Discours sur la première décade de Tite-Live/Texte entier


DISCOURS SUR LES DÉCADES DE TITE-LIVE
1532 (1 re publication)
Traduction française de Jean-Vincent Périès (1825)



NICOLAS MACHIAVEL


A ZANOBI BUONDELMONTI


ET


A COME RUCCELLAI


SALUT.



Je vous envoie un présent qui, s’il ne répond point à toutes les obligations que j’ai contractées envers vous, est tel sans doute que Nicolas Machiavel ne pouvait vous adresser rien de plus précieux ; car j’y ai exprimé tout ce que je sais, et tout ce qu’ont pu m’apprendre une longue pratique et une étude continuelle des affaires du monde. Mais ni vous, ni les autres, ne pouvez attendre de moi plus que je ne vous offre ; et vous n’êtes point en droit de vous plaindre si je ne vous ai pas donné davantage. Vous pourrez être rebutés de la stérilité de mon esprit quand mes récits seront arides, et de la fausseté de mes jugements lorsque, discutant un si grand nombre de sujets, je tomberai dans quelque erreur ; mais, dans ce cas même, je ne sais qui de nous aurait des reproches à faire à l’autre, ou moi, de ce que vous m’avez forcé à traiter une matière que je n’eusse jamais choisie de mon propre mouvement ; ou vous, de ce que mes écrits pourraient ne pas entièrement vous satisfaire. Acceptez donc cet ouvrage, comme on doit prendre tout ce qui vient d’un ami, où l’on considère toujours plus l’intention de celui qui donne que la valeur du présent.

Et soyez convaincus que j’éprouve dans cette circonstance une véritable satisfaction, quand je songe que, me fussé-je trompé en beaucoup d’occasions, il en est cependant une dans laquelle je n’ai point commis d’erreur, c’est de vous avoir choisis entre tous pour vous adresser mes Discours. Car, en agissant de la sorte, je pense avoir montré quelque reconnaissance des bienfaits que j’ai reçus, et avoir abandonné le sentier vulgairement battu par ceux qui font métier d’écrire, et dont la coutume est de dédier leurs ouvrages à quelque prince auquel, dans l’aveuglement de leur ambition ou de leur avarice, et dans l’effusion de leurs louanges banales, ils prodiguent toutes les vertus, au lieu de le faire rougir de ses vices.

Pour ne point tomber dans cette erreur commune, j’ai fait choix, non d’un prince en effet, mais de ceux qui, par tant de belles qualités, mériteraient de l’être ; non de ceux qui pourraient me combler de titres, d’honneurs et de richesses, mais de ceux qui, n’ayant pas ces biens en leur pouvoir, ont du moins le désir de me les prodiguer. Car les hommes, pour porter un jugement sain, doivent savoir discerner ceux qui sont véritablement généreux de ceux qui n’ont que le pouvoir de l’être ; ceux qui sauraient gouverner, de ceux qui, sans en avoir la science, se trouvent cependant à la tête d’un empire.

Aussi les historiens font plus d’estime d’Hiéron, simple citoyen de Syracuse, que de Persée, roi de Macédoine ; car il ne manquait à Hiéron, pour être prince, que le pouvoir suprême ; Persée n’avait des qualités d’un roi que la royauté.

Jouissez donc du bien et du mal que vous avez cherchés vous-mêmes ; et si vous pouvez vous abuser au point de croire que mes recherches vous soient agréables, je m’efforcerai de poursuivre le reste de cette histoire, selon la promesse que je vous en ai faite en commençant. Valete.


DISCOURS


SUR LA


PREMIÈRE DÉCADE DE TITE-LIVE





LIVRE PREMIER

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Quoique l’homme par sa nature envieuse ait toujours rendu la découverte des méthodes et des systèmes nouveaux aussi périlleuse que la recherche des terres et des mers inconnues, attendu que son essence le rend toujours plus prompt à blâmer qu’à louer les actions d’autrui ; toutefois, excité par ce désir naturel qui me porta toujours à entreprendre ce que je crois avantageux au public, sans me laisser retenir par aucune considération, j’ai formé le dessein de m’élancer dans une route qui n’a pas encore été frayée ; et s’il est vrai que je doive y rencontrer bien des ennuis et des difficultés, j’espère y trouver aussi ma récompense dans l’approbation de ceux qui jetteront sur mon entreprise un regard favorable. Et si la stérilité de mon esprit, une expérience insuffisante des événements contemporains, de trop faibles notions de l’antiquité, pouvaient rendre ma tentative infructueuse et peu utile, elles ouvriront du moins la voie à celui qui, plus vigoureux, plus éloquent et plus éclairé, pourra accomplir ce que j’essaye ; et si mon travail ne parvient point à me mériter la gloire, il ne doit pas non plus m’attirer le mépris.

Quand je considère, d’une part, la vénération qu’inspire l’antiquité, et, laissant de côté une foule d’autres exemples, combien souvent on achète au poids de l’or un fragment de statue antique pour l’avoir sans cesse sous les yeux, pour en faire l’honneur de sa maison, pour le donner comme modèle à ceux qui font leurs délices de ce bel art, et comme ensuite ces derniers s’efforcent de le reproduire dans leurs ouvrages ; quand, d’une autre, je vois que les actes admirables de vertu dont les histoires nous offrent le tableau, et qui furent opérés dans les royaumes et les républiques antiques, par leurs rois, leurs capitaines, leurs citoyens, leurs législateurs, et par tous ceux qui ont travaillé à la grandeur de leur patrie, sont plutôt froidement admirés qu’imités ; que bien loin de là chacun semble éviter tout ce qui les rappelle, de manière qu’il ne reste plus le moindre vestige de l’antique vertu, je ne puis m’empêcher tout à la fois de m’en étonner et de m’en plaindre ; je vois avec plus d’étonnement encore que dans les causes civiles qui s’agitent entre les citoyens, ou dans les maladies qui surviennent parmi les hommes, on a toujours recours aux jugements que les anciens ont rendus, ou aux remèdes qu’ils ont prescrits ; et cependant les lois civiles sont-elles autre chose que les sentences prononcées par les jurisconsultes de l’antiquité, et qui, réduites en code, apprennent aux jurisconsultes d’aujourd’hui à juger ? La médecine elle-même n’est-elle pas l’expérience faite par les médecins des anciens temps, et d’après laquelle les médecins de nos jours établissent leurs jugements ? Toutefois, lorsqu’il s’est agi d’asseoir l’ordre dans une république, de maintenir les États, de gouverner les royaumes, de régler les armées, d’administrer la guerre, de rendre la justice aux sujets, on n’a encore vu ni prince, ni république, ni capitaine, ni citoyens s’appuyer de l’exemple de l’antiquité. Je crois en trouver la cause moins encore dans cette faiblesse où les vices de notre éducation actuelle ont plongé le monde, et dans ces maux qu’a faits à tant d’États et de villes chrétiennes une paresse orgueilleuse, que dans l’ignorance du véritable esprit de l’histoire, qui nous empêche en la lisant d’en saisir le sens réel et de nourrir notre esprit de la substance qu’elle renferme. Il en résulte que ceux qui lisent se bornent au plaisir de voir passer sous leurs yeux cette foule d’événements qu’elle dépeint, sans jamais songer à les imiter, jugeant cette imitation non-seulement difficile, mais même impossible ; comme si le ciel, le soleil, les éléments, les hommes n’étaient plus les mêmes qu’autrefois, et que leur cours, leur ordre et leur puissance eussent éprouvé des changements.

Résolu d’arracher les hommes à cette erreur, j’ai cru nécessaire d’écrire, sur chacun des livres de Tite-Live que l’injure du temps a épargnés, tout ce qu’en comparant les événements anciens et les modernes je jugerais propre à en faciliter l’intelligence, afin que ceux qui liraient mes Discours pussent retirer de ces livres l’utilité que l’on doit rechercher dans l’étude de l’histoire. Et quoique cette entreprise soit difficile, j’espère cependant qu’aidé par ceux qui m’ont engagé à me charger de ce fardeau, je parviendrai à le porter assez loin pour qu’il reste bien peu de chemin à faire à celui qui voudrait atteindre le but désigné.



CHAPITRE PREMIER.


Quels ont été, en général, les commencements de la plupart des villes, et en particulier ceux de Rome.


Ceux qui liront ce qu’était Rome à sa naissance, les législateurs qu’elle eut, et l’ordre qu’ils établirent dans son gouvernement, ne seront point étonnés de voir toutes les vertus se maintenir dans cette ville pendant une si longue suite de siècles, et devenir la base de cet empire immense auquel elle parvint par la suite.

Et pour parler d’abord de son origine, je dis que toutes les villes sont fondées, ou par les naturels du pays où elles s’établissent, ou par des étrangers.

Le premier cas a lieu quand les habitants, disséminés en une foule de peuplades peu nombreuses, se voient dans l’impossibilité de vivre avec sécurité, les localités et le petit nombre ne permettant à aucune d’entre elles de résister par ses propres forces à l’agression de ceux qui les attaqueraient. A l’approche de l’ennemi ils n’ont pas le temps de se réunir pour la défense commune ; s’ils y parviennent, ils n’en sont pas moins contraints de lui abandonner la plupart de leurs asiles, et ils deviennent ainsi la proie soudaine de leur ennemi. C’est donc pour fuir ces dangers, que, de leur propre mouvement, ou poussés par ceux qui ont obtenu dans la tribu le plus d’autorité, ils se déterminent à habiter ensemble un lieu de leur choix, plus commode pour vivre et plus facile à défendre. Athènes et Venise entre autres nous en offrent l’exemple. La première de ces villes, sous l’autorité de Thésée, fut bâtie pour y rassembler les habitants épars de l’Attique. L’autre, réunissant les nombreuses populations qui s’étaient réfugiées dans la multitude de petites îles placées à la pointe de la mer Adriatique, pour fuir les guerres qu’enfantaient chaque jour en Italie, depuis la décadence de l’empire romain, les invasions des barbares, commença, sans qu’aucun prince particulier lui donnât un gouvernement, à vivre sous les lois qu’elle crut les plus propres à la maintenir. Le succès couronna son entreprise, favorisée par une longue paix et sa position au sein d’une mer sans issue, que le défaut de vaisseaux de transport ne permettait pas aux barbares qui désolaient l’Italie de venir infester. C’est ainsi qu’elle a pu élever sur des fondements aussi faibles la grandeur où nous la voyons aujourd’hui parvenue.

Le second cas, celui d’une ville fondée par des étrangers, a lieu par le fait d’hommes libres, ou d’hommes dépendants d’un autre État. On doit mettre dans cette dernière classe les colonies envoyées par une république ou par un prince, pour débarrasser leurs États du superflu de la population, ou pour maintenir leurs nouvelles conquêtes d’une manière plus sûre et moins dispendieuse. Le peuple romain a fondé un grand nombre de ces villes dans toute l’étendue de son empire.

Il est une autre espèce de villes : ce sont celles bâties par un prince, non dans l’intention d’y fixer sa demeure, mais pour sa seule gloire ; telle fut la ville d’Alexandrie fondée par Alexandre. Comme ces cités n’ont point une origine libre, il est rare que leur puissance acquière une grande extension, et qu’on doive les compter parmi les capitales d’un empire. Florence eut une origine de ce genre ; et soit qu’elle doive sa naissance aux soldats de Sylla, ou aux habitants de Fiesole, qui, séduits par la longue paix qu’Octave donna à l’univers, se réunirent pour habiter la plaine qu’arrose l’Arno, sa fondation fut dépendante de l’empire romain ; aussi ne put-elle, dans les commencements, recevoir d’autres accroissements que ceux qui lui furent concédés par la munificence du prince.

Une ville doit son existence à des hommes libres, lorsqu’un peuple contraint par la contagion, la famine ou la guerre, à délaisser la patrie de ses pères, va de lui-même, ou sous la conduite de ses princes, chercher un nouveau séjour. Ce peuple fixe sa demeure au sein des villes qu’il trouve dans les pays conquis par ses armes, comme fit Moïse ; ou il en édifie de nouvelles, ainsi qu’Énée. C’est dans ce dernier cas que se manifestent la sagesse du fondateur et la fortune de son établissement, plus ou moins merveilleuse, suivant qu’a été plus ou moins grande la sagesse de celui qui en fut le principe. L’étendue de cette sagesse se connaît à deux choses : la première est le choix du site ; la seconde l’ordonnance des lois.

Et comme les hommes agissent ou par nécessité ou par choix, et qu’on a toujours vu que le courage brille d’un plus vif éclat là où le choix fut plus indépendant, il y a à examiner s’il ne serait pas plus avantageux de choisir, pour asseoir l’emplacement d’une ville, des lieux stériles où les hommes, contraints à se livrer à l’industrie, moins adonnés à l’oisiveté, vivraient plus unis et comme attachés à la concorde par la pauvreté et leur situation, ainsi que le prouve l’exemple de Raguse, et d’une foule d’autres villes bâties dans de semblables contrées. Ce choix serait sans aucun doute plus sage et plus utile, si les hommes se contentaient pour vivre de ce qu’ils possèdent, et ne cherchaient point à étendre leur domination. Mais comme ils ne peuvent assurer leur sort que par une véritable puissance, il est nécessaire de fuir les pays trop stériles et de se fixer dans ces contrées fécondes, où la richesse du sol leur permette de s’agrandir, où ils puissent se défendre contre ceux qui les attaqueraient, et réprimer quiconque voudrait s’opposer à leur agrandissement.

Quant à la mollesse que pourrait inspirer le pays, il faut que les lois imposent les travaux auxquels le sol ne contraindrait pas. Il faut imiter ces sages qui, forcés d’habiter des pays fertiles et riants, et qui n’enfantent que des hommes efféminés et inhabiles à tout exercice généreux, ont su obvier à ces inconvénients produits par l’influence d’un climat voluptueux, en imposant à ceux qui étaient destinés à porter les armes la nécessité d’un exercice continuel ; de sorte que, grâce à ces règlements, ils ont formé de meilleurs soldats que dans des contrées naturellement âpres et stériles. Telle fut entre autres l’Egypte, où l’influence d’une terre pleine de délices fut tellement modifiée par la vigueur des institutions, qu’elle produisit les hommes les plus éminents en tout genre ; et si la longue succession des temps n’avait pas éteint la mémoire de leur nom, on verrait combien ils étaient plus dignes de louanges qu’Alexandre le Grand et tant d’autres dont le souvenir fleurit encore. Quiconque eût examiné l’empire du Soudan, l’organisation des mameluks et la discipline de leur milice, avant que le sultan Sélim l’eût détruite, aurait vu à combien d’exercices militaires ses soldats étaient obligés ; et il aurait connu dans le fait combien ils redoutaient cette oisiveté où la douceur du climat pouvait les plonger, s’ils n’en avaient détourné les effets par les lois les plus vigoureuses. Je dis donc que le choix le plus prudent est celui d’une contrée fertile, lorsque les lois peuvent en renfermer l’influence dans les bornes convenables.

Alexandre le Grand avait formé le dessein d’élever une ville comme monument de sa gloire ; l’architecte Dinocrate vint le trouver, et lui montra qu’il pouvait facilement la fonder sur le mont Athos : outre la force naturelle du lieu, on pourrait, disait-il, tailler la montagne de manière à lui donner la forme humaine, entreprise rare, merveilleuse, digne de sa puissance. Alexandre lui demanda alors de quoi vivraient les habitants ; il répondit qu’il n’y avait pas pensé. Le prince rit, et laissant de côté le mont Athos, jeta les fondements d’Alexandrie, où les habitants devaient avec plaisir fixer leur demeure, séduits par la fécondité du sol et par le double avantage de la mer et du Nil.

Si l’on remonte donc à l’origine de Rome, et que l’on considère Énée comme son premier fondateur, ce sera une ville édifiée par des étrangers ; si c’est Romulus, elle devra sa naissance aux naturels du pays : mais, de toute manière, son origine aura été libre et indépendante. On verra encore, ainsi qu’il sera dit plus tard, à combien de contraintes les lois établies par Romulus, par Numa et par d’autres législateurs, asservirent le peuple : aussi, ni la fertilité du sol, ni la commodité de la mer, ni les fréquentes victoires, ni la grandeur même de l’empire, ne purent, dans le cours de plusieurs siècles, corrompre ses mœurs, et Rome vit fleurir dans son sein toutes ces vertus dont jamais nulle autre république ne fut ornée plus qu’elle.

Et comme les grandes choses qu’elle a opérées, et qu’a célébrées Tite-Live, ont été la suite de délibérations publiques ou particulières, qu’elles eurent lieu dans le sein de la cité, ou au dehors, je commencerai à parler de ce qui s’est passé au dedans par suite de délibérations publiques, m’arrêtant à ce que je jugerai le plus digne d’attention, et y ajoutant toutes les circonstances qui en dépendent. Ce sera l’objet des discours de ce premier livre, ou plutôt de cette première partie



CHAPITRE II.


Combien il y a de sortes de républiques, et de quelle espèce fut la république romaine.


Je m’abstiendrai de parler des villes dont l’origine est due à un autre État, et je parlerai seulement de celles dont les commencements furent libres de toute dépendance étrangère, et qui se sont immédiatement gouvernées d’après leur volonté, soit comme république, soit comme monarchie, et qui, à raison de cette double origine, ont eu une législation et une constitution différentes. Les unes, dès le moment de leur naissance ou peu de temps après, ont reçu leurs lois des mains d’un seul homme, et en une seule fois, telles que les donna Lycurgue à Lacédémone. Les autres les ont reçues à diverses reprises, et selon les événements : telle fut Rome.

On peut appeler heureuse la république à qui le destin accorde un homme tellement prudent, que les lois qu’il lui donne sont combinées de manière à pouvoir assurer la tranquillité de chacun sans qu’il soit besoin d’y porter la réforme. Et c’est ainsi qu’on voit Sparte observer les siennes pendant plus de huit siècles, sans altération et sans désordre dangereux.

Au contraire, on peut considérer comme malheureuse la cité qui, n’étant pas tombée aux mains d’un sage législateur, est obligée de rétablir elle-même l’ordre dans son sein. Parmi les villes de ce genre, la plus malheureuse est celle qui se trouve plus éloignée de l’ordre ; et celle-là en est plus éloignée, dont les institutions se trouvent toutes détournées de ce droit chemin qui peut la conduire à son but parfait et véritable, car il est presque impossible qu’elle trouve dans cette position quelque événement heureux qui rétablisse l’ordre dans son sein, Celles, au contraire, dont la constitution est imparfaite, mais dont les principes sont bons et susceptibles de s’améliorer, peuvent, suivant le cours des événements, s’élever jusqu’à la perfection. Mais on doit être persuadé que jamais les réformes ne se feront sans danger ; car la plupart des hommes ne se plient pas volontiers à une loi nouvelle, lorsqu’elle établit dans la cité un nouvel ordre de choses auquel ils ne sentent pas la nécessité de se soumettre ; et cette nécessité n’arrivant jamais sans périls, il peut se faire aisément qu’une république périsse avant d’avoir atteint à un ordre parfait. Celle de Florence en est une preuve frappante : réorganisée après la révolte d’Arezzo, en 1502, elle a été bouleversée de nouveau après la prise de Prato, en 1512.

Voulant faire connaître quelles furent les formes du gouvernement de Rome, et par quel concours de circonstances elles atteignirent à la perfection, je dirai comme ceux qui ont écrit sur l’organisation des États, qu’il existe trois espèces de gouvernements, appelés monarchique, aristocratique ou populaire, et que tous ceux qui veulent établir l’ordre dans la cité doivent choisir entre ces trois espèces celle qui convient le mieux à leurs desseins.

D’autres plus éclairés, suivant l’opinion générale, pensent qu’il existe six formes de gouvernements, dont trois sont tout à fait mauvaises ; les trois autres sont bonnes en elles-mêmes, mais elles dégénèrent si facilement, qu’il arrive aussi qu’elles deviennent dangereuses. Les bons gouvernements sont les trois que nous avons précédemment indiqués ; les mauvais sont ceux qui en dérivent ; et ces derniers ont tant de ressemblance avec ceux auxquels ils correspondent, qu’ils se confondent sans peine. Ainsi la monarchie se change en despotisme, l’aristocratie tombe dans l’oligarchie, et la démocratie se convertit promptement en licence. En conséquence, tout législateur qui adopte pour l’État qu’il fonde un de ces trois gouvernements, ne l’organise que pour bien peu de temps ; car aucun remède ne peut l’empêcher de se précipiter dans l’État contraire, tant le bien et le mal ont dans ce cas de ressemblance.

Le hasard seul a fait naître parmi les hommes cette variété de gouvernements ; car, au commencement du monde, les habitants de la terre étaient en petit nombre, et ils vécurent longtemps dispersés comme les animaux ; la population s’étant accrue, ils se réunirent ; et, afin de se mieux défendre, ils commencèrent à distinguer celui qui parmi eux était le plus robuste et le plus courageux ; ils en firent comme leur chef et lui obéirent. De là résulta la connaissance de ce qui était utile et honnête, en opposition avec ce qui était pernicieux et coupable. On vit que celui qui nuisait à son bienfaiteur faisait naître chez les hommes la haine pour les oppresseurs et la pitié pour leurs victimes ; on détesta les ingrats ; on honora ceux qui se montraient reconnaissants ; et, dans la crainte d’éprouver à son tour les mêmes injures qu’avaient reçues les autres, on s’avisa d’opposer à ces maux la barrière des lois, et d’infliger des punitions à ceux qui tenteraient d’y contrevenir. Telles furent les premières notions de la justice.

Alors, quand il fut question d’élire un chef, on cessa d’aller à la recherche du plus courageux, on choisit le plus sage, et surtout le plus juste ; mais, le prince venant ensuite à régner par droit de succession et non par le suffrage du peuple, les héritiers dégénérèrent bientôt de leurs ancêtres ; négligeant tout acte de vertu, ils se persuadèrent qu’ils n’avaient autre chose à faire qu’à surpasser leurs semblables en luxe, en mollesse et en tout genre de voluptés. Le prince commença dès lors à exciter la haine ; la haine l’environna de terreur ; mais, passant promptement de la crainte à l’offense, la tyrannie ne tarda pas à naître. Telles furent les causes de la chute des princes ; alors s’ourdirent contre eux les conjurations, les complots, non plus d’hommes faibles ou timides, mais où l’on vit entrer surtout ceux qui surpassaient les autres en générosité, en grandeur d’âme, en richesse, en naissance, et qui ne pouvaient supporter la vie criminelle d’un tel prince.

La multitude, entraînée par l’exemple des grands, s’armait contre le souverain, et après son châtiment elle leur obéissait comme à ses libérateurs. Ces derniers, haïssant jusqu’au nom de prince, organisaient entre eux un gouvernement, et, dans les commencements, retenus par l’exemple de la précédente tyrannie, ils conformaient leur conduite aux lois qu’ils avaient données : préférant le bien public à leur propre avantage, ils gouvernaient avec justice et veillaient avec le même soin à la conservation des intérêts communs et particuliers. Lorsque le pouvoir passa dans les mains de leurs fils, comme ces derniers ignoraient les caprices de la fortune, et que le malheur ne les avait point éprouvés, ils ne voulurent point se contenter de l’égalité civile ; mais, se livrant à l’avarice et à l’ambition, arrachant les femmes à leurs maris, ils changèrent le gouvernement, qui jusqu’alors avait été aristocratique, en une oligarchie qui ne respecta plus aucun des droits des citoyens. Ils éprouvèrent bientôt le même sort que le tyran : la multitude, fatiguée de leur domination, se fit l’instrument de quiconque voulait la venger de ses oppresseurs, et il ne tarda pas à s’élever un homme qui, avec l’appui du peuple, parvint à les renverser.

La mémoire du prince et de ses outrages vivait encore, l’oligarchie venait d’être détruite, et l’on ne voulait pas rétablir le pouvoir d’un seul ; on se tourna vers l’état populaire, et on l’organisa de manière que ni le petit nombre des grands, ni le prince, n’y obtinrent aucune autorité. Comme tout gouvernement inspire a son origine quelque respect, l’état populaire se maintint d’abord, mais pendant bien peu de temps, surtout lorsque la génération qui l’avait établi fut éteinte ; car on ne fut pas longtemps sans tomber dans un état de licence où l’on ne craignit plus ni les simples citoyens, ni les hommes publics : de sorte que, tout le monde vivant selon son caprice, chaque jour était la source de mille outrages. Contraint alors par la nécessité, ou éclairé par les conseils d’un homme sage, ou fatigué d’une telle licence, on en revint à l’empire d’un seul, pour retomber encore de chute en chute, de la même manière et par les mêmes causes, dans les horreurs de l’anarchie.

Tel est le cercle dans lequel roulent tous les États qui ont existé ou qui subsistent encore. Mais il est bien rare que l’on revienne au point précis d’où l’on était parti, parce que nul empire n’a assez de vigueur pour pouvoir passer plusieurs fois par les mêmes vicissitudes et maintenir son existence. Il arrive souvent qu’au milieu de ses bouleversements une république, privée de conseils et de force, devient la sujette de quelque État voisin plus sagement gouverné ; mais si cela n’arrivait point, un empire pourrait parcourir longtemps le cercle des mêmes révolutions.

Je dis donc que toutes ces formes de gouvernements offrent des inconvénients égaux : les trois premières, parce qu’elles n’ont pas d’éléments de durée ; les trois autres, par le principe de corruption qu’elles renferment. Aussi tous les législateurs renommés par leur sagesse, ayant reconnu le vice inhérent à chacun, ont évité d’employer uniquement un de ces modes de gouvernement ; ils en ont choisi un qui participait de tous, le jugeant plus solide et plus stable, parce que le prince, les grands et le peuple, gouvernant ensemble l’État, pouvaient plus facilement se surveiller entre eux. Parmi les législateurs qu’ont illustrés de semblables constitutions, le plus digne d’éloges est Lycurgue. Dans les lois qu’il donna à Sparte, il sut tellement contrebalancer le pouvoir du roi, des grands et du peuple, qu’à sa grande gloire l’État se maintint en paix pendant plus de huit cents années.

Il arriva le contraire à Solon, qui dicta des lois à Athènes, et qui, pour n’y avoir établi que le gouvernement populaire, ne lui assura qu’une existence tellement éphémère, qu’avant sa mort même il vit éclore la tyrannie de Pisistrate. Quoique ensuite les héritiers du tyran eussent été chassés au bout de quarante ans, et qu’Athènes eût recouvré sa liberté, comme on se borna à rétablir le gouvernement de Solon, il ne dura pas plus d’un siècle, malgré les amendements qu’on y fit pour le consolider et pour réprimer l’insolence des grands et la licence de la multitude, deux vices auxquels Solon n’avait point assez fait attention : aussi, comme il ne fit intervenir dans sa constitution ni l’autorité du prince, ni celle des grands, Athènes n’eut qu’une existence extrêmement bornée en comparaison de Lacédémone.

Mais venons à Rome. Cette ville, dans le principe, n’eut point, il est vrai, un Lycurgue pour lui donner des lois et pour y établir un gouvernement capable de conserver longtemps sa liberté : cependant, par suite des événements que fit naître dans son sein la jalousie qui divisa toujours le peuple et les grands, elle obtint ce que le législateur ne lui avait pas donné. En effet, si Rome ne jouit pas du premier avantage que j’ai d’abord indiqué, elle eut du moins le second en partage ; et si ses premières lois furent défectueuses, elles ne s’écartèrent jamais du chemin qui pouvait les conduire à la perfection. Romulus et les autres rois firent une multitude de bonnes lois, excellentes même pour un gouvernement libre ; mais comme leur but principal avait été de fonder une monarchie et non une république, quand cette ville recouvra son indépendance, on s’aperçut que les besoins de la liberté réclamaient une foule de dispositions que les rois n’avaient point songé à établir. Et quoique ces rois eussent perdu la couronne par les causes et de la manière que nous avons indiquées ci-dessus, ceux qui les chassèrent ayant aussitôt établi deux consuls pour tenir lieu du roi, on ne fit que bannir de Rome le titre et non l’autorité royale ; de sorte que la république, renfermant dans son sein des consuls et un sénat, ne présenta d’abord que le mélange de deux des trois éléments indiqués, c’est-à-dire la monarchie et l’aristocratie. Il ne restait plus à y introduire que le gouvernement populaire. La noblesse romaine, enorgueillie par les causes que nous développerons ci-après, souleva contre elle le ressentiment du peuple ; et, pour ne pas tout perdre, elle fut contrainte à lui céder une partie de l’autorité ; mais, d’un autre côté, le sénat et les consuls en retinrent assez pour conserver dans l’État le rang qu’ils y occupaient.

C’est à ces causes qu’est due l’origine des tribuns du peuple, dont l’institution affermit la république, parce que chacun des trois éléments du gouvernement obtint une part d’autorité. La fortune favorisa tellement Rome, que, quoiqu’elle passât de la royauté et de l’aristocratie au gouvernement populaire, en suivant les gradations amenées par les mêmes causes que nous avons développées, cependant on n’enleva point au pouvoir royal toute l’autorité pour la donner aux grands ; on n’en priva point non plus les grands en faveur du peuple ; mais l’équilibre des trois pouvoirs donna naissance à une république parfaite. Toutefois cette perfection n’eut sa source que dans la désunion du peuple et du sénat, comme nous le ferons voir amplement dans les deux chapitres suivants.



CHAPITRE III.


Des événements qui amenèrent à Rome la création des tribuns, dont l’institution perfectionna le gouvernement de la république.


Ainsi que le démontrent tous ceux qui ont traité de la politique, et les nombreux exemples que fournit l’histoire, il est nécessaire à celui qui établit la forme d’un État et qui lui donne des lois de supposer d’abord que tous les hommes sont méchants et disposés à faire usage de leur perversité toutes les fois qu’ils en ont la libre occasion. Si leur méchanceté reste cachée pendant un certain temps, cela provient de quelque cause inconnue que l’expérience n’a point encore dévoilée, mais que manifeste enfin le temps, appelé, avec raison, le père de toute vérité.

Après l’expulsion des Tarquins, il semblait que la plus grande concorde régnât entre le peuple et le sénat, et que les nobles, se dépouillant de leur orgueil, eussent revêtu une âme plébéienne qui les rendait supportables même aux dernières classes de la population. Cette union apparente dura, sans que l’on en connût la cause, tant que les Tarquins vécurent. La noblesse, qui les redoutait, craignait également que le peuple, si elle l’offensait, ne se rapprochât d’eux, et elle se comportait à son égard avec modération. Mais à peine les Tarquins furent-ils morts et les nobles eurent-ils cessé de craindre, qu’ils commencèrent à verser sur le peuple le poison qu’ils retenaient dans leur cœur, et à l’accabler de toutes les vexations qu’ils pouvaient imaginer : preuve certaine de ce que j’ai avancé plus haut, que jamais les hommes ne font le bien que par nécessité ; mais là où chacun, pour ainsi dire, est libre d’agir à son gré et de s’abandonner à la licence, la confusion et le désordre ne tardent pas à se manifester de toutes parts. C’est ce qui a fait dire que la faim et la pauvreté éveillaient l’industrie des hommes, et que les lois les rendaient bons. Là où une cause quelconque produit un bon effet sans le secours de la loi, la loi est inutile ; mais quand cette disposition propice n’existe pas, la loi devient indispensable. Ainsi, quand les Tarquins, qui tenaient les grands enchaînés par la terreur qu’ils leur inspiraient, n’existèrent plus, il fallut chercher de nouvelles institutions qui produisissent le même effet que la présence des Tarquins. En conséquence, c’est après les troubles, les murmures continuels et les dangers auxquels donnèrent lieu les longs débats qui s’élevèrent entre les plébéiens et la noblesse, que l’on institua les tribuns pour la sécurité du peuple. L’autorité de ces nouveaux magistrats fut entourée de tant d’honneurs et de prérogatives, qu’ils purent tenir sans cesse la balance entre le peuple et le sénat, et mettre un frein aux prétentions insolentes des nobles.



CHAPITRE IV.


La désunion entre le peuple et le sénat de Rome fut cause de la grandeur et de la liberté de la république.


Je ne veux point passer sous silence les désordres qui régnèrent dans Rome depuis la mort des Tarquins jusqu’à l’établissement des tribuns ; je m’élèverai en outre contre les assertions de ceux qui veulent que Rome n’ait été qu’une république tumultueuse et désordonnée, et qu’on eût trouvée bien inférieure à tous les autres gouvernements de la même espèce, si sa bonne fortune et ses vertus militaires n’avaient suppléé aux vices qu’elle renfermait dans son sein. Je ne nierai point que la fortune et la discipline n’aient contribué à la puissance des Romains ; mais on aurait dû faire attention qu’une discipline excellente n’est que la conséquence nécessaire des bonnes lois, et que partout où elle règne, la fortune, à son tour, ne tarde pas à faire briller ses faveurs.

Mais venons-en aux autres particularités de cette cité. Je dis que ceux qui blâment les dissensions continuelles des grands et du peuple me paraissent désapprouver les causes mêmes qui conservèrent la liberté de Rome, et qu’ils prêtent plus d’attention aux cris et aux rumeurs que ces dissensions faisaient naître, qu’aux effets salutaires qu’elles produisaient. Ils ne veulent pas remarquer qu’il existe dans chaque gouvernement deux sources d’opposition, les intérêts du peuple et ceux des grands ; que toutes les lois que l’on fait au profit de la liberté naissent de leur désunion, comme le prouve tout ce qui s’est passé dans Rome, où, pendant les trois cents ans et plus qui s’écoulèrent entre les Tarquins et les Gracques, les désordres qui éclatèrent dans ses murs produisirent peu d’exils, et firent couler le sang plus rarement encore. On ne peut donc regarder ces dissensions comme funestes, ni l’État comme entièrement divisé, lorsque durant un si long cours d’années ces différends ne causèrent l’exil que de huit ou dix individus, les condamnations à l’amende de bien peu de citoyens, et la mort d’un plus petit nombre. On ne peut en aucune manière appeler désordonnée une république où l’on voit éclater tant d’exemples de vertus ; car les bons exemples naissent de la bonne éducation, la bonne éducation des bonnes lois, et les bonnes lois de ces désordres mêmes que la plupart condamnent inconsidérément. En effet, si l’on examine avec attention la manière dont ils se terminèrent, on verra qu’ils n’ont jamais enfanté ni exil ni violences funestes au bien public, mais au contraire qu’ils ont fait naître des lois et des règlements favorables à la liberté de tous.

Et si quelqu’un disait : Mais n’est-ce pas une conduite extraordinaire, et pour ainsi dire sauvage, que de voir tout un peuple accuser à grands cris le sénat, et le sénat, le peuple, les citoyens courir tumultueusement à travers les rues, fermer les boutiques, et déserter la ville ? toutes choses qui épouvantent même à la simple lecture. Je répondrai que chaque État doit avoir ses usages, au moyen desquels le peuple puisse satisfaire son ambition, surtout dans les cités où l’on s’appuie de son influence pour traiter les affaires importantes. Parmi les États de cette espèce, Rome avait pour habitude, lorsque le peuple voulait obtenir une loi, de le voir se livrer aux extrémités dont nous venons de parler, ou refuser d’inscrire son nom pour la guerre ; de sorte que, pour l’apaiser, il fallait le satisfaire sur quelque point. Le désir qu’ont les nations d’être libres est rarement nuisible à la liberté, car il naît de l’oppression ou de la crainte d’être opprimé. Et s’il arrivait qu’elles se trompassent, les harangues publiques sont là pour redresser leurs idées ; il suffit qu’un homme de bien se lève et leur démontre par ses discours qu’elles s’égarent. Car les peuples, comme l’a dit Cicéron, quoique plongés dans l’ignorance, sont susceptibles de comprendre la vérité, et ils cèdent facilement lorsqu’un homme digne de confiance la leur dévoile.

Soyons donc avares de critiques envers le gouvernement romain, et faisons attention que tout ce qu’a produit de meilleur cette république provient d’une bonne cause. Si le tribunat doit son origine au désordre, ce désordre même devient digne d’éloges, puisque le peuple obtint par ce moyen sa part dans le gouvernement, et que les tribuns furent les gardiens des libertés romaines. C’est ce que l’on verra dans le chapitre suivant.



CHAPITRE V.


A qui peut-on plus sûrement confier la garde de la liberté, aux grands ou au peuple ? et quels sont ceux qui ont le plus de motifs d’exciter des troubles, ceux qui veulent acquérir ou ceux qui veulent conserver ?


