et plate avec des pois ;
Il se croit sûr de la justesse de sa voix.
À sa gauche une femme est sans force, se laisse
Dominer par le rire et met de la mollesse
Dans son pas régulier au lieu de le scander
Comme l’intention semble le demander ;
Elle juge le groupe incomparable et drôle ;
Elle tient son ombrelle, en fusil, sur l’épaule,
Les plis serrés dans sa main et le manche clair
Se dressant en façon de baïonnette, en l’air ;
La femme avec un grand laisser-aller se pâme,
Rit autant qu’on peut rire et de toute son âme
Ne tentant même pas les plus légers essais
Pour interrompre ou pour arrêter son accès ;
Elle trouve que la farce est supérieure ;
Elle en a, montre en main, au bas mot pour une heure
Avant de se calmer enfin et d’assouvir
Ses éclats ; il n’en faut guère pour la ravir,
Le moindre amusement donne essor à sa joie ;
En ce moment elle est précisément en proie
Sans s’en défendre à l’un de ces longs rires fous
Qui rendent jambes et bras incapables, mous.
Derrière elle s’avance un autre patriote
Qui chante en donnant trop d’importance à sa note ;
Il n’est pas sans avoir quelque prétention ;
Il apporte de l’art et de l’intention
Dans la bonne façon de s’y prendre et d’émettre
Les sons vibrants et purs ; il pense s’y connaître ;
Il tient sa canne très droite devant son nez
Dans le geste éloquent, raide, de « Présentez…
Arme ! » ; sa mine sainte, extatique, inspirée,
N’est pas son œuvre ; elle est fidèlement tirée
Du personnage armé de quelque vieux tableau
Symbolisant un acte inoubliable et beau ;
Au mot « France » son cœur bat plus fort et palpite.
Près de lui, moins lyrique, un gai compère imite
En se donnant du mal un joueur de clairon ;
Il retient soi-disant son souffle pour le son
Qu’il veut rendre éclatant dans les notes qu’il pousse
Et qu’il jette par sa mimique ; c’est son pouce
Pointé contre sa bouche en s’écartant un peu
Qui, par sa pose et par sa place lui tient lieu
D’étrange, d’inutile et muette embouchure,
Et sa main sans beaucoup de vérité figure
Le reste de ce qu’on suppose à l’instrument,
Ses doigts se prêtant à la forme en se fermant ;
L’homme soigne beaucoup son pas ; c’est un modèle
De sévérité pour soi-même et de beau zèle
Quant à la marche ; il est exagéré plutôt
Et lève les genoux trop nettement, trop haut ;
Il se fait, gardant son sérieux, une tête
Volontairement nulle, abasourdie et bête ;
C’est le pince-sans-rire endurci, le farceur
Dont on ne croit plus un mot ; il est connaisseur
Dans l’art de préparer quelque savante charge
En conservant son air grave ; sa barbe large
Est taillée avec un soin extrême et très bien,
Impeccable sur les trois côtés, n’ayant rien
Qui dépasse ; en sonnant le clairon il se donne
L’expression la plus comprimée et bouffonne,
Écarquillant avec un effort les sourcils.
Au dernier rang on croit voir comme deux fusils
Sur deux épaules ; l’un est une grande ombrelle
Étalant entre ses pointes de la dentelle,
Et qu’une femme serre un peu contre son cou ;
L’autre est tout simplement une canne en bambou
Avec un globe noir, brillant, uni, pour pomme ;
Celui qui la tient sur l’épaule est un gros homme ;
Il tourne un peu la tête et les yeux en dehors
Se soustrayant à la discipline ; son corps
Malgré l’infraction reste droit et rigide ;
Tout en portant les yeux autre part il se guide
Par routine et sans y songer sur le joueur
De clairon ; il a pris l’aspect d’un grand tueur,
D’un barbare qui sans sensiblerie achève
Ses victimes ; sa main gauche étonne et se lève
En montrant ses cinq doigts fortement écartés
Qui se séparent et pointent de cinq côtés ;
C’est un geste rempli de menace et d’emphase,
Un de ces gestes qu’on trouve pour quelque phrase
Belle et ronflante dont on tient à souligner
La puissante portée afin d’en imprégner
L’auditoire ; il convient aux fins de périodes
Qu’on déclame en prenant le ton ému des odes
Pour convaincre les plus têtus de ce qu’on croit
Être la vérité flagrante. À cet endroit,
En dehors de ces gens-là, l’apparence offerte
Par la jetée est nue, espacée et déserte ;
On ne trouve pendant cent mètres nul passant
La longeant dans un des sens ou la traversant ;
C’est ce calme qui, par l’isolement, excuse
Le caprice héroïque et fou qui les amuse ;
Ils sont libres et seuls ; ils n’ont à faire cas
D’aucune opinion.
Devant eux, à vingt pas
Des personnages qui conservent des distances
En rapport avec leurs diverses accointances,
Sans se gêner se sont tranquillement assis
Sur le parapet blanc, à droite. Trois amis
S’entretiennent avec un apparent mystère
Sans doute d’un secret commun qu’un d’eux déterre
Et réveille dans les mémoires ; sur les trois
Deux semblent dépourvus d’enthousiasme et froids ;
Un seul dépense du nerf, de la pétulance,
De la vivacité ; malgré sa corpulence
Il est ahurissant, remuant, plein de feu,
Prenant son sujet à cœur. Celui du milieu
Est long, indifférent à tout et flegmatique ;
Il traite en soi le gros de fou, de lunatique,
Ne voulant pour rien au monde attacher de prix
À son caquet ; il n’est aucunement surpris
Qu’un homme tel que son digne voisin divague ;
Il regarde, levant les sourcils, quelque vague
Déferler en avant, loin, sur le sable fin ;
Le gros se donne bien du mouvement en vain,
Car l’autre, avec son air paresseux, interprète
À sa façon ses beaux arguments, et ne prête
Que peu d’attention aux paroles qu’il dit ;
Dans son regard perdu, problématique, on lit
Sans avoir besoin d’être un devin ce qu’il pense
De l’aptitude ainsi que de l’intelligence
Du bavard ; il ne voit pas qu’on ait là de quoi
S’attarder ; il refuse aussi d’ajouter foi
Aux balivernes sans raison d’être, aux sornettes
D’un homme qui n’a pas de ressources bien nettes
Dans la cervelle ; il a dès longtemps renoncé
À la discussion ; il s’est bien enfoncé
En s’asseyant sur le parapet ; il préfère
Être à son aise en tous cas ; le gros, au contraire,
Est incommodément installé sur le bord
Sans nul sybaritisme et sans aucun confort ;
Soutenant seule son équilibre, la pointe
De son pied droit baissée et repliée est jointe
Au sol ; il se démène et se fait l’avocat
D’un point foncièrement épineux, délicat,
Dont l’importance grave, incontestable, échappe
Aux autres ; sûr de sa bonne cause, il se tape
Avec le bout des doigts dressés le bas du front,
En homme que la pure évidence confond,
Tant elle est absolue et tant la preuve éclate ;
Il harcèle ses deux compagnons et se flatte
De dissiper leur doute et de les convertir
À la doctrine qu’il a, sans se départir
De l’exposé déjà donné ni du système
De ces déductions lumineuses qu’il aime
Et dont il s’évertue à montrer la valeur.
Le troisième est muet et tient d’un air songeur
Son menton dans sa main ; ce beau geste seconde,
À ce qu’il paraît, sa réflexion profonde,
Et sert à mettre du brillant, de la clarté,
Dans son intelligence ; il est mal cravaté,
Car sa cravate est vieille, abîmée et mauvaise
Et d’une étoffe peu définie, écossaise.
Tous trois ont du mal à s’entendre ; l’union
N’est pas près de régner dans leur opinion ;
C’est de leur caractère à chacun que résulte
La divergence.
À leur gauche, un homme consulte
Un volumineux guide ouvert sur ses genoux ;
Il pince dans ses doigts, loin, par deux de ses bouts
Une carte étendue à plat, tenant au livre,
Défaite et déployée en entier ; il se livre
Complaisamment à des recherches sur les lieux
Voulant approfondir des points, en curieux ;
Il cherche aux environs un bon itinéraire,
Rêvant de faire un tour afin de se distraire ;
Il n’a pas l’habitude et s’y reconnaît mal
Dans ce pays qu’il tient à voir ; un littoral
Se découpe sur la carte solide et neuve ;
On voit des golfes et de minces caps ; un fleuve
Au cours extrêmement tourmenté, sinueux,
Sort, timide d’abord, d’un endroit montagneux ;
Il fait des courbes et des angles, il ondule,
Passe près de plusieurs bourgs, avance, recule,
Reçoit après un grand détour un affluent,
Puis arrose une ville à l’air plus important ;
La mer est tout unie et vaste ; les campagnes
Sont claires, sans aucun relief ; mais les montagnes
Ont un aspect plus dru, plus épais, plus foncé,
Et le chaos de leur noirceur est plus forcé
Selon l’entassement et selon l’altitude ;
L’homme s’adonne avec prévoyance à l’étude
Persévérante et sans aléa d’un tracé ;
Un chemin par lequel il n’est jamais passé
Lui semblant hasardeux, scabreux, il le précise.
Une femme, plus près nonchalamment assise,
Se retourne sans but et regarde dans l’eau ;
Dans sa main peu fermée elle tient un rouleau
Sans épaisseur ; c’est un seul morceau de musique,
Quelque chanson à grand sentiment, magnifique ;
La couverture laisse entrevoir son dessin
Figurant une dame en poudre, au clavecin,
Qui chante, précieuse, ardente, maniérée,
Le doux refrain de sa romance préférée ;
Elle lève ses bras admirables et nus,
Car elle s’accompagne en accords non tenus ;
Son expression tendre est en même temps triste.
Près de la femme qui songe, un violoniste
Inoccupé, rêveur, a posé contre lui,
Au milieu juste du parapet, son étui
À violon ; il s’est assis en plein, à l’aise ;
Il est sur le chemin de devenir obèse ;
Ses habits très portés sont déjà par endroits
Prêts à ne plus pouvoir suffire, trop étroits ;
Touchant le col de son veston, sa chevelure
Longue n’est pas bouclée et lui donne l’allure
D’un homme consacrant toute sa vie à l’art
Et qui ne craint pas d’être un personnage à part ;
C’est un original volontaire, un bohème
Qui recherche partout le bizarre et qui l’aime,
Jamais en peine pour se singulariser,
Toujours prêt aussitôt qu’il s’agit de briser
Avec les errements routiniers du vulgaire ;
Il se moque du qu’en dira-t-on, fait la guerre
Aux convenances si sottes, aux préjugés
Auxquels les bourgeois sans flamme sont obligés ;
Il ne veut pas que la mode soit respectée.
En face, du côté gauche de la jetée,
Debout et tous tournés vers la plage, des gens
Sans direction bien fixe, indécis et lents,
Sont arrêtés ; un acte en bas les intéresse
Tous passionnément ; chaque regard se baisse
Vers le bord de la mer, sinon pour la beauté
Des vagues, du moins pour quelque incident guetté.
Une femme très grande et très brune domine
Le groupe ; elle est au plus haut degré féminine,
Malgré sa taille, car elle possède un don
Infini de souplesse intime et d’abandon ;
De sa personne émane énormément de grâce
Et de charme aussitôt qu’elle paraît ou passe.
Un homme un peu devant elle semble petit,
Par la comparaison inévitable ; il rit,
Découvrant une scène émoustillante et drôle,
Comme si quelque acteur, en bas, jouait un rôle
Exprès pour lui donner du bon temps, du plaisir,
Pour le désennuyer et pour le divertir ;
Ses lunettes sont très faiblement supportées
Par son nez écrasé, plat ; elles sont teintées
Et leurs deux verres sont bombés ; un grand reflet
Étend sur leur surface un flamboiement complet,
Grâce auquel le regard est nul, inaccessible ;
On ne peut soupçonner même s’il est terrible,
Mauvais ou bienveillant, impitoyable ou doux,
Ni quels sentiments vrais il exprime en dessous ;
La pénétration obstinément tentée
Est vaine ; l’homme, avec sa main droite gantée,
Frise un peu sa moustache ; il fait ce mouvement
Par contenance, sans ardeur, distraitement,
Avec précaution ; c’est l’extrémité fine,
Pointue, irréprochable et droite qu’il fait mine
De ne pas vouloir un instant laisser en paix ;
Son gant est maladroit pour cette tâche, épais
Et fait dans une peau récalcitrante et dure
Qui ne s’est assouplie un peu que par l’usure ;
Des plis se sont formés, profonds, accentués
Sur les emplacements les plus habitués
À se casser, à se tordre ; un bouton unique,
Autrefois résistant, difficile, énergique,
Est déjà sur le point de partir et ne met
Qu’une contrainte fort légère à son poignet ;
La boutonnière lâche et paresseuse serre
Très médiocrement et ne comprime guère ;
Son pouvoir ancien, insuffisant, usé,
Laisse tout détendu, tranquille et reposé ;
C’est en employant trois doigts que l’homme tortille
Le bout de sa moustache. Une très jeune fille
A ses cheveux foncés, pleins de reflets et beaux
Encore, comme les fillettes dans le dos ;
Ils descendent en deux nattes noires fournies
Formant deux courbes bien pareilles réunies
Par un même ruban unique dans le bas ;
Pleine de confiance, elle donne le bras
À la femme si grande ; elle semble être sûre
De la tendresse qu’elle inspire ; sa figure
Est encore enfantine et son expression
Résume l’enjouement, la satisfaction ;
Elle sourit, la bouche immobile et fermée ;
Sa taille, qui n’est pas complètement formée,
Est mince et prise dans une ceinture en cuir ;
La femme faite va bientôt s’épanouir
En elle ; c’est l’instant où l’enfance qui cesse
Cède la place en peu de temps à la jeunesse,
Où toute une existence autre va commencer ;
Elle est trop franche pour chercher à distancer
Par son allure ou ses paroles la nature ;
Sa pensée est restée incorruptible et pure,
Gardant intacte sa grande ingénuité ;
Son esprit demeuré droit n’a pas profité
Des exemples malsains, vils ; elle est à la veille
Du jour où l’inconnu des sentiments s’éveille ;
Pourtant aucun nouveau trouble ne l’envahit,
Ne la transforme ; rien en elle ne trahit
La moindre obsession ; elle tient une laisse
Tressée en cuir, solide et résistante, épaisse,
Dont le bout se rattache au collier d’un carlin
À l’air affectueux, débonnaire, câlin ;
Il s’est assis avec patience, il arrête
Sur sa maîtresse un long regard, lève la tête
Et reste sans bouger dans le tranquille espoir
D’une caresse ou d’un mot ; son gros museau noir
Est écrasé ; sa tête au-dessus devient claire
Et du ton de son corps ; il semble se complaire
À regarder ainsi, fidèlement, d’en bas,
Le visage de la jeune fille ; il est gras ;
On doit lui donner en bon nombre des pâtées
Délicieuses, bien faites, bien mijotées ;
On devine le chien heureux et caressé
Rien qu’à sa mine ; son collier est hérissé
De forts piquants pointus et dont l’air de menace
Fait un contraste avec l’apparence bonasse
De ce chien entre tous placide, inoffensif,
Dont l’abord serait doux, amical, expansif,
Même au premier venu ; ce dur collier qui pique
Ne va pas avec cet ensemble pacifique
Où l’on ne trouverait pas un désir mauvais,
Pas une intention rageuse ; il est trop près
Pour que la laisse, assez étendue, assez grande,
Fasse une ligne droite et rigide et se tende ;
Elle forme une courbe ample dont le milieu
S’abaisse vers le sol ; même il s’en faut de peu
Qu’elle ne traîne dans la poussière, par terre ;
Son autre extrémité s’entortille et se serre
Sur une main de la fillette en tours nombreux ;
La longueur partielle est restreinte par eux.
