Discours sur la religion/Préface du traducteur

Traduction par Isaac-Julien Rouge.
Aubier-Montaigne (p. 5-107).

PRÉFACE DU TRADUCTEUR

En mai 1799, le jeune pasteur berlinois Schleiermacher, âgé alors de 30 ans, publie des Discours sur la religion adressés, ainsi que le précise un sous-titre, « à ceux de ses contempteurs qui sont des esprits cultivés ». Ceux que l’auteur vise ainsi sont, en première ligne, quelques intellectuels de son âge avec lesquels il fraternise sur le terrain littéraire, les protagonistes du premier romantisme allemand. Il cherche à les intéresser à une religion dans laquelle ils doivent, lui semble-t-il, être disposés à communier avec lui. C’est en effet une foi si diluée, si volatilisée même, qu’elle se confond, en partie avec l’idéalisme philosophique fichtéen et schellingien issu de la critique kantienne, en partie avec la mystique esthétisante de la nouvelle école poétique.

Le pasteur et théologien Schleiermacher ne reniera jamais cette œuvre de sa doctrinairement très libre jeunesse. Revenu à un christianisme plus positif, il se contentera de corriger quelques excès de son libéralisme initial par des suppressions, des adjonctions, des remaniements, des commentaires justificatifs ou explicatifs, dans les rééditions qu’il en publiera en 1806, 1821, 1831. Ces rééditions jalonnent ainsi de rappels, progressivement assagis, de ses débuts un peu aventureux comme écrivain, la carrière toujours plus en vue de prédicateur, de professeur de théologie, d’agent d’unification et de libération des Églises, qui fera de lui un des plus influents réformateurs du christianisme protestant.

Son action a été profonde et durable en effet. Elle s’est exercée dans le sens de la spiritualisation, de l’intériorisation et de l’individualisation d’une foi chrétienne dans laquelle sacrements, dogmes, rites, institutions ecclésiastiques, assouplissent leur rigueur et leur autorité au point que, aux yeux des orthodoxes rigoureux, un protestantisme si évolué, si libéral, n’est plus ou presque plus une religion positive.

Cependant, ses interprétations, si personnelles et subjectives soient-elles, visent non à opposer mais à concilier le culte selon l’esprit et la fidélité à la lettre. Schleiermacher n’a jamais eu à rompre avec l’Église réformée. C’est au sein de cette Église, à laquelle il appartient comme pasteur régulier, comme professeur de théologie attitré, comme écrivain discuté, mais avec respect, qu’il a agi sur ses contemporains jusqu’à sa mort, en 1834, à l’âge de 66 ans. Par ses disciples et leurs descendants, par ses œuvres toujours lues et commentées, son influence lui a survécu. Elle entretient maintenant encore, avec le dynamisme qui continue à émaner d’une autorité éminente comme la sienne, un des courants toujours vivants du protestantisme moderne.

Sa foi et sa pensée ont été nourries d’autres aliments, plus substantiels, que ceux offerts par l’idéalisme philosophique de son époque. Il a été profondément influencé au cours de sa première jeunesse par le piétisme allemand, et dans cette religiosité sentimentale il a trouvé une très estimable vulgarisation de la grande mystique chrétienne qui, depuis le schisme, se perpétue sous des formes protestantes comme sous des formes catholiques. Ses études de théologie l’ont ensuite mis en communication immédiate avec cette haute mystique et fait participer à ses richesses. Il s’en assimile surtout ce qu’elle doit au Nouveau Testament, directement, et par les interprétations qu’en donnent Luther et ses disciples. Ce spiritualisme concret, nourri de tradition millénaire, reprendra en lui plus de consistance dans la mesure où sa religion redeviendra plus positive. Il est déjà à la base de ses Discours de 1799.

Là, cependant, c’est l’idéalisme allemand, sous sa forme romantique d’alors, qui inspire du plus près les réserves de sa pensée comme les aspirations de son esprit. C’est donc dans cette ambiance en particulier qu’il convient de situer ses idées, négatives et positives, de cette période.

On peut estimer qu’il lui doit surtout l’acuité accrue en lui d’un esprit de subtilité esthétisante, contre lequel le théologien comme le pasteur aura à réagir pour rester fidèle à sa vocation et accomplir sa mission. En effet, l’affectivité, souvent fantaisiste, ou même trop souvent libertaire, dans laquelle se complaît ce premier romantisme allemand, est de nature à désagréger et affaiblir les armatures doctrinales dont la force aide la foi à maintenir la tradition.

Mais d’autre part, dans ce romantisme, le jeune théologien trouve l’aperception du subconscient, le sens du mystère dans l’homme et dans la nature, l’aspiration à l’infini, le culte du sentiment avec ce qu’il a d’individuel et de l’intuition avec ce qu’elle a de divinatoire, le respect enthousiaste pour les grandes œuvres de l’imagination créatrice et du génie original, l’intérêt compréhensif pour le symbole, le mythe et la mythologie : toutes dispositions favorables à la naissance ou au maintien, en tout cas à la pénétrante et sympathique intelligence de la religion. Et cette richesse affective, il la trouve ici complétée, beaucoup plus que ce n’est le cas dans le préromantisme des années 70, par certaines des qualités rationnelles qui en sont le correctif nécessaire sur le plan de la pensée ; il n’y trouve pas, il est vrai, le don de la vigoureuse et claire systématisation, mais bien le besoin d’universalité, l’intelligence affinée, élevée au degré d’intelligence de l’intelligence par le criticisme kantien, l’agilité discursive, la culture humanistique. Il trouve ainsi dans cet esprit, tout ce qui, répondant aux tendances du sien, fortifie en lui celles-ci en paraissant les justifier, alors que l’étroitesse chez les piétistes, le doctrinarisme chez les théologiens, l’avaient détourné de ses premiers maîtres.

On peut donc estimer aussi que cet esprit romantique, en facilitant la conciliation du mysticisme et du rationalisme, des croyances traditionnelles avec la pensée moderne, a donné à la religion un appréciable regain de vie. N’a-t-il pas contribué, par le ministère de Schleiermacher, à en accroître et l’intensité et l’extension dans le cadre d’une des grandes confessions chrétiennes, sous les espèces du protestantisme libéral, en France et en beaucoup d’autres pays aussi bien, qu’en Allemagne ? C’est là un des plus intéressants parmi les problèmes que posent ces Discours sur la religion. Il en sera tenu le compte qui convient, de même que de ceux relatifs au piétisme et au rationalisme ambiants, dans l’Introduction qui suit, préface de la première traduction française qui soit publiée de ce texte.

Cette introduction ne se propose pas de pousser plus loin qu’il n’a plu à Schleiermacher les définitions et discussions de ces Discours dans le sens d’une exégèse théologique et philosophique. Interprète fidèle de l’esprit du texte, elle s’adresse au public cultivé, non aux spécialistes. Tout en observant l’ordre suivi par l’auteur, afin de permettre au lecteur de le suivre lui-même plus aisément dans sa libre allure, elle vise, par des synthèses partielles de ce qu’il a trop dispersé, par les remarques que suggèrent les variantes des éditions ultérieures, par l’évocation de l’ambiance intellectuelle, à rendre plus aisément intelligible et plus fortement sensible ce qui nous annonce ici déjà le réformateur de la Réforme, ce qu’il y a de plus général comme de plus personnel, de plus vivant, vital et vivace, dans les idées par lesquelles ce protestant très libéral cherche à intéresser et à gagner, au christianisme tel qu’il le conçoit, « les esprits cultivés parmi les contempteurs de la religion, », auxquels il déclare et entend s’adresser.

Pour faciliter le travail des spécialistes de l’histoire de la religion ou de celle du romantisme qui désireraient se reporter au texte original, les références renvoient à la pagination de la première édition, indiquée entre crochets au début de la ligne approximativement correspondante de la traduction.

VIE DE SCHLEIERMACHER

Schleiermacher est né le 21 novembre 1768, quatre ans après Fichte, un an après A.-W. Schlegel, quatre avant Fr. Schlegel et Novalis, cinq avant Tieck et Wackenroder. Il appartient donc en plein, chronologiquement, à la génération du premier romantisme allemand. Il y est un des aînés et, du fait de son âge, mais plus encore du fait de sa précoce maturité, de son caractère, de la conduite de sa vie, il est et restera un des plus équilibrés de l’école qui, dans les années 1796 à 1802, statue avec tant de téméraire confiance une conception du monde et de la vie d’une si riche et rénovatrice, mais trouble et dangereuse complexité.

Il est né en Silésie, à Breslau, dans l’Est. À vrai dire, il y est né parce que son père avait été amené là par les contingences de sa vie professionnelle, venant de l’Ouest. Mais c’est dans cette région, dans le piétisme qui s’y est particulièrement développé, que son enfance s’est formée, et Nadler le rattache à la longue lignée qui, dans cette Lusace silésienne, continue la tradition de la mystique franciscaine (Nadler, Literaturgeschichte der deutschen Stämme und Landschaften, 1924, III, 208).

Il est né d’une famille de chrétiens pratiquant, et de plus professant le protestantisme : non seulement son père et un frère de sa mère étaient pasteurs, ses deux grands-pères, paternel et maternel, l’avaient aussi été.

Ils appartenaient tous à l’église réformée qui, dans le protestantisme, se distingue de la luthérienne par divers traits, entre autres par un peu plus d’indépendance à l’égard de l’autorité, soit ecclésiastique, soit civile. Mais cette disposition était, au xviiie siècle, en Allemagne, beaucoup plus marquée dans le piétisme, bien que celui-ci par ses origines, se rattachât à la tradition luthérienne. La foi du père de Schleiermacher avait connu le trouble d’une profonde crise intellectuelle ; sa religion en avait triomphé, grâce à l’appui trouvé dans la conviction de la bienfaisance morale pour l’homme de sa communion avec l’esprit du Christ ; cette conviction lui avait suffi pour prêcher pendant douze années l’Évangile, bien qu’incroyant, suivant son propre aveu à son fils : anticipation de la crise que traversera et dont triomphera de même l’auteur des Discours.

Le pasteur désirait sans doute épargner une telle passe à son fils, et il était d’accord, avec sa femme pour donner à leur enfant une éducation aussi chrétienne que possible. Quand vint pour l’adolescent l’âge d’études qu’ils ne peuvent pas lui faire suivre dans leur résidence d’alors, ils s’entendent aussi pour le confier, non à des réformés, mais à une des institutions moraves qui fleurissent alors en Allemagne, en Silésie en particulier, grâce à l’efficace protection que leur avait assurée là le comte de Zinzendorf. Ils connaissent l’esprit de ces institutions, et sont certains que l’atmosphère qu’on y respire est la plus favorable à l’accomplissement de leurs vœux.

Ces Moraves se distinguent à peine des piétistes, moins même que ceux-ci ne se séparent des luthériens. Les premiers sont encore plus disposés que les seconds à reléguer à l’arrière-plan les discussions théologiques que suscite la raison avec son besoin de connaître, à réduire l’importance des dogmes, des rites, du clergé, à faire des églises de libres réunions de croyants, et de la religion avant tout un sentiment, celui qu’inspire la communion constante avec le Christ et sa passion, et une vie, celle que commande un tel sentiment. On peut noter que le piétiste, plus tourmenté par la hantise du péché et par les crises de conscience, est plus tourné vers ce qui fortifie la volonté dans le sens d’une moralité plutôt négative, dans laquelle l’individu assez souvent s’isole et s’assombrit, tandis que le Morave est plus disposé à se complaire dans l’assurance du salut, qui inspire une moralité plus positive, une vie plus sociable et plus souriante. Mais rien de tranché dans ces mouvantes nuances.

Les Moraves dirigeaient alors deux institutions renommées pour l’éducation de la jeunesse et la formation des pasteurs : le Pädagogium de Niesky, près de Görlitz en Silésie, et le Seminarium de Barby, près de Halle dans la Prusse saxonne. Du printemps 1783 au printemps 1787, de sa quinzième à sa dix-neuvième année donc, Schleiermacher a été l’élève des Moraves dans ces deux établissements, deux ans dans le premier, deux ans dans le second.

Il recueilli profondément en lui l’influence du moravisme et de sa piété de conventicules. Il a partagé ce qu’il y a tout de même dans ce moravisme, comme dans le piétisme, de hantise de la chute et de la corruption, et par suite, de croyance au devoir d’une vie ascétique, rendue possible par une véritable résurrection en Christ. Il a connu cet ascétisme. Il l’a assez vite écarté, trop facilement peut-être, effet d’une disposition naturelle à un certain quiétisme dont nous verrons les effets sur sa doctrine ; les crises douloureuses qu’il doit avoir traversées entre sa quinzième et sa vingtième année ne semblent pas avoir laissé de trace profonde en lui. Rien de comparable aux luttes de Luther, rien non plus de comparable plus tard au rigorisme de Calvin. Mais il restera toujours fidèle, et c’est ce qui lui permettra de se considérer toujours comme chrétien, à l’habitude, de plus en plus réfléchie, d’une exaltante communion de vie avec Jésus. Le pasteur et le théologien en lui devront à cette formation deux des idées inspiratrices et directrices de toute sa carrière et de toute son activité ; celle de la religion conçue comme sentiment intérieur, et celle de l’Église comprise comme une libre communauté de croyants, où le dogmatisme théologique et l’organisation ecclésiastique sont réduites au minimum.

Il écrira en 1802, le 30 avril (Correspondance, I, 294) : « Je puis dire que je suis après tout redevenu Morave, mais d’ordre supérieur ».

Le moravisme était en effet intellectuellement très étroit. Un jeune homme aussi doué, aussi avide de connaître et de comprendre, ne pouvait se contenter de l’alimentation spirituelle qui lui était trop strictement mesurée. Grâce à son active curiosité, il a réussi là, cependant, à se faire une idée de l’antiquité grecque et de la philosophie contemporaine ; il commence à se familiariser avec Platon, et à étudier Kant. Mais il n’en est que davantage tourmenté par le besoin de cultiver plus librement son esprit.

Son désir, sa résolution de se séparer des Moraves viennent de ce que le piétisme ne lui suffit plus intellectuellement. La foi de l’enfance a été troublée de bonne heure chez lui par le travail de l’intelligence. Ce qui le détache du rigorisme piétiste, ce n’est pas la poussée de juvéniles instincts avides de satisfactions que le christianisme conséquent interdit : Schleiermacher semble avoir toujours été maître de ses sens ; son évolution ne semble pas poser de problèmes psycho-physiologiques. Sur le plan intellectuel au contraire, la formation de son esprit est très complexe. C’est toute la culture de son époque qu’il va chercher à concilier avec ce qu’elle peut conserver selon lui de la tradition chrétienne.

Ce qu’elle en peut conserver selon ses idées de 1799, les Discours nous l’apprendront. Mais il convient de noter tout de suite ici l’importance de ce qu’en fait tomber la crise que subit, à l’âge de 18 ans, ce fils de pasteur et futur pasteur.

Dans une lettre du 21 janvier 1787 (Correspondance, I, 45), sa sincérité oblige le jeune homme à déclarer à son père, malgré tout le chagrin qu’il a de lui porter un tel coup, qu’il ne peut plus croire que Dieu, qui manifestement n’a pas créé l’homme parfait, puisse exiger de ses créatures la perfection, et, pour pouvoir leur pardonner leurs fautes, ait besoin de leur rachat au prix des souffrances et de la mort de son propre Fils. Il a donc perdu la foi en la rédemption par le Christ, et même en la divinité du Christ, ce dogme crucial du christianisme positif, et cette incrédulité entraîne d’autres doutes douloureux. On ne saurait être surpris que son père, bouleversé par cette profession de foi négative, l’ait jugée incompatible avec une vocation pastorale. Le jeune homme lui répondit sans doute comme il fera onze ans plus tard au pasteur Sack, son préposé et protecteur d’alors à Berlin, qui lui fait la même observation après avoir pris connaissance des Discours. Il déclare ne pas voir de profession plus belle, plus noble, et qui réponde aussi bien à sa vocation intime, que celle qui ne lui assure qu’une situation terrestre si infime (Correspondance, III, 284-5). Tel restera toujours, à travers les hésitations et les scrupules qui ont souvent agité sa jeunesse, son sentiment foncier.

Il gagne sa cause auprès de son père comme il la gagnera auprès de Sack. Ses parents lui accordent deux années de théologie à l’Université de Halle ; il étudie là du printemps 1787 au printemps 1789, de l’âge de 19 à 21 ans.

Le milieu qu’il trouve à Halle est celui du protestantisme réformé, mais orienté ici vers un rationalisme modéré. Le jeune homme n’a d’ailleurs pas éprouvé là l’influence pénétrante d’un professeur qui devient initiateur. Ses maîtres à penser ont été les philosophes qu’il connaît et va connaître par l’étude directe de leurs œuvres.

Le jeune homme commence dès cette époque à jeter sur le papier quelques-unes de ses idées, essais qui ne seront publiés que longtemps après sa mort ; ce sont d’abord, au cours de ces années d’Université, des réflexions critiques sur la notion kantienne du Souverain Bien, puis dans les années qui suivent, sur la Liberté et autres problèmes moraux, et en 1792 ou 1794 sur Spinoza (Cf. Dilthey, Denkmale, p. 1-69).

Cependant, l’étudiant ne vit pas entièrement confiné dans ses études, et dans sa méditation solitaire sur les questions vitales sous leur forme la plus hautement abstraite ; le moraliste en lui sera toujours attentif aux caractères que ces problèmes présentent dans la vie elle-même, dans les existences personnelles et les relations inter-individuelles. À Halle, il sait mettre à profit les aperçus que lui ouvre sur la société un jeune noble suédois, Gustave de Brinkmann, homme du monde et poète mondain, que lie avec lui une amitié confiante de part et d’autre, et qui durera : c’est à lui qu’il dédiera en 1806 la seconde, et en 1821 la troisième édition de ses Discours.

De mai 1789 à avril 1790, il vit à Drossen, petite localité près de Francfort sur l’Oder, chez un frère de sa mère, le pasteur Stubenrauch, qui lui inspire autant de respect que d’affection ; là il se prépare dans la solitude à son examen de théologie, et continue à méditer sur le kantisme. Son examen passé, à Berlin, en mai 1790, il s’agit de trouver une situation. Le pasteur Sack, chef de l’Église réformée de Berlin, lui procure celle de précepteur, dans la famille du comte Dohna, de la noblesse prussienne de l’Est.

D’octobre 1790 à mai 1793, le jeune théologien remplit ce rôle avec conscience et succès, à Schlobitten, près de Königsberg. Il vit là, entouré d’estime, dans une famille cultivée, dont les hommes exercent des fonctions publiques, civiles et militaires. Il apprend à mieux connaître le monde, tout en continuant à réfléchir sur les problèmes que lui posent ainsi la vie aussi bien que la philosophie et la religion. Il rédige d’autres essais sur La Liberté, il en écrit un sur La Valeur de la Vie, et continue à pratiquer beaucoup Platon et Aristote ; il a l’intention de traduire l’Éthique du second, projet qu’il abandonnera pour la grande traduction des œuvres du premier qui sera une de ses influentes contributions à la culture de son époque.

Puis il lui est accordé de compléter sa formation d’humaniste. De septembre 1793 à avril 1794 il est, à Berlin, répétiteur au séminaire Gideke, sorte d’école normale où l’on forme des maîtres pour l’enseignement secondaire, en même temps qu’il fonctionne comme instituteur dans un orphelinat dépendant de ce séminaire. Sa pensée continue à travailler sur les données dont l’ont alimentée Platon, Kant et Leibniz. Un des fils Dohna l’introduit chez la juive Henriette Herz, qui sera dès 1795 une des plus séduisantes propagatrices de l’esprit nouveau ; c’est alors seulement que cette relation prendra pour lui l’importance d’une étroite amitié.

Viennent maintenant ses débuts dans la carrière ecclésiastique. D’avril 1794 au début de 96, il est suppléant du pasteur réformé à Laudsberg, petite ville de la région de Francfort sur l’Oder.

Les problèmes que, dès l’adolescence, la vie et la philosophie avaient posés à son esprit critique, l’avaient amené de très bonne heure, ainsi que nous l’avons vu, à écarter plusieurs des dogmes fondamentaux du christianisme, ou tout au moins à les interpréter dans un sens extrêmement personnel et libre. Il s’était plusieurs fois demandé s’il pourrait en conscience exercer ce pastorat auquel il se sentait cependant toujours appelé. Il a estimé, à l’âge de 25 ans, que ses idées philosophico-religieuses étaient conciliables avec le saint ministère, et dès ce moment jusqu’à sa mort en 1834, soit comme pasteur, soit comme professeur de théologie, il a toujours rempli, sans grave difficulté intérieure semble-t-il, ses fonctions de ministre de l’Évangile.

C’est à Landsberg d’abord qu’il eut à adapter sa très indépendante interprétation du christianisme réformé aux besoins de croyants fidèlement attachés et soumis à la tradition. Mais, tout en s’acquittant avec conscience et avec cœur des devoirs de sa charge, prédication, instruction religieuse de la jeunesse, il poursuit l’élaboration de sa pensée. C’est alors que la philosophie de Spinoza lui apporte un appui pour ses idées.

Nous pouvons résumer ici le développement de sa pensée jusqu’en 1799, en nous bornant à ce qu’il est nécessaire d’en connaître pour comprendre ses Discours.

Initié de bonne heure à l’idéalisme de Platon, dont il aimera toujours à renouveler en lui l’inspiration, il s’est familiarisé de très bonne heure aussi, dès l’âge de 18 où 19 ans, avec Kant. Il a accepté d’emblée toutes les limitations que la Critique de la Raison Pure (1781) impose à la connaissance, et, plus conséquent que le grand criticiste, retenu par plus de subtilité que lui dans sa foi en la liberté humaine, il n’admet pas telle quelle la construction métaphysique que le penseur de Königsberg réédifie, dans la Critique de la Raison Pratique (1788), sur la base de cette foi morale érigée en certitude. Pourtant, il ne saurait se contenter de la vie inconsistante à laquelle serait réduit un pur subjectivisme flottant dans un monde purement phénoménal auquel ne correspondrait aucune réalité certaine.

Cette réalité, le noumène kantien ne la lui donne pas : l’idéologie de Fichte, trop subjective à son sens, ne le satisfera pas non plus ; la foi objective, trop positive selon lui, de Jacobi, guère davantage ; il sera plus sensible à ce qui le sépare qu’à ce qui le rapproche de la philosophie du Schelling et du Hegel des dernières années du siècle. Ce qu’aucun contemporain ne lui fournit, il croit, vers 1794, le trouver dans ce que Jacobi avait, en 1785, fait connaître de la métaphysique de Spinoza, jusque là presque ignorée en Allemagne, non sans en forcer un peu, dans son désir de la combattre, le caractère rationaliste. Incité aussi à méditer sur elle par les entretiens sur Spinoza de Herder (1787), et surtout par sympathie congénitale, Schleiermacher le comprend mieux, tout en l’interprétant de son côté à sa manière, en sens inverse, celui d’une dynamisation organiciste et d’une poétisation religieuse, qui le romantisent pourrait-on dire. Guidé d’ailleurs par l’idéalisme platonicien dont il est pénétré, et qui fait du monde visible simplement l’image du monde des idées, lequel est celui de la réalité véritable, influencé peut-être aussi par ce qu’il y a d’analogue dans la mystique néo-platonicienne, le jeune théologien voit alors dans la substance que le penseur de la Haye a conçue comme le principe d’où découlent nécessairement les modes finis, il voit là le principe infini qui, présent dans le monde des apparences nécessairement finies, en est la réalité véritable. Il trouve là cette réalité spirituelle idéale dont tout son être a besoin. C’est à l’Univers tel qu’il le voit ainsi, manifestation sensible, nécessairement incomplète, imparfaite, puisque finie, de l’Infini, mais révélation de cet Infini, de cet Absolu, de ce Divin qui en est le principe, le substrat réel, et n’a peut-être d’existence qu’en lui, c’est à cet Univers qu’il voue le culte que, tout en protestant alors comme il fera toujours contre l’imputation de panthéisme, il va professer et prêcher, en en célébrant l’objet mieux qu’il ne réussira à le définir, dans ses Discours de 1799.

À côté de Platon, Kant et Spinoza, c’est Leibniz qu’il faut nommer encore, parce que la monadologie aidera le jeune théologien à résoudre le problème de l’incarnation de l’Infini dans le fini, sous la forme des grandes individuations collectives et personnelles, d’une façon plus positive, et par conséquent plus satisfaisante pour son propre individualisme, que ne le permet le monisme plus rigoureux de Spinoza. En outre, l’optimisme leibnizien répond à une tendance naturelle de son caractère et de son esprit, dont on verra l’action sur ses idées.

À la fin de 1795 ou au début de 1796, Schleiermacher est nommé pasteur à l’hôpital de la Charité à Berlin. De 1796 à 1802, il va vivre une première période berlinoise, toujours fidèle dans l’accomplissement de sa fonction, travaillant toujours à développer sa culture littéraire et philosophique, en liaison étroite avec le romantisme naissant, auquel il donne presque autant qu’il en reçoit.

Les années 1797 à 1802 sont celles où le premier romantisme allemand se constitue en école et statue son programme. Cette double activité a son siège moitié à Iéna, la petite ville universitaire qui partage alors avec Weimar la dignité de capitale intellectuelle de la Saxe, moitié à Berlin.

Dans la capitale prussienne l’apôtre de ce romantisme, Fr. Schlegel, amené là par les circonstances, a vécu d’août 1797 à août 1799. C’est là qu’il publie de 1798 à 1800 la revue Athenäum, évangile de la nouvelle religion. Tieck, qui est né à Berlin s’y trouve dans ces mêmes années, et entretient le souvenir de son jeune ami Wackenroder, mort déjà en février 1798, après avoir modulé d’une voix très pure quelques-uns des thèmes les plus persuasifs de la musique de l’avenir. A.-W. Schlegel y fait des séjours. À l’instigation de Fr. Schlegel, Fichte y vient en 1799, quand la polémique au sujet de l’athéisme dont il est accusé l’amène à quitter Iéna.

Ces hommes, qui avoisinent alors la trentaine, et dont une certaine communion intellectuelle va créer l’atmosphère romantique, se voient souvent. Ils se rencontrent soit chez l’un ou l’autre, soit dans les salons de juives émancipées, d’esprit éclairé et indépendant, en particulier Henriette Herz, Rahel Levin, Dorothée Veit née Mendelssohn. À ces relations directes s’ajoutent celles qu’entretient une correspondance nourrie avec les amis groupés à Iéna ou dans ses environs, A.-W. Schlegel, Novalis, Schelling, incidemment Fichte, et le courant créé par la lecture des ouvrages passionnément commentés entre eux qu’ils publient les uns et les autres. Ainsi se forme une véritable école, au sens littéraire et philosophique du mot, école dans laquelle chacun d’ailleurs garde toute son originalité, où les désaccords sont nombreux et les dissentiments parfois violents, où se produit cependant une sorte de symbiose intellectuelle, et naît une espèce de pensée collective, dans l’activité de laquelle l’afflux, les oppositions et les combinaisons de tant d’idées avivent, exaltent, surexcitent l’esprit de chacun des participants. Au sein de cette communauté, Novalis est le poète, en prose et en vers, Tieck le virtuose du récit fantastique et du drame mystique, A.-W. Schlegel est le critique, son cadet Frédéric joue le rôle d’animateur universel ; les plus nettement spécialisés sont les métaphysiciens, Fichte et Schelling, et Schleiermacher, le théologien.

Schleiermacher a fait partie de ce groupe. Il a été particulièrement lié avec Fr. Schlegel ; ils ont vécu ensemble pendant plusieurs mois, et ce camarade plus jeune semble avoir exercé sur lui une influence décisive, moins en lui suggérant des idées nouvelles qu’en augmentant en lui le dynamisme de celles qui prennent alors la force de principes organisateurs de son esprit, en lui inspirant aussi plus de confiance en son droit à formuler sa pensée dans ce qu’elle a de plus original, de plus hardi.

L’assurance idéologique de Fr. Schlegel agit comme roboratif sur l’idéalisme métaphysique que Schleiermacher doit à son christianisme originel, et qui a été alimenté en lui par le piétisme, par la doctrine platonicienne des idées, par la distinction kantienne entre le phénomène et le noumène, par la monadologie de Leibniz et par le panthéisme du Spinoza romantisé. Cet idéalisme prend un tour assez philosophique pour que les historiens de la philosophie tiennent compte de sa pensée, et cherchent à préciser dans quelle mesure elle se rapproche ou se distingue de celle de Spinoza ou de Leibniz, de Kant, de Jacobi, de Fichte, de Schelling, de Hegel. Cependant, il n’est pas arrivé, et d’ailleurs n’a pas visé, à constituer un système philosophique complet et original. Son originalité, c’est d’avoir cherché, et réussi selon sa conviction, partagée par de nombreux disciples, à concilier la philosophie idéaliste avec ce qu’il considère comme l’essentiel de la religion chrétienne. C’est là qu’est l’intérêt de ses Discours et l’importance de toute son œuvre. Il est avant tout un théologien, et la place qui lui revient dans l’histoire de l’esprit humain, il la doit à son rôle de réformateur du protestantisme réformé. On peut dire de lui qu’il a été à l’égard du protestantisme né de la Réforme de Luther et de Mélanchton, de Calvin et de Zwingli, ce que la Réforme a été à l’égard du catholicisme.

