Discussion:La Lueur sur la cime
Critiques Résumés…
modifier- 20 mars 1905 : Le Figaro Gallica
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- 19 mars 1905 : Le Figaro Gallica
Les fanatiques de Wagner, les fidèles de Bayreuth liront avec joie la première partie de la Lueur sur la cime, de Jacque Vontade notre « Fœmina » ils liront avec joie et admiration tout le livre ; mais cette première partie les ravira par une exacte et pittoresque peinture des foules enthousiastes qui, chaque année, vont là-bas renouveler leur passion wagnérienne. Et ils trouveront aussi, dans ces pages magnifiques, la plus émouvante analyse du trouble et de l’éxaltation que la musique soulève. Ah ! c’en est fait du calme et de la lucidité de l’esprit ! Une sorte de frénésie éperdue s’est emparée de ces doux Parisiens, ou autres, qui sont victimes d’avoir écouté de trop alarmantes harmonies. Ils sont un peu fous. Plus exactement, toutes leurs puissances mentales, nerveuses et musculaires, se multiplient, parviennent à un paroxysme presque douloureux.
Et l’on épilogue sur « le vieux sorcier sensuel qui sut, comment s’y prendre pour affoler les sensibilités ». Et l’un déclare qu’il fût « un maitre de l’énergie».
- Non, réplique l’autre, mais « un professeur de désir, ce qui est bien différent !… À bâtons rompus, la conversation prend tous les sujets qui touchent à Wagner, à son art et à son génie. Et voici les pages les plus pathétiques et les plus profondes peut-être qu’ait inspirées la terrible et la délicieuse musique.
- 10 mars 1905 : Le Figaro Gallica
INSTANTANÉ
Jacque VONTADE
Nos lecfeurs connaissent bien Jacque Vontade, puisque cet écrivain n’est autre que celui qui, pour eux, signe du pseudonyme de Fœmina tant de chroniques charmantes et profondes. Jacque Vontade publie, aujourd’hui même, un roman, la Lueur sur la cime, qui comptera certainement parmi les œuvres les plus belles et les plus émouvantes de la littérature contemporaine. C’est un livre de vie ardente et passionnée, tout en action, tout en événements singuliers et imprévus. Les idées y abondent ; mais l’auteur est bien trop habile pour les énoncer directement à la manière de qui disserte ou épilogue c’est aux faits qu’il en confie l’expression. Et ainsi, ce roman de pensée ingénieuse et féconde, a encore tout l’agrément du romanesque et du pathétique. L’aventure commence à Bayreuth, dans la frénésie des musiques wagnériennes ; elle se termine à Paris, dans la fièvre de l’existence mondaine, au milieu des décors les plus variés où l’ardeur de vivre exalte les individualités, les met aux prises, les torture les unes par les autres. Souci de l’art, affinement du goût, délicatesses infinies et, sous de tels dehors élégants, toute l’avidité des sens, toute leur brutalité leur folie, en outre. Les doctrines des idéologues se mêlent à ces énergies diverses et quelquefois les bouleversent, plus souvent se compromettent parmi elles.
Il n’est point aisé de résumer un pareil livre, qui offre la plus saisissante et la plus tragique image de la vie actuelle, dans le cadre le plus magnifique, et tracée avec un art incomparable.
- 15 mars 1905 : Le Figaro Gallica
Dans l'admirable roman de Jacque
Vontade, -- notre collaboratrice Fœmina,
-- la Lueur sur la cime, il y a de charmantes
pages relatives au féminisme ;
on les voudrait citer tout entières : elles
sont d'actualité chaque jour.
On y trouve cette formule : « Tous les
hommes sont féministes, chère madame,
informez-vous. S'il n'y avait pas les
femmes pour faire obstacle !… » Et l'on
discute… Une jeune fille est là, féministe
certes, mais qui, parmi ses pareilles,
a cette particularité d'être jolie,
dit l'auteur malicieusement. D'ailleurs,
elle ne tient pas à ce que les femmes
exercent le métier d'avocat, défendent
des cambrioleurs ou épiloguent devant
des juges des problèmes de murs mitoyens…
Une dame se récrie : Pourquoi ?