Devant le personnage aux brillantes lunettes,
Dont le sourire fait reluire les pommettes,
Un enfant lourd et bien portant est accoudé
Au parapet ; près des tempes il est ridé,
Car dans la pose qu’il a choisie il enfonce
Sa tête dans ses deux mains et sa peau se fronce
Imperceptiblement au-dessus de ses doigts,
Qu’il tient tous verticaux inflexibles et droits ;
Il suffirait qu’il les abaisse pour défaire
Ces rides de hasard ; au bas de l’annulaire
Il porte un cercle mou, sans valeur, pauvre et laid,
Sans destination et bizarrement fait ;
C’est une sorte de vilaine bague grise
Qu’il a placée ainsi coquettement en guise
De prétendu bijou modeste et dégarni
D’un aspect dépourvu d’éclat, mal défini,
Terne autant qu’il se peut ; c’est un simple élastique
S’enroulant plusieurs fois en rond et qui s’applique
Avec un pincement incessant sur sa peau ;
Il y forme par son épaisseur un anneau
Dont la largeur n’est pas ferme ni régulière ;
Elle s’étend parfois, puis elle se resserre
Aux endroits plus que les autres, durs, tortillés,
Superposés de très près, recroquevillés ;
L’enfant prend une mine appliquée, attentive
Pour regarder avec une anxiété vive
À la même distance et du même côté
Que les trois autres ; la grande sincérité
De l’intérêt qui les tient en place s’accuse
Dans leurs regards à tous trois ; ce qui les amuse,
C’est de voir le caniche, en bas, tout ruisselant
De l’eau de mer encore abondante, coulant
Distinctement sur son poil, pendant qu’il se flatte,
Avec son bracelet scintillant à la patte,
D’attraper le bâton que lui jette l’enfant ;
D’avance il est déjà confiant, triomphant,
Avec l’espoir ferme et sûr d’aller le reprendre.
Les quatre spectateurs, figés, semblent attendre
Du bord de la jetée, en haut, le résultat
De son prochain plongeon.
En ce moment l’éclat
Décroît au fond du verre et tout devient plus sombre ;
Sur la plage s’étend, partout égale une ombre ;
Mon bras levé retombe, entraînant avec lui
Le porte-plume et son paysage enfoui
Dans l’extrémité blanche aux taches d’encre rouge ;
Dans le ciel un amas de grosses vapeurs bouge ;
Le temps est devenu tout à coup nuageux,
Incertain, menaçant, couvert, presque orageux ;
Mes yeux plongent dans un coin d’azur ; ma pensée
Rêve, absente, perdue, indécise et forcée
D’aller vers le passé ; car c’est l’exhalaison
Des sentiments vécus de toute une saison
Qui pour moi sort avec puissance de la vue,
Grâce à l’intensité subitement accrue
Du souvenir vivace et latent d’un été
Déjà mort, déjà loin de moi, vite emporté.
II
LE CONCERT
Minuit sonne très loin ; tout seul près de ma lampe,
Oubliant le moment présent, je me retrempe
Dans les vieux souvenirs d’heureux jours disparus ;
J’ai devant moi, sur ma table, des paquets drus
De lettres qui me sont précieuses ; chacune
A sa propre valeur ; dans ma main j’en tiens une
Spécialement chère et que je sais par cœur ;
Fréquemment je la prends et la relis par peur
D’en perdre ou d’en changer un seul mot ; l’écriture
Est fine, mais lisible et ferme, calme et sûre ;
La lettre est grande, c’est un fort papier d’hôtel ;
Sur la première page un dessin bleu de ciel
S’étale dans le haut, prend la largeur entière
De la feuille et se montre avant tout, de manière
À ce que sa réclame invite le regard ;
Sur la page il s’adjuge, en hauteur, plus du quart ;
Sa couleur bleue est claire et cependant criarde ;
Accoudé sur ma table et penché, je m’attarde
À contempler sur la lettre ce joli coin
De pays, inconnu pour moi, mais qui de loin
M’attirait autrefois, et vers lequel, poussée
Par son impatience ardente, ma pensée,
Pendant un trop long mois, s’en alla si souvent.
À gauche du dessin on voit tout le devant
De l’hôtel qui dépasse, énorme, haut, immense ;
On ne sait à quel point la façade commence ;
L’hôtel trône sur la terre, il éclipse tout,
Il semble qu’on ne doit jamais en voir le bout,
Tant il est colossal, monstrueusement vaste ;
Alentour rien n’est là pour lui faire contraste ;
Il s’isole dans sa puissante majesté,
Sans concurrence pour son rang incontesté,
Pour sa prédominance. En bas, devant la porte,
Un omnibus arrive à l’instant ; il apporte
Directement de la gare un important flot
De voyageurs ; sur son large toit plat, en haut,
Sont ficelés de gros bagages : plusieurs malles
Différentes par leur contenance, inégales,
Avec des cadenas partout, des sacs de nuit,
Des caisses, des paniers et tout ce qui s’ensuit,
Le tout bien empilé. Déjà plusieurs personnes
Sortent de l’omnibus ; des garçons et des bonnes
Sont accourus avec hâte sur le trottoir
Au-devant des nouveaux venus à recevoir.
Le portier, en livrée et tenant sa casquette
À la main, vient sourire à tout le monde ; il guette
Le regard de chacun, afin de prodiguer
Ses saluts souples, sans jamais s’en fatiguer ;
Sa livrée est rigide, irréprochable et belle ;
Il prend son métier au sérieux ; il excelle
Dans l’art de contenter tout le monde à la fois,
Répondant avec la même obligeante voix,
Dans les langues les plus diverses de la terre
Qui, pour lui, n’ont aucun secret, aucun mystère,
Aucun détour ; car il les parle couramment
Et sans difficulté, sinon élégamment,
Avec les étrangers des quatre coins du globe.
Il s’incline devant une personne en robe
À carreaux, ayant un voile épais, et qui vient
De quitter l’omnibus la première ; elle tient
Un sac léger pour les choses très précieuses
Qu’on craint de perdre ; ses manières gracieuses
Sentent la bienveillance indulgente à l’endroit
Des inférieurs qu’elle approche et qu’elle voit ;
Elle a de la bonté, de la condescendance
Et ne veut pas tenir les humbles à distance ;
Elle conserve son sourire protecteur,
Sans abdiquer pourtant un reste de hauteur ;
Elle tient à toujours paraître noble et fière
Sans qu’on la trouve trop hautaine, trop altière ;
Elle permet aux gens un soupçon limité
De hardiesse dans la familiarité ;
Elle se trouve très bonne quand elle daigne
Jeter un regard sur la plèbe. Une duègne
La suit, mal mise, vieille, osseuse, ayant l’aspect
De la compagne qui sert de porte-respect ;
C’est une femme sans ressource, une parente
Pauvre, peut-être assez proche, cousine ou tante
Qu’on nourrit par raison de famille ; elle vit
De générosités, mais rien ne lui suffit ;
Elle voudrait pouvoir se plaindre ; elle est aigrie
Par sa condition ; elle est presque maigrie
Par une rage qui la consume au dedans ;
Elle relate tous les jours mille incidents
Dont la suite partout renaissante stimule
Son mécontentement jaloux ; elle accumule
Les désirs de révolte et les petits griefs :
À table on ne lui sert jamais que les reliefs
Des autres, tant mieux s’il en reste ; elle est vêtue
De vieilles robes hors d’usage ; on l’habitue
À ne pas se permettre un avis personnel,
À n’être qu’un écho complaisant, éternel
De la pensée à peine exprimée et du dire
De chacun ; ce qu’on aime il faut qu’elle l’admire,
ll faut qu’elle haïsse aussi tout ce qu’on hait ;
Elle ne compte pas, d’ailleurs, elle se tait,
Le plus souvent passive et sans rôle, muette ;
Sa position dans le monde n’est pas nette ;
On doit la traiter en égale, soi-disant,
Mais sans cesse un regard froid, presque méprisant,
Lui rappelle sa place effacée et servile ;
On entend qu’elle soit souple et qu’elle annihile
Tout vestige gênant de personnalité
Sous l’empire de la plate nécessité.
Elle porte à deux mains une vieille valise ;
Un groom, sanglé, correct, sans qu’elle le lui dise,
En la voyant chargée ainsi, s’est avancé,
Rempli d’intentions bonnes, vif, empressé,
Et s’est jeté sur la valise pour la prendre ;
Il brûle du désir sincère de se rendre
Utile en quelque chose ; il cherche à soulever
Doucement le gros sac pesant, pour arriver
À faire lâcher prise à la duègne ; il flaire
D’avance l’excellent pourboire et voudrait plaire ;
Comme service il n’a qu’à constamment ouvrir
Quelque porte vitrée et qu’à se découvrir
Devant les gens afin d’être avenant, aimable ;
ll est forcément plus sage, plus raisonnable
Que ne voudrait son âge ; il se livre très peu,
Faute de temps, à la criaillerie, au jeu,
Aux récréations bruyantes, aux gambades,
Aux cache-cache fous avec les camarades,
Aux sauts sur les rebords des grilles, sur les bancs.
Deux bonnes à bonnets blancs, à tabliers blancs
Attendent à l’écart ; leur allure est moins plate,
Leur offre de service est moins immédiate ;
Elles sont pourtant sans mauvaise volonté ;
Une, qu’on voit de face, a le nez effronté,
La figure éveillée et la bouche rieuse ;
Elle est d’une nature insouciante, heureuse,
Chantant à tout propos et s’amusant d’un rien ;
Elle observe les gens, et bien que son maintien
Ne soit aucunement malhonnête, équivoque,
Elle recherche leur côté faible et s’en moque,
Contente de voir tous ces visages nouveaux
Sortir de l’omnibus énorme, à deux chevaux ;
Elle s’applique à bien trouver les ridicules,
Ceux qui frappent aussi bien que les minuscules ;
Elle les extrait par la pensée ; aussitôt,
Sans que rien dans ses traits la trahisse, d’un mot,
Elle sait les mettre en lumière, en évidence ;
Tantôt c’est le dédain, tantôt l’outrecuidance,
Qu’elle blâme, tantôt c’est la forme d’un nez
Qu’elle trouve trop gros, trop long, ou pas assez ;
Elle se donne du bon temps, détaille, épluche,
Ne juge pas assez fraîche certaine ruche,
Condamne pour son trop d’empois certain volant,
Désapprouve un corsage ajusté, trop collant,
Ou déniche le bout blanc d’une balayeuse
Qui dépasse ou qui pend peut-être. Moins joyeuse,
L’autre bonne, auprès d’elle, a l’esprit moins tourné
Vers le dénigrement sans but, moins ramené
Invinciblement vers l’inutile critique ;
Elle ne tient pas à lui donner la réplique
Et n’écoute qu’à peine ; elle a le sentiment
Du devoir qui domine en elle fermement ;
Elle estime qu’il faut travailler et se taire ;
D’après elle, on aura beau crier et beau faire,
On ne changera pas le monde ; il vaut donc mieux
Tâcher de prendre sa besogne au sérieux
Et sans se plaindre ; elle est pondérée et logique ;
Elle est d’une nature entêtée, énergique,
Incapable de se calmer, de s’engourdir
Dans la paresse, prête à toujours se raidir
Contre l’adversité, contre la maladie,
Sûre que seule la volonté remédie
À tous les maux ensemble.
Attendant sur le seuil
Et repassant les mots aimables de l’accueil,
Le gérant, prévenant et courtois, grand et mince,
A des manières qui lui donnent l’air d’un prince ;
Sa mise, son allure et sa correction
Frisent de près la plus stricte perfection ;
Sa coiffure collée et lisse est impeccable
Et la blancheur de ses manchettes remarquable ;
Il est extrêmement délicat et soigneux,
Recherché du petit au grand, méticuleux ;
On croit retrouver dans sa personne une trace
D’élégance native et d’authentique race ;
On est surpris et même inquiet, intrigué
Par cet aspect avant tout poli, distingué ;
On a le sentiment flou de la déchéance
D’un homme dont l’ancienne et haute préséance
A sombré dans de longs et pénibles revers ;
Il a dû se débattre et lutter à travers
D’innombrables ennuis et dans des multitudes
D’incalculables maux et de vicissitudes ;
Il s’est rejeté sur cet emploi de gérant,
Se résignant avec courage, préférant
Travailler que vivre en flatteur à la remorque
D’amis suffisamment bons auxquels on extorque
Le nécessaire sous simple forme d’emprunts
Qu’on ne pourra jamais rendre, pas plus aux uns
Qu’aux autres.
Près du beau gérant de noble caste
Qui garde grand air, bien que déchu de son faste,
Se tient, respectueux, patient, bedonnant,
Un gros maître d’hôtel au physique étonnant ;
Devant, on voit passer le bout de sa serviette
Chiffonnée et pourtant encore blanche et nette,
Qu’il serre par un geste instinctif sous son bras ;
Il paraît enchanté d’être imposant et gras,
Ne pouvant pas trouver l’embonpoint ridicule ;
Il estime son ventre et ne le dissimule
En aucune façon ; il a bien plutôt l’air
De le porter avec orgueil, d’en être fier ;
Dans sa position immobile, il se cale
Sur ses deux pieds et, sans modestie, il étale
Ce ventre bienheureux qu’il rend même plus gros
En unissant ses deux mains derrière son dos ;
La gloire d’un aspect tel l’enivre, le grise ;
Il goûte fortement son bonheur et méprise
Les gringalets au ventre hypothétique et plat ;
Il est reconnaissant envers le ciel, béat ;
Sa satisfaction est absolue et pleine ;
On l’envierait à bon droit.