Ceux qui, dans l’établissement d’un État, firent briller le plus leur sagesse, ont mis au nombre des institutions les plus essentielles la sauvegarde de la liberté, et selon qu’ils ont su plus ou moins bien la placer, les citoyens ont vécu plus ou moins longtemps libres. Et comme dans tout État il existe des grands et des plébéiens, on a demandé dans quelles mains était plus en sûreté le dépôt de la liberté. Les Lacédémoniens jadis, et de nos jours les Vénitiens, l’ont confié aux nobles ; mais chez les Romains il fut remis entre les mains du peuple. Il est donc nécessaire d’examiner lesquelles de ces républiques ont fait un meilleur choix. Si l’on s’arrêtait aux motifs, il y aurait beaucoup à dire de chaque côté ; mais si l’on examinait les résultats, on donnerait la préférence à la noblesse ; car à Sparte et à Venise la liberté a vécu plus longtemps qu’à Rome.

Mais pour en venir aux raisons, et prenant d’abord les Romains pour exemple, je dirai que l’on doit toujours confier un dépôt à ceux qui sont le moins avides de se l’approprier. En effet, si l’on considère le but des grands et du peuple, on verra dans les premiers la soif de la domination, dans le dernier, le seul désir de n’être point abaissé, et par conséquent une volonté plus ferme de vivre libre ; car il peut, bien moins que les grands, espérer d’usurper le pouvoir. Si donc les plébéiens sont chargés de veiller à la sauvegarde de la liberté, il est raisonnable de penser qu’ils y veilleront d’un œil plus jaloux, et que ne pouvant s’emparer pour eux-mêmes de l’autorité, ils ne permettront pas que les autres l’usurpent.

D’un autre côté, les défenseurs de l’ordre établi dans Sparte et dans Venise prétendent que ceux qui confient ce dépôt aux mains des plus puissants procurent à l’État deux avantages ; le premier est d’assouvir en partie l’ambition de ceux qui ont une plus grande influence dans la république, et qui, tenant en main l’arme qui protége le pouvoir, ont, par cela même, plus de motifs d’être satisfaits de leur partage ; le dernier est d’empêcher le peuple, naturellement inquiet, d’employer la puissance qui lui serait laissée à produire dans un État des dissensions et des désordres capables de pousser la noblesse à quelque coup de désespoir, dont les funestes effets peuvent se faire apercevoir un jour. On cite Rome elle-même pour exemple. Lorsque les tribuns eurent obtenu l’autorité, le peuple ne se contenta point d’un consul plébéien, il voulut qu’ils le fussent tous deux. Bientôt après, il exigea la censure, puis la préture, puis tous les autres emplois du gouvernement. Bien plus encore, toujours poussé par la même haine du pouvoir, il en vint avec le temps à idolâtrer les hommes qu’il crut capables d’abaisser la noblesse. Telle fut l’origine de la puissance de Marius et de la ruine de Rome.

En examinant toutes les raisons qui dérivent de cette double question, il serait difficile de décider à qui la garde d’une telle liberté doit être confiée ; car on ne peut clairement déterminer quelle est l’espèce d’hommes la plus nuisible dans une république, ou ceux qui désirent acquérir ce qu’ils ne possèdent pas, ou ceux qui veulent seulement conserver les honneurs qu’ils ont déjà obtenus. Peut-être qu’après un examen approfondi on en viendrait à cette conclusion : il s’agit ou d’une république qui veut acquérir un empire, telle que Rome par exemple, ou d’une république qui n’a d’autre but que sa propre conservation. Dans le premier cas, il faut nécessairement se conduire comme on le fit à Rome : dans le dernier, on peut imiter Sparte et Venise pour les motifs et de la manière dont nous parlerons dans le livre suivant.

Quant à la question de savoir quels sont les hommes les plus dangereux dans une république, ou ceux qui désirent d’acquérir, ou ceux qui veulent ne pas perdre ce qu’ils possèdent déjà, je dirai que Marcus Ménénius et Marcus Fulvius, tous deux plébéiens, ayant été nommés, le premier dictateur, le second maître de la cavalerie, pour rechercher tous les fils d’une conspiration qui s’était ourdie à Capoue contre la république romaine, le peuple les investit en outre du pouvoir d’examiner dans Rome la conduite de tous ceux qui, par brigue ou par des voies illégitimes, travaillaient à s’emparer du consulat ou des autres honneurs de l’État. La noblesse, convaincue que cette autorité donnée au dictateur n’était dirigée que contre elle, répandit dans Rome que ce n’étaient pas les nobles qui poursuivaient les honneurs par la brigue ou par la corruption, mais les plébéiens, qui, peu confiants en leur naissance ou en leur propre mérite, cherchaient, par les moyens les plus illégaux, à s’insinuer dans les grandeurs ; c’était surtout le dictateur qu’ils désignaient dans leurs discours. Cette accusation eut tant de pouvoir sur l’esprit de Ménénius, qu’il déposa la dictature, après avoir fait un discours où il se plaignait amèrement d’avoir été calomnié par la noblesse. Il demanda à être soumis au jugement du peuple ; sa cause fut plaidée, et il fut déclaré innocent. Dans les débats qui précédèrent le jugement, on examina plus d’une fois quel est le plus ambitieux, ou celui qui veut ne rien perdre, ou celui qui veut acquérir, attendu que ces deux passions peuvent être la source des plus grands désastres.

Cependant, les troubles sont le plus souvent excités par ceux qui possèdent : la crainte de perdre fait naître dans les cœurs les mêmes passions que le désir d’acquérir ; et il est dans la nature de l’homme de ne se croire tranquille possesseur que lorsqu’il ajoute encore aux biens dont il jouit déjà. Il faut considérer, en outre, que plus ils possèdent, plus leur force s’accroît, et plus il leur est facile de remuer l’État ; mais ce qui est bien plus funeste encore, leur conduite et leur ambition sans frein ’allument dans le cœur de ceux qui n’ont rien la soif de la possession, soit pour se venger en dépouillant leurs ennemis, soit pour partager ces honneurs et ces richesses dont ils voient faire un si coupable usage.



CHAPITRE VI.


Si l’on pouvait établir dans Rome un gouvernement qui fit cesser les inimitiés qui partageaient le peuple et le sénat.


Nous avons exposé précédemment les effets que produisaient les querelles entre le peuple et le sénat. En considérant actuellement celles qui s’élevèrent jusqu’au temps des Gracques, où elles causèrent la ruine de la liberté, on pourrait désirer que Rome eût exécuté les grandes choses qui l’ont illustrée, sans qu’il s’y fût mêlé de semblables inimitiés. Toutefois il me semble que c’est une chose digne de considération, de savoir si l’on pouvait fonder dans Rome un gouvernement qui pût ôter tout prétexte à ces dissensions. Pour asseoir un jugement certain, il faut nécessairement jeter un coup d’œil sur ces républiques, qui, exemptes de haine et de discorde, n’en ont pas moins joui d’une longue liberté ; voir quel était leur gouvernement, et si on pouvait l’introduire dans Rome.

Nous prendrons pour exemple Sparte chez les anciens, Venise parmi les modernes, ainsi que nous l’avons déjà fait.

Sparte fut gouvernée par un roi et un sénat peu nombreux :

Venise ne divisa point ainsi le pouvoir sous des noms différents ; tous ceux qui participaient au gouvernement furent compris sous la même dénomination de gentilshommes ou nobles.

C’est au hasard plutôt qu’à la sagesse de ses législateurs, qu’elle dut ce mode de gouvernement. En effet, une foule d’habitants chassés des contrées voisines, par les causes rapportées plus haut, étant venus se réfugier sur les écueils où est maintenant assise la ville de Venise, les citoyens, voyant leur nombre tellement accru qu’il était nécessaire de s’imposer des lois pour pouvoir vivre ensemble, établirent une forme de gouvernement ; et comme ils se réunissaient fréquemment pour délibérer sur les intérêts de la cité, ils réfléchirent qu’ils étaient en assez grand nombre pour compléter leur existence politique, et ils refusèrent à tous ceux qui viendraient désormais se joindre à eux la faculté de participer au gouvernement. Par la suite, le nombre de ceux qui n’avaient pas ce privilége s’étant accru considérablement, pour donner plus de considération à ceux qui gouvernaient, on les nomma gentilshommes, et les autres popolani, ou bourgeois.

Cette forme de gouvernement put naître et se maintenir sans secousses, parce qu’à son origine tous ceux qui alors habitaient Venise furent appelés au pouvoir, de manière que personne n’eut de plaintes à former ; ceux qui vinrent par la suite y fixer leur demeure, trouvant le gouvernement complétement organisé, n’eurent ni le désir ni la possibilité d’exciter des tumultes. Le désir n’existait pas, puisqu’on ne leur avait rien enlevé. La possibilité n’y était pas davantage, parce que ceux qui gouvernaient les tenaient en bride d’une main ferme, et ne leur accordaient jamais aucun emploi qui pût leur donner la moindre autorité. D’un autre côté, ceux qui vinrent par suite s’établir à Venise n’étaient point assez nombreux pour rompre l’équilibre entre les gouvernants et les gouvernés ; car le nombre des gentilshommes leur était au moins égal, s’il n’était supérieur. C’est ainsi que Venise put établir son gouvernement et maintenir son unité.

Sparte, comme je l’ai dit, gouvernée par un roi et un sénat peu nombreux, put également subsister durant plusieurs siècles. Le petit nombre de ses habitants, le refus de recevoir dans la ville des étrangers, le respect qu’on y avait pour les lois de Lycurgue et la soumission à ces lois, avaient écarté tous les désordres, et permirent longtemps de vivre dans l’union. Lycurgue, par ses institutions, avait établi dans Sparte l’égalité des richesses et l’inégalité des conditions, ou plutôt c’était l’égalité de la pauvreté. Aussi le peuple montrait d’autant moins d’ambition que moins de citoyens participaient aux dignités, et que jamais les nobles, par leur conduite, ne firent naître en lui le désir de les en dépouiller.

C’est à ses rois que Sparte dut cet avantage. Assis sur le trône et placés au milieu de la noblesse, ils n’avaient d’autre moyen pour conserver leur dignité dans toute sa force que de préserver le peuple de toute insulte. Il en résultait que le peuple ne craignait ni ne désirait le pouvoir, et que ne possédant ni ne convoitant la puissance, tout prétexte de discorde, tout germe de tumulte disparaissait entre lui et la noblesse, et ils purent vivre longtemps dans la plus parfaite union. Cette concorde eut deux causes principales : l’une, le petit nombre des habitants de Sparte, qui leur permit d’être gouvernés par des magistrats peu nombreux ; l’autre, le refus d’admettre des étrangers au sein de la république, ce qui écartait du peuple toute cause de corruption, et empêchait la population de s’accroître, au point de rendre le poids du gouvernement à charge au petit nombre de ceux qui le supportaient.

Lorsqu’on examine toutes ces difficultés, on demeure convaincu que les législateurs de Rome auraient dû, pour parvenir à la rendre aussi paisible que les républiques dont nous venons de parler, ou ne point se servir du peuple à la guerre, comme firent les Vénitiens, ou ne point adopter les étrangers comme citoyens, ainsi que firent les Lacédémoniens. Mais ils employèrent au contraire ces deux moyens, ce qui accrut la force du peuple et le nombre de ses membres, et multiplia par conséquent les sources de troubles. Si la république romaine eût été plus paisible, il en serait résulté cet inconvénient, que sa faiblesse en eût été augmentée, et qu’elle se serait elle-même fermé les chemins à la grandeur où elle est parvenue dans la suite ; de manière que si Rome eût voulu se préserver des tumultes, elle se fût ravi tous les moyens de s’accroître.

Si l’on examine avec attention les événements de ce monde, on demeurera persuadé qu’on ne peut détruire un inconvénient sans qu’il ne s’en élève un autre. Veut-on former un peuple nombreux et guerrier, qui étende au loin son empire ; il faudra lui imprimer un caractère qui le rendra par la suite difficile à guider. Veut-on le renfermer dans d’étroites limites, ou le tenir désarmé, afin de pouvoir mieux le gouverner ; il ne pourra, s’il en fait, conserver aucune de ses conquêtes, ou il deviendra si lâche, qu’il restera la proie du premier qui l’attaquera. Ainsi, dans toutes nos résolutions, il faut examiner quel est le parti qui présente le moins d’inconvénients, et l’embrasser comme le meilleur, parce qu’on ne trouve jamais rien de parfaitement pur et sans mélange ou exempt de dangers.

Rome, à l’exemple de Sparte, pouvait bien établir un roi électif, un sénat peu nombreux ; mais elle ne pouvait, comme cette dernière ville, ne pas accroître le nombre de ses habitants, puisqu’elle voulait obtenir une vaste domination ; alors un roi nommé à vie et le petit nombre de sénateurs auraient été d’un faible secours pour maintenir l’union parmi les citoyens.

Si donc quelqu’un voulait de nouveau fonder une république, il devrait examiner si son dessein est qu’elle puisse, comme Rome, accroître son empire et sa puissance, ou s’il désire qu’elle demeure renfermée dans de justes limites. Dans le premier cas, il doit l’organiser comme Rome, et laisser les désordres et les dissensions générales suivre leur cours de la manière qui paraît la moins dangereuse. Or, sans une population nombreuse et nourrie dans les armes, jamais une république ne pourra s’accroître ou se maintenir au point où elle sera parvenue.

Dans le dernier cas, on peut lui donner la constitution de Sparte ou de Venise ; mais, comme pour les républiques de cette espèce, la soif de s’agrandir est un poison, celui qui les fonde doit, par tous les moyens qui sont en son pouvoir, leur interdire les conquêtes ; car toute conquête qui n’est soutenue que par un État faible finit par en causer la ruine : Sparte et Venise en sont un exemple éclatant. La première, après avoir soumis presque toute la Grèce, montra, au premier revers, sur quels faibles fondements sa puissance était assise ; car, après la révolte de Thèbes, excitée par Pélopidas, toutes les autres villes, en se soulevant, renversèrent cette république. Venise également s’était rendue maîtresse d’une grande partie de l’Italie, mais plutôt par ses richesses et sa politique que par ses armes. Lorsqu’elle voulut faire l’épreuve de ses forces, elle perdit dans un seul combat tous les États qu’elle possédait.

Je croirais volontiers que, pour établir une république dont l’existence se prolongeât longtemps, le meilleur moyen serait de l’organiser au dedans comme Sparte ou Venise, de l’établir dans un lieu assez fort, et de la rendre assez puissante pour que personne ne crût pouvoir la renverser en s’y présentant. D’un autre côté, il ne faudrait pas que sa puissance fût assez grande pour devenir redoutable à ses voisins. C’est ainsi qu’elle pourrait jouir longtemps de son gouvernement ; car on ne fait la guerre à une république que par deux motifs : le premier, pour s’en rendre maître ; le dernier, pour l’empêcher de vous assujettir. Le moyen qu’on vient d’indiquer remédie à ces deux inconvénients : s’il est difficile de l’emporter d’assaut, et qu’elle soit toujours prête à la défense, ainsi que je le suppose, il arrivera rarement, si même cela arrive, que quelqu’un essaye de s’en rendre maître. Si elle se renferme constamment dans ses limites, si l’on voit par expérience qu’elle n’écoute pas l’ambition, la terreur n’excitera jamais ses voisins à lui déclarer la guerre. Et cette confiance serait bien plus puissante encore si sa constitution ou ses lois lui défendaient de reculer ses limites. Certes, je crois que si la balance pouvait ainsi se maintenir, ce serait la vie sociale la plus parfaite, et l’état de paix le plus désirable pour une ville. Mais, comme rien n’est permanent chez les mortels, et que les choses ne peuvent demeurer stables, il faut nécessairement qu’elles s’élèvent ou qu’elles tombent. Souvent la nécessité nous oblige à beaucoup d’entreprises que la raison nous ferait rejeter. Ainsi, après avoir fondé une république propre à se maintenir sans faire de conquêtes, s’il arrivait que la nécessité la contraignît à s’agrandir, on la verrait bientôt s’écrouler sur ses bases, faute de lui avoir donné les fondements nécessaires. Mais, d’un autre côté, quand le ciel lui serait assez favorable pour écarter de son sein les désastres de la guerre, il arriverait que l’oisiveté enfanterait au milieu d’elle ou la mollesse ou la discorde, et ces deux fléaux réunis, si un seul ne suffisait pas, seraient la source de sa perte.

Cependant, comme on ne peut à mon avis tenir ici la balance parfaitement égale, ni maintenir un juste équilibre, il faut, dans l’établissement d’une république, embrasser le parti le plus honorable, et l’organiser de manière que si la nécessité la portait à s’agrandir, elle pût conserver ce qu’elle aurait conquis. Et, pour en revenir à mon premier raisonnement, je pense qu’il est nécessaire d’imiter la constitution romaine et non celle des autres républiques, parce que je ne crois pas qu’il soit possible de choisir un terme intermédiaire entre ces deux modes de gouvernement, et qu’il faut tolérer les inimitiés qui peuvent s’élever entre le peuple et le sénat, les regardant comme un mal nécessaire pour parvenir à la grandeur romaine. Outre les motifs que j’ai déjà allégués, et par lesquels j’ai démontré que l’autorité tribunitienne était indispensable à la conservation de la liberté, on peut reconnaître aisément l’avantage que produisait dans les républiques le pouvoir d’accuser, qui faisait partie des attributions des tribuns, ainsi qu’on le développera dans le chapitre suivant.



CHAPITRE VII.


Combien les accusations sont nécessaires dans une république pour maintenir la liberté.


On ne peut donner aux gardiens de la liberté d’un État un droit plus utile et plus nécessaire que celui de pouvoir accuser, soit devant le peuple, soit devant un magistrat ou tribunal quelconque, les citoyens qui auraient commis un délit contre cette liberté. Cette mesure a dans une république deux effets extrêmement importants : le premier est que les citoyens, dans la crainte d’être accusés, n’osent rien entreprendre contre la sûreté de l’État ; ou que, s’ils tentent quelque entreprise, ils reçoivent sur-le-champ, et sans ménagement, le châtiment de leur forfait : l’antre est de fournir un moyen de s’exhaler à ces passions qui, de manière ou d’autre, fermentent sans cesse dans l’État contre quelque citoyen. Quand ces passions ne peuvent se répandre d’une manière légalement autorisée, elles prennent des voies extraordinaires qui renversent la république jusqu’en ses fondements. Rien ne l’affermit tant, au contraire, que de l’organiser de manière à ce que la fermentation des passions qui l’agitent puisse trouver pour s’échapper une issue que les lois autorisent. C’est ce qu’on peut prouver par de nombreux exemples, et surtout par ce que Tite-Live rapporte de Coriolan.

Il raconte que la noblesse romaine était irritée contre le peuple, qui lui paraissait avoir acquis trop d’autorité depuis la création des tribuns défenseurs de ses droits. Rome, comme il arrivait fréquemment, éprouvait à cette époque une grande disette de vivres, et le sénat avait envoyé chercher en Sicile les grains dont la ville avait besoin. Alors Coriolan, ennemi du parti populaire, fit sentir que le moment était venu de châtier le peuple et de lui arracher cette autorité qu’il avait usurpée au préjudice de la noblesse ; que le moyen était de l’affamer en lui refusant les distributions de blé. Ce discours étant parvenu aux oreilles du peuple, il l’enflamma d’une telle indignation contre Coriolan, qu’il l’aurait mis tumultueusement à mort, si les tribuns ne l’eussent cité à comparaître et à venir défendre sa cause.

C’est sur cet événement qu’est fondé ce qu’on a dit plus haut, qu’il est utile et nécessaire que les lois d’une république donnent à la masse du peuple un moyen légal de manifester la colère qu’il nourrit contre un citoyen : lorsque les moyens ordinaires n’existent plus, il faut recourir aux voies extraordinaires ; et il est hors de doute que ces dernières produisent des maux plus grands que ne pourraient faire les autres. En effet, si un citoyen est puni dans les formes, le fût-il même injustement, il n’en résulte que peu ou point de désordre dans la république : car cette oppression a lieu sans qu’on ait recours à la force particulière ou à celle des étrangers, causes ordinaires de la ruine de la liberté : elle ne se sert que de la force de la loi et de l’ordre public, dont on connaît les bornes particulières, et dont l’action n’est jamais assez violente pour renverser la république.

Et, pour appuyer mon opinion d’un exemple, je n’en veux point d’autre que celui même de Coriolan chez les anciens. Que l’on considère, en effet, tous les maux qui seraient résultés pour la république romaine s’il eût été massacré dans une émeute populaire. C’était une injure de particulier à particulier : or l’injure engendre la peur ; la peur cherche les moyens de défense ; la défense appelle les partisans ; les partisans produisent les factions qui divisent les villes, et les factions à leur tour enfantent la ruine des États. Mais cette cause ayant été dirigée par l’autorité légitime, on prévint le développement de tous les maux qui auraient pu naître si la seule force particulière s’en fût mêlée.

Nous avons vu de notre temps les innovations qu’a introduites dans la république de Florence l’impossibilité où se trouva la multitude, de pouvoir répandre d’une manière légale le courroux qu’elle nourrissait contre Francesco Valori, un de ses concitoyens, dont l’autorité dans la ville était celle d’un prince ; la plupart des Florentins le soupçonnaient d’ambition, et lui reprochaient de vouloir s’élever au-dessus des lois par son audace et ses emportements. La république n’avait d’autre moyen de résister à ses projets que de lui opposer une faction contraire : Valori, à son tour, ne redoutant que les moyens extraordinaires, commença dès lors à s’entourer de complices dévoués à sa défense, De leur côté, ceux qui le combattaient, ne pouvant le réprimer par la force des lois, employèrent les voies illégales, et l’on en vint aux armes. Si l’on avait pu lui opposer les moyens légitimes, lui seul eût payé le renversement de son autorité ; mais, comme il fallut le vaincre avec les forces que ne donnait point la loi, il entraîna dans sa chute un grand nombre de nobles citoyens.

Ces réflexions acquièrent une nouvelle force de ce qui s’est passé à Florence, à l’égard de Pierre Soderini, et qui n’eut lieu que parce qu’il n’existait dans la république aucun moyen suffisant d’accusation contre l’ambition des citoyens revêtus d’un trop grand pouvoir, car peut-on considérer comme tel la faculté d’accuser un homme puissant devant un tribunal composé simplement de huit juges. Ces juges doivent être nombreux, car le petit nombre se plie facilement à la volonté du petit nombre. Si l’État, en effet, avait eu ces moyens de défense, et que Soderini eût mené une conduite coupable, les citoyens auraient pu satisfaire leur animosité contre lui, sans implorer l’appui de l’armée espagnole ; ou si sa conduite, au contraire, eût été légitime, ils n’auraient point osé le poursuivre, dans la crainte d’être accusés eux-mêmes ; et de cette manière se serait éteinte la fureur de ce ressentiment qui fut la source de tant de désordres.

On peut conclure de ce que je viens de dire, que toutes les fois qu’on voit un des partis qui divisent une ville implorer le secours des forces étrangères, on ne doit l’attribuer qu’aux vices de sa constitution, et à ce qu’il n’existe dans son sein aucune institution qui permette l’explosion régulière de ces ressentiments qui agitent trop souvent les hommes. On préviendrait tous ces inconvénients, si l’on établissait un tribunal assez nombreux pour recevoir les accusations et pour leur donner une grande importance. A Rome, ces institutions étaient si bien réglées, qu’au milieu de ces longues dissensions entre le peuple et le sénat, jamais ni le sénat, ni le peuple, ni un simple citoyen ne songea à se prévaloir des forces de l’étranger. Possédant chez eux le remède, ils n’avaient pas besoin de l’aller chercher au dehors.

Quoique les exemples précédents suffisent pour prouver ce que j’avance, je veux pourtant en rapporter un autre que me fournit encore l’Histoire de Tite-Live. Il raconte qu’à Clusium, l’une des villes les plus renommées de la Toscane, un certain Lucumon avait violé la sœur d’Arons, et que celui-ci, ne pouvant se venger d’un ennemi trop puissant, passa chez les Gaulois qui occupaient alors cette contrée que l’on nomme aujourd’hui Lombardie, et les engagea à envoyer une armée contre Clusium, en leur faisant voir combien il leur serait avantageux de prendre en main le soin de sa vengeance. Il est clair que si Arons avait pu se venger suivant les lois de sa patrie, il n’eût point eu recours aux forces des barbares.

Mais autant ces accusations sont utiles dans une république, autant les calomnies sont dangereuses et sans but. C’est ce qui fera l’objet du chapitre suivant.



CHAPITRE VIII.


Autant les accusations sont utiles dans une république, autant les calomnies sont dangereuses.


Quoique Furius Camille, dont le courage avait affranchi Rome du joug des Gaulois, eût, par son mérite, forcé tous les citoyens à le reconnaître en quelque sorte pour leur supérieur, sans qu’ils crussent par là s’être rabaissés devant lui, cependant Manlius Capitolinus souffrait impatiemment qu’on attribuât à ce grand homme tant d’honneur et de gloire. Sauveur du Capitole, il pensait avoir contribué autant que Camille au salut de la ville, et sous le rapport des autres talents militaires, il ne se croyait en rien inférieur à son rival. Dévoré du poison de l’envie, irrité sans relâche par la gloire de Camille, et voyant qu’il ne pouvait semer la discorde parmi les sénateurs, il se jeta dans les bras du peuple, répandant parmi les citoyens les soupçons les plus odieux. Il disait entre autres que les trésors rassemblés pour assouvir l’avidité des Gaulois, trésors qu’on ne leur avait pas donnés, avaient été le partage de quelques citoyens ; que si on les reprenait pour les employer à l’utilité publique, on pourrait soulager le peuple d’une partie de ses tributs, ou les faire servir à acquitter quelques-unes de ses dettes.

Ces discours eurent assez d’influence sur le peuple pour l’exciter d’abord à se rassembler, et à commettre des désordres dans la ville. Le sénat, irrité, et croyant l’État en danger, créa un dictateur pour prendre connaissance de ces événements, et réprimer l’audace de Manlius. Le dictateur l’ayant fait citer devant lui, on les vit tous deux s’avancer sur la place publique, où ils se rencontrèrent, le dictateur entouré de toute la noblesse et Manlius au milieu du peuple. On somma Manlius de déclarer auprès de qui se trouvait le trésor dont il parlait, parce que le sénat était aussi jaloux de le savoir que le peuple. Manlius, sans rien dire de positif, répondit d’une manière évasive qu’il était inutile de leur apprendre ce qu’ils savaient tous aussi bien que lui : sur cette réponse, le dictateur le fit traîner sur-le-champ en prison.

Ce fait démontre clairement combien dans les villes qui vivent sous l’empire de la liberté, et même dans tous les gouvernements, on doit détester la calomnie, et combien il est urgent de ne négliger aucune institution capable de la réprimer. Mais il n’est pas de moyen plus propre à la détruire que d’ouvrir les voies les plus larges aux accusations : autant ces accusations sont propices à la république, autant les calomnies lui deviennent nuisibles. Il faut faire attention que la calomnie n’a besoin ni de témoin ni de preuves, et que tout citoyen peut être en butte aux attaques du premier venu. Il n’en est pas de même des accusations qui ont besoin de preuves exactes, et de circonstances précises qui en démontrent l’évidence. On accuse les citoyens devant les magistrats, devant le peuple, devant les tribunaux ; on les calomnie sur les places publiques, dans les assemblées particulières. C’est surtout dans les États où l’accusation est le moins en usage, et dont les institutions ne sont point en harmonie avec ce système, que l’on use le plus de la calomnie.

Ainsi le fondateur d’une république doit établir pour principe qu’on pourra y accuser tout citoyen, sans crainte et sans danger ; mais ce droit établi et bien observé, les calomniateurs doivent être rigoureusement punis, et ils ne pourront se plaindre de la punition, s’il existe des tribunaux ouverts pour entendre leurs accusations contre ceux qu’ils se seraient bornés à calomnier dans les assemblées particulières. Partout où cette disposition n’est pas bien établie, on voit toujours naître les plus grands désordres. La calomnie, en effet, irrite les hommes et ne les corrige pas, et ceux qui sont irrités ne pensent qu’à poursuivre leur carrière, car ils détestent la calomnie plus qu’ils ne la redoutent.

Cette mesure était une des dispositions les mieux entendues du gouvernement de Rome ; mais elle a toujours été mal organisée dans notre ville de Florence. Comme l’ordre établi dans Rome y a produit les plus grands biens, de même à Florence le désordre contraire a été la source des maux les plus funestes. Celui qui lira l’histoire de cette ville verra combien la calomnie a poursuivi de tout temps les citoyens qui se sont trouvés mêlés dans les affaires de quelque importance. On disait de

l'un, qu’il avait détourne les deniers de l’État ; de l’autre, qu’il n’avait point remporté la victoire pour s’être laissé corrompre ; et de celui-ci, que son ambition avait été cause de tel ou tel malheur. Il en résultait de chaque côté de l’animosité ; on en venait bientôt à une rupture ouverte, de la rupture aux factions, et des factions à la ruine de l’État.

S’il y avait eu dans Florence une loi qui eût permis d’accuser les citoyens, en punissant les calomniateurs, on n’eût point vu tous les désordres qui, par la suite, éclatèrent dans cette ville. Que ces citoyens eussent été condamnés ou absous, ils n’auraient pu devenir dangereux pour l’État ; d’ailleurs le nombre des accusés eût été toujours moins considérable que celui des calomniés ; car on ne peut, ainsi que je l’ai dit, accuser aussi facilement que calomnier. Parmi les moyens dont s’est prévalu plus d’un ambitieux pour arriver aux grandeurs, la calomnie ne fut pas un des moins efficaces. Ces ambitieux la répandaient avec adresse contre les hommes puissants qui s’opposaient à leur avidité, et elle servait merveilleusement leurs projets ; car en prenant le parti du peuple, dont ils entretenaient ainsi la jalousie contre tout ce qui s’élève, ils parvenaient sans peine à capter son affection. Je pourrais citer plusieurs exemples à l’appui de ce que j’avance ; je me contenterai d’un seul.

L’armée de Florence faisait le siége de Lucques sous le commandement de messer Giovanni Guicciardini, commissaire de la république. Soit par suite des mauvaises dispositions qu’on avait prises, soit que le malheur poursuivît les Florentins, le sort voulut qu’on ne pût prendre Lucques. De quelque manière que cet événement fût arrivé, on en rejeta la faute sur messer Giovanni ; on lui reprocha de s’être laissé corrompre par les Lucquois ; et ses ennemis ayant appuyé cette calomnie, il en tomba presque dans le désespoir. En vain, pour se justifier, il offrit de se constituer prisonnier entre les mains du capitaine du peuple, il ne put jamais parvenir à se disculper entièrement, parce qu’il n’existait pas dans cette république de moyen propre à y réussir. Il en résulta une profonde irritation entre les amis de messer Giovanni, qui se composaient de la plupart des grands de Florence, et ceux qui voulaient des changements dans le gouvernement. Ces inimitiés, attisées chaque jour par ces causes ou par d’autres semblables, allumèrent enfin un incendie qui dévora la république entière.

Manlius Capitolinus était donc calomniateur et non accusateur, et dans cette occurrence les Romains donnèrent un exemple éclatant de la manière dont la calomnie doit être réprimée : c’est d’obliger le calomniateur à devenir accusateur, de le récompenser, ou du moins de ne pas le punir, lorsque ses plaintes sont fondées ; et lorsqu’elles sont fausses, de sévir contre lui comme on sévit contre Manlius.



CHAPITRE IX.


Il est nécessaire d’être seul quand on veut fonder une nouvelle république, ou lorsqu’on veut rétablir celle qui s’est entièrement écartée de ses anciennes institutions.


On trouvera peut-être que j’ai été trop avant dans l’histoire romaine sans avoir encore fait mention de ceux qui établirent la république, et des institutions qui ont rapport à la religion ou à la discipline militaire. Ne voulant donc pas tenir plus longtemps en suspens l’esprit de ceux qui voudraient entendre discuter ces matières, je dirai que plusieurs personnes regardent comme un mauvais exemple, que le fondateur d’un gouvernement libre, tel que fut Romulus, ait d’abord tué son frère, et consenti ensuite à la mort de Titus Tatius, avec lequel il avait lui-même partagé le trône. Ils pensent que les citoyens, encouragés par l’exemple du prince, pourraient, par ambition ou par la soif de commander, opprimer ceux qui s’opposeraient à leur autorité.

Cette opinion serait fondée si l’on ne considérait le motif qui porta Romulus à commettre cet homicide. C’est, pour ainsi dire, une règle générale, que presque jamais une république ou un royaume n’ont été bien organisés dès le principe, ou entièrement réformés lorsqu’ils s’étaient totalement écartés de leurs anciennes institutions, s’ils ne recevaient leurs lois d’un seul législateur. Il est nécessaire que ce soit un seul homme qui leur imprime la forme, et de l’esprit duquel dépende entièrement toute organisation de cette espèce.

Ainsi, tout sage législateur animé de l’unique désir de servir non ses intérêts personnels, mais ceux du public, de travailler non pour ses propres héritiers, mais pour la commune patrie, ne doit rien épargner pour posséder lui seul toute l’autorité. Et jamais un esprit éclairé ne fera un motif de reproche à celui qui se serait porté à une action illégale pour fonder un royaume ou constituer une république. Il est juste, quand les actions d’un homme l’accusent, que le résultat le justifie ; et lorsque ce résultat est heureux, comme le montre l’exemple de Romulus, il l’excusera toujours. Il ne faut reprendre que les actions dont la violence a moins pour but de réparer que de détruire.

Un prince doit avoir assez de sagesse et de vertu pour ne pas laisser comme héritage à un autre l’autorité dont il s’était emparé, parce que les hommes ayant plus de penchant au mal qu’au bien, son successeur pourrait user ambitieusement du pouvoir dont lui-même ne s’était servi que d’une manière vertueuse. D’un autre côté, si un seul homme est capable de régler un État, l’État ainsi réglé durera peu de temps, s’il faut qu’un seul homme continue à en supporter tout le fardeau ; il n’en est point ainsi quand la garde en est confiée au grand nombre, et que le grand nombre est chargé de sa conservation. Et de même que plusieurs hommes sont incapables de fonder une institution faute d’en discerner les avantages, parce que la diversité des opinions qui s’agitent entre eux obscurcit leur jugement, de même après qu’ils en ont reconnu l’utilité ils ne s’accorderont jamais pour l’abandonner.

Ce qui prouve que Romulus mérite d’être absous du meurtre de son frère et de son collègue, et qu’il avait agi pour le bien commun et non pour satisfaire son ambition personnelle, c’est l’établissement immédiat d’un sénat dont il rechercha les conseils et qu’il prit pour guide de sa conduite. En examinant avec attention l’autorité que Romulus se réserva, on verra qu’il se borna à retenir le commandement des armées lorsque la guerre était déclarée, et le droit de convoquer le sénat. C’est ce qu’on vit clairement lorsque Rome, par l’expulsion des Tarquins, eut recouvré sa liberté. On ne fut obligé d’apporter aucune innovation dans la forme de l’ancien gouvernement, on se borna à établir deux consuls annuels à la place d’un roi perpétuel : preuve évidente que les premières institutions de cette ville étaient plus conformes à un régime libre et populaire qu’à un gouvernement absolu et tyrannique.

Je pourrais citer à l’appui de mon opinion une multitude d’exemples, tels que ceux de Moïse, de Lycurgue, de Solon, et de quelques autres fondateurs de royaumes ou de républiques, qui tous ne réussirent à établir des lois favorables au bien public que parce qu’ils obtinrent sur le peuple l’autorité la plus absolue ; mais j’abandonne ces exemples, car ils sont connus de tout le monde. Je me contenterai d’en rapporter un seul, moins célèbre, mais sur lequel doivent réfléchir ceux qui auraient le projet de devenir de profonds législateurs. Voici cet exemple. Agis, roi de Sparte, voulut tenter de remettre en vigueur parmi les Lacédémoniens les lois que Lycurgue leur avait données ; il lui semblait que Sparte, en s’en écartant, n’avait que trop perdu de ses antiques vertus, et par conséquent de sa force et de sa puissance. Dès les premières tentatives, il fut massacré par les éphores, comme aspirant à la tyrannie. Cléomènes, son successeur, se montra animé du même désir. Mais éclairé par les instructions d’Agis et les écrits dans lesquels ce prince avait développé ses idées et l’esprit qui le dirigeait, il vit clairement qu’il ne pourrait faire jouir sa patrie d’un semblable bienfait, s’il ne réunissait dans ses mains toute l’autorité, convaincu que l’ambition des hommes ne permet pas de faire le bien général lorsque l’intérêt du plus petit nombre y met obstacle. Saisissant en conséquence une occasion qui lui parut favorable, il fit massacrer tous les éphores et quiconque aurait pu s’opposer à ses projets ; alors il remit en vigueur les lois de Lycurgue. Cette entreprise, capable de relever la puissance de Sparte, aurait procuré à Cléomènes la même gloire qu’à Lycurgue, si la puissance des Macédoniens et la faiblesse des autres républiques de la Grèce ne l’avaient fait échouer. Mais, aussitôt après cette réforme, il fut attaqué par les Lacédémoniens auxquels il était inférieur en forces : ne sachant à quel appui recourir, il fut vaincu, et son dessein, tout juste et tout louable qu’il était, ne put être accompli.