« ça nous convient si bien de faire
prendre des blagues pour la sainte vérité »
Oui, réplique l'autre, assurément ;
elle ne nie pas l'apophtegme. Mais, à
cause de cela, elle voudrait que les femmes
fussent écartées de ces professions
où la duplicité, une certaine duplicité,
est de rigueur ; car, justement, ce qu'elles
ont à acquérir, « c'est le courage de la
vérité et, d'abord, sa notion, qu'elles
n'ont pas ». Mettons : qu'elles n'ont pas
souvent, ou : qu'elles n'ont pas toujours,
-- afin de ne décourager personne.
- Le Temps [1]
Le beau roman de Jacque Votade[1], la Lueur sur la cime, qui paraît chez les éditeurs Calmann-Lévy, sera apprécié de tous ceux qui lisent fidèlement et goûtent les délicieuses chroniques signées Fœmina, car ces deux pseudonymes cachent une même personnalité très parisienne. Ce livre passionnant et ardent remue beaucoup d’idées et dépeint magistralement le monde des salons contemporains.
- 1er janvier 1905 "Les Essais" : revue mensuelle [2]
Quel que soit le présomptueux plaisir qui m’y pousse, je veux « raconter » d’abord le sujet de ce livre. Sujet multiple comme la vie, hardiment et savamment tissé de tant de fils multicolores et vibrants que d’être à la fois bref, fidèle et clair, m’apparait, à vrai dire, tout à fait impossible.
Jacqueline des Moustiers recherche la sécurité et la certitude ; — elle est de celles qui ne doivent jamais les rencontrer. Toute d’enthousiasmes, de fièvres et de projets, instinctive et fuyante, le constant goût de plaire qui embellit tous ses gestes et toutes ses actions l’arme d’un incomparable pouvoir et d’un singulier mystère.
Elle est la femme d’un homme volontaire et sceptique dont le sang-froid facilite et hâte le succès de tout ce qu’il entreprend. Entre les deux époux existe « le malentendu des âmes trop lointaines ou trop différentes pour se rejoindre ». Malentendu que ne constate Jacqueline seulement devant la flagrante infidélité de celui par qui elle souhaitait atteindre un amour assez durable et assez profond pour étancher à jamais sa convoitise d’absolu.
Délaissant André, elle va trouver — certaine « qu’il y a pour chaque femme un homme particulièrement destiné » — un jeune anarchiste, Erik Hansen, qu’elle a connu à Bayreuth, qui l’aime, qui le lui a dit. Elle s’offre à lui, moins par amour que par vanité offensée. Hansen, dont la passion est sentimentale et démente et qui est d’une race « vivant plus d’idéal que de pain », refuse — en une admirable scène — un bonheur qu’il pressent trop occasionnel.
C’est avec l’aide de celle qui lui fit connaître Hansen que Jacqueline — ingénument persévérante — veut maintenant chercher le chemin qui la conduira vers cette cime où elle aperçoit une si désirable lueur. Léonora Barozzi, fille d’une cantatrice, et elle-même grande violoniste, est impérieuse et décidée, sûre à l’excès de la logique et du réalisable de ses principes. Son penchant au sublime et à la ténacité l’incite à des conseils et à des ingérences où la tumultueuse Jacqueline trouve de confus adjuvants à sa poursuite passionnée. — Voici qu’une autre de ses « conquêtes » lui offre son amour. C’est Etienne Marken, sorte d’aventurier « qui prend toujours la peine qu’il faut pour aller jusqu’au bout de sa volonté ». — Il accompagne son aveu d’un récit de sa vie, dont le pathétisme romantique suscite la raillerie de Jacqueline. Blessé au vif, il devient insolent, chasse la femme, qui se trouve chez lui, — et elle, dès cette heure, songe à dompter ce rétif qui ne supplie point que l’on s’apitoie pour sa faiblesse, mais demande que « l’on s’accommode de sa force ».
