Discours sur le bonheur

Texte établi par Tancrède MartelAlbert Savine (Tome 1p. 21-44).

III

DISCOURS SUR LE BONHEUR[1]


Les sociétés littéraires n’eussent jamais dû être animées que par l’amour de la vérité et des hommes ; mais il n’est point de vérité où règnent par devoir les préjugés. Il n’est point d’hommes où les rois sont souverains : il n’y a que l’esclave oppresseur plus vil que l’esclave opprimé. Cela explique pourquoi les sociétés littéraires ont offert, dans tous les temps, le spectacle affligeant de la flatterie et de la plus coupable adulation. Cela explique pourquoi les sciences vraiment utiles, celles de la morale et de la politique, ont langui dans l’oubli, ou se sont entortillées dans le labyrinthe de l’obscurité. Elles ont fait cependant dans ces derniers temps des progrès rapides. On le doit à quelques hommes hardis qui, impulsés par le génie, n’ont craint ni le tonnerre des despotes, ni les cachots de la Bastille. Ces rayons de lumière ont embrasé l’atmosphère, éclairé l’opinion, qui fière de ses droits, a détruit l’enchantement où étaient enlacées les nations depuis tant de siècles. Ainsi Renaud fut rendu à la vertu, à lui-même, dès qu’une main courageuse et amie lui présenta le bouclier où étaient à la fois tracés ses devoirs et son apathie. À quoi peuvent être mieux comparés les ouvrages immortels de ces hommes qu’au divin bouclier du Tasse. La liberté conquise après vingt mois d’énergie et de chocs les plus violents, fera à jamais la gloire des Français, de la philosophie et des lettres.

C’est dans ces circonstances que l’Académie propose de déterminer les vérités, les sentimens qu’il importe le plus d’inculquer aux hommes pour leur bonheur. Cette question vraiment digne de la méditation de l’homme libre fait l’éloge des sages qui l’ont proposée. Aucune ne pourrait mieux répondre au but du fondateur.

Illustre Raynal, si dans le courant d’une vie agitée par les préjugés et les grands que tu as démasqués, tu fus toujours constant et inébranlable dans ton zèle pour l’humanité souffrante et opprimée, daigne aujourd’hui, au milieu des applaudissements d’un peuple immense qui, appelé par toi à la liberté, t’en fait le premier hommage, daigne sourire aux efforts d’un zélé disciple dont tu voulus quelquefois encourager les essais. La question dont je vais m’occuper est digne de ton burin ; mais sans ambitionner d’en posséder la trempe, je me suis dit avec courage : Moi aussi je suis peintre.

Il est indispensable d’abord de fixer nos idées sur le bonheur.

L’homme est né pour être heureux. La nature, mère éclairée, l’a doué de tous les organes nécessaires au but de sa création. Le bonheur n’est donc que la jouissance de la vie la plus conforme à son organisation. Hommes de tous les climats, de toutes les religions, y en aurait-il d’entre vous à qui le préjugé de leurs dogmes empêcherait de sentir l’évidence de ce principe ? Eh bien ! qu’ils mettent la main droite sur leur cœur, la gauche sur leurs yeux, qu’ils rentrent en eux-mêmes, qu’ils soient de bonne foi… et qu’ils disent si comme moi ils ne le pensent pas.

Vivre donc d’une manière conforme à notre organisation, ou point de bonheur.

Notre organisation animale a des besoins indispensables : manger, dormir, engendrer… Une nourriture, une cabane, des vêtements, une femme, sont donc une stricte nécessité pour le bonheur.

Notre organisation intellectuelle a des appétits non moins impérieux et dont la satisfaction est beaucoup plus précieuse. C’est dans leur entier développement que consiste vraiment le bonheur. Sentir et raisonner, voilà proprement le fait de l’homme. Voilà ses titres à la suprématie qu’il a acquise, qu’il conservera toujours.

Le sentiment nous révolte contre la gêne, nous rend amis du beau, du juste ; ennemis de l’oppresseur et du méchant. C’est dans le sentiment que gît la conscience, dès lors la moralité. Malheur à celui à qui ces vérités ne sont pas démontrées ! il ne connaît de la vie que les rebuts ; il ne connaît des plaisirs que la jouissance des sens.