Après avoir bien pesé toutes ces considérations, je crois pouvoir conclure que pour instituer une république il ne faut qu’un seul homme, et que Romulus, loin de mériter le blâme, doit être absous de la mort de Rémus et de Tatius,



CHAPITRE X.


Autant les fondateurs d’une république ou d’un royaume sont dignes de louanges, autant sont blâmables ceux qui établissent la tyrannie.


Parmi tous les mortels qui ont mérité des louanges, les plus dignes de mémoire sont les chefs ou les fondateurs des religions. Après eux viennent les fondateurs des républiques ou des royaumes. Oh célèbre ensuite ceux qui, placés à la tête des armées, ont étendu la domination de leur royaume ou celle de leur patrie. On doit y joindre les hommes instruits dans les lettres ; et comme il en est de plusieurs espèces, chacun obtient la gloire réservée au rang qu’il occupe. Enfin, dans le nombre infini des humains, nul ne perd la portion de louange que lui mérite son art ou sa profession. On voue au contraire à la haine et à l’infamie les destructeurs des religions, ceux qui ont vu périr dans leurs mains les républiques ou les royaumes confiés à leurs soins ; les ennemis de la vertu, des lettres et des arts utiles et honorables à l’espèce humaine ; tels sont les impies, les furieux, les ignorants, les oisifs, les lâches et les hommes nuls.

Et il n’est personne de si insensé ou de si sage, de si corrompu ou de si vertueux, qui, si on lui demande de choisir entre ces deux espèces d’hommes, ne comble de louanges celle qui est digne d’être louée, et ne couvre de blâme celle qui mérite en effet d’être détestée ; et cependant presque tous, frappés par l’attrait d’un faux bien, ou d’une vaine gloire, se laissent séduire, volontairement ou par ignorance, à l’éclat trompeur de ceux qui méritent le mépris plutôt que la louange. Et ceux qui pourraient obtenir un honneur immortel en fondant une république ou un royaume, se plongent dans la tyrannie, sans s’apercevoir combien en embrassant ce parti ils perdent de renommée, de gloire, d’honneur, de sécurité, de paix et de satisfaction d’esprit, et à combien d’infamie, de reproches, de blâme, de périls et d’inquiétudes ils se dévouent.

Il est impossible que les simples citoyens d’une république, ou ceux que la fortune ou le courage en rend princes, s’ils lisaient l’histoire, et tiraient quelque fruit de la mémoire des événements passés ; ne préférassent point, les premiers, vivre dans leur patrie, plutôt comme des Scipions, que comme des Césars ; et les derniers, plutôt comme les Agésilas, les Timoléon et les Dion, que comme les Nabis, les Phalaris et les Deitys : ils verraient les uns couverts de honte, et les autres éclatants de gloire ; ils verraient en outre que Timoléon et ses émules n’obtinrent pas dans leur patrie une moindre autorité que les Denys et les Phalaris, et qu’ils jouirent d’une sécurité bien plus grande.

Que personne ne se laisse éblouir par la gloire de César, et surtout par les louanges dont l’ont accablé les écrivains. Ceux qui l’ont célébré furent corrompus par sa fortune, ou effrayés par la durée d’un empire, qui, gouverné toujours sous l’influence de son nom, ne permettait pas aux écrivains de s’expliquer librement sur son compte. Mais qui voudra connaître ce qu’en auraient dit des écrivains libres, n’a qu’à voir ce qu’ils ont écrit de Catilina ; et César aurait encouru d’autant plus d’exécration, que celui qui commet le crime est plus coupable que celui qui le projette. Que l’on examine encore toutes les louanges prodiguées à Brutus, et l’on verra que ne pouvant flétrir le tyran à cause de sa puissance, on a exalté la gloire de son ennemi.

Que celui qui, dans une république, s’élève au rang suprême, considère, de son côté, de quelles louanges Rome, changée en empire, combla les empereurs qui, soumis aux lois, méritèrent le titre d’excellents princes, de préférence à ceux qui se conduisirent d’une manière opposée ; et il verra que Titus, Nerva, Trajan, Adrien, Antonin et Marc-Aurèle n’avaient besoin ni des soldats prétoriens, ni de la multitude des légions pour se défendre, parce que leur manière de vivre, l’affection du peuple et l’amour du sénat, étaient leur plus ferme rempart. Il verra encore que les forces de l’Orient et de l’Occident ne purent sauver les Caligula, les Néron, les Vitellius, et tant d’autres scélérats couronnés, de la vengeance des ennemis que leurs mœurs exécrables et leur férocité avaient soulevés contre eux. Si l’histoire de ces monstres était bien étudiée, elle servirait d’enseignement aux princes et leur montrerait le chemin de la gloire ou de la honte, de la sécurité ou de la terreur. On y voit en effet que sur les vingt-six empereurs qui régnèrent depuis César jusqu’à Maximin, seize furent assassinés, dix moururent de mort naturelle. Si au nombre de ceux qu’on massacra, on en compte quelques-uns de bons, tels que Galba et Pertinax, ils expirèrent victimes de la corruption que leurs prédécesseurs avaient introduite dans les armées. Si au contraire parmi ceux qui moururent naturellement il se trouve un méchant tel que Sévère, il le dut à un bonheur inouï et à son grand courage, deux circonstances qui se réunissent rarement pour favoriser les humains.

La lecture de cette histoire leur apprendra encore comment on peut fonder un bon gouvernement, car les empereurs qui montèrent sur le trône par droit d’hérédité furent tous méchants, excepté Titus ; tandis que ceux qui régnèrent par adoption furent tous excellents, comme on peut le voir par les cinq empereurs qui se succédèrent de Nerva à Marc-Aurèle. Dès que l’empire redevint héréditaire il se précipita de nouveau vers sa ruine. Qu’un prince ait donc sans cesse devant les yeux les temps qui s’écoulèrent de Nerva à Marc-Aurèle ; qu’il les compare avec ceux qui précédèrent ou qui suivirent ; et qu’il choisisse ensuite ceux dans lesquels il eût désiré naître et régner.

Qu’apercevra-t-il sous le règne des bons empereurs ? un prince en sûreté au milieu de ses paisibles sujets, le monde en paix, gouverné par la justice ; il verra le sénat jouissant de son autorité, les magistrats de leur dignité, et les citoyens opulents de leurs richesses ; la noblesse honorée ainsi que la vertu ; partout le bonheur et la tranquillité. D’un autre côté tout ressentiment, toute licence, toute corruption, toute ambition contenue ; il verra renaître cet âge d’or où chacun peut exprimer et soutenir sans crainte son opinion. Enfin il verra le monde triomphant, le prince environné de respect et de gloire, et les peuples heureux l’entourer de leur amour.

S’il examine ensuite dans tous leurs détails les règnes des autres empereurs, il les verra ensanglantés par des guerres atroces, bouleversés par les séditions, et remplis de désastres, soit dans la paix, soit dans les combats ; la plupart des princes égorgés par le fer ; en tous lieux des guerres civiles ou des guerres étrangères ; l’Italie dans les pleurs, et chaque jour en proie à de nouvelles infortunes ; ses villes ravagées et tombant en ruine. Il verra Rome en cendres, le Capitole renversé par les citoyens eux-mêmes ; les temples antiques profanés, les cérémonies religieuses corrompues, les villes peuplées d’adultères ; il verra les mers pleines d’exilés, et les rochers souillés de sang ; il verra Rome effrayée par des cruautés sans cesse renaissantes ; la noblesse, les honneurs, les richesses, et par-dessus tout la vertu, devenir autant d’arrêts de mort ; il verra les dénonciateurs récompensés, les esclaves corrompus pour trahir les maîtres, les affranchis leurs patrons, et ceux qui n’avaient pas d’ennemis, opprimés par leurs amis eux-mêmes ; c’est alors qu’il connaîtra clairement quelles sont les obligations que Rome, l’Italie et le monde entier doivent à César. Et sans doute, s’il est né d’un homme, il s’épouvantera d’imiter ces règnes exécrables, et brûlera d’un immense désir de faire renaître les bons.

Certes un prince enflammé de l’amour de la gloire devrait désirer de régner sur un État corrompu, non comme César, pour achever sa ruine, mais comme Romulus, pour le réformer. En effet, le ciel ne peut donner aux hommes une plus belle occasion d’obtenir l’immortalité, et les hommes ne peuvent de leur côté en désirer une plus favorable. Toutefois si un prince, animé du désir de régénérer un État, se voyait menacé par là même de descendre du trône, et renonçait à ses projets de réforme dans la crainte de tomber du rang suprême, on pourrait peut-être l’excuser. Mais s’il peut à la fois conserver son trône et réformer l’État, il est impossible de l’absoudre.

Ainsi donc, que tous ceux à qui le ciel vient offrir une si belle occasion réfléchissent que deux conduites s’offrent à leur choix : l’une, après un règne heureux et paisible, leur fera trouver un trépas suivi d’une gloire éclatante ; l’autre, après les avoir forcés de vivre dans des terreurs continuelles, ne laissera d’eux, au delà de leur mort, que la mémoire d’une éternelle infamie.



CHAPITRE XI.


De la religion des Romains.


Rome eut Romulus pour premier fondateur, et lui dut, comme à un père, et sa naissance et son éducation ; néanmoins les cieux ne jugeant pas que les institutions de ce prince pussent suffire aux grandes destinées de cet empire, inspirèrent au sénat l’idée de choisir Numa pour lui succéder, afin que toutes les lois que Romulus n’avait pas données fussent établies par ce nouveau monarque.

Il trouva un peuple farouche, et il voulut le plier au joug de l’obéissance civile, en lui faisant goûter les arts de la paix. Il tourna ses regards vers la religion, comme vers l’auxiliaire le plus puissant pour maintenir la société, et il la fonda sur de telles bases, que nulle république ne montra jamais plus de respect pour les dieux, ce qui facilita toutes les entreprises que le sénat ou les grands hommes que cette république vit naître dans son sein voulurent tenter dans la suite.

Quiconque examinera les hauts faits exécutés, ou par tout le peuple romain réuni, ou par une foule de simples citoyens, verra qu’ils craignaient bien plus encore de violer leurs serments que les lois, convaincus de cette vérité, que la puissance des dieux l’emporte sur celle des hommes. Scipion et Manlius Torquatus en offrent deux exemples éclatants.

Le premier, après la victoire de Cannes, remportée sur les Romains par Annibal, apprend qu’une foule de citoyens, épouvantés de cette défaite, se sont réunis, et, dans leur terreur, forment le projet d’abandonner l’Italie, et de chercher un refuge en Sicile : aussitôt il court les trouver, et, le fer nu à la main, il les force à jurer de ne point délaisser la patrie. Lucius Manlius, père de Titus Manlius, qui reçut dans la suite le surnom de Torquatus, avait été accusé par Marcus Pomponius, tribun du peuple. Avant le jour du jugement, Titus va trouver Marcus et le menace de le poignarder s’il ne jure d’abandonner l’accusation dirigée contre son père. Il le force à prêter serment, et Pomponius effrayé, après avoir donné sa parole, ne poursuivit point l’accusation. On voit par ces deux faits, d’un côté, que les citoyens que l’amour de la patrie et la force des lois n’auraient pu retenir en Italie, y furent enchaînés par un serment que leur arracha la force ; et de l’autre, que Pomponius oublia et la haine qu’il avait contre le père, et l’injure qu’il avait reçue du fils, et son propre honneur, pour garder la foi donnée. Fidélité sublime qui tirait sa source de la religion introduite par Numa dans le gouvernement.

Lorsqu’on examine l’esprit de l’histoire romaine, on reconnaît combien la religion servait pour commander les armées, ramener la concorde parmi le peuple, veiller à la sûreté des bons, et faire rougir les méchants de leur infamie. De sorte que s’il fallait décider à qui Rome eut de plus grandes obligations, ou à Romulus, ou à Numa, je crois que ce dernier obtiendrait la préférence. Dans les États où la religion est toute-puissante, on peut facilement introduire l’esprit militaire ; au lieu que chez un peuple guerrier, mais irréligieux, il est difficile de faire pénétrer la religion. On voit en effet que Romulus, pour organiser le sénat, établir l’ordre civil et militaire, n’eut pas besoin de s’appuyer de l’autorité des dieux, tandis que Numa dut recourir à leur intervention. Il feignit d’avoir des entretiens avec une nymphe, qui lui dictait les conseils qu’il devait donner au peuple, ce qui n’aurait point eu lieu s’il n’eût voulu établir dans l’État des institutions nouvelles et inusitées, et s’il n’eût douté que sa seule autorité pût lui suffire.

En effet, jamais aucun législateur ne donna à son peuple des lois hors de l’ordre commun, sans y faire intervenir la Divinité ; car on ne les eût point acceptées. Il est certain qu’il existe une foule d’avantages dont un homme sage et prudent prévoit les conséquences, mais dont l’évidence n’est cependant point assez frappante pour convaincre immédiatement tous les esprits. Pour résoudre cette difficulté, le sage a recours aux dieux. C’est ce que firent Lycurgue, Solon et la plupart de ceux qui se proposaient le même but.

Le peuple romain, admirateur des vertus et de la sagesse de Numa, s’empressa d’obéir à ses institutions. Il est vrai que l’empire exercé à cette époque par la religion, et la grossièreté des hommes qu’avait à policer Numa, lui donnèrent la facilité d’accomplir ses desseins, tant les esprits étaient préparés à recevoir des impressions nouvelles ; aussi est-il hors de doute que le législateur qui voudrait à l’époque actuelle fonder un État trouverait moins d’obstacles parmi les habitants grossiers des montagnes, où la civilisation est encore inconnue, que parmi ces peuples des villes, dont les mœurs sont déjà corrompues. Ainsi un sculpteur tirera plutôt une belle statue d’un bloc informe que d’un marbre ébauché par une main malhabile.

Tout bien examiné, je conclus que la religion mise en honneur à Rome par Numa fut une des principales causes du bonheur de cette illustre cité, parce qu’elle introduisit dans son sein d’utiles règlements, qui enfantèrent à leur tour une heureuse fortune, et de cette fortune favorable découlèrent tous les succès qui couronnèrent ses entreprises. Et comme l’observance du culte divin est la source de la grandeur des États, de même la négligence pour le culte est la cause de la ruine des peuples. Où la crainte de Dieu n’existe pas, il faut que l’empire succombe, ou qu’il soit soutenu par celle d’un prince capable de tenir lieu de la religion. Et comme la vie d’un prince ne dure pas longtemps, ses États s’écroulent inévitablement sur leur base, aussitôt que l’appui de ses vertus vient à leur manquer. D’où il résulte que les gouvernements dont le sort dépend de la sagesse d’un seul homme sont de peu de durée, parce que cette vertu s’éteint avec la vie du prince, et que rarement sa vigueur épuisée reprend une nouvelle vie dans le successeur, ainsi que Dante l’a sagement exprimé dans les vers suivants :


« Rade volte discende per li rami
« L’omana probitate, e questo vuole
« Quel che la dà, perchè da lui si chiami. »


Il ne suffit donc point pour le bonheur d’une république ou d’un royaume d’avoir un prince qui gouverne avec sagesse pendant sa vie ; il est nécessaire d’en posséder un qui organise l’État de manière que même après sa mort le gouvernement demeure plein de vie. Quoiqu’il soit plus facile de faire goûter à des hommes encore barbares les douceurs de l’ordre et des institutions nouvelles, il n’est cependant pas impossible d’en inspirer l’amour à ceux qui sont civilisés ou qui se flattent de l’être. Les Florentins ne se croient ni ignorants ni grossiers, et cependant le frère Jérôme Savonarola leur fit accroire qu’il avait des entretiens avec Dieu. Je ne prétends pas décider s’il avait tort ou raison, car on ne doit parler qu’avec respect d’un homme aussi extraordinaire. Je dis seulement qu’une infinité de personnes le croyaient sans avoir rien vu de surnaturel qui pût justifier leur croyance ; mais sa vie entière, sa science, le sujet de ses discours, auraient suffi pour qu’on ajoutât foi à ses paroles. Toutefois il ne faudrait point s’étonner d’échouer aujourd’hui dans des entreprises où tant d’autres ont réussi jadis ; car les hommes, ainsi que je l’ai dit dans ma préface, naissent, vivent et meurent toujours d’après les mêmes lois.



CHAPITRE XII.


Combien il importe de conserver l’influence de la religion, et comment l’Italie, pour y avoir manqué, grâce à l’Église romaine, s’est perdue elle-même.


Les princes et les républiques qui veulent empêcher l’État de se corrompre, doivent surtout y maintenir sans altération les cérémonies de la religion et le respect qu’elles inspirent ; car le plus sûr indice de la ruine d’un pays, c’est le mépris pour le culte des dieux : c’est à quoi il sera facile de travailler efficacement, lorsque l’on connaîtra sur quels fondements est établie la religion d’un pays ; car toute religion a pour base de son existence quelque institution principale.

Celle des païens était fondée sur les réponses des oracles, ainsi que sur l’ordre des augures et des aruspices : c’est de là que dérivaient toutes leurs cérémonies, leurs sacrifices, leurs rites. Ils croyaient sans peine que le dieu qui pouvait prédire les biens ou les maux à venir pouvait aussi les procurer. De là les temples, les sacrifices, les prières et toutes les autres cérémonies destinées à honorer les dieux. C’est par les mêmes causes que l’oracle de Délos, le temple de Jupiter-Ammon, et d’autres non moins célèbres étaient admirés de l’univers et entretenaient sa dévotion. Mais quand ces oracles commencèrent à parler au gré des puissants, et que le peuple eut reconnu la fraude ; alors les hommes devinrent moins crédules, et se montrèrent disposés à se soulever contre le bon ordre.

Que les chefs d’une république ou d’une monarchie maintiennent donc les fondements de la religion nationale. En suivant cette conduite, il leur sera facile d’entretenir dans l’État les sentiments religieux, l’union et les bonnes mœurs. Ils doivent en outre favoriser et accroître tout ce qui pourrait propager ces sentiments, fût-il même question de ce qu’ils regarderaient comme une erreur. Plus à cet égard leurs lumières sont étendues, plus ils sont instruits dans la science de la nature, plus ils doivent en agir ainsi.

C’est d’une telle conduite tenue par des sages et des hommes éclairés, qu’est née la croyance aux miracles qui a obtenu du crédit dans toutes les religions, même fausses. Les sages mêmes les propageaient, de quelque source qu’ils dérivassent, et leur autorité devenait une preuve suffisante pour le reste des citoyens. Rome eut beaucoup de ces miracles, entre lesquels je citerai le suivant. Les soldats romains saccageaient la ville de Véïes ; quelques-uns d’entre eux entrèrent dans le temple de Junon, et s’étant approchés de sa statue, ils lui demandèrent si elle voulait venir à Rome, vis ventre Romam ? Les uns crurent qu’elle faisait signe d’y consentir ; d’autres, qu’elle avait répondu : Oui. Ces soldats, pleins de religion, ainsi que Tite-Live le démontre en faisant observer qu’ils entrèrent dans le temple sans désordre et pénétrés de respect et de dévotion, crurent aisément que la déesse faisait à leur demande la réponse qu’ils avaient probablement présumée ; et Camille, ainsi que les autres chefs du gouvernement, ne manquèrent pas de favoriser et de propager encore cette croyance.

Certes, si la religion avait pu se maintenir dans la république chrétienne telle que son divin fondateur l’avait établie, les États qui la professent auraient été bien plus heureux qu’ils ne le sont maintenant. Mais combien elle est déchue ! et la preuve la plus frappante de sa décadence, c’est de voir que les peuples les plus voisins de l’Église romaine, cette capitale de notre religion, sont précisément les moins religieux. Si l’on examinait l’esprit primitif de ses institutions, et que l’on observât combien la pratique s’en éloigne, on jugerait sans peine que nous touchons au moment de la ruine ou du châtiment.

Et comme quelques personnes prétendent que le bonheur de l’Italie dépend de l’Église de Rome, j’alléguerai contre cette Église plusieurs raisons qui s’offrent à mon esprit, et parmi lesquelles il en est deux surtout extrêmement graves, auxquelles, selon moi, il n’y a pas d’objection. D’abord, les exemples coupables de la cour de Rome ont éteint, dans cette contrée, toute dévotion et toute religion, ce qui entraîne à sa suite une foule d’inconvénients et de désordres ; et comme partout où règne la religion on doit croire à l’existence du bien, de même où elle a disparu, on doit supposer la présence du mal. C’est donc à l’Église et aux prêtres que nous autres Italiens, nous avons cette première obligation d’être sans religion et sans mœurs ; mais nous leur en avons une bien plus grande encore, qui est la source de notre ruine : c’est que l’Église a toujours entretenu et entretient incessamment la division dans cette malheureuse contrée. Et, en effet, il n’existe d’union et de bonheur que pour les États soumis à un gouvernement unique ou à un seul prince, comme la France et l’Espagne en présentent l’exemple.

La cause pour laquelle l’Italie ne se trouve pas dans la même situation, et n’est pas soumise à un gouvernement unique, soit monarchique, soit républicain, c’est l’Église seule, qui, ayant possédé et goûté le pouvoir temporel, n’a eu cependant ni assez de puissance, ni assez de courage pour s’emparer du reste de l’Italie, et s’en rendre souveraine. Mais d’un autre côté elle n’a jamais été assez faible pour n’avoir pu, dans la crainte de perdre son autorité temporelle, appeler à son secours quelque prince qui vînt la défendre contre celui qui se serait rendu redoutable au reste de l’Italie ; les temps passés nous en offrent de nombreux exemples. D’abord, avec l’appui de Charlemagne, elle chassa les Lombards, qui étaient déjà maîtres de presque toute l’Italie ; et de nos temps elle a arraché la puissance des mains des Vénitiens avec le secours des Français, qu’elle a repoussés ensuite à l’aide des Suisses.

Ainsi l’Église n’ayant jamais été assez forte pour pouvoir occuper toute l’Italie, et n’ayant pas permis qu’un autre s’en emparât, est cause que cette contrée n’a pu se réunir sous un seul chef et qu’elle est demeurée asservie à plusieurs princes ou seigneurs ; de là ces divisions et cette faiblesse, qui l’ont réduite à devenir la proie non-seulement des barbares puissants, mais du premier qui daigne l’attaquer.

C’est à l’Église que l’Italie a cette obligation, et non à d’autres. Et quiconque voudrait acquérir la preuve de cette vérité par une expérience irrécusable, n’aurait besoin que d’avoir assez de puissance pour contraindre la cour de Rome à aller, avec toute l’autorité qu’elle a en Italie, habiter chez les Suisses, chez ce peuple, le seul de tous ceux existant de nos jours qui ressemble aux anciens, et quant à la religion et quant aux institutions militaires, et il verrait qu’en peu de temps les mœurs corrompues de cette cour enfanteraient dans cette contrée des désordres plus profonds que tous ceux que pourrait produire, en quelque temps que ce soit, l’événement le plus désastreux.


CHAPITRE XIII.


Comment les Romains se servirent de la religion pour organiser le gouvernement de la république, poursuivre leurs entreprises et arrêter les désordres.


Je ne crois pas hors de propos de rapporter ici quelques exemples de la manière dont les Romains se servirent de la religion pour opérer des réformes dans l’État, et pour l’exécution de leurs entreprises : Tite-Live en présente un grand nombre ; je me contenterai des suivants.

Quand aux consuls eurent succédé les tribuns militaires avec un pouvoir consulaire, il arriva une année que le peuple romain les choisit tous parmi les plébéiens, à l’exception d’un seul : cette année-là même une peste et une famine accompagnées de nombreux prodiges exercèrent leurs ravages. Les nobles, lors de la nouvelle élection des tribuns, profitant de cette circonstance, publièrent que les dieux étaient irrités contre Rome, parce qu’elle avait compromis la majesté de l’empire, et que le seul moyen de les apaiser était de choisir désormais les tribuns dans l’ordre où ils devaient être pris. Le peuple, épouvanté et craignant d’offenser la religion, choisit tous les nouveaux tribuns parmi les patriciens.

Le siége de Véïes offre un exemple de la manière dont les généraux d’armée se prévalaient de la religion pour disposer leurs troupes à une entreprise. Le lac d’Albe avait crû cette année d’une manière prodigieuse ; et les Romains, fatigués de la longueur du siége, voulaient retourner à Rome, lorsque l’on fit courir le bruit qu’Apollon et d’autres oracles avaient prédit que la ville de Véïes se rendrait l’année où les eaux du lac d’Albe s’élèveraient au-dessus de leurs bords. Cette espérance de prendre bientôt la ville rendit supportables aux soldats les lenteurs de la guerre et les ennuis du siége. Ils poursuivirent donc leur entreprise avec plaisir, jusqu’au moment où Camille, nommé dictateur, s’empara de Véïes après un siége de dix années. Ainsi l’intervention de la religion, employée avec adresse, fut utile et pour conquérir cette ville et pour obliger à choisir les tribuns dans l’ordre de la noblesse. Sans ce moyen, ces deux événements auraient souffert sans doute de grandes difficultés.

Je ne veux pas laisser échapper un autre exemple.

Des désordres s’étaient élevés dans Rome à l’occasion du tribun Térentillus, qui voulait promulguer une loi dont nous dirons plus bas les motifs. Parmi les moyens que la noblesse employa contre lui, la religion fut un des plus puissants ; et elle s’en servit dans un double but. D’abord on consulta les livres sibyllins, auxquels on fit prédire que la ville était menacée cette année même de perdre sa liberté si l’on se livrait aux discordes civiles. Cette supercherie, quoique découverte par les tribuns, excita une si grande terreur parmi le peuple, qu’elle glaça soudain toute son ardeur à les suivre. L’autre avantage qu’ils en tirèrent est celui-ci. Un certain Appius Erdonius, suivi d’une foule de bannis et d’esclaves, au nombre de plus de quatre mille, s’était emparé de nuit du Capitole, en sorte que l’on pouvait craindre que si les Èques ou les Volsques, éternels ennemis du nom romain, étaient venus attaquer Rome, ils l’auraient emportée d’assaut ; et cependant les tribuns ne cessaient d’insister avec opiniâtreté sur la nécessité de promulguer la loi Térentilla, disant que ce danger dont on menaçait la ville n’avait pas le moindre fondement. Un certain Publius Rubétius, homme grave et considéré, sortit alors du sénat, et dans un discours moitié flatteur, moitié menaçant, il exposa les dangers qui environnaient la ville, montra au peuple combien sa demande était hors de saison et parvint à lui faire jurer de ne point s’écarter des ordres du consul. La multitude obéit, et l’on reprit par force le Capitole. Le consul Publius Valérius ayant été tué au milieu de l’attaque, Titus Quintius fut sur-le-champ nommé à sa place. Ce dernier ne voulut pas laisser respirer le peuple ni lui donner le temps de penser à la loi Térentilla : il lui ordonna donc de sortir de Rome et de marcher contre les Volsques, disant que le serment qu’ils avaient prononcé, de ne point abandonner le consul, les forçait à le suivre. Les tribuns s’y opposaient en disant que ce serment avait été fait au consul expiré et non point à lui. Néanmoins, Tite-Live fait connaître comment le peuple, dans la crainte de violer la religion du serment, aima mieux obéir au consul que d’écouter ses tribuns, et il ajoute ces paroles en faveur de l’antique religion : Nondum hæc, quæ nunc tenet sæculum, negligentia deum venerat, nec interpretando sibi quisque jusjurandum et leges aptas faciebat. Les tribuns, craignant alors de perdre leur crédit, s’accordèrent avec le consul, consentirent à lui obéir et s’engagèrent à laisser une année s’écouler sans parler de la loi Térentilla, à condition que pendant cette même année les consuls ne pourraient conduire le peuple à la guerre. Et c’est ainsi que la religion offrit au sénat les moyens de vaincre une difficulté qu’il n’eût jamais surmontée sans un tel secours.



CHAPITRE XIV.


Les Romains interrogeaient les auspices suivant la nécessité, et mettaient la plus grande prudence à paraitre observer la religion, même quand ils étaient contraints de la violer, et punissaient ceux qui témoignaient témérairement du mépris pour elle.


Ainsi que je l’ai dit plus haut, non-seulement les augures étaient en grande partie le fondement de la religion des gentils, mais ils furent une des sources de la grandeur de la république romaine. Aussi c’était de toutes les institutions religieuses celle à laquelle les Romains attachaient le plus d’importance. L’ouverture des comices, les commencements de toutes les entreprises, l’entrée des armées en campagne, le moment de livrer bataille, enfin toute affaire importante, soit civile, soit militaire, rien ne se faisait sans prendre les auspices, et jamais on n’eût entrepris une expédition sans persuader aux soldats que les dieux leur promettaient la victoire.

Parmi les augures, il y avait les gardiens des poulets sacrés, qui suivaient toujours les armées. Lorsqu’on se disposait à livrer bataille à l’ennemi, ces gardiens prenaient les auspices. Ils étaient bons si les poulets mangeaient avec avidité, et alors on combattait avec confiance ; si au contraire ils refusaient la nourriture, on s’abstenait d’en venir aux mains. Néanmoins, quand la raison faisait sentir la nécessité d’une entreprise, quoique les auspices fussent contraires, on ne laissait pas de l’exécuter ; mais on avait soin de s’y prendre de manière à ne pas être accusé de mépris pour la religion.

C’est ainsi que se conduisit le consul Papirius lors d’une bataille très-importante contre les Samnites, qui acheva d’affaiblir et d’abattre ce peuple redoutable. Papirius était campé en face des Samnites ; la victoire lui paraissait certaine s’il pouvait leur livrer bataille ; impatient de profiter d’une circonstance aussi favorable, il ordonna aux gardiens des poulets sacrés de prendre les auspices ; mais les poulets refusèrent de manger. Le chef des gardiens, voyant l’ardeur des troupes pour le combat, et la conviction où étaient le général et l’armée de vaincre, ne voulut pas faire perdre l’occasion d’un aussi grand succès ; il fit dire au consul que les auspices étaient favorables. Mais tandis que Papirius rangeait son armée en ordre, quelques-uns des gardiens dirent à plusieurs soldats que les poulets n’avaient pas mangé. Ceux-ci le redirent à Spurius Papirius, neveu du consul, qui alla en instruire son oncle. Papirius lui répondit sur-le-champ qu’il eut à bien faire son devoir, que quant à lui et à l’armée les auspices étaient parfaitement en règle, et que si le chef des gardiens en avait imposé, c’était sur lui seul que devait retomber la faute. Et pour que l’effet répondît aux promesses, il donna ordre à ses lieutenants de mettre les gardiens des poulets sacrés au premier rang de l’armée. Il arriva qu’en s’avançant contre l’ennemi, un javelot lancé par un soldat romain atteignit par hasard le chef des augures et le tua. Le consul, en apprenant cet accident, s’écria que tout allait bien, et que les dieux étaient favorables, puisque l’armée s’était lavée de son erreur par la mort de l’imposteur, et avait éteint dans son sang la colère que les dieux pouvaient avoir contre elle. C’est ainsi que, conciliant avec prudence ses projets et les oracles, il engagea le combat sans que l’armée pût soupçonner qu’il eût négligé en rien les ordres sacrés de la religion.

Lors de la première guerre punique, Appius Pulcher se conduisit en Sicile d’une manière tout opposée. Il voulait livrer bataille aux Carthaginois. Il fit consulter les poulets sacrés ; on lui répondit qu’ils refusaient de manger : « Voyons s’ils voudront boire, » dit-il ; et il les fit jeter à la mer. On se battit, et il fut vaincu. Sa conduite fut condamnée à Rome, tandis qu’on loua Papirius. Cette différence de traitement vint bien moins de ce qu’un l’un avait été vaincu, et l’autre vainqueur, que de ce que le premier avait usé avec prudence des oracles, tandis que le dernier les avait témérairement méprisés. Or cet usage de consulter les auspices n’avait d’autre but que d’exciter les soldats à marcher au combat avec assurance, parce que la confiance enfante presque toujours la victoire. Cette pratique n’était pas suivie seulement par les Romains, mais par les étrangers. J’en citerai un exemple dans le chapitre suivant.



CHAPITRE XV.


Comment les Samnites eurent recours à la religion comme à un dernier remède dans leurs maux.


Les Samnites, après avoir été vaincus plusieurs fois par les Romains, venaient d’être totalement défaits en Toscane ; leurs soldats, leurs capitaines, tout avait péri ; leurs alliés, tels que les Toscans, les Gaulois, les Umbriens avaient partagé leur désastre. Nec suis nec externis viribus jam stare poterant, tamen bello non abstinebant ; adeo ne infeliciter quidem defensœ libertatis tœdebat, et vinci quam non tentare victoriam malebant. Ils résolurent de faire une dernière tentative. Mais comme ils savaient que le succès dépend en grande partie de l’opiniâtreté des soldats, et que, pour l’entretenir, le plus sûr moyen est de faire intervenir la religion, ils imaginèrent de renouveler un ancien sacrifice, en se servant à cet effet d’Ovius Paccius, grand prêtre, et ils en réglèrent les cérémonies de la manière suivante. Après un sacrifice solennel, on fit approcher tous les chefs de l’armée entre les corps des victimes égorgées et les autels allumés ; on leur fit jurer de ne point abandonner un instant le combat ; on appela ensuite tous les soldats les uns après les autres ; puis, au milieu de ces autels et d’une foule de centurions qui tenaient l’épée nue à la main, on leur fit d’abord prêter serment de ne rien répéter de ce qu’ils verraient ou entendraient, après quoi on exigea d’eux de promettre devant les dieux avec des imprécations horribles et les formules de serment les plus épouvantables, de se précipiter partout où leurs chefs le leur commanderaient, de ne quitter le combat sous aucun prétexte, et de massacrer tous ceux qu’ils verraient fuir ; appelant la vengeance du ciel sur leur famille et leurs descendants s’ils trahissaient leur parole. Quelques-uns d’entre eux, effrayés, refusèrent de jurer : soudain leurs centurions leur donnèrent la mort ; de manière que ceux qui survinrent, épouvantés par l’horreur de ce spectacle, jurèrent unanimement. Et pour donner plus de pompe à cette assemblée, où plus de quarante mille hommes étaient réunis, ils en habillèrent la moitié de blanc, avec des aigrettes et des panaches sur leur casque, et ainsi disposés, ils allèrent camper près d’Aquilonia. Papirius vint à leur rencontre, et, pour animer ses soldats, il leur dit : Non enim cristas vulnera facere et picta atque aurata scuta transire romanum pilum. Et, afin d’affaiblir la crainte que son armée aurait pu concevoir du serment de leurs ennemis, il dit qu’il contribuerait plutôt à répandre l’épouvante parmi eux qu’à enflammer leur courage, parce qu’ils auraient à redouter tout à la fois leurs concitoyens, les dieux et leurs ennemis. On en vint alors au combat, et les Samnites furent vaincus, car le courage des Romains et la terreur qu’inspiraient les défaites passées, éteignirent toute l’ardeur dont auraient pu les enflammer le pouvoir de la religion et la sainteté du serment. On voit néanmoins, par cette conduite des Samnites, qu’ils ne crurent point avoir une autre ressource, ni pouvoir tenter un autre remède pour réveiller leur courage abattu par les revers ; ce qui prouve toujours d’une manière évidente quelle confiance peut inspirer un bon emploi de la religion.

Quoique ce fait puisse être regardé comme étranger à l’histoire romaine, néanmoins, comme il tient à l’une des institutions les plus importantes de cette république, j’ai cru devoir le rapporter en ce lieu, pour ne pas diviser mon sujet et n’avoir plus à y revenir.


CHAPITRE XVI.


Un peuple accoutumé à vivre sous un prince, et qui devient libre par accident, ne maintient qu’avec peine la liberté qu’il a conquise.