Dirigée par une coquetterie souvent inconsciente, mais toujours agissante, Jacqueline parvient à dominer le rebelle et difficultueux Caliban[3]. De définitifs événements lui permettent de constater « la vanité de tout effort », le vide et l’inapplicable et tous les grands principes de son amie. Son propre succès la rend moins persuadée qu’il faille, comme dit Barrès, « mettre sa félicité dans les expériences que l’on institue et non dans les résultats qu’elles semblent promettre ». D’autre part, Léonora et Hansen, les deux idéalistes du livre, sont vaincus ; l’une s’éprend d’une sensuelle et incompressible passion pour des Moustiers, qui n’a employé, pour la réduire, que les plus élémentaires séductions ; l’autre se tue, desservi, déshonoré par son trop suhjugant amour. Seule triomphe la beauté, l’animale et divine Beauté, par qui tout se meut et se féconde, et dont la simple présence suffit pour soulever les forces du monde, comme suffit sur la machine inerte, pour lui donner un docile élan, la chute de la cascade nue, où bruit toute la rumeur de la terre2 où luit tout le prisme du ciel…
Pour celui qui n’a point lu le volume, ce rapide résumé ne saurait vraiment en rien laisser entr’apercevoir les innombrables splendeurs, les transportantes émotions que recèlent ces quatre cent trente pages. Peut-être pourra-t-on, malgré tout, imaginer ce que la présence des personnages ainsi « projetés » avec des violences d’éléments, peut faire acquérir au lecteur de débridées sensations, d’enrichissantes images. Il faut céder à ce torrent, large comme un fleuve d’Amérique, où tout l’univers se reflète dans un courant emporté, convulsif, irrésistible.
Des personnages comme ceux-ci, il ne faut point les rapprocher des fines et ingénieuses « individualités » que nous avons coutume de rencontrer dans les romans « de consommation courante ». Grandis par tout ce qu’il y a en eux de symbolique, de résumptif, de conventionnel, je les vois marcher dans l’ombre des héros les plus rares et les plus célèbres. Erik Hansen n’est-il pas le frère mystique d’Orphée et de Siegmound, dont les persévérances trop confiantes échouèrent au heurt des circonstances ? Je ne puis voir Léonora, renversée par la force de la vie, que dans l’attitude de cette Amazone morte, qui, tout écartelée par la violence de sa chute, git sur la dalle du Musée du Vatican ; — et voici que pour nous apparaître, Jacqueline a choisi les ressemblances fatales de Balkis, d’Hélène ou de Dalilah.
De graves universitaires, persuadés que de patentées et faciles méthodes suffisent pour classer les « genres » en littérature, nous assurent que la Henriade est la seule « épopée » qu’ait produite le « génie français ». - Et comme, avec raison, ils l’estiment médiocre, ils envient aux Grecs, Homère, Virgile et Dante aux latins, les Niebelungen et Milton à la race saxonne. — Ne pourrait-on point assurer au public qu’on le trompe ? que cela n’est point vrai ? que nous avons en France des œuvres qui, pour n’être pas divisées en chants, ni écrites en vers, n’en sont pas moins des épopées, d’admirables épopées ! — La Comédie humaine, les Rougon-Macquart — à quelque degré qu’on les aime — ne sont rien autre que cela : des épopées immenses où s’animent, avec autant de grandeur poétique que dans n’importe quelle Enéide, de vastes figures de fresques, plus grandes que nature, non point figées dans l’immobile perfection, mais saignantes et criantes sous la domination de la vie et menant leurs gesticulations avec une excessive et sombre violence, à la façon de ces damnés qui, sur les fresques de Rome, tombent pour jamais dans l’infini…
Voilà de bien grands mots, je le sens ; mais ceux qui ont lu la Lueur sur la Cime — comprenant l’enthousiasme où plonge une telle œuvre — excuseront ce lyrisme. Ils auront éprouvé comme moi l’attrait magnétique, visionnaire, de ce roman et saisiront pourquoi je peux prononcer après les noms de Balzac et de Zola celui de Jacque Vontade. Ce dernier ne ressemble ni à l’un ni à l’autre, mais il les rappelle tous deux par la courbe et l’élan de son inspiration, — et tous trois sont attirés, pour me servir d’une expression qu’affectionne Jacque Vontade, par « ce qui rompt la norme ».