Raisonner, c’est comparer. La perfection naît du raisonnement, comme le fruit de l’arbre. La raison, juge immobile de nos actions, en doit être la règle invariable. Les yeux de la raison garantissent l’homme du précipice des passions, comme ses décrets modifient même le sentiment de ses droits. Le sentiment fait naître la société ; la raison la maintient encore.

Il faut donc manger, dormir, engendrer, sentir, raisonner, pour vivre en homme ; dès lors pour être heureux.

De tous les législateurs que l’estime de leurs concitoyens appelle à leur donner des lois, aucuns ne paraissent avoir été plus pénétrés de ces vérités que Lycurgue et M. Paoli. Ils sont parvenus cependant par des chemins bien différents à les mettre en œuvre dans leur législation.

Les Lacédémoniens avaient une nourriture abondante, des vêtements et des maisons commodes, des femmes robustes ; ils raisonnaient dans leurs sociétés ; ils étaient libres dans leur gouvernement. Ils jouissaient de leur force, de leur adresse, de l’estime de leurs compatriotes et de la prospérité de leur patrie. C’étaient là les satisfactions de leur sentiment. Ils pouvaient s’attendrir avec leurs femmes, s’émouvoir aux perspectives variées du beau climat de la Grèce ; cependant c’était principalement par le spectacle du fort de la vertu qu’ils sentaient. Dans le courage, dans la force consiste la vertu. L’énergie est la vie de l’âme, comme le principal ressort de la raison.

Les palpitations d’un Spartiate étaient celles d’un homme fort ; et l’homme fort est bon, le faible seul est méchant. Le Spartiate vivait d’une manière conforme à son organisation ; il était heureux.

…Mais tout ceci n’est qu’un rêve. Sur les bords de l’Eurotas vit aujourd’hui le pacha à trois queues, et le voyageur, navré de ce spectacle déchirant, se retire avec effroi, doutant un moment de la bonté du moteur de l’univers. Mais pour conduire les hommes au bonheur faut-il donc qu’ils soient heureux en moyens ? Jusqu’à quel point doit-on leur inspirer l’amour de la liberté facultative ?

Puisqu’il faut sentir pour être heureux, quels sont les sentiments que l’on doit leur inspirer ?

Quelles sont les vérités que l’on doit leur développer ? Raisonner, dites-vous, ou point de félicité.

PREMIÈRE PARTIE


L’homme en naissant porte avec lui des droits sur la portion des fruits de la terre nécessaires à son existence.

Après l’étourderie de l’enfance vient l’éveil des passions. Il choisit parmi les compagnes de ses jeux, celle qui doit l’être de sa destinée. Son bras vigoureux, de concert avec ses besoins, demande du travail. Il jette un regard autour de lui ; il voit la terre, partagée en peu de mains, servir d’aliment au luxe et à la superfluité ; il se demande quels sont donc les titres de ces gens-là ? Pourquoi le fainéant est-il tout, l’homme qui travaille, presque rien ? Pourquoi, enfin, à moi qui ai une femme, un père et une mère décrépits à nourrir, ne m’ont-ils rien laissé ? Il court chez le ministre dépositaire de sa confiance, lui expose ses doutes « Homme, lui répond le prêtre, ne réfléchis jamais sur l’existence de la société… Dieu conduit tout. Abandonne-toi à la Providence. Cette vie n’est qu’un voyage. Les choses y sont faites par une justice dont nous ne devons pas chercher à approfondir les décrets… Crois, obéis, ne raisonne jamais et travaille : voilà tes devoirs. »