Une foule d’exemples démontrent à ceux qui consultent les souvenirs de l’antiquité combien il est difficile à un peuple, accoutumé à vivre sous les lois d’un prince, de conserver sa liberté, lorsque quelque accident heureux la lui a rendue, comme à Rome, après l’expulsion des Tarquins. Cette difficulté est fondée sur la raison même. Un tel peuple ressemble à un animal abruti, qui, bien que d’une nature féroce et né dans les forêts, aurait été toujours nourri dans une prison et dans l’esclavage, et qui, venant par hasard à recouvrer sa liberté et à être jeté au milieu des campagnes, ne saurait trouver ni la pâture, ni l’abri d’une caverne, et deviendrait bientôt la proie du premier qui voudrait l’enchaîner de nouveau. C’est ce qui arrive à un peuple accoutumé à vivre sous les lois d’autrui ; ne sachant ni pourvoir à sa défense, ni préserver la chose publique des atteintes de ses ennemis, et ne connaissant pas plus les princes qu’il n’est connu d’eux, ce peuple retombe en peu de temps sous un joug souvent plus intolérable que celui dont il vient de se délivrer.

C’est le danger que court une nation dont la masse n’est pas entièrement corrompue ; car chez celle où le poison a gagné toutes les parties du corps social, la liberté, loin de pouvoir vivre quelques instants, ne peut pas même naître, comme je le prouverai ci-après. Aussi, je ne veux parler que des nations dont la corruption n’est point invétérée, et chez lesquelles le bon l’emporte sur le mauvais.

À cette difficulté que je viens de signaler, il faut en joindre une autre ; c’est qu’un État qui recouvre sa liberté se fait des ennemis qui sont gens de parti, tandis que ses amis ne le sont point. Il trouve pour ennemis tous ceux qui, à l’ombre du gouvernement tyrannique, se prévalaient de sa puissance pour se nourrir de la substance du prince, et qui, déchus des moyens d’en profiter, ne peuvent vivre tranquilles, et déploient tous leurs efforts pour ressaisir la tyrannie afin de la faire servir à recouvrer leur autorité. Les amis qu’il acquiert ne sont point gens de parti ; car sous un gouvernement libre on n’accorde des récompenses ou des honneurs que pour des actions bonnes et déterminées, hors desquelles personne n’a droit à être récompensé ou honoré ; et quand quelqu’un possède les honneurs ou les avantages qu’il croit avoir mérités, il ne pense point devoir de reconnaissance à ceux de qui il les a obtenus. D’un autre côté, cette utilité générale, qui appartient à une manière d’exister égale pour tous, ne se fait point sentir tant qu’on la possède ; elle consiste à pouvoir jouir librement et sans crainte de son bien, à ne trembler ni pour l’honneur de sa femme, ni pour celui de ses enfants, et à ne rien craindre pour soi : or personne n’avouera jamais qu’il ait des obligations à celui qui ne l’offense pas.

Ainsi, tout gouvernement libre et qui s’élève nouvellement a des gens de parti pour ennemis, tandis que ses amis ne le sont point. Pour remédier aux inconvénients et aux désordres que ces difficultés entraînent à leur suite, il n’y a pas de remède plus puissant, plus fort, plus sain, ni plus nécessaire, que de tuer les fils de Brutus, qui, ainsi que nous l’enseigne l’histoire, ne furent entraînés avec d’autres jeunes Romains à conspirer contre la patrie, que parce qu’ils ne pouvaient plus se prévaloir, sous les consuls comme sous les rois, d’un pouvoir illégitime. De manière que la liberté du peuple était pour eux comme une servitude.

Celui qui veut gouverner la multitude, sous une forme républicaine ou sous une forme monarchique, doit s’assurer de ceux qui se montrent ennemis du nouvel ordre de choses, s’il ne veut établir un gouvernement d’une existence éphémère. Il est vrai que je regarde comme réellement malheureux les princes qui, ayant la multitude pour ennemie, sont obligés, pour affermir leur puissance, d’employer des moyens extraordinaires. En effet, celui qui n’a d’ennemis que le petit nombre peut s’en assurer sans beaucoup de peine et sans éclat ; tandis que celui qui est l’objet de la haine générale n’est jamais sûr de rien ; et plus il se montre cruel, plus il affaiblit sa propre puissance. La voie la plus certaine est donc de chercher à gagner l’affection du peuple.

Ce que je viens de dire a peu de rapport, je le sais, avec le titre de ce chapitre, puisque je parle ici d’un prince et là d’une république ; néanmoins, pour ne plus revenir sur le même sujet, je veux en dire encore quelques mots.

Ainsi donc, un prince qui voudrait s’attacher un peuple qui serait son ennemi, — et je parle ici des princes qui se sont emparés du pouvoir dans leur patrie, — devrait examiner d’abord ce que le peuple désire. Il trouvera toujours qu’il veut surtout deux choses : la première est de se venger de ceux qui ont appesanti sur lui les chaînes de l’esclavage ; la dernière de recouvrer sa liberté.

Le prince peut remplir entièrement le premier de ces vœux, et satisfaire en partie au dernier. Quant au premier, je citerai l’exemple suivant.

Cléarque, tyran d’Héraclée, avait été chassé : pendant son exil, il s’éleva des dissensions entre le peuple et les grands. Ces derniers, se voyant les plus faibles, résolurent de favoriser Cléarque ; et, après s’être concertés avec lui, ils le ramenèrent dans Héraclée, malgré l’opposition du parti populaire, auquel ils ravirent la liberté. Dans cette situation, Cléarque, placé entre l’orgueil des grands, qu’il ne pouvait contenir ni réprimer, et la fureur du peuple profondément irrité de la perte de sa liberté, résolut tout à la fois de se délivrer de la gêne des grands et de gagner le peuple. Ayant saisi une occasion favorable, il tailla en pièces tous les nobles. A la grande joie de la multitude, dont il satisfaisait ainsi l’un des désirs les plus ardents, celui de se venger.

Le prince, ne pouvant contenter qu’en partie le désir qu’ont les peuples de recouvrer leur liberté, doit examiner les causes qui leur font désirer d’être libres : il verra que le plus petit nombre ne désire la liberté que pour commander, mais que le nombre infini des autres citoyens l’implore pour vivre avec sécurité. A l’égard des premiers, comme dans toutes les républiques, de quelque manière qu’elles soient organisées, quarante ou cinquante citoyens au plus peuvent parvenir au pouvoir, et que c’est un bien petit nombre, il est facile de s’en assurer, soit en les faisant disparaître, soit en leur accordant assez d’honneurs pour qu’ils puissent être satisfaits, jusqu’à un certain point, de leur situation présente. Quant à ceux qui ne veulent que vivre avec sécurité, il n’est pas difficile non plus de les contenter ; il suffit d’établir des lois et des institutions où la puissance du prince se trouve conciliée avec la sûreté de tous. Si un prince suit cette route, et que le peuple soit convaincu que lui-même ne cherche dans aucune circonstance à violer les lois, il commencera en peu de temps à vivre heureux et tranquille. On en voit un exemple frappant dans le royaume de France, dont la tranquillité ne repose que sur l’obligation où sont ses rois de se soumettre à une infinité de lois qui n’ont pour but que la sécurité des sujets. Dans ce royaume, les législateurs ont voulu que ses rois pussent disposer à leur gré des armées et des revenus, mais qu’en toute autre chose ils fussent obligés de se conformer aux lois.

En conséquence, le prince ou la république qui, dès le principe, n’a pas bien affermi son pouvoir, doit, ainsi que les Romains, saisir la première occasion favorable pour le faire. Quiconque laisse échapper cette occasion en éprouve bientôt un repentir tardif. Le peuple romain n’était point encore corrompu lorsqu’il recouvra sa liberté : il put la consolider, après la mort des fils de Brutus et la destruction des Tarquins, par tous les moyens et toutes les institutions que nous avons développés. Mais si ce peuple avait été corrompu, ni dans Rome, ni ailleurs, on n’eût trouvé de remèdes assez puissants pour la maintenir, ainsi que nous le démontrerons dans le chapitre suivant.



CHAPITRE XVII.


Un peuple corrompu qui recouvre sa liberté ne peut que très-difficilement se maintenir libre.


Il fallait nécessairement, à mon avis, ou que Rome cessât d’avoir des rois, ou qu’elle tombât en peu de temps dans une telle faiblesse, qu’elle serait devenue un État sans aucune importance : en considérant à quel degré de corruption ses rois étaient parvenus, si deux ou trois règnes nouveaux s’étaient succédé, et si cette corruption était passée du chef dans les membres, ces membres, une fois atteints du poison, il eût été impossible d’y porter remède. Mais la tête ayant été tranchée lorsque le tronc était encore intact, on put facilement asseoir l’ordre et la liberté.

Il est incontestable qu’une cité corrompue qui vit sous le pouvoir d’un prince ne recouvrera jamais sa liberté, quand même ce prince et sa race viendraient à être détruits ; il est même nécessaire à cette cité qu’un prince chasse l’autre, et qu’elle passe ainsi de maître en maître, jusqu’à ce qu’il s’en trouve un plus vertueux et plus éclairé qui la rende libre. Et ce bienfait encore ne s’étendra pas au delà de la vie de ce prince. Dion et Timoléon, à Syracuse, en sont un exemple frappant. Aux diverses époques où ils vécurent, leur vertu fit fleurir la liberté : mais le lendemain même de leur mort la ville retomba sous la tyrannie.

L’exemple que Rome présente est plus convaincant encore. Après l’expulsion des Tarquins, elle put conquérir soudain et conserver sa liberté. Mais après la mort de César, de Caligula, de Néron, après l’extinction de tous les Césars, il lui fut impossible, je ne dis pas de la conserver, mais d’en ranimer seulement la moindre étincelle. Des résultats si opposés dans des événements semblables, et qui se sont passés dans la même cité, viennent uniquement de ce que le peuple romain, sous le règne des Tarquins, n’était point encore corrompu, tandis que, dans les derniers temps, une profonde corruption infectait tout l’empire. A la première époque, pour affermir l’État et inspirer la haine des rois, il suffit de faire jurer que Rome ne souffrirait jamais de voir personne régner dans ses murs ; tandis qu’à la dernière, l’exemple et le stoïcisme d’un Brutus, appuyé de toutes les légions de l’Orient, ne purent décider les Romains à conserver la liberté, qu’à l’exemple du premier Brutus il venait de leur rendre. Cette corruption avait été introduite dans le corps de l’État par le parti de Marius, et César, devenu chef suprême, sut tellement aveugler la multitude, qu’elle n’aperçut point le joug qu’elle-même s’imposait.

Quoique l’exemple de Rome soit plus décisif qu’aucun autre, je veux néanmoins, à ce propos, citer à mes lecteurs quelques peuples connus de notre temps : j’ose donc avancer que quelque catastrophe, quelque sanglante révolution qui arrive, jamais Milan ou Naples ne sauront être libres ; la corruption a trop gagné tous les membres de l’État. On en a vu la preuve après la mort de Philippe Visconti, lorsque Milan, voulant recouvrer sa liberté. ne put ni ne sut la maintenir.

Ce fut un grand bonheur pour Rome, que ses rois eussent dégénéré si promptement qu’on pût les chasser avant que leur corruption eût pénétré les entrailles de l’État ; et cette corruption fut cause que les nombreux désordres qui survinrent dans Rome, loin d’avoir des résultats funestes, lui furent au contraire avantageux, parce que les intentions des citoyens étaient bonnes.

On peut donc conclure que partout où la masse du peuple est saine, les désordres et les tumultes ne sauraient être nuisibles ; mais, lorsqu’elle est corrompue, les lois même les mieux ordonnées sont impuissantes, à moins que, maniées habilement par un de ces hommes vigoureux dont l’autorité sait les faire respecter, elles ne tranchent le mal jusque dans sa racine.

Je ne sais si ce prodige s’est jamais offert, ou s’il est même possible qu’il arrive. S’il se faisait qu’une ville, entraînée vers sa ruine par la corruption de ses habitants, vînt à se relever de sa chute, ce n’est qu’à la vertu d’un homme existant à cette époque qu’on pourrait attribuer un tel bienfait, et non à la volonté générale du peuple de voir régner de bonnes institutions ; et à peine la mort aurait-elle frappé ce réformateur, que la foule reviendrait à ses anciennes habitudes. C’est ce qu’on vit à Thèbes. Tant qu’Épaminondas vécut, la vertu de ce grand homme lui conserva l’empire de la Grèce et une forme de gouvernement ; mais à peine fut-il mort, qu’elle retomba soudain dans ses premiers désordres. En effet, il n’est point d’homme dont la vie soit assez longue pour suffire à la réforme d’un gouvernement longtemps mal organisé ; et si cette réforme n’est pas l’ouvrage d’un prince dont la vie se prolonge au delà du terme ordinaire, ou de deux règnes également vertueux ; si cette hérédité de bons princes vient à manquer, il faut nécessairement que l’État soit promptement entraîne dans un abîme dont il ne pourrait sortir qu’à force de dangers et de sang répandu. En effet, la corruption et l’inaptitude à vivre libre proviennent de l’inégalité qui s’est introduite dans l’État ; et, pour détruire cette inégalité et y ramener tout au même niveau, il faut avoir recours à ces remèdes tout à fait extraordinaires que peu d’hommes savent ou veulent employer. C’est ce que nous dirons plus spécialement ailleurs.



CHAPITRE XVIII.


De quelle manière on peut maintenir dans une cité corrompue le gouvernement libre, lorsqu’elle en jouit déjà, ou l’y établir lorsqu’il n’existe point.


Je ne crois pas qu’il soit hors de propos, ni étranger à ce que j’ai avancé dans le chapitre précédent, d’examiner si l’on peut maintenir un gouvernement libre dans une cité corrompue où il existe déjà, ou si l’on peut l’y établir lorsqu’il n’y est point encore. L’une et l’autre entreprise présentent d’égales difficultés ; et quoiqu’il soit presque impossible de donner sur ce point des règles fixes, attendu la nécessité de procéder selon les différents degrés de corruption, néanmoins, comme il est bon de tout examiner, je ne veux pas laisser ce sujet en arrière.

Je supposerai d’abord une cité parvenue au dernier terme de la corruption, ce qui présente la question dans toute sa difficulté ; car là où le déréglement est universel, il n’y a ni lois, ni institutions assez puissantes pour le réprimer. En effet, si les bonnes mœurs ne peuvent se conserver sans l’appui des bonnes lois, de même l’observation des lois exige de bonnes mœurs.

De plus, les institutions et les lois établies à l’origine d’une république, et lorsque les citoyens étaient vertueux, deviennent insuffisantes lorsqu’ils commencent à se corrompre. Et si les événements déterminent des changements dans les lois, comme le plus souvent les institutions ne varient pas, les lois nouvelles restent sans effet, parce que les institutions primitives qui demeurent debout les corrompent bientôt.

Pour mieux me faire entendre, je dirai qu’il y avait à Rome des institutions qui réglaient le gouvernement, ou plutôt l’État, et ensuite des lois qui, à l’aide des magistrats, refrénaient les désordres des citoyens.

Les institutions comprenaient l’autorité du peuple, du sénat, des tribuns, des consuls, la manière d’élire les magistrats, et la formation des lois. Les événements apportèrent peu de changements dans les institutions.

Il n’en fut pas de même des lois qui réprimaient les citoyens, telles que les lois sur les adultères, sur le luxe, sur la brigue, et toutes celles qu’exigea l’altération successive des mœurs. Mais comme on conservait des institutions qui n’étaient plus bonnes au milieu de la corruption générale, les lois nouvelles ne suffisaient plus pour maintenir les hommes dans la vertu. Pour les rendre complétement utiles, il aurait fallu qu’en même temps les institutions anciennes eussent également été changées.

Et qu’il soit évident que les mêmes institutions ne conviennent plus à une cité corrompue, c’est ce que prouvent deux points capitaux : la création des magistrats et la formation des lois.

Le peuple romain ne donnait le consulat et les autres principales magistratures de la république qu’à ceux qui les demandaient. Cette institution était excellente dans son principe, parce qu’il n’y avait que les citoyens qui s’en croyaient dignes qui les sollicitassent, et que c’était une honte d’être rejeté ; de sorte que, pour les mériter, chaque citoyen s’efforçait de bien faire. Mais cette méthode, lorsque la cité vit ses mœurs se dégrader, devint extrêmement pernicieuse ; les magistratures furent briguées non par les plus vertueux, mais par les plus puissants ; et les citoyens sans crédit, quoique doués de toutes les vertus, n’osèrent les demander, dans la crainte d’être refusés. Ce vice ne se manifesta pas tout d’un coup ; on n’y tomba que par degrés, ainsi qu’il en arrive de tous les inconvénients. Les Romains ayant dompté l’Afrique et l’Asie, enchaîné à leurs lois une partie de la Grèce, et se croyant désormais assurés de leur liberté, ne redoutaient plus aucun ennemi. Cette sécurité et l’impuissance de leurs rivaux furent cause que les citoyens, dans l’élection des consuls, ne s’arrêtèrent plus à la vaillance, mais à la faveur, élevant à cette haute magistrature ceux qui savaient le mieux captiver les suffrages du peuple, et non ceux qui savaient le mieux vaincre les ennemis. Plus tard, on descendit encore de ceux qui avaient un plus grand crédit à ceux qui avaient le plus d’autorité ; de sorte que, par ce vice des institutions, les hommes de bien se trouvèrent exclus de toutes les dignités.

Un tribun, ou tout autre citoyen, pouvait proposer au peuple une loi, et chacun avait le droit de l’appuyer ou de la combattre, avant qu’on la mît en délibération. Cette mesure était bonne lorsque les citoyens étaient vertueux, parce qu’on doit regarder comme un bien que chacun puisse proposer tout ce qu’il regarde comme utile au bien public, et qu’il est bon également qu’il soit permis de dire librement son avis sur ce que l’on propose, afin que le peuple, éclairé par cette discussion, puisse adopter le parti qu’il regarde comme le meilleur. Mais les citoyens s’étant corrompus, cette institution devint sujette à de nombreux inconvénients : ce n’étaient plus que les hommes puissants qui proposaient les lois, non dans l’intérêt de la liberté, mais dans celui de leur pouvoir ; et personne n’osait parler contre leurs projets, parce qu’on était retenu par la crainte qu’ils inspiraient ; de manière que le peuple, ou trompé, ou contraint, se voyait obligé de décréter lui-même sa propre ruine.

Pour que Rome, au milieu de sa corruption, eût pu maintenir sa liberté, il eût fallu qu’aux diverses époques de son existence, en portant de nouvelles lois, elle eût en même temps établi de nouvelles institutions. Car, pour un peuple corrompu, il faut d’autres d’institutions que pour celui qui ne l’est pas, et la même forme ne peut convenir à des matières entièrement différentes.

Le changement des institutions peut s’opérer de deux manières, ou en les réformant toutes à la fois, lorsqu’il est reconnu qu’elles ne valent plus rien, ou peu à peu et à mesure qu’on en pénètre les inconvénients. Or l’une et l’autre manière présentent des difficultés presque insurmontables.

La réforme partielle et successive doit être provoquée par un homme éclairé qui sache voir de fort loin les inconvénients et aussitôt qu’ils apparaissent. Il est possible que de pareils hommes ne se produisent jamais dans une cité, et s’il s’en élevait un, il ne pourrait jamais convaincre ses concitoyens des vices que sa prévoyance lui découvre ; car les hommes habitués à une manière de vivre n’en veulent point changer, surtout lorsqu’ils ne voient pas le mal en face et qu’on ne peut le leur montrer que par des conjectures.

Quant à la réforme totale et simultanée de la constitution, lorsque chacun est convaincu qu’elle est défectueuse, je crois qu’il est difficile de remédier à ce défaut, même quand il frappe tous les yeux ; car, dans cette circonstance, les moyens ordinaires sont insuffisants : il devient indispensable de sortir de la voie commune, comme, par exemple, de recourir à la violence et aux armes, et le réformateur doit se rendre, avant toute chose, maître absolu de l’État, afin de pouvoir en disposer à son gré. Comme, d’un côté, pour réformer un État dans sa vie politique et civile, un homme de bien est nécessaire ; que, de l’autre, l’usurpation violente du pouvoir dans une république suppose un homme ambitieux et corrompu, il arrivera bien rarement ou qu’un citoyen vertueux veuille envahir la puissance par des moyens illégitimes, même dans les meilleures intentions, ou qu’un méchant, devenu prince, veuille opérer le bien, et qu’il lui vienne à l’esprit de faire un bon usage du pouvoir qu’il aurait mal acquis.

De tout ce que je viens d’exposer, naît la difficulté ou l’impossibilité de maintenir le gouvernement républicain dans une ville corrompue, ou de l’y établir. Dans l’un ou l’autre cas, il vaudrait encore mieux pencher vers la monarchie que vers l’état populaire, afin que ces hommes dont les lois seules ne peuvent réprimer l’insolence fussent au moins subjugués par une autorité pour ainsi dire royale. Vouloir les régénérer par un autre moyen, serait une entreprise atroce ou tout à fait impossible, ainsi que je l’ai déjà dit en parlant de Cléomène. Et si ce prince, pour réunir en ses mains toute l’autorité, massacra les éphores ; si Romulus, poussé par les mêmes motifs, fit mourir son frère et Titus Tatius ; et si tous deux firent ensuite un bon usage de l’autorité qu’ils avaient obtenue de cette manière, il faut remarquer qu’ils avaient affaire à des peuples qui n’étaient point encore souillés de cette corruption dont il est parlé dans ce chapitre. Ils purent donc se livrer sans obstacle à leurs desseins et les couvrir d’un voile favorable.



CHAPITRE XIX.


Un prince faible peut se maintenir après un prince ferme et sage ; mais un royaume ne peut subsister quand deux princes faibles succèdent l’un a l’autre.


Lorsque l’on considère les qualités diverses et la

conduite de Romulus, de Numa et de Tullus, les trois premiers rois de Rome, on ne peut trop admirer son bonheur, qui lui donne d’abord un roi belliqueux et plein de courage, puis un prince pacifique et religieux, et enfin un troisième monarque d’un courage égal à celui de Romulus, et plus épris des dangers de la guerre que des douceurs de la paix. Il fallait que, parmi les premiers rois de Rome, il se rencontrât un législateur qui établit les bases des institutions civiles ; mais il était nécessaire que ses successeurs suivissent de nouveau les traces de Romulus, si l’on ne voulait pas que Rome tombât dans la mollesse, ou devînt la proie de ses voisins.

On peut donc conclure qu’un roi, quoique doué de qualités moins éminentes que son prédécesseur, peut cependant conserver un État par l’effet même des vertus du prince qui gouvernait avant lui, et jouir du fruit de ses travaux. S’il arrive cependant que son existence se prolonge, ou qu’après le trône soit occupé par un prince qui ne rappelle plus les vertus du premier, la ruine de l’État devient inévitable. Par une conséquence contraire, si deux princes doués de grandes qualités se succèdent immédiatement, ils exécutent les entreprises les plus glorieuses, et acquièrent une renommée qui s’élève jusqu’au ciel.

David fut sans doute un prince éclairé et illustre dans la guerre ; sa sagesse et son courage l’élevèrent si haut, qu’après avoir vaincu et terrassé tous ses voisins, il laissa à Salomon son fils un royaume tranquille, dans lequel celui-ci put cultiver les arts de la paix et de la guerre, et jouir sans trouble de toutes les vertus de son père. Mais Salomon ne put léguer le même héritage à Roboam son fils, qui, ne possédant aucune des grandes qualités de son aïeul, ni le bonheur de son père, ne parvint à conserver qu’avec peine la sixième partie de son royaume.

Bajazet, sultan des Turcs, quoiqu’il préférât la paix à la guerre, put profiter des fatigues de Mahomet son père, qui, ayant, comme David, abattu tous ses voisins, lui laissa un trône affermi, qu’il était facile de conserver au milieu des délices de la paix. Si son fils Soliman eût ressemblé à son père, et non à son aïeul, cet empire se fût écroulé. Mais ce prince semble aujourd’hui vouloir surpasser la gloire même de son aïeul.

Je dirai donc, en m’appuyant sur ces exemples, qu’après un prince d’un grand caractère, un prince faible peut régner encore ; mais après un règne sans vigueur, un autre règne semblable ne peut subsister longtemps, à moins que de tels États, comme le royaume de France, ne soient soutenus par leurs anciennes institutions. Et j’appelle princes faibles ceux qui négligent les arts de la guerre.

Je conclus que le génie guerrier de Romulus conserva une assez longue influence pour permettre à Numa Pompilius de plier, pendant un grand nombre d’années, le peuple romain aux arts de la paix. Après lui régna Tullus, dont le caractère belliqueux rappela le souvenir de Romulus. Son successeur Ancus fut si heureusement traité par la nature, qu’il excellait également et dans la paix et dans la guerre. Il essaya d’abord de rester en paix avec ses voisins ; mais, ayant bientôt connu qu’ils le regardaient comme un prince efféminé, et paraissaient mépriser sa faiblesse, il vit que, s’il voulait maintenir Rome, il fallait se livrer à la guerre, et ressembler à Romulus plutôt qu’à Numa.

Que cet exemple éclaire tous les souverains qui occupent un trône. S’ils ressemblent à Numa, ils le conserveront ou le perdront selon les temps ou les caprices de la fortune ; mais, s’ils ressemblent à Romulus, dont la prudence et le courage dirigèrent toujours les armes, ils sont assurés de le conserver malgré tous leurs ennemis, à moins qu’une force opiniâtre et invincible ne parvienne à les en précipiter. Il est évident que si le sort eût donné à Rome, pour son troisième roi, un homme dont les armes n’eussent pas su lui rendre sa considération, elle n’aurait jamais pu, dans la suite, du moins sans les plus grands efforts, prendre pied en Italie, ni exécuter aucune des grandes choses qui l’ont illustrée. Tant qu’elle vécut soumise à la puissance des rois, elle dut craindre de disparaître sous un prince faible ou souillé de tous les vices.



CHAPITRE XX.


Le règne successif de deux princes vertueux présente les plus heureux résultats ; et comme les républiques bien organisées ont nécessairement une succession de citoyens vertueux, leurs succès et leurs conquêtes doivent avoir plus d’extension.


Après que Rome eut expulsé ses rois, elle fut à l’abri des dangers dont elle portait le germe dans son sein si un prince faible ou vicieux eût monté sur le trône. L’autorité suprême passa en effet dans les mains des consuls, qui n’en recevaient le dépôt ni par héritage, ni par supercherie, ni par violence, mais par le libre suffrage des citoyens. C’étaient toujours les hommes les plus vertueux. Rome profita sans cesse de leurs vertus, quelquefois de leur fortune, et il ne lui fallut pas plus de temps pour parvenir aux dernières limites de sa grandeur, que celui pendant lequel elle vécut sous ses rois.

Pour prouver comment la succession de deux princes courageux suffit pour conquérir le monde, il ne faut que montrer Philippe de Macédoine et Alexandre le Grand. Cet avantage doit être d’autant plus le partage d’une république, que le système des élections lui offre le moyen d’avoir non-seulement deux successions, mais une suite de chefs vertueux qui se succèdent à l’infini : héritage propice, qui appartiendra toujours à une république bien organisée.


CHAPITRE XXI.


Combien sont dignes de blâme le prince ou la république qui n’ont point d’armée nationale.


Les princes qui règnent de nos jours, et les modernes républiques qui n’ont point de soldats tirés de leurs propres États pour attaquer ou pour se défendre, devraient rougir, et voir, dans l’exemple que leur offre Tullus, que ce n’est pas au manque d’hommes propres à la guerre que cette erreur doit être imputée, mais que la faute en appartient à eux seuls, qui n’ont pas su faire des soldats de leurs sujets.

Rome, pendant quarante ans, avait joui des douceurs de la paix ; aussi Tullus, en montant sur le trône, ne trouva pas un seul Romain qui eût porté les armes. Néanmoins, quoiqu’il eût l’intention de faire la guerre, il ne voulut se servir ni des Samnites ni des Toscans, ni d’aucun autre peuple accoutumé à combattre ; mais, en prince éclairé, il résolut de ne s’aider que de ses propres sujets, et déploya dans ce projet une telle habileté, qu’en peu de temps il réussit à former d’excellents soldats.

C’est une des vérités les mieux démontrées, que si on manque de soldats là où il existe des hommes, la faute en est uniquement au prince, et que l’on ne doit en accuser ni le sol ni la nature. Nous en avons sous les yeux un exemple récent. Personne n’ignore que, dans ces derniers temps, le roi d’Angleterre ayant attaqué la France, ne tira ses troupes que du sein de son peuple ; et comme son royaume avait joui de plus de trente ans de paix, il ne s’y trouvait ni soldat ni capitaine qui eût porté les armes. Cependant il ne craignit pas d’assaillir avec eux un royaume rempli de chefs habiles et d’armées exercées, qui n’avaient cessé de combattre en Italie. Mais tout cela provint de la sagesse de ce roi et de la bonne administration de son royaume, où, même pendant la paix, on cultivait les exercices de la guerre.

Épaminondas et Pélopidas, après avoir affranchi Thèbes, leur patrie, et l’avoir soustraite au joug que les Spartiates faisaient peser sur elle, virent qu’ils se trouvaient au milieu d’une ville façonnée à l’esclavage, et d’un peuple plongé dans la mollesse. Éclairés par leur propre courage, ils ne doutèrent pas de pouvoir former leurs concitoyens au métier des armes, d’entrer avec eux en campagne pour s’opposer aux progrès des Spartiates, et de parvenir à les vaincre. Les historiens rapportent en effet que ces deux illustres capitaines prouvèrent en peu de temps que ce n’était pas seulement à Lacédémone qu’on trouvait des guerriers, mais dans tous les lieux où il naît des hommes, pourvu qu’il y en ait un qui sache les plier au service militaire, comme on dit que Tullus sut instruire les Romains. Et Virgile ne pouvait mieux exprimer cette opinion, ni montrer qu’il la partageait également, que par ces vers où il dit :


« . . . Desidesque movebit
« Tullus in arma viros. »




CHAPITRE XXII.


Ce qu’il y a de remarquable dans le combat des Horaces et des Curiaces.


Tullus, roi de Rome, et Métius, roi d’Albe, étaient convenus que le peuple dont les trois guerriers désignés seraient vainqueurs donnerait des lois à l’autre. Les trois Curiaces, Albains, furent tués : du côté des Romains, un seul des Horaces resta vivant ; et c’est ainsi que Métius et son peuple demeurèrent sujets des Romains. Horace vainqueur, rentrant à Rome, rencontra une de ses sœurs qui était fiancée à l’un des trois Curiaces tués : elle pleurait la mort de son futur époux ; il la poignarda. On le mit en jugement pour ce crime : après de longs débats il fut absous ; mais il dut son salut bien plus aux prières de son père, qu’à ses propres services.

Il y a trois choses à remarquer ici :

La première, qu’il ne faut jamais hasarder toute sa fortune avec une partie de ses forces ;

La seconde, que dans un État bien gouverné les services rendus ne doivent jamais être la compensation d’un crime ;

La troisième, qu’il faut regarder une résolution comme peu sage, toutes les fois qu’on peut ou qu’on doit douter que les traités soient observés : car l’esclavage est une chose tellement funeste, qu’il était impossible de croire que ces deux rois ou ces deux peuples ne se repentiraient point par la suite d’avoir fait dépendre leur liberté du sort de trois de leurs concitoyens. Métius le fit bien voir quelque temps après. Quoique ce prince, après la victoire des Romains, s’avouât vaincu, et jurât d’obéir à Tullus, néanmoins, lorsqu’à la première expédition contre les Véïens il fut obligé de se joindre à ce dernier, on sait comment il chercha à le tromper, s’apercevant trop tard de l’imprudence du parti qu’il avait embrassé.

Comme je me suis assez étendu sur cette dernière remarque, je parlerai seulement des deux autres dans les chapitres suivants.


CHAPITRE XXIII.


On ne doit pas mettre en danger toute sa fortune sans déployer en même temps toutes ses forces ; et c’est pourquoi il est souvent dangereux de garder les passages.


On doit regarder comme une extrême imprudence d’exposer toute sa fortune sans déployer en même temps toutes ses forces ; ce qui a lieu de plusieurs manières.

L’une est d’agir comme Tullus et Métius, qui firent dépendre toute la fortune de leur patrie, et la valeur de tant de guerriers qui composaient leurs armées, du courage et du bonheur de trois de leurs concitoyens, bien faible portion des forces de chacune d’entre elles. Ils ne s’aperçurent pas que, par cette mesure, toutes les peines que s’étaient données leurs prédécesseurs pour établir l’État, lui assurer une existence libre et prolongée, et créer des citoyens défenseurs de leur propre liberté, s’évanouissaient pour ainsi dire, en remettant à un si petit nombre de mains toutes les chances de la fortune. Il était impossible à ces rois de prendre un parti plus imprudent.

Ce même inconvénient a presque toujours lieu encore, lorsque, pour arrêter la marche de l’ennemi, on se détermine à défendre les endroits difficiles, et à garder les passages. Une telle résolution sera dangereuse chaque fois que l’on ne pourra pas établir commodément toutes ses forces dans les lieux dont la défense est difficile. Si ce dernier parti est possible, il faut le suivre ; mais si le lieu est d’un rude accès, et qu’on ne puisse y tenir toute une armée, ce parti devient dangereux. Ce qui m’a donné cette opinion, c’est l’exemple de tous ceux qui, attaqués par un ennemi puissant, dans un pays entouré de montagnes escarpées et de lieux arides, n’ont jamais essayé de combattre l’ennemi dans les défilés ou sur les montagnes, mais ont été à sa rencontre au delà, ou, lorsqu’ils n’ont pas voulu agir de la sorte, l’ont attendu en deçà dans les lieux ouverts et d’un facile accès. J’en ai déjà dit le motif. En effet, comme on ne peut employer un grand nombre d’hommes à la défense des lieux sauvages, tant à cause de la difficulté des vivres, que de la gêne du terrain, il est impossible de résister au choc d’un ennemi qui vient vous attaquer avec des forces considérables. Il est facile à l’ennemi de venir en grand nombre, car son dessein est de passer, et non de s’arrêter ; tandis que ceux qui l’attendent ne peuvent déployer des troupes nombreuses ; car ils doivent camper longtemps dans des lieux stériles et resserrés, et ils ignorent l’instant où l’ennemi voudra tenter le passage. Si l’on perd ce défilé, que l’on croyait pouvoir défendre, et dans lequel et le peuple et l’armée avaient mis toute leur confiance, la terreur, ainsi qu’il arrive souvent, s’empare des habitants et du reste de l’armée, et l’on demeure vaincu sans avoir pu faire l’essai de son courage : c’est ainsi que l’on court à sa perte pour n’avoir employé qu’une partie de ses forces.

Chacun sait avec quelles difficultés Annibal parvint à franchir les Alpes qui séparent la Lombardie de la France, et ces montagnes qui s’élèvent entre la Lombardie et la Toscane. Cependant les Romains crurent devoir l’attendre d’abord sur le Tésin, et ensuite dans les plaines d’Arezzo ; et ils préférèrent voir leur armée détruite par l’ennemi dans des lieux où du moins ils pouvaient le vaincre, que de la conduire sur des montagnes où l’âpreté des lieux l’aurait détruite. Celui qui lira l’histoire avec attention verra que peu d’illustres capitaines ont tenté de défendre de semblables passages, et par les motifs que j’ai déjà rapportés, et parce qu’on ne peut les fermer tous. Les montagnes ont, comme toutes les campagnes ouvertes, non-seulement des routes connues et fréquentées, mais une foule de sentiers, ignorés, il est vrai, des étrangers, mais connus des habitants du pays, qui sauront toujours vous en indiquer le passage malgré ceux qui voudraient vous arrêter.

Nous en avons un exemple tout récent arrivé en 1515. Lorsque François Ier, roi de France, résolut de passer en Italie pour recouvrer la Lombardie, ceux qui s’opposaient à son entreprise fondaient les plus grandes espérances sur les Suisses, qu’ils croyaient capables d’interdire le passage des Alpes. Mais l’expérience leur prouva bientôt combien leur confiance était vaine ; car le roi, ayant laissé de côté deux ou trois défilés que défendaient les Suisses, s’en vint par un autre chemin entièrement inconnu, pénétra en Italie, et se trouva devant ses ennemis avant qu’ils se fussent doutés de son passage. Effrayées de son approche, leurs troupes se réfugièrent dans Milan, et toute la population de la Lombardie se réunit aux Français, lorsqu’elle vit s’évanouir l’espoir d’arrêter leur armée à la descente des monts.



CHAPITRE XXIV.


Les États bien organisés établissent des peines et des récompenses pour les citoyens, et ne font jamais des unes une compensation pour les autres.