Deux hommes de peine
Avec des tabliers longs sont postés en bas
Auprès de l’omnibus, à trois ou quatre pas ;
Tous deux attendent qu’on commence à leur descendre
Les malles, les paquets et les sacs pour les prendre ;
Car le cocher n’est plus sur son siège ; debout
Sur l’omnibus il est seul et dépasse tout ;
Il débute au hasard, sans idée, et se baisse
Vers les deux angles blancs et pareils d’une caisse
Close hermétiquement, qu’il faudra déclouer
Et non ouvrir ; il va d’abord la secouer
Dans tous les sens pour la décoller de sa place,
Puis la donner aux deux hommes postés de face
Pour mieux la recevoir dans leurs mains ; le cocher
Semble grand, bien qu’il soit en train de se pencher ;
Il est fort et musclé ; son chapeau haut de forme
Est solidement fait, large, excessif, énorme ;
Sa livrée a beaucoup d’étoffe, de longueur ;
Elle peut convenir quand même, à la rigueur,
Quand il est debout ; mais sa forme qui dessine
La taille et couvre trop les jambes la destine
À la position raide, assise ; il lui faut,
Pour aller bien, un siège inabordable et haut.
Le cocher est un gros père calme et bonasse ;
Sa figure placide, inoffensive et grasse,
Lui donne une apparence étrange de poupard ;
Il raconte toujours la vérité sans fard ;
Sa franchise le rend en même temps crédule ;
On lui dirait : « Il fait nuit » lorsque la pendule
Marque midi précis, il répondrait : « Vraiment ! »
Car il ne peut jamais supposer que l’on ment,
Que l’on déguise sa pensée ou que l’on trompe ;
Il n’a jamais voulu croire que l’on corrompe
En certain cas les gens par des sommes d’argent ;
Il est si pur qu’il en est inintelligent ;
Il serait pleinement capable d’être dupe
D’un enfant de trois ou quatre ans, encore en jupe ;
On ne peut présumer l’exacte profondeur
De sa naïveté crasse, de sa candeur ;
Il voit le monde entier bon, charitable, intègre ;
Sa foi dans le dernier qui lui parle est célèbre ;
On en profite pour lui jouer tous les jours
Sans le fâcher les plus abominables tours ;
Comme il prend tout ce qu’on dit au pied de la lettre,
On peut, sans se donner grand mal, lui faire admettre
Les contes les plus fous, les plus extravagants ;
On lui débite des histoires de brigands
Qui vous envoient d’un coup au cœur dans l’autre monde,
Et dont la vue, au coin d’un sentier, vous inonde
De sueur froide ; dans sa confiance il croit
Aux secrets que chacun sait par son petit doigt ;
Il ne connaît pas la malice ; il exagère
La bonne qualité d’être ouvert et sincère ;
Les paroles pour lui ne sont pas des rébus
Au sens caché qu’il faut déchiffrer.
L’omnibus,
Quoique très dégagé, n’est pas encore vide ;
Une femme hésitante, inquiète, timide,
Avance sa jambe au dehors pour la poser
Sur le marchepied large ; elle paraît n’oser
Que difficilement se montrer ; il lui coûte
D’affronter le plein air, les yeux ; elle redoute
L’approche de la foule et son encombrement ;
En public elle assiste au brusque effondrement
De sa force, de ses facultés les meilleures ;
Elle reste parfois chez elle plusieurs heures
Avant de s’apprêter et de prendre un parti ;
Son corps pusillanime est à moitié sorti ;
Elle a peur d’avancer sa figure craintive
Et fait secrètement l’inspection furtive
Des gens ; elle a tendance à voir de toutes parts
Des bouches devisant contre elle, des regards
La détaillant ; l’idée intime qu’on l’observe
La hante du matin jusqu’au soir et l’énerve ;
Toujours elle soupçonne et veut se méfier,
Pensant qu’on passe dans le but de l’épier ;
Elle croit qu’on la montre au doigt ou qu’on la nomme.
Devant le marchepied, lui faisant face, un homme
Veut l’aider à descendre et lui tend une main
Sur laquelle elle va peser ; sans être nain
Il est assez petit, court, pour qu’on le remarque ;
Il est trapu, bouillant, têtu ; quand il s’embarque
Dans la discussion d’un point quelconque, il faut,
À toute force, qu’il garde le dernier mot ;
Ses dires doivent être acceptés sans contrôles,
Sans examen ; il a le cou dans les épaules
Et son dos plat et droit surprend par sa largeur ;
Sa taille l’a rendu despotique et rageur ;
Il est chez lui le seul, l’indiscutable maître,
Et ne perd jamais une occasion de l’être ;
Il professe que la bonne cohésion
D’un groupement dépend de l’humble adhésion
Et de l’obéissance exacte, immédiate
De tous aux ordres brefs, précis, d’un autocrate ;
Il dit qu’on n’obtient rien de bon par la douceur.
Il se tient entre deux gros enfants, frère et sœur ;
À sa gauche, distraite, absente, la fillette
Regarde en l’air avec suite ; elle s’inquiète
Des bagages divers, multiples, s’entassant
Sur l’omnibus ; elle est fixe, s’intéressant
Au brave cocher dont les manœuvres futures
Seront sans doute très routinières et sûres,
Car il agit toujours de la même façon.
Seul, de l’autre côté du père, le garçon
Reste à deux ou trois pas ; il a les jambes nues ;
Toutes ces choses qu’il n’a pas encore vues
L’étonnent alentour ; du regard il parcourt
Lentement tout ce qui l’environne ; il est lourd,
Solidement construit, gras ; il tient de son père
Et ne grandira guère ; il possède une paire
De mollets dont la courbe imposante ressort ;
Il est, sans le vouloir, brutal, dangereux, fort ;
Ses camarades le craignent dans les disputes
Qui s’échauffent et qui dégénèrent en luttes ;
Ils redoutent ses coups de pied, ses coups de poing
Qui peuvent faire grand mal, car son embonpoint
N’est pas flasque ou malsain ; au contraire, il résiste,
Inattaquable, dur, insensible, et consiste
En autre chose qu’en graisse ou qu’en gonflement
Répartis dans le corps tout entier mollement.
Dans l’omnibus, après la femme timorée
Dont la descente est si pénible, qui se crée
Tant de tourments fictifs, et qui trouve moyen
De voir des pièges quand d’autres n’observent rien,
Apparaît patiente et tranquille une tête ;
C’est une femme grande et maigre qui s’arrête
Sans se permettre la moindre hâte, attendant
Que le passage se dégage, en regardant
Par les vitres au loin ; c’est une subalterne,
Une inconnue à la personnalité terne ;
On apprend son prénom seul ; sa condition
La condamne à la plus humble soumission ;
Elle se plie à tout sans révolte et sans rage,
Quel que soit l’ordre qu’on donne.
Au premier étage
De l’hôtel court un long et somptueux balcon ;
Des gens trouvent qu’il y fait agréable et bon,
Car ils y restent ; toute une famille unie,
Où ne s’immiscent ni trouble ni zizanie,
Est très étroitement groupée et prend le frais ;
Ses membres sont nombreux et se tiennent de près ;
Ils ont tous une vague et même ressemblance
Qui prouve leurs liens et le peu de distance
Les séparant en fait de proche parenté ;
Ils respirent le calme intime et la santé ;
Ils ont cette parfaite et régulière joie
De ceux que le sort ne blesse ni ne rudoie.
Semblant l’âme du groupe et trônant au milieu,
Une femme est assise ; elle sourit un peu,
Se trouvant, sans raison bien définie, heureuse ;
Aucune ride trop précoce ne se creuse
Dans l’ensemble de son visage demeuré
Irréprochable pour n’avoir jamais pleuré ;
Ses jours se sont passés paisibles, sans orages,
Sans crises, sans à-coups et sans terribles pages ;
Elle n’a pas connu les longs déchirements,
Les deuils réitérés ni les revirements
De la fortune ; sans angoisse elle se fie
À son étoile. Son bras gracieux s’appuie
Avec enlacement sur un enfant frisé
Au caractère gai, vif, au regard rusé,
À la mine mobile, éveillée, espiègle ;
Il aime rire et n’est pas fréquemment en règle
Pour ses devoirs, pour ses pensums et ses leçons ;
Il adore les jeux, les tours de polissons ;
Il est assourdissant, incorrigible, diable,
D’une nature trop prompte, peu maniable ;
Au travail il est mou, manque de bon vouloir,
Cherche des faux-fuyants, paresse comme un loir,
Se refuse à trouver de l’intérêt ; l’étude
Lui semble uniquement rébarbative et rude ;
Mais sitôt qu’il s’agit de prouesses, d’ébats,
De bonds, il se met dans d’indicibles états,
Devient le plus ardent de tous. Il a deux frères
Plus grands que lui, qui se disent de grands mystères
Et qui, debout à sa gauche, parlent tout bas ;
L’aîné, délicat, mince, avec des cheveux ras,
Réclame du silence et veut que l’autre écoute
Religieusement quelques mots qu’il ajoute
À sa tirade dont il prolonge la fin ;
Il est précocement intelligent et fin ;
Il sait traduire avec surabondance et verve
Les mille événements ou défauts qu’il observe ;
Il semble heureusement doué, spirituel,
Mais sans vengeance, sans jamais un mot cruel
Dit par derrière ; c’est à peine s’il débute
Dans la vie, et déjà, non sans profit, il scrute
Les tendances, le moi de chaque individu,
Qu’il retrace sans qu’un détail en soit perdu,
Sans qu’il omette ou passe une seule nuance ;
Il a sur l’enfant qui l’écoute l’influence
La plus entière ; il le domine, l’obligeant
À toujours suivre son avis en transigeant ;
Il lui fait accepter ses doctrines, ses vues,
Comme choses d’avance exactes, convenues ;
Il a par ses deux ans de plus un ascendant
Irrévocable ; pour l’autre il est évident
Que son frère aîné sait démêler et voit juste.
Une fillette bien charpentée et robuste,
Se divertissant d’un rien et regardant tout,
Reste plantée avec assurance, debout,
Les bras inertes et droits, derrière la chaise
De la femme qui, bien que sa bouche se taise
Laisse s’épanouir tant de félicité
Sur son visage ; la plus grande qualité
De la fillette est sa radicale franchise ;
Elle ne pose pas ; jamais elle ne vise
À la sensation passagère, à l’effet,
Dans les mots qu’elle dit, les gestes qu’elle fait ;
Elle n’est et jamais ne sera cachottière ;
Elle est simple, en dehors, se livre tout entière,
N’a pas de compromis ; tous ses regards sont vrais ;
Elle médite, puis parle aussitôt après,
Sans savoir si la chose a besoin d’être tue
Ou s’il importe peu qu’elle soit vite sue ;
Elle obéit à la première impulsion
Et se laisse entraîner par son expansion ;
Elle ne connaît pas encore le mensonge,
Ni le fugitif, ni celui qui se prolonge,
Ni le naïf qui se devine, ni l’adroit
Qui se présente avec vraisemblance, qu’on croit,
Et qui, pour rester fort, acceptable, plausible,
Et ne pas sortir des limites du possible,
Exige de nouveaux mensonges reliés
À lui-même et savants, mûris, étudiés.
Regardant la fillette au cœur plein de droiture,
Un homme, à l’artistique et pompeuse coiffure,
Incline un peu son corps rigide, tendrement,
Avec délicatesse, en père doux, aimant ;
Du bout des doigts, par un jeu taquin, il sépare
Quelques cheveux de la petite, et se prépare,
Dans son enfantillage, à les faire glisser
Sur son index tendu, comme pour les lisser ;
Ses larges favoris sont divergents ; leurs pointes
S’écartent noblement, étrangères, disjointes,
Découvrant beaucoup son menton ; il est tiré
À quatre épingles, s’est complaisamment miré
En faisant sa toilette exquise, inattaquable,
Et semble s’approuver lui-même ; il est affable,
Sautillant, souriant et cérémonieux ;
On ne peut saluer plus largement ni mieux
Qu’il ne fait ; il est à cheval sur l’étiquette ;
Il a surveillé la coupe de sa jaquette
Dans laquelle il est pris à merveille et serré
Comme s’il avait un corset ; il est ferré
Sur les cas épineux de blason, de noblesse ;
Il veut être pris au sérieux ; il se blesse
Du sans-gêne ou du plus léger manque d’égards
Et le fait sentir par d’immobiles regards ;
Dans sa trop chatouilleuse intransigeance il traite
D’impair son nom et de grossièreté parfaite
Le moindre mot qu’il juge atroce et trivial,
Même s’il n’est qu’un peu gaulois ou jovial.
À sa droite se penche un très jeune ménage
Dont la lune de miel dure encore et qui nage
Dans l’absolu bonheur ; la femme, en plus distrait,
En plus écervelé surtout, est le portrait
De l’autre ; elle ne peut qu’être sa sœur cadette ;
Elle a des bracelets épais ; une fossette
Se creuse, seule, au beau milieu de son menton ;
Elle est insouciante et prend tout sur un ton
Fantaisiste, enjoué ; c’est une enfant gâtée,
Habituée à se voir heureuse, flattée,
À régner sur son proche entourage ; elle vit
Au milieu d’un concert louangeur ; il suffit
Qu’on veuille un instant faire obstacle à son caprice
Pour qu’elle se trouve au désespoir, au supplice,
Et toujours on finit par rire et lui céder
En demandant pardon de l’avoir fait bouder ;
On revient en premier vers elle, on la console
Par une repentante et sincère parole ;
On n’est content que lorsque enfin elle a souri.
Près d’elle, affectueux et câlin, son mari
Est assez jeune pour manquer d’expérience ;
Il débute, mais il a toute confiance
En ceux qui veulent son bien ; il écoute et suit
Les conseils qui, dans son cerveau, portent leur fruit ;
Il est parfaitement beau, sans être bellâtre ;
Débordant de gaîté, de vie, il idolâtre
Sa jeune femme qu’il enlace d’un seul bras
Lui montrant avec l’autre une personne en bas ;
Il ne peut s’éloigner d’elle un instant sans transes,
Sans appréhensions pénibles, sans souffrances ;
Il est, malgré lui, plein de chimères, jaloux,
Et ne peut retenir quelques mots aigres-doux
Quand elle a causé trop longtemps avec un autre ;
Si le reproche la fâche, il pleure, se vautre
À ses pieds, pour se faire absoudre, se traitant
De brutal, de bandit, de monstre, se prêtant
Tous les instincts les plus ignobles, tous les vices,
Trouvant qu’il n’est pas au monde de précipices
Assez profonds pour qu’un criminel tel que lui
S’y jette et reste au fond, mort, sanglant, enfoui.
Plus haut, sur un balcon isolé, deux anglaises
Aux facies osseux, aux jupes écossaises,
Sont droites comme des i, comme des piquets ;
Elles sont promptes à faire tous leurs paquets
En voyageuses sans exigence, intrépides,
Passant leur vie au fond des express, des rapides,
Ou se promenant sur le pont des paquebots ;
Elles savent au moins des bribes et des mots
Des plus lointains jargons, des pires idiomes ;
Elles ont vu tous les empires ou royaumes,
Parcouru l’Orient sec, l’humide Occident,
Connu l’aventureux imprévu, l’accident,
Les réveils ébahis dans le train qui déraille,
Pratiqué partout la table d’hôte où l’on raille
Sans sourire, à voix très basse, le front trop grand
De l’inconnu qui vous fait face et qui vous rend
Discrètement, avec loyauté, la pareille
En s’escrimant sur la largeur de votre oreille,
Sur votre nez trop en pointe ou trop relevé,
Sur la gêne, sur le ridicule achevé,
Sur la prétention sotte de votre mise
Ou sur votre apparence insigne de bêtise.