La Réforme a été dans son essence une réaction, née du besoin de revenir à un christianisme plus intérieur, plus individuel, plus spirituel, contre un catholicisme jugé déformé par la trop grande importance attribuée à des œuvres, à des rites, à des dogmes, à des sacrements, formes instituées par une Église jugée trop autoritaire. Mais le protestantisme, surtout sous ses espèces luthériennes, a conservé des dogmes, des rites et des sacrements qui, bien que réduits en nombre, en positivisme substantiel et en importance, gardent cependant leur valeur et leur rôle, et l’Église luthérienne, devenue par le fait des circonstances Église d’État, tendait à faire consister la religion dans une discipline intellectuelle et morale plutôt que dans un sentiment spontané.

Au xviiie siècle, en Allemagne, la lutte entre protestants orthodoxes et libres-croyants s’était concentrée autour d’un conflit entre les dogmes, interprétés par l’Église comme des vérités surnaturellement révélées, immuables, et la raison. La question fondamentale était : qu’est-ce que la raison peut accepter de ces dogmes, et peut-elle admettre une révélation surnaturelle qui lui viendrait du dehors ? Le problème passe du domaine proprement religieux ou philosophique sur le plan de la littérature par suite de l’intérêt vivant que savent lui donner plusieurs œuvres de Lessing. Étrangers à ces polémiques, les piétistes entendaient se contenter de vivre leur religion, en entretenant en eux le sentiment vif de ce que le Christ a été et a fait pour le salut des hommes.

Schleiermacher, élevé dans le piétisme morave, et formé ensuite intellectuellement par l’idéalisme philosophique le plus quintessencié a, ainsi que nous l’avons vu, rejeté très jeune de son protestantisme natif presque tout ce qui y subsistait de dogmes et de rites, abstractions matérialisées en quelque sorte d’une part, et de surnaturel d’autre part, pour ne s’attacher qu’au sentiment vivant dont il a fait le principe, l’essence, et presque le tout de la religion. Ce sentiment, à l’époque de son romantisme, qui est celle où pour la première fois il cherche à le définir et publie l’expression qu’il lui donne, est si dégagé des croyances et des pratiques dans lesquelles doit nécessairement se fixer, se cristalliser toute religion positive, il est si fluide, vaporeux, volatile même, que cette religiosité ne semble pas pouvoir être le noyau consistant d’une religion proprement dite. Mais elle présente cette haute valeur, ce haut intérêt, qu’en fait elle a contribué à revivifier le protestantisme orthodoxe, avec lequel Schleiermacher n’entend pas rompre, et dont, ainsi intériorisé, individualisé par l’âme qu’il lui communique, sa propre foi pourra dans la suite se rapprocher de plus en plus.

Sa propre foi, elle se propagera, au cours du xixe siècle, en Allemagne et dans d’autres pays dont la France, comme élément essentiel du protestantisme libéral.

Les ouvrages qu’il publie durant cette période sont, en 1799, les fameux Discours sur la Religion, composés dans les mois d’août 1798 à avril 1799 ; en 1800, des Monologues sur certains problèmes posés par les rapports entre les individus et la société, et des Lettres sur la Lucinde, qui poussent très loin l’indulgence à l’égard de la morale, libre jusqu’à la licence, prêchée par son ami Schlegel dans ce roman qui fait scandale. En 1801 un premier recueil de Sermons.

Il faut mentionner en outre quelques aphorismes d’inspiration romantique mêlés anonymement aux Fragments de Novalis, de Guillaume et surtout de Frédéric Schlegel, qui furent un des caractéristiques apports de l’Athenäum en 1798.

S’il n’avait écrit que ces ouvrages ou des œuvres du même esprit, il aurait peut-être collaboré, au sein d’une élite intellectuelle, à une modification du protestantisme dans le sens d’un libéralisme plus souple. Il ne ferait pas figure de réformateur de la Réforme. Mais en même temps qu’il fait paraître, sans nom d’auteur d’ailleurs, ces Discours et ces Monologues et ces Lettres d’un ton si laïque, il continue à exercer ses fonctions de prédicateur, et les Sermons qu’il publie en 1801, signés ceux-là, le montrent beaucoup plus proche du protestantisme positif qu’il ne paraît dans les trois œuvres anonymes. est-il le plus lui-même, et le plus sincère ? Dans les Discours composés pour ses amis romantiques, ou dans les Sermons adressés à ses ouailles ? La question est intéressante en soi. Je ne l’évoquerai que lorsque ce sera utile pour l’interprétation des textes des Discours dont le sens chatoie entre une nuance plus laïque et une autre plus chrétienne.

Ses Discours, ses Lettres sur la Lucinde, ses relations avec les hommes et les femmes émancipés du cercle romantique, avaient suscité le blâme des protestants de stricte observance, en particulier de Sack, alors leur chef à Berlin, son protecteur. Ajoutons que sa vie était troublée par l’amour, amour parfaitement pur d’ailleurs, mais passionné, pour la femme d’un collègue, malheureuse avec son mari, et qu’il espérait épouser après le divorce, projet auquel ils surent tous deux renoncer du fait surtout de ses scrupules à elle. Il accepte alors un déplacement qui lui est plus ou moins imposé, quitte Berlin, et va occuper le poste de pasteur à Stolpe, petite ville au bord de la Baltique, non loin de Dantzig.

Il passe là deux ans, 1802-1804, dans la solitude et le recueillement, et publie en 1803 un Schéma d’une critique des systèmes de morale qui ont eu cours jusqu’à présent, où il s’applique en particulier à mettre d’accord entre eux Platon, Spinoza, Leibniz, Kant et Fichte. Il poursuit sa grande traduction des œuvres de Platon, dont la première partie paraît en 1804, la seconde paraîtra en 1809, la dernière en 1828.

Il est alors nommé professeur de théologie et de philosophie à l’Université de Halle, en Prusse saxonne. À mesure qu’il s’éloigne de la période romantique de Berlin et de son agitation intellectuelle, les éléments positifs du protestantisme reprennent dans son esprit plus de consistance. Cela se marque dans les importantes modifications et adjonctions qu’il apporte à ses Discours dans la seconde édition qu’il en publie en 1806, avec une dédicace à son ami Brinkmann signée cette fois de son nom, et dans son œuvrette la Fête de Noël de la même année, propos prêtés aux représentants de diverses idées philosophiques et religieuses, réunis autour d’un arbre de Noël.

Survient alors la débâcle de l’État prussien, Iéna, le 14 octobre 1806, et la grande crise nationale qui eut dans l’esprit de la plupart des Allemands de si profondes répercussions. Ainsi qu’il arrive communément en pareil cas, presque tous les individualistes dilettantes ressentirent sous ce choc la solidarité qui unit l’individu à la collectivité nationale, et l’importance, la valeur, de toutes les institutions traditionnelles nécessaires à la vie d’une société constituée en nation, à celle aussi d’une religion constituée en église. Schleiermacher avait toujours pensé à la fois en Allemand et en homme, comme il apparaît dans ses Discours. L’Allemand tend à l’emporter en lui durant cette période, de même que, dans les épreuves de la patrie, le nationalisme s’affermit ou s’exaspère chez presque tous les romantiques. Après que Napoléon eut dissous l’Université de Halle, Schleiermacher continue à prêcher là dans son église le dévouement au pays. Puis, en 1807, il retourne à Berlin, et intervient dans diverses affaires politiques. Il est en relation et agit d’accord avec les grands restaurateurs de la Prusse, Stein, Gneisenau, Scharnhorst. Il exerce une fonction au Ministère de l’Instruction publique, et contribue avec Fichte, Guillaume de Humboldt et autres penseurs et savants à la création de l’Université de Berlin. Il y est, dès sa fondation en 1810, nommé professeur de théologie, fonction qu’il exercera jusqu’à sa mort en 1834.

Dès 1806 donc, il est mêlé à la vie publique de son pays, beaucoup plus que ne l’y associerait l’exercice d’un simple ministère pastoral ou professoral. Il doit tenir compte davantage des nécessités de la vie humaine collective. Ce ne sont plus seulement les relations formées au sein de libres groupements d’esprits apparentés, dans des cénacles ou de petites paroisses, qui s’imposent à son attention, ce sont les conditions d’existence des grandes sociétés humaines. De plus, en 1809 il se marie. Il épouse la veuve de son ami Willich, mère de deux enfants ; de leur union en naîtront quatre autres. Ainsi les devoirs de la famille, cellule de l’État, prennent également pour lui la réalité de l’expérience vécue.

Dès lors, son activité tend, avec plus de force et d’extension qu’auparavant, dans son enseignement, sa prédication, ses publications, dans ses rapports avec l’Église et les autorités ecclésiastiques ou politiques, à concilier avec l’esprit philosophique de son époque ce que cet esprit peut admettre, selon lui, des éléments positifs du christianisme protestant. C’est l’ensemble de cette activité qui a fait de lui un des plus influents continuateurs de la Réforme.

Cette action s’exerce en particulier, en ce qui concerne l’Église, dans sa lutte pour l’indépendance de celle-ci à l’égard de l’État, attitude qui le met à diverses reprises dans la situation d’opposant, mal vu des autorités ; elle s’exerce aussi dans la collaboration qu’il apporte à l’œuvre du rapprochement entre les deux protestantismes, évangélique, luthérien d’une part, et réformé, calviniste d’autre part ; l’effort fait ainsi pour réaliser ce qu’on appelle l’Unions Kirche, l’Église unie, obtient en Prusse, en 1817, grâce à l’appui du roi Frédéric-Guillaume III, un succès positif.

Sur le plan de la dogmatique, il coordonne et précise ses idées dans son ouvrage fondamental, La Foi chrétienne d’après les principes de l’Église évangélique, 1821-22, seconde édition, modifiée, 1830-1831.

Il reprend là les principaux problèmes que pose à la raison et au sentiment la religion chrétienne, et les étudie dans un esprit toujours très libre à l’égard de l’orthodoxie conservatrice, mais qui se rapproche sensiblement plus de la tradition que ce n’était le cas dans les Discours. Le sentiment de dépendance absolue, à l’égard d’une puissance divine absolue, qui est devenu le centre de sa doctrine, est beaucoup plus voisin de la soumission chrétienne à un plan céleste que n’était l’intuition de l’Univers, principe central de sa religiosité romantique.

Ce que son christianisme a repris de plus positif au cours de son existence se marque aussi dans les modifications, suppressions et additions de la seconde et de la troisième édition des Discours, en 1806 et 1821. On en peut saisir quelques traces dans les variantes des seconde et troisième éditions des Monologues 1810 et 1821. Durant toute la carrière du pasteur et du professeur de théologie, les Sermons de Schleiermacher sont l’expression d’une piété qui est un culte vivant du Christ, prêché comme l’incomparable promoteur de l’amélioration des humains et de leur progression vers le divin, comme le surnaturel agent de leur salut, ainsi qu’il le déclarera en termes de plus en plus positivement chrétiens. Beaucoup de ces sermons ont été publiés de son vivant, en 1801 déjà, deux ans après les Discours et d’un esprit plus traditionaliste, ainsi que l’entretien sur la Fête de Noël, publié en 1806 ; d’autres recueils de sermons se succèdent en 1808, 1814, 1820, 1826, 1831, 1833 ; on en éditera encore après sa mort qu’il n’avait pas publiés lui-même. L’esprit essentiellement vivant, jamais figé, du romantique, assagi mais dont la souplesse est toujours apte à de nouvelles combinaisons, s’est exercé dans presque tous les domaines de la pensée, surtout dans les cours professés à l’Université de Berlin.

Ceux-ci ont été publiés dans les années qui ont suivi sa mort, de 1835 à 1864, avec les œuvres parues de son vivant. L’ensemble est réparti en trois parties, sous les rubriques Théologie, 13 volumes, Sermons, 10 volumes, Philosophie, 9 volumes. On peut y signaler entre autres une Histoire de la religion chrétienne, une Histoire de la philosophie, une Dialectique, une Psychologie, une Esthétique, une Politique, une Pédagogie.

Ces renseignements succincts permettent de situer dans l’ensemble de sa vie, de sa pensée et de son activité, de son influence, comme aussi dans l’évolution générale de son époque, celle de ses œuvres que nous considérons ici, ses Discours sur la Religion, dans leur première version, la plus romantique, celle de 1799.

C’est de cette œuvre que nous allons chercher à noter, discours par discours, ce qu’elle offre de plus intéressant pour l’histoire de l’esprit humain et pour l’étude de la foi religieuse. C’est de cette œuvre que la traduction suivra.

Il est bien curieux et instructif que les trois éditions de ce texte marquent et jalonnent ainsi à la fois et la continuité, et l’évolution de la pensée religieuse, chez ce successeur de Mélanchthon, et permettent de mesurer exactement l’importance, primordiale au début, qui ira décroissant, mais demeurera toujours grande, du rôle qu’y ont joué l’idéologie et la mentalité romantiques.

PREMIER DISCOURS

APOLOGIE

Schleiermacher s’adresse « à ceux des contempteurs de la religion qui sont des esprits cultivés », comme il a soin de le préciser dans un sous-titre de sa publication anonyme.

Qu’est-ce qui caractérise à ses yeux ces esprits cultivés ? Il le dit dès le début du premier discours. Il intitule celui-ci Apologie. Il veut en effet y justifier son entreprise, son plaidoyer en faveur de la religion telle qu’il l’entend, un peu aussi les raisons pour lesquelles il se croit appelé à se faire, lui, l’avocat de cette cause.

S’adressant, bien entendu sans les définir nommément, à ses amis romantiques, qui sont, comme nous le savons, les « esprits cultivés » qu’il vise, il leur dit en substance (p. 1-3) : vous vous êtes fait une vie d’ici-bas si riche et diverse que vous ne jugez pas avoir à chercher au-delà, à penser à ce qui a créé ce monde et vous-mêmes. Il emploie l’expression « ce qui », non « celui qui ». Cependant, il vient de parler de « l’Être éternel et saint qui existe pour vous par delà le monde » ; il entend donc bien parler de Dieu, mais, par scrupule sans doute, pour ne pas paraître adhérer à une conception anthropomorphique qu’il rejette, il évite ici, comme il fera le plus souvent dans ces Discours, le nom que lui donnent les chrétiens, et le remplace… nous verrons par quels termes.

Qu’est-ce qui enrichit et diversifie la vie de ces romantiques, au point de la leur faire juger tout à fait suffisante en elle-même ? Qu’est-ce qui constitue cette « culture de l’esprit », dans laquelle ils trouvent une entière satisfaction ? Ce sont, énumère leur ami, les sentences des sages — donc, la philosophie — l’humanité et la patrie, l’art et la science.

Après la philosophie, place égale est donc faite, dès ici, à deux des réalités qui sont l’objet, pour l’homme, de l’intérêt le plus généralement et le plus normalement sentimental et moral : l’humanité et la patrie. Il est à noter que, dans l’édition de 1821, Menschheit va être remplacé par Menschlichkeit, qui exprime à peu près la même idée, et Vaterland, patrie, par Geselligkeit, sociabilité. Cette dernière modification est curieuse, et intéressante à un double titre. En effet, le mot « patrie », venu sous sa plume en 1799, témoigne que, dès ce moment Schleiermacher est disposé à accorder aux sentiments patriotiques, nationaux, une place dans la sensibilité des gens éclairés. Cette disposition apparaît très peu dans les Discours. Elle ne se manifeste, p. 16-18, que dans les jugements sévères sur les Anglais et les Français, et dans la conviction que l’Allemagne est désignée, par la supériorité de sa vie spirituelle, pour être le berceau d’une rénovation religieuse. Dans les années 1806 à 1815, Schleiermacher tiendra le langage et aura l’activité d’un fervent patriote ; il restera un bon Allemand dans la période de paix qui suivra. Il est donc singulier qu’en 1821, il élimine de son énumération la notion de patrie. Et d’autre part, il est intéressant d’y voir substituée celle de sociabilité. L’auteur doit avoir senti, en se relisant, l’importance de ce dernier facteur, grande en effet, comme nous le verrons, dans la religion telle qu’il la conçoit et dans l’esprit qui lui était commun avec ses amis romantiques.

Leur mot d’ordre est sumphilosophieren, philosopher en commun, sumdichten, s’adonner à la poésie en commun. Nous aurons à revenir sur cet aspect du caractère et de la religion du jeune romantique dans le commentaire du quatrième discours, qui, par son titre même, rattache les idées « sur l’Église et le clergé » à des considérations sur « l’esprit de société dans la religion ».

Mais le plus notable, dans cette énumération des biens qui constituent la richesse jugée suffisante par et pour les esprits cultivés, ce sont les deux derniers : l’art et la science. Ces romantiques en effet, de même que les grands classiques leurs contemporains, se font, des sciences et des arts, une idée qui les dispose à voir là un substitut possible de la religion.

Les sciences ont, d’après eux, pour objet de remonter du particulier au général, qui en est la loi ou la cause, du fini à l’infini qui en est le principe. L’art a pour mission de rendre sensible le général dans le particulier, l’infini dans le fini qui en est la manifestation. Que l’on identifie, ainsi qu’ils le font et comme il est assez naturel de le faire, le général, cause première, avec l’absolu, et l’infini avec le divin, on établit entre sciences et arts d’une part, religion de l’autre, le rapport qui a permis à Goethe de formuler cette maxime de beaucoup d’intellectuels : « Celui qui possède science et art a aussi de la religion », avec le corollaire, trop souvent escamoté : « Celui qui ne les possède pas tous deux, qu’il ait de la religion. » Ce respect enthousiaste de la culture humaine, progressant grâce à la science et aux arts, sera un des sentiments inspirateurs des Discours. Il y a lieu de remarquer qu’il honore deux des activités les plus désintéressées de l’esprit, et s’oppose ainsi radicalement au matérialisme. De plus, il honore deux des produits les plus précieux de la civilisation, et s’oppose ainsi, non moins radicalement, à la doctrine rétrograde de Rousseau et de son retour à la nature. Nous verrons quelle est la sage attitude du quiétisme de Schleiermacher à l’égard de la croyance à la bonté naturelle de l’homme.

Le jeune théologien honore lui aussi ces agents de la civilisation. Ils ne lui paraissent cependant pas suffisants, loin de là. Le but principal de son « apologie » est de démontrer que, par delà les sciences et les arts, un culte plus directement et plus spécialement affecté à l’Infini, à l’Absolu, au Divin, à ce qu’il va célébrer à présent sous le nom d’ « Univers », ce qu’il célébrera de plus en plus sous le nom de Dieu, est le complément suprême, nécessaire, de la culture de l’esprit, de la vie humaine, et que là est la fonction propre, l’office spécifique de la religion. C’est ce que ses amis lui paraissent ignorer. Il ne leur suppose pas d’hostilité, de mépris à l’égard de la religion. Il leur prête plutôt l’indifférence pratiquée à son sujet par ceux qui estiment en posséder l’équivalent, et donc pouvoir se passer d’elle. Il va leur parler en homme pour qui elle est au contraire la grande affaire de l’existence humaine, le véritable objet, d’importance suprême et vitale, de l’esprit humain.

Il n’a pas à apprendre à ses amis, mais il ne dissimule pas à ses autres lecteurs — nous rappelons que ces Discours paraissent anonymes — qu’il est un homme d’Église. La façon dont il le dit est d’ailleurs assez détournée. Je reconnais devant vous que je suis moi aussi un membre de cet ordre (p. 4). Orden, employé au sens où l’on parle de l’ordre des Templiers ou des Chevaliers teutoniques, se rapporte à clergé dans une acception si vague, que le lecteur non prévenu peut se demander ce que le mot signifie ici. Le pasteur s’empresse d’ajouter que son langage n’aurait pas révélé sa vocation, car il ne s’accorde guère avec celui de ses collègues. Cela est tout à fait exact. Nous aurons bien des occasions de le constater. En voici une première.

Pour désigner ces professionnels de la religion, les ecclésiastiques, Schleiermacher emploie dès la page 3 un terme qui paraîtra quinze fois dans ces Discours et qu’il vaut la peine de relever, le mot « virtuose » der Virtuose. Un virtuose, au sens qu’a généralement ce dérivé de vertu, c’est un amateur, dont la facilité naturelle ou acquise se fait admirer par ce qu’elle a de brillant. La virtuosité se distingue du génie, et du talent, par quelque chose de plus extérieur, visant au succès, de plus intentionnel, de moins sincère, de moins profond. Le croyant est choqué d’entendre parler de virtuosité religieuse : le mot blesse comme une profanation de ce qui exige le plus de sincérité et de sérieux. Schleiermacher ne tardera pas à le sentir lui-même. Sur les quatorze emplois du mot appliqué aux religieux ou à la religion qui se trouvent dans les Discours de 1799, il ne l’a conservé qu’une fois, p. 299, dans l’édition de 1806 ; il l’a remplacé le plus souvent par « maître », une fois par « expérimenté », ailleurs par « parfait en religion », et d’autres expressions également mieux appropriées. Il est intéressant de constater et l’emploi du mot en 1799, quand le pasteur est parent des romantiques au point de jouer un peu, lui aussi, au virtuose, comme ils le font trop souvent en tout, et son remplacement en 1806, quand il s’achemine vers un christianisme plus positif. Il ne faudrait d’ailleurs pas abuser contre lui d’une telle disposition de son esprit en 1799. Dans ce même passage, ne déclare-t-il pas qu’il est appelé à défendre la religion par une « nécessité intérieure, irrésistible de sa nature », c’est, dit-il, une « vocation divine, celle qui détermine ma place dans l’univers, et fait de moi l’être que je suis » (p. 5). Quelle que soit la part de la rhétorique dans l’éloquence de ces Discours, nous avons bien des preuves du sérieux et de la profondeur du sentiment qui les dicte.

Vient alors, pages 5 à 8, un développement sur la lutte entre deux forces antagonistes, attraction et assimilation d’une part, généreuse expansion de l’autre, conflit qui, d’après lui, commande toute la vie physique et aussi la vie intellectuelle et morale du monde. Cette loi de polarité est une des idées centrales de certains savants et penseurs de l’époque, de Schelling en particulier ; elle joue un grand rôle chez Goethe aussi, sous les espèces de la systole et de la diastole. Schleiermacher la fait sienne ici. Elle le conduit à poser la nécessité d’une conciliation entre tous les antagonismes, entre tous les extrêmes opposés les uns aux autres, en particulier entre le sensualisme insatiable et l’idéalisme extravagant, et c’est ainsi qu’il introduit la notion du médiateur.

Il s’étend ici déjà longuement, pages 9-14, sur cette notion, qui a une très grande importance dans son idéologie comme dans celle de Fr. Schlegel et de Novalis. Elle tourne chez eux tous autour de l’idée d’une conciliation, d’une fusion nécessaire, où tout au moins très désirable, de l’infini avec le fini, sous toutes ses formes. Elle reste en général très confuse. Ici, elle l’est extrêmement. Nous en trouverons plus loin une expression plus intéressante.

Il en vient enfin à la religion proprement dite. Il parlera d’elle telle qu’il la connaît par son expérience personnelle : cette expérience personnelle que chaque croyant doit en faire, et qui, c’est l’objet même de ces Discours de le montrer, est le vrai principe de toute religion vraie.

Il commence par un aveu qu’il fait en passant, dans une proposition incidente, sans paraître se douter de sa gravité, p. 15. « La religion a été le sein maternel dans l’obscurité sainte duquel ma jeune vie fut nourrie… elle m’a aidé quand, je commençai à scruter la foi paternelle… elle m’est restée quand Dieu et l’immortalité de l’âme disparurent de ma vision, écartés par le doute. » Il n’a pas l’air, en parlant ainsi, de se rendre compte que Dieu et l’immortalité de l’âme sont deux articles de la foi chrétienne si essentiels que, ces croyances éliminées, et avec elles celle en la divinité surnaturelle du Fils de l’homme et, par suite, en sa mission rédemptrice, rien ne subsiste de ce qui fait la substance du protestantisme aussi bien que du catholicisme positifs. Il comprendra en 1806 la nécessité de corriger l’expression qui, dans sa netteté tranchée, devait effaroucher tous les croyants. Il maintient courageusement cette déclaration, mais précise alors : le Dieu et l’immortalité « de l’âge enfantin », indiquant par là qu’il a conservé, ou retrouvé, de ces croyances, ce qu’il a pu en accorder avec les idées de son âge mûr. Dans ses Explications de 1821, no 2, il déclarera qu’il n’a jamais été un incrédule ou un athée, et, par ces mots de 1799, à entendu marquer seulement la crise par laquelle tout croyant doit passer, dans le légitime effort qui s’impose à lui pour purifier sa foi d’un anthropomorphisme indigne d’elle. Nous connaissons, nous, la gravité de la crise qu’il avait en effet traversée dès sa dix-neuvième année, et sommes moins surpris que sa sincérité lui ait dicté en 1799 une déclaration d’incrédulité aussi crue. Il s’expliquera nettement sur ces deux croyances dans le second discours, p. 123-133.

Il se tourne à présent vers ceux qu’il se propose de ramener à la religion. Il ne s’adressera pas aux Anglais, jugés par lui trop positifs (p. 16) ; pas aux Français, jugés trop frivoles (p. 17). Il s’adresse aux Allemands, non par patriotisme aveugle, croit-il devoir et pouvoir assurer, mais parce que leur pays est celui où le climat est le plus favorable à la culture de l’esprit, le peuple même y étant disposé à se laisser instruire de telles choses. Cependant c’est à l’élite cultivée qu’il parlera : avec elle seule on peut discuter des problèmes aussi délicats. Limitation intellectuellement aristocratique du public auquel il s’adresse. Il importe de la garder présente à l’esprit en lisant ces Discours, si on veut les comprendre en tenant compte de leur intention. Cette élite, nous savons qu’il la voit représentée en première ligne par ses amis romantiques.

Il veut commencer par leur expliquer la raison pour laquelle, d’après lui, ils dédaignent la religion, et qui justifie à leurs yeux ce dédain. Son explication peut se résumer comme suit : leur dédain est justifié en ce qui concerne les religions positives, telles qu’elles se présentent à qui les considère du dehors ; il ne l’est pas à l’égard de la religion en soi, étudiée du dedans, en partant de son essence.

Considérées du dehors, les religions positives sont en effet une création du temps et de l’histoire, c’est-à-dire, de générations successives d’hommes animés des passions et influencés par les idées de leur époque. Le produit est naturellement très différent de ce que devrait être l’œuvre authentique de l’esprit pur, de ce que devrait être la vraie religion, celle dont Schleiermacher entend parler. Il insistera longuement dans son dernier discours sur cette très importante disparité.

Il ne fait ici aucune distinction en faveur du christianisme. Il admet, comme une vérité rationnelle et un fait d’expérience, que l’esprit religieux subit nécessairement, dans toutes les religions positives sans exception, des déformations qui en altèrent la nature originelle, de même d’ailleurs que, d’une façon générale, l’esprit perd de sa pureté, l’idéal de sa perfection, dans toutes les institutions, dans toutes les œuvres humaines où ils sont condamnés à s’incarner pour se réaliser, pour prendre corps et vie.

Il ne veut pas solidariser la religion avec des systèmes philosophiques sur l’origine du monde. De tels systèmes, c’est chez les grands philosophes qu’il faut les chercher, dont les théologiens, dans leurs spéculations de cet ordre, ne sont que les élèves ; ce n’est pas cela qu’ont apporté aux humains ceux qui, inspirés par Dieu, leur ont appris à diriger leur âme vers l’Éternel (p. 25-31). Il ne veut pas davantage la solidariser avec la morale (p. 31-37). Voir dans la religion un moyen d’assurer le droit et la moralité, c’est rabaisser ces derniers, car ils ne doivent pas avoir besoin d’un tel appui, c’est surtout la rabaisser elle, en l’appréciant du point de vue de son utilité morale et sociale. On verra avec quelle sévérité le disciple, rigoureux à cet égard du Kant moraliste, s’élèvera plus loin (p. 130) contre les promesses de bonheur et les menaces de châtiment dans l’au-delà qui, d’après lui, sont aussi irréligieuses qu’immorales. Il reviendra dans le discours suivant, avec des arguments plus intéressants, sur cette dissociation d’avec la métaphysique et la morale, qui est une des originalités de la religion telle que le romantique la conçoit et va en défendre ici le principe.

Il insiste et insistera sur ce que la religion a de spécifique, ce qui fait d’elle un élément sui generis de la vie humaine, ayant en soi sa raison d’être, « ayant sa province propre dans l’âme », comme il dit en terminant (p. 37), parce qu’il voit là un moyen légitime, et efficace, de l’abriter contre des attaques visant des idées philosophiques et morales critiquables, dont il est compromettant pour elle de la déclarer étroitement solidaire.