Les services d’Horace avaient été bien grands lorsque sa valeur vainquit les Curiaces ; mais la mort de sa sœur fut un crime horrible. Aussi cet homicide inspira une telle horreur aux Romains, qu’ils intentèrent contre lui une action capitale, malgré la grandeur de ses récents services. Si l’on s’arrête à la superficie des choses, le peuple paraîtra coupable d’ingratitude. Mais si l’on examine avec plus d’attention, et si l’on réfléchit plus mûrement aux vrais principes du gouvernement, on blâmera plutôt ce peuple d’avoir absous le coupable que d’avoir voulu le condamner. La raison en est que jamais, dans un empire bien gouverné, les services d’un citoyen n’ont effacé ses crimes, et que des récompenses étant décernées aux belles actions, et des châtiments réservés aux mauvaises, lorsqu’un citoyen a été récompensé pour s’être bien conduit, si par la suite il se comporte mal, on doit le punir sans égard pour ce qu’il a pu faire de bon. Lorsque de pareilles institutions sont religieusement observées, un État jouit longtemps de sa liberté : dans le cas contraire sa ruine est bientôt consommée.

En effet, si un citoyen illustré par une action éclatante joignait à l’audace que lui donnerait sa célébrité la confiance de pouvoir tenter avec impunité une entreprise criminelle, son insolence monterait bientôt à un tel excès, que toutes les lois seraient renversées. Mais si l’on veut que la crainte des châtiments puisse effrayer les criminels, il faut, en retour, que les services rendus à l’État ne manquent jamais de récompense. C’est ainsi que Rome se conduisit toujours. Quelque pauvre que soit un État, quelque médiocres que soient ses récompenses, cette médiocrité ne doit pas le retenir ; car le don le plus simple, quoique offert comme prix de la plus belle action, acquiert aux yeux de celui qui le reçoit la plus grande valeur.

Rien n’est plus connu que l’histoire d’Horatius Coclès et de Mutius Scaevola. On sait que l’un contint l’ennemi jusqu’à ce que le pont à la tête duquel il le retenait fût rompu ; que l’autre se brûla la main pour s’être trompé en voulant poignarder Porsenna. L’État, pour les récompenser, leur décerna à chacun deux arpents de terre.

On connaît aussi l’histoire de Manlius Capitolinus. Il avait sauvé le Capitole des Gaulois qui l’assiégeaient ; ceux qui avaient partagé avec lui les dangers de la défense lui donnèrent une petite mesure de farine. Cette récompense, si l’on considère la fortune de Rome à cette époque, parut tellement glorieuse à Manlius, que cet ambitieux, excité par la jalousie, ou par ses penchants criminels, entreprit de faire naître une sédition dans Rome ; mais lorsqu’il cherchait à soulever le peuple, il fut, sans égard pour ses services passés, précipité du haut de ce Capitole qu’il avait sauvé jadis avec tant de gloire.



CHAPITRE XXV.


Quiconque veut réformer l’ancienne constitution dans un pays libre doit y conserver au moins l’ombre des antiques usages.


Celui qui, prétendant réformer le gouvernement d’un État, veut voir ses projets accueillis et ses nouvelles institutions soutenues par l’assentiment général, doit nécessairement conserver au moins l’ombre des antiques usages, afin que le peuple ne puisse soupçonner aucun changement, quand même, en effet, la nouvelle constitution différerait entièrement de l’ancienne ; car l’universalité des hommes se repaît de l’apparence aussi bien que de la réalité ; et souvent même l’erreur a plus de pouvoir que la vérité. Aussi, lorsqu’ils commencèrent à jouir des prémices de la liberté, les Romains, convaincus d’une telle nécessité, avaient créé deux consuls à la place d’un roi ; mais ils ne voulurent pas que ces consuls eussent plus de douze licteurs, pour ne pas outrepasser le nombre de ceux qui servaient les rois. Bien plus, lorsque l’on célébrait dans Rome un certain sacrifice annuel, qui ne pouvait être fait que par le roi en personne, les Romains, pour empêcher l’absence des rois de faire regretter au peuple quelques cérémonies des temps antiques, créèrent, pour présider à cette solennité, un chef auquel ils donnèrent le nom de roi du sacrifice, et le subordonnèrent au souverain pontife : de sorte que le peuple, par ce moyen, put jouir de ce sacrifice, et n’eut point lieu de se servir du prétexte qu’on l’en privait, pour désirer le retour des rois.

Telle est la conduite que doivent suivre tous ceux qui veulent effacer jusqu’aux moindres traces des anciennes mœurs d’un État, pour y substituer des institutions nouvelles et un gouvernement libre. Car si les innovations finissent par changer entièrement l’esprit des hommes, il faut s’efforcer de conserver à ces changements le plus qu’on peut de leur antique physionomie ; et si les magistrats diffèrent des anciens par le nombre, l’autorité et la durée de leurs fonctions, ils doivent conserver au moins leurs noms primitifs.

Voilà, dis-je, ce que doit observer quiconque prétend établir la souveraine puissance, soit républicaine, soit monarchique. Mais celui qui veut se borner à fonder cette autorité absolue que les auteurs nomment tyrannie, doit changer entièrement la face des choses, ainsi que je le dirai dans le chapitre suivant.



CHAPITRE XXVI.


Un prince établi récemment dans une ville, ou dans une contrée qu’il a conquise, doit y renouveler la face de toutes les institutions.


Quiconque obtient la souveraineté d’une ville ou d’un État, surtout quand son pouvoir est assis sur de faibles fondements, et qu’il ne veut point d’un gouvernement établi sur les lois monarchiques ou républicaines, n’a pas de moyen plus sûr de se maintenir sur le trône que de renouveler, dès le commencement de son règne, toutes les institutions de l’État ; comme, par exemple, d’établir dans les villes de nouveaux magistrats sous des dénominations nouvelles, de rendre les pauvres riches, ainsi que fit David lorsqu’il devint roi, qui esurientes

implevit bonis, et divites dimisit inanes. Il faut en outre qu’il bâtisse de nouvelles villes, qu’il renverse les anciennes, qu’il transporte les habitants d’un lieu dans un autre ; en un mot, qu’il ne laisse rien d’intact dans ses nouveaux États, et qu’il n’y ait ni rang, ni ordre, ni emploi, ni richesses que l’on ne reconnaisse tenir de lui seul. Il doit avoir sans cesse les yeux sur Philippe de Macédoine, père d’Alexandre, qui, par une semblable politique, devint, de petit roi qu’il était, monarque souverain de la Grèce. Ses historiens disent de lui qu’il promenait les hommes de province en province, comme les pasteurs transportent leurs troupeaux.

Ces procédés sont tout à fait barbares et contraires à toute espèce de civilisation. Non-seulement le christianisme, mais l’humanité les repoussent. Tout homme doit les fuir, et préférer la vie d’un simple particulier à celle d’un roi qui règne par la ruine des humains. Néanmoins, quiconque, pour se maintenir, ne veut point marcher dans la route du bien que nous lui avons d’abord indiquée, doit entrer nécessairement dans cette carrière funeste. Mais la plupart des hommes croient pouvoir s’avancer entre ces deux routes, et s’exposent ainsi aux plus grands dangers ; car ils ne savent être ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants. L’exemple que nous allons rapporter dans le chapitre suivant éclaircira notre pensée.



CHAPITRE XXVII.


Les hommes savent être rarement ou entièrement bons ou entièrement mauvais.


Le pape Jules II, se rendant à Bologne, en 1505, pour en chasser la famille des Bentivogli, qui avait possédé la souveraineté de cette ville pendant cent années, voulait encore éloigner de Pérouse Jean-Paul Baglioni, qui en était le tyran, prétendant agir comme s’il eût résolu la perte de tous les tyrans qui occupaient les possessions de l’Église. Arrivé près de Pérouse, et rempli de cet esprit audacieux et délibéré que chacun lui a connu, il ne voulut point attendre, pour entrer dans la ville, l’armée qui l’aurait pu défendre, et y pénétra seul et désarmé, quoique Jean-Paul s’y trouvât avec un assez grand nombre de troupes réunies pour sa défense. Emporté par cette impétuosité qui dirigeait toutes ses actions, il se confia, avec sa simple garde, aux mains de son ennemi, qu’il emmena ensuite avec lui, laissant dans la ville un gouverneur pour y commander au nom de l’Église.

Les gens éclairés qui suivaient le pape remarquèrent la témérité du pontife et la lâcheté de Baglioni. Ils ne pouvaient concevoir que ce dernier, par une action qui l’eût à jamais rendu fameux, n’eût pas écrasé d’un seul coup son ennemi, et ne se fût pas enrichi de la proie facile que lui présentaient les cardinaux, traînant à leur suite tous les raffinements du luxe et de la volupté. On ne pouvait croire qu’il se fût abstenu d’en agir ainsi par bonté ou par conscience, car le cœur d’un homme assez scélérat pour abuser de sa propre sœur, et pour avoir fait mourir ses cousins et ses neveux afin de régner, ne pouvait renfermer le moindre sentiment d’une piété respectueuse ; mais on en tira la conséquence que les hommes ne savent conserver aucune dignité dans le crime, ni être parfaitement bons ; et que lorsque la scélératesse présente quelque apparence de grandeur ou de générosité, ils tremblent de s’y livrer. Aussi Jean-Paul, qui ne rougissait ni d’un inceste, ni d’un parricide reconnu, ne sut pas, ou, pour mieux dire, n’osa pas, lorsqu’il en avait une occasion légitime, tenter une entreprise où chacun eût admiré son courage, et qui eût laissé de lui une mémoire éternelle, ayant le premier montré aux chefs de l’Église le peu d’estime qu’on devait faire de ceux qui gouvernaient comme eux, et exécuté une action dont la grandeur eût effacé l’infamie et détourné tous les périls qui auraient pu en résulter.



CHAPITRE XXVIII.


Pourquoi les Romains furent moins ingrats envers leurs concitoyens que les Athéniens.


Lorsqu’on parcourt l’histoire des républiques, on voit qu’elles ont toutes montré de l’ingratitude envers leurs citoyens ; mais on en trouvera moins d’exemples à Rome que dans Athènes, et même que dans tout autre gouvernement populaire. Et, pour parler de Rome et d’Athènes, si l’on veut en trouver la cause, je crois qu’elle dépend de ce que les Romains avaient moins de motifs de craindre que les Athéniens l’ambition de leurs concitoyens. Rome, en effet, depuis l’expulsion des rois, jusqu’aux temps de Marius et de Sylla, ne vit aucun de ses citoyens usurper la liberté. Elle n’avait donc contre eux aucun motif de défiance, et par conséquent aucun motif de les outrager gratuitement.

Il arriva tout le contraire dans Athènes : sous le voile d’une fausse bonté, la liberté fut ravie à cette ville par Pisistrate, lorsqu’elle était encore dans toute sa fleur. Aussi dès qu’elle fut redevenue libre, le souvenir de ses offenses et de son esclavage la rendit extrêmement vindicative, et elle punit ses citoyens, non-seulement de leurs crimes, mais de l’ombre même d’une erreur. De là l’exil et la mort de tant d’hommes illustres ; de là l’institution de l’ostracisme ; de là toutes les violences exercées à tant d’époques diverses contre les habitants les plus distingués,

Et rien n’est plus vrai que ce que disent quelques écrivains politiques, que les peuples sont plus âpres dans leurs vengeances, lorsqu’ils ont recouvré leur liberté, que quand ils ne l’ont jamais perdue.

Si l’on réfléchit à ce que j’ai dit précédemment, il ne faut ni blâmer Athènes ni louer Rome de leur conduite ; il faut seulement en accuser la nécessité où les réduisirent les événements divers arrivés dans leur sein. On verra, en effet, si l’on examine attentivement la chose, que, si Rome s’était vue comme Athènes ravir sa liberté, elle n’eût pas été moins cruelle envers ses citoyens. Sa conduite à l’égard de Collatinus et de P. Valérius, lorsqu’elle eut chassé ses rois, en est une preuve évidente. Le premier, quoiqu’il eût contribué à la délivrance de Rome, fut envoyé en exil, seulement parce qu’il portait le nom de Tarquin ; le second fut sur le point de subir le même sort, pour avoir fait bâtir sur le mont Cœlius une maison qui éveilla les soupçons de ses compatriotes. On peut conclure de la conduite soupçonneuse et sévère de Rome, envers ces deux grands personnages, qu’elle n’eût pas été moins ingrate qu’Athènes, si, dans l’origine de sa liberté et à la naissance de sa grandeur, elle eût reçu de ses citoyens les mêmes offenses.

Et pour ne plus revenir sur ce qui regarde l’ingratitude, j’en ferai encore l’objet du chapitre suivant.



CHAPITRE XXIX.


Quel est le plus ingrat d’un peuple ou d’un prince.


La matière que je traite me conduit naturellement à examiner lesquels, des peuples ou des princes, ont donné les exemples d’ingratitude les plus frappants et les plus nombreux. Pour mieux éclaircir la question, je dirai que le vice de l’ingratitude naît de l’avarice ou du soupçon.

Lorsqu’un peuple ou un prince a chargé un général d’une expédition importante et lointaine dans laquelle la victoire couvre ce général de gloire, le peuple ou le prince doit aussi le combler de récompenses ; si au contraire on le déshonore ou on l’outrage par une avarice secrète qui empêche de satisfaire à ses justes prétentions, on commet une faute qui n’a point d’excuse, et la honte reste attachée à une pareille conduite. Cependant elle est celle d’un grand nombre de princes. Cette sentence de Tacite en donne la raison : Proclivius est injuriæ : quam beneficia vicem exsolvere, quia gratia oneri, ullio in quœstu habetur.

D’un autre côté, si l’on refuse une récompense, ou, pour mieux dire, si l’on offense le vainqueur, non par avarice, mais par défiance, alors et le peuple et le prince méritent quelque excuse. Les exemples de cette ingratitude remplissent toutes les histoires. En effet, le capitaine dont la valeur a conquis un empire à son maître, en triomphant de ses ennemis, en se couvrant de gloire et en comblant ses soldats de richesses, doit nécessairement acquérir auprès de ses soldats, des ennemis et de ses concitoyens une telle considération, que la victoire qu’il a remportée ne peut être agréable au prince qui l’avait employé. Or, comme l’ambition et la méfiance sont naturelles à l’homme, et qu’on met difficilement des bornes à sa fortune, il arrive nécessairement que les soupçons, éveillés tout à coup dans le cœur d’un prince par les succès de son général, ne peuvent manquer de s’accroître par suite de quelque action imprudente ou hautaine du vainqueur. Le prince est donc forcé de s’assurer de lui, et pour y parvenir il forme le dessein, ou de lui arracher la vie, ou d’affaiblir la réputation qu’il a obtenue parmi le peuple ou dans l’armée, en employant tous ses efforts à prouver que ce n’est point à lui que la victoire est due, mais au hasard, mais à la lâcheté des ennemis, mais au talent des autres capitaines qui ont concouru au succès de l’entreprise.

Vespasien se trouvait en Judée lorsque son armée le proclama empereur. Antonius Primus, qui était alors en Illyrie à la tête d’une autre armée, embrassa soudain le parti de Vespasien, et courut en Italie combattre Vitellius, qui occupait le trône : il le défit complétement deux fois, et se rendit maitre de la capitale de l’empire, de manière que quand Mutianus arriva à Rome, où Vespasien l’avait envoyé, il trouva qu’Antonius s’était rendu maître de l’Italie par son courage, et qu’il ne restait plus aucun obstacle à surmonter. Pour récompenser le vainqueur, Mutianus lui enleva d’abord le commandement de l’armée, et peu à peu toute l’autorité qu’il avait acquise dans Rome. Alors Antonius, affligé de cette conduite, se rendit en Asie auprès de Vespasien qui s’y trouvait encore ; mais il en reçut un tel accueil, que, rejeté bientôt au dernier rang, le désespoir abrégea ses jours.

L’histoire est féconde en pareils exemples. Toutes les personnes actuellement vivantes savent avec quelle prudence et quel courage Gonzalve de Cordoue a conquis de nos jours le royaume de Naples en combattant contre les Français pour le roi Ferdinand d’Aragon. Quelle récompense a-t-il obtenue de sa victoire ? A peine est-il maître de Naples, que Ferdinand arrive d’Aragon, lui ôte d’abord le commandement de ses hommes d’armes, ensuite des places fortes, et finit par l’emmener à sa suite en Espagne, où il le laisse mourir peu de temps après dans l’oubli.

La méfiance est tellement naturelle aux princes, qu’ils ne peuvent s’en préserver, et il leur est impossible de payer de reconnaissance celui qui, conduisant leurs drapeaux à la victoire, s’est illustré par de vastes conquêtes. Et si un prince ne peut résister à ses soupçons, est-ce donc un miracle, et même une chose étonnante, que tout un peuple s’y abandonne ? Une ville qui jouit des bienfaits de la liberté est animée par deux passions : la première de s’agrandir, la seconde de rester libre ; mais souvent ces passions l’égarent. A l’égard de la faute où la plonge le désir de s’agrandir, j’en parlerai en son lieu. Quant aux fautes que l’amour de la liberté lui fait commettre, elles consistent, entre autres, à outrager les citoyens qu’elle devrait récompenser, et à noircir de ses soupçons ceux qui sont les plus dignes de sa confiance.

Et quoique cette conduite dans une république qui a perdu ses mœurs puisse occasionner les plus grands désastres et donner trop souvent naissance à la tyrannie, comme on le vit dans Rome, lorsque César arracha par la force ce que l’ingratitude de ses concitoyens lui refusait, néanmoins dans une république vertueuse elle produit un grand bien ; elle prolonge la liberté, parce que la crainte qu’inspire la honte du châtiment rend les hommes tout à la fois plus sages et moins ambitieux. :

Il est vrai que, de tous les peuples qui ont obtenu l’empire, Rome, par les causes que j’ai rapportées, fut la moins ingrate ; et l’on peut dire qu’elle n’offre d’exemple réel d’ingratitude que celui de Scipion. Coriolan et Camille furent exilés tous deux pour avoir offensé le peuple. La haine invétérée du premier contre les plébéiens ne put lui obtenir son pardon ; l’autre, non-seulement fut rappelé, mais pendant le reste de sa vie il fut entouré de tous les respects dont on honore les princes.

Quant à l’ingratitude que Rome fit éclater envers Scipion, on doit l’attribuer aux soupçons que la haute renommée de ce grand homme éveilla contre lui, et qu’aucun citoyen n’avait jusqu’alors excités. La puissance et la grandeur de l’ennemi qu’il avait vaincu, la gloire qu’il s’était acquise en terminant une guerre si longue et si périlleuse, la rapidité de sa victoire, sa jeunesse, sa prudence, le crédit que lui attiraient tant d’autres vertus admirables, tout devait exciter contre lui la jalousie de ses compatriotes. Une si grande influence éveilla jusqu’aux craintes des magistrats, et les bons citoyens ne pouvaient voir sans épouvante une chose aussi inouïe jusqu’alors dans Rome. Son existence parut tellement hors des voies ordinaires, que Caton l’ancien, si respecté pour la sainteté de ses mœurs, fut le premier à s’élever contre lui et à déclarer qu’une ville ne pouvait se vanter d’être libre, dans laquelle un citoyen se faisait redouter des magistrats. Si donc le peuple en cette circonstance se rangea de l’avis de Caton, il doit être absous, parce que j’ai dit plus haut que les princes et les peuples sont dignes de pardon lorsqu’ils ne sont ingrats que par méfiance.

Je conclus donc de ce discours que l’ingratitude ayant pour principe l’avarice, ou la défiance, les peuples ne sont jamais ingrats par le premier sentiment ; quant au dernier, ils y sont encore plus rarement sujets que les princes, attendu qu’ils ont moins de motifs de s’y abandonner. C’est ce que je développerai ci-après.



CHAPITRE XXX.


Moyens que doit employer un prince ou une république pour éviter le vice de l’ingratitude, et ceux dont doit user à son tour tel capitaine ou tel citoyen pour n’en être pas victime.


Un prince qui ne veut pas vivre dans des alarmes continuelles, ou qui craint d’être ingrat, doit marcher lui-même à la tête de toutes ses expéditions, comme firent dans les commencements les empereurs romains, comme fait de nos jours le Grand-Turc, comme ont fait et font encore tous les princes courageux. S’il demeure vainqueur, la gloire et la conquête, tout lui appartient en propre. Mais quand il ne commande pas lui-même, la victoire lui devient étrangère, et il ne croit pouvoir jouir de ses conquêtes qu’en éteignant dans autrui les rayons de cette gloire dont il n’a pu se couvrir, ce qui le rend de toute nécessité ingrat ou injuste, et certainement il a plus à perdre qu’à gagner en agissant ainsi. Quand, par indolence ou par imbécillité, il reste en son palais plongé dans la mollesse, et qu’il se fait remplacer par un de ses sujets, je n’ai d’autre conseil à lui donner que celui de suivre ce que lui inspire son propre instinct.

Mais je dirai à ce capitaine, certain de ne pouvoir éviter la morsure de l’ingratitude, qu’il n’a que deux partis à prendre. Aussitôt après la victoire, il faut qu’il quitte son armée et vienne se jeter dans les bras de son maître, évitant avec soin toute démarche qui marquerait de l’orgueil ou de l’ambition, afin que, dépouillant tout soupçon, son prince ait un motif de le récompenser ou du moins de ne point lui faire injure. S’il ne croit pas pouvoir suivre cette conduite, qu’il prenne sans délibérer et avec courage le parti contraire, que toutes ses actions tendent à prouver qu’il regarde ses conquêtes comme sa propriété et non comme celle de son prince, qu’il se rende affable aux soldats et aux sujets, qu’il contracte de nouvelles alliances avec ses voisins, qu’il fasse occuper les places fortes par des troupes qui lui soient dévouées, qu’il tâche de gagner les principaux chefs de son armée, qu’il s’assure de ceux qu’il ne peut corrompre, et qu’il cherche, par toute sa conduite, à punir son souverain de l’ingratitude dont il soupçonne qu’il pourrait user envers lui. Il n’y a pas ici d’autre chemin. Mais, comme je l’ai déjà dit, les hommes ne savent être ni tout à fait vertueux, ni entièrement criminels. Des généraux ne veulent point abandonner leur armée aussitôt qu’elle a vaincu ; ils ne peuvent se comporter avec modération, et ne savent point hasarder une détermination violente, qui serait du moins glorieuse pour eux. Ainsi, toujours flottants dans le doute, ils balancent, ils diffèrent, et ils se trouvent opprimés au milieu de leurs incertitudes.

On ne peut conseiller aux républiques, ainsi qu’aux princes pour éviter l’ingratitude, de commander par elles-mêmes les armées et non par des lieutenants, puisqu’elles sont dans la nécessité d’en confier la conduite à l’un de leurs concitoyens. Mais je dois leur donner pour conseil d’adopter les moyens qu’employait la république romaine pour être moins ingrate que les autres, moyens qui tenaient à la marche de son gouvernement. Ils verront que Rome, employant indistinctement à la guerre et la noblesse et le peuple, il en résultait qu’à toutes les époques elle voyait fleurir dans son sein tant d’hommes de courage, tant de citoyens couronnés par la victoire, qu’elle n’en craignait aucun en particulier, rassurée par leur grand nombre et par la surveillance qu’ils exerçaient mutuellement sur leur conduite. Leur vertu ne se laissait donc point corrompre, et ils veillaient avec tant de soin à ne laisser paraître aucune ombre d’ambition, ni aucun motif qui pût porter le peuple à les punir de leurs sentiments ambitieux, que celui qui parvenait à la dictature obtenait une gloire d’autant plus grande, qu’il se dépouillait plus promptement du pouvoir.

Une semblable conduite, ne pouvant donner naissance aux soupçons, ne produisait point l’ingratitude. Ainsi, une république qui veut fuir l’occasion de se montrer ingrate doit imiter Rome, et le citoyen qui cherche à éviter les atteintes de l’envie doit suivre dans toutes ses actions l’exemple des citoyens romains.


CHAPITRE XXXI.


Quelques erreurs qu’eussent commises les Romains, ils ne furent jamais punis d’une manière extraordinaire, leur ignorance ou les mauvais partis qu’ils avaient pris ne leur attirèrent jamais aucun châtiment, même lorsque la république en avait éprouvé des dommages.


Non-seulement les Romains, comme je l’ai dit ci-dessus, furent moins ingrats que les autres républiques, mais ils furent plus humains et plus remplis d’égards dans les châtiments qu’ils crurent devoir infliger à leurs généraux. Si l’un d’entre eux commettait une erreur dans une intention criminelle, ils le punissaient, mais sans rigueurs inutiles ; si c’était par ignorance, loin de le châtier, ils le récompensaient et lui décernaient des honneurs. Cette conduite leur paraissait bien vue, car ils pensaient qu’il était tellement important, pour ceux qui commandaient leurs armées, d’avoir l’esprit libre et exempt de craintes, et de pouvoir prendre un parti sans être retenus par aucune considération étrangère, qu’ils ne voulaient pas ajouter à une chose déjà si difficile et si périlleuse par elle-même, des difficultés et des périls nouveaux, persuadés que ces craintes continuelles empêcheraient de conduire jamais aucune entreprise avec la vigueur nécessaire. Par exemple, envoyent-ils une armée en Grèce contre Philippe de Macédoine, ou en Italie, soit contre Annibal, soit contre les peuples qu’ils avaient primitivement domptés, le général qui commandait l’expédition était tourmenté par tous les soins qu’entraînaient les mesures infiniment graves et importantes qu’exigeaient les circonstances. Si à de pareils soucis se fût mêlée l’idée de généraux romains crucifiés ou condamnés à quelque autre supplice pour avoir perdu une bataille, il eût été impossible à ce capitaine, au milieu des craintes qui l’auraient assiégé, de prendre son parti avec vigueur ; on pensait au contraire que la honte d’une défaite était un assez grand supplice, et on ne voulait pas l’épouvanter par la perspective d’une peine plus rigoureuse.

Voici un exemple d’une erreur qui n’eut pas l’ignorance pour principe. Sergius et Virginius étaient tous deux au camp devant la ville de Véïes ; chacun commandait une division de l’armée. Sergius était campé du côté par lequel pouvaient venir les Toscans ; Virginius du côté opposé. Sergius, ayant été attaqué par les Falisques et d’autres peuples, aima mieux être battu et mis en fuite que de demander des secours à Virginius. De son côté, Virginius, attendant qu’il s’humiliât devant lui, aima mieux voir le déshonneur de sa patrie et la honte de son collègue, que de voler à son secours. Cette conduite, vraiment criminelle, méritait d’être vouée à une infamie éternelle, et aurait compromis l’honneur de la république romaine, si ces deux généraux n’avaient été punis. Cependant, lorsque toute autre république les eût punis de mort, Rome se contenta d’une amende. On se borna à une aussi faible punition, non parce que le délit n’en méritait pas une plus grande, mais parce que les Romains, dans cette circonstance, et par les motifs que j’ai déjà exposés, voulaient maintenir les maximes de leurs ancêtres.

Quant aux erreurs que produisit l’ignorance, on ne peut citer un exemple plus convaincant que celui de Varron. Sa témérité était cause qu’Annibal avait détruit entièrement l’armée romaine à Cannes, et mis en danger la liberté de la république ; néanmoins, comme il y avait dans son malheur de l’ignorance et non de la perfidie, loin de le punir, on le combla d’honneurs ; à son arrivée à Rome, tout le sénat fut à sa rencontre, et, ne le pouvant le féliciter sur le succès de la bataille, on le remercia de ce qu’il était revenu dans Rome et n’avait pas désespéré du salut de la république.

Quand Papirius Cursor voulut envoyer Fabius au supplice pour avoir, malgré son ordre, combattu les Samnites, parmi les raisons alléguées contre le dictateur par le père du coupable, la plus puissante fut que, dans leurs plus grands revers, les Romains n’avaient jamais traité leurs généraux vaincus avec la sévérité que Papirius voulait qu’on exerçât envers un homme qui avait remporté la victoire.



CHAPITRE XXXII.


Une république ou un prince ne doit jamais différer trop longtemps à soulager le peuple dans ses besoins.


Les Romains réussirent une fois à se montrer sans inconvénient généreux envers le peuple, à l’instant même du danger ; ce fut lorsque Porsenna vint assiéger Rome pour y remettre les Tarquins sur le trône. Le sénat, comptant peu sur la multitude, qu’il soupçonnait d’être prête à servir les rois plutôt qu’à soutenir la guerre, la déchargea de l’impôt sur le sel et des autres contributions, afin de se la rendre favorable, en disant « que les pauvres faisaient assez pour le bien public en élevant leurs enfants ; » le peuple, gagné par ce bienfait, ne balança pas à soutenir l’assaut, et à supporter la famine et la guerre.

Mais que cet exemple n’engage point à attendre jusqu’au moment du péril pour tâcher de gagner le peuple ; ce qui réussit une fois aux Romains ne peut plus désormais réussir. La multitude ne dira pas que c’est de vous qu’elle tient un pareil bienfait, mais qu’elle le doit à vos ennemis ; elle craindra sans cesse que le péril une fois passé vous ne lui retiriez le bienfait que la contrainte avait arraché de vos mains, et elle croira ne vous devoir aucune reconnaissance. Si les Romains tirèrent un avantage du parti qu’ils avaient adopté, c’est que l’État était encore dans sa nouveauté et à peine affermi, et que le peuple avait vu comment déjà plusieurs lois à son avantage avaient été rendues, telles que celle de l’appel au jugement du peuple ; de sorte qu’il put croire que le nouveau bienfait qui lui était accordé avait moins pour cause l’approche de l’ennemi, que le penchant du sénat à faire son bonheur. D’ailleurs, le souvenir des outrages et du mépris dont ses rois l’avaient accablé était encore vivant dans sa mémoire.

Mais, comme de pareilles causes se réunissent rarement, il est rare aussi que les mêmes remèdes puissent être efficaces. En conséquence, république ou prince, on doit examiner d’abord de quels orages on est menacé, et de quels hommes on peut avoir besoin au moment du danger ; ensuite on doit se conduire envers eux de la manière dont on s’y croirait obligé dans le cas où quelque malheur surviendrait. Quiconque en agit différemment (soit prince, soit république, mais surtout un prince), et croit au moment du péril pouvoir regagner les hommes en les comblant de bienfaits, se trompe profondément. Loin de s’assurer leur appui, il ne fait que hâter sa ruine.



CHAPITRE XXXIII.


Lorsque quelque grand danger s’est élevé, soit au dedans, soit au dehors, contre un État, il vaut mieux temporiser avec le mal que de le heurter de front.


A mesure que la république romaine croissait en puissance, en force et en étendue, ses voisins, qui d’abord n’avaient pas prévu tous les dommages que pouvait leur apporter cet état nouveau, commencèrent, mais trop tard, à reconnaître leur erreur ; ils voulurent remédier alors à ce qu’ils n’avaient point su empêcher dès le principe, et plus de quarante peuples conjurèrent la perte de Rome. Les Romains alors, entre autres remèdes qu’ils avaient coutume d’employer dans leurs dangers les plus pressants, prirent le parti de créer un dictateur, c’est-à-dire de donner à un simple citoyen le droit de prendre une résolution sans consulter l’avis de personne, et de l’exécuter sans qu’on pût en appeler. Cette mesure, qui fut utile en cette occasion et fit surmonter les périls les plus imminents, fut également de la plus grande utilité dans toutes les circonstances critiques qu’amena l’agrandissement de l’empire, pour repousser les périls qui menacèrent tant de fois l’existence de la république.

Cette circonstance me fournit d’abord l’occasion d’établir que, quelle que soit la cause des dangers qui menacent une république, soit au dedans, soit au dehors, si ces dangers s’accroissent de manière à donner à tout citoyen des motifs de trembler, c’est un parti plus sûr de temporiser avec le mal que de chercher à l’étouffer sur-le-champ. Les efforts qu’on fait pour le détruire ne font qu’ajouter à ses forces et qu’en précipiter l’explosion.

Les accidents de cette nature que l’on signale au sein des républiques dérivent plutôt de quelque source intérieure que d’une cause étrangère ; ils naissent le plus souvent ou de ce qu’on souffre qu’un citoyen prenne une plus grande autorité qu’il n’est convenable, ou de ce qu’on laisse altérer une loi qui était le nerf et la vie de la liberté. On souffre que le mal s’étende au point qu’il devient plus dangereux de tenter d’y remédier, que de l’abandonner à son cours. Il est d’autant plus difficile de discerner ces dangers à leur naissance, que les hommes ont un penchant naturel qui les porte à favoriser toutes les nouveautés. Cette faveur éclate surtout lorsqu’il s’agit de ces entreprises qui annoncent du courage et qu’exécutent des jeunes gens. En effet, si l’on voit s’élever au sein d’une république un jeune homme doué d’un esprit noble et d’un courage extraordinaire, tous les regards des citoyens commencent à se tourner sur lui ; on lui prodigue imprudemment les honneurs, et s’il ressent l’aiguillon de l’ambition, profitant avec habileté et des dons de la nature et de la faveur des circonstances, il arrive bientôt à un point où les citoyens, revenus trop tard de leur erreur, ne peuvent lui opposer que de faibles obstacles, dont l’emploi même ne fait que l’élever au dernier degré du pouvoir. On pourrait en citer une foule d’exemples ; je me contenterai d’en rapporter un seul qui s’est passé dans notre ville.

Côme de Médicis, qui jeta dans Florence les fondements de la grandeur de sa famille, parvint, par sa sagesse et l’aveuglement de ses concitoyens, à un tel degré d’autorité qu’il commença à inspirer des craintes au gouvernement, de sorte que les autres citoyens pensaient que s’il était dangereux de l’offenser, il l’était bien plus encore de le laisser se maintenir. Niccolô da Uzzano, qui vivait à cette époque, et qui possédait une grande expérience des affaires, ne voulut point, tant qu’il vécut, qu’à la première faute que l’on avait commise en s’aveuglant sur les dangers qui pouvaient résulter de l’influence de Côme, on en ajoutât une seconde, en cherchant à le renverser, convaincu que cette tentative serait la ruine de l’État. Cette prédiction ne s’accomplit que trop après sa mort ; car les citoyens qui lui survécurent, loin de suivre ses conseils, armèrent toutes leurs forces contre Côme et le chassèrent de Florence, où bientôt son parti, qu’avait irrité cette injure, le rappela et le fit pour ainsi dire prince de la république ; élévation à laquelle il n’eût jamais pu atteindre sans l’opposition manifeste qui s’était prononcée contre lui.

La même chose arriva dans Rome avec César. Pompée et les autres citoyens avaient d’abord favorisé son courage ; mais leur bienveillance se changea bientôt en craintes, ainsi que le témoigne Cicéron, lorsqu’il dit que Pompée commença trop tard à se méfier de César. La crainte leur fit penser aux remèdes, mais ceux qu’ils employèrent ne firent qu’accélérer la ruine de la république.

Ainsi, puisqu’il est difficile de prévoir, à leur origine, des maux que cache l’illusion qui environne toutes les institutions nouvelles, il est plus prudent de les endurer avec patience lorsqu’ils deviennent manifestes, que de vouloir les combattre imprudemment. En prenant le temps pour auxiliaire, ces maux s’évanouissent d’eux-mêmes, ou du moins on recule la catastrophe. Il faut donc que les chefs de l’État aient toujours les yeux ouverts sur les dangers qu’ils cherchent à éloigner, ou dont ils veulent réprimer la force ou la violence. Qu’ils craignent, en cherchant à les affaiblir, de leur donner une nouvelle force, de les attirer sur leur tête en croyant les repousser, d’étouffer la plante en pensant l’arroser. Mais il faut bien sonder la profondeur de la plaie : si vous croyez pouvoir la guérir, que nulle considération ne vous arrête, sinon il faut l’abandonner à la nature et ne tenter aucun remède ; autrement il en résulterait tous les inconvénients que j’ai déjà rapportés, et ce qui arriva aux peuples voisins de Rome.

Cette ville étant devenue pour eux trop puissante, il leur eût été bien plus avantageux de chercher à l’apaiser et à la retenir en arrière par les avantages de la paix, que de lui donner, par la guerre, la pensée d’employer de nouveaux moyens d’attaque et de défense. La ligue de tant de peuples contre sa liberté ne fit que fortifier dans Rome la concorde et le courage, et la porter à chercher de nouveaux moyens d’accroître le plus promptement possible sa puissance. La création d’un dictateur fut du nombre de ces moyens. Cette institution fit surmonter les dangers les plus imminents, et permit d’obvier à une infinité de malheurs dont la république eût été accablée sans un tel secours.



CHAPITRE XXXIV.