Une âme fière, un cœur sensible, une raison naturelle, ne peuvent être satisfaits de cette réponse. Il porte ailleurs ses doutes et ses inquiétudes. Il arrive chez le plus savant du pays, c’est un notaire… « Homme savant, » lui dit-il, on s’est partagé les biens de la contrée, et l’on ne m’a rien donné. » L’homme savant rit de sa simplicité, le conduit dans son étude, et là, d’acte en acte, de contrat en contrat, de testament en testament, il lui prouve la légitimité des partages dont il se plaint… « Quoi ! ce sont là les titres de ces messieurs ! » s’écrie-t-il indigné ; les miens sont plus sacrés, plus incontestables, plus universels ; ils se renouvellent avec ma transpiration, circulent avec mon sang, sont écrits sur mes nerfs, dans mon cœur ; c’est la nécessité de mon existence, et surtout de mon bonheur. » En achevant ces mots, il saisit ces paperasses qu’il jette aux flammes…

Il ne tarde pas à craindre le bras puissant qu’on appelle justice. Il se réfugie dans sa cabane pour se jeter tout ému sur le corps glacé de son père. Ce respectable vieillard, aveugle et perclus par l’âge, ne paraît vivre que par un oubli de la mort… « Mon père vous m’avez donné la vie, avec elle un vif intérêt du bonheur. Eh bien ! mon père, des ravisseurs se sont tout partagé. Je n’ai que mes bras, parce qu’ils n’ont pas pu me les ôter. Ô mon père, je suis donc condamné au travaille plus continuel, à l’asservissement le plus avilissant. Au soleil d’août comme aux frimas de janvier, il n’y aura donc jamais de repos pour votre fils ; pour prix d’un si grand travail, d’autres cueilleront les moissons acquises à la sueur de mon front ! et encore si je pouvais suffire à tout : il faut que je nourrisse, loge, habille, chauffe une famille entière. Le pain nous manquera, mon cœur se brisera à chaque instant, ma sensibilité s’émoussera, ma maison s’offusquera. Ô mon père, je vivrai hébété, peut-être même méchant. Je vivrai malheureux. Suis-je misérable, donc né pour cela ? »

« Mon fils, » lui répondit le vénérable vieillard, « le sacré caractère de la nature est tracé dans ton sein avec toute son énergie. Conserve-le toujours pour vivre heureux et fort : mais écoute attentivement ce que quatre-vingts ans d’expérience m’ont enseigné. Mon fils, je t’ai élevé dans mes bras, j’ai protégé tes jeunes ans, et aujourd’hui que ton cœur commence à palpiter, tes fibres sont accoutumées au travail sans doute, mais au travail modéré, qui rafraîchit le corps, excite le sentiment, calme l’imagination fougueuse. Mon fils, t’a-t-il rien manqué ? Ton habillement est grossier, ta demeure est rustique, ta nourriture est simple ; mais encore une fois, as-tu rien désiré ? Tes sentiments sont purs comme tes sensations, comme toi-même. Il te manquait une femme, mon fils, tu l’as choisie : je t’ai donné de mon expérience à décider ton jeune cœur. Ô mon tendre ami, pourquoi te plains-tu ? Tu crains l’avenir, fais toujours comme tu as fait et tu ne le redouteras jamais. Mon fils, si j’avais été au nombre des hommes misérables qui ne possèdent rien, j’eusse façonné ton corps au joug de l’animal, j’eusse fait de toi le premier des animaux de ta grange. Plié par le joug de l’habitude, tu eusses vécu tranquille dans ton apathie, content de ton ignorance. Tu n’eusses pas été heureux, ô mon fils ! tu ne l’eusses pas été, mais tu fusses mort sans savoir si tu avais vécu ; car, mon fils, comme tu l’as observé, pour vivre, il faut sentir et raisonner, dès lors ne pas être accablé par le besoin physique. Oui, bon jeune homme, que cette nouvelle te rafraîchisse, te console ; calme tes inquiétudes ; ces champs, cette cabane, ces animaux sont à nous. J’ai voulu te le laisser ignorer : il est heureux et si doux de monter, si dur de descendre !

« Ton père bientôt ne sera plus ; il a assez vécu ; il a connu les vrais plaisirs, il connaît le plus grand de tous, puisqu’il te presse encore sur son sein. Une seule chose, mon fils, si tu veux l’imiter : ton âme est ardente, mais ton travail, mais ta femme, ce doux présent de l’amour, mais tes enfants ; que d’objets pour remplir le vide de ton cœur, garde-toi seulement de la cupidité des richesses. Les richesses n’influent sur le bonheur, mon fils, qu’autant qu’elles procurent ou refusent le nécessaire physique. Tu l’as ce nécessaire, et avec lui l’habitude du travail. Tu es le plus riche du pays : sache donc brider ton imagination. D’une âme ardente à une imagination déréglée, il n’y a, mon fils, que la raison au milieu.