Ce qui est à noter surtout ici, c’est le désir, la volonté qu’il a de définir la religion en soi et pour soi, à l’état d’entité pure de tout alliage. Sans le dire, sans peut-être en avoir conscience, il entend faire pour la religion ce que Kant a fait pour la connaissance et pour la morale, on pourrait ajouter, ce que Schiller a fait pour le plaisir esthétique. Comme eux, pour en arriver là, il fait au besoin violence à la nature humaine et à sa complexité. Pourtant, il tient en général très grand compte de celle-ci. C’est même le sens si vif qu’il en a qui, en grande partie fera de lui le moderne rénovateur de la Réforme. Mais sur ce point, l’esprit de système l’emporte pour le moment sur son sentiment du complexe.

Dans ce premier discours, tout en se dégageant radicalement de toute orthodoxie positive « produit du temps et de l’histoire » (p. 22), de tout culte de la « lettre morte » (p. 28-29), il affirme avec force sa foi en une religion vivante qui est esprit, qui vient du ciel, qui est « direction de l’âme vers l’éternel » (p. 31), qui est « intuition émerveillée de l’infini » (p. 26).

Quelle est la vraie nature, et quel est l’objet de cette religion selon l’esprit, c’est ce que va essayer de préciser le second discours.

DEUXIÈME DISCOURS

SUR L’ESSENCE DE LA RELIGION

Dans ce second discours, Schleiermacher va définir la religion pure et vivante, la religion en soi, telle qu’il la comprend. Mais sa définition positive est précédée d’une analyse qui reprend et pousse plus loin son effort pour dissocier la religion ainsi conçue de la métaphysique et de la morale. Cette dissociation est assez importante, en elle-même comme à ses yeux, pour qu’il convienne de s’y arrêter ici avec lui.

Une remarque préliminaire s’impose. Pour le suivre dans son argumentation négative, il faut avoir toujours présent à l’esprit le fait que, en 1799, il se sert le plus souvent du mot Univers pour désigner ce qu’il appelle aussi déjà, ce qu’il appellera de plus en plus dans les éditions ultérieures l’Infini, l’Un, le Tout, l’Éternel, le Divin, ou même Dieu. En 1799, il évite en général ce dernier terme, sans doute, comme je l’ai fait observer, par scrupule de conscience, pour éviter de paraître adhérer plus qu’il ne fait à l’anthropomorphisme chrétien ; il ne l’emploie guère, dans ses Discours, que là où il lui arrive d’attribuer lui-même à ce premier principe une sorte de conscience et de volonté, et donc, malgré sa résistance à le reconnaître, de personnalité. Le choix de ce mot « Univers », qui ne se trouve pas, ou du moins d’une façon voyante, chez Spinoza et Leibniz, ni même chez Kant, Fichte et Schelling, est dû peut-être à Hemsterhuis, qui l’emploie quelquefois dans son Aristée ou la Divinité, dialogue, 1779, ou au Primat Dalberg, qui le fait figurer dans le titre même de ses Betrachtungen über das Universum, 1777. J’écrirai Univers avec une majuscule quand il convient de rappeler, ce qui est le plus souvent le cas, qu’il faut entendre par là moins l’ensemble du monde apparent, matériel et spirituel, que son principe, la réalité véritable sous-jacente aux phénomènes, la substance de Spinoza plus religieusement déifiée. Nous aurons à nous demander dans quelle mesure ce principe n’est pas bien plutôt immanent que transcendant. Mais il ressort dès à présent de la façon dont il est présenté qu’il est conçu comme de nature essentiellement spirituelle. Page 27 il a été question de la « substance spirituelle » qui est à la base de toutes les religions, et dès la page 54 paraîtra, pour se répéter dans la suite une quinzaine de fois, l’expression der Weltgeist, l’esprit du monde, ou der Geist des Universums, des Ganzen, l’esprit de l’Univers, du Tout, termes qui affirment expressément la nature spiritualiste de ce panthéisme.

Une des thèses maîtresses de Schleiermacher, énoncée déjà à la fin du premier discours, et qui va maintenant se compléter, se préciser et se nuancer, pages 41-50, c’est que la religion est dans son essence absolument distincte de la métaphysique et de la morale, et qu’elle en est non moins absolument inséparable. Elle a en effet pour fonction propre, fonction indispensable autant qu’auguste, de les compléter l’une et l’autre, en les reliant à l’Univers par l’intuition directe qu’elle a de celui-ci, intuition qui est le principe même sur lequel elle repose, elle, et qui leur fait défaut à toutes deux. La confusion qu’on constate dans les religions positives entre ces trois éléments est naturelle. En effet, religion, métaphysique et morale ont le même objet : l’Univers, et le rapport de l’homme avec lui. Elles ont le même objet. Mais leur but est différent, et il importe de se rendre compte de ces différences.

La métaphysique se propose de déduire l’univers, de remonter aux causes premières, de démontrer la nécessité du réel. La religion n’a pas à fournir de telles explications. Mais son intuition complète les déductions de la métaphysique ; elle en est un complément indispensable. La métaphysique en effet, avec sa dialectique, n’atteint pas la réalité véritable, déclare Schleiermacher, en termes qui semblent bien viser directement, formellement, l’idéalisme de Fichte. « Votre philosophie transcendantale », dit-il à ses amis romantiques, « déduit la nécessité du réel » (elle en déduit la nécessité, elle n’en fait pas sentir l’existence) ; « la réalité du monde et ses lois, elle les tire d’elle-même comme l’araignée le fil de sa toile » (p. 42). Et il fait voir la nécessité de la religion pour contrebalancer, par son intuition, par son sens du réel, l’action d’une philosophie destructrice de la réalité. Il demande en effet : « Qu’adviendra-t-il du triomphe de la spéculation, qu’adviendra-t-il de l’idéalisme ? » Ici, il a certainement en vue l’idéalisme transcendantal, subjectif, à la Fichte. Et sa réponse est que le triomphe de l’idéalisme transcendantal serait « l’anéantissement de l’Univers » (ici à la fois le monde créé et son principe créateur), réduit au rôle de « simple allégorie, reflet sans existence réelle de notre propre esprit si limité » (p. 54). Contre cet idéalisme, qui tend à faire du monde et de Dieu un simple reflet de l’esprit humain, il invoque un réalisme supérieur comme celui du grand Spinoza, pour lequel nous connaissons l’origine et la nature de son culte (p. 55). Il l’appelle ici « le saint réprouvé, que pénétrait tout entier le haut Esprit du monde, dont l’Infini était l’alpha et l’oméga, et l’Univers l’objet de son unique et éternel amour ».

On ne saurait ne pas voir là chez Schleiermacher une preuve, comme il s’en trouve chez Fr. Schlegel au sein même de son ironie, chez Novalis au sein de sa magie, chez Tieck au sein de sa fantaisie, du besoin que ces romantiques ont éprouvé, au moment même de leur subjectivité la plus extrême, de retrouver l’objet extérieur, la réalité objective, qu’à certains instants la critique de Kant et surtout l’idéalisme de Fichte semblent avoir dissoute dans leur esprit. Ils éprouvent de bonne heure le besoin de posséder hors d’eux, sur le plan matériel et sur le spirituel, un objet indépendant de leur subjectivité, ayant son existence autonome en dehors de leur esprit, qui soit pour eux l’objet d’une perception directe, et par suite d’une certitude immédiate, au lieu de n’être qu’une conception mentale, la conséquence d’un raisonnement. De là viendra, sur le plan religieux, à plusieurs d’entre eux — vient alors déjà à Novalis — le besoin d’un Dieu plus réel, plus concret, plus objectif, lui aussi, que celui de l’idéalisme métaphysique ou du protestantisme rationaliste. Ce besoin contribuera à pousser certains d’entre eux vers le catholicisme, incarnation plus plastiquement consistante du christianisme. Schleiermacher reviendra, au sein du protestantisme lui-même, à une religion plus positive.

Dès à présent il déclare que c’est la religion qui peut réparer, par son réalisme, l’œuvre destructrice de la réalité qu’accomplit l’idéalisme transcendantal. Notons bien qu’il s’agit pour lui de la réalité spirituelle autant et plus que de la matérielle ; il s’agit de la réalité objet de la religion, du Divin, par conséquence de Dieu. D’une façon plus générale, la religion ajoute d’après lui à la métaphysique le sentiment direct, la certitude absolue de la réalité de cet Infini, de cet Éternel, de ce Divin, auquel la philosophie tend sans pouvoir l’atteindre. Au moment où il tente, par son analyse, de séparer la religion de la métaphysique pour l’isoler à l’état pur, il reconnaît donc à la première une fonction complémentaire de la seconde, supérieure à elle, indispensable pour l’assurer de la réalité de cet Absolu que ses raisonnements ne font que postuler.

Pour comprendre l’insistance de Schleiermacher à séparer la métaphysique de la religion, il convient de tenir grand compte de l’importante réserve qu’il fait ainsi à l’égard de la subjectivité de la systématisation conceptuelle sous sa forme immédiatement contemporaine, celle qu’elle revêt alors dans l’idéalisme fichtéen. Mais il faut tenir compte aussi d’une cause plus générale, qui est sa réserve de principe à l’égard de toute spéculation philosophique. Il ne répugne certes pas aux démarches de la pensée discursive, à la dialectique. Il y est rompu par la longue et très attentive étude de Platon, d’Aristote, de Kant. Il lui fera une large place dans son enseignement universitaire, et publiera dès 1811 une Dialectique qui s’amplifiera dans la suite. Il cherchera donc, et il trouvera à sa manière, l’accord entre la pensée abstraite et le sentiment. Mais le sentiment avec ses intuitions sera toujours l’essentiel à ses yeux sur le plan de la religion, et les superstructures de la spéculation métaphysique un complément intellectuel normal, estimable, utile, dont cependant elle pourrait se passer. Cette subordination de la pensée au sentiment restera une des originalités de sa dogmatique.

En ce qui concerne la morale, son attitude dans les Discours à également une double raison. La première se confond avec celle qui vaut pour la philosophie. Schleiermacher est foncièrement hostile à la construction métaphysique de Kant dans sa Critique de la raison pratique. Cette construction est rationnellement déduite de la foi morale en la liberté, foi érigée en certitude par le penseur de Königsberg. Statuer ainsi l’existence de Dieu, et fonder par suite la religion, sur la base d’une déduction logique, paraît absolument arbitraire, dangereux, et donc condamnable, au romantique, qui ne conçoit cette réalité que comme exigée et posée par un sentiment immédiat, et directement perçue par l’intuition. Cette hostilité à l’égard de la construction kantienne vient renforcer son désir de séparer de la religion la morale comme la métaphysique, comme tout ce qui altère l’absolue pureté du sentiment religieux.

Mais il y a plus. Il y a le fait que, chez lui, la préoccupation morale n’a pas l’intensité qui la caractérise en général dans l’esprit des croyants profondément chrétiens. Nous aurons à chercher tout à l’heure dans sa nature et ses idées les causes, dans sa doctrine les effets d’un certain relativisme moral, et à y voir le principe des plus graves déficiences que le protestantisme traditionaliste reproche à ce réformateur de la Réforme. Pour le moment, il suffit de constater que cette circonstance facilite au pasteur l’effort qu’il fait pour définir la religion à l’état pur, en l’isolant, ce ne saurait être qu’une disjonction opérée sur le plan abstrait, artificielle et momentanée, de la morale comme de la métaphysique.

Cependant il ne peut, pas plus à l’égard de l’une que de l’autre, fermer les yeux à leurs rapports indissolubles avec la piété. De là, dans la suite même de ces Discours, des fluctuations de sa pensée dont il faut observer les alternances pour la juger justement.

Il sait noter que la morale voit dans certains pressentiments obscurs de la foi religieuse la sanction proprement dite, la sanction suprême de ses commandements, page 44. Mais son romantisme rejette l’idée d’une telle sanction religieuse de la morale. Il déclare : « Votre morale déduit de la nature de l’homme et de son rapport avec l’Univers un système de devoirs ; elle ordonne et interdit certains actes, avec une autorité absolue. Cela, la religion ne doit pas se le permettre ; elle ne doit pas user de l’Univers pour en déduire des devoirs ; elle ne doit contenir aucun code de lois », p. 43.

Rappelons, l’auteur ne prend pas soin de le faire, qu’à la fin du premier discours il a fondé cette dissociation de la religion et de la morale sur le fait que, voir dans la première un moyen d’assurer la moralité et le droit, c’est rabaisser ces derniers, qui ne doivent pas avoir besoin d’un tel appui extérieur, c’est surtout la rabaisser elle, en l’appréciant du point de vue de son utilité morale et sociale. Thèse intéressante, discutable, qui appelle en tout cas un examen plus circonstancié que celui du premier discours. Cette argumentation ne vient pas non plus ici. Schleiermacher opère sa discrimination sans souci de la justifier au nom de l’intérêt primordial qu’il y a d’après lui à obtenir une définition de la religion à l’état pur.

Un peu plus loin il fera, au sujet des rapports entre religion et morale, quelques observations qu’il importe de relever, et la cohérence de l’exposé demande que ce soit ici qu’elles soient notées.

Aux pages 68-69, il s’agit non plus de l’intuition de l’Univers qui, ainsi qu’il a été montré dans l’intervalle, est l’essence de la religion, mais de sentiments qui accompagnent nécessairement cette intuition, et font donc avec elle partie intégrante de la piété. Or de ces sentiments aussi, comme de l’intuition, Schleiermacher déclare qu’ils ne doivent pas inciter à des actes proprement dits, déterminés, particuliers. Toute action doit être morale, a-t-il soin de déclarer ici, et peut l’être, ajoute son optimisme, à condition d’être calme et réfléchie. Or la religion, ou bien fait naître des sentiments dont la vivacité exclut ce calme, ou bien, ce qui est le plus souvent le cas, elle dispose plutôt à la contemplation oisive, et paralyse l’activité. Enfin, observe-t-il ailleurs, il est arrivé qu’elle recommandât des actes en eux-mêmes moralement damnables ; là il pense sans doute en particulier aux supplices infligés aux hérétiques par tant d’impitoyables orthodoxies.

Plus loin encore, page 130, il formule une autre remarque, à rapprocher de celles-ci. Après avoir affirmé avec insistance que Dieu ne peut être conçu dans une religion que comme agissant, il observe : « Mais le Dieu agissant de la religion ne peut pas nous inciter à la moralité car on ne saurait imaginer une action exercée sur notre moralité ». Il expliquera en 1821, note 20, qu’une action exercée du dehors par la promesse de récompenses serait une atteinte à la liberté de l’homme.

Il lui arrive cependant d’évoquer la solidarité de la religion et de la morale. Il le fait en particulier page 52, dans une remarque qu’il laissera tomber en 1806 et qui mérite d’être relevée. Il observe là que la religion est un complément nécessaire de la morale, indispensable, dit-il, pour rappeler l’homme à son rapport réel avec le Divin — rapport qui est celui d’un être borné avec l’Infini. À défaut de cette sauvegarde, en effet, l’individu donne dans l’outrecuidance, qui lui est fatale. « Vouloir philosopher ou agir (référence à la métaphysique et à la morale) sans religion, c’est une présomption téméraire, une hostile insolence à l’égard des dieux, c’est le malheureux esprit impie de Prométhée…, le sentiment de son infinitude, de sa ressemblance avec Dieu, l’homme ne l’a que comme un bien dérobé, et qui ne peut se développer en lui à son avantage qu’à condition qu’il ait en même temps le sentiment de ses limites. » Il ressort de là que le théologien romantique n’est nullement porté à s’égarer dans l’erreur que l’Église eut à combattre chez beaucoup d’ « illuminés », disposés, tels les Frères du Libre Esprit du moyen-âge par exemple, à se diviniser eux-mêmes par orgueil, en raison de la participation au divin que leur confère, d’après eux, l’intuition qu’ils en ont.

La réserve que formule ici le moraliste, intéressante en elle-même, l’est aussi par l’expression qu’elle revêt. Fond et forme semblent s’opposer pertinemment à l’un des grands thèmes de l’individualisme titanique du Sturm und Drang, au prométhéisme de Gœthe dans sa jeunesse, de même que tout à l’heure le romantique nous a semblé viser le subjectivisme de Fichte. On voit apparaître ici, nous verrons reparaître plus explicitement à la fin de ce deuxième discours chez le jeune romantique, le sens de la nécessité de l’autolimitation, si développé chez le Gœthe de la maturité et de la vieillesse, le sens qui inspirera au Schleiermacher plus réfléchi sa doctrine de la « dépendance absolue », dont il fera alors, dans sa Dogmatique, le principe fondamental de la religion.

Cet esprit de mesure, cette sagesse, paraît être chez lui vertu assez naturelle. Comme nous l’avons observé dès le début, il y a lieu de penser qu’il n’a pas eu à livrer de longs combats difficiles contre des tentations, des passions, des aspirations que sa conscience condamnait.

Il semble en effet certain que l’orgueil et la concupiscence n’ont pas joué dans son existence le rôle que la crainte de ces vices capitaux joue dans la vie de Luther et dans la pensée de Calvin. Il n’a pas ressenti ni connu autant qu’eux la force du mal, il n’a pas souffert comme eux de l’obstacle qu’elle met au salut, il ne l’a pas prise au tragique comme eux. Il paraît beaucoup plus proche de Mélanchthon, ou même d’Érasme, que de Luther. Il n’y a guère chez lui plus d’attrition que de contrition. Sans trop donner dans l’optimisme naturiste de Rousseau, sans aller aussi loin que Leibniz dans l’optimisme métaphysique du « meilleur des mondes possibles », il semble bien qu’on doive constater chez lui la disposition à un certain quiétisme mesuré. Il faut ajouter qu’une sorte de bienveillance naturelle peut l’engager à estimer que la justice de Dieu elle-même doit juger avec quelque indulgence, et ne pas considérer comme criminelles, bien des faiblesses inhérentes à l’humaine nature, telle qu’elle résulte d’une chute que ne pouvait pas ne pas prévoir l’omniscience divine. De plus, une doctrine centrale de son romantisme devait le porter à penser que l’infinie multiplicité des caractères humains, postulée par la nécessité métaphysique de la multiplication en aussi grand nombre que possible de ces manifestations finies de l’Infini, entraîne et comporte une diversité illimitée de couleurs et de nuances, parmi lesquelles il est normal qu’il y en ait de troubles et troublantes.

Ainsi son tempérament, son caractère et ses idées se sont accordés pour lui inspirer, dans sa morale comme dans sa religion, dans sa religion comme dans sa morale, une certaine modération, qui le dispose à la conciliation, en particulier, comme chez Érasme, de l’humanisme avec le christianisme. De là vient sans doute en partie l’attraction que sa pensée exerce sur les esprits disposés eux-mêmes à la conciliation, pour qui elle facilite l’accord d’un libre spiritualisme avec une religion véritable. De là aussi l’insuffisance de son christianisme, même devenu plus consistant et plus ferme, pour ceux qui sentent le besoin d’une morale plus exigeante, plus rigoureuse, appelant l’assistance de forces surnaturelles, et qui ne trouvent pas en lui ce que donne soit un luthéranisme, soit un calvinisme plus positif, plus passionné, plus impérieux. Là est la raison des plus sérieuses réserves faites à l’égard de sa doctrine.

Comme couronnement de ce résumé des idées du Schleiermacher romantique sur les rapports entre la morale et la religion, notons une remarque qu’il formulera dans le troisième discours, page 162 : « Ce qui fait défaut à notre génération, ce sont des héros de la religion, des âmes saintes comme on en voyait jadis, pour lesquelles elle est tout, qui sont tout pénétrés d’elle ». Cette observation prouve qu’il se rend compte de ce qui manque au quiétisme pour suffire comme ferment d’un renouveau religieux. Celui dont il porte en lui l’idée se développera au sein du protestantisme, parce que le théologien saura le nourrir d’éléments puisés, non dans l’idéalisme romantique où il s’imagine, en 1799, pouvoir les trouver, mais à la bonne source, celle de la tradition créée et entretenue par les héros et les saints du christianisme.

D’ailleurs, son effort pour dissocier la religion d’avec la morale n’est jamais inspiré dans les Discours par l’indifférence, et très rarement, comme on peut estimer qu’elle l’est dans les Lettres sur la Lucinde, par un certain dilettantisme esthétisant à l’égard de cette dernière. Nous avons vu qu’il fait preuve au contraire d’une exceptionnelle rigueur dans son exigence d’absolu désintéressement à l’endroit des sanctions dans l’au-delà.

Voilà le plus intéressant dans ce que le pasteur protestant trouve à dire à ce moment sur la morale dans ses rapports avec la religion. Sa pensée se résume dans un aphorisme de tour bien romantique, et très souvent cité comme tel : « Toute activité proprement dite doit être morale et peut l’être, mais les sentiments religieux doivent accompagner tout ce que l’homme fait comme une musique sacrée ; il doit tout faire avec religion, rien par religion », p. 68-69. En 1806 il maintient cet aphorisme, en en renversant simplement l’ordre hiérarchique : « ne rien faire par religion, tout faire avec religion ». Formule du dilettantisme d’un « virtuose » de la vertu ? En apparence, et cette apparence déjà peut être jugée sévèrement au nom d’une vertu plus austère. Mais nous savons par d’autres déclarations, l’auteur n’estime pas nécessaire de le rappeler ici parce que c’est pour lui une vérité qui va sans dire, que si la religion vraie, la piété du cœur ne formulent pas de commandements moraux, elles ne peuvent coexister qu’avec une volonté de vie conforme à la morale. Sa pensée s’accorde pleinement à cet égard avec celle que Luther a reprise de saint Paul, avec la logique de la foi chrétienne.

Comment juger à présent, en tenant compte de ces nuances de sa pensée, l’effort de Schleiermacher pour dégager la pure essence de la religion en la séparant, par une analyse rigoureuse, de tout ce qui s’y mêle constamment, venant en particulier de la métaphysique et de la morale ? Le résultat de cet effort ne risque-t-il pas d’être un produit artificiel de l’esprit critique ? Dans les religions positives, seule réalité où l’on peut la saisir, comme l’auteur le reconnaîtra lui-même dans son cinquième discours, la religion n’est-elle pas toujours un composé ? Ne contient-elle pas nécessairement, constitutivement, une métaphysique et une morale, comme tout composé n’existe que par la cohésion de ses composants ?

Mais Schleiermacher a bien le sentiment de cette étroite union naturelle. Il insiste sur l’indissoluble solidarité de ces facteurs de la vie humaine, sur l’objet commun de ces activités, quand, il parle de l’instinct qui les suscite, pages 20, 23, et de la nécessité de cet indispensable complément pour l’équilibre de l’esprit, pour sa sauvegarde contre les exagérations fatales auxquelles, sans ce frein, l’homme est exposé à s’abandonner et dans la spéculation et dans l’action. On peut trouver qu’il ne tient pas assez compte ici du fait que le rattachement d’une philosophie générale, et surtout de la morale, à un absolu transcendant, qui leur confère un caractère supranaturel, une autorité sacrée, est un des caractères essentiels de la religion en général comme du christianisme en particulier. Plus tard, il fera, dans son enseignement universitaire et dans les œuvres qu’il publie, une place très large à la dialectique et à l’éthique. Ici, dans ces Discours, ne l’oublions pas, s’il est si appliqué à dégager l’essence de la religion en soi, c’est en partie afin de la désolidariser d’avec des philosophies et des morales qui la compromettent aux yeux des gens cultivés, ceux qu’il veut faire revenir de leur mépris ou de leur indifférence à son égard ; c’est d’ailleurs surtout pour la définir selon sa nature propre, celle qui assure son unicité, et sa supériorité sur tout ce dont elle est le couronnement nécessaire.

Il lui importe donc, à tous égards, d’insister sur ce qu’elle a de spécifique, ce qui fait d’elle un élément sui generis de la vie humaine, ayant en soi sa raison d’être, ayant « sa province propre dans l’âme », page 37.

Ce qui ne lui importe pas moins, c’est de montrer que la foi religieuse est avant tout un sentiment. Ce sentiment appelle sans doute une adhésion de l’intelligence, un accord avec la conscience morale. Mais il préexiste à toute doctrine intellectuelle, à toute morale systématisée. Il en est le principe, il doit en rester l’âme vivante. Il peut à la rigueur subsister sans elles, tandis que, sans lui, elles ne sont pas vraiment religieuses.

Sans que l’auteur le dise assez nettement, c’est cette conception qui lui permet d’estimer que arts et sciences ne sauraient être les substituts de ce qui, étant unique de son espèce, ne peut pas avoir d’équivalent. C’est cette idée qui lui fournit le moyen de défendre la religion pure contre le dédain ou l’indifférence de ceux qui la confondent avec telle ou telle philosophie ou morale critiquables. Cette discrimination doit donc être estimée utile autant que justifiée, à condition d’observer des réserves que Schleiermacher a le tort de ne pas formuler dans ce discours. Nous aurons à apprécier dans quelle mesure la suite vient, ou ne vient pas, légitimer la rigueur dont il fait preuve ici.

Voyons à présent quelle est, après cette disjonction et ces formules négatives, la définition positive qu’il donne de la religion pure. Et, pour être disposés à la comprendre, gardons-nous d’oublier qu’il entend donner celle de la religion en général, valant pour toute foi religieuse, et non pas seulement pour le christianisme.

« La pratique est de l’ordre de l’art, la spéculation est de l’ordre de la science, la religion est sens et goût pour l’Infini », page 53. « Pourquoi la spéculation n’a-t-elle été à vos yeux qu’un jeu vide avec des formules… parce qu’il y manquait la religion, parce qu’elle n’était pas animée par le sentiment et la nostalgie de l’Infini, parce que le respect de l’Infini ne contraignait pas ses pensées volatiles à prendre une consistance plus ferme… Tout doit partir de l’intuition, et celui qui ne connaît pas le désir ardent de saisir l’Infini par intuition, manque d’une pierre de touche… pour apprécier la valeur de sa pensée à ce sujet », page 54. Telles sont les affirmations par lesquelles Schleiermacher prépare sa déclaration capitale de la page 55 : « Intuition de l’Univers, je vous demande de vous familiariser avec cette notion ; elle est le pivot de tout mon discours, elle est la formule la plus générale et la plus haute de la religion… c’est elle qui permet d’en déterminer le plus exactement la nature essentielle et les limites. »

On voit qu’il emploie ici indifféremment les termes Univers, Infini, ailleurs Totalité, Unité, Éternel, Absolu, pour désigner ce que par scrupule de conscience, comme je l’ai indiqué plus haut, il évite le plus souvent à cette époque d’appeler Dieu. Il s’explique à cet égard dans la suite de ce discours. Ses explications sont loin d’être aussi nettes qu’on les souhaiterait. On voudrait savoir dans quelle mesure le divin tel qu’il l’entend se distingue de l’univers connaissable, dans quelle mesure il lui est immanent ou transcendant. Schleiermacher tourne autour de la question sans la poser distinctement.

Il discute assez longuement sur la nature de Dieu aux pages 124 à 130. Ce qui est surtout sensible là, c’est que la question ne l’intéresse pas vivement. Le problème doit, d’après sa philosophie générale, relever de la métaphysique plutôt que de la religion, page 58. Or, du point de vue de la métaphysique, il est insoluble : une définition de Dieu est impossible, car toute définition est une limitation, par conséquent Dieu, l’Absolu, l’Infini, est par définition ineffable. Du point de vue religieux, l’idée que chacun se fait de Dieu dépend des besoins de sa raison, de son sentiment et de son imagination ; il faut laisser à tous une grande liberté à ce sujet. En cela, Schleiermacher est parfait romantique et le restera toujours. Ce libéralisme lui a permis et continue à lui permettre d’agir, non seulement sur des esprits indépendants comme lui ou plus que lui, mais aussi sur des croyants qui ont besoin de dogmes plus positifs, auxquels il n’adhère pas lui-même, mais dont il admet très bien la nécessité chez d’autres.

Ce qu’il se laisse aller à dire au sujet du divin reste très vague, ici comme plus loin. Il parle de la façon dont certains se représentent Dieu : soit comme chaos, soit comme pluralité sans unité, soit comme totalité ou unité dans la pluralité, système, pages 125-130, 187, 202, 240, 255-60 ; d’autres comme génie de l’humanité, ou comme individu absolument distinct de l’humanité, page 125, et comme personnalité. La notion de personnalité, essentielle pour le christianisme positif, n’a à ses yeux qu’une importance très minime, page 129, cf. 186, 256-258, 274.

Sa pensée intime se révèle dans des déclarations telles que : « Une religion sans Dieu peut être meilleure qu’une autre avec Dieu », page 126. « Dans la religion, l’idée de Dieu n’est par conséquent pas aussi importante que vous le pensez », page 130. « Dans la religion, Dieu n’est pas tout, il est un élément (Eins) et l’Univers est davantage », page 133.