Les deux femmes ont tout sondé, tout visité,
Mais par désœuvrement pur, sans nécessité,
Sans soif d’apprendre, sans que leur esprit stérile
Ait cueilli quelque fait captivant entre mille ;
Leurs patients espoirs n’ont été ni déçus
Ni surpassés par les sites, les aperçus ;
Elles n’ont pas cherché de couleurs personnelles
Dans leurs impressions ni piteuses ni belles,
Et n’ont pas entassé de souvenirs puissants.
Sur le trottoir, un peu plus loin, quelques passants
Sont dispersés. Un homme assez vieux, mais que l’âge
N’a pu rendre ni plus réfléchi ni plus sage,
Erre sans but ; il est robuste, mâle, ardent,
Encore vert, encore impulsif, imprudent ;
Malgré sa barbe blanche il reste incorrigible
Et se fera toujours traiter d’enfant terrible
Par les femmes ; jusqu’à son fatal dernier jour
Il tendra toutes ses facultés vers l’amour,
Tressaillera de joie au son d’une voix fraîche,
S’attendrira devant l’or d’une ancienne mèche
Coupée et conservée, et sera remué
Par un regard soit chaud, soit pâle, exténué ;
Il est inconséquent, versatile, volage ;
Il passe de la jeune ignorante, sauvage,
Qui veut détourner sa bouche et qui se défend,
À la dévergondée adroite qui se vend ;
La femme est tout pour lui ; rien d’autre ne l’occupe
Ni ne l’enthousiasme ; en croisant une jupe
Il se retourne, toise, estime, et son esprit
Trotte ; quand un joli visage lui sourit,
Une commotion se produit ; un bien-être
L’ensoleille, le rend plus qu’un roi, le pénètre,
Lui procure un moment inoubliable, doux ;
Il aime les cheveux blonds, les noirs et les roux,
Évoque tantôt la pétulante Espagnole,
Tantôt l’Orientale inexpressive, molle,
Étendue au milieu des étoffes, des ors,
S’enivrant de senteurs lourdes, de parfums forts
Et dont le maître, en vrai tyran jaloux, dégaine
À tout propos — tantôt la libre Américaine
Émancipée à seize ans et dont la beauté
Fait des victimes sur son passage. À côté
De l’homme à barbe blanche une femme petite
Trouve, à part soi, que son compagnon va trop vite
En besogne, qu’il se montre peu pondéré,
Trop impatient du dénouement espéré ;
En effet, n’étant pas éconduit, il caresse
L’espérance de la conquérir et la presse
De prononcer le mot décisif, de céder ;
Il déniche de forts arguments pour plaider
Sa bonne cause ; la femme est assez légère
Et cultive l’intrigue intense et passagère ;
Elle place avant tout les louanges, l’encens,
La contemplation, et ne peut vivre sans ;
Pourvu qu’on soit à ses pieds, pourvu qu’on l’adule,
Elle se livre sans réserve, capitule,
Se laisse courtiser, accepte le faux-pas,
Même si, restant froide, elle n’éprouve pas
L’équivalent de la tendresse qu’elle inspire ;
Elle tient à l’éloge, aime s’entendre dire
Mille choses sur son charme, sur son esprit
Incisif, imprévu, qui jamais ne tarit.
Trois enfants attentifs, anxieux, jouent aux billes ;
Ils appartiennent à différentes familles
Et n’ont entre eux aucun lien, aucun rapport ;
Le plus âgé, carré d’épaules, semble fort
À ce jeu-là ; prenant tout son temps, il se baisse,
S’accroupit, se ramasse ; il tient sa bille épaisse
Dans l’arrondissement creux de son second doigt
En ne l’emprisonnant que jusqu’au tiers ; on voit
L’effort mystérieux, contenu, de son pouce
Qui s’apprête longtemps d’avance à la secousse
Grâce à laquelle la bille repartira ;
L’enfant s’applique, juge, espère qu’elle ira
Droit au but, sans sauter au hasard, à sa guise ;
Il calcule, évalue, approfondit et vise,
Oubliant un instant lui-même et l’univers ;
Apparaissant un peu courbée et de travers
Sa langue, comme pour l’aider, se montre et passe,
Et sa pointe inactive est frémissante et basse ;
L’enfant craint de faillir ; tout son être est tendu,
Son bras paralysé, son souffle suspendu.
Debout, épiant la bille, ses camarades
Ne sont pas disposés aux rires, aux boutades ;
Ils attendent figés, inquiets, soucieux,
Et resteront ainsi plantés, silencieux,
Jusqu’au moment prochain, délassant, où l’issue
Du coup, si puissamment réfléchi, sera sue.
Un homme, ayant la tête ingrate d’un pion
Sans envolée et sans imagination,
Tient ouvert avec ses deux mains un épais livre,
Et, le regard baissé, fixe, semble poursuivre
Le fin mot d’un problème ; il demeure enfoncé
Dans les pièges, dans les tracas de l’énoncé ;
Les subtilités, les finesses de l’algèbre,
Où se rebute, où se dépite et s’enténèbre
L’intelligence lente et rebelle d’autrui,
Sont familières, sans nulle impasse pour lui ;
Il n’a pas rencontré d’artiste qui l’émeuve ;
Il est toujours à ses calculs, en fait la preuve,
S’absorbe incessamment dans un travail mental
Sans s’effaroucher d’un nombre monumental ;
Rien ne peut le gêner, le perdre, le distraire,
Quand il se livre à ses fictions ; au contraire,
Dans la foule, dans la cohue il est ravi ;
Au milieu d’une fête il se trouve servi
À souhait, il sourit de bonheur, il exulte
De savoir s’isoler dans le pire tumulte ;
Sans prêter d’importance au bavardage, il suit
Son idée et médite ainsi qu’en pleine nuit,
Quand le silence long, studieux, de ses veilles
Laisse tranquilles sa pensée et ses oreilles.
Un élégant sanglé, coquet, est à l’affût
D’un sourire ; il fait un exemplaire salut
Sans pourtant abaisser les yeux ; il le décoche
Avec art, garde son chapeau bas et rapproche
Les talons ; son maintien apprêté, sa raideur
Ne réfléchissent ni surface ni tiédeur
Dans son hommage ; sa nature habile et plate
Le pousse au compliment qui déconcerte ; il flatte
À bout portant, est plein d’harmonieux échos,
Conte aux amis le bien que derrière leur dos
Les gens s’acharnent à dire d’eux sans relâche ;
Il force toutes les qualités, prend à tâche
D’amplifier les beaux côtés, de flagorner,
De négliger les maux, les travers et d’orner
Ses phrases d’un amas ampoulé d’épithètes.
D’un mouvement pareil, simultané, deux têtes
Répondent à son grand salut obséquieux ;
Ce sont celles de deux femmes dont les doux yeux
Sourient ; elles sont dans une voiture ouverte
Qui fuit légèrement, au trot fougueux, alerte,
De deux chevaux bouillants, téméraires, piaffants,
Tapageurs au delà de tout, ébouriffants ;
Le cocher, bien que sûr de leur courage, effleure
Leurs deux croupes du bout de son fouet ; il les leurre
Sur sa sévérité dont ils n’ont pas besoin.
La voiture s’approche, elle tourne le coin
De la route ; les deux femmes diffèrent ; l’une,
Avec une figure énorme, en pleine lune,
Est le type de la bonne grosse qui joint
Le comique et la belle humeur à l’enbonpoint ;
Son menton est triple ou quadruple ; l’autre dame,
Au contraire, jouit d’une figure en lame
De couteau ; dans la vie elle trouve tout laid ;
Tout l’énerve, tout la choque, tout lui déplaît ;
Elle respire, elle est à son aise et jubile
Quand elle a le moyen sûr d’épancher sa bile ;
Son sourire est pincé, grimaçant et contraint ;
Elle le fait éclore à regret, elle craint
De paraître, même en passant, trop avenante,
De s’abaisser à trop de grâce malsonnante,
De perdre son renom de vipère.
Au fin fond,
Un lac immense, beau de tous côtés, profond,
S’étend, calme comme un miroir. Sur l’eau limpide
Un superbe bateau, propre, neuf et rapide,
Mange beaucoup de place ; il est lourd, imposant,
Prétentieux et d’un voisinage écrasant ;
Il s’avance de face ; il est mû par deux roues
Trempant des deux côtés. Un homme aux grosses joues
Circule, les mains dans les poches, sur le pont ;
Il paraît bon enfant, sympathique, tout rond,
Mais son laisser-aller visible est hypocrite ;
Avec sa graisse il n’a pas un profond mérite
À tromper les naïfs, car son extérieur
Ne pourrait être plus attirant ni meilleur ;
En voyant sa bedaine ample et sa bonhomie,
On est conduit à lui tendre une main amie,
À sourire de ses jeux de mots ; sur-le-champ
On sent qu’il est dans vos tracés, dans votre camp,
Qu’il veut embrasser vos intérêts, qu’il est apte
À vous servir pour son propre plaisir ; il capte
L’estime, mais sous ses accommodants dehors
Il recèle un esprit ténébreux et retors ;
Il est dangereux, traître, astucieux, perfide ;
Le gros scandale est son affaire ; il est avide
De mystères privés ; il sait s’approprier
Les secrets, les mettre à l’étude, les trier ;
Il espionne les gens, les vise, les guette
Sans que son jeu transpire.
Une vieille coquette
Romanesque, vibrante, est placée à l’avant
Et regarde debout, seule, triste et rêvant ;
Elle n’a pas encore abandonné l’œillade,
Comprend le suicide amoureux, la noyade
Ou le fatal réchaud ; son cœur s’est entêté
À battre vite ; les premières nuits d’été,
Quand la nature sent sa force qui redouble,
Quand tout revit, quand tout sort, lui causent un trouble
Délicieux ; alors elle songe aux moments
Extra-terrestres dont profitent les amants ;
Elle regrette sa fugitive jeunesse ;
Elle est sentimentale, ardente, a soif d’ivresse,
Contemple les soleils couchants, aime les vers,
Copie ensemble les beaux qu’elle a découverts,
A fait sécher dans ses livres des fleurs bien chères.
Près d’elle un passager entre deux passagères
Doit jouir d’un renom désopilant, badin ;
Il est petit avec l’allure d’un gandin ;
Un monocle, inhérent à sa personne, habite
Inamovible, ancré, le creux de son orbite ;
L’homme s’adonne à la distinction, au chic ;
Les deux femmes sont un inlassable public
Pour ses répliques, ses charges, ses gaudrioles ;
Elles s’esclaffent à l’avance, elles sont molles,
Tant elles rient à chaque idée, à chaque mot.
Perdu sur l’onde morte, endormie, un canot
Semble n’avoir aucun élan ; un homme y rame
Sans surmenage ; c’est à peine s’il entame
La surface polie et parfaite de l’eau ;
Il s’oublie au milieu du lac ; il trouve beau
L’horizon reculé de tous les côtés, ample ;
Il s’étale dans ses réflexions, contemple ;
C’est un imprévoyant, un bohème, un rêveur,
Un fainéant ; il faut sans cesse qu’un sauveur
Le tire du bourbier dans lequel il s’enfonce ;
Aucun métier ne lui réussit ; on renonce
À lui mettre du plomb en tête, à corriger
Sa paresse ; on préfère en rire et l’obliger ;
C’est vainement qu’on lui fait honte, qu’on le prêche ;
Il sait que chaque fois qu’il sombre on le repêche ;
Il est admis qu’il n’a pas la vocation
Du noble entêtement, de l’application,
Et qu’il faut à certains jours lui tendre la perche ;
On l’excuse, on l’adopte, on l’aime, on le recherche ;
Il est né gaspilleur, léger, et mourra tel.
Beaucoup plus près, à droite, en face de l’hôtel,
S’étend partout un grand jardin public ; au centre
Un kiosque élevé, vers lequel se concentre
L’attention, est plein d’ardents musiciens ;
Le chef d’orchestre sent bien que ce sont les siens,
Qu’aucun n’est étranger ou novice ; il est maître
De tous leurs mouvements, sait leur faire connaître
Sa moindre intention ; il nuance à son gré,
Leur communique son âme, son feu sacré ;
Il les manie, il les enflamme, il les anime ;
En ce moment précis, rare, il atteint la cime
D’un crescendo fini, mûr ; c’est l’éclosion
D’un de ces grands tutti pleins dont l’explosion
Donne un frisson heureux, séduit, grise, transporte,
Tant elle est empoignante, irrésistible, forte,
Tant son timbre est fondu, satisfaisant et chaud ;
Le chef serre bien sa baguette et la tient haut,
S’apprêtant, dans sa fougue enthousiaste, à fendre
L’air avec elle, quand il la fera descendre ;
Seul debout il se hausse encore, se grandit ;
Il utilise son bras gauche qu’il brandit
En raidissant son poing ; il veut que chacun donne
Tout ce qu’il a, que tout vibre, que tout résonne,
Qu’on se démène, qu’on s’emballe pour de bon.
Assis, presque étalé, le premier violon
Se renverse, affectant l’inspiratrice pose
Du génial, illustre et flambant virtuose ;
Il trouble son regard, presse son instrument
Contre sa joue, avec ivresse, éperdument ;
Il appuie, en peinant, son archet pour qu’il morde,
Avec intensité, l’endroit vif de la corde,
Et son troisième doigt adhérent, expressif,
S’immobilise dans un effort excessif
Vers le milieu de la plaintive chanterelle,
S’arrangeant pour que la note pleure et soit belle.
Le voisin, moins rempli de soi, moins théâtral,
Fait la même partie, en prenant moins de mal ;
Il est moins boursouflé, moins divin dans son geste ;
Il pousse son archet très haut ; il ne lui reste
Que peu d’espace avant d’en atteindre le bout ;
Il a beau ralentir, il dépensera tout
En attendant ainsi que la note prochaine
Le fasse revenir sur ses pas et s’enchaîne ;
On craint qu’elle ne lui vienne en aide trop tard ;
Il est épris de sa carrière, de son art,
Et goûte la musique impérissable et saine.
Les violons sont au nombre d’une dizaine
Des deux côtés du chef ; inégaux, les archets
Ne sont jamais au point pareil de leurs trajets,
Mais les proches, entre eux, sont assez parallèles.