Il faudrait aussi parler de la masse d’« idées » que contient ce livre où les personnages causent beaucoup. Il y a certains dîners où s’échangent les propos les plus précieux et les plus incursifs ; — et je ne me souviens de nul roman qui vous maintienne aussi continûment dans de si hautes contrées intellectuelles.
Les descriptions sont peu fréquentes. Mais l’on n’en rencontre pas une qui soit banale. Toutes, elles témoignent que l’auteur sent aussi vivement qu’il comprend. En voudrait-on d’autre assurance que ces quelques lignes, inspirées par le rythme d’une czarda hongroise, — j’en veux emprunter l’éclat pour fermer ce trop court article :
… « Un âpre coup d’archet venait de déclencher l’orchestre. Une grosse phrase lente et sombre se tordait lourdement aux cordes basses des instruments, elle prophétisait un drame d’inquiétudes et de déchirements, hésitait, défaillante, puis, modifiée dans le sifflement ascendant d’une arabesque, elle s’épanouissait en un rythme de valse, voluptueux, suspendu et qui battait un rythme de cœur oppressé. La phrase montait, claire et mince comme un jet d’eau, retombait mortellement blessée et sanglotait tout bas un secret aux notes profondes du violoncelle…
« … Les sons s’enchevêtraient, furieux et cruels, comme des membres, des chevelures et des crinières durant le combat ; des notes hautes du violon, des cris jaillissaient ; le violoncelle haletait l’agonie des corps tombés qu’on foule ; puis, à l’appel irritant des cymbales, tous les instruments réunis en une colère renouvelée s’attaquaient encore, se pénétraient à la manière des couteaux tranchant la chair. Cela disait la brutalité triomphale, le rire frénétique du meurtre, une volupté trop forte, la mort suspendue au dessus d’un plaisir surhumain ; puis soudain la plaine était vide, la horde avait passé, on entendait la rumeur confuse de sa fuite déjà lointaine et rien ne restait plus que la plainte lente et nostalgique d’un cœur trop lourd de désir. La phrase calmée insistait, traînante et molle, se rompait au contact de l’impossible, courbait les replis de son gémissement inapaisable, se redressait soudain acharnée et brûlante, retombait en interrogation fiévreuse. Était-ce la peine de vivre ? existait-elle, cette joie sans pareille dont l’universel désir fait sangloter la terre dans les nuits d’été ?… »
… … … …
… … … …
Les autres œuvres nietzschéennes ne sont, à la vérité, que des pastiches médiocres, des œuvres qui ont servi à Nietzsche pour édifier sa doctrine. Pour ne nous servir que des plus récentes, le héros du Serpent Noir, de Paul Adam, n’est qu’un commis-voyageur qui a lu Balzac et qui est enivré de romans-feuilletons. Le Marken de La lueur sur la cime, de Jacques Vontade, est un être haineux, qui habille son arrivisme de prétextes élevés. Il faut prendre garde, ô littérateurs, ô artistes, à la doctrine de Nietzsche : elle peut plaire et séduire, elle doit être prise en considération et ne pas être dédaignée ; mais elle n’a qu’un moment d’original et toutes ces parties brillantes qui vous frappent et vous attirent, viennent d'œuvres antérieures — et définitives. Prenez garde : en faisant du roman nietzschéen, vous ne pouvez faire qu’un pastiche de Stendhal ou de Balzac,
HENRI GANS.
- 16 avril 1905 Les Annales politiques et littéraires [3]
Il y a une figure « très moderne » dans ce nouveau livre dont il est, depuis une quinzaine, beaucoup parlé : la figure d’Étienne Marken.