Le spinoziste en lui est sûrement beaucoup plus près de l’immanence que de la transcendance. Nous l’entendrons insister, non sans protester à l’avance, comme il fera toujours, comme font tous ces monistes spiritualistes, contre toute inculpation de panthéisme, sur le fait que l’Univers, l’Infini, le Divin, peut être perçu et contemplé intuitivement en tout, absolument en tout, parce qu’il est en tout, absolument en tout, dans le fait ou l’être le plus particulier, comme dans la loi la plus générale. On a souvent l’impression que son Divin n’a pas d’autre existence que celle ainsi impliquée, qu’il n’a pas d’être à part.

Mais, de beaucoup des termes employés ressort cependant que, d’après le romantique, ce Divin ne se confond pas avec la nature matérielle. D’abord, il est au sein de la nature un principe agissant. L’auteur insiste beaucoup sur ce fait, pages 129-130, cf. 55-58, 67, 80, 107, 108. C’est par ses actes ou son activité, Handeln, Handlungen, Wirken, exercés sur les hommes, que le Divin se manifeste à eux. Cette conception s’accorde avec ce qu’il y a de dynamistique dans ce romantisme ; on peut rappeler ici le « au commencement était l’action », de Faust. Mais que faut-il entendre par ces « actes » ? Tout ce qui frappe les sens et l’esprit, toutes les réalités apparentes, finies, car tout fini, comme nous le verrons, est manifestation de l’Infini, et n’est rien d’autre en réalité.

D’autre part, et c’est de beaucoup le plus important, ce principe est un principe spirituel. L’auteur l’appelle une quinzaine de fois l’Esprit du monde, der Weltgeist, ou de l’Univers, ou de la Divinité, ou du Tout, l’Esprit qui dirige le Tout, page 100, dont toute existence est l’œuvre et la manifestation, pages 86-87. Nous verrons les sentiments qu’il paraît naturel au théologien qu’inspire ce Divin. Il admet que la religion consiste à l’aimer et à contempler joyeusement son activité, page 80. Si panthéiste qu’elle soit, l’idée qu’il se fait de son « Univers » a donc bien de la parenté avec celle que le chrétien se fait de son Dieu.

Mais il ne veut pas admettre que la religion dépende de l’idée qu’on se fait de Dieu. Car l’idée qu’on se fait de Dieu est l’œuvre, soit de la spéculation, soit de l’imagination créatrice. Or, la spéculation est à ses yeux, nous le savons, du ressort non de la religion, mais de la métaphysique, et ces constructions de la raison, ces superstructures de la foi, n’ont de solidité que celle de l’assise que leur fournissent les données de l’intuition. L’imagination créatrice, la Phantasie, est, il est vrai, aux yeux du romantique, une faculté éminente de l’esprit ; il en magnifie le rôle ainsi que font ses amis ; il déclare, page 129, qu’elle est ce qu’il y a de plus spontanément jaillissant dans l’homme, et qu’en dehors d’elle, tout n’est que réflexion sur elle. Il serait intéressant de comparer ce rôle à celui que Bergson attribuera à ce qu’il appelle la « fonction fabulatrice ». Chez Schleiermacher, c’est sans doute la Phantasie qui se représente l’ineffable, l’indéfinissable « Divin », comme le Créateur du ciel et de la terre, comme le Père et le Juge ; c’est elle qui l’anthropomorphise dans toute la mesure où elle le personnifie. Or, le théologien, tout en reconnaissant, dans ses Discours déjà, au Divin un plan, un dessein qui implique une certaine personnalité, se montrera toujours réfractaire en principe à toute personnification du Divin. Celui-ci est conçu par lui dans l’esprit du spiritualisme le plus ascétique. La Phantasie, de même que la raison, opère sur les données de l’intuition du Divin, et celles-ci ont seules la valeur d’une réalité certaine. C’est donc bien, comme il l’a dit, cette intuition qui est à ses yeux le principe même de la religion.

Voyons à présent comment il la conçoit.

Ce que, en 1799, il appelle presque toujours Anschauung, intuition, il le désignera plus souvent dans les éditions ultérieures par d’autres termes : Wahrnehmung, perception, Bewusstwerden, Innewerden, prise de conscience. Toutes ces expressions correspondent à une vue immédiate, directe, dans laquelle n’intervient aucune réflexion, aucun raisonnement, et qui porte sur la réalité véritable, cachée, essentielle, non sur une abstraction, pas plus que sur l’apparence sensible. Selon qu’il s’agit d’un acte ou d’un état d’esprit plus ou moins bref, on pout traduire le substantif par « intuition » ou « contemplation intuitive », le verbe par « saisir » ou « contempler » intuitivement.

Mais comment cette intuition se produit-elle ? Consiste-t-elle à saisir directement cet Infini, ce Divin, en lui-même ? Pour que ce fût possible, il faudrait entre autres conditions que ce principe, Dieu, eût une existence distincte du monde, et perceptible. Or, il n’en est rien aux yeux de Schleiermacher. Pour lui comme pour ses amis romantiques, l’Infini, quel qu’il soit, n’a d’existence que dans le fini, l’Éternel que dans l’éphémère, l’Absolu que dans le relatif. Dieu n’existe que dans l’Univers qui est la manifestation de sa puissance de création infinie, et par conséquent, en elle-même insaisissable, inconnaissable, ineffable.

C’est donc dans le contact de l’homme avec le monde connaissable que cette intuition se produit. Consiste-t-elle à saisir ce monde dans son ensemble, dans sa totalité et son unité ? Elle tend à cette vision d’ensemble, totale et une. Schleiermacher va montrer, pages 78-108, comment elle s’y achemine.

La nature extérieure à l’homme, que tant d’humains considèrent comme le temple de la divinité, le sanctuaire de la religion, n’en est d’après lui que le parvis. Les impressions qui naissent des grands spectacles qu’elle offre, orages foudroyants, océan déchaîné, invitent à chercher la cause de ces phénomènes, et conduisent ainsi à la science, à la philosophie, plutôt qu’à la religion. Les charmantes beautés de la nature ne sont que des parures éphémères, adventices, on ne saurait y saisir une réalité absolue. Les massifs montagneux immenses, les espaces à perte de vue, ne sont pas vraiment l’Infini et ne peuvent pas en donner l’intuition.

Ce qui, dans la nature, peut éveiller le sens religieux, ce sont plutôt les lois, avec leur universalité, l’ordre qui s’y manifeste, et l’unité divine dont il témoigne. Cependant, cette régularité peut sembler monotone, et le romantique méprise la monotonie ; elle peut ne donner l’impression que d’une puissance de création limitée. Ce qui fait naître celle d’une puissance illimitée, toujours jaillissante, toujours renouvelée, vraiment divine, ce sont plutôt les anomalies apparentes, les perturbations, qui invitent à remonter à une unité plus riche que celle attestée par la régularité des lois (p. 84-85). On voit bien ici l’idée dynamiste que le théologien, de même que ses amis romantiques, se fait du principe divin du monde. Cette notion est voisine de celle de chaos, mais d’un chaos apte à s’organiser en cosmos, qui tient une grande place dans l’idéologie de Fr. Schlegel et de Novalis à cette époque. Schleiermacher s’arrête en particulier aux lois physiques et chimiques, dont la découverte, vers la fin du xviiie siècle, produisit sur les esprits un effet comparable à celui des rayons X, puis de la théorie des quanta et de la mécanique ondulatoire à notre époque. Les combinaisons de quelques éléments donnent naissance à des corps infiniment variés, et cela par le jeu d’attractions et de répulsions qui sont une des lois fondamentales de la matière et de l’esprit. Mais ces attractions, comment en avons-nous connaissance, d’où nous en vient la notion ?

Ne serait-ce pas de l’intérieur de l’âme, du Gemüt, où nous constatons directement, en nous, les effets de l’amour et de son contraire ? Ici le romantique propose, avec toute l’apparence du sérieux, une des très rares exégèses bibliques qu’on rencontre dans ces Discours, et qu’il serait intéressant de rapprocher d’un mythe analogue de Baader, le grand mystique catholique son contemporain. Schleiermacher explique la création d’Ève par le dessein de Dieu de donner à l’homme, grâce à son amour pour la femme, la compréhension des lois d’un monde qui, sans cette révélation, restait pour lui un spectacle dépourvu de signification. « Dans cette chair de sa chair, dans cet os de ses os il découvrit l’humanité, et dans l’humanité, le monde », pages 88-89.

C’est donc, telle est la signification de ce mythe, dans les sentiments de son âme que l’homme trouve la révélation du principe divin, principe de vie de la nature comme de l’humanité. La parenté, l’identité foncière de l’inanimé et de l’animé est un des articles de foi du monisme des romantiques. Une conséquence en est que c’est en lui-même, dans les profondeurs de son « moi », que l’homme peut le mieux saisir la réalité véritable de l’être. L’idée qui inspire ici Schleiermacher est celle dont Novalis a donné la formule la plus expressive dans son mémorable « c’est vers l’intimité du dedans que va la voie mystérieuse ».

Mais d’autre part, dans l’âme individuelle même, c’est des relations humaines inter-individuelles que naissent ces sentiments et ces notions, et leur naissance a pour condition que l’amour du prochain révèle à chacun la parenté qui fait de l’ensemble des humains l’humanité. Il doit donc y avoir, comme nous avons eu déjà l’occasion de le dire, alternance de repliement sur soi et d’expansion hors de soi, de systole et de diastole suivant la terminologie usuelle de Goethe, chez qui cette idée a une si constante importance, de même que, sur un plan très général, celle de contraction et d’expansion chez les mystiques et chez Schelling.

L’humanité ainsi saisie dans son ensemble par l’amour est un aspect, plus révélateur que ne l’est la nature inanimée, de l’infinie richesse du principe divin de création et de vie. À la condition il est vrai de considérer avec sympathie l’infinie diversité des individus qui la composent.

En présence de cette diversité des individus et de l’harmonieuse totalité humaine, devant l’évolution progressive de cette humanité, et son histoire, qu’il doit étudier ainsi que Herder vient de convier à le faire, l’homme a, plus encore que devant les spectacles de la nature, l’intuition du principe éternellement vivant et infiniment créateur de l’Univers. Cependant il ne doit pas plus s’arrêter à la vision de l’humanité qu’à celle de la nature, car, si capable de diversification et de progrès soit-elle, la première comme la seconde n’est pas encore, même dans les manifestations de la vie morale, pages 107-108, même dans les œuvres par lesquelles ses libres initiatives prolongent la création divine, page 65, l’humanité n’est pas l’impossible réalisation des possibilités infinies de l’Univers.

Par delà la nature, par delà l’humanité, la religion pressent le surgissement d’actualisations toutes nouvelles de la virtualité infinie. « Toute religion tend, à pressentir quelque chose en dehors et au-dessus de l’humanité » (page 105). Mais ce n’est là qu’un pressentiment, et si romantique qu’il soit, le théologien ne veut pas prévoir que, dans cet au-delà de la nature et de l’humanité, l’homme puisse avoir l’intuition directe du principe des choses, du Divin, de Dieu, mieux que dans l’Univers lui-même, où ce Divin est immanent, et qu’il va, nous l’avons entendu, jusqu’à dire supérieur à Dieu (page 133).

Dans cette vision, tantôt analytique, tantôt synthétique, toujours animatrice, des choses et des êtres vivants, de la nature et de l’humanité, le sujet, sollicité par l’objet ou poussé par sa propre âme, est surtout actif. Dans l’intuition religieuse selon Schleiermacher, sous réserve du sentiment qui accompagne celle-ci, comme nous l’avons vu, il semble être plutôt passif. L’auteur des Discours insiste, comme nous l’avons signalé à plusieurs reprises, sur le fait qu’elle est l’effet d’une action du considéré sur le considérant. De même que les sensations ordinaires, sans nous renseigner sur la nature des choses, nous avertissent de leur action sur nous, de même la religion : l’Univers « est sans cesse en activité, et c’est ainsi qu’il se manifeste à nous à chaque instant », page 56. « Dans son essence la religion n’est ni pensée, ni action, elle est intuition et sentiment. Elle veut saisir intuitivement l’Univers, l’épier pieusement dans ses manifestations et ses actions, elle veut se laisser pénétrer par ses influences directes dans une enfantine passivité » (page 50).

On peut se contenter de signaler ce que Schleiermacher dit cependant ailleurs de la participation active que l’individu apporte à l’intuition par le sentiment qu’il y associe.

Et voici enfin ce que l’auteur des Discours nous dit de plus précis et de plus positif sur l’intuition religieuse (pages 71-76).

Cette intuition est caractérisée par une véritable fusion du sens (Sinn) de celui qui considère, et de l’objet considéré. Sur cette fusion, il est impossible de rien dire de précis, tant elle est fugitive, parce qu’aussitôt la réflexion intervient, sépare sujet et objet, et met fin à cet état d’une seconde de compénétration et d’union totale, absolue. Cet état ne peut pas être reconstitué par la pensée réfléchie, puisqu’il est caractérisé précisément par l’absence de toute réflexion. L’auteur recourt donc à une transcription poétique, pour laquelle il s’inspire visiblement de la tradition née du Cantique des Cantiques, pages 73-75 : « Cet instant est fugitif et diaphane comme la première haleine embaumée par laquelle la rosée éveille les fleurs ; il est pudique et délicat comme un baiser virginal, saint et fécond comme un embrassement nuptial ; non, il n’est pas comme eux, il est eux-mêmes. En un instant, par une sorte de magie, une chose qu’on voit, un fait qui se produit, revêtent l’ampleur d’une image de l’Univers. Au moment où elle prend forme, la figure aimée et toujours cherchée, mon âme vole au-devant d’elle, je l’étreins, non comme une ombre, mais comme l’être saint lui-même… » C’est ainsi que le protestant romantique la décrit, cette fusion de l’esprit de l’homme avec celui de l’Univers qui est selon lui l’intuition du Divin, mère de toute religion véritable. Il n’en mentionne pas la parenté avec les visions, les révélations des grands mystiques chrétiens, dont il y aurait lieu de comparer les descriptions avec celles qu’il fait de la sienne. Parenté de sœur pauvre, car l’extase du protestant se réduit à cette compénétration d’un instant. « Le moindre choc, et le saint embrassement s’évanouit… Ce moment est la fleur suprême de la religion. Si je pouvais vous y faire participer, je serais un Dieu. Que le sacré Destin me pardonne d’avoir dû vous découvrir des mystères plus augustes que ceux d’Éleusis », pages 72-75.

Cette page, avec ce que peut avoir de spontané son exaltation née d’un monisme unificateur de l’âme et du corps, avec son érotisme mystique, évocateur du style épithalamique de grands et grandes catholiques du passé, avec son rappel final, si peu pertinent, du rationaliste « Destin » et d’un culte de l’antiquité classique païenne, est une des plus caractéristiques du complexe romantique de Schleiermacher en 1799.

Mais non moins digne d’intérêt est une définition ascétiquement spiritualiste que l’auteur donne par deux fois de l’intuition extatique. À la fin de ce second discours, page 132, il recommande à ceux qui aspirent à l’immortalité de leur âme d’anéantir en ce monde déjà leur individualité pour vivre dans l’Un et le Tout, et se fondre ainsi dans l’Univers, le Divin. Et dans le troisième, page 166, il présente cet auto-anéantissement du moi particulier comme un moyen de réaliser en soi l’Infini, c’est-à-dire le Divin. Là, il engage l’individu à se contempler lui-même, en concentrant de plus en plus son attention sur sa pure intériorité, ajoute-t-il en 1821, jusqu’à ce que disparaisse à sa vue sa personnalité et son existence à part, précise-t-il en 1806, donc, par l’exclusion de ce qu’il y a en lui-même d’extérieur et d’égotiste. « D’autant mieux contemplerez-vous alors l’Univers (l’Infini, le Divin), et d’autant plus magnifique sera la récompense de la terreur que vous aura causée votre propre anéantissement par vous-mêmes ; cette récompense sera le sentiment de l’Infini que vous éprouverez en vous. »

Le moraliste mystique a le grand tort de ne pas préciser par une terminologie nette la différence qu’il fait pourtant entre deux « moi ». D’une part, ce qu’on pourrait dans le langage abstrait de l’époque, appeler le moi pur, ou nouménal, ou plus simplement la personnalité, d’autre part, le moi phénoménal ou empirique, ou plus simplement l’individualité. Le premier est celui qui représente vraiment l’Infini dans le fini, et doit pouvoir finalement s’unir à lui, par réduction, élimination, anéantissement du second, qui n’aura été que la condition de la fonction cosmique, religieuse du premier. Si l’auteur formule très mal cette distinction et assez mal les conséquences qui en découlent, il en tient compte cependant, et l’on doit noter la parenté entre le « retrait sur soi-même », la « destruction de soi », « l’auto-anéantissement » dont il parle, et le détachement du monde, la destruction de la double réalité extérieure et intérieure, la Geläzenheit qu’a prêchées Eckart, la « mort de la volonté propre », le « reniement de tout esprit de propriété » chez Tauler, la « mort à soi-même » de saint Jean de la Croix dans sa Nuit obscure, le « Vivre en mourant, mourir en vivant » de Ruysbroeck l’Admirable dans son Miroir du salut éternel, « l’ascension de l’imparfait au parfait » chez Boehme : illustre lieu commun de toute la grande tradition de l’ascétisme mystique chrétien, qu’il est très intéressant de voir évoqué ainsi chez Schleiermacher. Mais chez le romantique moderne il s’agit d’exaltations passagères, non d’un état à stabiliser. Il n’est nullement porté à l’ascétisme. D’autre part, il faut le noter aussi, cette fusion avec le Divin ne tourne jamais chez lui à la divinisation du moi, et à sa mise au-dessus de la moralité, en vertu de la maxime « tout est pur pour les purs », comme ce fut le cas au moyen-âge chez les Amauriciens, Ortlibiens, Beghards et autres Frères du Libre Esprit, et à diverses époques chez bien d’autres sophistes d’une mystique dévoyée. Il y a lieu, il est vrai, pour être complet, de signaler deux formules fort imprudentes à les prendre isolément, p. 66 : « Si condamnable qu’une chose soit à d’autres égards, en tant que représentation de l’Infini elle est digne d’exister », et page 234 : « Tout ce qui est humain est saint, car tout est divin ». Ces incidentes rendent sensible le danger de minimisation de la différence entre le bien et le mal, Dieu étant présent en tout, dans le mal comme dans le bien, danger auquel expose toujours le panthéisme, même spiritualisé comme il l’est dans ces Discours. Mais ici ce danger est refoulé par l’idée, constamment sous-jacente, que la religion en question n’est compatible qu’avec une morale valable pour tous.

Ce qui importe plus que la nature exacte, la durée ou la fréquence de ces états de fusion intuitive avec l’Infini, c’est l’effet qu’elle doit avoir d’après Schleiermacher. De cette fusion d’un instant de l’être percevant, qui est un individu, avec l’objet perçu, senti comme manifestation finie du principe infini, divin de l’Univers, le théologien déclare qu’elle est le moment de la naissance de tout ce qui est vivant dans la religion. D’après lui, toute croyance non vivifiée par de telles intuitions n’est que foi d’emprunt, sans vraie valeur religieuse. On peut discuter celle de l’extase qu’il décrit, de l’intuition qu’il a définie. Il n’est guère contestable cependant que l’orthodoxie la plus positive, si elle n’est pas avivée par des émotions qui transportent au-dessus de lui-même l’être tout entier, peut n’être qu’acceptation passive de dogmes inermes. C’est l’extravasion et la fixation dans l’être tout entier de l’effet produit par de telles intuitions qui doit, selon le théologien romantique, rendre vraiment religieuses, en les animant d’une vie personnelle, la foi et les règles de conduite communiquées et dictées par la tradition.

Nous retrouvons ainsi partout le même souci de séparer, avant de les réunir de nouveau, la religion pure de la métaphysique comme de la morale.

En elle-même, cette intuition telle qu’il l’a décrite, cette exaltation de l’être tout entier en communion et union avec l’Infini, dépourvue de tout caractère intellectuel et moral, peut paraître de nature affective et esthétique, beaucoup plus que positivement religieuse, et surtout chrétienne.

Cependant, Schleiermacher s’est plu en 1799, dans trois pages, les 108 à 111, réduites, on ne comprend pas pourquoi, à trois lignes dans l’édition de 1806, à montrer comment cette intuition de l’Univers fait naître très naturellement, sous l’influence de l’Esprit du monde qui apparaît ainsi, des sentiments très semblables, dans les définitions qu’il en donne, à ceux du chrétien pour son Père céleste, pour les hommes ses frères, et pour lui-même : respect et humilité à l’égard de Dieu, amour et pitié à l’égard des hommes, repentir à l’égard des insuffisances de sa propre vie, désir de se concilier Dieu, ardente aspiration à renverser la direction de son existence, umzukehren (terme distinct, mais très voisin du sich bekehren, expression traditionnelle pour la conversion chrétienne). Tous ces sentiments, ajoute-t-il, sont religieux et non moraux, car ils impliquent amour et inclination pour ce qui est hors de nous, alors que la morale exige une activité déterminée uniquement du dedans, sans égard, pour son objet extérieur, page 111 ; il s’inspire là, ainsi qu’on le voit, comme toujours, du formalisme rigoureux de la morale kantienne et rejette, sa doctrine le veut ainsi, ce que ces sentiments donnent de force à la vie morale, en la reliant au respect pour les volontés d’un Dieu saint, tout justice et tout bonté.

Schleiermacher termine ce second discours par deux pages sur l’immortalité.

Il devrait, semble-t-il, se montrer favorable à l’idée de l’immortalité personnelle. Elle assure la durée sans fin de la vie individuelle. Or le romantisme est foncièrement individualiste. On lui reproche très communément de l’être avec excès, et cette critique est justifiée, sous réserve d’une restriction importante que le quatrième discours donnera l’occasion de rappeler. Ce qu’il convient de noter ici, c’est que l’individualisme a, chez ces romantiques, une base métaphysique, religieuse. Une de leurs idées fondamentales est en effet que l’Infini ne peut se réaliser que dans une infinité de formes finies, l’absolu que dans une infinité de connexions relatives, le divin que dans une infinité de réalisations terrestres. Ils n’emploient pas le mot « s’actualiser » qui n’est pas encore courant. Schleiermacher dit le plus souvent « se représenter », sich darstellen, et surtout « se manifester », sich offenbaren qui est d’ailleurs le terme ordinaire de la mystique traditionnelle.

Il évoque très peu la différence entre le virtuel et l’actuel (pages 260, 310-311). Il ne pose pas la question qui, si l’on n’admet pas une dualité originelle, est le problème des problèmes : pourquoi le passage de l’un au multiple, pourquoi la création du monde ? Par besoin de Dieu de se connaître ? Ou d’avoir des êtres à aimer ? Ou par nécessité intrinsèque de dédoublement, sous l’effet de la concentration sur soi-même ? Cette question est de celles qui, d’après lui, relèvent de la métaphysique et non de la religion, et sont d’ailleurs insolubles. Il admet comme un fait de développement normal cette manifestation, cette « représentation » de l’Infini par la multiplication des individualités finies.

Il déclarera, pages 233-234 : chaque croyant sait qu’il est lui aussi une partie et une création de l’Univers (= de Dieu), qu’en lui aussi se manifeste l’activité et la vie de ce principe divin, qu’il est donc lui aussi pour les autres un objet digne de la contemplation intuitive. Il fera voir plus loin, 5e discours (pages 266-268), dans la naissance d’un individu humain celle d’une conscience déterminée de l’Univers, nécessaire à la multiplication de ces consciences individuelles, finies ; leur diversification doit viser à une totalité qui ne saurait être atteinte, puisqu’elle devrait équivaloir à l’infini, mais dont il importe d’approcher le plus possible. Dans ce second discours, page 53, il parle de « la nature infinie et vivante dont le symbole est diversité et individualité », et condamne comme il le fera encore ailleurs, page 64, le misérable idéal d’une « glabre uniformité ».

Il devrait donc, semble-t-il, souhaiter à ces consciences individuelles l’immortalité d’une éternité personnelle. Tel n’est pas le cas. Il ne veut voir chez ceux qui y aspirent que le désir d’être doués pour l’éternité d’yeux mieux voyants et de meilleurs membres. C’est à ce sujet qu’il recommande aux individus, pages 132-133, d’anéantir en eux dans ce monde déjà leur individualité, pour vivre dans l’Un et le tout, et se fondre ainsi dans l’Univers, c’est-à-dire dans le Divin. Cet élargissement infini de l’individualité équivaut à une fusion du fini avec l’Infini, et cette fusion avec l’Infini permet d’être immortel la durée d’un instant, « de chaque instant » renforcera la seconde édition. C’est là, conclut le romantique, la vraie immortalité religieuse. Il parlera de même, à la fin du quatrième discours, page 234, du croyant qui, communiant pleinement avec toute l’humanité, « sortant de lui-même, triomphant de lui-même, est sur la voie de la vraie immortalité, de la vraie éternité ».

N’y a-t-il pour le théologien romantique pas d’autre immortalité que ces minutes d’extase au cours de la vie terrestre journalière ? Ou celles-ci sont-elles des anticipations fugitives de l’éternité qui succède à la mort ? Sans qu’il le dise aussi nettement qu’on voudrait, il semble que pour lui, la mort, c’est le retour définitif du moi, particularité distincte, finie, à l’infini du grand Tout ; c’est le résultat et l’effet de l’autodestruction du moi particulier par le renoncement à son vouloir-vivre ; c’est la résorption du multiple dans l’Unité infinie et indéfinie de l’Être en soi, la réduction du différencié à l’Indifférencié primordial et final ; c’est ce qui, sous des aspects divers mais plus semblables que différents entre eux, est l’aboutissement du monde et de l’humanité parce que c’en est la loi cosmique, résultant de sa réalité véritable, selon toute la tradition mystique qui va des néo-platoniciens à Eckart, à Boehme, et qui reste dans la ligne d’un désir optimiste de vie indéfinie chez Schelling et chez Hegel comme chez Schleiermacher, avant de tourner à la volonté pessimiste d’anéantissement chez Schopenhauer.

Qu’est-ce qui peut subsister d’individuel dans le moi pur ainsi résorbé ? Très sagement le romantique ajourne, au moment où ses amis auront réalisé en eux cette « fusion avec l’Univers », l’entretien sur « les espérances que la mort nous donne et l’infinitude à laquelle nous nous élevons infailliblement par elle ». Il se refusera jusqu’à la fin du discours, et répugnera toujours, aux spéculations de ce genre. Mais nous savons comme il condamne l’espoir de récompense et la crainte de châtiment dans l’au-delà. Il exclut donc de la vie religieuse la prévision de l’accueil dans les bras d’un Père, comme celle de la comparution devant un Juge. De cette minimisation de l’immortalité dans l’au-delà résulte que c’est au cours de son éphémère existence terrestre surtout que le croyant est heureux ou malheureux, selon qu’il se sent en accord ou en désaccord avec l’exemple de perfection donné par le Christ ; par suite, le problème du salut, et par voie de conséquence celui de la grâce et celui de la prédestination perdent beaucoup de leur importance.

Ainsi ces idées sur l’immortalité, non moins ascétiquement spiritualistes que sa conception de Dieu, sont de celles par où sa pensée et son sentiment s’écartent le plus de la piété chrétienne traditionnelle.

Il ne s’en est cependant guère moins éloigné dans sa très libre interprétation d’autres articles de foi, qui figurent aussi parmi les croyances fondamentales du christianisme positif (pages 115-121).

Que sont les dogmes ? Quelques-uns ne sont que l’expression abstraite de certaines intuitions religieuses, d’autres le résultat de la réflexion sur des données immédiates du sens religieux, et naturellement d’après Schleiermacher ce sont ces intuitions, ces données qui constituent la vérité réelle et vivante des dogmes.

Qu’est-ce que le surnaturel, miracles, inspirations, révélations ? Miracle est le nom religieux de n’importe quel fait, serait-il le plus naturel et le plus ordinaire, qui se prête à ce qu’on le sente en rapport direct avec l’infini ou l’Univers, en d’autres termes, qui se prête à être objet de l’intuition religieuse.

Qu’est-ce qu’une révélation ? Toute intuition de l’Univers originale et nouvelle en est une.

Que sont les prophéties ? Toute anticipation de la seconde moitié d’un événement religieux, quand la première est donnée, est une prophétie.

Que sont les grâces ? Tous les sentiments religieux sont surnaturels, car ils ne sont religieux que dans la mesure où ils sont l’effet direct de l’action sur nous de l’Univers, et c’est à chaque individu de juger si, en lui, ils ont ce caractère. Encore une fois, ceux chez qui la foi n’est pas vivifiée par de telles expériences personnelles n’ont qu’une religion d’emprunt.

Sans doute, la plupart des hommes ont besoin d’un initiateur et guide (pages 121-123). Schleiermacher emploie ici le terme Mittler, médiateur, supprimé en 1800, pour désigner celui qui doit éveiller en eux le sens religieux et lui donner sa première direction. Mais ce devrait être là une phase transitoire. Chacun doit arriver à voir de ses propres yeux dans ce domaine, et à l’enrichir de son apport personnel.