Juste en face du chef plusieurs violoncelles
S’alignent ; les joueurs allongent fort le bras
Car ils ont à tenir sur une corde, en bas,
Avec un doigt tendu, raide, une note haute ;
Un d’eux, l’œil fixe, a grand’peur de faire une faute ;
Sans se préoccuper de celui qui conduit,
Il dévore des yeux sa musique et la suit
De tout près avec une application rare ;
Sans doute il sait peu sa partie ; il accapare
Un pupitre pour lui seul, comme si chacun,
Au lieu de partager à deux, en avait un ;
Il ne pense qu’à son confortable et préfère
Laisser son voisin geindre et se tirer d’affaire ;
Il recherche le plus commode, sans rougir
De prendre tout pour son propre compte et d’agir
En homme épris de sa personne, en égoïste.
Dans un coin, seul de son espèce, un hautboïste
Est à l’écart et sans partenaire, isolé ;
En jouant il fait un visage désolé,
Son instrument le force à s’allonger la mine ;
L’ensemble de l’orchestre échauffé le domine ;
Dans le vacarme un timbre aussi grêle est perdu ;
Le son produit ne peut qu’à peine être entendu
Par lui-même ; d’avance il renonce à la lutte.
Un homme à grande barbe, en soufflant dans sa flûte,
Prend au contraire un air guilleret et joyeux ;
Il sourit à la fois de la bouche et des yeux ;
Mais sa gaîté factice est tout extérieure ;
Elle s’en tient à sa figure ; elle n’effleure
Ni n’envahit en rien son être, son esprit ;
Si refrogné qu’il soit, si maussade, il sourit
Dès qu’il soulève son instrument et qu’il joue,
Quitte à reprendre, quand il s’arrête, sa moue ;
Ses doigts un peu contraints, s’allongeant de travers,
Sont faits à toutes les difficultés, experts
À trouver sans même y penser les places bonnes.
Côte à côte, manquant d’espace, deux trombones
S’en donnent de tout leur cœur, se réjouissant
D’obtenir un son crâne, éclatant et puissant,
Qui va chercher le fond du tympan et qui vibre ;
Dans leurs doigts la coulisse est patinante et libre ;
Ils jouent avec ardeur, avec entrain et feu,
Quoique semblant, dans leur pose, presser très peu
Contre leurs lèvres qui rentrent, leur embouchure.
Un cor, voulant donner sa note intacte et pure,
Lâche son souffle avec prudence ; il est craintif,
Inquiet de ce qui va venir, attentif ;
Entre ses deux sourcils contractés une ride
S’imprime, large et courte ; elle ne se décide
À paraître que sous l’empire de l’effort
Quand il joue ; aussitôt qu’il cesse elle s’endort,
S’efface doucement sans à-coups, se nivelle
En attendant que la cause se renouvelle ;
Son sort intermittent, fugitif, est lié,
Accollé pour toujours, forcément marié
À celui des beaux sons du cor ; elle n’existe
Et ne sort du néant que par eux. Un harpiste
Lève les yeux tout en égrenant ses accords ;
Sa pose fait songer aux célestes transports,
Aux concerts éthérés des anges, aux cantiques,
À l’espoir d’outre-tombe, aux extases mystiques ;
Les doigts du virtuose enivré sont osseux,
Pleins de nerfs, de puissance acquise ; ils sont de ceux
Qu’on soumet de bonne heure au travail, qu’on exerce ;
La harpe en équilibre hésitant se renverse
En arrière vers l’homme, obéissante. Au fond
Trois joueurs tirent l’œil en émergeant ; ils font
Des sons graves sur trois contrebasses énormes
Qui dressent fièrement leurs manches uniformes ;
C’est l’accompagnement, la base, le soutien
De l’orchestre qui marche et s’échafaude bien ;
Les cordes fortement résistantes et grosses
Ne sont pas sans cesse en transition ni fausses ;
Elles perdent l’accord seulement quelquefois ;
Les trois hommes baissant les yeux tiennent leurs doigts
Très écartés, car un spacieux intervalle
Nécessitant un saut agile, s’intercale
Entre les sons les plus strictement contigus,
Même s’ils sont déjà hauts, resserrés, aigus.
Un des joueurs, cassé, vieux, se voûte et s’affaisse.
Un homme tient à deux genoux sa grosse caisse ;
Il dévore le chef d’orchestre du regard
Afin de ne donner ni trop tôt ni trop tard
Le coup vivifiant, magistral, qu’il apprête ;
Il va marquer avec précision le faîte
Du crescendo ; pour mettre encore plus d’éclat
Et de vibration durable, il lève à plat,
Dans sa main gauche qu’il raidit, une cymbale ;
Une autre renversée et de rondeur égale
Tient sur la grosse caisse à l’endroit indiqué,
Pour que le coup puisse être aisément appliqué.
L’orchestre est tout entier en vedette ; il imprègne
Les alentours de ses sonorités ; il règne ;
Il réunit à lui les flâneurs en causant
Une sensation d’attrait, en s’imposant ;
Il est vu de partout, montré de loin, il plane.
Dans le public un homme inattentif ricane ;
Son rire est méchamment ironique et peu franc ;
Sa bouche est méprisante ; il est au premier rang
Du cercle régulier, nombreux, que font des chaises
Entourant le kiosque. Un enfant prend ses aises
En toute liberté ; son maintien insolent
Est celui d’un garçon énervant, turbulent ;
Il est assis la tête au dossier ; il se vautre
En croisant haut ses deux jambes l’une sur l’autre ;
Il est insupportable, ingrat, mal élevé ;
Son instinct batailleur, brouillon, n’est entravé
Par aucune contrainte assez dure ou sévère ;
On lui relâche la bride, on lui laisse faire
Ses caprices les plus bêtes et saugrenus.
Une femme a ses doigts maigres à demi-nus
Qui sortent librement de légères mitaines.
Une autre, infatuée, a des mines hautaines ;
Sa bouche de pimbêche a l’air de se pincer
Pour prendre les devants et pour bien évincer
Tous les impertinents qui trouveraient l’audace
De faire en l’accostant sa connaissance. En face,
Parmi les gens qu’on voit de plus près, mais de dos,
Un homme somnolent, apoplectique, gros,
S’abandonne à la plus inféconde inertie ;
Rien ne dérange sa torpeur ; sa calvitie
Est débordante sous le bas de son chapeau
Qui, sans la protéger, s’applique sur sa peau.
L’ensemble indéfini, chaotique, des têtes,
Attentives pour la plupart et déjà prêtes
À recueillir dans son entier l’accord nouveau,
Paraît atteindre à peu près au même niveau ;
La différence des statures s’annihile
Parmi ces corps qui se succèdent à la file
Et se confondent.
Plus près, dans la portion
Indépendante du parc, l’animation
Bat son plein ; des enfants vivaces qu’on surveille
S’ébaudissent, tantôt s’entendant à merveille,
Tantôt se chamaillant et prêts aux coups de poings.
Une fillette saute à la corde à pieds joints,
Restant fidèlement presque à la même place.
Une autre rebondit moins vite ; elle est mollasse ;
Tout en s’environnant de sa corde, elle court,
L’enjambant de son pas réglé, piaffant et court ;
La corde est à son point le plus bas ; elle touche
Rapidement le sable et, trop longue, s’y couche ;
Elle doit s’étaler autant à chaque coup.
Une femme gardant les deux gamines coud ;
Son joug est sans tracas ; jamais elle ne trouble
La satisfaction de leurs jeux ; elle double
Avec une légère étoffe un caraco.
Servant la clientèle, un marchand de coco
A son récipient au dos comme une hotte ;
Le cylindre solide et métallique frotte,
En le relevant par derrière, son collet ;
Un homme tient de sa main droite un gobelet
Sous l’étroit robinet ouvert ; le marchand verse
Et rit béatement de voir que son commerce
Va bien ; il a de la gaîté dans le regard ;
Il est trop cramponnant, expansif et bavard ;
Il aime disserter longuement sur la pluie
Et le beau temps ; il est déconfit et s’ennuie
Quand il n’a pas de bonne âme pour l’écouter ;
Un autre homme servi le premier va goûter
La boisson ; le bras rond et loin du corps il monte
Son gobelet et, l’œil vers le liquide, escompte
L’heureux moment qu’il va passer en avalant.
Deux garçons aux mollets trapus jouent au volant ;
Le plus petit mord sa lèvre, tant il s’applique ;
Ils sont dans un sentier capricieux, oblique,
Qui court au milieu du gazon et des massifs ;
Le petit lève au ciel ses grands yeux attentifs
Qui passagèrement sont convergents ; il guette,
Pour le surprendre au beau milieu de sa raquette,
Le volant qui finit sa courbe et, déja droit,
Retombe impondérable et toujours à l’endroit.
Plus à droite, dans un coin de la même allée,
Une femme aux traits fort jeunes s’est installée
Sur le lieu le plus loin de tout, le plus désert ;
Elle a sur ses genoux un livre encore ouvert ;
Ses yeux ont délaissé la page, elle les lève,
Et, sous l’impression du chapitre, elle rêve
Aux existences des personnages fictifs
Passionnés, vivants, ambitieux, actifs,
Dont les conflits ou les baisers forment l’intrigue ;
Elle s’arrête pour suspendre sa fatigue
Et se demande avec doute si, quelque jour,
Elle aussi connaîtra le dévorant amour
Qui trouble le sommeil et fait qu’on se décide,
En cas de trahison, au meurtre, au suicide ;
Belle, avide d’ivresse, elle cherche à savoir
Si cet amour peut en réalité se voir
Tel que la plume des romanciers nous le montre,
Ou s’il est chimérique et s’il ne se rencontre
Qu’en dépoétisé, qu’en faible, qu’en petit.
Le sentier continue à droite ; il aboutit
Au milieu d’une allée unie et spacieuse
Entretenue avec luxe, délicieuse,
Appropriée à la promenade, aux loisirs.
Des gens d’humeur folâtre achètent des plaisirs ;
Une femme, en levant beaucoup les doigts en croque ;
Elle a pris une pose incommode, baroque,
Mais instinctive ; son menton est avancé,
Et sa taille pliée en deux ; elle a pensé
À l’unité de sa jupe ; elle est inquiète
Et redoute la plus imperceptible miette ;
Prévoyant le gâchis qui descend, elle sait
L’éviter. La marchande est grasse et sans corset ;
Elle fouille dans sa solide boîte ronde,
Lourde par elle-même, élevée et profonde
Encore presque pleine et qu’on croit volontiers
Inépuisable, sans fin pour des jours entiers ;
Posé par terre, près de la boîte, un couvercle
Est assez haut ; moins grand que son pourtour, un cercle
Adhère à sa surface, un peu proéminent,
Enraciné, formant clôture, dominant,
Ayant presque l’aspect d’une très basse grille ;
Au centre, mise sur un pivot, une aiguille
Mobile, en équilibre, est prête à tourner fort ;
Elle est faite pour un naïf tirage au sort ;
Son parcours est fixé sur un cadran à nombres ;
Les chiffres sont épais, espacés, plutôt sombres.
Affectant de ne pas sourire, deux plaisants,
Tâchant d’être toujours, à tout prix, amusants,
Chicanent avec des questions la marchande,
Sans broncher, sans que leur bouche raille ou se fende ;
Ils se sont condamnés au flegme, à la froideur,
Et s’interdisent tout symptôme de rondeur ;
La marchande fait son choix ; elle est aguerrie
Contre le badinage et la taquinerie ;
Elle écoute et ne se décontenance pas ;
Dans la vie elle a trop d’autres pressants tracas
Pour s’occuper du bel esprit qu’on fait sur elle.
Deux enfants, en jouant, se sont pris de querelle ;
Ils arrivent à la menace, aux vilains mots,
Aux injures ; tous deux s’en veulent à propos
De quelque infâme et trop flagrante tricherie
Commise par l’un d’eux avec effronterie.
Trois hommes dans l’allée ombreuse vont de front ;
Le plus âgé, le plus respectable, interrompt
Sa marche lente, car ce qu’il va dire exige
Beaucoup d’attention soutenue ; il oblige
Ses camarades à stationner aussi ;
Il lui semble que son argument est grossi
Par un arrêt dont le saisissement ajoute
À l’intonation de celui qu’on écoute ;
Il se trouve plus grave ainsi, plus solennel,
Croit que sa phrase a plus d’imprévu, plus de sel ;
Grâce à cette manœuvre, il est retardataire
De deux pas.
Une femme à la démarche austère
Croise les trois amis ; c’est de dos qu’on la voit ;
Son maintien est guindé, rébarbatif et froid ;
Elle prend, sans raison valable, des manières
Méprisantes pour tous, majestueuses, fières ;
Son abord est hautain, rigide, glacial,
Exigeant un respect unique, spécial.
Auprès d’elle, sa fille est dédaigneuse et raide ;
Sa taille boudinée et recherchée est laide ;
Elle a le caractère intolérable, aigri,
Cherchant en vain, depuis son jeune âge, un mari ;
Car sa dot, par le bon temps qui court est trop mince,
Trop ridicule pour rendre amoureux un prince ;
Et même chez les moins éclaboussants bourgeois
La belle n’a jamais eu l’embarras du choix ;
Comme coiffure elle a, sur la nuque, une natte
Qui forme catogan.
Sous le dessin la date
S’épanouit complète ; elle me fait songer ;
Le millésime écrit me force à prolonger
Ma rêverie ; enfin, d’un coup d’œil, j’examine
La très chère écriture aisée et féminine ;
Puis, tout bas, je relis pour la centième fois,
Essayant d’évoquer, à chaque mot, la voix.
III
LA SOURCE
Tout est tranquille dans la salle où je déjeune.
Occupant une place en angle, un couple jeune
Chuchote avec finesse et gaieté ; l’entretien,
Plein de sous-entendus, de rires, marche bien.
Seul, appuyant ses bras noblement sur sa table,
Un homme, dont la barbe est blanche et respectable,
S’éternise dans la lecture d’un journal.
Un grand américain fadasse se tient mal
Et se renverse sur sa chaise qu’il balance.
Un vieux ménage bien calme mange en silence.
Impatient, j’attends un plat long à venir
Et que j’ai réclamé déjà sans l’obtenir.
Sur ma nappe est posée une haute bouteille
D’eau minérale en vogue ; on la vante, on conseille
Son usage abondant et surtout incessant
Sur un large papier d’un rose caressant
Entourant fixement la bouteille à sa base ;
Un dessin y figure où du monde s’écrase
Aux abords d’une source ; une donneuse d’eau
En tablier, ayant en guise de chapeau
Un nœud de ruban dans les cheveux, sert la foule ;
Elle tient par le fond un grand verre qui coule,
Tant il est plein de l’eau divine qui guérit.
La femme, en présentant le liquide, sourit,
Mettant une fossette à ses pommettes grasses.
Elle est habituée à faire force grâces,
Souhaitant avec des manières le bonjour
À tous les buveurs qu’elle abreuve tour à tour.
Elle ressasse deux ou trois phrases banales
Qui s’appliquent à tous les cas, très générales,
Et qu’elle ne tient pas à varier beaucoup,
Sur la grosse chaleur ou sur le froid de loup.