L’autorité du dictateur fut toujours avantageuse et jamais nuisible à la république romaine ; et c’est le pouvoir qu’usurpent les citoyens, non celui qu’ils obtiennent par de libres suffrages, qui peut nuire à la vie civile.


Quelques auteurs ont blâmé les Romains d’avoir créé un dictateur qu’ils ont regardé comme la cause de la tyrannie sous laquelle Rome fut enchaînée par la suite. Ils disent pour raison que le premier tyran qui asservit cette ville la gouverna sous ce titre de dictateur, et que si cette dignité n’eût pas existé, César n’aurait pu couvrir sa tyrannie d’un voile légitime.

Celui qui a avancé cette opinion n’a pas examiné les faits avec attention, et c’est à tort qu’il a été cru. Ce n’est ni le nom ni la dignité de dictateur qui plongèrent Rome dans les fers, mais ce fut le pouvoir usurpé par les citoyens pour se maintenir dans le commandement. Si le nom de dictateur n’eût point existé dans Rome, ils en auraient pris un autre. La force trouve aisément les titres, mais les titres ne donnent point la force.

Tant que la dictature fut décernée dans les formes légales, et qu’elle ne fut point usurpée par l’autorité privée des citoyens, cette institution fut le soutien de la république. En effet, ce ne sont que les magistrats créés par des moyens extraordinaires, et le pouvoir obtenu par des voies illégales qui sont dangereux pour l’État ; tout ce qui suit les voies légales ne peut jamais nuire. Si l’on examine la marche des événements dans les siècles pendant lesquels subsista la république romaine, on verra que tous les dictateurs ne firent jamais que lui rendre d’éminents services. Et les raisons en sont de la dernière évidence.

Pour qu’un citoyen puisse nuire à l’État et usurper un pouvoir extraordinaire, il faut d’abord le concours d’une foule de circonstances qui ne se rencontrent jamais dans une république qui a conservé la pureté de ses mœurs. Il a besoin d’être extrêmement riche et d’avoir un grand nombre de clients et d’amis, ce qui ne peut avoir lieu là où règnent les lois ; et en supposant qu’un pareil citoyen existât, il parait tellement redoutable qu’il ne peut obtenir les suffrages libres du peuple.

D’ailleurs le dictateur n’était nommé que pour un temps limité, et sa puissance ne durait qu’autant que les circonstances qui l’avaient créé. Son autorité consistait à pouvoir prendre par lui-même toutes les mesures qu’il croyait convenables dans le danger présent ; il n’avait besoin de consulter personne, et il pouvait punir sans appel ceux qu’il regardait comme coupables ; mais il ne pouvait rien faire qui pût porter atteinte au gouvernement établi, comme d'ôter leur autorité au sénat ou au peuple, et de renverser les anciennes institutions de la république pour en établir de nouvelles ; de sorte que la courte durée de sa dictature, les limites dans lesquelles son pouvoir était resserré, les vertus du peuple romain, le mettaient dans l’impuissance de sortir des bornes de son autorité, et par là de nuire à l’État, auquel on sait qu’il fut toujours utile.

Certes, parmi toutes les institutions romaines, il en est peu qui méritent plus d’attention, et l’on doit compter la dictature au nombre de celles qui ont le plus contribué à la grandeur de ce vaste empire ; car il est difficile qu’un État, sans un pareil ordre de choses, puisse se défendre contre les événements extraordinaires. La marche du gouvernement dans une république est ordinairement trop lente. Aucun conseil, aucun magistrat ne pouvant prendre sur soi-même d’agir, il est besoin de se consulter mutuellement ; et la nécessité de réunir toutes les volontés au moment nécessaire rend toutes les mesures extrêmement dangereuses quand il faut remédier à un mal inattendu et qui n’admet point de délai. Il est donc nécessaire, parmi les institutions d’une république, d’en avoir une semblable à la dictature.

La république de Venise, qui, dans les temps modernes, s’est rendue célèbre entre tous les gouvernements de ce genre, a confié à un petit nombre de citoyens le pouvoir d’agir de concert dans les besoins urgents et sans prendre de plus longs avis. Dans une république où manque un semblable pouvoir, il faut ou que l’État respecte toutes les formalités des lois, et sa chute alors est certaine, ou qu’il cherche son salut dans leur violation. Il serait à désirer qu’il ne survînt jamais dans une république d’événements auxquels on dût remédier par des moyens extraordinaires. Car, bien que les voies extralégales fussent utiles alors, l’exemple néanmoins en serait toujours dangereux. On commence d’abord par porter atteinte aux institutions existantes dans la vue de servir l’État, et bientôt, sous le même prétexte, on les renverse pour le perdre. Ainsi, une république ne sera jamais parfaite si ses lois n’ont point prévu tous les accidents, si elles n’ont point obvié à ceux qui pourraient survenir, et enseigné les moyens de les diriger. Je conclus donc en disant que les républiques qui, dans les périls imminents, ne peuvent recourir ni à un dictateur, ni à toute autre institution semblable, ne sauraient éviter leur ruine.

Une chose digne de remarque dans cette nouvelle institution, c’est la sagesse que montrèrent les Romains dans la manière de procéder à l’élection du dictateur. Comme cette dignité avait quelque chose d’offensant pour les consuls, qui, de chefs du gouvernement, devaient, comme le reste des citoyens, reconnaître une autorité supérieure à la leur, on put supposer qu’elle ferait naître le mécontentement, et l’on décréta que l’élection serait faite par les consuls. On pensa que s’il arrivait quelque événement où Rome eût besoin de s’appuyer de ce pouvoir royal, ils y recourraient sans peine, et qu’ayant à nommer eux-mêmes le dictateur, ce privilége adoucirait leur regret. En effet, les blessures que l’homme se fait spontanément et de propos délibéré sont bien moins douloureuses que les maux qui lui viennent d’une main étrangère. Dans les derniers temps même, les Romains, au lieu de créer un dictateur, confièrent une autorité semblable au consul, en se servant de cette formule : Videat consul ne respublica quid detrimenti capiat.

Pour en revenir à mon sujet, je conclus que les peuples voisins de Rome, en cherchant à la soumettre, lui firent créer des institutions propres non-seulement à se défendre contre eux, mais à lui permettre de les attaquer à son tour avec des forces plus nombreuses, une plus grande puissance et des conseils mieux dirigés.



CHAPITRE XXXV.


Pourquoi la création du décemvirat fut nuisible dans Rome à la liberté de la république, quoique cette magistrature eut été établie par les suffrages libres du peuple.


Le choix de dix citoyens élus par le peuple romain pour donner des lois à Rome paraîtra contraire à ce que nous avons dit ci-dessus, que ce n’est que le pouvoir usurpé par la violence, et non celui que confèrent les suffrages de tout un peuple, qui peut nuire à un État. En effet, ces décemvirs devinrent bientôt des tyrans, et se jouèrent impudemment de la liberté. Sur cela, on doit faire attention à la manière de conférer l’autorité, et au temps pour lequel on l’accorde.

Si une autorité qui n’est limitée par aucune loi est accordée pour un long espace de temps, et j’appelle ainsi une année et davantage, elle sera toujours dangereuse ; et les résultats nuisibles ou avantageux qu’elle pourra avoir dépendront de la perversité ou de la vertu des hommes auxquels on l’aura confiée.

Si l’on fait attention au pouvoir qu’avaient les décemvirs et à celui des dictateurs, on verra combien celui des premiers était incomparablement supérieur. Le dictateur, laissant subsister les tribuns, les consuls, le sénat, avec toute leur autorité, ne pouvait ravir cette autorité ; et quand il aurait pu ôter le consulat à un citoyen, ou chasser un sénateur du sénat, il lui eût été impossible de détruire en entier cet auguste corps, et d’établir des lois nouvelles. Il en résultait que le sénat, les consuls et les tribuns, ayant toujours en main la même puissance, se trouvaient être comme ses surveillants, et l’empêchaient de s’écarter des bornes du devoir.

Mais la création des décemvirs offrit un spectacle tout opposé. A peine institués, ils abolirent les consuls et les tribuns, s’arrogèrent le droit de faire des lois, et affectèrent en tout l’autorité qui n’appartenait qu’au peuple. Placés seuls ainsi à la tête du gouvernement, délivrés des consuls, des tribuns, et de l’appel au peuple, aucun regard ne veilla plus sur leur conduite, et, dès la seconde année, l’ambition d’Appius suffit pour faire éclater toute leur insolence.

Il faut donc remarquer qu’en avançant qu’une autorité conférée par les libres suffrages d’un peuple ne pouvait offrir de dangers, je supposais l’exemple d’une république qui ne se décide à donner cette autorité qu’avec toutes les précautions nécessaires, et pour un temps toujours limité. Mais quand un peuple, ou séduit ou aveuglé, se résout à la confier aussi imprudemment que les Romains le firent aux décemvirs, on doit s’attendre aux mêmes conséquences.

La preuve en est facile à donner, si l’on veut considérer les causes qui maintinrent les dictateurs dans le devoir, et celles qui corrompirent les décemvirs, ainsi que la conduite qu’ont toujours tenue les républiques bien gouvernées, dans la délégation d’un long pouvoir, tel qu’était celui que les Spartiates donnaient à leurs rois, ou que les Vénitiens confèrent encore aujourd’hui à leurs doges. On verra, dans ces deux derniers gouvernements, des surveillants établis pour empêcher les rois ou les chefs d’abuser de leur autorité. Il ne suffit pas dans ce cas que l’État ne soit pas infecté par la corruption : le pouvoir absolu a bientôt corrompu le gouvernement, et ne se fait que trop aisément des amis et des complices. Peu importe au nouveau tyran d’être pauvre ou sans famille ; car toujours les richesses et les faveurs du peuple courent au-devant de la puissance. C’est ce que nous ferons voir spécialement en parlant de l’institution des décemvirs.



CHAPITRE XXXVI.


Les citoyens qui ont obtenu les premières dignités de l’État ne doivent pas dédaigner les dernières.


Les Romains, sous le consulat de Marcus Fabius et de Cn. Manlius, avaient remporté sur les Véiens et les Étrusques une mémorable victoire dans laquelle périt le frère du consul, Quintus Fabius, qui, lui-même, avait obtenu la dignité consulaire trois ans auparavant.

Cet exemple prouve à quel point toutes les institutions de l’État servirent à sa grandeur, et combien toutes les républiques qui s’éloignent de ce système sont dans une grave erreur. En effet, quoique les Romains fussent épris de la gloire, ils ne regardaient pas cependant comme un déshonneur d’obéir aujourd’hui à ceux auxquels ils commandaient la veille, et de servir dans l’armée qui les avait eus pour généraux, coutume entièrement opposée à la manière de voir, aux institutions et aux mœurs des peuples de nos jours. Venise elle-même nourrit ce faux préjugé, qu’un citoyen se déshonore en acceptant un emploi inférieur, après en avoir rempli un plus important, et le gouvernement lui permet de le refuser. Cette conduite, fût-elle honorable dans un particulier, n’a rien d’avantageux pour le bien général, parce qu’une république doit concevoir plus d’espérances, et attendre davantage d’un citoyen qui, d’un rang supérieur, descend à un emploi moins élevé, que de celui qui, d’un emploi moins élevé, monte à un rang supérieur ; car ce dernier ne peut raisonnablement inspirer la confiance qu’autant qu’on le verra environné d’hommes dont la vertu inspire un tel respect, que son inexpérience puisse être dirigée par la sagesse et l’autorité de leurs conseils.

Si, à Rome, comme à Venise et dans les autres États modernes, un citoyen, après avoir été consul, n’avait plus voulu servir dans l’armée qu’à ce même titre, que serait-il arrivé ? Rome aurait vu naître une foule d’atteintes à la liberté, soit par l’effet des erreurs dans lesquelles des hommes sans expérience n’auraient pas manqué de tomber, soit parce que ces hommes nouveaux, délivrés de la présence des citoyens dont le regard leur eût fait craindre de commettre une faute, se seraient livrés avec moins de retenue à leur ambition. C’est ainsi qu’ils auraient bientôt commencé à relâcher les liens de la loi, et la république en aurait cruellement souffert.


CHAPITRE XXXVII.


Des tumultes qu’excita dans Rome la loi agraire, et combien il est dangereux de faire, dans une république, des lois qui aient des effets rétroactifs et qui choquent d’antiques coutumes.


C’est une remarque qu’on trouve dans les écrivains de l’antiquité : que les hommes se plaignent dans le mal et se tourmentent dans le bien : et que ces deux inclinations, quoique d’une nature différente, produisent cependant les mêmes résultats. S’ils ne combattent point par nécessité, c’est par ambition qu’ils combattent. Cette passion a de si profondes racines dans leur cœur, que, quelque élevé que soit le rang où ils montent, elle ne les abandonne jamais. C’est que la nature a créé les hommes avec la soif de tout embrasser et l’impuissance de tout atteindre ; et le désir d’avoir l’emportant sans cesse sur la faculté d’acquérir, il en résulte un dégoût secret de ce qu’ils possèdent, auquel se joint le mécontentement d’eux-mêmes. De là naissent les changements qu’éprouve leur fortune. Les uns, en effet, désirant acquérir davantage, les autres craignant de perdre ce qu’ils ont acquis, on en vient à la rupture, puis à la guerre, qui enfante à son tour la destruction d’un empire pour servir à l’élévation d’un autre.

Ce que je viens de dire m’a été inspiré par la conduite que tint le peuple romain lorsqu’il eut créé les tribuns pour s’opposer aux prétentions de la noblesse. Cette mesure, à laquelle il avait été poussé par la nécessité, lui était à peine accordée, qu’elle ne put suffire à son ambition, et il recommença le combat avec la noblesse, dont il voulut partager les richesses et les honneurs, les deux biens les plus estimés des hommes. De là ces dissensions qui, semblables à une épidémie, envahirent toute la ville à l’occasion de la loi agraire, et qui, enfin, entraînèrent la ruine de la république.

Comme dans un gouvernement bien organisé l’État doit être riche et les citoyens pauvres, il fallait que cette loi fût défectueuse dans Rome : soit que dès le principe on ne l’eût point instituée de manière à n’être pas obligé d’y revenir chaque jour, soit qu’on eût tant différé de l’établir, qu’il aurait été dangereux de lui donner un effet rétroactif, soit enfin que, quoique sagement combinée d’abord, la manière de l’exécuter eût fini par la corrompre, jamais il ne fut question de cette loi dans Rome, que tout l’État ne fût bouleversé.

Elle roulait sur deux points principaux : l’un établissait que nul citoyen ne pourrait posséder qu’un certain nombre d’arpents de terre ; l’autre, que toutes les terres dont on dépouillerait les ennemis seraient partagées entre tout le peuple romain.

Cette loi blessait les nobles de deux manières : d’abord ceux qui possédaient plus de bien que ne le voulait la loi, et c’était le plus grand nombre, devaient être privés de cet excédant ; en second lieu, le partage des terres conquises devant être fait entre tout le peuple, ils ne pouvaient plus accroître leurs richesses. Toutes ces attaques, dirigées contre des hommes revêtus de l’autorité, et qui, en les repoussant, croyaient défendre l’État, excitaient dans Rome, chaque fois qu’on les renouvelait, des troubles capables de renverser la république. Les nobles s’efforçaient alors de détourner le danger par la patience ou l’adresse. Ils mettaient tantôt une armée en campagne ; tantôt, au tribun qui proposait cette loi, ils opposaient un autre tribun ; tantôt ils cédaient en partie aux désirs du peuple, ou bien ils envoyaient une colonie sur le territoire qu’il s’agissait de partager. Ainsi, les contestations que faisait naître cette loi s’étant renouvelées à l’occasion d’Antium, on y envoya une colonie tirée du sein de Rome, et à laquelle on assigna la propriété de ce pays. Tite-Live se sert à cette occasion d’une phrase remarquable, en disant qu’à peine si l’on trouva dans la ville un seul homme qui voulût donner son nom pour se rendre dans cette colonie, tant le peuple aimait mieux désirer dans Rome que posséder dans Antium.

Le torrent que déchaînait cette loi continua ses ravages jusqu’au moment où les Romains commencèrent à porter leurs armes dans les contrées les plus reculées de l’Italie ; après cette époque, son cours parut se ralentir. On peut en attribuer la cause à l’éloignement où les terres des ennemis se trouvaient des yeux du peuple, et à leur situation dans des lieux où il ne lui était pas facile de les cultiver, ce qui affaiblissait en lui le désir de les obtenir. D’ailleurs, le peuple romain préférait punir ses enfants d’une autre manière, et quand il dépouillait une ville de son territoire, il y distribuait des colonies.

C’est à ces différentes causes qu’il faut attribuer le sommeil où cette loi parut plongée jusqu’au temps des Gracques ; réveillée tout à coup par eux, elle entraîna dans l’abîme la liberté romaine. Elle avait trouvé la puissance de ses adversaires plus formidable que jamais ; elle enflamma plus que jamais la haine qui divisait le peuple et le sénat ; elle arma tous les bras, fit couler le sang, et renversa toutes les barrières élevées pour le maintien de l’ordre civil. Les magistrats ne pouvant plus s’opposer au désordre, ni les partis se reposer sur eux, on eut recours aux remèdes privés, et chacun chercha à se choisir un chef qui pût le défendre. Au milieu de ces troubles et de ces dissensions, le peuple, ébloui par la réputation de Marius, jeta les yeux sur lui et le nomma quatre fois consul ; et ses consulats furent tellement rapprochés, qu’il put se faire lui-même consul trois autres fois. La noblesse, n’ayant point d’autre remède à opposer à ce fléau se tourna du côté de Sylla, le combla de ses faveurs, et l’ayant mis à sa tête, la guerre civile s’alluma, le sang coula par torrents, et, après de nombreuses vicissitudes, la noblesse resta victorieuse. Ces commotions agitèrent de nouveau la république au temps de César et de Pompée, lorsque le premier, devenu chef du parti de Marius, et le second, du parti de Sylla, César vit la victoire se déclarer pour lui, et parvint à se rendre le premier tyran de Rome. Dès ce moment la liberté fut étouffée pour jamais.

Tels furent les commencements et la fin de la loi agraire ; et si ce que j’avance ici des résultats qu’eut cette loi paraît en contradiction avec ce que j’ai prouvé ailleurs, que les inimitiés qui régnaient entre le peuple et le sénat maintinrent la liberté dans Rome, en faisant naître les lois qui furent établies en sa faveur, je répondrai que je ne m’écarte en aucune manière de mon opinion ; car l’ambition des grands est telle, que si dans un État on ne s’efforce, par tous les moyens et par toutes les voies, de l’écraser sans pitié, elle l’entraîne bientôt dans sa chute. Et si la loi agraire travailla trois cents ans à rendre Rome esclave, Rome serait bien plus tôt tombée dans les chaînes, si le peuple, au moyen de cette loi et de ses autres prétentions, n’eût toujours réussi à refréner l’ambition des nobles.

Cet exemple prouve encore combien les hommes font plus d’estime de la richesse que des honneurs mêmes. En effet, la noblesse romaine céda toujours sans de trop vives dissensions une partie de ses honneurs au peuple ; mais lorsqu’il fut question de ses richesses, son opiniâtreté à les défendre fut telle, que le peuple, pour satisfaire la soif de l’or qui le dévorait, fut contraint de recourir aux voies extraordinaires. Les Gracques furent les moteurs de ces désordres ; et l’on doit plutôt louer leurs intentions que leur prévoyance. Tenter la destruction d’un abus qui s’est introduit dans le gouvernement d’un État, en créant une loi dont les dispositions s’étendent jusque dans le passé, est une mesure mal prise, ainsi que je l’ai exposé longuement ci-dessus, et qui ne fait qu’accélérer le mal où ce désordre vous précipite déjà ; mais lorsque l’on emploie le remède du temps, ou le mal est lent dans sa marche, ou il s’éteint de lui-même avant d’arriver à son terme.



CHAPITRE XXXVIII.


Les républiques faibles sont irrésolues et ne savent point prendre un parti ; ou si elles parviennent à en adopter un, c’est plutôt à la nécessité qu’à leur choix qu’il faut l’attribuer.


Le fléau de la peste ravageait Rome ; les Èques et les Volsques crurent que le temps était arrivé de pouvoir la dompter ; ils rassemblèrent en conséquence une armée formidable, et attaquèrent d’abord les Latins et les Herniques, qui, voyant leur pays ravagé, furent contraints de faire connaître aux Romains leur fâcheuse position et d’implorer leur secours. Les Romains, accablés par la contagion, leur répondirent qu’ils n’avaient qu’à se défendre eux-mêmes et avec leurs propres armes, parce qu’ils ne pouvaient leur prêter aucun appui. La grandeur d’âme et la sagesse du sénat éclatent dans cette réponse. On y voit qu’en toutes les circonstances il voulut toujours être le maître des résolutions des peuples qui lui étaient soumis, et qu’il ne rougit jamais de prendre une résolution contraire à sa manière ordinaire d’agir, ou même à une détermination qu’il avait déjà embrassée, lorsque la nécessité le lui commandait.

Il faut remarquer en effet que précédemment il avait défendu à ces mêmes peuples de s’armer et de se défendre, de manière qu’un sénat moins éclairé aurait cru déchoir de son autorité en leur permettant de pourvoir à leur défense. Mais il porta toujours un jugement sain des choses ; il regarda toujours comme le meilleur le parti le moins funeste. S’il lui était pénible de ne pouvoir défendre ses sujets, il lui paraissait également dur de les voir s’armer sans sa permission, et par les motifs que j’ai déjà exposés, et par une foule d’autres que l’on comprend aisément. Convaincu que la nécessité contraindrait sans faute ces peuples à s’armer afin de se soustraire à l’ennemi qui les pressait, il prit le parti le plus honorable, et voulut que ce qu’ils avaient à faire fût autorisé par lui, de peur qu’ayant désobéi une fois par nécessité, ils ne s’habituassent dans la suite à désobéir par caprice. Il semble que dans de pareilles circonstances toute république aurait pris le même parti ; mais les États faibles ou mal conseillés ne savent jamais se résoudre, ni se faire honneur de la nécessité.

Le duc de Valentinois s’était emparé de Faenza et avait forcé Bologne de traiter avec lui. Comme il se disposait à traverser la Toscane pour retourner à Rome, il envoya à Florence un de ses affidés, demander le passage pour lui et pour son armée. On délibéra dans la ville sur le parti qu’il y avait à prendre, et personne ne proposa d’accueillir sa demande. C’était s’éloigner entièrement de la politique des Romains ; car le duc avait des forces redoutables, et les Florentins étaient trop faibles pour l’empêcher de passer ; il eût été bien plus honorable pour eux de paraître lui avoir accordé le passage, que de se le voir arracher par force. Toute la honte en rejaillit sur eux, et ils s’en seraient préservés en partie, s’ils s’étaient conduits d’une manière différente ; mais le plus grand vice de toutes les républiques faibles, c’est l’irrésolution ; en sorte que chaque parti qu’elles prennent leur est dicté par la force ; et s’il en résulte quelque bien, c’est à la nécessité et non à leur sagesse qu’elles doivent en rendre grâces.

Je veux en donner deux autres exemples contemporains, arrivés dans les États de notre république en 1500.

Après que le roi de France Louis XII se fut emparé de Milan, il désira de prendre Pise aux Florentins, pour en obtenir en retour cinquante mille ducats, qu’ils lui avaient promis pour prix de cette restitution : il envoya ses armées du côté de Pise, sous le commandement de monseigneur de Beaumont, qui, quoique Français, avait obtenu la confiance des Florentins. Ce général conduisit en effet son armée entre Cascina et Pise, dans l’intention d’attaquer cette dernière ville. Il y séjournait déjà depuis plusieurs jours pour diriger les apprêts du siége, lorsque des députés pisans vinrent le trouver, et offrirent de remettre la ville à l’armée française, si le roi voulait promettre de ne point la livrer avant quatre mois aux Florentins. Cette proposition fut rejetée sur tous les points par ces derniers ; on voulut prendre Pise par force, mais on ne retira de cette démarche que la honte de l’avoir entreprise.

Le refus d’écouter cette proposition venait de la méfiance que les Florentins avaient conçue contre le roi, entre les mains duquel ils avaient été obligés de se remettre par suite de la faiblesse de leurs résolutions. Ils ne s’apercevaient pas non plus qu’il valait bien mieux pour eux que le roi fût en position de leur restituer la ville de Pise après y être entré, ou, en ne la rendant pas, de dévoiler alors sa mauvaise foi, que de les obliger, en leur promettant une chose dont il n’était pas maître, à n’acheter que des promesses. Ils auraient bien mieux fait de consentir que Beaumont s’en fût emparé sous une condition quelconque, ainsi que l’expérience le fit voir en 1502.

Arezzo s’était révolté ; le roi de France envoya au secours des Florentins une armée française commandée par monseigneur Imbault. Arrivé à peu de distance de la ville, Imbault entama des négociations avec les habitants, qui consentaient à livrer la place sous des conditions à peu près semblables à celles qu’avaient proposées les Pisans. Cette proposition fut encore rejetée par les Florentins ; mais monseigneur Imbault, qui vit la faute où leur aveuglement allait les précipiter, commença à traiter en son nom avec les Aretins, sans y faire intervenir les commissaires de Florence ; et à la faveur du traité, qui fut bientôt conclu comme il le désirait, il entra dans Arezzo avec son armée, faisant sentir aux Florentins l’imprudence de leur conduite et leur peu d’expérience des affaires de ce monde. Il ajouta que s’ils désiraient Arezzo, ils n’avaient qu’à en instruire le roi, qui avait bien plus de facilité de leur donner cette ville, maintenant que ses troupes l’occupaient, que quand elles étaient encore hors de son sein. Cependant on ne laissait pas dans Florence de déchirer monseigneur Imbault et de l’accabler de reproches, jusqu’à ce qu’on reconnût enfin que si Beaumont eût agi comme ce dernier, Florence eût possédé Pise comme elle obtint Arezzo.

Ainsi, pour en revenir à notre sujet, les républiques dont les volontés sont incertaines ne savent jamais prendre un bon parti que quand la nécessité les y oblige ; parce que leur faiblesse les empêche de se déterminer dès qu’il y a le moindre doute ; et si ce doute n’était surmonté par une violence qui les précipite, elles flotteraient dans une éternelle incertitude.



CHAPITRE XXXIX.


On voit souvent arriver des événements semblables chez des peuples différents.


Quiconque étudie les événements contemporains et ceux qui se sont passés dans l’antiquité, s’aperçoit sans peine que les mêmes désirs et les mêmes passions ont régné et règnent encore sous tous les gouvernements et chez tous les peuples. Il est donc facile pour celui qui approfondit les événements du passé de prévoir ceux que l’avenir réserve à chaque État, d’y appliquer les remèdes dont usaient les anciens, ou, s’il n’en existe pas qui aient été employés, d’en imaginer de nouveaux d’après la similitude des événements. Mais comme on néglige ces observations, ou que celui qui lit ne sait point les faire, ou que s’il les fait, elles restent inconnues à ceux qui gouvernent, il en résulte que les mêmes désordres se renouvellent dans tous les temps.

Après l’année 1494, la ville de Florence ayant perdu une partie de ses possessions, telles que Pise et quelques autres villes, on se vit forcé de faire la guerre à ceux qui s’en étaient rendus maîtres, et comme ces nouveaux possesseurs étaient puissants, il en résulta pour l’État des frais énormes sans aucun avantage ; ces grandes dépenses entraînèrent des charges plus pesantes encore, qui excitèrent de toutes parts les murmures du peuple. Comme cette guerre était dirigée par un conseil de dix citoyens, que l’on nommait les dix de la guerre, la multitude commença à concevoir contre eux de violents soupçons, comme s’ils eussent été les seuls moteurs des hostilités et des dépenses qu’elles occasionnaient ; on crut que si l’on abolissait cette magistrature, on étoufferait les causes de la guerre ; en conséquence, lorsqu’arriva l’époque du renouvellement des dix, on ne procéda point aux élections, et après avoir laissé expirer leur commission, on en confia les pouvoirs à la seigneurie. Cette résolution eut les suites les plus funestes ; car non-seulement elle ne mit point de terme à la guerre, comme l’universalité des citoyens l’espérait, mais elle éloigna les hommes qui la dirigeaient avec sagesse. C’est ainsi qu’outre la ville de Pise on perdit Arezzo et une foule d’autres cités. Le peuple reconnut alors son erreur ; il vit que la cause de son mal était la fièvre, et non le médecin, et il rétablit le conseil des dix.

La même méfiance éclata dans Rome contre le nom de consul, lorsque, voyant la guerre naître de la guerre, et le repos fuir toujours devant ses vœux, le peuple, au lieu de penser que cet état d’hostilités continuelles prenait sa source dans la jalousie des peuples voisins, crut que la guerre naissait de l’ambition des nobles, qui, ne pouvant parvenir à le punir dans Rome, où il était défendu par la puissance des tribuns, voulaient que les consuls le conduisissent au loin pour l’opprimer à leur aise dans des lieux où il ne pouvait espérer d’appui. Il jugea, en conséquence, qu’il était de son intérêt, ou d’abolir le consulat, ou de limiter tellement son pouvoir, que cette autorité ne pût s’étendre sur le peuple, ni au dehors, ni dans les murs de Rome. Le premier qui proposa cette loi fut le tribun Terentillus ; il demanda que l’on créât cinq citoyens chargés d’examiner l’autorité des consuls, et d’y imposer des limites. Cette proposition irrita profondément la noblesse, qui crut voir une véritable insulte à la majesté de l’empire dans l’abaissement auquel on voulait la réduire en l’écartant du gouvernement de la république. Néanmoins l’opiniâtreté des tribuns fut tellement puissante, que le nom de consul fut aboli ; et après avoir essayé différentes mesures, on aima mieux établir des tribuns avec le pouvoir consulaire que de renommer des consuls ; c’était plutôt leur nom qu’on avait pris en haine, que leur autorité. Cette nouvelle magistrature subsista de longues années ; mais enfin le peuple, ayant reconnu son erreur, rétablit de nouveau ses consuls, comme les Florentins revinrent au conseil des dix.


CHAPITRE XL.


De la création du décemvirat à Rome ; de ce que cette institution a de remarquable, et comment, entre une infinité d’autres considérations, le même événement peut sauver ou renverser un État.


Dans le dessein où je suis de m’étendre particulièrement sur les événements que produisit dans Rome l’établissement du décemvirat, je ne crois pas superflu de rapporter d’abord tout ce qui résulta de cette institution, et j’examinerai ensuite parmi tous ces résultats ceux qui me paraissent les plus dignes d’être remarqués ; ils sont en grand nombre, et méritent une attention particulière de la part de ceux qui veulent maintenir une république dans sa liberté, et de ceux qui formeraient le projet de l’asservir ; car la suite de mon discours mettra dans tout leur jour les nombreuses erreurs que le sénat et le peuple commirent au préjudice de la liberté, et les fautes non moins nombreuses par lesquelles Appius, chef des décemvirs, nuisit à la tyrannie qu’il croyait déjà pouvoir établir dans Rome.

Après des contestations infinies et des débats sans terme entre le peuple et la noblesse, pour établir dans Rome des lois capables de maintenir la liberté dans l’État, les deux partis convinrent d’un commun accord d’envoyer Spurius Posthumius, avec deux autres citoyens, à Athènes, afin d’y prendre pour modèle les lois de Solon, et de les faire servir de base à celles qu’il conviendrait de donner à la république romaine. Ces députés se rendirent à Athènes, et à leur retour on procéda à la nomination de ceux qui seraient chargés d’examiner et de rédiger ces lois ; on choisit dix citoyens qui devaient rester en fonction pendant un an. Parmi eux se trouvait Appius Claudius, homme éclairé, mais turbulent. Afin qu’ils pussent procéder sans obstacle à la rédaction de ces nouvelles lois, on supprima dans Rome tous les autres magistrats, particulièrement les tribuns et les consuls ; on abolit l’appel au peuple, en sorte que cette nouvelle magistrature vint à être maîtresse souveraine dans Rome.

Appius, comblé en toute occasion des faveurs du peuple, réunit bientôt dans ses seules mains l’autorité de ses collègues. Il affectait les manières les plus populaires, et chacun s’étonnait qu’il eût changé sitôt de nature et de caractère, après avoir passé jusqu’alors pour le persécuteur le plus impitoyable du peuple. Les décemvirs montrèrent d’abord une grande modération : ils n’avaient que douze licteurs qui précédaient ordinairement celui qu’ils choisissaient pour les présider. Quoiqu’ils fussent investis d’une autorité absolue, ayant eu à condamner un citoyen romain pour assassinat, ils le citèrent par-devant le peuple, auquel ils abandonnèrent le soin de le juger.

Ils écrivirent leurs lois sur dix tables, et ils commencèrent par les exposer en public, afin que le peuple pût les lire et les discuter, et que si l’on y remarquait quelque chose de défectueux, ils pussent les corriger avant de les promulguer. Sur cela, Appius fit circuler dans Rome le bruit que si à ces dix tables on en ajoutait deux nouvelles, on leur donnerait toute perfection ; cette opinion, accréditée dans la ville, servit de prétexte au peuple pour prolonger le décemvirat d’une année, et il s’y porta d’autant plus volontiers, qu’il espérait ne plus voir le rétablissement des consuls, pouvoir se passer de l’appui des tribuns, et, comme nous venons de le dire, rester juge des affaires.

Lorsqu’on eut pris la résolution de renommer les décemvirs, toute la noblesse s’empressa pour obtenir cette magistrature. Appius se mit le premier sur les rangs ; il affectait dans ses démarches une telle popularité, qu’il commença à devenir suspect à ses collègues : Credebant enim haud gratuitam in tanta superbia comitatem fore. Mais incertains de pouvoir lui résister ouvertement, ils résolurent d’employer l’artifice, et quoiqu’il fût le plus jeune de tous, ils lui donnèrent le pouvoir de proposer au peuple les décemvirs futurs. Ils croyaient que se conformant à la conduite des autres, il ne se proposerait point lui-même ; démarche inusitée jusqu’à cette époque dans Rome, et qu’on y regardait comme une ignominie : Ille vero impedimentum pro occasione arripuit. Il se nomma le premier, au grand mécontentement de toute la noblesse, étonnée de son audace, et désigna ensuite ceux qu’il voulut pour collègues.

Cette nouvelle nomination, faite pour une autre année encore, commença à dessiller les yeux de la noblesse et du peuple ; car aussitôt Appius (finem fecit ferendæ alienæ personæ) ne cacha plus son orgueil, et inspira bientôt aux autres décemvirs les sentiments qui l’animaient. Pour exciter plus d’épouvante parmi le peuple et le sénat, au lieu de douze licteurs, ils en prirent cent vingt. Les craintes furent générales pendant quelques jours. Ils commencèrent bientôt à tenir le sénat en alarmes et à opprimer le peuple ; et si un citoyen maltraité par l’un d’entre eux en appelait aux autres, il encourait dans son appel une sentence plus rigoureuse encore que dans le premier jugement. Le peuple alors, reconnaissant sa faute, commença, dans son désespoir, à tourner ses regards vers les nobles : et inde libertatis captare auram, unde servitutem timendo, in eum statum rempublicam adduxerant. La noblesse jouissait de sa douleur, ut ipsi, tædio præsentium, consules desiderarent.

L’année venait de finir ; les deux nouvelles tables des lois étaient terminées, mais non publiées. Les décemvirs saisirent ce prétexte pour se maintenir dans leur charge ; ils retinrent le gouvernement par la violence, et se firent des satellites de la jeune noblesse, en lui donnant les biens de ceux qu’ils avaient condamnés : Quibus donis juventus corrumpebatur, et malebat licentiam suam, quam omnium libertatem.

Dans ces entrefaites, les Sabins et les Volsques déclarérent la guerre aux Romains. Les craintes que cette guerre fit naître montrèrent aux décemvirs toute la faiblesse de leur autorité ; ils ne pouvaient soutenir la lutte sans le sénat, et réunir le sénat leur semblait la ruine de leur puissance. Cependant, pressés par la nécessité, ils embrassèrent ce dernier parti. Lorsque les sénateurs furent rassemblés, un grand nombre d’entre eux s’élevèrent contre la tyrannie des décemvirs, particulièrement Valérius et Horatius.