Cette conviction amène Schleiermacher à formuler son sentiment sur les livres sacrés en général. Il ne voit en eux, comme il faut s’y attendre, aucune révélation surnaturelle, source unique d’une vérité éternelle. Il déclare, page 122 : « tout livre sacré n’est qu’un mausolée de la religion, qui témoigne qu’un grand esprit a été là, qui n’y est plus, car s’il était encore vivant et agissant, comment accorderait-on une si grande valeur à la lettre morte, qui ne peut reproduire de lui qu’une faible image ? Celui qui a de la religion, ce n’est pas celui qui croit à un livre saint, mais bien celui qui n’en a pas besoin, et serait sans doute capable d’en composer un lui-même. » Ici, le théologien va presque aussi loin dans l’extravagance romantique que Fr. Schlegel qui, dans une lettre du 2 décembre 1798 à Novalis, se demandait comment il convenait de partager entre eux deux les rôles de saint Paul et du Christ. Ce qu’il y a là de plus téméraire, « en composer un lui-même », sera supprimé en 1806. Mais la seconde édition maintiendra ce que Schleiermacher dit dans le cinquième discours, page 305, de la Bible chrétienne : « Les saintes Écritures sont devenues Bible en vertu de leur propre force intrinsèque, mais elles n’interdisent à aucun autre livre d’être ou de devenir aussi Bible, et ce qui serait écrit avec une force égale, elles se le laisseraient volontiers adjoindre. »

On pourrait voir un argument topique, montrant ce qu’il y a de juste dans ce paradoxe, dans le fait que quelques poésies religieuses de son ami Novalis ont été plus tard admises dans les recueils de cantiques des églises protestantes allemandes.

Dans son ensemble, ce second discours montre l’auteur faisant sortir de l’intuition de l’Univers, telle qu’il la définit, des sentiments et des idées qui tantôt s’apparentent aux croyances chrétiennes, tantôt s’en éloignent plus ou moins. Il les interprète toujours avec une parfaite liberté d’esprit, et insiste constamment sur le fait, primordial à ses yeux, que ces sentiments, ces idées, ces croyances, ne sont une religion vivante qu’à la condition d’être vivifiés par une expérience personnelle, de la nature de celle qu’il a décrite.

La doctrine ainsi esquissée a été jugée en général par les croyants comme plus philosophique et surtout plus esthétique, que proprement religieuse. Il est certain que, si elle côtoie souvent le christianisme, elle est bien loin de se confondre avec lui.

Cependant, il importe de le reconnaître aussi, elle est animée d’un spiritualisme qui tend à élever la vie, tant sur le plan de la spéculation philosophique que sur celui de l’activité pratique, bien au-dessus du bas matérialisme et du plat égoïsme, comme d’un strict rationalisme. Elle laisse ainsi pressentir comment elle pourra, en se rapprochant du christianisme positif tel que le définira incomplètement mais avec sympathie le 5e discours, vivifier une orthodoxie figée dans des dogmes trop systématisés et dans un moralisme trop codifié. Cette vivification du christianisme, par une conception plus juste de la religion pure, est dès à présent la vocation même du protestant romantique.

TROISIÈME DISCOURS

SUR LA CULTURE DE L’ESPRIT
EN VUE DE LA RELIGION

Après avoir, dans le second discours, défini l’essence de la religion, et l’avoir trouvée dans ce qu’il appelle l’intuition de l’Univers, Schleiermacher va se demander si, et comment, on peut disposer l’homme à de semblables intuitions, si, et comment, on peut développer en lui le sens religieux.

Étant donné ce qu’est à ses yeux ce sens, celui qui permet une intuition immédiate du divin, étant donné que c’est la faculté d’un sentiment tout spontané et personnel, jailli des profondeurs de l’âme individuelle, et pur de tout élément intellectuel, la religion ne peut naturellement pas être imposée, elle ne peut même pas s’enseigner ; elle ne peut que s’exprimer, et tenter de se répandre librement. Schleiermacher dit s’y être essayé, jusqu’ici sans succès : « Quand j’ai voulu faire entendre la musique de ma religion, rien n’y a répondu », page 135.

Tous les hommes pourtant, sont doués plus ou moins de ce sens. En 1799, Schleiermacher, à vrai dire, écrit, page 136 : « Le nombre est grand de ceux à qui la religion a été refusée » ; en 1806, il corrige : « de ceux à qui il n’est pas donné de développer en eux la religion », et page 144 il déclare, dès 1799 : « La disposition à la religion est innée à l’homme comme toute autre. » À travers ces fluctuations, il insiste avec constance sur le fait que ce sens ne saurait être inculqué, et se prête très peu à être développé du dehors ; on peut bien agir sur la raison par des raisonnements, il y a là une sorte d’action mécanique qui peut être exercée, mais le sentiment en question est une fonction organique de l’âme, on ne saurait pas plus agir sur un tel développement organique que sur celui d’une plante. La comparaison ici peut sembler aussi contestable que l’idée : ne peut-on pas agir indirectement sur le développement spirituel par une atmosphère favorable, comme sur la croissance d’une plante en la protégeant contre les intempéries ou par l’arrosage et l’amendement du sol ? Nous verrons d’ailleurs Schleiermacher le reconnaître tout à l’heure. Ce qui est à relever ici, c’est l’opposition, si fréquemment formulée par le romantisme, très souvent évoquée dans ces Discours, entre le mécanique et l’organique, page 139.

Tout ce qu’on peut faire, d’après Schleiermacher, en faveur de ce sens inné, c’est s’abstenir de le comprimer et de l’étouffer. Ce qui peut produire un tel anéantissement, ce ne sont pas, prétend l’auteur, les railleries des sceptiques, ni l’immoralité des sans scrupules (page 144). Négations bien absolues, caractéristiques de ce qu’il y a parfois de peu réfléchi, de peu mesuré et de peu solide dans ces propos du jeune théologien. D’autant plus que le romantique minimise ces dangers pour mettre au premier plan et grossir celui qui, d’après lui, vient du bon sens pratique. Les grands ennemis de la religion, déclare-t-il, ce sont les hommes raisonnables et pratiques, ceux « qui ont la rage de vouloir comprendre », page 144. En 1806, il reconnaît qu’il avait trop incriminé la raison, dans sa fonction la plus normale, et remplace « comprendre » par « supputer et expliquer ».

Le remède contre ce mal, c’est le goût nostalgique du merveilleux et du surnaturel, goût auquel est si portée la jeunesse, qui aspire naturellement à plus haut que les richesses de ce monde. Elle cherche à satisfaire ce besoin par la lecture de poèmes qui mettent en scène des êtres supraterrestres. Elle a tort sans doute, de chercher ainsi l’Infini en dehors du fini, remarque l’auteur, par application d’une idée dont nous avons constaté l’importance dans sa doctrine. Mais, continue-t-il, la pédagogie rationnelle de l’époque a plus tort encore de ne pas laisser la jeunesse contenter cet instinct dans la religion même, comme on laissait faire autrefois ceux pour qui Dieu, le Sauveur et les anges étaient comme une autre espèce de fées et de sylphes, pages 145-146 ; ici, dans la troisième édition, en 1821, Schleiermacher remplacera « Dieu » par le « Père céleste », expression qui évoque plus vivement l’imagerie des récits bibliques et des crèches de Noël ; l’éducation rationaliste, continue-t-il, a grand tort de combattre de telles dispositions, et de donner aux jeunes âmes, au lieu de cet aliment fantastique dont elles ont besoin, d’ennuyeuses leçons de morale pratique. Remarquons ici que la psychologie et la pédagogie actuelles donnent en grande partie raison sur ce point au romantique.

Il va développer sa critique du rationalisme, pages 146-149.

Il s’attaque d’abord au plat réalisme, pour lequel tout doit avoir son dessein et son but. Cette polémique contre l’utilitarisme terre-à-terre est un thème bien romantique. Il est développé en particulier avec une plaisante virtuosité par Fr. Schlegel dans sa Lucinde, chapitre XIII : « Agir à dessein, combiner les desseins en vue d’un nouveau dessein, est un défaut si enraciné dans l’homme que ce n’est qu’à dessein qu’il peut arriver à agir sans dessein. » Il est amusant d’opposer à ce texte celui de la Dramaturgie de Lessing, chapitre XXXIV, où le grand rationaliste développe l’idée que cette faculté d’agir avec dessein est précisément ce qui distingue et ennoblit l’homme. Mais ce n’est pas seulement à l’utilitarisme des plats rationalistes que le romantique s’en prend. Il attaque aussi leur méthode intellectuelle. Ils ont le tort de s’exercer seulement à expliquer l’enchaînement des choses dans le détail, d’analyser les corps, de décomposer les ensembles, au lieu qu’il importe de chercher quelle est la nature intime des choses, et de saisir les ensembles, pour s’élever au sentiment religieux de l’Univers. Les rationalistes appliquent leur méthode dissolvante à l’égard aussi de ce qui forme de soi-même un tout, c’est-à-dire, explique l’auteur, de ce qui, soit dans la nature, soit dans l’œuvre des hommes, présente un caractère artistique, page 149. Nous avons ici un des passages où affleure une idée goethéenne et romantique à laquelle Schleiermacher n’adhère qu’avec réserve, comme nous le verrons plus loin, l’idée que l’œuvre d’art est par excellence révélatrice du divin, et que la nature agit parfois en artiste.

Après avoir attaqué l’utilitarisme et le manque de profondeur aussi bien que d’horizon des rationalistes, Schleiermacher s’en prend encore à l’étroitesse avec laquelle ils prétendent enfermer toute la vie de la jeunesse dans les limites de l’existence bourgeoise. Petite sphère inféconde, où manquent, énumère-t-il, et cette énumération est celle des biens supérieurs que le romantisme apprécie : les sciences, les mœurs, l’art, l’amour, l’esprit et tout autant la lettre (page 152). On peut être surpris de voir cette énumération des biens spirituels les plus précieux close par der Buchstabe, la lettre, la lettre qui tue ce que l’esprit vivifie, la lettre si honnie, pense-t-on généralement, par tout le romantisme.

Schleiermacher a jugé utile de s’expliquer à ce sujet dans la note 3 de la troisième édition, et cette justification mérite d’être signalée. Elle montre que ce n’est pas sans réflexion que le romantique de 1799 déjà avait assigné une valeur à la « lettre ». Le théologien de 1821 explique pourquoi, à son sens, la lettre, à condition de ne pas se séparer de l’esprit, de ne pas être « lettre morte », a son importance, sa valeur et sa dignité : c’est que c’est elle qui, par le travail de la réflexion, fixe ce qu’il y a de vacillant et de fuyant dans les conceptions de l’esprit.

Idée très raisonnable, à laquelle il est intéressant de constater que Schleiermacher avait déjà su s’élever en 1799. Nous avons bien d’autres témoignages de la part qu’il sait faire, et que ses amis romantiques font, beaucoup plus qu’on ne le reconnaît ordinairement, aux nécessités formelles de la vie de l’esprit. Sans la lettre, s’il n’entre pas dans les formes arrêtées du langage, le contenu de l’esprit reste insaisissable, fuyant, et s’évanouit. Nous verrons cette idée reparaître un peu plus loin sous un autre aspect.

Ici vient un passage (pages 152-153), où Schleiermacher exprime avec assez de force et de netteté uns des idées fécondes qu’il partage avec ses amis, idée que nous l’avons déjà vu et que nous le verrons encore appliquer plus loin aux religions, celle que, pour comprendre vraiment les choses, il faut ne pas les considérer du dehors, d’un point de vue extérieur à elles et identique pour toutes. Ce n’est pas là, dit-il, le vrai moyen de s’élever à l’universalité. C’en est une fausse conception. Pour parvenir à la vraie universalité, il faut au contraire pénétrer à l’intérieur des choses et des êtres, afin de pouvoir les considérer du dedans, dans leur originalité profonde. Il ajoutera un peu plus loin que pénétrer ainsi dans l’originalité distincte des manifestations finies de l’Infini, c’est la condition pour se rendre compte de l’infinie diversité par où se manifeste sa fécondité infinie.

On est souvent tenté de rapprocher la pensée de ce romantique allemand de 1799 de celle de Bergson. Ici vraiment, le parallélisme s’impose entre cette idée et la définition bergsonienne de l’intuition : « On appelle intuition cette espèce de sympathie intellectuelle par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique et par conséquent d’inexprimable. »

L’idée qu’il faut, pour comprendre et juger choses et êtres, les considérer du dedans, selon leur nature originale, cette idée s’oppose à la conception rationaliste, qui entend tout apprécier à une même commune mesure. L’un et l’autre point de vue à sa légitimité sans doute. Le second, domine presque exclusivement aux xviie et xviiie siècles. On peut estimer qu’il était bon que l’utilité, la nécessité de l’autre fût aussi mise en lumière. Ce fut un des mérites de Herder, puis des romantiques, des frères Schlegel en particulier. Ils ont joint l’exemple au précepte, en interprétant les anciens d’abord, les modernes ensuite, et les plus grands, Dante, Calderon, Shakespeare, Goethe, de manière à faire connaître et apprécier dans chacun, à la fois ce qu’il a de plus individuel et original, et de plus universellement humain.

Après tant de remarques d’un caractère plutôt abstrait, en voici une tirée de l’observation de la vie, qui fournit à l’auteur une nouvelle arme contre les rationalistes, pages 153-154. Cherchant ce qui peut éveiller chez l’homme le sens religieux, il note : Dans la vie de l’homme, dans ses rapports avec l’Univers, il y a des ouvertures ménagées sur l’Infini, des points qui sont comme des points de vue auxquels chacun est conduit pour que son sens trouve le chemin de l’Univers, et pour que cette vision suscite en lui des sentiments qui ne sont pas encore la religion, mais qui y disposent. De semblables ouvertures, pratiquées sur l’Infini dans lequel baignent nos vies finies, sont le commencement et la fin de celles-ci, la naissance et la mort. Or, les rationalistes ne savent pas profiter de ces aperçus ! Ils les voilent ou les faussent. S’il leur arrive de penser à la mort, cette pensée ne leur inspire pas une secrète nostalgie, un respect sacré, non, elle ne leur suggère qu’une idée, celle de gagner parmi la jeunesse quelques disciples à Hufeland. En 1806, l’auteur comprendra la nécessité d’expliquer qu’il s’agit de l’Art de prolonger la vie humaine, ouvrage publié en 1797 par le réputé médecin et professeur d’Iéna, dès 1801 à Berlin, et dont la vogue devait durer jusqu’au milieu du xixe siècle, non seulement en Allemagne, mais, par des traductions, dans tous les pays d’Europe, y compris la France. Cette platitude, cette étroitesse, sont le résultat, continue-t-il, de la politique qui a succédé à celle du despotisme brutal, et qui est celle d’un eudémonisme paternel. Il entend évidemment par là un régime fondé sur l’idée d’un bonheur conçu de façon toute terrestre, matérielle, ainsi que le comprend souvent un esprit utilitaire. Nous avons ici une des très rares remarques de cet ordre. Elle prouve que Schleiermacher condamne, de même que la morale et la philosophie, la politique aussi du plat rationalisme du xviiie siècle.

L’auteur tient naturellement à bien distinguer ses amis romantiques des bas utilitaristes. Il faut que les vrais Gebildete, les vrais « cultivés », auxquels il s’adresse, réagissent énergiquement contre le rationalisme qui étouffe le sens religieux. Cette réaction, nécessaire pour développer et fortifier le sens de l’Infini, a pour condition que l’homme s’absorbe moins dans l’étude et l’exploitation du monde extérieur, matériel, qu’il s’attache davantage à la contemplation du monde spirituel, intérieur. Le remède, c’est donc le repliement sur soi-même. Nous avons ici une nouvelle application de l’idée formulée par Novalis dans son aphorisme : « C’est vers l’intimité du dedans que va la mystérieuse voie ». Schleiermacher aura soin de spécifier ailleurs que ce repliement sur soi ne doit nullement enfermer l’individu dans un monde étroit. En lui-même, l’individu doit trouver le mystère de l’Infini, dont il est une des individuations finies, et le sentiment de ce mystère en lui doit l’inciter à chercher en tout et partout les manifestations de ce principe infini.

Il y a des esprits, continue-t-il, pages 157-158, qui sont naturellement portés à s’élever vers l’Infini. Ce sont les natures fantastiques, phantastische Naturen, qui ont un certain penchant au mysticisme. Il se rend bien compte que cette disposition peut être superficielle et capricieuse ; il emploie ici l’expression peu flatteuse : ceux qui se distinguent par un vernis mystique. De telles natures fantastiques, observe-t-il, manquent de l’application et de la pénétration nécessaires pour aller jusqu’à l’essence de la religion. Elles ont des velléités religieuses, des accès fugitifs de religion, des lueurs, dirons-nous, qui ne deviennent pas une lumière. D’autre part, ceux qui sont toujours repliés sur eux-mêmes manquent bientôt de la substance qui est nécessaire pour alimenter cet esprit et pour faire « des virtuoses, ou des héros de la religion », c’est un des passages où il sentira en 1806, l’inconvenance de cet emploi du mot virtuose et le remplacera par une expression plus pertinente.

De ces natures fantastiques, de ces pseudo-mystiques, Schleiermacher distingue les vrais mystiques. Il n’hésite pas à proclamer la respectable grandeur de la disposition d’esprit que, par opposition au terme péjoratif alors à la mode, et qu’il emploie lui-même dans d’autres passages, Schwärmerei, divagation papillonnante, il appelle eine grosse kräftige Mystik, une grande et vigoureuse mystique. La définition qu’il en donne lui est d’ailleurs particulière, pages 158-159. Elle se réfère à son système, au rapport que nous l’avons vu statuer entre l’intuition de l’univers extérieur et la contemplation par l’individu de son monde intérieur. Cette grande mystique, selon lui, interprète l’univers extérieur d’après ce qu’elle trouve dans le monde intérieur, dont sa haute sagesse sait se contenter. Elle admet donc le contrôle d’une certaine expérience, celle que fournit la vie intime.

Assurément, continue l’auteur, il se produit chez les hommes d’aujourd’hui des intuitions religieuses, chez les jeunes surtout, et même, il n’y a pas d’être humain à qui ne soit apparu au moins une fois ce qu’il appelle ici, comme souvent, nous l’avons dit : « Le haut Esprit du monde », auquel il prête même à présent, par un anthropomorphisme contraire à ses principes, « un regard pénétrant », page 161. Mais ces intuitions sont rares, discontinues, éparses. L’époque manque de ces « héros de la religion », de ces « âmes saintes », pour qui la religion est tout. Il importerait qu’on vît survenir de semblables héros, de semblables saints. Schleiermacher exprime l’espoir que la tendance et les idées qu’il constate chez ses amis contribueront à une telle reviviscence de la religion. La note 4 du commentaire de la troisième édition reconnaîtra avec chagrin que le renouveau dont il exprime ici l’espoir n’a pas donné ce qu’il en attendait. Pour le dire en passant, ce regret prouve qu’il n’était pas plus disposé en 1821 qu’en 1799 à se contenter de manifestations extérieures comme l’ont été la religion esthétique du premier et la religion politique du second romantisme, et montre aussi qu’il n’a jamais eu la vanité de se considérer lui-même comme un de ces héros.

C’est ici que reparaît, plus développée et précisée, une observation dont j’ai déjà signalé l’importance à l’occasion de la réserve opposée par Schleiermacher au prométhéisme, à l’occasion aussi de son apologie de la « lettre ».

On reproche en général à ce romantisme une aspiration déréglée à l’illimité, un esprit de démesure. Non sans raison. Il donne souvent dans cet excès, mais pas toujours, loin de là. Sa psychologie est beaucoup plus complexe, riche et nuancée qu’on ne l’admet ordinairement. J’ai montré ailleurs que l’autolimitation et l’autodétermination jouent un rôle important dans la culture du moi telle que l’entend à cette époque Fr. Schlegel (cf. Le culte du moi et la culture du moi chez Frédéric Schlegel. Revue de Métaphysique et de Morale, 1934, p. 205-233). Elles en jouent un important aussi dans la théorie voisine que Schleiermacher expose en 1800 dans ses Monologues. Ici, dans ce troisième discours, page 164, les termes dans lesquels il s’exprime s’adressant à ses amis, sont les suivants : « Avec la liberté illimitée (corrigé en 1821 en « reconquise ») du « sens », peut très bien se concilier une limitation et ferme direction de l’activité. C’est la grande exigence avec laquelle les meilleurs d’entre vous se présentent actuellement à nos contemporains et à la postérité. Vous êtes vous-mêmes las d’assister à des divagations encyclopédiques (c’est-à-dire, à des recherches, à des études poussées en tous sens, désordonnées) et stériles. Vous n’êtes devenus ce que vous êtes que par l’autolimitation, Selbstbeschränkung, et vous savez qu’il n’y a pas d’autre moyen de cultiver son moi, sich zu bilden ; vous proclamez donc avec insistance que chacun doit chercher à devenir un être déterminé et à se donner à une activité quelconque avec constance et de toute son âme. »

La nécessité de la spécialisation, de la limitation, ainsi reconnue comme condition de la culture de l’homme, de la formation du sujet, le romantique la pose aussi comme condition de la constitution de la chose, de l’objet. Il continue : « Personne ne peut mieux apprécier la justesse de ce conseil que ceux qui se sont élevés à un degré d’universalité du sens tel qu’ils savent qu’il n’y aurait pas d’objets si tout n’était pas séparé et limité », page 164.

Nous avons ici la reconnaissance d’une vérité élémentaire, mais souvent méconnue par les mystiques ou par les esprits qui, tout simplement, se font de l’imprécision un mérite : sans séparations, sans limitations, pas d’objets distincts, un magma confus, qui n’offre de prise ni aux sens, ni à l’intelligence. Nous retrouvons ici l’idée, formulée au sujet de la valeur de la « lettre », que Schleiermacher développera dans son commentaire de 1821, note 3.

Ici, page 164, il ajoute une observation très importante pour la juste interprétation de sa théorie de l’intuition religieuse : « Précisément, cette limitation de la force, pourvu qu’elle n’atteigne pas le sens lui-même, ouvre d’autant plus sûrement à ce dernier la voie vers l’Infini. » Ce qui suit est confus, mais en voici la signification : plus le sens, limitant son activité, connaît et délimite l’objet particulier, fini, auquel cette activité s’applique, plus il sentira que cet objet limité, fini, ne peut exister que par rapport à un ensemble, l’ensemble de nombreux, d’innombrables autres objets limités et finis, dont la totalité approche de l’infini. L’autolimitation même de son activité conduira ainsi le « sens » vers l’Infini, lui donnera tout au moins un pressentiment de ce que Schleiermacher appelle en 1799 du nom usuel dans ces Discours : « l’Univers », qu’en 1806 il appellera « le monde et Dieu ». Elle lui rendra sensible l’Infini dans le fini, le Divin dans le terrestre, et lui inspirera ainsi le sentiment religieux des choses. On pourrait discuter cette idée du point de vue psychologique. Contentons-nous de noter combien il est intéressant de voir le romantique faire de la spécialisation un échelon vers l’universalité de l’esprit, de la limitation un moyen de s’élever au sentiment de l’Infini.

Dans la suite, et jusqu’à la fin de ce troisième discours, l’auteur insiste, non sans bien des redites et de la confusion, sur trois directions dans lesquelles, d’après lui, l’homme peut chercher à saisir, par l’intuition religieuse, l’Infini dans le fini. Les deux premières nous sont connues : celle orientée vers le dedans, et celle orientée vers le dehors. Il en ajouté ici une troisième, orientée celle-là vers le beau, tel que celui-ci apparaît, soit dans la nature, soit dans l’art, œuvre de l’homme. Arrêtons-nous d’abord, aux deux premières de ces directions, en nous en tenant à ce qui est dit ici de nouveau à leur sujet.

On sent bien là ce que son idéalisme a de plus schellingien que fichtéen. Dans les dernières pages, 170-173, de ce discours, il parle de la philosophie nouvelle que professent ses amis, et qui les aidera à être les restaurateurs de la religion. Cette philosophie, en effet, dit-il, enseigne à l’homme son rapport de réciprocité avec le monde, d’où résulte qu’il est à la fois créature et créateur (assagi en 1806 en « membre vivant et cocréateur de l’ensemble »). Elle lui enseigne que celui qui cherche en lui-même l’Univers le trouve, car en lui il trouve tout. Elle lui enseigne que la séparation est tombée entre lui et le monde, que tout ce qui est hors de lui est aussi en lui, que tout est reflet de son esprit comme son esprit est décalque de tout. En d’autres termes, elle lui ouvre une double voie, hors de lui et en lui, pour s’élever, par la conscience qu’il prend de l’unité foncière du principe spirituel de l’Univers, à l’intuition du divin, au sentiment religieux.

Schleiermacher ne manque pas de signaler l’appui que cette philosophie trouve dans les récentes découvertes scientifiques. Les phénomènes électriques et galvaniques apparaissent comme le jeu de forces, de courants, manifestations inconscientes du même principe qui, dans l’homme, apparaît comme conscience. C’est la connaissance de la parenté entre ces forces et celle de l’esprit humain qui permet à l’homme de s’installer « au centre de la nature », puisque son esprit est le principe commun de la nature inanimée et de l’âme humaine ; et cela lui permet de mesurer la puissance de ces forces telles que les manifeste la diversité des phénomènes, de l’extrême périphérie du monde au centre de son moi et inversement. À travers ces particularisations, ces individuations, la science nouvelle apprend à l’homme à reconnaître la parenté, l’identité originelle des choses entre elles et de ces choses avec son moi. L’illusion, trompeuse, d’une hétérogénéité foncière, est dissipée. Schleiermacher ne dit pas que le voile de Maïa est tombé. Il dit : « L’apparence s’est dissipée, l’être est atteint », page 172. L’être, on le sent bien ici, c’est le principe infini et un dont la science étudie les manifestations infiniment diverses, dont la philosophie cherche à démontrer l’unité, dont la religion adore l’infinité et l’unité dans l’intuition qu’elle en a. C’est ainsi que la philosophie et la science romantiques prétendent ouvrir la voie et la porte du sanctuaire de la religion. Schleiermacher salue avec onction ses amis romantiques du titre de Néocores, gardiens du temple (173).

À ces considérations sur les deux directions, extérieure et intérieure, dans lesquelles peut être cherchée la voie de l’intuition religieuse, Schleiermacher en ajoute à présent de nouvelles, pages 166-169, sur le rapport entre la religion et l’art.

Il sait que ses amis voient et célèbrent dans l’art un substitut, un équivalent de la religion. C’est là un des domaines dans lesquels la doctrine de ces romantiques prête le plus à la critique. C’est en effet celui, avec le problème de l’individualisme égotiste et de la morale libertaire, où leur mystique naturiste présente les plus grands dangers sociaux. Il importe donc beaucoup de voir exactement quelle est, à cet égard, l’attitude de celui qui est parmi eux le seul théologien qualifié.

Pour s’en rendre compte, il convient de distinguer dans les idées de cet ordre deux aspects : les beaux-arts considérés comme auxiliaires du culte religieux d’une part, et d’autre part, le culte de l’art considéré comme substitut de la religion. Ce second aspect a naturellement beaucoup plus d’importance que le premier.

Sur les beaux-arts considérés comme auxiliaires du culte religieux, Schleiermacher s’exprimera, succinctement d’ailleurs, au début du discours suivant. Dans l’intérêt de la synthèse de ses idées sur ce sujet, il est opportun de mentionner ici celle qu’il esquissera, p. 181-83.

Parlant de la prédication, le pasteur déclare, page 181, que, pour être digne de son objet, l’expression et la communication de la religion doivent, bien qu’elles n’aient besoin d’aucun ornement extérieur, user de toutes les ressources de l’art de la parole, et y associer tout ce que les autres arts peuvent ajouter à la mouvante fugacité du discours. Parmi ces autres arts, il ne mentionne, un peu plus loin, page 183, que la musique, dont la parenté intime avec la religion reste un mystère, mais qui a de tout temps fait hommage à cette dernière de ses plus magnifiques chefs-d’œuvre.

Il n’y a rien là que ne confirment des faits incontestables, et à quoi n’acquiesce de nos jours même le calvinisme le plus austère, qui augmente dans le culte, aux dépens de la longueur du sermon, la part faite à la liturgie et au chant des cantiques Ce romantique ne marque aucune disposition à préférer l’apparat de la messe catholique à la sévérité du culte protestant. Il est donc à séparer, à cet égard, de Novalis, des Schlegel, de Kleist.

En ce qui concerne le culte de l’art considéré comme substitut de la religion, la question est moins simple. Le théologien comprend en effet si bien l’admiration, la vénération du beau qui dicte à ses amis l’idée de cette équivalence, qu’il est désireux de partager, plus encore qu’il ne lui est naturel, leur enthousiasme pour l’œuvre des grands poètes et artistes. Leurs raisons lui semblent en grande partie justifiées.