« Les riches sont-ils heureux ? Mon fils, ils peuvent l’être, mais pas plus que toi. Ils peuvent l’être, entends-tu ; car rarement ils le sont. Le bonheur est spécialement dans ton état, parce que c’est celui de la raison et du sentiment. L’état du riche est l’empire de l’imagination déréglée, de la vanité, des jouissances des sens, des caprices, des fantaisies… Ne l’envie jamais et si l’on t’offrait toutes les richesses de la contrée, mon unique ami, rejette-les loin de toi, à moins que ce ne soit pour les partager incontinent avec tes concitoyens. Mais, mon fils, cette lutte de force et de magnanimité n’appartient qu’à un Dieu… Sois homme, mais sois-le vraiment : vis maître de toi. Sans force, mon fils, il n’est ni vertu ni bonheur.

Voilà les deux bouts de la chaîne sociale connus. Oui, messieurs, qu’au premier soit l’homme riche, j’y consens ; mais qu’au dernier ne soit pas le misérable ; que ce soit, ou le petit propriétaire, ou le petit marchand, ou l’habile artisan, qui puisse, avec un travail modéré, nourrir, habiller, loger sa famille.

Vous recommanderez donc au législateur de ne pas consacrer la loi civile où peu pourraient tout posséder ; il faut qu’il résolve son problème politique de manière que le moindre ait quelque chose. Il n’établit pas pour cela l’égalité, car les deux extrêmes sont si éloignés, la latitude est si forte que l’inégalité peut subsister dans l’intervalle… Dans la hutte comme dans le palais, couvert de peau comme de broderies de Lyon, à la table frugale de Cincinnatus comme à celle de Vitellius, l’homme peut être heureux ; mais encore, cette hutte, ces peaux, cette table frugale, encore faut-il qu’il les ait. Comment le législateur peut-il y influer ? Comment doit-il résoudre son problème politique, pour que le moindre ait quelque chose ? Les difficultés sont grandes, et je ne sache personne qui s’en soit mieux tiré que M. Paoli.

M. Paoli dont la sollicitude pour l’humanité et ses compatriotes fait le caractère distinctif, qui fit un moment renaître au milieu de la Méditerranée les beaux jours de Sparte et d’Athènes ; M. Paoli, plein de ces sentiments, de ce génie que la nature ne réunit dans un même homme que pour la consolation des peuples, parut en Corse pour fixer les regards de l’Europe. Ses concitoyens ballottés par les guerres civiles et étrangères, reconnurent son ascendant et le proclamèrent à peu près comme jadis Solon le fut à Athènes ou les Décemvirs à Rome. Les affaires étaient dans un tel désordre qu’un magistrat, revêtu d’une grande autorité et d’un génie transcendant pouvait seul sauver la patrie.

Heureuse la nation où la chaîne sociale n’est pas assez rivée pour craindre les conséquences d’une démarche aussi téméraire ! Heureuse lorsqu’elle a des hommes qui, justifiant une confiance aussi illimitée, s’en rendent dignes !

Arrivé au timon des affaires, appelé par ses compatriotes à leur donner des lois, M. Paoli établit une constitution, non seulement fondée sur les mêmes principes que l’actuelle, mais encore sur les mêmes divisions administratives. Il y eut des municipalités, des districts, des procureurs-syndics, des procureurs de la commune. Il renversa le clergé et appropria à la nation le bien des évêques. Enfin la marche de son gouvernement est presque celle de la révolution actuelle. Il trouva dans son activité sans pareille, dans son éloquence persuasive et chaleureuse, dans son génie pénétrant et facile, de quoi garantir sa constitution naissante des efforts des méchants et des ennemis, car on était alors en guerre avec Gênes.