Le décemvirat touchait à sa fin ; mais le sénat, toujours jaloux du peuple, ne voulut pas user de toute son influence ; il espérait que si les décemvirs déposaient volontairement leur magistrature, il serait possible de ne point rétablir les tribuns du peuple. La guerre fut donc résolue, et on mit en campagne deux armées commandées par une partie des décemvirs. Appius demeura dans Rome, chargé de la gouverner. C’est alors qu’il s’éprit de Virginie, et que, voulant l’arracher par force à sa famille, il réduisit son père Virginius à la poignarder lui-même pour la délivrer de ses mains. De là les tumultes qui s’élevèrent dans Rome et dans les deux armées, qui, se réunissant au reste de la multitude, se retirèrent sur le Mont sacré, où elles restèrent jusqu’à ce que les décemvirs eussent déposé leur charge, qu’on eût rétabli les tribuns et les consuls, et que la république eût recouvré les anciennes institutions protectrices de sa liberté.

On peut conclure de ce passage que le malheur de voir naître dans Rome une semblable tyrannie eut pour origine les mêmes causes qui produisent presque toutes les autres tyrannies dans un gouvernement, c’est-à-dire le désir trop ardent du peuple d’être libre, et celui non moins vif de la noblesse de dominer. Lorsque les deux partis ne s’accordent point pour établir une loi en faveur de la liberté, mais que l’un d’entre eux se laisse emporter à favoriser un citoyen, la tyrannie élève soudain sa tête hideuse. Le peuple et le sénat s’entendirent pour instituer les décemvirs ; mais ils ne les revêtirent de tant d’autorité que parce que chaque parti avait l’espoir, l’un d’éteindre le nom de consul, l’autre le nom de tribun. Aussitôt qu’ils furent établis, le peuple, qui crut voir dans Appius le soutien de ses droits et le fléau de la noblesse, répandit sur lui toutes ses faveurs. Lorsqu’un peuple en est venu à se tromper au point de mettre en crédit un citoyen pour qu’il puisse abattre les objets de sa haine, si ce favori du peuple est habile, il ne peut manquer de devenir le tyran de l’État. Il se servira d’abord du peuple pour détruire la noblesse, ensuite ; mais seulement après l’avoir détruite, il entreprendra d’opprimer le peuple à son tour ; et le peuple alors se trouvera esclave, sans savoir à qui recourir.

Telle est la marche qu’ont suivie tous les tyrans pour enchaîner une république. Si Appius avait su s’y conformer, sa tyrannie aurait jeté de plus profondes racines, et elle n’eût point été si promptement renversée ; mais sa conduite fut toute différente, et l’on ne pouvait agir avec plus d’imprudence. Pour retenir la tyrannie, il se fit l’ennemi de tous ceux qui la lui avaient mise entre les mains, et qui pouvaient la lui conserver, et l’ami de ceux qui n’avaient concouru en aucune manière à la lui donner, et qui n’auraient jamais pu le maintenir. Il perdit ainsi l’amitié de ceux qui d’abord avaient été ses amis, et chercha à gagner l’affection de ceux qui ne pouvaient pas l’être. Et, en effet, quoique les nobles aiment à tyranniser, ceux d’entre eux qui ne participent pas à la tyrannie sont toujours ennemis du tyran, qui ne peut jamais les gagner entièrement, tant sont vastes leur ambition et leur insatiable avarice ; car de quelques richesses, de quelques honneurs que puisse disposer un tyran, jamais il ne peut satisfaire au désir de tous. C’est ainsi qu’Appius, abandonnant le peuple pour se rapprocher de la noblesse, commit une erreur manifeste : pour retenir l’autorité par la force, il faut être plus fort que celui contre lequel on la dispute. Aussi les tyrans que favorise la multitude, et qui n’ont d’ennemis que la noblesse, jouissent d’une bien plus grande sécurité, parce que leur violence est soutenue par de plus grandes forces que ceux qui n’ont d’appui contre l’inimitié du peuple que l’amitié de la noblesse. Favorisés par le peuple, il leur suffit, pour se maintenir, des forces intérieures. C’est ainsi que Nabis, tyran de Sparte, attaqué par la Grèce entière et le peuple romain, put résister à leurs efforts. Après s’être assuré du petit nombre des nobles, et soutenu par l’affection du peuple, il ne craignit pas de se défendre. Il n’aurait osé l’entreprendre si le peuple avait été son ennemi.

D’un autre côté, lorsqu’on n’a que peu d’amis au dedans, les forces du pays ne peuvent suffire ; il faut aller chercher des appuis au dehors. Il y en a de trois espèces : l’une consiste dans les satellites étrangers destinés à la garde de votre personne ; l’autre dans les armes qu’on donne aux habitants des campagnes pour qu’ils rendent les mêmes services qu’auraient rendus les citoyens ; la troisième enfin, dans l’alliance avec des voisins puissants qui vous défendent. Celui qui suivrait cette marche sans s’en écarter pourrait encore, quoiqu’il eût le peuple pour ennemi, parvenir à se sauver.

Mais Appius ne pouvait gagner les habitants de la campagne ; car la montagne et Rome ne formaient qu’un même peuple, et ce qu’il pouvait, il ne sut point le faire : aussi son pouvoir s’écroula lorsqu’il s’élevait à peine.

Le peuple et le sénat commirent des erreurs graves dans l’institution des décemvirs. Et quoique, dans le chapitre qui traite du dictateur, j’aie avancé que les seuls magistrats dangereux pour la liberté sont ceux qui s’emparent eux-mêmes du pouvoir, et non ceux que nomme le peuple, néanmoins ce dernier, quand il établit de nouveaux magistrats, doit les instituer de manière à ce qu’ils éprouvent quelque crainte à se laisser corrompre.

Une surveillance active aurait dû entourer sans cesse les décemvirs, et les maintenir dans le devoir ; les Romains ne les surveillèrent pas. Ils devinrent dans Rome l’unique tribunal ; tous les autres furent abolis. Et, comme nous l’avons déjà dit, c’est ainsi que l’extrême désir qu’avaient, et le sénat d’abolir les tribuns, et le peuple de détruire les consuls, aveugla tellement le peuple et le sénat, qu’ils ne balancèrent point à concourir tous deux au désordre général.

Aussi, le roi Ferdinand disait que les hommes imitent souvent ces faibles oiseaux de rapine, qui poursuivent avec un tel acharnement la proie que la nature leur indique, qu’ils ne s’aperçoivent pas d’un autre oiseau plus fort et plus puissant qui s’élance sur eux pour les déchirer.

On verra donc par ce que je viens de dire, ainsi que je me l’étais proposé en commençant ce chapitre, dans quelles fautes le désir de sauver la liberté précipita le peuple romain, et celles que commit Appius pour s’emparer de la tyrannie.



CHAPITRE XLI.


Passer subitement de la modestie à l’orgueil, de la clémence à la cruauté, sans intermédiaire, c’est une conduite imprudente et sans but.


Parmi les moyens dont Appius se servit imprudemment pour conserver la tyrannie, un des plus remarquables fut de changer trop subitement de caractère et de direction. La dissimulation avec laquelle il sut tromper le peuple en feignant d’être son ami fut utile à ses vues ; il en est de même de la conduite qu’il tint pour faire renouveler le décemvirat ; on peut également applaudir à l’audace qu’il déploya, en osant se désigner lui-même, contre l’attente de la noblesse ; il fit bien encore de s’adjoindre des collègues à son choix ; mais il se conduisit avec imprudence, lorsqu’ayant réussi il changea tout à coup de caractère, et se montra l’ennemi du peuple, de son ami qu’il était ; lui, qu’on avait vu affable et accessible à tous, on le vit plein de roideur et d’orgueil, et il se jeta si subitement dans des défauts contraires à ses premières qualités, que la fausseté de son âme dut frapper sans peine les yeux les plus prévenus ; car celui qui pendant un certain temps a paru vertueux, et prétend se livrer sans contrainte à sa perversité naturelle, doit y parvenir par degrés. Il faut se servir de toutes les facilités que présente l’occasion, de manière qu’avant qu’une conduite tout à fait opposée vous ravisse les anciennes faveurs du peuple, vous en ayez acquis d’un autre côté tant de nouvelles, que votre autorité n’en souffre point d’atteinte. En vous conduisant d’une manière différente, vous vous trouvez à découvert, sans amis, et votre perte est assurée.



CHAPITRE XLII.


Combien les hommes peuvent aisément se corrompre.


Le décemvirat nous fournira encore un exemple de la facilité avec laquelle les hommes se laissent corrompre, et avec quelle promptitude ils changent de caractère, quoique d’un naturel heureux et cultivé par l’éducation. Il suffit de considérer comment toute cette jeunesse qu’Appius avait choisie pour l’avoir sans cesse autour de lui se familiarisa bientôt avec la tyrannie, et s’en déclara l’amie, séduite par les faibles avantages qu’elle en retirait ; il ne faut que voir également comment Quintus Fabius, l’un des membres du second décemvirat, homme renommé par ses vertus, mais que l’ambition aveugla un moment, se laissa séduire par la perversité d’Appius, abandonna la vertu pour se plonger dans le vice, et devint en tout l’émule de son collègue. Ces faits, mûrement examinés, engageront plus vivement encore les législateurs des républiques ou des royaumes à mettre un frein aux passions des hommes, en leur ôtant l’espoir de pouvoir impunément s’égarer.



CHAPITRE XLIII.


Ceux qui combattent pour leur propre gloire sont des soldats braves et fidèles.


Le sujet que nous venons de traiter montre encore la grande différence qui existe entre une armée satisfaite, qui combat pour sa propre gloire, et celle qui, déjà mal disposée, ne combat que pour servir l’ambition d’un maître. Aussi, les armées romaines, qui, sous leurs consuls, avaient toujours été victorieuses, furent toujours vaincues lorsqu’elles suivirent les décemvirs. Cet exemple peut démontrer également en partie l’inutilité des soldats mercenaires, qui n’ont d’autre lien qui les attache à vos intérêts que le faible salaire qu’ils reçoivent de vos mains. Ce motif n’est ni ne saurait être assez puissant pour les rendre fidèles et leur faire pousser l’attachement jusqu’à vouloir mourir pour vous. Les armées qui ne portent pas à celui pour lequel elles combattent une affection capable de lui donner un partisan dans chaque soldat, n’ont point assez de courage pour résister à un ennemi qui montrerait la moindre valeur. Et comme cet attachement et cette émulation ne peuvent exister que dans des sujets, il faut, lorsqu’on veut gouverner et maintenir un État, soit républicain, soit monarchique, armer ses peuples, ainsi que l’ont fait tous ceux dont les armées ont exécuté de grandes conquêtes.

Les Romains, sous les décemvirs, avaient bien le même courage ; mais comme leurs sentiments n’étaient plus les mêmes, leurs succès étaient également bien différents. Aussi, après l’abolition du décemvirat, à peine eurent-ils recommencé à combattre sous l’influence de la liberté, qu’ils déployèrent leur ancienne valeur, et par conséquent leurs entreprises furent couronnées du succès, selon leur ancienne coutume.



CHAPITRE XLIV.


Une multitude sans chef n’est d’aucune utilité, et il ne faut pas d’abord menacer, et demander ensuite l’autorité.


Après la mort de Virginie, le peuple romain s’était réuni en armes sur le Mont sacré. Le sénat lui envoya des messagers pour s’informer par quels ordres il avait abandonné ses chefs et s’était retiré en ce lieu. On avait tant de respect pour l’autorité du sénat, que le peuple, n’ayant point de chef à sa tête, n’osait répondre à cette demande. Et Tite-Live ajoute que ce n’était pas les raisons qui lui manquaient, mais quelqu’un qui osât prendre sur lui de répondre. Ce fait montre évidemment l’incapacité d’une multitude sans chef.

Virginius comprit d’où venait cette confusion, et par son ordre on créa vingt tribuns militaires, que l’on reconnu comme chefs, et qui furent chargés de répondre et de conférer avec le sénat. Le peuple alors demanda qu’on députât vers lui Horatius et Valérius, pour leur faire part de ses prétentions ; mais ces deux sénateurs ne voulurent se rendre sur le Mont sacré, que lorsque les décemvirs auraient déposé leur pouvoir ; et lorsqu’ils arrivèrent au lieu où la multitude était réunie, on leur dit que l’intention du peuple était qu’on rétablit d’abord les tribuns ; qu’on appelât devant lui de toutes les sentences des magistrats, et qu’on livrât en ses mains les décemvirs sans exception, afin qu’on pût les brûler vifs. Valérius et Horatius applaudirent aux premières demandes ; mais ils blâmèrent la dernière comme impie, en disant : Crudedelitatem damnatis, in crudelitatem ruitis. Ils conseillèrent donc au peuple de ne plus parler des décemvirs, mais de chercher à reconquérir sur eux la puissance et l’autorité, ce qui lui fournirait des moyens certains de satisfaire sa vengeance.

On voit clairement par cet exemple combien il y a d’imprudence et de folie, en demandant une chose, de dire d’abord : Je veux m’en servir contre vos intérêts. Il ne faut point ainsi manifester tout à coup son dessein, mais s’efforcer d’obtenir à tout prix ce que l’on désire. C’est ainsi qu’en demandant ses armes à un homme, on ne doit pas lui dire : Je veux m’en servir pour te tuer ; mais une fois qu’on les a en main, on peut satisfaire sans peine son désir.



CHAPITRE XLV.


C’est donner on mauvais exemple que de ne pas observer une loi, surtout lorsqu’on en est l’auteur ; et renouveler chaque jour les offenses envers le peuple ne peut qu’offrir les plus grands dangers à celui qui gouverne.


Cet accord arrêté, et Rome rétablie dans son ancienne constitution, Virginius cita Appius devant le peuple pour y défendre sa cause. Il comparut accompagné d’une foule de nobles. Virginius ordonna qu’on le mît en prison. Appius commença à jeter des cris et à en appeler au peuple : Virginius prétend qu’il n’est pas digne d’avoir recours à cet appel qu’il a lui-même détruit, et d’obtenir pour défenseur ce peuple qu’il a si cruellement offensé. Appius répond à son tour qu’on ne doit pas violer cet appel, dont on a rétabli l’usage avec un si vif empressement. Cependant il fut mis en prison, et, avant le jour du jugement, il se tua lui-même. Quoique les crimes d’Appius méritassent les plus grands supplices, ce n’en était pas moins porter atteinte à la liberté que de violer les lois à son égard, et particulièrement celle qui venait d’être établie ; car le plus funeste exemple qu’on puisse, à mon avis, donner dans un État, c’est de créer une loi et de ne point l’observer, surtout quand elle est violée par ceux qui l’ont faite.

Après l’année 1494, la république de Florence avait réformé son gouvernement par l’influence du frère Jérôme Savonarola, homme dont les écrits témoignent la science, la sagesse et la vertu. Parmi les règlements établis pour assurer la liberté des citoyens, il y avait une loi qui permettait d’appeler au peuple de tous les jugements rendus pour crime d’État par le conseil des huit ou par la seigneurie. Cette loi, que Savonarola avait conseillée longtemps et qu’il n’obtint qu’avec difficulté, était à peine confirmée, que cinq citoyens furent mis à mort par la seigneurie pour attentat contre la sûreté de l’État, ils voulurent former appel ; mais on ne le permit pas, et la loi fut violée. Cet événement, plus qu’aucun autre, diminua le crédit du frère Jérôme. S’il regardait l’appel comme utile, il devait faire observer la loi ; s’il lui paraissait inutile, il ne devait pas employer tant d’efforts pour la faire passer.

On fut d’autant plus frappé de cet événement, que, dans toutes les prédications que fit Savonarola après qu’on eut violé la loi, on ne l’entendit jamais ni blâmer ni excuser ceux qui l’avaient ainsi foulée aux pieds, parce qu’il ne voulait pas désapprouver une chose qui tournait à son avantage et qu’il ne pouvait excuser. C’est ainsi qu’il dévoila son caractère factieux et l’ambition de son âme, qu’il perdit tout son crédit, et s’attira le blâme général.

Rien encore n’est plus funeste dans un État que de réveiller chaque jour, dans le cœur des citoyens, de nouveaux ressentiments par des outrages prodigués sans cesse à tels ou tels d’entre eux, ainsi qu’il arriva dans Rome après le décemvirat. En effet, tous les décemvirs, ainsi qu’un grand nombre d’autres citoyens, furent, en divers temps, accusés et condamnés. L’épouvante était universelle parmi les nobles, qui ne voyaient de terme à ces condamnations que la destruction de toute la noblesse. Il en serait résulté pour la république les inconvénients les plus désastreux, si le tribun Marcus Duellius n’y eût mis un terme par un édit qui interdisait, pendant un an, à qui que ce fût, la faculté de citer ou d’accuser aucun citoyen romain, ce qui rendit aux nobles toute leur sécurité.

On voit par cet exemple combien il est dangereux pour une république ou pour un prince de tenir l’esprit des citoyens dans les terreurs continuelles, en faisant planer sans cesse sur eux les outrages et les supplices. Rien de plus dangereux qu’une pareille conduite ; car les hommes qui commencent à trembler pour eux-mêmes se précautionnent à tout prix contre les dangers ; leur audace s’accroît, et bientôt rien ne les arrête dans leurs tentatives.

Il est donc nécessaire ou de n’offenser personne, ou de satisfaire à la fois tous ses ressentiments, puis de rassurer les citoyens, et de leur rendre la confiance et la tranquillité.


CHAPITRE XLVI.


Les hommes se jettent d’une ambition dans une autre ; on cherche d’abord à se préserver des offenses, et ensuite à opprimer ses rivaux
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Le peuple romain avait recouvré sa liberté et repris sa première place ; ses priviléges mêmes s’étaient étendus, grâce aux nombreuses lois dont on avait fortifié sa puissance ; on pouvait donc espérer avec raison que Rome jouirait enfin de sa tranquillité. Cependant l’expérience prouva bientôt le contraire : chaque jour voyait naître de nouveaux désordres ou de nouvelles dissensions. Et comme Tite-Live, avec sa sagesse ordinaire, fait connaître les causes qui occasionnèrent ces troubles, je crois à propos de répéter ici ses propres paroles. Le peuple, ou la noblesse, dit-il, témoignait d’autant plus d’orgueil que son adversaire montrait plus de modération. Le peuple jouissait-il tranquillement de ses droits, la jeune noblesse commençait à l’insulter. Les tribuns, dont le pouvoir même était outragé, ne pouvaient s’y opposer que faiblement. De leur côté, les nobles, quoiqu’ils trouvassent un peu d’emportement dans la conduite des plus jeunes d’entre eux, voyaient sans peine, puisqu’on devait passer les bornes, que les leurs se livrassent à ces excès plutôt que le peuple. C’est ainsi que la chaleur avec laquelle chaque parti défendait sa liberté était cause que toujours l’un d’entre eux était opprimé ; car la marche ordinaire de ces événements, c’est que les hommes, en cherchant à se mettre à l’abri de la crainte, commencent dès lors à se faire redouter ; l’offense qu’ils écartent loin d’eux, ils la rejettent sur leurs adversaires, comme s’il fallait nécessairement être oppresseur ou opprimé.

On voit par là de quelle manière les républiques se détruisent, et comment les hommes n’abandonnent l’objet de leur ambition que pour en poursuivre un autre ; cela prouve également la vérité de cette sentence que Salluste met dans la bouche de César : Quod omnia mala exempta bonis initiis orta sunt.

Ainsi que nous l’avons dit plus haut, les citoyens, qui dans une république se livrent à toute leur ambition, cherchent d’abord à se mettre à l’abri des atteintes non-seulement des simples particuliers, mais même des magistrats. Ils essayent de se faire des amis, et, pour y parvenir, ils emploient des moyens en apparence légitimes ; ils leur prêtent de l’argent dans le besoin ; ils les défendent des attaques des hommes puissants ; ces moyens, qui offrent l’apparence de la vertu, trompent facilement tous les yeux, et l’on ne songe point à porter remède au mal. Parvenus sans obstacles, par une conduite persévérante, à ce degré d’élévation, les ambitieux acquièrent une telle importance, qu’ils se font redouter des simples citoyens et respecter des magistrats. Arrivés à ce point sans qu’on se soit d’abord opposé à leur puissance, ils se trouvent tellement affermis, qu’il devient extrêmement dangereux de chercher même à les ébranler ; et j’en ai déjà dit les raisons en parlant du danger qu’il peut y avoir à tenter de détruire un abus qui a déjà jeté de profondes racines dans un gouvernement ; car alors l’état des choses est tel qu’il faut ou tâcher de déraciner cet abus, au risque d’une ruine soudaine, ou le laisser croître, et se courber sous le joug d’une servitude inévitable, à moins que la mort ou quelque événement heureux ne vienne vous rendre à la liberté. Lorsque les citoyens et les magistrats mêmes tremblent devant un de leurs égaux, et qu’ils craignent de lui faire outrage, ainsi qu’à ses amis, ils sont bien près de rendre la justice ou de prodiguer les offenses au gré de ses caprices.

Ainsi, l’une des institutions les plus importantes d’un État doit être celle qui veille à ce que les citoyens, sous ombre de faire le bien, ne puissent se livrer au mal, et qu’ils ne jouissent que de ce crédit qui peut être utile et non nuisible à la liberté, ce que nous discuterons en son lieu.



CHAPITRE XLVII.


Les hommes, quoique sujets à se tromper sur les affaires générales, ne se trompent guère sur les affaires particulières.


Le peuple romain, fatigué, ainsi que nous l’avons dit, du nom de consul, voulait que les plébéiens pussent parvenir au consulat, ou qu’on en limitât l’autorité ; la noblesse, pour ne point avilir le pouvoir consulaire en faisant droit à l’une de ces deux demandes, prit un terme moyen, et consentit à la création de quatre tribuns revêtus de l’autorité des consuls et tirés indifféremment du sein de la noblesse ou du peuple. Les plébéiens triomphants crurent avoir renversé le consulat, et s’être élevés eux-mêmes à ce haut degré de puissance. Mais un fait digne de remarque, c’est que lorsqu’on procéda à l’élection de ces tribuns, le peuple romain ne nomma que des nobles, quoiqu’il eût pu les choisir tous dans son sein. C’est à cette occasion que Tite-Live dit : Quorum comitiorum eventus docuit alios animos in contentione libertatis et honoris, alios secundum deposita certamina, in incorrupto judicio esse.

Si l’on examine d’où naît cette différence, on verra qu’elle procède, je pense, de ce que les hommes qui se trompent souvent sur les résultats généraux d’une mesure sont moins sujets à l’erreur sur un fait particulier. Les plébéiens étaient persuadés en général qu’ils méritaient le consulat, parce qu’ils étaient plus nombreux dans la ville, et exposés à plus de périls dans la guerre, et parce que Rome ne devait sa liberté et sa puissance qu’à leur bras. Cette prétention leur paraissait raisonnable ; ils voulurent donc obtenir ce pouvoir par tous les moyens. Mais lorsqu’il fallut peser en particulier le mérite de chacun, ils connurent toute leur faiblesse, et jugèrent que nul ne méritait individuellement les honneurs dont tous ensemble ils se croyaient dignes. Alors rougissant d’eux-mêmes, ils eurent recours à ceux qui méritaient leur suffrage. Et Tite-Live, frappé à juste titre d’admiration pour cette conduite, s’écriait : Hanc modestiam æquitatemque et altitudinem animi ubi nunc in uno inveneris, quæ tunc populi universi fuit ?

Pour fortifier cet exemple, je puis en rapporter un autre extrêmement remarquable ; c’est ce qui se passa à Capoue après qu’Annibal eut complètement battu les Romains à Cannes. Cette défaite avait mis en flamme toute l’Italie ; Capoue même était sur le point de se soulever, tant était forte la haine qui animait le peuple contre le sénat. Pacuvius Calanus occupait en ce moment la première magistrature : prévoyant l’imminence de la révolution qui menaçait la ville, il essaya par son crédit de réconcilier le peuple et le sénat. Affermi dans cette résolution, il fit assembler les sénateurs, leur exposa la haine que le peuple nourrissait contre eux, le danger qu’ils couraient d’être massacrés, et de voir la ville livrée à Annibal, par suite des revers des Romains. Il ajouta que, s’ils voulaient le laisser agir, il espérait parvenir à réconcilier les deux ordres ; mais qu’il fallait qu’il pût les enfermer dans le palais, parce que le moyen de les sauver était de laisser croire au peuple qu’il pouvait les punir.

Les sénateurs se rendirent à cette proposition ; Pacuvius alors convoqua le peuple, et après avoir enfermé le sénat dans le palais, il dit aux citoyens assemblés que le moment était enfin arrivé de dompter l’orgueil de la noblesse, et de se venger des injures qu’ils en avaient reçues ; qu’en conséquence il avait renfermé tout le sénat sous sa garde ; mais que, comme il ne croyait pas que leur intention fût de laisser la ville sans gouvernement, il était nécessaire, puisqu’ils voulaient massacrer les anciens sénateurs, d’en créer de nouveaux ; qu’il avait mis les noms de tous les sénateurs dans une bourse ; qu’il allait commencer en leur présence à les en tirer, et qu’à mesure qu’il en sortirait un, on le ferait mourir aussitôt qu’on lui aurait trouvé un successeur.

Il commence alors à tirer le nom d’un sénateur : à ce nom un cri universel s’élève ; on l’accuse d’orgueil, d’arrogance et de cruauté. Pacuvius demande soudain qu’on le remplace : toute l’assemblée rentre dans le silence. Au bout de quelques instants, le nom d’un candidat est prononcé : en l’entendant, l’un commence à siffler, l’autre à rire ; chacun lui adresse un reproche. Après plusieurs épreuves successives, tous ceux qu’on avait désignés furent jugés indignes du rang de sénateur. Pacuvius en prit alors occasion de leur dire : « Puisque vous êtes persuadés que cette ville serait en péril sans un sénat, et que vous ne pouvez vous accorder pour choisir de nouveaux sénateurs, je crois qu’il vaudrait bien mieux vous réconcilier avec les anciens ; car l’épouvante où vous venez de les plonger les aura tellement humiliés, que sans doute vous trouverez désormais en eux cette douceur et cette modération que vous cherchez dans d’autres. » Le peuple suivit cet avis, les deux partis se réconcilièrent, et il reconnut l’erreur dans laquelle il était, lorsqu’il fallut en venir à l’examen des individus.

Les peuples sont encore sujets à se tromper lorsqu’ils jugent les événements et leurs résultats d’une manière générale, et ne s’aperçoivent de leur erreur que lorsqu’ils les examinent en particulier.

En 1494, les principaux citoyens de la ville de Florence avaient été chassés ; il n’y avait plus de gouvernement régulier ; c’était plutôt une anarchie livrée à l’ambition du premier audacieux. Chaque jour l’État s’enfonçait dans l’abîme, et la foule du peuple, effrayée de sa chute, en accusait, ne soupçonnant pas une autre cause, l’ambition de quelque homme puissant qui nourrissait les désordres dans l’espoir d’établir un gouvernement à sa convenance, et d’attenter ensuite à la liberté. Les mécontents, réunis sur les places et dans les loges, médisaient d’une foule de citoyens et les menaçaient, si jamais ils pouvaient faire partie de la seigneurie, de découvrir leurs artifices et de les en punir. Il arrivait souvent que l’un d’entre eux montait aux suprêmes magistratures ; parvenu une fois à cette élévation, et voyant les choses de plus près, il apercevait les sources du mal ainsi que les périls dont l’État était menacé et la difficulté d’y remédier. Convaincu alors que le désordre provenait, non de la faute des hommes, mais de celle des temps, il changeait aussitôt de langage et de conduite, parce que la connaissance des causes particulières le guérissait de cette erreur qu’il avait adoptée en ne considérant que les effets en général ; de sorte que ceux qui l’avaient d’abord entendu parler lorsqu’il n’était que simple particulier, et qui le voyaient si tranquille depuis qu’il était parvenu aux suprêmes dignités, attribuaient ce changement, non à une connaissance plus parfaite des affaires, mais à l’intrigue et à la corruption dont les grands avaient usé envers lui. Ces changements furent si fréquents et se firent remarquer chez tant de citoyens, qu’ils donnèrent lieu à un proverbe qui disait : « Ces hommes ont deux façons de penser, l’une pour la place publique, l’autre pour le palais. »

Si l’on examine donc ce que je viens de dire, on verra qu’il est aisé de faire ouvrir les yeux au peuple lorsqu’il se trompe en examinant les objets en masse ; il suffit de lui donner le moyen de descendre à un jugement particulier, ainsi que fit Pacuvius à Capoue, et le sénat à Rome.

Je crois encore pouvoir conclure qu’un homme sage ne doit point appréhender le jugement du peuple dans les affaires particulières, telles que la distribution des emplois et des dignités ; car c’est en cela seul que le peuple ne se trompe point ; ou si du moins il se trompe quelquefois, ces exemples sont si rares, qu’un petit nombre de citoyens seraient sujets à de bien plus fréquentes erreurs, si le soin de ces distributions leur était confié. Et je ne regarde pas comme une chose superflue de faire voir dans le chapitre suivant la conduite que tenait le sénat pour égarer le peuple dans les élections.



CHAPITRE XLVIII.


Pour empêcher qu’une magistrature ne soit donnée à un méchant ou à un homme incapable, il faut la faire briguer par un homme plus pervers et plus incapable encore, ou par l’homme le plus illustre et le plus vertueux.


Quand le sénat craignait que les tribuns armés de la puissance consulaire ne fussent tirés du sein du peuple, il usait de l’un de ces deux moyens : ou il faisait briguer cette dignité par les hommes les plus renommés de la république, ou bien il corrompait quelque plébéien sordide et sans aveu, et l’engageait à se mêler aux autres plébéiens d’un mérite supérieur qui la sollicitaient ordinairement, et à la demander ainsi qu’eux. Dans ce dernier cas le peuple aurait rougi d’accorder ; dans le premier, il avait honte de refuser. Cela rentre encore dans le sujet du précédent chapitre, où j’ai prouvé que le peuple se trompe sur les objets généraux, mais qu’il est éclairé sur les particuliers.


CHAPITRE XLIX.


Si les villes libres dès leur naissance, telles que Rome, ont de la peine à établir des lois qui conservent leur liberté, cela est presque impossible pour celles qui sont nées dans la servitude.


La marche et les progrès de la république romaine prouvent combien il est difficile d’organiser un gouvernement libre, où toutes les lois ne tendent qu’au maintien de la liberté. Malgré la multitude de toutes celles qu’avaient d’abord données Romulus, Numa, Tullus Hostilius, puis Servius, et en dernier lieu les décemvirs, dont l’établissement n’avait pas d’autre objet, chaque jour la marche du gouvernement découvrait quelque nouveau besoin qui exigeait la création d’institutions nouvelles.

C’est ce qui arriva lorsqu’on établit les censeurs, que l’on peut regarder comme un des remparts les plus fermes que Rome ait élevés pour protéger sa liberté, tant que sa liberté exista ; devenus en effet les suprêmes arbitres des mœurs des citoyens, ils furent une des causes les plus puissantes qui retardèrent la corruption du peuple romain.

On commit bien une faute dès l’origine même de cette magistrature en l’établissant pour cinq années ; mais peu de temps après cette faute fut réparée par la sagesse de Mamercus, dictateur, qui par une nouvelle loi réduisit la durée de cette charge à dix-huit mois. Les censeurs qui se trouvaient alors en exercice furent tellement irrités de cette mesure, qu’ils exclurent Mamercus du sénat ; conduite qui fut généralement désapprouvée et par le peuple et par les patriciens. Et comme on ne dit pas que Mamercus ait pu éviter cet outrage, il faut ou que l’histoire soit ici incomplète, ou que les lois romaines fussent défectueuses en cette partie ; car il ne faut pas qu’une république soit organisée de manière à ce qu’un citoyen, pour avoir osé promulguer une loi conforme à un gouvernement libre, soit exposé à en être puni sans pouvoir se défendre.

Mais pour en revenir à l’objet de ce chapitre, je dis que, par la création de cette nouvelle magistrature, on voit que si les États dont les commencements furent libres, et qui, comme Rome, se sont gouvernés eux-mêmes, ont eu tant de peine à trouver des lois propres à maintenir leur liberté, il ne faut pas s’étonner si les villes qui prirent naissance au sein de l’esclavage ont rencontré, je ne dirai pas de la difficulté, mais de l’impossibilité à jamais organiser une constitution qui leur assurât la liberté et la tranquillité. La ville de Florence en est un exemple. Son origine fut dépendante de l’empire romain : accoutumée à vivre sous le gouvernement d’un maître, elle resta longtemps assujettie et sans s’occuper de sa propre existence ; ayant trouvé depuis l’occasion de respirer, elle commença à établir une constitution qui lui fût propre ; mais ces nouvelles institutions, mêlées avec les anciennes, qui ne valaient rien, ne purent pas non plus être bonnes. C’est ainsi que pendant une période de deux cents ans, dont on possède des traditions certaines, elle languit sans avoir eu jamais de gouvernement qui ait pu lui faire donner avec raison le nom de république.

Les difficultés qu’elle a trouvées dans son sein, on les retrouve dans toutes les cités qui ont eu les mêmes commencements ; et quoique bien souvent les libres suffrages du peuple aient confié à un petit nombre de citoyens le pouvoir d’y établir la réforme, cette réforme n’a jamais été organisée pour l’utilité commune, mais elle l’a toujours été à l’avantage d’un parti ; en sorte qu’au lieu de remettre l’ordre dans la cité, on n’a fait qu’accroître le désordre.

Pour citer à cet égard un exemple particulier, je dis que, parmi les considérations qui doivent fixer la pensée du fondateur d’un État, une des plus importantes est de savoir dans quelles mains il dépose le droit de punir de mort les citoyens. Les institutions romaines étaient admirables sur ce point : ordinairement on pouvait en appeler au peuple ; mais s’il arrivait une circonstance impérieuse où il fût dangereux d’accueillir l’appel et de surseoir à l’exécution, on nommait soudain un dictateur, qui faisait exécuter sur-le-champ la sentence ; remède auquel les Romains n’eurent jamais recours que dans une nécessité pressante.

Mais à Florence, et dans les autres villes d’une origine semblable, et habituées comme elle à la servitude, ce pouvoir terrible était confié à un étranger commis par l’État pour remplir cet office. Quand par la suite ces villes eurent conquis leur indépendance, elles continuèrent à confier ce droit à un étranger, auquel on donnait le titre de capitaine. Cet emploi présentait les plus grands dangers, par la facilité qu’avaient les citoyens puissants de corrompre celui qui le remplissait. Mais le temps ayant amené de nombreuses modifications dans le gouvernement de l’État, on établit huit citoyens pour remplir les fonctions du capitaine. Ce changement ne fit que rendre cette institution plus mauvaise encore, de mauvaise qu’elle était déjà, par la raison que nous avons déjà dite, que le petit nombre est toujours l’instrument du petit nombre et des citoyens puissants.

Venise a su se préserver de ce danger : elle a établi le conseil des Dix, qui peut sans appel punir tous les citoyens. Comme son autorité pourrait être trop faible contre des hommes puissants, quoiqu’il ait cependant le pouvoir de les punir, on a établi les quaranties ; et l’on a voulu de plus que le conseil des pregadi, qui est le sénat, eût le droit de punir les coupables ; de sorte que comme les accusateurs ne manquent pas, il se trouve aussi toujours des juges pour contenir les hommes puissants.

Lorsqu’on voit donc la république romaine, qui dut à sa propre sagesse et à celle de tant d’illustres citoyens les belles institutions qui la régissaient, forcée chaque jour par les événements d’établir de nouvelles lois en faveur de la liberté, il ne faut pas s’étonner si dans d’autres États dont les commencements furent plus désordonnés, il s’élève de telles difficultés, qu’il soit toujours impossible d’y rétablir l’ordre.



CHAPITRE L.


Un conseil ni un magistrat ne doivent pouvoir entraver les affaires d’un État.


T. Quintius Cincinnatus et Cn. Julius Mentus étaient consuls, et leur désunion avait suspendu toutes les affaires de la république. Le sénat alors les pria instamment de nommer un dictateur qui pût du moins exécuter ce que leur inimitié ne permettait pas de faire. Mais les consuls, qui ne pouvaient s’accorder sur rien, n’étaient du même avis que sur un seul point, celui de ne pas nommer de dictateur. Alors le sénat, n’ayant plus d’autre recours, implora l’appui des tribuns, qui, soutenus de leur côté par l’autorité du sénat, forcèrent les consuls d’obéir.

D’abord, il faut remarquer ici l’utilité du tribunat, qui ne se bornait pas à mettre un frein aux prétentions que les nobles déployaient contre le peuple, mais encore à celles qu’ils élevaient entre eux.