Un homme tend la main pour atteindre le verre ;
C’est un butor, un gros ignorant terre-à-terre.
Il ne pense qu’à son ventre, qu’à ses repas
Engloutis ou futurs ; il ne s’enflamme pas
Pour le théâtre, pour la prose ou la musique.
Il n’attache de prix qu’au bien-être physique,
Qu’à l’appétit comblé ; la grosse question
Pour lui, c’est le manger et la digestion :
L’univers passe après. Contre lui se tient coite
Une jeune personne indéchiffrable et droite.
Elle baisse les yeux froidement ; elle sort
Du couvent, n’a jamais rien entendu de fort
Et garde une réserve assidue et farouche.
Elle rougit pour un mot, n’ouvre pas la bouche,
Ne tourne pas la tête, endigue son maintien,
Ne répond que par oui, par non, ne touche à rien ;
Elle possède sa grammaire et son histoire.
Des gens, en attendant leur tour avant de boire,
Forment des groupes. Deux ménages s’abordant
Comptent patienter mieux tout en bavardant.
Un des maris est vieux mais cambré ; sa moustache
Retombe fortement sur sa bouche et la cache ;
Il la tripote ; c’est un brave général
Entiché de ses longs exploits, peu cérébral,
Piétinant dans un cercle étroit ; il ne discerne
Pas grand’chose en dehors des faits de la caserne.
Il a, même en civil, un parler sec et bref,
Conservant ses façons tranchantes de grand chef.
Il adore qu’on le traite de dur-à-cuire.
D’après lui le duel est fait pour se détruire ;
Dans les rencontres, quand on le prend pour témoin,
Il trouve que viser à dix pas c’est trop loin.
Le ramollissement fatal, prochain, le guette.
Sa femme maigrichonne et petite, fluette,
A de l’intelligence heureusement pour deux ;
Vivant près d’un époux sot, radoteur et vieux,
Elle le trompe avec quiétude, le berne,
Le fait pirouetter à son gré, le gouverne.
Elle lui conte, avec un luxe approfondi
De détails sur l’emploi de ses après-midi,
Des anecdotes en masse qui sont ses œuvres,
Et lui fait avaler mille et une couleuvres,
Profitant de ce qu’il s’y prête à l’infini.
L’autre ménage est plus sincèrement uni,
Plus solidaire ; l’homme, un personnage grave,
Ne transige jamais sur rien ; il est l’esclave
Des usages reçus, de la tradition,
Croit que le genre humain est en perdition
Pour le triomphe d’une anodine réforme
Qu’il juge désastreuse, inacceptable, énorme.
Il est étroit d’esprit et de cœur, encroûté.
Hypnotisé par sa crainte, il est dérouté
Par une vérité neuve, même criante.
Une invention qui prend le désoriente.
Dans son entêtement fixe de routinier,
Il se cramponne à toute erreur, est le dernier
À conserver intacte une vieille habitude
Qui pour chacun est en pleine désuétude.
Il boude à son premier lancement tout progrès
Et ne l’adopte avec soin que longtemps après.
Sa femme a des bandeaux plats ; sa mise dénote
Un esprit timoré, rigide, de dévote ;
Elle tremble en songeant au fritôt éternel
De l’enfer et voudrait monter tout droit au ciel
Sans quarantaine, sans stage préparatoire
Au milieu des tourments vexants du purgatoire.
Elle se cherche noise en tout ; son confesseur
A fort à faire avec elle ; il est possesseur
De ses secrets les plus privés, les plus intimes.
Elle prend des péchés usuels pour des crimes,
Et ne conquiert jamais la pleine sûreté
Pour sa contrition et pour sa pureté.
Jeune, mais se voûtant beaucoup, un pauvre hère
Est pensif dans la foule, à côté de sa mère
Dont il est l’héroïque et fidèle soutien ;
Tous deux manquent de tout, vivent de presque rien ;
La redingote du fils, luisante, râpée,
Rafistolée avec science, retapée,
Dessine sa maigreur étique d’échalas ;
Il se couche ayant faim et saute des repas.
Il donne pour un prix grotesque, dérisoire,
Quelques rares leçons ; dans la misère noire
Au milieu de laquelle il lutte et se débat,
ll n’a pas un moment bon, délassant, béat.
Il passe force nuits blanches, voit le jour poindre
Sans avoir découvert le vrai moyen de joindre
Les deux bouts ; il est si fortement endetté
Qu’il ne sait pas ce qu’il doit avec netteté.
Parfois découragé, défait, il se dit : « Baste !
Advienne que pourra, bonsoir ! » Forcément chaste,
Il voit, les bras croisés, sa jeunesse s’enfuir
À tire d’aile, sans espoir de la cueillir.
Quand il rencontre dans l’ombre un couple nocturne,
Il soupire, devient renfermé, taciturne,
Et même, s’il est seul, étouffe des sanglots
Qui lui montent à la gorge, déchirants, gros ;
Il contient ses désirs, tâche de les éteindre.
Sa mère résignée, acceptant tout sans geindre,
Prend mille peines pour apporter son écot
Dans le maigre budget ; elle fait du tricot,
S’occupe seule du ménage, raccommode,
Recherche les achats au meilleur compte, brode.
Elle ragaillardit son fils, lui rend l’espoir,
Quand il s’acharne trop à triturer du noir ;
Elle souffre de ses longs tourments, elle l’aime,
Voudrait sa joie… Ils sont tous deux du pays même
Et contrastent avec l’élément étranger ;
Ils supposent toujours que leur sort va changer,
Attendent, au milieu de leurs tracas, l’aurore
D’une existence moins dure.
Un homme pérore
Dans un groupe ; c’est un arrogant freluquet
Qui fait grand cas de son prétentieux caquet ;
Il se complaît dans sa sottise, aime le monde
Où peut s’épanouir et trôner sa faconde ;
C’est un esprit railleur, creux, superficiel ;
Pour lui, parler beaucoup, voilà l’essentiel.
Il s’arrange une vie agitée, inutile,
Fait des visites par douzaines, dîne en ville,
Est célèbre par les cotillons qu’il conduit,
Se documente sur le mouvement, le suit
Ou le précède, quand il peut, mettant sa gloire
À lancer une mode. Il a pour auditoire
Trois femmes comme il faut : deux sœurs à marier
Et leur mère, imposante et qui semble griller
Du désir de caser tôt sa progéniture
Qu’elle garde de son mieux ignorante et pure ;
Elle s’immisce chez les gens tant bien que mal,
Voulant conduire à tout prix ses filles au bal ;
Elle leur dicte leurs rôles, se décarcasse,
Trouve, quand il le faut, spirituel, cocasse,
Le candidat le plus gauche, le plus serin ;
Elle, ordinairement revêche comme un crin,
Découvre toutes ses dents, cajole, embobine,
Se sert de l’infaillible amour-propre, combine
De longs rapprochements qui tous sont les produits
De ses manœuvres, bien que paraissant fortuits.
Elle excelle à courir à la fois plus d’un lièvre
Et ménage tantôt le chou, tantôt la chèvre.
Chaque fois que ses plans avortent, sont déçus,
Son caractère éclate et reprend le dessus ;
Elle serre les poings, peste. Sa fille aînée
Ne respire qu’avec contrainte ; elle est gênée
Dans son corset, voulant au moins dissimuler
Ou même, si c’est en son pouvoir, annuler
Un embonpoint qui la désole ; l’épouvante
De la graisse la suit dans son sommeil, la hante.
Elle surveille son tour de taille de près,
Et guette, son mètre en main, le moindre progrès.
Sans cesse, avec espoir et crainte, elle se pèse
Et croit, en gagnant un kilo, qu’elle est obèse.
Elle retient sa faim, mange comme un oiseau,
Aspire à devenir, quelque jour, un roseau ;
Elle recherche les attitudes pensives.
Sa sœur sourit beaucoup en montrant ses gencives ;
Elle n’entre dans un salon plein qu’en s’armant
À l’avance des mots : très réussi, charmant ;
Elle adopte avec feu l’avis, la préférence
Du dernier qu’elle voit, fait une révérence
Aux dames mûres, sans trouver le moindre mais
À quoi que ce soit en ce monde.
Un grand dadais
De quinze ans est sous la vigilante tutelle
D’un cérémonieux précepteur ; il s’attelle
Péniblement à la besogne ; mal doué,
Il a besoin d’être à chaque instant secoué.
En face d’une page à remplir il renâcle,
Flâne jusqu’au dernier quart d’heure, puis la bâcle.
Il est impossible à prendre, apathique, mou,
N’a pas d’ambition féconde pour un sou,
Manque d’entrain même en vacances ; tout l’assomme.
Son précepteur est un redoutable prud’homme ;
Dans le cas le plus simple il est sentencieux
Et conserve un langage énervant, précieux ;
Il est observateur des règles, susceptible,
Croit, pour le moindre des motifs, être la cible
Des plaisantins ; d’un bout à l’autre des repas
Il fixe son assiette et ne sourcille pas ;
Il s’imagine, dans sa sotte défiance,
Qu’on veut acheter à prix d’or sa conscience.
La source est située à droite, dans le coin
D’un parc resplendissant de fraîcheur et de soin.
S’approchant en biais, au milieu d’une allée,
Une femme très peu visible est installée,
Avec béatitude et nonchalance, au fond
D’une chaise à porteurs ; d’un geste, elle répond
Aux bonjours d’une amie intime qu’elle croise ;
Elle est sommairement coiffée à la chinoise
Et vêtue à la hâte ; elle se rend au bain
Dans un accoutrement improvisé ; sa main
Est fine ; profitant vite de la rencontre,
Elle la sort du fond de ses châles, la montre
Et sourit, ébauchant, sans y penser, des mots
De banalité pure et d’accueil ; les cahots,
Imprimés par la marche égale et cadencée
Des porteurs, bercent et contentent sa pensée ;
Elle ne trouve pas en somme qu’on soit mal
Dans ce bon véhicule antique, original.
Elle est frivole dans le sang ; c’est une tête
De linotte ; elle veut être toujours en fête.
Dans un salon, quand on cherche à la courtiser,
Elle pousse à la roue et tâche d’attiser.
Elle n’admet ni les ennuis ni les entraves,
Évite l’entretien des personnages graves.
Elle suit son caprice, envoyant promener
Ceux qui veulent la mettre au pas, la sermonner.
Le premier des porteurs, énergique, robuste,
A la figure ouverte et sereine d’un juste ;
Il ne formule pas de plaintes sur son sort,
Prend chaque chose par son bon côté, s’endort
Et s’éveille le cœur réjoui ; son salaire
Lui suffit ; du moment que le soleil éclaire,
Il ne voit pas après quoi l’on crierait ; ses doigts
Maintiennent seulement la chaise, dont le poids
Se porte autour de son cou, grâce à des bretelles
Longues, raides, en cuir, plus solides que belles ;
Ses deux épaules sont les réels points d’appui.
L’autre porteur marche en aveugle ; devant lui,
La chaise monte assez pour lui boucher la vue ;
Il devine la route usitée et connue ;
Il s’en rapporte à son camarade et le suit
Sans regarder le sol instable qui s’enfuit
Follement sous ses pieds ; sa physionomie
Se contracte dans son inaction.
L’amie
À qui sont adressés les signaux gais, mutins,
Amusants par leur bonne humeur, presque enfantins,
Qui partent de la chaise est une cancanière ;
Elle court les boudoirs, s’arrange de manière
À savoir, quand ils ont encore du piquant,
Les plus récents on-dit ; puis, en les compliquant,
Elle devance la rumeur et les colporte,
Carillonnant, exprès pour ça, de porte en porte.
Elle a toujours à son service un vrai monceau
De fortes preuves ; quand on lui dit sous le sceau
Du plus profond secret un mystère, elle évente
Au plus vite la mèche ; au besoin elle invente,
Ajoutant un détail imprévu, quand il sied
À l’ensemble ; jamais elle ne lâche pied,
Ne s’embarbouille ni ne s’emberlificote
Dans ses assertions de l’autre monde ; on cote
Ses dires à leur prix juste ; on en fait deux parts,
On en rejette sans scrupule les trois quarts.
À gauche, encombrant la même allée, une bande
Stationne et fait du bruit ; une femme grande
A de la majesté hautaine dans le port
Avec une froideur prudente dans l’abord ;
Elle a, par bonheur pour elle, une forte idée
De sa personne et n’est jamais intimidée.
Elle croit presque tout savoir ; elle est bas bleu
Et ne fait aucun cas des gens qui lisent peu ;
Elle tranche quand on parle littérature.
Ses lettres, sans un mot plat, sans une rature,
N’éclosent qu’après des brouillons laborieux
Où surgissent les tours de phrase industrieux.
Voulant se tenir au courant, elle s’entoure
D’écrivassiers qui sont ses conseils et se bourre
De romans ; pourvu qu’elle aperçoive à peu près
L’intrigue et puisse, quand il faut faire des frais,
Placer son mot, cela suffit ; ses exigences
Ne sont pas celles des hautes intelligences ;
Approfondir, c’est pour elle pur superflu ;
Ce qu’elle veut, c’est dire à tout propos : « J’ai lu… »
Parfois elle met sa main novice à la pâte,
Croit l’inspiration débonnaire, se tâte,
Et le front dans les doigts, l’œil trouble, elle produit
Des vers, pendant au moins la moitié de la nuit.
En ce moment, suivant sa manie, elle cause
Avec un incompris qui se cambre et qui pose ;
Il est plat, mais rempli de venin doucereux ;
Il sourit aux gens, puis s’esclaffe derrière eux.
Le plus mince succès du voisin l’horripile ;
C’est en grinçant des dents à lui seul qu’il empile
Ses manuscrits qui vont s’engouffrer tour à tour
Dans ses tiroirs, sans qu’un d’eux puisse voir le jour.
Il exècre le genre humain, casse du sucre
Sur tous les dos : un tel n’écrit que pour le lucre ;
Un autre est, pour le coup, totalement vidé,
C’est démontrable, c’est acquis, c’est liquidé ;
Un troisième n’est qu’un effronté plagiaire ;
Il s’escrime tantôt sur Paul, tantôt sur Pierre ;
Dans son acharnement de raté bilieux
Il numérote ses griefs, n’est oublieux
D’aucun lointain déboire ; il n’a pas de lacune
Dans les replis de son insondable rancune.
Sitôt qu’un bruit fâcheux circule, il le répand.
Quand on lui parle face à face, il est rampant ;
Il ne redresse la tête et ne devient crâne
Qu’au moment d’allonger le coup de pied de l’âne.
Il écarte de son cercle tout élément
Tant soit peu bénisseur, démonstratif, clément ;
Il exige chez ses familiers la dent dure.
Un gros adolescent, plein de désinvolture,
Cause, le poing sur la hanche, avec un copain
Qui, plus jeune d’un an, lui semble un galopin ;
Le gros adopte des airs de grande importance ;
Il donne son avis, haut, avec insistance,
Prenant auprès des gens mûrs le ton convaincu
D’un homme ayant beaucoup pensé, beaucoup vécu.