Ils s’inspirent, il le sait, de la très haute conception des arts plastiques, et du plaisir dispensé par eux, qui a dicté à Winckelmann sa magnification de l’architecture et de la sculpture antiques ; ils tiennent compte de l’importance reconnue également au beau et à la puissance du beau par Kant dans sa Critique du Jugement (1791) ; l’œuvre poétique de Goethe comme ses apologies de l’art sont, très normalement, l’objet de leur ferveur enthousiaste ; seule leur sotte hostilité à l’endroit de Schiller les retient de tirer parti comme ils devraient de la doctrine réfléchie de celui qui, mieux que personne, a montré, en particulier dans ses Lettres sur l’éducation esthétique, 1795, le rôle que peut jouer le culte du beau et de l’art dans la formation de l’homme digne de ce nom. Il est vrai que le poète-penseur, mûri par l’expérience et la réflexion, n’a pas manqué de formuler à ce sujet les réserves que commande la sagesse. Ces réserves, les romantiques sont en général à cette date trop peu sages pour en voir la nécessité. Ils sont portés à confondre entièrement religion et art, à sanctifier l’artiste comme à faire du saint un virtuose. Un de leurs premiers évangiles a été les Effusions de cœur d’un moine ami des arts, de Tieck et Wackenroder (1797). Leur philosophie générale les engage, c’est naturel, à ce rapprochement, à cette confusion même, de l’art et de la religion. La religion consiste en effet essentiellement, pour eux comme pour Schleiermacher, à relier directement l’individu avec le principe premier et dernier, par une intuition divinatoire de l’unité indéfinie de celui-ci à travers et dans la multiplicité des phénomènes finis, dans lesquels il se réalise et se manifeste. L’art de son côté a entre autres effets, à leurs yeux, comme à ceux des deux grands classiques leurs aînés, d’une part d’élever ceux qui en ont le vrai culte au-dessus de l’intérêt bassement égoïste pour la matière, comme l’ont confirmé Kant et Schiller, dans leurs précisions sur le plaisir désintéressé du beau, d’autre part de rendre plus manifeste le général dans le particulier, l’infini à travers le fini, la réalité sous l’apparence, de rendre sensible « l’essence des choses », suivant la définition que Goethe donne du style, dans les pages qu’il publie peu après son retour d’Italie, en février 1789, sous le titre Simple imitation de la nature, manière, style. Ils font du plaisir esthétique une sublimation, très voisine de l’enthousiasme scientifique et de l’exaltation religieuse.

Schleiermacher connaît, il partage en partie cette idéologie de ses amis. Sa confiance en eux l’invite à penser qu’il y a en effet une parenté étroite entre l’art et la religion. Il déclare, pages 166-169, admettre « que la contemplation d’œuvres d’art grandes et sublimes puisse plus que toute autre chose ouvrir le sens pour l’Univers, le Divin ». On voit qu’il s’agit de disposer à cette intuition plutôt que de la donner, ce qui est fort différent. De plus, ce remplacement est présenté comme une simple possibilité, et cette possibilité est réduite à bien peu de chances de généralisation par cette autre déclaration : « je n’ai jamais rien perçu d’une religion de l’art qui aurait dominé des peuples et des siècles ». Donc, l’expérience du passé lui paraît contraire à cette hypothèse. Enfin, cette hypothèse même n’est chez lui qu’une idée d’emprunt, presque une concession qu’il fait, et il la donne expressément pour telle. Il se reconnaît très honnêtement incompétent en la matière. S’étant posé la question ; comment le sens de l’art peut-il se transformer de lui-même en religion ? il répond : « je ne le vois pas, c’est en moi une lacune dont je souffre », et il regrette que cette possibilité reste pour lui un mystère. Il faut savoir apprécier le mérite d’un tel aveu. Il aurait été facile à un « virtuose », tel qu’il peut en être un, de broder de chic des variations sur le thème avantageux que lui fournissaient Wackenroder et Tieck, les Schlegel et Novalis. La modeste simplicité dont fait preuve ici Schleiermacher peut contribuer à inspirer confiance dans le sérieux de toutes les convictions qu’il exprime. La religion, dans ses Discours, fait trop souvent l’effet d’une religiosité esthétique plutôt que d’une religion positive, et dans l’interprétation qu’ils en donnent, les historiens du romantisme et de la religion se laissent assez souvent entraîner trop loin par cette impression. D’autant plus importante et digne de remarque est la réserve qu’il formule expressément à cet égard dans cette page.

Dès le début de ces Discours d’ailleurs, il a exposé sa thèse qui est, contrairement à l’idée de ses amis, que la science et l’art ne peuvent pas remplacer la religion : celle-ci est supérieure, d’un ordre à part. Les passages que nous venons de commenter n’infirment pas cette doctrine. L’auteur n’y tient pas compte, il est vrai, de la distance, au point de vue de l’action morale exercée, entre le culte du beau et celui d’un Dieu comme le Dieu chrétien. Mais il parle ici de l’Infini, du Divin en soi, non du Dieu chrétien. Et sur ce plan général, il s’arrête à l’idée, en grande partie justifiée, d’une parenté entre ce Divin et le beau, entre la religion et l’art. Il ne va pas jusqu’à l’identité, qui permettrait seule une équivalence entre eux.

En somme, devant ce problème des rapports entre art et religion, il salue dans le premier un précieux auxiliaire de la seconde. Il ne pose pas le culte du beau comme un substitut de la religion véritable.

Le théologien est d’ailleurs tout disposé à accepter la collaboration de l’art si elle peut aider à revivifier la vraie religion. Dans la dernière page, 172-173, de ce discours, après avoir rappelé le concours qu’apportent à cette restauration la philosophie et la science, il fait appel aussi à l’aide de la déesse de la beauté. Mais c’est pour passer tout de suite à l’idée que la plus grande des œuvres d’art, c’est l’humanité, au façonnement de laquelle travaille continuellement ce qu’il appelle ici l’Univers, en 1806 il dira « la Divinité ». Dans un des mouvements de rhétorique qu’il provoque volontiers en lui-même, il anthropomorphise ce principe divin en le présentant comme le Grand Artiste, dont il invite ses amis à interpréter les œuvres : ces sociétés humaines diverses, qui sont comme autant de tableaux dont l’histoire nous met sous les yeux la galerie. Le spectacle qu’elle offre ainsi peut servir la religion, et lui rendre de la sorte les soins reçus d’elle à l’origine des civilisations — quand, histoire et poésie, science et religion se confondaient. Ce spectacle, donné par la diversité des sociétés humaines, c’est, l’auteur n’a pas besoin de le rappeler, un de ceux qui attestent la variété des manifestations infinies de l’Infini, des réalisations terrestres du divin. Sans insistance inutile, ce troisième discours se termine ainsi par une nouvelle application de l’idée qui est l’inspiratrice, et l’âme, de cette œuvre de jeunesse du théologien romantique.

QUATRIÈME DISCOURS

SUR L’ESPRIT DE SOCIÉTÉ DANS LA RELIGION
OU SUR L’ÉGLISE ET LE CLERGÉ

C’est à l’esprit sociable et social que Schleiermacher entend rattacher ce qu’il tient à dire au sujet de l’Église, de son organisation, des rapports dans son sein entre clergé et laïques, enfin de ses relations avec l’État.

Cette notion, il est intéressant de constater le rôle qu’elle joue ainsi. Il y a là un aspect de l’esprit romantique qu’il convient de mettre en lumière. Cet aspect est celui de la proportion, dans cet esprit, entre la tendance individualiste et le sens social. Schleiermacher invite ici à compléter ce que ses idées sur l’immortalité, dans le second discours, ont pu suggérer sur l’individualisme romantique.

Beaucoup de définitions du romantisme, et par conséquent de jugements sur lui, partent de l’idée que ce premier romantisme allemand, instigateur de l’esprit européen de ce nom au xixe siècle, a été individualiste à l’excès, avec une outrance destructrice du sens et du devoir social. D’autres critiques sont sensibles à la subordination de l’individu à la patrie, à l’État, à l’Église, qui caractérise le second romantisme allemand à partir de 1806, et sont portés à condamner dans tout le romantisme germanique le principe d’un esprit grégaire. Il est certain qu’il y a eu, du début de ce mouvement à sa fin, une évolution, allant d’un individualisme dangereux pour la communauté à une subordination étroite de l’individu à la patrie, à l’État et à l’Église. Cette évolution est particulièrement marquée sur le plan religieux chez Fr. Schlegel et chez Brentano ; elle est sensible aussi sur le plan du patriotisme chez les Schlegel, chez Fouqué, chez Kleist. Elle l’est également chez Schleiermacher. Elle est d’ailleurs un effet normal de l’âge, de l’expérience accrue de la vie : on peut la constater dans tous les pays, dans tous les siècles, aussi bien chez des penseurs ou des artistes que chez des hommes d’action. Le fait sur lequel il faut insister ici, dans l’intérêt de l’exacte vérité, est que l’opposition entre la première et la dernière phase de cette évolution n’est pas aussi absolue que le statue le jugement simpliste des partisans. L’esprit de subordination d’après 1806 laisse subsister bien des ferments d’individualisme. Inversement, l’individualisme de 1800 se double déjà d’un sens de la solidarité humaine plus développé et plus conscient qu’on ne le reconnaît d’ordinaire. Le « culte du moi » est quelque peu assagi, nous avons eu déjà l’occasion de le constater, par une « culture humaniste du moi ». La théorie de cette culture du moi s’inspire de la doctrine nettement formulée par Schleiermacher dans son troisième discours : L’humanité dans son ensemble est la grande « représentation » consciente du principe infini de l’Univers, comme la nature en est la grande manifestation inconsciente. Il importe que cette représentation soit aussi riche et diverse que possible. C’est un devoir pour les individus d’y contribuer. Ils y contribuent en entretenant et développant leur originalité, mais aussi en nourrissant celle-ci des biens spirituels acquis par la communauté humaine au cours de son évolution. Il y a là, l’auteur le sent, des relations de réciprocité qui comportent des devoirs comme des droits. Elles impliquent une solidarité de l’individu avec des communautés secondaires de même qu’avec l’humanité en général.

Dans cet esprit, parlant des croyants vraiment religieux, le pasteur déclare à la fin de ce 4e discours : « Ils forment un chœur d’amis. Chacun sait qu’il est lui aussi une partie et une création de l’Univers, qu’en lui aussi se manifeste l’activité et la vie de ce principe divin ». Nous retrouvons ici la justification métaphysique, religieuse, de l’individualisme que nous connaissons. Et voici la constatation de la complémentaire nécessité d’une communion interindividuelle : « Ce qu’il saisit en lui-même de cet Univers, ce qui prend, forme en lui-même des éléments de l’humanité, il l’offre aux regards d’autrui avec une sainte pudeur, mais avec une franchise tout ouverte, afin que chacun pénètre en lui, regarde et voie » (pages 233-234). Il agit ainsi surtout, comme cela a été affirmé au début de ces considérations, par besoin de s’assurer que ce qu’il a ressenti n’a rien que d’universellement humain, par avidité d’apprendre ainsi ce que d’autres ont ressenti d’analogue (pages 177-179).

Dans une telle « communauté de frères » se développe un esprit collectif, qui fait communier chacun des individus qui la composent avec les autres, et tous avec l’humanité globale, et avec celle-ci, en celle-ci, avec le Divin : « Plus chacun se rapproche de l’Univers, plus il se communique aux autres, plus est parfaite la fusion de tous ; aucun n’a plus une conscience séparée, chacun a en même temps celle d’autrui ; ce ne sont plus seulement des hommes (individus), ils sont aussi humanité, et, sortant d’eux-mêmes, triomphant d’eux-mêmes (de leur individualité étroite), ils sont sur la voie de la vraie immortalité, de la véritable éternité » : c’est-à-dire nous l’avons vu, de la participation au divin, de l’absorption en Dieu (page 234).

Nous avons dans ce passage une psychologie en raccourci de ce qui sera si étudié dans la suite sous le nom de mentalité collective ou des foules, raccourci intéressant en soi, et intéressant au point de vue historique, comme témoignage de cet esprit de société dont il importe de reconnaître que, nous l’avons vu, il alterne ou coïncide chez ces romantiques avec l’esprit individualiste. Ce sens est orienté ici, à travers et par delà le groupe et l’humanité, vers l’Univers, vers Dieu. Voyons quelles idées il inspire au théologien protestant au sujet des communautés, associations ou sociétés religieuses, des Églises.

C’est sur ce besoin, très général, de communion avec ses semblables et avec l’humanité, de recherche en commun, de travail collectif, contrôlé par des échanges réciproques de sentiments et d’idées, que Schleiermacher fonde l’existence nécessaires des communautés religieuses, des Églises. Ce qui est vrai de l’ensemble des sentiments normaux doit l’être à plus forte raison du sentiment religieux, si profond, si général, et auquel les êtres humains attachent une importance exceptionnelle. Plus donc que tout autre, le sentiment religieux doit être sociable et social, c’est le double sens qu’il faut semble-t-il donner au mot gesellig dans l’emploi qu’en fait ici Schleiermacher, en particulier dans cette déclaration de la page 177 : « Du moment que la religion existe, elle doit nécessairement être aussi gesellig, cela résulte non seulement de la nature de l’homme mais encore très particulièrement de sa nature à elle ».

Les Églises sont donc des institutions nécessaires, et le théologien va étudier sous bien des aspects les conditions que ces institutions communautaires devraient remplir pour pouvoir servir de cadre au sentiment religieux, qui, nous le savons, est d’après lui le principe même, l’essence de la religion, et un fait essentiellement individuel. Le romantique ne se lasse pas de rappeler ce double caractère parce que c’est là ce qu’il y a de nouveau, d’original et de fondamental, dans sa conception de la religion. Il va presque jusqu’à dire : autant de religions que d’individus religieux. Mais il dit aussi : la religion est nécessairement un fait social, et il parle en défenseur de l’institution des Églises. Il semble qu’on doive voir là non une contradiction, mais une preuve du sens, chez ce romantique, de la complexité du réel.

Les Églises, il les montre naissant du besoin qu’ont les croyants de se réunir, pour s’exalter individuellement et mutuellement, et se contrôler réciproquement dans leur sentiment religieux.

Ces exaltations et ce contrôle ne pourraient-ils pas résulter de libres entretiens comme ceux qui suffisent à la vie de tant d’autres sentiments ? Non, répond Schleiermacher à cette question, pages 180-181. La communication religieuse demande un langage plus éloquent, « un style plus haut » que celui des entretiens familiers. Elle s’opère par le discours à accent de prédication que l’enthousiasme du moment inspire à celui qui, dans des circonstances spéciales, dans un cadre approprié, ressent une intuition directe et personnelle du Divin avec assez de force pour se sentir appelé à l’exprimer.

Il est clair que le protestant s’inspire ici du souvenir qu’il a gardé des réunions des Frères Moraves, des conventicules auxquels il avait participé, à Niesky et à Barby, de 1783 à 1787, de sa quinzième à sa dix-neuvième année. Toute sa conception de l’Église, de ses origines psychologiques, des conditions de son fonctionnement, du rapprochement allant jusqu’à l’indistinction entre clercs et laïques, des rapports entre Église et État, toutes ces idées qui, progressivement assagies animeront toujours son activité ecclésiastique, sont ici très fortement influencées encore par les expériences moraves de sa jeunesse.

Il en donne l’impression directe dans ce qu’il dit du croyant capable d’éveiller des âmes à la religion au moment où l’inspiration parle par sa bouche, pages 189-190. Il mentionne d’ailleurs lui-même ces souvenirs personnels dans la note 2 de ses Explications de 1821, et là, tenant compte des expériences qu’il a faites, formulera une réserve au sujet de la véritable fécondité d’entretiens de cette nature. Dans bien des sectes protestantes en effet, le culte a en partie le caractère de semblables échanges d’expériences religieuses personnelles, échanges tels qu’ils ne comportent pas de différence entre clergé et fidèles, mais ce qu’on est convenu d’appeler le sacerdoce universel. Le pasteur et théologien se ralliera de plus en plus, dès 1800, aux usages traditionnels des grandes Églises protestantes, la réformée et l’évangélique. Maintenant, sa préférence irait à une église qu’il dépeint, pages 182-192, comme une libre association de croyants, unis presque sans différence de fonction entre le pasteur et ses ouailles, dans une foi qui ne se cristallise dans aucun dogme, autour d’aucun rite symbolique, et laisse à chacun la faculté d’interpréter selon son expérience personnelle et sa fantaisie individuelle une notion du Divin très vague, dans laquelle peuvent communier théistes et panthéistes.

Ce serait une société extrêmement fluide et fluente, sans cadre arrêté, pas plus ecclésiastique que dogmatique. Le romantique sait voir qu’une telle église-communauté, s’il s’en trouve des exemplaires, dans les conventicules piétistes entre autres, n’existe pas à l’état de vaste institution englobant un très grand nombre de croyants. Il reconnaît l’utilité des grandes sociétés religieuses existantes : elles peuvent servir de cadre pour ceux qui, n’ayant pas de religion personnelle, gagneraient à en avoir une, même banale, même d’emprunt. Mais il insiste surtout sur l’absence de vraie vie religieuse dans ces corps que n’anime pas un esprit assez vivant et vivifiant. Il reproche aux Églises constituées la faiblesse du sentiment religieux chez les fidèles, et la propension à donner plus d’importance aux dogmes abstraits qu’aux expériences sentimentales personnelles. Ces vices, capitaux selon lui, ont pour cause que les membres de ces corps ne se réunissent pas pour communier dans une religion dont ils ont fait et font l’expérience vécue, mais pour chercher une religion qu’ils n’ont pas, et qu’ils ne trouvent d’ailleurs pas, qu’ils ne peuvent pas trouver dans ces cadres, vides de vie religieuse véritable.

Tous ces défauts sont aggravés par un fait aussi général que regrettable : l’intervention de l’État dans l’Église, pages 210-225. Au nom de sa conception individualiste d’une religion vivante, en raison de sa formation première bien plutôt calviniste que luthérienne, et dans l’esprit de son piétisme, Schleiermacher plaide ici comme il la soutiendra toute sa vie (il en était déjà partisan en 1792-1793) la cause de la séparation de l’Église et de l’État. Sa conviction de la nocivité de l’autorité du second sur la première lui a inspiré le mouvement oratoire le plus fameux de ces Discours : « Vous avez raison de souhaiter que jamais robe de prêtre n’eût traîné sur le sol d’un palais royal ; mais souhaitons aussi que jamais la pourpre n’eût baisé la poussière du pied des autels, car sans ceci, cela ne serait point arrivé », page 210. Cette image a été citée, la conviction de Schleiermacher a été invoquée souvent, depuis près d’un siècle et demi, par les partisans de la séparation de l’Église et de l’État, principe qui a remporté dans divers pays les succès que l’on connaît. Ce programme n’a, bien entendu, dans l’esprit de Schleiermacher aucune pointe antireligieuse. C’est dans l’intérêt de la religion vraie, qui est vie et esprit, qu’il combat tout ce qui, dans l’Église, est de nature à figer la vie et officialiser l’esprit.

Pour cela, il ne va pas jusqu’à demander et désirer l’émiettement des Églises en chapelles et conventicules. Non. Il est partisan de grandes Églises. Il voudrait même une Église (pages 225-226), mais à condition que ce cadre fût, sur les plans ecclésiastique, rituel et dogmatique, assez large et souple pour permettre à l’esprit d’y circuler librement, au sentiment individuel de s’y épanouir : une Église qui soit eine fliessende Masse, une masse fluide, selon l’expression bien caractéristique qu’il emploie.

Sans juger cette conception, son dynamisme, et ses dangers, il convenait simplement ici de montrer ce que, par le sens dont elle témoigne à la fois du social et de l’individuel, elle a de romantiquement protestant. Et il faut insister sur le fait que, dès 1800, Schleiermacher tiendra compte davantage dans son activité pastorale, professorale, administrative, des nécessités matérielles de la vie des Églises, en particulier de la différence qui s’impose entre les fidèles et le clergé, ce dernier étant le cadre nécessaire au maintien, dans l’espace et le temps, de la masse fluide des premiers.

CINQUIÈME DISCOURS

SUR LES RELIGIONS

Le cinquième et dernier discours a pour titre Sur les religions. Schleiermacher y exprime ce qu’il tient à dire au sujet des religions positives. En le lisant nous nous rendons compte que l’auteur n’a pas conçu son ouvrage autant en philosophe ou en esthète qu’il nous en a souvent donné l’impression, qu’il a écrit en penseur vraiment religieux, et même, vraiment chrétien. Il s’inspire en effet ici de la conviction que la religion véritable se trouve dans les religions positives, si imparfaitement qu’elles répondent à la religion idéale, à la religion pure qu’il a entendu définir, et non dans une philosophie morale comme la religion dite naturelle, à laquelle s’étaient ralliés tant d’esprits cultivés du xviiie siècle, et que le théologien romantique rejette absolument. Il ne veut pas seulement détourner de celle-ci ceux auxquels il s’adresse, il veut de plus les disposer plus favorablement à l’égard des religions positives. Avant d’en venir au judaïsme, qu’il caractérisera en cinq pages, et au christianisme, auquel il consacrera les vingt-deux dernières de son dernier discours, il s’arrête longuement, non sans bien des répétitions et beaucoup de confusion, au problème général posé par la différence, les divergences, l’antagonisme, entre une philosophie morale, telle qu’est la religion naturelle, et les religions positives.

La soi-disant religion naturelle, si souvent attaquée dans les précédents chapitres, l’est de nouveau dans celui-ci, pages 243, 248, 259, 272-278. Elle ne connaît pas l’intuition de l’Univers, l’événement intérieur personnel qui, ainsi que Schleiermacher a mis tant d’insistante à l’établir, est le principe même de la religion, la réalité vécue sans laquelle il n’y a pas de religion véritable, de religion vivante. Elle ne la connaît pas dans l’expérience individuelle de ses adhérents. Elle ne la connaît pas en tant que conception collective, car elle ne veut se rattacher à aucun événement historique particulier. Plus qu’aucune religion positive elle se confond avec la philosophie et la morale, dont nous avons vu avec quel radicalisme le romantique entend, dissocier la piété. Ses croyances élimées ne visent qu’à des concepts pauvres, maigres et minces (pages 243, 248, 275). Elle n’a pas le contenu précis, elle n’a pas la substance consistante, elle n’a pas les contours arrêtés, elle n’a pas la figure individuelle, que donnent aux vraies religions l’expérience personnelle qui en est l’âme, et le principe intérieur d’organisation qui fait d’elles autant d’individus, car toute religion véritable est un individu. Elle n’est donc pas une religion. Bien plus, elle est la négation de la religion : l’essence de la religion naturelle, c’est la négation de tout ce qu’il y a de positif et de caractéristique dans la religion, c’est la polémique la plus violente contre ces éléments positifs et caractéristiques, page 277. « Sa lutte contre ces éléments est en même temps lutté contre tout élément précis et réel », page 278. La religion naturelle n’est pas une religion ; elle est le contraire d’une religion. Le jugement est catégorique, la condamnation absolue.

Schleiermacher se fait donc l’avocat des religions positives. C’est, il est vrai, dans un esprit tel que, pourrait-on dire, il plaide en leur faveur les circonstances atténuantes. Son système est en effet le suivant, conséquence logique de sa doctrine générale : toutes les religions positives, comme toutes les institutions humaines, comme l’humanité elle-même et la nature, sont, à des degrés divers, des manifestations, des réalisations nécessairement finies de l’Infini. Elles souffrent donc toutes des imperfections, des défauts, des infériorités congénitales, constitutives, inévitables, de tout ce qui est fini par rapport à l’Infini, p. 246. Dans sa conclusion, l’auteur ne retiendra que les monothéismes juif et chrétien. Mais dans sa longue et traînante discussion générale, il a toujours soin, et sans que cela paraisse lui être difficile, de ne faire aucune distinction entre les diverses religions positives, aucune exception en faveur du christianisme.

D’ailleurs, de même qu’elles sont toutes imparfaites, elles ont toutes leur raison d’être, et cette raison d’être qui les légitime est d’autant plus solide qu’elles sont plus originales. Car leur nombre, leur diversité, leur originalité est la condition (pages 248-50), pour que l’intuition du Divin, source de toute religion, puisqu’elle ne peut se réaliser totalement dans aucune forme particulière, puisse approcher de cette totalité par le nombre même et la diversité de ses incarnations (page 260). Nous retrouvons ici, appliquée aux religions, l’idée fondamentale de Schleiermacher et de ses amis romantiques, sur le rôle des individuations, tant collectives que personnelles. Le théologien insiste beaucoup sur la nécessité qui s’impose à une religion, pour qu’elle soit vraiment positive, réelle, vivante, d’être une individualité, il dit « un individu » (pages 241, 249), d’avoir « sa physionomie marquée » (page 243), comme son âme distincte.

Cette idiosyncrasie — il lui arrive d’employer le mot, p. 270, — elle la doit à la nature à part et aux circonstances particulières de l’intuition primordiale qui en est la source. Il y a, à l’origine des véritables religions collectives, comme le toute véritable religion individuelle, une intuition personnelle, directe, originale du Divin. Celle-ci est d’importance fondamentale pour les individus. Elle l’est davantage encore pour une collectivité qui, dans la suite de son évolution, remonte toujours au moment du passé, capital pour elle, de la naissance de sa foi, aux circonstances de fait, historiques donc, au sens propre du mot, qui ont déterminé la forme qu’elle a prise. Assurément, de nouvelles circonstances qui surviennent modifient cette forme première, car tout ce qui agit sur l’homme agit sur ses croyances. Celles des héros et des martyrs primitifs seront dans la suite souvent bien altérées. Encore une fois, c’est inévitable « quand l’Infini revêt une forme imparfaite et limitée » (page 246). Les religions positives sont nécessairement des défigurations de la religion pure, car celle-ci y est troublée par le mélange d’éléments qui lui sont étrangers, et proviennent de l’état général des esprits dans les diverses civilisations où elles sont nées, se développent et évoluent.

De là les traits qui, chez elles, rebutent ceux qui n’y reconnaissent pas la religion pure dont ils se font une idée plus haute. Ils ont tort. Ils devraient tenir compte de la nécessité de l’altération que tout idéal subit en se réalisant. Au lieu de s’arrêter à ces adultérations, qu’ils étudient ces religions, par le dedans, suivant le conseil général dont Schleiermacher fait ici une application pertinente. Qu’ils sachent remonter au moment générateur, à l’intuition primordiale, originale, d’où découle toujours une religion positive. Ils retrouveront alors en elle ce qu’elle réalise, ce qu’elle incarne, — il dit de préférence « ce qu’elle représente » — sous une forme finie, de la vraie religion, dont rien ne vit dans la religion dite naturelle.

Ce que Schleiermacher pense des religions positives par rapport à la religion pure, il le pense de même de la foi individuelle des croyants à l’égard du credo commun auquel il se rattachent. Il leur laisse la plus grande liberté dans l’adaptation de celui-ci à leur intuition personnelle de l’Infini. Autant il est sévère à l’endroit du prosélytisme qui tourne si souvent à la persécution de ceux qu’on ne parvient pas à convaincre, autant il est plus qu’indulgent, favorable à l’hérésie : « mot qui devrait être remis en honneur », pages 260-261. Nous avons vu quelles restrictions très importantes il faudrait apporter à la formule « autant de religions que d’individus », si l’on voulait, comme on en est parfois tenté, résumer ainsi sa théologie. Le fond, de sa pensée, c’est que toute croyance, collective ou individuelle, pour constituer une religion vraie, réelle, vivante, doit se rattacher à une intuition personnelle du rapport entre le fini et l’Infini, — il ne se décide pas encore à dire entre l’homme et Dieu.

Il en arrive enfin aux religions positives dont il lui importe d’ouvrir l’intelligence à ses amis cultivés, trop disposés à les mépriser. Jusqu’ici il s’est exprimé en termes généraux qui, voulant convenir pour toutes, ne s’appliquent adéquatement à aucune. Maintenant il fait un choix. Il ne parlera que des deux monothéismes qui, l’un et l’autre, ont des adeptes, si inégal qu’en soit le nombre, chez ses compatriotes et contemporains : en cinq pages du judaïsme, en vingt-deux du christianisme, sans distinction pour ce dernier entre le catholique et le protestant.

Avant de le suivre dans les définitions qu’il en donne, arrêtons-nous un instant à deux omissions qu’il n’est pas sans intérêt de constater.

Alors qu’il lui arrive assez souvent d’évoquer les dieux de l’Olympe, pour dire d’ailleurs que leur beauté, à laquelle ses amis croient pouvoir vouer leur culte, ne lui inspire aucun sentiment religieux, on peut noter qu’il n’a pas un mot pour la mythologie nordique, que commencent à évoquer ceux qui, depuis le milieu du xviiie siècle, travaillent à remettre en honneur l’antiquité germanique. Il n’y a chez lui aucune tendance à chercher et à donner un tel aliment au nationalisme allemand.