Mais à nos yeux le principal mérite de M. Paoli est d’avoir paru pénétré du principe qu’en consacrant la loi civile, le législateur devait conserver à chaque homme une portion de propriété telle qu’avec un médiocre travail elle pût suffire à son entretien. Pour cela il distingua les territoires de chaque village en deux espèces : ceux de la première furent les plaines bonnes aux semailles et aux pâturages ; ceux de la seconde furent les montagnes propres à la culture de l’olivier, de la vigne, du châtaigner, des arbres de toute espèce. Les terres de la première espèce, appelées pacages, devinrent la propriété publique et l’usufruit particulier. Tous les trois ans, le pacage de chaque village se partageait entre les habitants. Les terres de la seconde espèce, susceptibles d’une culture particulière, restèrent sous l’inspection de la cupidité individuelle. Par cette sage disposition, tout citoyen naissait propriétaire, sans détruire l’industrie, sans nuire aux progrès de l’agriculture, enfin sans avoir d’ilotes.

Mais tous les législateurs ne se sont pas trouvés dans les mêmes circonstances, tous n’ont pas pu maîtriser les choses et les conduire à une aussi heureuse fin ; cependant pressés par le principe, ils lui ont rendu hommage en excluant de la société ceux qui ne possédaient rien ou ne payaient pas telle imposition. Pourquoi cette seconde justice ? C’est que l’homme que les lois n’ont pas mis à même d’être heureux ne peut être citoyen ; c’est que l’homme qui n’a point d’intérêt au maintien de la loi civile en est l’ennemi. Il eût fallu lui assurer une portion de propriété, afin de l’y intéresser, de l’attacher ; à défaut de cela, il a fallu l’exclure comme un être avili, hébété, et comme tel incapable d’exercer une portion de la souveraineté… Voila la raison politique, sans doute… Mais aux yeux de la morale ! Mais aux yeux de l’humanité ! Quand je verrai un de ces infortunés transgresser la loi de l’État, être supplicié, je me dirai : C’est le fort qui victime le faible. Il me semble voir l’Américain périr pour avoir violé la loi de l’Espagnol.

Après avoir persuadé au législateur qu’il doit s’occuper également du sort de tous les citoyens dans la rédaction de sa loi civile, vous direz au riche : Tes richesses font ton malheur ; rentre dans la latitude de tes sens ; tu ne seras plus ni inquiet, ni fantasque. Combien de jeunes ménages deviennent méchants parce qu’il leur manque ce qui produit en toi cette inquiétude ! Tu as trop et eux pas assez. Votre sort est égal, avec la différence que toi, plus sage, pourrais y remédier, au lieu qu’eux ne peuvent que gémir !… Homme froid, ton cœur ne palpite donc jamais ? Je te plains et je t’abhorre : tu es malheureux et tu fais le malheur des autres.

Sans femme, avons-nous dit, il n’est ni santé ni bonheur. Vous enseignerez donc à la classe nombreuse des célibataires que leurs plaisirs ne sont pas les vrais, à moins que, convaincus qu’ils ne peuvent vivre sans femme, ils ne fondent sur celles des autres la satisfaction de leur appétit. Vous les dénoncerez dès lors à la société entière.

Vous dénoncerez l’extravagante présomption du ministre de Brama ; vous lui apprendrez que l’homme est seul digne du créateur, et que le fakir qui se mutile est un monstre de dépravation et de folie.

Vous rirez avec le dédain de l’indignation, lorsque l’on prétendra vous persuader que la perfection consiste dans le célibat. Vous avez ouvert le grand livre de la raison et du sentiment, ainsi vous dédaignerez de répondre aux sophismes des préjugés et de l’hypocrisie.