Il possède un aplomb splendide, imperturbable,
Et dit plus volontiers : « C’est sûr, » que : « C’est probable. »
Quand on discute, il entre en lice et sur-le-champ,
Ne pouvant rester sans rôle, il choisit son camp.
Bien que jamais personne au monde ne l’écoute,
Il s’entête, il faut qu’il parle coûte que coûte ;
Il élève la voix, risquant des mots d’esprit
Dont seul il goûte la saveur, dont seul il rit ;
Il se croit mis à la plus ravissante mode.
Son ami, maladif, maigre, est son antipode ;
Il reste pendant des heures pleines figé
Par la timidité dont il est afflige ;
Il est embarrassé de ses mains ; quand il bouge,
Il se cogne dans tous les meubles, devient rouge,
Balbutie ; un de ses habituels malheurs
Est de renverser l’eau des vases pleins de fleurs ;
Il a beau se tenir dans son coin, sur ses gardes,
Il recommence.
Trois jeunes filles bavardes
Jabotent longuement ; deux parlent à la fois,
Tâchant de se couvrir, l’une l’autre, la voix ;
La troisième a bien des bonnes choses à dire ;
Elle se tient prête à parler dans un sourire
Et se contente pour le moment d’écouter
Les propos palpitants avant d’en ajouter ;
Elle sait sur les gens des foules d’anecdotes
Qu’elle collectionne au moyen de ses notes.
Elle rédige avec constance son journal,
Consacrant un morceau de style à chaque bal ;
Dans les mois doublement remplis par les voyages,
Chaque soir elle vient à bout de plusieurs pages,
Embellissant les faits de ses excursions,
Enregistrant à la file les passions
Qu’elle fait à tous les pas, de droite et de gauche ;
Elle s’appesantit sur les flirts qu’elle ébauche
Et cultive ; elle suit de près, au jour le jour,
Les phases de ce genre inoffensif d’amour,
Désigne le charmeur par son prénom, relate
Les splendeurs d’un coucher de soleil écarlate,
Admiré pendant un long moment en commun,
Analyse la teinte ardente, le parfum
Et surtout le discret mais éloquent langage
D’une humble fleur donnée à l’improviste en gage
De sentiments profonds, purs, dont le souvenir
Robuste, enraciné, ne doit jamais finir.
Ses deux compagnes sont de bouillantes natures
Sans frein et sans maîtrise ; elles ont des figures
Pleines de passion pour le sujet traité ;
L’une possède un dur profil très arrêté,
Sûr indice de son violent caractère.
Elle a des avis bien nets ; elle déblatère
Volontiers sur les gens ; c’est surtout, eux présents,
Qu’elle trouve les traits sur leur compte amusants ;
Elle s’égaye à leurs dépens et ne recule
Devant rien pour tourner quelqu’un en ridicule.
Elle n’est jamais à court de témérité
Pour camper là, bien en face, une vérité,
Car elle n’a pas la langue au fond de sa poche
Et ne regrette rien des mots qu’elle décoche.
Elle est prédisposée à la lutte ; elle boit
Du lait quand, l’œil perçant et joyeux, elle voit
Sa victime rougir et perdre contenance
En recevant en plein nez une impertinence.
Elle s’acharne avec calme, avec âpreté,
Entreprend l’un sur son manque de propreté,
Le second sur ses yeux rouges et minuscules,
Le troisième sur ses nombreuses pellicules.
Ses patients n’ont plus un semblant de repos,
Elle est toujours prête à l’attaque et sur leur dos.
Elle souligne les tares, monte une scie
Aux déplumés de trente ans sur leur calvitie,
Prétendant que leur crâne impeccable reluit
Avec force, même au beau milieu de la nuit.
C’est toujours le côté faible, l’endroit sensible,
Qu’elle sait dénicher et qu’elle prend pour cible ;
Elle demande au plus resplendissant vieux beau
Si sa teinture ne salit pas son chapeau
Et s’il est plus ou moins raide qu’un automate.
Celle qui parle avec elle est plus diplomate ;
Elle rêve et déjà rêvait, encore enfant,
De faire un mariage énorme, ébouriffant ;
Ce n’est pas la beauté ni l’esprit qu’elle exige
Chez un futur ; sur ce chapitre elle transige,
Se moquant qu’il soit jeune ou vieux, maigre ou dodu ;
Elle accepterait sans broncher un prétendu
Gros comme un éléphant et bête comme une huître,
Pour porter du jour au lendemain un beau titre ;
Elle se marierait même avec un bossu,
S’il était à son gré suffisamment cossu.
Elle a juré d’avoir la place spéciale
Qu’elle convoite sur l’échelle sociale ;
Elle s’occupe fort des questions de rang,
De préséance mal établie et de sang,
Enviant par-dessus tout les impératrices.
Baragouinant dans leur coin, deux institutrices
Patientent, debout et raides, à l’écart,
Tout naturellement mises comme au rancart
Dans cet effacement humble que leur commande
Leur position peu franche ; une est allemande ;
Elle présente un type ingrat, fade, ennuyeux ;
En parlant, elle ferme à chaque instant les yeux,
Allongeant le menton et la bouche ; elle cherche
Ses mots ; elle a besoin qu’on lui tende la perche,
Qu’on l’encourage, qu’on pénètre du regard
Sa pensée ; elle prend une bonne heure un quart
Pour raconter jusqu’à la fin une aventure ;
Son récit est lourd, car elle ne dénature
Jamais la vérité stricte, se donnant tort
Lorsque les preuves sont là ; c’est avec effort
Qu’elle élabore son idée et la formule.
L’autre sacrifiée est anglaise ; elle est nulle ;
Elle rit de tout son cœur du matin au soir ;
Elle rit quand, d’un geste, on l’invite à s’asseoir,
Rit quand on la consulte en lui sucrant sa tasse,
Et rit en acceptant le gâteau qu’on lui passe ;
Quand par hasard un fait cocasse pour de bon
Est conté par un homme en vogue, ayant le don
De dérider les fronts prétentieux et mornes,
Elle en profite ; ses éclats n’ont plus de bornes,
Elle renverse la tête : c’est le bouquet.
Plus près, des gens de tout âge jouent au croquet,
Dispersés, selon leur place, au milieu de l’herbe ;
Une grosse bambine à la mine superbe
S’apprête pour un coup de maillet vigoureux ;
Elle vise, craignant un choc dur, douloureux,
Contre son pied puissant et fixe qu’elle appuie
Sur le haut de sa boule ; en passant elle ennuie
Un de ses compagnons, en s’immisçant un peu,
De la façon la plus traîtresse, dans son jeu ;
Près de sa propre boule instable et qu’elle serre
Sous son pied, elle a mis celle de l’adversaire,
Et compte qu’elle ira loin, grâce au seul bienfait
Du contre-coup dont elle attend un grand effet ;
Elle voudrait, la boule allant flâner au diable,
Que le cas du joueur soit irrémédiable,
Qu’il perde en même temps toute chance de gain
Et tout courage pour reprendre du terrain.
À quelques pas, celui qu’elle trouble et maltraite
Se donne une figure imbécile et défaite ;
Il sanglote comme un idiot et se rend
Volontairement laid et ridicule ; il prend
Des manières et des poses d’enfant qui pleure,
Et, feignant d’essuyer une larme, il effleure
L’extrémité de sa paupière avec son doigt ;
Il s’agite pour qu’on le regarde ; il se croit
Désopilant dans son attitude impayable,
Alors qu’en somme il est purement pitoyable
Et ne provoque qu’un silence universel.
Il fait sans cesse des charges sans aucun sel,
Se posant en joyeux compagnon, en jocrisse,
En boute-en-train ; il faut tantôt qu’il s’ahurisse,
Employant son pseudo-talent de grimacier,
Tantôt qu’il saisisse à pleins bras, par le dossier,
En guise de danseuse, une chaise légère
Et tourbillonne avec elle ; tout lui suggère
Quelque bêtise ; en fait d’esprit fin et nouveau
Il se cogne contre un mur, pleure comme un veau,
Puis rit, l’ayant fait par farce ; à la longue il tape
Sur les nerfs ; quand, par un dur hasard, il vous happe
À l’improviste dans la rue, on ne peut plus
S’en dépêtrer ; les faux-fuyants sont superflus ;
Tout lui va ; qu’on tourne à gauche ou qu’on tourne à droite,
Sa complaisance étant sans limite, il emboîte,
En se frottant gaîment les deux mains, votre pas ;
Il demande en riant s’il ne vous gêne pas ;
On répond la bouche en cœur : « Jamais de la vie ! »
Alors qu’on crispe les doigts avec bonne envie
De le mettre en cinq cent mille petits morceaux.
Une femme postée au milieu des arceaux
Tient paresseusement son maillet sur l’épaule
Et regarde le faux comique qui piaule ;
Dans ses réflexions elle manque de mot
Pour exprimer combien elle le trouve sot ;
Elle n’hésite pas à lui donner la palme
Du grotesque. Elle prend les choses avec calme
Dans l’existence ; elle y regarde à plusieurs fois
Avant de s’agiter et d’élever la voix.
Son verbe est lent ; elle est indifférente et molle ;
Après son copieux diner, elle se colle
Avec un gros soupir béat dans un fauteuil,
Et ne tarde jamais beaucoup à fermer l’œil ;
Un moment elle veut réagir, elle lutte,
Se raidit ; mais bientôt elle se dit : « Ah ! flûte ! »
Et, se laissant aller carrément, elle dort ;
Par intervalles, quand on parle un peu plus fort,
Elle retrouve sa conscience et soulève
Ses paupières de plomb, interrompant un rêve
Plus ou moins décousu, vague, abracadabrant ;
Elle voit remuer un beau parleur sabrant
Choses et gens dans une ardente diatribe ;
Elle en perçoit dans sa somnolence une bribe
Dont le sens traverse à la hâte son cerveau
Changeant la trame du songe ; puis de nouveau
Elle succombe ; alors sa poitrine se gonfle
Et bientôt, se croyant dans son lit, elle ronfle
Peu soucieuse que ce soit ou non poli.
Tout branlant près de sa boule, un vieux ramolli
Ne saisit nettement ni le jeu ni sa règle ;
Jadis il ne passait déjà pas pour un aigle,
Alors qu’il était vert ; l’âge a d’abord restreint
Sa compréhension modeste, puis éteint
Ses dernières lueurs de raison ; il radote,
Ressasse toujours la même unique anecdote
Avec, à des endroits fixes, les éternels
Mêmes faits inouïs et sensationnels ;
Il observe, après son histoire, un intervalle
De trois quarts d’heure, puis recommence ; il avalle
La moitié de ses mots. Quand il marche, à défaut
D’auditeur, il se parle à lui-même tout haut ;
Il tergiverse, fait des haltes, gesticule
Sans conscience du lieu ni du ridicule ;
Souvent il rit d’un air perspicace, entendu,
Semblant se dire à part lui : « Pas mal répondu ! »
Déjà de loin, pendant qu’on vient à sa rencontre,
On s’étonne de sa mimique, on se le montre
Et, pour le désigner mieux, on allonge un doigt
En plein vers lui ; jamais il ne s’en aperçoit,
Tant il s’absorbe dans ses paroles sans suite.
Parfois il est repris de désirs d’inconduite ;
Ses petits yeux se font soudain malicieux
Et scandalisent par leur éclat vicieux ;
Dans sa stagnation inféconde, sénile,
Il retrouve un moment de fougue juvénile ;
Il serait volontiers libertin, égrillard,
Malgré son crâne jaune en bille de billard
Et sa bouche sans dents. Ses parents et parentes
L’entourent âprement à cause de ses rentes ;
La nuit, en rêve, ils voient sa mort et ses écus,
Et le réveil paraît dur ; ils sont convaincus
Que le magot sera rond grâce à l’avarice
Du bonhomme qui se refuse tout caprice
Et s’obstine à couper en quatre les liards ;
Ils l’appellent le plus séduisant des vieillards,
Le saturent de leurs mesquines flatteries,
De leurs attentions et de leurs chatteries ;
Quand sa mine s’altère, ils parlent constamment
De lui dicter à leur idée un testament
Qu’on lui ferait signer juste avant qu’il émigre
Pour l’autre monde ; chaque héritier lui dénigre
Ses concurrents les plus forts derrière leur dos,
Afin de décrocher le morceau le plus gros.
Une femme petite, alerte, impertinente,
Inflexible sur la morale, bassinante,
S’apprête à jouer son coup ; le premier venu
Apprend vite de sa bouche et par le menu
Les malheurs dont sa vie est pleine ; elle se noie
Dans un verre d’eau ; pour un rien elle larmoie
Se déclarant fort a plaindre ; elle change tout
En affaires d’état ; dès l’aube elle est debout,
Car, à peine éveillée, il faut qu’elle gigote ;
Elle commence tôt sa tournée, asticote,
Avec un parti pris de rudesse, ses gens,
Qui tous seraient, à l’en croire, inintelligents ;
Elle invente toujours quelque détail qui cloche,
Prodigue ses sermons, fait la mouche du coche,
Va fourrer dans tous les coins le bout de son nez ;
Quand elle commence à rager, on pense : « Assez,
Tais-toi donc, j’ai compris ! » et pendant qu’elle crie
Tout bas on hurle, on la tutoie, on l’injurie ;
On dit : « Fâche-toi fort, avale-moi tout cru ! »
En gardant un air froid ; quand elle a disparu
Avec un dernier mot net, en claquant la porte,
C’est un vrai changement à vue ; on se comporte
Tout autrement ; sans bruit on lui montre les poings
En avançant la lèvre et le menton, à moins
Que, prenant tout à coup la gracieuse pose
De la danseuse à la fin de l’apothéose,
Et qu’imitant aussi son sourire agaçant,
Non sans le rendre plus niais, plus grimaçant,
On n’envoie à travers le mur une série
De baisers bêtes, tout en murmurant : « Chérie ! »
Un étang endormi dans le parc, assez loin,
Disparaît presque sous les arbres ; dans un coin
Une barque solide et large est amarrée ;
Elle vient d’être, à la minute, accaparée
Par des gens venus en flânant au bord de l’eau ;
Un homme qui se croit irrésistible et beau
Est le premier à bord ; une femme dotée
D’un embonpoint gênant qui la rend empotée
S’appuie, en s’embarquant à son tour, sur la main
Qu’il lui tend avec force ; il est poseur et vain,
Ne tarit pas sur ses innombrables conquêtes,
Raconte comment il tourne toutes les têtes ;
Il prend, en parlant des femmes, le ton railleur
Des blasés, perd beaucoup de temps chez le tailleur,
Fait des effets de torse à chaque promenade.