Plus surprenant de sa part, et non moins digne de remarque, est le fait qu’il ne parle presque pas des religions de l’Orient. Vers la fin du troisième discours (pages 167-168), à l’appui de sa distinction entre le repliement sur soi-même et l’exploration du monde extérieur, il a mentionné comme exemples de la seconde le polythéisme égyptien, et du premier « le primitif mysticisme oriental qui, avec une admirable hardiesse, rattachait directement l’infiniment grand, et l’infiniment petit, et trouvait tout à l’extrême limite du néant ». Et c’est tout. Dans le dernier discours, pas un mot sur les religions orientales. Or dès cette époque, parmi ses amis romantiques, notamment chez Novalis et Fr. Schlegel, cela devient un rite à la mode de se tourner et de se prosterner du côté de l’Orient. C’est de là, comme Boehme l’a montré quelque cent quatre-vingts ans plus tôt et comme certains voudront le faire voir quelque cent ans plus tard, qu’est venue et peut revenir une lumière spirituelle aussi bien que la solaire. Cette disposition à considérer comme dignes d’intérêt et d’estime les « révélations » orientales, acheminera Fr. Schlegel et d’autres vers le respect pour l’idée de révélations surnaturelles. Il est assez remarquable qu’on ne trouve pas d’indices d’une telle inclination dans les Discours de Schleiermacher.

Rien sur l’islamisme.

Du judaïsme (pages 286-291), le protestant commence par dire que c’est une religion morte depuis longtemps en tant que vraie religion, et dont ceux qui en portent encore la couleur ne peuvent que gémir auprès d’une momie imputrescible. L’idée de l’Univers qu’on lit dans son passé est d’ailleurs aux yeux de Schleiermacher bien peu religieuse. Elle n’est en effet que celle d’une « rémunération universelle et immédiate, d’une réaction particulière de l’Infini à l’égard de tout fini particulier… Récompensant, punissant, châtiant l’acte particulier de façon particulière, c’est ainsi que la Divinité est représentée (pages 287-288). Toute l’histoire est exposée comme un dialogue en paroles et en actes entre Dieu et les hommes… De là la sainteté de la tradition qui sert de cadre à ce grand entretien ». De là, au sein, de cette tradition continue, récurrente et anticipante, « le développement parfait du don de prophétie », dont le fruit suprême fut la foi en le Messie, pages 289-290. Dans cette idéologie, Schleiermacher voit beaucoup moins de vraie religion que d’intérêts familiaux, de politique et de morale. Encore cette morale est-elle très contestable à ses yeux : nous connaissons sa sévérité rigoureuse à l’égard de toute éthique qui recourt à la menace de châtiments et à la promesse de récompenses, or le judaïsme en use constamment.

Comment le théologien va-t-il rattacher le christianisme sa notion de la religion ? De la manière la plus directe, dans la formule que voici : « l’intuition génératrice du christianisme est celle de l’opposition générale que fait tout le fini à l’Unité de l’Ensemble (= Univers, Infini, Dieu) et de la façon dont la Divinité agit à l’égard de cette opposition, « composant », par voie de médiation, avec cette hostilité » (c’est le sens plein qu’il faut donner ici, je crois, à vermitteln, page 291). Traduisons, comme il est légitime, en langage chrétien : c’est la désobéissance de l’homme à la volonté divine, et l’œuvre de Dieu pour ramener l’homme à Lui par voie de médiation. N’aurons-nous pas ainsi une définition du christianisme que beaucoup de chrétiens admettraient sans doute ?

Mais qu’est-ce que l’auteur entend par cette opposition, cette hostilité ? Elle se manifeste dans ce qu’il appelle das Verderben, la corruption, et cette corruption est celle à la suite de laquelle le fini se sépare de l’Infini, « le particulier de l’ensemble, par aspiration égoïste à être quelque chose pour soi », c’est-à-dire par soi et en soi. Sans que le théologien fasse le rapprochement, cette aspiration est celle symbolisée dans la tradition biblique par la révolte de Lucifer, de Satan, des anges dont c’est la chute, et, plus près de nous, par la faute d’Adam. Il convient de se rappeler ici l’importance grandissante que prendra, dans la philosophie de Schelling, l’idée que la tendance de l’individu à se séparer du centre commun pour chercher et trouver son centre en lui-même, que cet égocentrisme est à la fois la condition nécessaire des actualisations finies de la virtualité infinie, et, de la part de l’individu, une faute, qu’il doit expier. « Corruption et rédemption, hostilité et médiation, tels sont les deux aspects complémentaires de cette intuition, inséparables l’un de l’autre, qui déterminent tout le contenu et la forme, la figure du christianisme » (page 291). En effet, à l’égard de cette corruption, de cette chute, continue Schleiermacher, la Divinité, selon l’intuition chrétienne, fait preuve de bienveillance. À l’humanité déchue elle offre des moyens de se relever, de se racheter, de se sauver, par l’effet d’une Médiation. Sous la figure de « divine Providence », elle multiplie les occasions, les moyens, les recours, pour aider l’homme à revenir à Elle : miracles, signes, envoyés. Le christianisme aspire à ce retour. Il combat ce qui s’y oppose dans l’homme. Il combat le mal sous toutes ses formes. Il est en état constant de polémique. Il l’est à l’égard du mal qu’il constate en lui-même ; et donc à son propre égard. Cela le conduit à une conscience de lui-même qui fait de lui une religion à la seconde puissance (p. 294) ; nous trouvons ici une application incidente de l’idée, familière aux romantiques, de la potentialisation d’une activité créatrice par la conscience que celle-ci prend d’elle-même, par la conscience de cette conscience, raison pour laquelle la poésie romantique, poésie de la poésie, doit être la poésie par excellence, pour laquelle la philosophie de Hegel sera la philosophie de la philosophie, la philosophie définitive.

D’autre part cet état de polémique constante conduit à une nostalgie dont l’auteur ne définit pas l’objet ; il n’est pas interdit de supposer que cela pourrait être la paix retrouvée dans la victoire définitive du bien sur le mal. Cette nostalgie prend la forme d’une sainte mélancolie, qui est la tonalité de tous les sentiments chrétiens, joie et douleur, amour et crainte, fierté et humilité. C’est la tonalité de la figure et de la vie du Christ lui-même, en particulier dans l’Évangile selon saint Jean, (p. 299-300, et Explication no 14 de 1821).

Le Christ historique a répondu à cette aspiration, à cette nostalgie de la réconciliation entre le fini et l’Infini, disons, en notant que l’auteur évite cette précision, entre l’homme et Dieu. Ce qu’il y a de vraiment divin en lui, c’est la magnifique clarté à laquelle a atteint dans son âme la grande idée qu’il était venu représenter (darstellen, Schleiermacher ne dit pas « incarner ») l’idée que tout être fini a besoin, pour être rattaché à la Divinité, de « médiations supérieures » (page 301, le pluriel de 1799 est remplacé par le singulier en 1821).

Le Christ a eu l’idée de cette nécessité d’une médiation, et il a eu la certitude qu’il était lui, ce Médiateur.

D’où lui vient une telle certitude ? Mystère impénétrable, déclare le théologien, qui écarte ainsi, avec une surprenante placidité, le problème capital de la divinité du Christ. Le Christ est-il Dieu fait homme ou homme fait Dieu ? Le romantique ne veut pas que la question soit posée en ces termes. Il déclare (pages 302-304) : Celui qui se sent le médiateur entre fini et Infini, homme et Dieu, doit se sentir à la fois l’un et l’autre ; il a le droit de dire : Personne ne connaît le Père que le Fils (Mathieu XI, 27 ; Luc X, 22), Quand, à la question du grand-prêtre : « Es-tu le Christ, le Fils du Dieu béni ? » Jésus répondit : « Oui, je le suis », ce « oui » est la plus grande parole qu’être humain ait jamais prononcée ; ce fut la plus magnifique des apothéoses ; aucune divinité ne peut être plus certaine que celle qui se pose ainsi elle-même. La seconde édition corrige « se pose » en « se proclame », différence significative, mais la note 15 des Explications de 1821 laisse encore bien ambiguë la réponse à cette question cruciale : la divinité du Christ est-elle une foi subjective ou un fait objectif ? Pourtant, dans sa Dogmatique de la même année, la pensée du théologien est précisée.

Ainsi, dans les Discours, le Christ est présenté comme le Médiateur par excellence, mais non comme le Médiateur unique. De plus, il y a un aspect de cette médiation qui est essentiel dans le christianisme positif et dont ces discours ne disent pas un mot.

La médiation du Christ, dans le christianisme positif, ce n’est pas, loin de là, le message de la nécessité d’un tel intermédiaire ; c’est bien plutôt le sacrifice de la vie sur la croix, par lequel le Fils de Dieu a été le médiateur effectif, le Rédempteur, celui qui a racheté, sauvé l’humanité condamnée, perdue, en satisfaisant aux exigences de la justice divine. De cette médiation-là, de ce sacrifice, de ce rachat, du Christ Sauveur, Schleiermacher ne dit pas un mot. Nous ne devrions pas en être surpris, si nous nous souvenons des premiers doutes avoués par l’adolescent à son père, dans sa lettre du 21 janvier 1787. Il déclarait alors déjà ne pas pouvoir croire que Dieu, qui manifestement n’a pas créé les hommes parfaits, puisse exiger d’eux la perfection, et pour pouvoir leur pardonner leurs fautes, ait besoin de leur rachat par la mort de son propre fils. Pas plus en 1799 qu’en 1787 il n’admet le principe même de la Rédemption, et tout le plan divin dans la conception et l’exécution duquel elle constitue le tournant capital.

Ce problème de la Rédemption, capital aux yeux de l’orthodoxie protestante aussi bien que catholique, est probablement de ceux, comme celui du plan divin de la création et de ses suites, dans lesquels Schleiermacher, à cette époque, voit des questions plus métaphysiques que religieuses, et dont la piété peut, d’après lui, ne pas s’embarrasser. Il en viendra à le traiter, dans sa Dogmatique de 1821, d’une façon approfondie et très personnelle. Pour le moment, il lui suffit de sentir dans le Christ le libérateur du mal, le Sauveur du monde, par l’exemple que sa vie et sa mort ont donné aux humains.

Ce sentiment, qui s’exprime avec force dans les pages finales des Discours, est ce qui peut le mieux permettre de comprendre et d’admettre l’omission, la lacune signalée ici. Il n’en reste pas moins surprenant que le théologien se permette d’escamoter ainsi un tel problème, point crucial de la religion qu’il prétend définir.

La théologie tient grand compte à cet égard de la différence entre saint Jean et saint Paul en leur temps, Luther et Calvin à leur époque, les partisans des uns et des autres au cours des siècles, les premiers insistant davantage sur l’amour et la miséricorde de Dieu, les seconds, dans un esprit plus juridique, sur les exigences de la justice divine. Schleiermacher, réformé d’origine, mais rapproché de l’évangélisme, sur ce point entre autres, par sa formation piétiste et surtout par sa tendance naturelle à la conciliation, est nettement du côté des premiers.

Pourtant, dans sa définition générale de l’intuition chrétienne (page 291), l’auteur avait joint la notion du rachat ou salut (Erlösung) à celle de la médiation (Vermittelung). Ici où, parlant du Christ, cette notion serait essentielle, il la laisse tomber. En 1806, il la mentionnera simplement, dans une adjonction à la page 304, où il ajoute à l’œuvre de médiation celles de « salut et propitiation que le Médiateur a vraiment fondées ». La note no 16 de 1821 est à peine plus explicite.

Mais restons-en au texte de 1799, et remarquons encore que, si l’auteur minimise ainsi l’idée de la Rédemption, il fait de même à l’égard du mal. Non, qu’il en pallie l’existence et en méconnaisse la persistance. S’inspirant sans doute d’une parole de saint Paul (Ire aux Corinthiens XV, 28), dont il force un peu le sens en la résumant ainsi : « Il viendra un temps où il ne sera plus question d’aucun médiateur, le Père étant tout en tout », il exprime la crainte que ce temps ne soit situé hors du temps, le christianisme ayant sans doute raison quand il fait de la corruption du monde fini la moitié de son intuition de l’Infini (page 308).

Lessing s’était associé aux espérances de ce messianisme sans Messie. Le romantisme de Schleiermacher est à ce égard plus sage que le rationalisme de l’auteur de l’Éducation du genre humain, et plus près de Kant et de son mal radical que de Rousseau et de sa bonté naturelle. Mais les termes dans lesquels il parle du mal restent singulièrement généraux et abstraits. Celui qui revient le plus souvent, c’est le mot corruption, Verderben, dont nous avons vu qu’il s’applique à l’égocentrisme ; nous voyons apparaître aussi les mots « éloignement de l’Univers, irréligion, mal ». Le mot péché, Sünde, n’est pas prononcé, du moins dans ces pages, et c’est pourtant la notion dont Fr. Schlegel saura reconnaître l’année suivante, en 1800, dans son Idée no 63, qu’elle est, comme cela a été si souvent proclamé « la notion centrale du christianisme ». J’ai cherché plus haut à déterminer les causes et les effets de cette indulgente modération de l’éthique de Schleiermacher.

Quoi qu’il en soit, au lieu de poser le problème du Christ Rédempteur et d’en donner sa solution, comme il le fera plus tard, le théologien se plaît ici à soutenir que le Médiateur par excellence n’a jamais prétendu être le Médiateur unique, p. 304, pas plus qu’entendu codifier définitivement toute la religion. L’idée de médiation est si centrale dans le christianisme, déclare-t-il, que l’histoire de cette religion est en partie celle de témoignages qui ont complété l’œuvre et le message du Christ : ceux des apôtres, des saintes Écritures entre autres. Ces dernières sont devenues Bible par leur propre force, mais n’interdisent à aucun autre livre d’être aussi Bible, ou de le devenir, et ce qui serait écrit avec une force égale à la leur, elles se le laisseraient volontiers adjoindre (page 305). Nous avons eu à citer ce texte en résumant sa pensée sur les Écritures saintes en général. La suite montre qu’à son avis, ce qui s’est produit dans le passé se produira encore dans l’avenir et peut se produire dans le présent.

Le principe d’une religion positive est immortel. Celui du christianisme est toujours vivant. Des reviviscences, alternant avec les inévitables décadences, assurent sa palingénésie (page 309). Que l’intuition et l’adoration de l’Univers (1806 : de la Divinité) se produisent de toutes manières. La religion peut revêtir des corps innombrables, dit le texte de 1799, multiples, atténue à peine celui de 1806. « Rien n’est moins religieux que d’exiger l’uniformité des humains, rien n’est moins chrétien que de chercher l’uniformité dans la religion » (page 310).

En terminant, le théologien protestant invite ses amis à adorer, dans la communion des saints, qui est ouverte à toutes les religions, et dans laquelle seule chacune de celles-ci peut s’épanouir, « le Dieu qui sera en eux », page 312. Tel est le conseil final de la religiosité, vraiment tolérante, nettement spiritualiste, sympathique au christianisme, mais combien fluente, subjective, et libérale jusqu’à se faire juger libertaire, du Schleiermacher romantique des Discours de 1799.

LA FOI CHRÉTIENNE

Lees Discours gardent leur intérêt en eux-mêmes, intérêt toujours vivant, du fait des problèmes qu’ils soulèvent et de l’esprit dans lequel ils les traitent. L’importance en est cependant singulièrement rehaussée par le rôle que leur auteur jouera dans la suite. Comment, parti de là, le pasteur et professeur de théologie a-t-il pu exercer l’action qui fait voir en lui un des principaux continuateurs de la Réforme ? A-t-il dû, pour accomplir cette fonction, surmonter, vaincre, écarter l’esprit qui l’animait dans l’œuvre de sa jeunesse ? Ou la persistance de cet esprit est-elle au contraire, pour une part, dans la nature et le rayonnement de son activité ultérieure ? Cet esprit reste-t-il un des principes vitaux de toute son œuvre ? Et s’il en est ainsi, moyennant quelles restrictions, adjonctions et modifications ?

Tel est un des problèmes importants que pose, qu’impose quand on l’achève, la lecture attentive de cette juvénile profession de foi du futur réformateur.

Pour y répondre avec la brièveté voulue par le cadre de cette étude, le moyen le plus court et le plus sûr semble de parcourir l’ouvrage capital de Schleiermacher, La foi chrétienne d’après les principes de l’Église évangélique, qu’il publie en 1821-1822 en deux volumes de 450 et 500 pages, en seconde édition en 1830-1831, plusieurs fois réédité après sa mort, et de chercher à déterminer ce qui, dans cette œuvre maîtresse de sa maturité, subsiste de l’esprit de son essai de jeunesse, et ce qui s’en trouve là infirmé ou modifié.

C’est ce que nous allons faire rapidement, d’après l’édition définitive, celle de 1830-1831, telle qu’elle est reproduite dans les Œuvres complètes en 1884. Sauf avis contraire, c’est à ce texte que se rapportent les références dans ce qui suit. Nous ne pouvons évoquer ici, et très succinctement, que les problèmes les plus essentiels, ceux qui paraissent tels, débattus dans des dispositions cependant assez différentes, au Schleiermacher de ces deux périodes, qui paraissent tels aussi, à les considérer, non en théologien, mais du point de vue de l’histoire générale des idées.

Il n’est plus ou presque plus question, dans la Foi chrétienne, de l’intuition de l’Univers qui était à la base de la religion dans les Discours. Cette intuition est remplacée ici par un sentiment, le sentiment de la piété. La prédominance de ce sentiment est décrétée dès le début, I, page 6, en ces termes : « La piété, qui constitue la base de toutes les communautés religieuses n’est, considérée en elle-même, ni un savoir, ni un faire, mais un état déterminé du sentiment ou de la conscience immédiate de soi-même. » Nous aurons à voir tout à l’heure ce que c’est que cette conscience immédiate de soi-même. Il faut s’arrêter d’abord à cette déclaration que la base de la religion est avant tout, non une connaissance de l’esprit, non une activité de la volonté, mais un sentiment. Nous voyons reparaître ici une des idées directrices des Discours, qui s’exprimait là dans la formule : la religion n’est ni une métaphysique ni une morale, elle est intuition de l’Univers. Ici, la pensée est plus nuancée, mais reste la même, telle qu’elle s’exprime dans les pages suivantes 6 à 14. Il y a un « savoir » chrétien, une conscience relative aux croyances et dogmes qui dérivent du sentiment pieux ; il y a un « faire » chrétien, l’activité dont le moteur est ce sentiment pieux. La piété se prolonge dans cette connaissance et cette activité, elle en est le principe. Mais elle en reste distincte, elle existe en soi et pour soi. C’est dans cette existence propre qu’elle constitue la religion, à la fois base et couronnement de la métaphysique et de la morale. Schleiermacher reconnaît donc dans la Foi chrétienne, mieux que dans les Discours, le rapport entre religion d’une part, métaphysique et morale d’autre part. Il continue cependant à voir l’élément fondamental et central de la religion, non dans une connaissance ou une activité, mais dans ce qui était jadis une intuition, ce qui est à présent un sentiment.

Ce sentiment, dans la première édition des Discours, ne faisait qu’accompagner l’intuition de l’Univers, et la notion en était assez vague ; il avait, fait singulier, plutôt perdu en précision, mais un peu gagné en indépendance dans la seconde. Dans la Foi chrétienne, il passe au premier plan.

La religion donc, n’est, d’après lui, toujours pas essentiellement l’adhésion de l’intelligence à des dogmes : ceux-ci ne sont que la formule intellectualisée, abstraite, de certaines conséquences logiques auxquelles peut aboutir ce sentiment. En diminuant ainsi l’importance des dogmes, Schleiermacher continue à s’écarter du christianisme positif traditionaliste, qui fait de l’assentiment de la raison à des dogmes dits révélés le critère de la foi. La religion n’est pas non plus essentiellement la croyance à un certain ordre de l’univers, et au devoir d’une conduite conforme à cet ordre ; en d’autres termes, elle n’est pas essentiellement un code moral. En réduisant ainsi la fonction religieuse de cette double croyance, Schleiermacher maintient son opposition au déisme rationaliste, à la religion dite naturelle. Par ce primat reconnu au sentiment, il reste dans la ligne de son romantisme, il reste un protestant romantique.

Il s’agit maintenant de définir ce sentiment religieux, en le distinguant des autres sentiments. C’est ce que l’auteur fait dans le fameux paragraphe 4, page 14 du Ire volume. « Ce qu’il y a de commun entre toutes les manifestations, si différentes soient-elles, de la piété, consiste en ceci, que nous avons conscience de nous-mêmes comme absolument dépendants, ou, ce qui revient au même, comme en relation avec Dieu. » Qu’est-ce au juste que cette dépendance absolue ? L’auteur s’explique à ce sujet dans les pages 14 à 30. Le sentiment de dépendance absolue naît des conditions mêmes de cette conscience immédiate de soi, avec laquelle Schleiermacher a identifié, paragraphe 3, le sentiment tel qu’il l’entend ici. Par la conscience de nous-mêmes, nous ne saisissons jamais notre moi à l’état pur. Nous ne le saisissons que dans un certain état, à la fois celui de son « être, Sein » et celui de son « être d’une certaine façon, So sein », c’est-à-dire, dans un état déterminé. Cette détermination, où en avons-nous le sentiment ? Non en notre être pur, mais en notre être déterminé, déterminé par quelque chose qui lui est étranger, et qui est la cause de sa détermination. À l’égard de cette cause, nous pouvons nous sentir, soit réceptif, passif et dépendant, soit actif et libre. Tel est le dualisme, également ferme dans l’affirmation et dans la négation, auquel Schleiermacher s’est arrêté en présence de ce problème de la liberté, retourné par lui dans tous les sens depuis sa jeunesse. Ce double sentiment de dépendance et de liberté, nous pouvons l’éprouver à l’égard de tout ce qui agit sur nous, même à l’égard du monde conçu comme la totalité des forces matérielles et spirituelles éparses dans l’espace et le temps.

Pourtant il y a en nous aussi, croit, affirme Schleiermacher, et c’est cette croyance qu’il donne comme le fondement de sa foi, il y a en nous aussi le sentiment d’une dépendance absolue, d’une dépendance exclusive de toute liberté. À quoi se rapporte cette dépendance absolue ? D’où nous vient ce sentiment, distinct de tous les autres ? Cet « à quoi ? », ce « d’où ? », ce sujet à l’égard duquel notre moi se reconnaît en ceci exclusivement objet, c’est là précisément, d’après l’auteur de la Foi chrétienne, ce que nous appelons Dieu, et l’universalité chez les hommes de ce sentiment, comme son unicité chez chacun d’eux, est à ses yeux la preuve par excellence, la preuve suffisante de l’existence de Dieu, paragraphe 33, I, pages 162-163.

Je n’ai pas à apprécier ici ces affirmations. Cette théorie a été très discutée. Bien des théologiens admettent que le sentiment de dépendance absolue soit un des éléments de la religion, il n’y en a que très peu, je crois, ou peut-être pas, qui le reconnaissent comme élément unique.

La définition que Schleiermacher donne ici, et qui est celle à laquelle il revient sans cesse dans sa Foi chrétienne, se trouve très avantageusement élargie si, au lieu de s’en tenir comme fait presque toujours l’auteur à cette notion de dépendance, on met au premier plan celle qu’il lui donne ici même, et assez souvent ailleurs, comme équivalente, de « relation avec Dieu ». Ainsi qu’il ressort d’autres passages, I, 309 par exemple, le sentiment de dépendance absolue est la forme sous laquelle il considère la conscience que nous avons de Dieu en nous. Le sentiment de notre relation avec Dieu, de la présence de Dieu en nous, voilà ce qui est aux yeux de Schleiermacher le principe de toute religion vivante.

Ce qu’il importe de noter ici d’abord, c’est que le théologien n’hésite plus maintenant à appeler « Dieu » l’objet du sentiment religieux, alors que dans la première édition des Discours il reculait devant ce nom, et se servait des termes Univers, Infini, Éternel, par scrupule probablement, ai-je dit, pour éviter qu’on ne confondît ce dont il entendait parler avec le Dieu personnel du christianisme positif.

Au sujet de la personnalité de Dieu, son sentiment ne s’est guère modifié. Il ressort de ce qu’il dit en particulier dans la note 19 de la troisième édition du second Discours, en 1821, que la croyance en un Dieu personnel n’est à son avis pas du tout impliquée dans le christianisme, que même à ses yeux, un Dieu personnel est une contradiction, car tous les attributs d’un être personnel sont des limitations, et l’Être absolu ne comporte pas de limitation. Nous verrons plus loin comment il subjectivise les attributs traditionnels du Divin dans sa Foi chrétienne. Il les y étudie longuement : éternité, omniprésence, toute puissance, omniscience (I, 416-453) ; amour, sagesse (II, 477-495) ; il discute de même le dogme de la Trinité (II, 496-513) ; il ne consacre pas de chapitre au problème général de la personnalité de Dieu, et ne semble pas y attacher d’importance. Il donne ainsi à penser qu’il ne s’est pas rendu compte à quel point le plan que, comme nous le verrons tout à l’heure, il attribue à Dieu relativement à l’humanité, implique chez son auteur une personnalité. Quant à lui, ce qu’il garde de son romantisme lui fait admettre toujours comme normal que, soit le sentiment, soit l’imagination des croyants ait besoin de se représenter Dieu comme une personne. Il n’y voit pas de mal, à condition qu’on n’aille pas trop loin dans l’anthropomorphisme. À cet égard son point de vue reste donc celui de 1799.

Entre Dieu et l’univers, les rapports sont considérés et définis ici de bien des façons. Dans l’ensemble, l’un et l’autre sont moins confondus, moins identifiés qu’il ne le paraissaient dans les Discours ; la tonalité générale semble moins panthéiste. Ils sont cependant toujours inséparables l’un de l’autre. Ce sont des corrélats. On ne peut penser Dieu sans l’univers, ni l’univers sans Dieu. Une des distinctions posées entre eux est que Dieu, c’est l’univers conçu comme unité hors de l’espace et du temps, comme négation des contraires, tandis que l’Univers est la totalité des contraires, divisée, morcelée dans l’espace et le temps (Dialectique de 1811, paragraphes 219 et suivants). Mais il ne faut jamais oublier que, pour Schleiermacher, les définitions importent beaucoup moins que le sentiment dont elles formulent les conséquences intellectualisées. Ainsi, le sentiment en nous de notre dépendance absolue est, comme cela a été dit tout à l’heure, pour le théologien, une preuve de l’existence de Dieu qui surpasse et rend inutiles toutes celles fournies par le raisonnement.

D’un intérêt plus général que les définitions métaphysiques est le fait que Schleiermacher réintègre à présent dans la notion du Divin les caractères principaux du Dieu chrétien. Dans la première édition des Discours, on voyait bien apparaître quelques expressions qui attribuent à l’Univers une conscience et un plan : « l’Esprit du monde », une quinzaine de fois ; « une merveilleuse disposition aménagée par l’Univers », page 100 ; « l’esprit de l’Univers qui le gouverne avec liberté et raison », page 126. Mais là, de telles expressions se perdaient dans le flot d’une pensée dont l’ondoiement a une orientation plus panthéiste que théiste.

Maintenant, le théologien a le souci de faire voir comment les attributs traditionnels du Dieu chrétien s’expliquent et se justifient dans sa conception. Il a besoin de déclarer d’abord : « Tous les attributs que nous conférons à Dieu doivent être entendus comme caractérisant une particularité non de Dieu lui-même, mais de la façon dont nous rapportons à lui notre sentiment de dépendance absolue », paragraphe 50, I, 242. On ne peut pas plus nettement faire passer les attributs chrétiens de Dieu, ainsi que je l’indiquais plus haut, du plan de la réalité objective sur celui du sentiment subjectif. C’est sur ce plan que l’auteur les définit et les discute dans les chapitres que j’ai signalés. De l’omniscience par exemple, il déclare qu’il faut entendre par là la spiritualité absolue de la toute puissance divine, et, abordant de front les difficultés qui naissent en particulier du rapport de la prescience divine avec la liberté humaine, il explique que ces difficultés viennent de l’erreur que nous commettons en ne distinguant pas le savoir humain, nécessairement analytique, de la science divine synthétique, qui résulte de l’identité, et par conséquent de la simultanéité en Dieu, du vouloir, du pouvoir et du savoir.

D’une particulière importance est le fait que Schleiermacher reconnaît ici, beaucoup plus expressément que dans les Discours, l’existence d’un plan divin à l’égard du monde, et en particulier de l’humanité. Ce fait est important en lui-même et par ses conséquences. Une de ces conséquences, à laquelle, comme je l’ai dit, le théologien ne semble pas avoir accordé l’attention qu’elle mérite, est qu’un tel plan implique une certaine personnalité de Dieu. Une autre, dont il tient compte comme il convient, est le problème que l’existence d’un tel plan pose au sujet du mal. Si Dieu, conçu comme tout puissant et tout bon, a créé le monde suivant un plan, comment expliquer que le mal, physique et moral, occupe une si grande place dans son œuvre ?