Que la loi civile assure à chacun son nécessaire physique ; que la soif inextinguible des richesses soit remplacée par le sentiment consolant du bonheur. Qu’à votre voix le vieillard soit le père de tous ses enfants, qu’il partage également ses biens, et que le spectacle harmonique de huit ménages heureux fasse à jamais abhorrer la loi barbare de la primogéniture. Que l’homme apprenne enfin que sa vraie gloire est de vivre en homme. Qu’à votre voix les ennemis de la nature se taisent et avalent de rage leurs langues de serpent. Que le ministre de la plus sublime des religions, qui doit porter des paroles de paix et de consolation dans l’âme navrée de l’infortuné, connaisse les douces émotions de l’épanchement, que le nectar de la volupté le rende sincèrement pénétré de la grandeur de l’auteur de la vie : alors vraiment digne de la confiance publique, il sera l’homme de la nature et l’interprète de ses décrets ; qu’il choisisse une compagne, ce jour sera le vrai triomphe de la morale et les vrais amis de la vertu le célébreront de cœur. Le ministre sensible bénira l’âge de la raison en goûtant les prémices de ses bienfaits.

Voilà, messieurs, sous le rapport animal, les vérités, les sentiments qu’il faut inculquer aux hommes pour leur bonheur.

SECONDE PARTIE


Qu’est-ce que le sentiment ? C’est le lien de la vie, de la société ; de l’amour, de l’amitié ! C’est lui qui unit le fils à la mère, le citoyen à la patrie. C’est surtout dans l’homme qu’il est puissant. La dissipation, les plaisirs des sens en émoussent la délicatesse, mais dans l’infortune l’homme le retrouve toujours ; cet agent consolateur ne nous abandonne entièrement qu’avec la vie.

N’êtes-vous pas satisfait, grimpez sur un des pitons du mont Blanc ; voyez le soleil, se levant par gradations, porter la consolation sous le chaume du laboureur. Que le premier rayon qu’il lance soit surtout recueilli dans votre cœur ! Souvenez-vous bien des sentiments que vous goûterez.

Descendez au bord de la mer, voyez l’astre du jour sur son déclin se précipiter avec majesté dans le sein de l’infini : la mélancolie vous maîtrisera, vous vous y abandonnerez, l’on ne résiste pas à la mélancolie de la nature.

Êtes-vous sous le monument de Saint-Rémi ? Vous en avez contemplé la majesté ; le doigt de ces fiers Romains, tracé dans les âges passés, vous fait exister avec Émile, Scipion, Fabius. Vous revenez à vous pour voir des montagnes, dans l’éloignement d’un voile noir, couronner la plaine immense de Tarascon, où cent mille Cimbres restèrent ensevelis. Le Rhône coule à l’extrémité, plus rapide que le trait ; un chemin est sur la gauche, la petite ville à quelque distance, un troupeau dans la prairie ; vous rêvez sans doute, c’est le rêve du sentiment.

Égarez-vous dans la campagne, réfugiez-vous dans la chétive cabane du berger ; passez-y la nuit ; couchez sur des peaux, le feu à vos pieds ; quelle situation !

Minuit sonne ; tous les bestiaux des environs sortent pour paître, leurs bêlements se marient à la voix des conducteurs : il est minuit, ne l’oubliez pas ; quel moment pour rentrer en vous-même, et pour méditer sur l’origine de la nature, en en goûtant les délices les plus exquises.

Au retour d’une longue promenade êtes-vous surpris par la nuit, arrivez-vous au clair des rayons argentés dans le parfait silence de l’univers : vous avez été accablé de la chaleur de la canicule ; vous goûtez les délices de la fraîcheur et le baume salutaire de la rêverie.

Votre famille est-elle couchée, vos lumières éteintes, mais non pas votre feu car les frimas de janvier s’opposent à la végétation de votre jardin… Que faites-vous là pendant plusieurs heures ? Je ne suppose pas que vous soyez égaré par la rage et par l’ambition des richesses ; qu’est-ce que vous faites ? vous jouissez de vous-même.

Vous savez que la métropole de Saint-Pierre de Rome est grande comme une ville ; une lampe est devant le principal autel : vous y entrez à dix heures du soir, vous marchez en tâtonnant ; cette faible lumière ne vous permet de voir qu’elle. Vous croyez ne faire que d’entrer, il est déjà l’heure de l’aurore : elle entre par les fenêtres, la pâleur du matin succède aux ténèbres de la nuit. Vous vous en apercevez enfin pour vous retirer ; mais vous y êtes resté six heures ! Si j’eusse pu écrire vos pensées, qu’elles intéresseraient le moraliste !