Il aime les gants clairs, se met de la pommade,
Offre le type du parfait garçon coiffeur
Tout reluisant pour son dimanche ; il est gaffeur,
S’entend comme pas un à lâcher une bourde
En criant, comme si l’assemblée était sourde ;
Il se lance gaîment, met les pieds dans le plat
Avec confiance en lui-même, avec éclat,
Et plus on rit de son impair plus il patauge,
S’imaginant qu’il a du succès ; on le jauge
Du premier coup, tant son port est celui d’un sot.
Il ne peut jamais rien comprendre à demi-mot,
Ignore encore l’art de lire entre les lignes,
Reste ébaubi devant les gros yeux et les signes ;
On a le temps, avant qu’il ait enfin saisi,
De mettre, en s’énervant, tous les points sur les i ;
On cite ses meilleurs pataquès ; on se gausse
De son air et de sa vantardise. La grosse
Qui met le pied dans la barque en pesant sur lui,
Lutte de toutes ses forces contre l’ennui ;
Elle n’arrive pas à tuer ses journées,
Et termine toujours trop vite les tournées
Qu’elle s’impose, sans en avoir grand besoin,
Chez les marchands dont les boutiques sont très loin.
Elle reste un moment stupéfaite, incrédule,
Quand elle jette un prompt coup d’œil sur la pendule
Et découvre qu’il n’est qu’onze heures dix, alors
Qu’elle espérait déjà midi sonnant ; dehors
Elle s’assomme, à la maison elle s’assomme ;
Elle prend le parti, souvent, de faire un somme
Et dit en s’éveillant une heure après : « Ma foi
C’est toujours ça de pris ! » elle ne sait à quoi
S’occuper ; bravement elle essaye de lire,
Mais au bout d’une page ou deux elle s’étire,
Baille, se lève, marche en tapant fort du pied,
Redevient à peu près lucide, se rassied,
Reprend son livre, tend sa pensée et se plonge
Jusqu’au cou dans la sombre intrigue ; elle prolonge
L’épreuve, écarquillant péniblement les yeux,
Sans réussir beaucoup plus mal ni beaucoup mieux ;
Le texte, de nouveau, danse, se désagrège ;
Elle se lève encore et refait son manège,
Puis relit un passage ; après plusieurs essais,
Toujours suivis du même et croissant insuccès,
Elle y renonce et dit, l’œil au ciel : « Sainte Vierge,
Que je m’ennuie ! »
À deux pas d’elle, sur la berge,
Un homme conte, non sans prendre un air malin,
Une histoire des plus piquantes dont la fin
Promet d’être au plus haut point imprévue et verte ;
Une femme l’écoute ; elle a la bouche ouverte,
Conservant un demi-sourire, et ne perd rien
Dans les émoustillants détails ; elle aime bien
Les racontars à fond leste ; elle n’est pas prude,
Et se fâche pour tout de bon quand on élude
Ses questions sur tel passage trop gaulois
Qu’elle a fait répéter, sans le saisir, trois fois.
À table, à côté d’un bon voisin elle pouffe,
Met sa figure dans sa serviette, s’étouffe,
Avale de travers et pleure en écoutant
Quelque chose de bien cru, de bien dégoûtant.
Elle s’exerce à tout propos ; avec sa riche
Imagination qui trotte, elle déniche
Un double sens à peine intelligible, affreux,
En tous cas fortement tiré par les cheveux,
À la phrase la plus simple, la plus banale
Qu’elle rend à plaisir inconvenante et sale.
Elle collectionne un tas de jeux de mots
En honneur dans le grand monde des calicots.
Sa tournure d’esprit écœure, est trop commune ;
Par moments, pendant qu’on parle, elle est dans la lune,
Néglige le sujet traité, ne prend plus part
À la discussion, s’isole ; son regard
Se fixe au loin, devient insaisissable, terne ;
C’est qu’elle pense à la dernière baliverne
Qu’elle a contée à voix basse, et dont un détail
Se transmet seulement derrière l’éventail.
L’homme qui lui débite une histoire est sans gêne ;
C’est un vieillard sanguin, solide comme un chêne ;
Il n’a jamais souffert d’un malaise ; il fera
De très vieux os et, sans scrupule, enterrera
Les plus pressés de ses héritiers ; il ne mâche
Ses paroles pour qui que ce soit et vous lâche,
En pleine table, son plus sonore juron.
Il se vante d’avoir fait un fameux luron
Au temps échevelé de sa belle jeunesse ;
Il pense à son joyeux passé, brode sans cesse
Sur le thème de ses aventures d’amour :
Il ne lambinait pas, conquérait tour à tour
Fillettes d’atelier, mondaines, maritornes,
S’amusait bien quand il faisait porter des cornes
Aux maris, qui jamais n’y voyaient que du feu,
Tant il savait cacher habilement son jeu.
Il fait rapidement connaissance, tutoie
Tout le monde ; quand ça lui plaît, il vous rudoie,
Vous invective avec des termes de son cru ;
Dans le fond il est bon enfant, quoique bourru ;
Il a l’horreur des grands airs à cérémonie
Et se demande dans quel but on s’ingénie
À cultiver ce qu’on appelle le bon ton ;
Quand il va dîner en ville, il reste en veston,
Sans vouloir même d’un solide coup de brosse ;
Il se contente à bon marché, n’a pas la bosse
Du luxe et réfléchit fort peu sur la fraîcheur
De sa cravate.
Au bord de l’étang un pêcheur
Est figé dans sa pose anxieuse, immobile,
Et s’applique à ne faire aucun bruit ; le temps file
Sans qu’il attrape grand’chose ; il est petit, gros
Et gêné de partout ; sa tournure, de dos,
S’élargissant toujours vers le bas, est comique ;
C’est un inoffensif ; jamais il ne se pique
Quand, suivant une noble habitude, on le prend
Comme tête de turc ; dans sa candeur il rend
Le bon pour le mauvais, est le premier à rire
Quand, s’approchant à pas de loup, on lui retire
Sa chaise au bon moment, afin qu’il tombe assis,
En se faisant un mal affreux, sur le tapis.
On lui fait croire qu’une intrigante l’adore,
Et, profitant de son absence, on collabore,
Pour rédiger en style ardent un billet doux
Lui fixant en plein air, la nuit, un rendez-vous ;
On souligne : « Attendez sans bruit qu’on vous accoste. »
On met la lettre sans signature à la poste ;
Il la lit longuement, la place sur son cœur
En prenant un petit air dégagé, vainqueur,
Sifflote entre ses dents, ne dit rien à personne ;
En attendant que l’heure inoubliable sonne,
Il remonte dans sa chambre se faire beau,
Se demande devant la glace quel chapeau
Lui va le mieux, revêt son plus récent costume,
Passe du temps à sa coiffure, se parfume,
Se cambre pour avoir l’air mince, met de l’art
Dans les plis de son gros nœud de cravate, et part ;
Il repasse tout bas les histoires nombreuses,
Tantôt fades, tantôt légères ou scabreuses
Qui se répètent sur les gens, et qu’on entend
Embellir chaque fois ; il n’est pas mécontent
En pensant que bientôt on narrera les siennes ;
Il ne sait pas que par les fentes des persiennes,
Pendant qu’il fait de beaux rêves, des paires d’yeux
L’épient, et que des fous rires malicieux
Signalent les premiers pas de son escapade.
Non loin de là, des gens partent en promenade,
Tous installés sur des ânes fringants ; ils vont
À gauche, en obliquant quelque peu vers le fond ;
Une femme à grand nez, sèche, dégingandée,
Ouvre la marche ; on l’a plusieurs fois demandée
En mariage ; dans certains cas son argent
Pouvait suffire pour rendre très indulgent
Sur son physique ; elle a repoussé chaque avance,
Chérissant par-dessus tout son indépendance ;
Elle voyage à sa guise et quand ça lui plaît,
Quitte un endroit sitôt qu’elle le trouve laid,
N’a personne pour mettre obstacle à son caprice.
Elle s’agite sans cesse, aime l’exercice
Et se distingue dans tous les genres de sports.
Aux jeux d’adresse elle est l’émule des plus forts.
Elle s’adonne avec passion à l’escrime ;
Au moment de certains assauts son nom s’imprime
Dans les journaux ; en outre elle boxe à ravir
Et prétend que cela peut un jour lui servir.
C’est une téméraire et savante écuyère ;
Elle cultive la haute école, préfère
Les chevaux franchement méchants et vicieux
À ceux dont le petit trot est délicieux ;
Souvent elle entreprend le périlleux dressage
D’un cheval jeune ; dès qu’elle l’a rendu sage
Elle cesse de s’en occuper ; le galop
La grise ; elle s’emballe en méprisant par trop
Le danger ; elle étend imprudemment la zone
De ses excursions au loin ; en amazone
Elle est heureuse, vit, respire à pleins poumons,
Trouve l’univers bien fait et les hommes bons ;
Pour sauter plusieurs fois un obstacle elle est crâne,
Disant toujours qu’il est trop bas.
Le second âne
Porte un homme qui fait volontiers le fendant ;
Il adore le mot « moi », n’a pas son pendant
En fait d’aveuglement fat et d’outrecuidance.
Il laisse entendre, par quelque phrase qu’il lance
Négligemment, qu’on lui dévoile les dessous
Des faits du jour ; il a d’importants rendez-vous
Chaque fois qu’il vous quitte, et soi-disant il puise
Même aux sources les plus secrètes, à sa guise,
Les gens puissants n’ayant rien de caché pour lui.
Quand vous avez besoin d’une aide, d’un appui,
Il se met en avant, vous propose une lettre
Que vous n’aurez qu’à tout tranquillement remettre,
En usant de son nom magique, au gros bonnet
Qui peut le mieux vous être utile et qu’il connaît.
Il a partout du monde influent dans sa manche,
Hausse facilement les deux épaules, tranche.
Les renseignements qu’il donne sont les plus frais,
Les seuls aussi qui soient rigoureusement vrais.
Parfois, en conservant un visage de marbre,
On le fait le mieux du monde grimper à l’arbre ;
On le conduit avec douceur et par la main,
Après quelques adroits détours, sur le terrain
De ses souvenirs pleins d’événements ; sans rire
On l’amène, en prenant un air sot, à redire
Pour la centième fois tel célèbre incident
Dont il fut le premier et discret confident ;
Il se prend à merveille au piège, marche ferme,
N’omet pas un détail, ne change pas un terme,
Rabâche sur un ton protecteur, assuré,
L’histoire que d’avance on a gaîment juré
De lui faire enfiler jusqu’au bout. Il exulte
Quand, l’attirant seul à l’écart, on le consulte ;
Il répond du premier coup, ajoutant plus bas
Qu’il saura toujours vous tirer d’un mauvais pas.
Il coupe brusquement la parole, professe
Au hasard sur tous les points, pérore sans cesse.
On aime lui donner un formel démenti
Quand il s’est pendant trois quarts d’heure appesanti
Sur une question qu’il croyait sans contrôle ;
Sa contenance du premier moment est drôle,
Mais elle dure peu ; pour ne pas avoir tort,
Il se met à parler plus que vous et plus fort.
Il prétend toujours être affublé d’une escorte
De jeunes gens qui font antichambre à sa porte ;
Car il entre dans ses glorieux attributs
D’étayer, grâce à sa surface, les débuts
De blancs-becs qu’il présente, introduit et pilote ;
C’est pour eux et d’emblée une excellente note
D’être recommandés par lui ; les plus obscurs,
Les plus mal partagés comme attaches sont sûrs
De faire leur chemin du moment qu’il les pousse.
Un enfant penché sur sa selle se trémousse,
Trouvant le pas, en fait d’allure, par trop lent ;
il est remuant au possible, turbulent,
A des inventions insupportables, bouge,
Saute et gambade sur les meubles, devient rouge,
Vous assomme de ses questions, brise tout,
Met la plus sainte des patiences à bout,
Écrase avec son pied droit chaque fois qu’il crache.
Il entre avant vous dans votre chambre, se cache,
Puis, le moment venu, s’avance à pas de loup
Pendant que vous lisez ; il rampe et tout à coup
Surgit en poussant un cri de bête féroce ;
Vous sautez en l’air, pris d’une frayeur atroce,
En appliquant les deux mains à l’endroit du cœur.
Il est rempli de son importance et moqueur,
Accueille les cadeaux en faisant la grimace,
Plaisante les amis et leur répète en face
Qu’un tel, la veille encore, a redit derrière eux,
Qu’ils avaient le dos rond ou la poitrine en creux.
Quand une vénérable et douce vieille dame,
L’examinant avec condescendance, entame
Un colloque avec lui, l’appelant « mon mignon »,
Il riposte par un trait sur son faux chignon
Qu’on a glorifié le matin même à table
Par de l’esprit facile à comprendre, abordable.
Il sait tous les gros mots, apprend on ne sait où
Des intonations, des gestes de voyou ;
Il met les mains dans ses poches, se cambre, siffle.
Quand il est près de sa bonne, il tousse, renifle,
Et dit bien haut avec dégoût : « Pouah ! je m’en vais,
J’ai mal au cœur, peut-on sentir aussi mauvais ! »
Puis, en gagnant la pièce adjacente, il se bouche
Le nez avec deux doigts, tout en pinçant la bouche,
Pour ne pas absorber l’asphyxiante odeur.
Il traite méchamment du haut de sa grandeur
Les domestiques ; par impertinence pure
Il a toujours pour eux quelque parole dure ;
Il leur dit qu’ils ne sont bons qu’à vider les seaux
Et qu’ils méritent à peine les vieux morceaux
Qu’on trouve indignes des chiens galeux ; il insiste
Sur le côté de leur vie humiliant, triste,
Leur fait comprendre très crûment qu’ils auront beau
Grincer des dents, toujours ils seront au niveau
Des esclaves qu’on fouette et des bêtes de somme ;
En présence de quelque étranger il les somme
De finir vite leur ouvrage, et, sur un ton
Railleur, dit qu’on devrait se munir d’un bâton
Pour mener lestement aussi stupide engeance.
Après lui vient un gros homme d’intelligence
Problématique, mais bon comme du bon pain ;
Il ne devine aucun stratagème ; le gain
D’un pari l’embarrasse : il rougit et s’excuse
D’avoir raison ; on sait qu’il croit tout, on en use ;
Il a toujours un tas d’éhontés chenapans
Qui s’accrochent avec effronterie aux pans
De son habit ; dans les cas urgents il accepte
Le motif le plus mal trouvé, le plus inepte.
Quand un fourbe paraît, la figure à l’envers,
Il va vers lui, les yeux immensément ouverts,
Et demande, anxieux : « Quoi donc ? quelle nouvelle ? »
L’autre clame qu’il va se brûler la cervelle
Pour une somme trop forte perdue au jeu ;
Aussitôt il s’effare et riposte : « Ah mon Dieu ! »
Puis il songe qu’il faut à tout prix qu’il empêche
Un tel malheur ; il fait asseoir l’homme, le prêche,
Le fixe en plein dans les yeux, se donne du mal ;
Sous prétexte de lui remonter le moral,