Qu’est-ce que cet homme ? Il raconte lui-même son histoire (page 230) à Jacqueline des Moustiers, de qui il voudrait se faire aimer. Sa confidence est intéressante, en ce qu’elle nous suggère quelques réflexions sur les conditions actuelles de la vie.
Étienne Marken est d’origine hongroise ; il a été élevé à Paris, il a reçu une très forte culture. Notre pays le séduit extrêmement et il en donne les raisons : « Ici, c’est le pays de la souplesse, la vraie patrie de l’âme latine que j’aime comme une femme. L’âme d’éloquence ! Les peuples du Nord gardent toujours une bonne moitié de leur pensée exprimée ; les Français passent tout entiers dans les mots qu’ils disent, c’est leur coeur même qu’on respire dans l’air remué par leurs paroles ; c’est pourquoi on est, chez vous, à ce point captif du vocable et fasciné par lui, et c’est, pour qui le comprend, le charme non pareil de votre nation. Les lourdauds d’outre-Rhin ou d’outre-Manche disent que vous êtes légers : les imbéciles ! Vous êtes généreux suprêmement, vous vous donnez par le verbe comme par l’action, et c’est cette faculté de se donner qui fait que vous prenez autrui et que vous gardez votre suprématie partout où l’on pense. »
Riche, Étienne Marken se fût fixé en France et eût goûté la douceur d’y vivre, dans le luxe et les plaisirs. Mais il se trouve, à vingt ans, dépouillé de sa fortune et réduit à chercher un gagne-pain. Alors, sous l’aiguillon de la nécessité, les côtés féroces de sa nature se développent. C’est une bête de proie. Il est dénué, à un degré incroyable, de douceur et de sensibilité. Ses nerfs, ses muscles, tendent vers la lutte ; il considère le monde comme un champ de bataille où il faut être vainqueur ou vaincu. Et il veut vaincre. Écoutez-le : « Je jugeais, non pas que la force prime le droit, mais qu’elle est le droit. » Et plus loin : « J’avais une âme effroyable et magnifique à ce moment-là ; on n’y eût trouvé, en aucune place, la paille d’une faiblesse, d’un préjugé ou d’une pitié. » Dès lors, ses aventures commencent. Elles ressemblent un peu à celles de Gil Blas de Santillane ou de Figaro… Il fait tous les métiers : secrétaire d’un grand seigneur, humble folliculaire, côtoyant l’escroquerie, résistant à la tentation d’y succomber, non par vertu, mais par prudence, se liant d’amitié avec un « garçon très intelligent qui fabriquait de faux billets de banque », recevant des offres d’une fort jolie femme qui lui demande de dérober, dans un tiroir, un testament dont elle souhaite la destruction… Comment a-t-il évité ces pièges ? Il ne le sait trop. Une sorte d’instinct l’a soutenu, et aussi l’incroyable énergie qu’il sent bouillonner en lui. Sa conscience ne s’est point révoltée contre des actes coupables ou indélicats (il n’a pas de conscience, ou, du moins, elle est d’une nature particulière). Mais il a mesuré le danger à courir au résultat attendu, et s’est dit que « ça n’en valait pas la peine ». Au fond, sa morale, si j’ose user d’un tel mot en parlant d’un tel individu, est exactement celle des conquérants : elle consiste à proportionner le risque à l’importance du but.