La curiosité, mère de la vie, vous fait-elle embarquer pour la Grèce, êtes-vous jeté par les courants à l’île de Monte-Cristo : deux heures vous restent ; à la nuit vous cherchez un refuge ; vous avez parcouru ce petit rocher ; vous vous trouvez sur une hauteur, au milieu des débris d’un vieux monastère, derrière un pan de mur couvert par le lierre et le romarin ; vous faites dresser votre tente ; le mugissement rauque des vagues qui se brisent sur les rochers, car le vaste gouffre des mers vous environne, vous représente l’idée de cet élément terrible pour le faible passager. Une légère toile et un mur de plus de quinze siècles vous abritent ; vous êtes agité par l’agitation du sentiment.

Êtes-vous à sept heures du matin dans vos bosquets fleuris, ou dans une vaste forêt pendant la saison des fruits ; sommeillez-vous dans une grotte environnée des eaux des Dryades, dans le fort de la canicule ? Vous serez seul à passer des heures entières, sans pouvoir vous en arracher, ni soutenir les discours du fâcheux qui viendra vous importuner.

Il n’est point d’homme qui n’ait éprouvé la douceur, la mélancolie, le tressaillement qu’inspirent la plupart de ces situations. Que je plaindrais celui qui ne me comprendrait point et qui n’aurait jamais été ému par l’électricité de la nature ! Le sentiment ne nous ferait-il éprouver que ces délicieuses émotions, il aurait déjà fait beaucoup pour nous ; il nous aurait offert une succession de jouissances sans regrets, sans fatigues, sans aucune espèce d’ébranlement violent. Ç’aurait été son plus précieux don, si l’amour de la patrie, si l’amour conjugal, si la divine amitié n’étaient aussi de ses libéralités.

Vous rentrez dans votre pays après quatre ans d’absence ; vous parcourez les sites, théâtres des… jeux de votre enfance et témoins de l’agitation que la première connaissance des hommes et l’aurore des passions produisent dans nos sens ; vous vivrez dans un moment de la vie de votre enfance, vous jouirez de ses plaisirs ; vous sentez tous les feux de l’amour de la patrie. Vous avez, dites-vous, un père, une tendre mère, des sœurs encore innocentes, des frères à la fois vos amis ; homme trop heureux ! cours, vole, ne perds pas un moment. Si la mort t’arrêtait en chemin tu n’aurais pas connu les délices de la vie, celles de la douce reconnaissance, du tendre respect et de la sincère amitié. Mais, me dites-vous, j’ai une femme et des enfants !… Ç’en est trop, mon cher ami ; ç’en est trop, ne t’en éloigne plus ; le plaisir pourrait te suffoquer au retour, ou la douleur t’accabler au départ… Une femme et des enfants… Une femme et des enfants, un père et une mère, des frères et des sœurs, un ami ! Et l’on se plaint de la nature, et l’on se demande : pourquoi sommes-nous nés ? Et l’on souffre avec impatience les maux passagers, et l’on court avec fureur après les vides de la vanité, des richesses. Quelle est donc, ô infortunés humains, la boisson dépravatrice qui a ainsi altéré les penchants écrits dans votre sang, sur vos nerfs, dans vos yeux ?… Eussiez-vous l’âme aussi ardente que le foyer de l’Etna, si vous avez un père, une mère, une femme, des enfants, vous ne pouvez redouter les anxiétés de l’ennui.

Oui, voilà les seuls, les vrais plaisirs de la vie, et dont rien ne peut ni nous distraire ni nous indemniser. L’homme a beau s’environner de tous les biens de la fortune, dès que ces sentiments s’enfuient de son cœur, l’ennui s’en empare ; la tristesse, la noire mélancolie, le désespoir se succèdent, et si cet état dure encore, il se donne la mort.