Nous avons vu que, dans sa période romantique, Schleiermacher semble tenir assez peu compte du péché, et paraît disposé à atténuer le rôle du mal. On peut voir là, ai-je indiqué, un effet et de sa nature physique et morale, et de ses idées sur le rapport entre l’Infini et ses manifestations finies. Quoi qu’il en soit, son expérience personnelle accrue d’homme et de pasteur, et peut-être l’expérience collective des Allemands durant les années de guerre, l’ont probablement mieux éclairé sur l’étendue et la gravité de ce problème. La notion du mal, et celle corrélative du péché, prennent donc progressivement dans sa pensée et dans sa doctrine une place plus proportionnée à celle qu’elles occupent normalement dans la religion chrétienne. Cette préoccupation le rapproche ainsi du christianisme positif.

Sur l’origine du péché et du mal, Schleiermacher estime que nous ne pouvons rien savoir (La Foi chrétienne, § 61, I, p. 314-326). D’après lui, le récit de la chute dans la Genèse, si même on admet qu’il ait une valeur historique, ce que le théologien n’est point disposé à accepter, présente comme des faits qu’il n’explique pas ce qui, précisément, appelle le plus une explication, en particulier la formation chez l’homme de la connaissance de Dieu. L’exégète écarte donc ce récit, et avec lui, la notion de la chute. Au mystère posé dogmatiquement par la tradition biblique, il oppose un fait, établi psychologiquement et historiquement démontrable, un fait d’expérience. C’est sa méthode constante, l’esprit même de sa méthode. Il entend tabler, ici comme toujours, non sur une tradition extérieure discutable, mais sur l’expérience interne certaine.

Il part donc de la constatation d’un état de péché de l’humanité, état de péché conçu comme opposition de la chair à l’esprit, de l’homme et de l’humanité à Dieu, et accompagné d’une impression de déplaisir (Foi chrétienne, §§ 66-79, I, 345-453). Il rattache alors ce fait à sa théorie générale, en constatant que notre sentiment de dépendance absolue à l’égard de Dieu peut être accompagné, soit de plaisir, soit de déplaisir : de plaisir en cas d’accord entre nous et ce dont nous dépendons, de déplaisir en cas contraire. Dans les Discours déjà, un caractère fondamental du christianisme était que la Divinité y fait preuve de bienveillance à l’égard de l’humanité déchue, et multiplie les moyens qu’elle lui offre de se relever. Maintenant, cette notion s’affirme avec plus de force et de précision.

Le fait du péché étant constaté, étant admis d’autre part que la toute puissance de Dieu est cause de tout ce qui est, il faut admettre que le péché aussi a été voulu par Dieu. Il ne peut pas l’avoir été pour lui-même, il doit l’avoir été en fonction d’autre chose. Il l’a été en effet comme conséquence de la liberté : le théologien fait sien ici un des lieux communs de la dogmatique chrétienne. Mais en voulant le mal, et le créant par là-même, Dieu a en même temps voulu, et créé par conséquent, son antidote, le salut, le salut par la grâce divine. Mal et salut, péché et grâce, sont posés comme nécessairement corrélatifs, inséparablement opposés l’un à l’autre et complémentaires l’un de l’autre, de même que Dieu et le monde.

Le plan divin comporte donc la grâce comme corollaire indispensable du péché. Par suite, ce plan n’est complètement réalisé que quand la grâce est devenue possible. Or, le moyen de la grâce, c’est le Christ. L’œuvre créatrice de Dieu, en ce qui concerne l’humanité, n’est par conséquent achevée que quand paraît le Christ. Le Christ devient ainsi l’être auquel est suspendue l’humanité véritable. Sa venue a dès lors une importance cruciale dans le plan divin comme dans l’histoire de l’humanité.

Dans les Discours, le Christ n’était que l’homme qui eut, au degré le plus élevé, l’intuition du divin. Il revêt à présent la dignité unique que lui confère le christianisme, celle de l’être envoyé par Dieu pour sauver les hommes.

Ce salut des hommes, ce n’est pas, dans le christianisme de Schleiermacher, le rachat de leur faute, la Rédemption acquise au prix du sacrifice d’un innocent, sacrifice accepté, voulu par Dieu, comme expiation nécessaire et suffisante de la chute. Cette idée d’une satisfaction donnée à la justice divine, qui est un des dogmes fondamentaux du christianisme positif, Schleiermacher l’a rejetée, nous l’avons vu, dès sa dix-neuvième année, comme incompatible avec sa conception de la bonté et de la toute puissance divines.

Dès ce moment et tout le long de sa vie, elle semble lui être demeurée tout à fait étrangère. Nous avons constaté qu’elle n’apparaît même pas pour être discutée dans les Discours, et l’on peut se demander s’il n’y avait pas, dans la désinvolture de cette omission, un effet de ce qu’il entre de dilettantisme dans l’esprit romantique. Mais ce problème n’intervient pas davantage, je crois, dans la Foi chrétienne, pas même dans la discussion serrée, où elle aurait sa place naturelle, sur la justice et la miséricorde divines, §§ 84-85, I, 443-453. Son christianisme laisse cette croyance de côté. Là est la grande différence entre sa piété et la foi de stricte observance. À l’égard de ce dogme, le romantique assagi est toujours resté hétérodoxe, hérétique si l’on veut aller jusqu’au terme que dans un de ses Discours il souhaitait voir remis en honneur.

Il admet cependant que, dans la mission du Christ, il y ait du surnaturel, du divin, et voici comment. Le salut de l’humanité selon lui, c’est la victoire du bien sur le mal, le retour à l’état de perfection dans lequel et en vue duquel Dieu a créé l’homme. Or, cette victoire, ce retour, ne sont possibles que par l’action sur l’homme d’un modèle, d’un exemple, donnés par un prototype pur lui-même de tout péché. Christ, seul des humains, n’a pas été soumis à la loi du péché. Il y a là un fait, non seulement exceptionnel, mais surnaturel, en tant qu’il contredit une loi universelle. En Christ, l’humain se double donc de divin, et dès 1810 ou 15 ou 20, Schleiermacher n’hésite pas à reconnaître sa divinité, mais conçue de cette façon très particulière, et réduisant le surnaturel à un état moral qui constitue une exception unique.

Il y a lieu de remarquer l’analogie entre cette façon dont le protestant divinise le Christ et la manière dont les catholiques ont sanctifié sa mère par le dogme de l’Immaculée Conception. Dans les deux cas, exemption complète du péché originel. En ce qui concerne la Vierge, ce dogme n’a été proclamé qu’en 1870. Mais l’idée en était très ancienne, et il est extrêmement probable que Schleiermacher a eu connaissance de cette disposition au sein du catholicisme.

Ajoutons que, accomplissant par l’exemple de sa vie et de sa mort la volonté du Dieu créateur de l’homme, incomplètement réalisée en Adam, on peut dire en un certain sens que le Christ ainsi conçu est consubstantiel à Dieu, sans avoir à admettre que le Fils a de tout temps coexisté avec le Père et le Saint-Esprit. L’interprétation que Schleiermacher donne des rapports entre Père, Fils et Saint-Esprit, lui permet de continuer à n’accorder qu’un intérêt spéculatif au dogme de la Trinité (§§ 170-172, II, 496-513).

Cette divinité, ce surnaturel, peuvent très bien se concevoir sans qu’on ait à admettre que le Christ soit né de la Vierge Marie et des œuvres miraculeuses du Saint-Esprit. Fidèle à son principe immuable, à l’esprit qui animait déjà ses Discours, à la volonté de ne fonder la foi que sur le sentiment intime et sur l’expérience personnelle vécue, c’est l’action exercée par le Christ sur les âmes qui atteste, aux yeux de Schleiermacher, sa divinité. Quant aux récits de Matthieu et de Luc sur sa naissance surnaturelle, il ne lui importe guère qu’on les admette ou les rejette (La Foi chrétienne II, 61-66).

La résurrection du Christ, son ascension, font l’objet d’observations et de raisonnements tout semblables (II, 77-78 et 80-88).

Le théologien élimine donc des dogmes chrétiens ce qu’ils comportent, dans la mission du Christ, du fait de sa naissance et de ce qui suit sa mort, de plus choquant pour la raison, de matériellement surnaturel si l’on peut risquer cette expression, ce qui arrête le plus ceux pour lesquels, comme pour le romantique lui-même, il n’y a d’action divine admissible que dans le cadre des lois données par Dieu à la nature.

À l’égard des miracles attribués au Christ par les Évangiles, l’attitude du critique est, cela va sans dire, toute semblable. Il n’en discute pas l’authenticité. Il les déclare inutiles pour notre foi. Les miracles n’agissent en effet que par l’impression qu’ils font sur ceux qui en sont témoins. Les récits historiques qu’on en lit ne peuvent pas avoir la même force probante. La valeur qu’ont pour nous ces récits, c’est la connaissance historique qu’ils nous donnent de la nature, de l’étendue et de la permanence de l’action spirituelle exercée par le Christ (La Foi chrétienne, § 103, II, 117-120). D’une façon générale, ce ne sont pas les faits transmis par la Bible et par la tradition, dont la réalité peut être discutée, qui doivent nous imposer la foi. Dans ces données historiques, le théologien voit des manifestations du sentiment religieux qui s’y exprime et dont elles témoignent. Ces manifestations qu’elle transmet, ces témoignages qu’elle perpétue, font la valeur, jusqu’ici unique, de la Bible aux yeux de Schleiermacher. Mais l’essentiel reste toujours pour lui ce sentiment religieux lui-même, personnellement et directement éprouvé.

Sur tous ces points, on voit combien l’esprit de 1821 demeure près de celui de 1799.

Notons encore qu’il en est de même au sujet d’un autre grand problème, celui que pose la croyance à l’immortalité de l’âme. Dans la Foi chrétienne, II, 446-449, 469-472, le théologien semble bien admettre pour les humains une immortalité personnelle semblable à celle que le Christ s’attribue à lui-même, parce que, sans cela, l’homme ne pourrait pas s’identifier avec lui, et s’unir ainsi à Dieu, comme paraît le comporter le plan divin. Mais il met en garde contre la vanité et le danger de la tendance naturelle à matérialiser en quelque sorte cette survie, insiste sur l’impossibilité de s’en faire une idée nette, et laisse bien voir qu’à ses yeux cette croyance n’est pas du tout essentielle. Sa pensée intime a tout l’air d’être restée ce qu’elle était au temps des Discours, que l’homme doit savoir se contenter, en fait d’immortalité, du sentiment d’être transporté hors du temps, d’être soustrait à la loi du temps, sentiment qu’il éprouve dans les moments de sa vie terrestre où il se sent en pleine communion avec l’Éternel, avec l’Absolu, avec Dieu, ou bien alors, après la mort, d’une mystérieuse résorption de son être fini dans l’Infini.

Une objection très grave de beaucoup de représentants du christianisme positif à l’égard de cette conception est qu’elle supprime l’éternité humainement concevable des récompenses et des peines, et prive par conséquent la religion d’un de ses plus puissants moyens d’action sur la moralité de la vie présente. Cette objection n’a aucune valeur aux yeux de Schleiermacher qui, fidèle à son idéalisme, rejette toujours comme indigne de la religion plus encore que de la morale toute pression exercée par des promesses de félicité ou des menaces de châtiment.

Nous pouvons constater la même continuité, avec la modification d’un assagissement dû à l’expérience, dans ses idées sur l’Église. Il conçoit toujours, ainsi qu’il faisait dans les Discours, l’Église comme une libre société de croyants. Il tient cependant davantage compte des nécessités d’une organisation, et en particulier d’une répartition dans l’activité nécessaire au maintien de la vie dans l’Église, entre les membres plus actifs, le clergé, et les membres plus passifs, les laïques. Il continue à penser d’ailleurs que les uns comme les autres doivent contribuer par une participation active à entretenir cette vie.

Tous les croyants y sont aptes par leur participation à la vie en Christ, effet d’une conversion dans laquelle Schleiermacher voit, conformément à la tradition chrétienne, une nouvelle naissance, § 107, II, 155-158.

Ce qu’il y a de plus christianisé dans sa conception de l’Église, et qui confère à celle-ci une valeur de haute mysticité, c’est que, tenant compte de mainte parole du Christ après sa résurrection, il voit, dans la communion des croyants qu’elle réalise, l’incarnation même de la troisième Personne de la Trinité, du Saint-Esprit, §§ 120-125, II, 253-292.

Sa conception des rapports des Églises entre elles et avec ceux qui n’en font pas partie, avec les hérétiques mêmes, est aussi tolérante que possible, animée du plus large et généreux amour de toute l’humanité, de toute l’humanité véritable, celle qui, à travers ses erreurs et ses fautes, aspire à l’idéal d’une vie spirituelle harmonieuse. Ni dans le temps, ni dans l’espace, ni sur le plan des dispositions intérieures, cette humanité n’a pu et ne peut en fait communier tout entière dans la foi chrétienne. C’est dans l’esprit du généreux libéralisme qui l’anime que Schleiermacher traite le problème scabreux pour lui du choix des élus et de la prédestination, §§ 117-120, II, 233-264.

La question de l’unité et de la pluralité de l’Église chrétienne, si longuement discutée dans les Discours, revient sous la forme de la distinction entre l’Église invisible, une, et les Églises visibles. Celles-ci, nécessairement séparées les unes des autres par tout ce qui intervient d’humain dans l’approximation terrestre du divin, présentent cependant entre elles l’unité de ce qu’elles réalisent toutes de l’Église invisible. L’union parfaite des Églises militantes dans l’Église triomphante est un idéal dont elles devraient tendre à se rapprocher, §§ 148-157, II, 414-443. Schleiermacher a travaillé toute sa vie dans ce sens, et sur ce plan, le succès de sa généreuse activité est incontestable : il a été le principal agent de l’union des Églises luthérienne et calviniste en Prusse en 1817, et son esprit continue à être évoqué dans tous les efforts de conciliation, entre autres ceux, qui ont mis fin naguère à la division des Églises réformées en France. L’esprit qui l’anime est en effet un esprit de vrai libéralisme et d’union, propre à rendre plus faciles les bons rapports entre toutes les âmes religieuses, entre catholiques et protestants comme entre protestants de confessions différentes et entre traditionalistes et libres-croyants. Ajoutons qu’il a été souvent un des inspirateurs de ceux qui travaillaient à réduire l’autorité de l’État sur les Églises.

Les Églises, de même que les sacrements, de même que la Bible, ne sont d’ailleurs toujours pour lui que des moyens de rendre présente la personnalité du Christ, et de permettre ainsi au Sauveur d’exercer son action. Mais le pasteur et théologien a reconnu de plus en plus l’utilité, la nécessité même de ces moyens. Le spiritualisme si volatile des Discours s’est condensé chez leur auteur, sous la pression de sa conviction, accrue et affermie par l’expérience, de la nécessité pour le salut de l’humanité, c’est-à-dire pour son accession à la vie harmonieuse et bienheureuse selon l’esprit, de l’action sur elle d’une personnalité, d’une personnalité réelle, vivante, humaine donc, mais divine aussi : il faut en effet qu’elle soit surnaturellement exempte du péché, pour être douée de la force d’attraction capable de surélever l’humanité au-dessus d’elle-même, et de la rapprocher ainsi de la communion avec Dieu en vue de laquelle Dieu l’a créée.

L’homme-Dieu à qui est incombée cette mission providentielle, c’est le Christ. Toutes les institutions chrétiennes ont pour fin dernière de maintenir vivante la tradition de ce Christ vivant, et de lui permettre d’exercer ainsi sans fin au sein de l’humanité son action, qui est le fait essentiel du christianisme, et le fait central de l’histoire de l’humanité elle-même. C’est dans cet esprit que Schleiermacher les explique, les interprète, veut les voir saintement utilisées.

Là est le principe d’unité de la vie, de l’activité, de l’œuvre, de l’influence de Schleiermacher. En tout temps, c’est dans l’imitation de la vie du Christ qu’il a vu l’essence du christianisme. Cette conviction lui a permis de rester dans le cadre chrétien même à l’époque de ses doutes dogmatiques les plus troublants, comme elle avait aidé son père avant lui à traverser une longue crise semblable. Elle l’a soutenu dans sa lutte contre tous les scrupules et les difficultés internes de sa très libre apologétique.

Il se rattache bien en ceci, comme le dit Nadler, à la tradition des mystiques qui depuis le xive siècle prolongent en Allemagne l’esprit franciscain. On pourrait admettre qu’il se rattache de même à celle symbolisée par l’ouvrage qui, avec la persuasive poésie de sa mystique pratique a, plus encore que le charme des Fioretti, propagé dans le monde le programme de l’Imitation de Jésus-Christ. Schleiermacher vise d’ailleurs à suivre cette règle sans aucun moyenâgeux ascétisme monachique, dans l’idée résolument moderne, combinaison de luthéranisme et de calvinisme très adoucis, que c’est dans l’existence normale de la communauté humaine que le chrétien doit vivre sa foi.

CONCLUSION

Ce résumé, si bref et par suite si incomplet soit-il, des principales idées du Schleiermacher de la Foi chrétienne de 1821, permet cependant de répondre à la question posée par l’analyse des Discours : comment leur auteur a-t-il pu jouer le rôle de réformateur de la Réforme protestante ? Qu’a-t-il eu à éliminer, et qu’a-t-il conservé du romantisme de ses trente ans, dès l’origine assagi par le criticisme, dans le christianisme tel qu’il le prêche et l’enseigne à partir de la quarantaine ?

À le voir rejeter, radicalement, semblait-il, dans ces Discours, les dogmes essentiels du christianisme positif : Dieu personnel, divinité du Christ, rédemption de l’humanité pécheresse par le sacrifice du Fils innocent, immortalité de l’âme, l’auteur paraissait sortir en fait de la communauté chrétienne, à laquelle il affirmait vouloir rallier ceux à qui il s’adressait. Il semblait vouloir se contenter d’un spiritualisme vague, volatile, plus esthétique que moral, suffisant pour aristocratiser la vie d’une élite, inapte à conférer à une communauté humaine les forces positives qu’elle demande à sa religion.

Mais il lui a été accordé de vivre assez longtemps, et de travailler avec assez de suite et de persévérance, pour organiser, clarifier, nuancer ses idées, pour leur donner, dans les corrections, adjonctions et commentaires de ses Discours, dans sa Foi chrétienne surtout, comme dans la prédication et l’enseignement et les œuvres que celle-ci résume, la consistance, la cohésion et l’homogénéité qui manquaient à son premier essai, trop expressionniste et improvisé.

Il lui a été donné ainsi d’apporter une interprétation de plusieurs des principaux dogmes chrétiens très libérale, très nuancée, acceptable telle quelle pour bien des protestants, et se prêtant à bien des conciliations, avec une libre pensée sympathisante à l’égard du christianisme comme avec une foi plus positive.

Dans cette interprétation, il tient compte de la tradition qu’il connaît par le dedans. Il en retient uniquement, mais en admet vraiment, ce qui satisfait non seulement aux exigences négatives de la raison, mais non moins aux exigences positives du sentiment religieux. C’est la grande différence entre lui et le rationalisme du xviiie siècle, qui aboutit trop souvent à une idéologie sans chaleur et sans vie.

En somme, la piété de Schleiermacher rejette, ou plutôt ignore, un seul des dogmes fondamentaux du christianisme de stricte observance : celui de la rédemption conçue comme satisfaction exigée et acceptée par la justice divine ; ce dogme-là, il le juge incompatible avec celui de la bonté et de la toute puissance divines. Mais, le plus souvent, sans les rejeter d’une façon absolue, il écarte, ou laisse en suspens comme accessoires, d’autres croyances jugées essentielles par la foi chrétienne positive : dans le Dieu trinitaire, les rapports entre le Père et le Fils considérés sous un aspect anthropomorphique ; le Christ conçu par le Saint-Esprit et né de la Vierge Marie, ressuscité des morts et monté au Ciel s’asseoir à la droite de Dieu ; l’immortalité de l’âme individuelle ; la Bible acceptée comme la transcription fidèle d’une révélation surnaturelle : au total, les matérialisations de la foi qui choquent et rebutent le plus les esprits décidés, comme le sien, à n’admettre d’action divine que dans le cadre des lois imposées par Dieu lui-même à sa création.

Mais dans ce cadre même, il admet un plan divin, conçu en vue de la création de l’humanité, d’une humanité parfaite et bienheureuse. Il admet que ce plan comportait nécessairement chez l’homme une liberté dont celui-ci a mésusé, poussant à l’excès son indépendance et son individualisme, se séparant ainsi de son Créateur, ce qui a entraîné comme conséquence la perte de sa ressemblance parfaite et de sa bienheureuse communion avec Dieu. Il admet que pour réparer cette déchéance, Dieu a fait naître en Jésus l’être qui, conçu de façon naturelle, est cependant d’essence surnaturelle, divine, en tant qu’exempt de la loi universelle du mal. Il admet qu’il y ait là une intervention directe de Dieu pour ouvrir aux hommes la voie du retour à Lui, et par conséquent à la perfection et à la félicité, par la communion avec l’homme-Dieu, dont le rayonnement régénère ainsi l’œuvre divine primitive. Il admet qu’il y a là une nouvelle création qui restaure et achève la première. Il admet que chez l’homme qui, par l’intermédiaire du Christ, grâce au Christ, se relève de la chute et revient à Dieu, s’opère une conversion qui est une nouvelle naissance. Il admet donc un ordre du divin, du surnaturel, complément nécessaire du naturel, et, en tant que nécessaire, normal, dont le Christ est le centre rayonnant, et, dans l’accomplissement de cette mission, véritablement le Fils de Dieu.

Schleiermacher estime communier avec le Divin dans le sentiment qui le remplit de son union avec Dieu en Christ ; il estime être ainsi au cœur même du christianisme. Les dogmes plus précis, plus matérialisés, sont pour lui des accessoires, répondent à des besoins du cœur et de l’imagination avec lesquels la raison de chacun peut plus ou moins sympathiser et s’accorder, et qu’il laisse en général libre d’accepter ou non.

L’idée inspiratrice de toute l’activité et de l’œuvre qui font considérer Schleiermacher comme le grand réformateur de la Réforme, celui qui a le plus fait pour continuer en la renouvelant et la poussant plus loin la mission de Luther et de Calvin, c’est que l’essentiel de la religion en général, du christianisme en particulier, c’est le sentiment de l’union de l’homme avec le divin, en particulier du chrétien avec son Dieu, par l’intermédiaire du Christ. C’est ce sentiment, dans la mesure où l’homme l’éprouve à l’intérieur de son âme, qui l’apparente avec le Christ, et par là-même avec Dieu. Tous les dogmes, tous les sacrements, toute la Bible, toute l’organisation de l’Église, n’ont de valeur véritable et certaine qu’en tant que manifestations, preuves et moyens à la fois, du sentiment de cette communion, éléments et aliments de la félicité qui en est la sanction dans l’existence terrestre passagère déjà, à certains moments privilégiés de laquelle elle confère une valeur surnaturelle d’éternité.

La doctrine de la Foi chrétienne fait état du Nouveau Testament beaucoup plus que celle des Discours. Elle tient compte davantage des commentaires dont il a été l’objet. Elle fait donc plus de place dans la religion à l’élément positif que donne au christianisme sa tradition historique. Elle appelle un peu moins la correction, le complément, que lui apporteront, en particulier, dès 1875, Ritschl et son école. Cependant, elle s’inspire toujours surtout du sentiment individuel, direct, spontané, de l’homme en général, du chrétien en particulier, de ce que ce sentiment révèle et comporte, beaucoup plus que des dogmes traditionnels, des discussions théologiques, et de l’autorité ecclésiastique. En présence de problèmes si débattus, c’est le plus souvent le sentiment qui dicte à sa raison ses conclusions, en général d’ailleurs prudentes et modérées.

Or, cette fonction reconnue au sentiment, dans un esprit intéressant à comparer avec celui de Pascal, c’est ici, souvent avec des exagérations dangereuses, en conflit avec la raison, mais parfois aussi dans des inspirations fécondes et heureuses, en accord avec elle, c’est un des caractères fondamentaux du romantisme. Schleiermacher a partagé avec sa génération romantique ce culte du sentiment personnel. C’est de là qu’il le tient, élaboré comme il l’est ici, plus subtilement que dans le piétisme et dans le Sturm und Drang. Par son organe, le romantisme a ainsi intensifié la vitalité de l’esprit libéral et progressif de la religion protestante, comme il a intensifié, par l’organe de Frédéric Schlegel entre autres, la tendance naturelle du catholicisme au traditionalisme conservateur.

La réponse à une des questions importantes posées par les Discours sur la religion semble donc devoir être : oui, le romantisme de Schleiermacher a contribué à faire de lui, avec ses défauts et ses qualités, le réformateur qu’il a été du christianisme protestant. Goethe n’aurait pas créé le second Faust s’il n’avait, dans sa jeunesse, produit le premier. De même, Schleiermacher ne serait pas devenu l’auteur, reconnu classique, de la Foi chrétienne, s’il n’avait été dans sa jeunesse celui des romantiques Discours.

Et maintenant, quelles ont été les conséquences de cette œuvre réformatrice ?

Schleiermacher a spiritualisé, intériorisé, individualisé la religion plus qu’elle ne l’avait jamais été au sein même d’une des grandes églises chrétiennes ; au-delà, on se trouve dans le monde, soit de sectes plus ou moins hétérodoxes, soit d’un spiritualisme qui n’est plus spécifiquement chrétien. Est-il allé dans ce sens jusqu’à une volatilisation et un émiettement incompatibles avec l’existence d’une religion positive et d’une Église véritable ? Cela peut se soutenir. Ce reproche a été et reste la réserve ou le grief de ceux, toujours très nombreux, qui le critiquent ou le combattent. La subtilisation et le morcellement du protestantisme ont plutôt augmenté après lui, et son influence peut y avoir contribué.

Mais subtilisation et morcellement peuvent avoir aussi comme effet une extension, en largeur et en profondeur.

D’autre part, bien des pages des Discours analysent des états d’âme et d’esprit dans lesquels une lecture superficielle ne distingue rien de spécifiquement religieux. Il y parle de sentiments et d’imaginations, d’idées, de concepts et de raisonnements inspirés essentiellement par la curiosité et la préoccupation des rapports entre le particulier et le général, l’individuel et le générique, la partie et le tout, le fini et l’infini, le connu et le mystérieux, le relatif et l’absolu, en deux mots, entre le monde phénoménal et la réalité sous-jacente. Il s’agit là d’une activité intellectuelle et sentimentale le plus souvent sub-consciente, qui fait partie intégrante de la vie de l’esprit humain, dans son fonctionnement le plus général et le plus normal, aussi bien rationnel qu’irrationnel. Or à la façon dont cette activité prend conscience d’elle-même dans l’âme foncièrement religieuse et dans l’intelligence supérieurement analytique de Schleiermacher, dans la manière dont par suite il en disserte, sans aucun doctrinarisme d’ailleurs, dans ces Discours, elle apparaît d’une part comme appartenant à l’essence même de la vie de l’esprit, et d’autre part comme ne se justifiant, ne se concevant même, que si l’on admet l’existence, la réalité, d’un principe spirituel correspondant qui est la véritable réalité du monde. L’universalité de cette tendance dans l’esprit humain est sentie par le romantique criticiste comme une preuve de sa nécessité rationnelle intrinsèque, et par suite, dans cette mesure, de la réalité de ce qui y correspond. Là est, d’après lui, sans qu’il le dise expressément, mais cela ressort de la méditation de bien des pages trop vagues de cette œuvre, là est, d’après lui, l’argument le plus convaincant, quoique, ou plutôt parce que tout laïque, en faveur de la croyance religieuse à un tel principe spirituel du monde. Par la prise de conscience en lui de ces faits, Schleiermacher apporte de précieux renseignements sur une des lois psychiques les plus générales et les plus profondes de la genèse des religions.

Ce principe spirituel du monde est ce que, dans ses Discours, où il le considère à la fois en lui-même et dans sa manifestation phénoménale inséparable de lui, il dénomme de préférence « l’Univers ». Dans la suite, il n’aura plus de scrupules à l’appeler « Dieu », et il en verra et montrera de plus en plus distinctement et résolument la conception la plus adéquate, la plus parfaite, dans le Dieu des Chrétiens, dont il professe le culte comme pasteur et théologien.

Ajoutons que le protestantisme ainsi spiritualisé et individualisé, élargi et assoupli par l’auteur et des Discours, et de la Foi chrétienne, peut s’accorder, sans scabreux conflits, avec la conception du monde physique qu’imposent les progrès de la science, avec la conception du monde moral que dictent les modifications de l’idéal social.

De cet ensemble de faits résulte que nombre de chrétiens, qui ne sauraient adhérer au christianisme de stricte observance, peuvent y rester attachés, ou du moins ne pas rompre avec lui, selon l’interprétation à laquelle Schleiermacher donne l’autorité d’une pensée, d’une vie et d’une œuvre telles que la sienne. On doit donc admettre comme probable que son influence a contribué, et contribue encore, à augmenter le nombre de ceux qui peuvent de bonne foi se dire chrétiens.

Sa pensée, sa vie, son œuvre ont ainsi poursuivi l’accomplissement du programme de sa jeunesse, de ses romantiques Discours sur la religion adressés à ceux de ses contempteurs qui sont des esprits cultivés.