Et, peu à peu, Étienne Marken s’est « poussé » ; il a gagné peu à peu, pas à pas, sa place au soleil. À la suite de quelles souffrances, de quelles épreuves ! Il a connu la faim, la détresse, les nuits à la belle étoile. Enfin, un succès bien mince, bien relatif, est venu, « J’ai fait des romans-feuilletons pour un entrepreneur de littérature populaire. Il me payait deux cents francs le volume ; j’étais heureux. » Il se faufile dans un journal boulevardier, y donne des chroniques. Et, désormais, c’est une puissance. On ne l’aime pas, on affecte de le mépriser ; mais on le redoute. Il est criblé de dettes. Et il navigue, il louvoie avec une incroyable habileté entre ces êtres hostiles : créanciers, ennemis déclarés, faux amis. Il tient les uns par l’intérêt, les autres par la crainte. « J’ai choisi mes ennemis savamment, parmi ceux dont la haine est une recommandation et un soutien : ils me servent. Je n’ai pas d’amis, j’ai des obligés et des peureux. Lorsque s’offrira l’occasion que j’attends, il y aura, autour de moi, une clientèle passionnée d’appétits et d’égoïsmes. »
Vous apercevez, dans ses traits fondamentaux, cette figure « balzacienne », d’arriviste, qu’a tracée, avec beaucoup de force, l’auteur de la Lueur sur la Cime. Si j’y insiste, ce n’est point pour vous l’offrir en modèle, grands dieux ! mais parce qu’elle me semble caractériser un des aspects de notre époque âpre, maladive et tourmentée. Les Marken y pullulent. Le héros de la dernière pièce d’Alfred Capus, « M. Piégois », appartient à cette race (il a tout de même plus de cordialité, plus de bonhomie). L’aventurier de M. Jacques Vontade est, sous des habits bourgeois, un condottiere du quinzième siècle. Et, d’ailleurs, observez que nous retrouvons, dans la société actuelle, atténué par l’évolution des moeurs, l’équivalent de tous les types d’autrefois. (Les grands financiers, les grands industriels, les milliardaires du vieux et du nouveau mondes, ne sont-ce pas, en réalité, les barons féodaux du moyen âge qui se jalousent, s’allient ensemble, selon les cas, ou se combattent et s’exterminent ?) M. Jacques Vontade a remarquablement saisi cet aspect tumultueux du moment où nous vivons. Il n’y a guère, dans son roman, que des neurasthéniques. Leonora Barozzi, Marken, Maud Simpson, tous énervés, détraqués, hallucinés par la poursuite des sensations rares, dilettantes, raffinés et monstrueusement personnels. Et la principale héroïne, Jacqueline des Moustiers, est encore plus inquiète et plus malsaine. Lasse de la musique de Wagner, des extases de Bayreuth, de l’hypnotisation des musées, des innombrables snobismes, où se gaspille l’existence parisienne, elle s’ennuie et se demande vers quel but elle doit marcher. Elle a essayé de s’intéresser à l’humanitarisme, à l’anarchisme, au féminisme. Et elle réfléchit que les femmes ignorent l’importance de leur rôle social :
— Les femmes de l’avenir seront différentes de celles qui ont tant besoin d’abriter leur faiblesse au foyer conjugal… Déjà, maintenant, il y en a d’autres, et nombreuses. Je connais, en Russie et ailleurs, des jeunes filles hautement nées, belles, de forte instruction, qui ont renoncé volontairement, passionnément, à l’esclavage du luxe… Ces femmes-là enseignent, soignent les simples, à qui elles savent se rendre semblables, font de la lumière dans les têtes obscures, diminuent le vice et développent l’espérance. Vous avez vu des figures pareilles dans des livres qui amusent votre goût littéraire, et vous avez pensé qu’elles s’étaient embellies d’avoir traversé des cerveaux de grands artistes. Elles sont strictement vraies. Mais ce ne sont pas là des Parisiennes, amoureuses de leur plaisante geôle.
— Pas si plaisante !
— Souffrez-vous de la vôtre ?
— Je commence.
— Sortez-en.
— Comment faire ?
— Vous conquérir vous-même.