Pontavéri est arraché à Taïti ; conduit en Europe, il est accablé de soins ; l’on n’oublie rien pour le distraire. Un seul objet le frappe, lui arrache les larmes de la douleur : c’est le mûrier à papier. Il l’embrasse avec transport en s’écriant : Arbre de mon pays ! Arbre de mon pays !… L’on prodigue en vain aux cinq Groënlendais tout ce que la cour de Copenhague peut offrir. L’anxiété de la patrie, de la famille, les conduit à la mélancolie et de là à la mort… Au lieu de cela, combien d’Anglais, de Hollandais, de Français qui vivent avec les sauvages ! C’est que ces infortunés étaient avilis en Europe, vivaient jouets des passions et tristes rebuts des grands ; tandis que l’homme de la nature vit heureux dans le sein du sentiment et de la raison naturelle.

Nous venons de voir comment, par le sentiment, nous jouissons de nous, de la nature, de la patrie, des hommes qui nous environnent. Il nous reste à observer comment il nous fait tressaillir à l’aspect de différentes vicissitudes de la vie. C’est ici que nous nous convaincrons que s’il ne nous rend amis du beau, du juste, il nous révolte contre l’oppresseur et le méchant.

Une jeune beauté est entrée dans sa seizième année, les roses sur son teint font place aux lis ; des yeux de feu se sont presque éteints ; la vivacité des grâces n’est plus que la langueur de la mélancolie… elle aime… T’inspire-t-elle le respect, la confiance, c’est le respect et la confiance du sentiment. T’inspire-t-elle le mépris de sa faiblesse, à la bonne heure ; mais ne me le dis jamais si tu prises mon estime.

Nina aima ; son bien-aimé mourut, elle eût dû mourir aussi. Elle lui survécut toutefois, mais pour lui rester fidèle. Nina a bien su que son bien-aimé était mort, mais le sentiment ne peut pas concevoir son anéantissement. Elle l’a attendu toujours ; elle l’attendrait encore… Tu plains dédaigneusement sa folie… Homme dur ! sens-tu, au lieu de cela, l’estime de sa constance et l’attendrissement du sentiment[2].

Une femme adorée est morte. C’est celle de ton ennemi. L’infortuné en est accablé : il a fui la société des hommes ; le drap noir a remplacé la tapisserie de la gaieté. Deux flambeaux sont sur la table, le désespoir dans son cœur ; il passera ainsi le reste languissant de sa vie… Âme bonne, tu sens ta haine se calmer : tu cours à son tombeau lui prodiguer les marques de la réconciliation. C’est la réconciliation du sentiment.

Vous avez lu Tacite. Quel est celui de vous qui ne s’est écrié avec le jeune Caton : Que l’on me donne une épée pour tuer ce monstre. Depuis deux mille ans le récit des actions de Marius, de Sylla, Néron, Caligula, Domitien, etc., vous révolte. Leur souvenir est celui de la haine et de l’exécration.

Le spectacle odieux du crime prospérant ou de l’innocence dans les fers vous brise le cœur ; le découragement circule dans vos veines pour y allumer bientôt le désir de la vengeance. Viennent-ils à paraître…

(La dernière phrase était indéchiffrable.)[3]

  1. Écrit à Ajaccio en novembre et décembre 1790. Publié par le général Gourgaud en 1826. Reproduit par M. de Coston et par le bibliophile Jacob (1840).
    En 1780, l’abbé Raynal fonda, à l’Académie de Lyon, un prix de quinze cents livres. Le sujet proposé pour le concours de 1790 était le suivant : Déterminer les vérités et les sentimens qu’il importe le plus d’inculquer aux hommes pour leur bonheur. Le 29 novembre 1791, la commission d’examen décida que le prix ne serait distribué qu’en 1793. Ce fut Daunou qui obtint le prix et non Bonaparte.
    M. de Talleyrand, voulant faire sa cour à Napoléon, lui remit un jour le manuscrit de son ouvrage ; mais l’empereur le jeta au feu en le qualifiant de composition de collège. (O’Méara.)
  2. VARIANTE : l’attendrissement de son erreur (Œuvres de Napoléon,1840).
  3. Louis Bonaparte, frère de Napoléon, avait eu la précaution de prendre une copie de ce curieux et bizarre traité de morale. On sait que le manuscrit original de Bonaparte fut jeté au feu par lui-même. Voir le Mémorial.