Or, pour se conquérir soi-même, de quoi s’avise Jacqueline ? Elle s’unit à Marken, qui vient brusquement de ramasser, dans un coup de bourse, une fortune. Il désintéresse ses usuriers, il fait peau neuve, il va fonder un « organe politique », avec lequel il terrorisera ses contemporains. Jacqueline atténuera, par sa grâce, ce que cette formidable ambition a de trop agressif, et ce couple, dignement assorti, ira vers le triomphe… ou vers le cataclysme final… C’est le châtiment des conquérants, de ne savoir jamais s’arrêter et de se perdre par l’excès immodéré de leur désir…
Tout un coin de notre société se reflète dans ce livre si curieux de M. Jacques Vontade. La lecture en est un peu oppressante. Et je ne la conseille point aux jeunes gens dont l’esprit n’est pas encore assez mûr et formé. Il faut, pour apprécier le mérite de l’ouvrage et s’en nourrir sans danger, posséder soi-même une certaine expérience des hommes et des choses… J’ajoute que le milieu, amoureusement, minutieusement décrit dans la Lueur sur la Cime, est tout à fait exceptionnel et restreint. Quelques centaines de Parisiens, quelques milliers de cosmopolites, s’y reconnaîtront. Par bonheur, la majorité des êtres humains ont une vie plus normale. Ils travaillent, labourent leur sillon, remplissent leurs devoirs, — ou à peu près, — s’accommodent des ennuis, endurent les souffrances qu’ils ne peuvent éviter, jouissent honnêtement des joies qu’un incessant effort leur procure, et ne se matagrabolisent pas la cervelle avec un tas de billevesées… Le volume de M. Vontade est plein de talent. Mais qu’il est compliqué et précieux, et, par endroit, exaspérant ! Il irrite et charme tout ensemble. C’est un fruit parfumé de nos déliquescences morales. Après qu’on l’a fermé, on rêve des jolies idylles provinciales de Theuriet et de Bazin, des contes de Dickens, des récits vertueux et enjoués de Topffer, et des dissertations édifiantes de M. le pasteur Wagner. On a soif de laitage et d’eau fraîche, comme Marie-Antoinette, quand elle quittait le palais de Versailles pour la bergerie de Trianon…
ADOLPHE BRISSON.
- La Dépêche : journal quotidien 17 juin 1905
INSTANTANÉ
Jacque VONTADE
Nos lecfeurs connaissent bien Jacque Vontade, puisque cet écrivain n’est autre que celui qui, pour eux, signe du pseudonyme de Fœmina tant de chroniques charmantes et profondes. Jacque Vontade publie, aujourd’hui même, un roman, la Lueur sur la cime, qui comptera certainement parmi les œuvres les plus belles et les plus émouvantes de la littérature contemporaine. C’est un livre de vie ardente et passionnée, tout en action, tout en événements singuliers et imprévus. Les idées y abondent ; mais l’auteur est bien trop habile pour les énoncer directement à la manière de qui disserte ou épilogue : c’est aux faits qu’il en confie l’expression. Et ainsi, ce roman de pensée ingénieuse et féconde a encore tout l’agrément du romanesque et du pathétique.
L’aventure commence à Bayreuth, dans la frénésie des musiques wagnériennes ; elle se termine à Paris, dans la fièvre de l’existence mondaine, au milieu des décors les plus variés où l’ardeur de vivre exalte les individualités, les met aux prises, les torture les unes par les autres. Souci de l’art, affinement du goût, délicatesses infinies ; et, sous de tels dehors élégants, toute l’avidité des sens, toute leur brutalité : leur folie, en outre. Les doctrines des idéologues se mêlent à ces énergies diverses et quelquefois les bouleversent, plus souvent se compromettent parmi elles…
Il n’est point aisé de résumer un pareil livre, qui offre la plus saisissante et la plus tragique image de la vie actuelle, dans le cadre le plus magnifique, et tracée avec un art incomparable.
Orthographe Vocabulaire
modifier- réviviscence
- gnôme arome
- tenacité
- l’amie dévotieuse
- abatages
- l’au delà.
- roidi
- Des choppes en verre épais
- champignonner
- racommodait
- d’innomables
- japonnerie
- traditionnalistes
- volupteux => voluptueux
- intoxiquante folie
- un envolement des basques de son habit
- l’intellectuallité d’un de ses ancêtres…