En second lieu, il ne faut jamais, dans un État, que l’on permette au petit nombre de prendre aucune de ces résolutions qui sont ordinairement nécessaires au maintien de la république. Ainsi, par exemple, avez-vous donné à un conseil le pouvoir de distribuer des honneurs et des grâces, ou à un magistrat celui de traiter une affaire ; il faut ou lui imposer l’obligation de la terminer d’une manière quelconque, ou pourvoir à ce qu’un autre puisse ou doive remplir son devoir s’il refuse de l’accomplir ; sans cela cette institution deviendrait défectueuse et pleine de danger, comme il serait arrivé à Rome, si l’on n’avait pu opposer le pouvoir des tribuns à l’obstination des deux consuls.

Dans la république de Venise, c’est le grand conseil qui distribue les honneurs et les emplois. Il arrivait quelquefois que tout le conseil, par ressentiment ou par quelque fausse suggestion, ne voulait donner de successeurs ni aux magistrats qui gouvernaient la ville, ni à ceux qui au dehors administraient l’État. C’était une source de désordres sans cesse renaissants, parce que toutes les villes dépendantes, et la capitale elle-même, manquaient tout à la fois de magistrats légitimes ; et l’on ne pouvait sortir de cette confusion qu’en parvenant à satisfaire la majorité de ce conseil ou à la tromper. Cette institution funeste eût entraîné la chute de l’État, si des citoyens sages n’y eussent remédié. Ils saisirent une occasion favorable, et firent passer une loi qui portait que tous les magistrats qui existaient au dedans ou au dehors de la ville ne cesseraient jamais leurs fonctions que lorsqu’ils auraient été remplacés. C’est par cette mesure qu’on arracha au conseil la facilité d’exposer la république à un péril certain, en entravant la marche des affaires publiques.


CHAPITRE LI.


Une république ou un prince doivent paraître exécuter par grandeur d’âme ce qu’ils font par nécessité.


Les hommes que la prudence dirige savent se faire un mérite de toutes leurs actions, même de celles auxquelles la nécessité les contraint. Le sénat de Rome se conduisit avec sagesse lorsqu’il décida qu’on entretiendrait aux dépens du public les hommes qui combattaient pour l’État, et qui jusqu’alors avaient fait la guerre à leurs frais. Le sénat voyait bien qu’en maintenant ce dernier usage, il ne pourrait faire de longues guerres, ni par conséquent assiéger aucune ville, ni conduire les armées loin de Rome, entreprises dont la nécessité était évidente à ses yeux : il ne balança pas à donner aux troupes une solde ; mais il s’y prit de manière à se faire un mérite de la nécessité qui l’y contraignait. Cette faveur fut tellement agréable à la multitude, que Rome entière se livra aux transports de la joie la plus effrénée ; ce bienfait parut si important à ses yeux, qu’elle n’aurait jamais osé l’espérer, qu’elle n’aurait même jamais cherché à l’obtenir d’elle-même. Et quoique les tribuns s’efforçassent d’atténuer cette faveur en faisant voir qu’une semblable mesure, loin d’alléger les charges du peuple, ne faisait qu’aggraver son sort, puisqu’il serait nécessaire d’établir de nouveaux impôts pour subvenir à cette solde, néanmoins ils ne purent empêcher le peuple de l’accepter avec reconnaissance. Le sénat même sut encore ajouter à ce bienfait, par la manière dont l’impôt fut réparti, car les charges les plus considérables furent imposées à la noblesse, et elles furent les premières acquittées.


CHAPITRE LII.


Le moyen le plus sûr et le moins tumultueux de réprimer l’ambition d’un citoyen qui devient tout-puissant dans un État, c’est de le devancer dans les voies mêmes qu’il a prises pour parvenir à la grandeur.


On voit, par le chapitre précédent, quel crédit le sénat acquit sur le peuple en se parant, comme d’un bienfait, de la paye qu’il lui avait accordée, ainsi que de la manière dont il avait assis les impôts. Si la noblesse eût toujours persévéré dans les mêmes sentiments, toute cause de trouble disparaissait à jamais de la ville ; les tribuns perdaient l’influence qu’ils avaient auprès du peuple, et, par une conséquence nécessaire, toute leur autorité. Il est d’ailleurs certain que dans une république, et surtout dans celles qui sont corrompues, on ne peut employer un moyen plus sûr, plus facile, plus exempt de tumulte, pour s’opposer à l’ambition d’un citoyen, que de le devancer dans tous les chemins par lesquels on le voit marcher au but qu’il s’est marqué. Si l’on se fût servi de ces mesures contre Côme de Médicis, ses adversaires s’en seraient bien mieux trouvés que de le chasser de Florence ; et si les citoyens qui lui disputaient le pouvoir avaient pris comme lui le parti d’être les bienfaiteurs du peuple, ils seraient parvenus sans bruit et sans violence à faire tomber de ses mains les armes dont il se prévalait le plus.

Pierre Soderini s’était acquis la plus haute réputation dans Florence par les seuls soins qu’il mettait à protéger le peuple, et il passait dans l’esprit de la multitude pour l’ami le plus sincère de la liberté. Certes il était bien plus facile, bien plus généreux aux citoyens auxquels sa puissance portait ombrage, il était bien moins dangereux pour eux et pour l’État même de le devancer dans les chemins par lesquels il s’élevait à la grandeur, que de chercher à le heurter de front, afin d’entraîner dans sa ruine le reste de la république. S’ils avaient rendu nulles entre ses mains les armes qui faisaient toute sa force, et cela leur était bien facile, ils auraient pu, dans tous les conseils, dans toutes les assemblées publiques, s’opposer à lui sans crainte, et sans être retenus par aucune considération. On dira peut-être que si les citoyens, que la haine animait contre Soderini, commirent une erreur grave en ne le devançant pas dans l’emploi des moyens par lesquels il étendait son influence parmi le peuple, Pierre, de son côté, ne fit pas une faute moins grande en négligeant à son tour de prévenir ses adversaires en tournant contre eux les armes dont ils le menaçaient. Mais Soderini mérite qu’on l’excuse sur ce point, et parce qu’il lui était difficile de suivre cette conduite, et parce qu’il n’eût pu le faire avec honneur : en effet, les moyens dont on se servit pour le renverser, et avec lesquels, après l’avoir combattu, on finit par précipiter sa ruine, consistaient à favoriser les Médicis. L’honneur s’opposait à ce qu’il prît ce parti, parce qu’il n’aurait pu, sans se perdre de réputation, aider à la ruine de cette liberté, dont la garde lui était confiée. De plus, il aurait fallu favoriser les Médicis ouvertement et tout d’un coup, et ce parti l’aurait exposé à de plus grands périls encore ; car, de quelque manière qu’il se fût montré l’ami des Médicis, il serait devenu suspect et odieux au peuple, et ses ennemis, plus que jamais, auraient eu l’occasion de le perdre.

Ainsi, les hommes doivent considérer un parti sous toutes ses faces, et en peser avec soin les inconvénients et les dangers, et ne point l’embrasser lorsqu’ils y voient plus de périls que d’utilité, alors même qu’ils seraient certains de faire adopter leur résolution. En agissant d’une manière différente, on s’exposerait au danger qu’éprouva Cicéron lorsque, voulant détruire l’influence d’Antoine, il ne fit que l’augmenter. Antoine avait été déclaré ennemi du sénat ; il rassembla soudain une armée formidable, composée en grande partie de soldats qui avaient marché sous les aigles de César. Cicéron, pour lui enlever ses soldats, exhorta le sénat à donner toute sa confiance à Octave, et à l’envoyer avec l’armée de la république et les consuls contre Marc-Antoine, alléguant pour motif qu’à peine les soldats, qui suivaient leur ennemi, auraient entendu le nom d’Octave, neveu du dictateur, et qui se faisait aussi nommer César, ils déserteraient le parti opposé et se réuniraient à Octave, de manière que Marc-Antoine, dépouillé de tous ses partisans, serait facilement renversé. L’avis de Cicéron eut une issue tout opposée à celle qu’on présumait. Marc-Antoine sut gagner Octave, et tous deux se réunirent aux dépens de Cicéron et du sénat ; alliance funeste, qui perdit pour jamais le parti des grands. Rien n’était plus facile à prévoir. Ce n’était pas le conseil de Cicéron qu’il fallait suivre ; mais c’était le nom de César qu’on devait craindre, ce nom dont la gloire avait dissipé tous ses ennemis, et qui lui avait acquis dans Rome un pouvoir suprême ; et l’on ne devait attendre des héritiers du dictateur ou de ses complices rien de favorable à la liberté.



CHAPITRE LIII.


Souvent le peuple désire sa ruine, trompé par la fausse apparence ; et rien n’est plus facile que de l’entraîner par de vastes espérances et des promesses éblouissantes.


Après la prise de Véïes, le bruit se répandit parmi le peuple romain qu’il serait avantageux pour Rome que la moitié de ses habitants allât habiter Véïes. On faisait valoir la richesse du pays où était située la ville, le grand nombre de ses édifices, son voisinage de Rome ; cette mesure pouvait facilement enrichir la moitié du peuple romain, et, vu la proximité de Rome, elle n’apportait aucun délai dans le cours des affaires civiles. Cette proposition, au contraire, parut au sénat et aux citoyens les plus éclairés, non-seulement sans avantage, mais tellement dangereuse, qu’ils disaient hautement qu’ils aimaient mieux souffrir la mort que de donner leur assentiment à une telle mesure. Les plus violents débats s’élevèrent bientôt, et le peuple, indigné contre le sénat, allait prendre les armes et répandre du sang, si le sénat ne s’était fait un bouclier de plusieurs citoyens respectables par leur âge et par leurs lumières ; le respect que le peuple avait pour eux arrêta sa fureur, et il ne poussa pas plus loin l’insolence de ses prétentions.

Il faut ici remarquer deux choses : la première, que le peuple, séduit par l’image d’un bien trompeur, désire trop souvent sa propre ruine ; et que si quelqu’un qui mérite toute sa confiance ne l’éclaire pas sur ce qui peut lui nuire ou lui être avantageux, l’État se trouve exposé aux dangers les plus imminents. Si le sort voulait que le peuple ne se fiât à personne, ainsi qu’il est quelquefois arrivé, pour avoir été trompé, ou par les hommes, ou par les événements, l’État ne pourrait éviter sa ruine. C’est à cette occasion que Dante, dans son livre De monarchiâ, dit que souvent le peuple a crié : Vive ma mort ! et périsse ma vie !

De ce défaut de confiance il arrive parfois qu’une république n’ose prendre un parti avantageux, comme je l’ai fait voir en parlant des Vénitiens, quand, assaillis par des ennemis trop nombreux, ils ne purent se résoudre, pour prévenir leur ruine, à en gagner quelques-uns par la restitution de ce qu’ils avaient eux-mêmes enlevé aux autres ; conquêtes qui étaient la cause de la guerre et de la ligue de tant de princes contre eux.

En examinant cependant ce qu’il est facile ou ce qu’il est difficile de persuader à un peuple, on doit faire une distinction. Par exemple, dans le parti qu’on veut lui faire embrasser, le peuple voit au premier coup d’œil une perte ou un gain, de la grandeur ou de la lâcheté. Si, dans les projets qu’on lui soumet, il aperçoit un avantage réel, s’ils lui semblent magnanimes, il sera facile de les lui faire embrasser, quand même sa propre ruine et celle de l’État seraient cachées sous ces apparences trompeuses. De même, il sera toujours difficile de lui faire prendre un parti qui ait l’apparence de la lâcheté ou du dommage, quand même il cacherait un gain véritable ou le salut de l’État.

Des exemples tirés de l’histoire des Romains et de celle des barbares, des temps anciens et des modernes, se présentent en foule. C’est de là que vint l’opinion désavantageuse qui s’éleva dans Rome contre Fabius Maximus, qui ne pouvait persuader au peuple romain qu’il fût utile à la république de temporiser pendant la guerre et de s’opposer aux efforts d’Annibal sans lui livrer bataille. Le peuple voyait de la lâcheté dans cette conduite, et n’en apercevait pas l’utilité ; et Fabius, de son côté, n’avait pas de raisons assez puissantes pour le convaincre. Et ce qui prouve avec quel aveuglement les hommes embrassent toujours les partis où semble briller le courage, c’est que, quoique le peuple romain eût commis la grave erreur de donner pouvoir au général de la cavalerie de Fabius, de combattre, malgré l’opposition du consul, et que, par cette autorisation, l’armée romaine eût été mise en déroute si Fabius n’y avait remédié par sa prudence, cependant cette expérience ne lui suffit pas, et il créa dans la suite Varron consul, non à cause de son propre mérite, mais parce qu’il parcourait les places et les lieux publics de Rome, promettant de vaincre Annibal si on lui permettait de combattre. La défaite de Cannes et presque la ruine de Rome furent les suites de cette conduite.

Je veux à ce sujet rapporter encore un autre fait tiré de l’histoire romaine. Il y avait déjà huit ou dix ans qu’Annibal combattait en Italie ; cette contrée était de toutes parts inondée du sang des Romains, quand un certain M. Centenius Penula, homme du caractère le plus vil, quoiqu’il eût occupé jadis quelque grade dans les armées, se présenta devant le sénat, et offrit, si on lui donnait le pouvoir de former un corps de volontaires dans toute l’étendue de l’Italie, de livrer en peu de temps Annibal mort ou prisonnier. Cette promesse parut téméraire au sénat : réfléchissant néanmoins que s’il la rejetait, et que le peuple en eût connaissance par la suite, il pourrait en résulter du tumulte et des plaintes, et qu’on pourrait en savoir mauvais gré aux sénateurs, on accueillit la proposition de Penula, et l’on aima mieux exposer ceux qui consentiraient à le suivre, qu’irriter de nouveau les ressentiments du peuple, sachant avec quel empressement il accepterait ce parti, et combien il serait difficile de l’en dissuader. Cet insensé, suivi d’une multitude sans ordre et sans discipline, marcha donc au-devant d’Annibal ; mais à la première rencontre, lui et tous ceux qui l’accompagnaient furent défaits ou tués.

Nicias, en dépit de sa prévoyance et de sa sagesse, ne put jamais convaincre les habitants d’Athènes du danger de porter la guerre en Sicile. Cette entreprise, exécutée malgré les conseils des citoyens les plus éclairés, entraîna la ruine totale d’Athènes.

Lorsque Scipion fut nommé consul, il briguait le département de l’Afrique et promettait de renverser Carthage ; mais le sénat, retenu par Fabius Maximus, lui refusait son suffrage : il menaça alors de s’adresser au peuple, parce qu’il savait combien de semblables propositions lui sont toujours agréables.

Notre ville pourrait à ce sujet servir encore d’exemple. Messer Hercule Bentivogli, commandant des troupes de Florence, conjointement avec Antoine Giacomini, après avoir battu Berthelemi d’Alviano à San-Vincenti, alla mettre le siége devant Pise. Cette entreprise fut décidée par le peuple, qu’avaient séduit les magnifiques assurances de Bentivogli, malgré les représentations d’une foule de citoyens éclairés qui la blâmaient hautement ; mais tous leurs efforts furent vains et repoussés par la volonté générale, trop confiante aux vastes promesses du commandant.

Ainsi, le moyen le plus facile d’entraîner la ruine d’un État où le peuple tient toute l’autorité en main, c’est de lui faire entreprendre des expéditions hardies ; car partout où le peuple aura quelque influence, il les embrassera toujours avec enthousiasme, et les hommes sages qui seraient d’un avis contraire ne pourront jamais s’y opposer.

Mais si la ruine de l’État est le résultat inévitable d’une telle conduite, on en voit naître bien plus souvent encore la perte des citoyens chargés de diriger de semblables entreprises : car le peuple, trouvant la défaite là où il comptait sur la victoire, n’en accuse ni la fortune ni les faibles moyens de celui qui dirigeait la guerre, mais sa lâcheté et son ignorance ; et trop souvent il lui fait payer sa propre faute de la mort, des fers ou de l’exil. Une foule de généraux de Carthage et d’Athènes en offrent la preuve : quelques victoires qui eussent couronné leurs entreprises, un seul revers suffisait pour tout effacer. C’est ce qui arriva à Antoine Giacomini, notre concitoyen : n’ayant pu s’emparer de Pise, comme le peuple l’espérait et comme lui-même l’avait promis, il encourut tellement la défaveur populaire, que, malgré tous les services qu’il avait autrefois rendus à la patrie, il dut la vie plutôt à l’humanité de ceux qui avaient en main l’autorité, qu’à tout autre motif qui le défendit auprès du peuple.


CHAPITRE LIV.


Quel est le pouvoir d’un grand homme pour retenir dans le devoir un peuple soulevé.


Le second point important que nous avons indiqué dans le chapitre précédent, c’est que rien n’est plus propre à réprimer la multitude soulevée que le respect qu’elle porte à quelque homme sage dont la vertu est une autorité, et qui se présente tout à coup devant elle. C’est avec raison que Virgile a dit :



Tum, pietate gravem ac ineritis si forte virum quem
Conspexere, silent, arrectisque auribus adstant.


________Virg., Æneid., lib.I., v. 151, 152.


En conséquence, tout chef d’une armée, tout magistrat d’une ville où s’élève une sédition, doit sur-le-champ se présenter au milieu du tumulte, user avec le plus d’adresse qu’il peut de son influence et de sa considération, et s’entourer de toutes les marques de sa dignité, afin d’imprimer plus de respect pour sa personne.

Florence, il y a peu d’années, était divisée en deux factions, nommées fratesche et arrabiate. On prit les armes, et les fratesques furent vaincus. On distinguait parmi eux Paul-Antoine Soderini, l’un des citoyens les plus recommandables de la république : le peuple armé se précipitait en foule vers sa maison pour la piller ; messer Francesco, son frère, alors évêque de Volterre, et aujourd’hui cardinal, s’y trouvait en ce moment. Au premier bruit qu’il entend, à l’aspect de la foule irritée, il revêt ses habits les plus magnifiques, met par-dessus le rochet épiscopal, et s’avance à la rencontre de ces furieux : sa présence, ses discours, tout les arrête ; et, pendant plusieurs jours, sa conduite ferme et courageuse fit l’entretien de toute la ville.

Je conclus donc qu’il n’existe pas de moyen plus puissant et plus nécessaire pour réprimer une multitude soulevée, que la présence d’un homme qui paraisse respectable ou qui le soit réellement.

On voit, en outre, pour en revenir à mon sujet, que l’opiniâtreté du peuple romain à vouloir se transporter à Véïes, provenait de ce qu’il croyait cette mesure utile et ne voyait pas les inconvénients qu’elle cachait ; et que les tumultes qui s’étaient déjà élevés se seraient changés en troubles sérieux, si le sénat n’avait opposé à la fureur du peuple des hommes dont la sagesse et les vertus inspiraient le respect.



CHAPITRE LV.


On gouverne sans peine un État dont le peuple n’est pas corrompu : là où l’égalité existe il ne peut se former une principauté, et là où elle ne se trouve point on ne peut établir de république.


Quoique je me sois déjà étendu sur ce qu’on doit espérer ou craindre d’une ville corrompue, cependant il ne me paraît pas hors de propos de m’arrêter sur une délibération du sénat relativement à un vœu qu’avait fait Camille, de consacrer à Apollon la dixième partie des dépouilles de Véïes. Ce butin était tombé entre les mains du peuple romain, et, comme il était désormais impossible d’en connaître le montant, le sénat rendit un décret pour obliger chaque citoyen à rapporter au trésor public la dixième partie de ce qu’il avait enlevé. Quoique ce décret fût demeuré sans exécution, et que le sénat s’y fût pris d’une autre manière pour satisfaire tout à la fois Apollon et le peuple, néanmoins une telle résolution prouve combien on comptait sur la vertu de ce dernier, et jusqu’à quel point on était convaincu que personne n’oserait retenir la moindre partie de ce que la loi lui ordonnait de rapporter. D’un autre côté, on voit que jamais l’intention du peuple ne fut d’éluder la loi en donnant moins qu’il ne devait, mais d’échapper à ce qu’elle prescrivait en témoignant publiquement son indignation contre ce décret. Cet exemple, et plusieurs autres que j’ai déjà rapportés font éclater les vertus et l’esprit religieux de ce peuple, et tout ce qu’on pouvait en espérer de bien.

Certes, là où cette vertu n’existe pas, on ne peut rien attendre de bon : c’est ainsi que de notre temps il ne faut nullement compter sur tant de contrées où règne la corruption, particulièrement sur l’Italie, quoique la France et l’Espagne soient loin d’être à l’abri de cette licence de mœurs. Si l’on ne voit pas dans ces deux royaumes autant de désordres qu’en enfante chaque jour l’Italie, il ne faut pas l’attribuer à des vertus qui leur sont en grande partie étrangères, mais à la présence d’un roi dont le bras maintient l’union dans l’État, et aux institutions non encore corrompues qui le régissent.

C’est en Allemagne surtout que ces vertus et cet esprit de religion éclatent à un haut degré parmi le peuple, et font que plusieurs États indépendants y vivent en liberté, observant leurs lois de manière à ce qu’elles ne redoutent ni les entreprises des étrangers, ni celles des habitants. Et pour prouver que la plupart des vertus antiques règnent encore dans ce pays, je veux en rapporter un exemple analogue à celui que j’ai cité plus haut du sénat et du peuple romain.

Lorsqu’il arrive que les républiques allemandes ont besoin d’obtenir une certaine somme d’argent pour les dépenses de l’État, il est d’usage que les magistrats ou les conseils chargés du gouvernement imposent tous les habitants de la ville à un ou à deux pour cent de ce que chacun possède. Cette mesure adoptée suivant les formes usitées dans l’État, chacun se présente devant le receveur des impositions ; il prête d’abord le serment de payer la taxe imposée, et il jette ensuite dans un coffre destiné à cet usage ce que, suivant sa conscience, il lui semble juste de payer, et il n’y a de témoin de ce payement que celui là seul qui paye.

On peut conjecturer, par cet exemple, combien il existe encore parmi ces hommes de vertu et de religion. On doit en conclure également que chacun paye la véritable somme : car s’il ne la donnait pas, la contribution n’atteindrait pas la quantité déterminée et communément obtenue : si quelqu’un s’exemptait de payer, la fraude ne serait pas longtemps sans être découverte ; et dès qu’on s’en apercevrait, on aurait bientôt adopté quelque autre mesure.

Cette probité est d’autant plus admirable de nos jours, qu’elle est plus rare et qu’elle n’existe plus, pour ainsi dire, que dans ces pays seuls. Il y en a deux raisons : la première est qu’ils n’ont point eu de grand commerce avec leurs voisins, qui ne sont point venus chez eux, et chez lesquels ils ne sont point allés : contents des biens qu’ils possèdent, ils se nourrissent des aliments, se vêtissent des laines que produit leur sol natal ; ils n’ont eu ainsi aucun motif de rechercher ces relations, principe de toute corruption ; ils n’ont pu prendre les mœurs ni des Français, ni des Espagnols, ni des Italiens, toutes nations qu’on peut regarder comme les corruptrices de l’univers.

La dernière cause à laquelle ces républiques doivent la pureté de leurs mœurs et l’existence politique qu’elles ont conservée, c’est qu’elles ne sauraient souffrir qu’aucun de leurs sujets se prétende gentilhomme ou vive comme s’il l’était. Ces sujets maintiennent au contraire parmi eux la plus parfaite égalité, et sont les ennemis déclarés de tous les seigneurs ou gentilshommes qui pourraient exister dans le pays ; et si le hasard en fait tomber quelques-uns entre leurs mains, ils les massacrent sans pitié, comme une source de corruption et de désordres.

Pour éclaircir ce que j’entends par le mot de gentilhomme, je dirai que l’on appelle ainsi ceux qui vivent, dans l’oisiveté, des produits de leurs biens ; qui coulent leurs jours dans l’abondance, sans nul souci pour vivre, ni d’agriculture, ni d’aucun autre travail. Ces hommes sont dangereux dans toutes les républiques et dans tous les États ; mais on doit redouter par-dessus tout ceux qui, outre les avantages que je viens de détailler, commandent à des châteaux et ont des vassaux qui leur obéissent. Le royaume de Naples, les terres de l’Église, la Romagne et la Lombardie offrent de toutes parts ces deux espèces d’hommes ; c’est pourquoi il n’y a jamais eu dans ces contrées aucun gouvernement régulier, ni aucune existence politique, parce qu’une telle race est ennemie déclarée de toute institution civile. Vouloir introduire un gouvernement dans un pays ainsi organisé, ce serait tenter l’impossible. Mais s’il était possible à quelqu’un d’y établir l’ordre, il ne le pourrait qu’en créant un roi. La raison en est que là où il existe tant de causes de corruption, la loi leur oppose une trop faible digue, il faut lui prêter l’appui d’une force plus irrésistible : c’est dans la main d’un roi qu’elle réside ; c’est son pouvoir absolu et sans limites qui peut mettre un frein à l’ambition excessive et à la corruption des hommes puissants.

L’exemple de la Toscane peut servir de preuve à ce que j’avance. Dans un espace de terrain très-resserré, trois républiques ont subsisté pendant de longues années, Florence, Sienne et Lucques. Les autres villes de cette contrée n’ont point été tellement esclaves, qu’aidées de leur courage et des institutions qu’on y remarque encore, elles n’aient su maintenir leur liberté, ou entretenir du moins le désir de la conserver ; ce qui vient de ce qu’il n’existe dans ce pays aucun propriétaire de château, et qu’on n’y voit aucun gentilshomme, ou du moins qu’on en voit très-peu, et qu’il y règne une telle égalité, qu’un homme sage et instruit de la constitution des anciennes républiques y introduirait facilement une existence légale. Mais le destin de cette contrée a été tellement malheureux que, jusqu’à ce jour, le sort n’a fait naître dans son sein aucun homme qui ait pu ou qui ait su tenter une aussi belle entreprise.

On peut donc conclure de ce que je viens de dire que celui qui veut établir une république dans un pays où il existe un grand nombre de gentilshommes ne pourra y parvenir s’il ne les anéantit tous, et que celui qui prétend établir un royaume ou une principauté là où règne l’égalité, ne pourra réussir qu’en élevant au-dessus du niveau ordinaire les hommes d’un esprit ambitieux et remuant, et en les faisant gentilshommes de fait, et non pas de nom seulement ; en leur donnant des châteaux et des terres, en les environnant de faveurs, de richesses et de sujets : de sorte que, placé au milieu d’eux, il puisse appuyer sur eux son pouvoir, comme ils appuient sur lui leur ambition ; et que le reste soit contraint à souffrir un joug que la force, et nul autre sentiment, peut seule leur faire supporter. La force de l’oppresseur se trouvant en proportion avec celle de l’opprimé, chacun reste à la place où l’a jeté le sort.

Mais comme établir une république dans un pays propre à faire un royaume, ou un royaume dans une contrée susceptible de devenir une république, est l’entreprise d’un homme d’un rare génie ou d’une puissance sans bornes, beaucoup d’hommes l’ont tenté, peu d’entre eux ont su réussir. La grandeur de l’entreprise épouvante la plupart des hommes, ou leur suscite de tels embarras, qu’ils échouent dès les commencements.

Peut-être regardera-t-on comme une chose contraire à ce que j’avance, — qu’on ne peut établir de république là où il existe un grand nombre de gentilshommes, — l’exemple de Venise, où l’on n’élève aux charges de l’État que ceux qui sont gentilshommes.

Mais je répondrai que cet exemple n’est point une objection, parce que dans cette république les gentilshommes le sont plus de nom que de fait, attendu qu’ils n’ont point de grands revenus en biens-fonds, toutes leurs plus grandes richesses consistant en marchandises et en biens mobiliers ; d’ailleurs nul d’entre eux ne possède de châteaux, et n’a de sujets sous sa juridiction ; ce nom de gentilhomme n’est pour eux qu’un titre de dignité et de considération, qui n’est fondé sur aucun de ces avantages que dans les autres villes on attache au titre de gentilhomme. Et comme dans toutes les autres républiques les rangs de la société sont marqués par des dénominations diverses, ainsi Venise se divise en gentilshommes et en bourgeois, et veut que les uns possèdent ou du moins puissent posséder tous les honneurs, et que les autres en soient entièrement exclus. J’ai expliqué les causes pour lesquelles il n’en résulte aucun désordre dans l’État.

Que celui qui veut fonder une république l’établisse donc là où règne ou peut régner une grande égalité ; qu’il fonde, au contraire, une principauté là où l’inégalité existe ; autrement il donnera naissance à un État sans proportions dans son ensemble, et qui ne pourra subsister longtemps.



CHAPITRE LVI.


Les grands changements qui arrivent dans une cité ou dans une province sont toujours précédés de signes qui les annoncent ou d’hommes qui les prédisent.


Je ne sais d’où cela provient, mais on voit, par les exemples tirés des temps anciens et des modernes, qu’il n’arrive jamais, dans une cité ou un pays, un événement important qui n’ait été prédit, ou par des devins, ou par des révélations, ou par des prodiges, ou par d’autres signes célestes. Pour ne point nous éloigner de chez nous, chacun ne sait-il pas que l’arrivée du roi de France Charles VIII en Italie avait été prédite depuis longtemps par le frère Jérôme Savonarola, et le bruit ne se répandit-il pas en outre, dans toute la Toscane, qu’on avait entendu dans les airs et vu au-dessus d’Arezzo deux armées qui combattaient ensemble ?

Personne n’ignore également que quelque temps avant la mort de Laurent de Médicis l’ancien, l’église du Dôme fut frappée à son sommet le plus élevé d’un coup de tonnerre qui endommagea considérablement cet édifice. Chacun sait encore que, peu de temps avant que Pierre Soderini, nommé par le peuple de Florence gonfalonier à vie, eût été chassé et dépouillé de sa dignité, le tonnerre avait également frappé le palais. Je pourrais rapporter une foule d’autres exemples semblables, je les laisse de côté pour ne point fatiguer mes lecteurs. Je raconterai seulement ce que Tite-Live dit qui eut lieu avant l’arrivée des Gaulois à Rome. Un certain Marcus Seditius, plébéien, vint rapporter au sénat que, passant au milieu de la nuit dans la rue Neuve, il avait entendu une voix plus qu’humaine, qui lui ordonnait d’annoncer aux magistrats que les Gaulois marchaient sur Rome. Je crois que, pour expliquer la cause de ces prodiges, il faudrait un homme qui eût des choses naturelles et surnaturelles une connaissance que nous ne possédons point. Il pourrait se faire cependant que les airs, suivant l’opinion de quelques philosophes, soient remplis d’intelligences célestes, qui, par leur nature, connaissent l’avenir, et qui, touchées de pitié pour les hommes, les avertissent par de tels pronostics, afin qu’ils puissent se préparer à la défense. Quoi qu’il en soit, il n’en est pas moins vrai que, toujours après de semblables prodiges, les empires ont éprouvé des révolutions extraordinaires et inattendues.



CHAPITRE LVII.


Le peuple en masse est fort ; il est faible individuellement.


Après la ruine de Rome par les Gaulois, une foule de citoyens étaient allés s’établir à Véïes, malgré la constitution et les édits du sénat, qui, pour mettre un terme à ce désordre, décréta publiquement que chaque citoyen, dans un certain espace de temps, et sous les peines portées par la loi, eût à revenir habiter Rome. Ceux contre lesquels ce décret était dirigé commencèrent par en plaisanter ; mais lorsque arriva le terme prescrit pour s’y soumettre, personne n’osa désobéir. Et Tite-Live dit à ce sujet : Ex ferocibus universis, singuli, metu suo, obedientes fuere.

Il est impossible de citer un exemple où le caractère de la multitude se manifeste plus clairement. Les hommes poussent souvent l’audace jusqu’à se plaindre hautement des mesures prises par leurs princes ; mais lorsqu’ils voient le châtiment en face, ils perdent la confiance qu’ils avaient l’un dans l’autre, et ils se précipitent pour obéir.

Il est certain qu’on ne doit point attacher trop d’importance à tout ce que dit un peuple de ses bonnes ou de ses mauvaises dispositions, pourvu toutefois que lorsqu’il est bien disposé vous puissiez le maintenir dans ces bonnes dispositions, et que, lorsqu’il l’est mal, vous puissiez l’empêcher de devenir dangereux. On entend par mauvaises dispositions des peuples celles qui ont une autre source que la perte de leur liberté, ou d’un prince objet de leur affection et qui existe encore ; car celles qui naissent de ces causes sont par-dessus tout formidables, et l’on ne peut prendre de trop grandes précautions pour y mettre un frein. Mais le mécontentement est facile à dissiper lorsque les peuples n’ont pas de chef auquel ils puissent recourir ; car si, d’un côté, rien n’est plus redoutable qu’une multitude sans frein et sans chef, rien, d’un autre côté, n’est plus faible ; et quoiqu’elle ait les armes à la main, il est aisé de la réduire, pourvu qu’il existe un asile où l’on puisse se mettre à l’abri de son premier mouvement. En effet, lorsque les esprits sont refroidis, et que chacun voit qu’il faut retourner chez soi, on commence à perdre la confiance qu’on avait dans ses propres forces, on pense à son propre salut, et l’on se décide à fuir ou à traiter.

Une multitude mise ainsi en mouvement, et qui veut éviter de semblables périls, doit choisir dans son sein un chef qui la dirige, qui la tienne unie, et qui pourvoie à sa défense. C’est ainsi qu’agit le peuple romain, lorsqu’il déserta Rome après la mort de Virginie, et qu’il choisit dans son sein vingt tribuns pour veiller à sa sûreté. S’il se conduit différemment, il arrivera toujours ce que dit Tite-Live dans les paroles que nous avons rapportées, que, réunis, les hommes sont remplis de courage, mais que lorsque chacun vient à réfléchir à son propre danger, il devient faible et lâche.



CHAPITRE LVIII.


La multitude est plus sage et plus constante qu’un prince.


Tite-Live et tous les autres historiens affirment qu’il n’y a rien de plus inconstant et de plus léger que la multitude. Souvent dans le récit qu’ils font des actions des hommes, on voit la multitude, après avoir condamné quelqu’un à mort, le pleurer bientôt, et l’appeler de tous ses regrets. C’est ainsi que Rome se conduisit envers Manlius Capitolinus, qu’elle regretta amèrement après lui avoir arraché la vie. Voici quelles sont à ce sujet les paroles de l’historien : Populum brevi, posteaquam ab eo periculum nullum erat. desiderium ejus tenuit. Et dans un autre endroit, lorsqu’il raconte les événements qui suivirent à Syracuse la mort d’Hiéronyme, petit-fils d’Hiéron, il dit : Hœc natura multitudinis est, aut humiliter servit, aut superbe dominatur.

Je ne sais si ce n’est point entreprendre une tâche pénible et tellement remplie de difficultés, que je sois obligé ou de l’abandonner honteusement, ou de la poursuivre au risque de succomber sous le fardeau, que de m’efforcer de défendre une cause qui, ainsi que je viens de le dire, a été attaquée par tous les historiens. Mais, quoi qu’il en soit, je ne regarderai jamais comme un tort de s’appuyer de la raison pour combattre une opinion, lorsqu’on n’y veut employer ni l’autorité ni la force.

Je dirai donc que le défaut dont les historiens accusent la multitude peut être imputé aux hommes en général, et aux princes en particulier : en effet, tous ceux que ne retient pas l’autorité des lois se livreraient aux mêmes erreurs que la multitude sans frein. On peut facilement s’en convaincre : il y a eu et il existe encore beaucoup de princes, mais on en compte parmi eux bien peu de bons ou de sages. Je parle ici des princes qui pouvaient briser tous les freins qui auraient été capables de les retenir. Je n’y comprends pas les rois que vit naître l’Égypte, lorsque ce royaume si ancien se gouvernait sous l’empire des lois ; ni ceux que Sparte a produits ; ni ceux qui de notre temps ont vu la lumière en France, dans ce royaume où les lois ont plus de puissance que dans aucun des empires qui existent de nos jours.

Les rois qui naissent sous de semblables institutions ne sauraient être comptés parmi ceux dont on puisse examiner le caractère naturel pour le comparer à celui de la multitude, parce qu’on ne saurait leur opposer qu’une multitude également soumise aux lois, dont les bonnes qualités seront aussi grandes que les leurs et qui ne montrera ni orgueil dans le pouvoir, ni bassesse dans la servitude. C’est ainsi que parut le peuple romain tant que la république eut des mœurs pures ; jamais il n’obéit d’une manière vile et lâche, et ne commanda avec orgueil ; mais, dans ses rapports avec les différents ordres et avec ses magistrats, il sut garder honorablement le rang qu’il tenait dans l’État. Fallait-il se soulever contre un factieux puissant ; il ne balançait pas. Manlius, les décemvirs, tous ceux qui tentèrent d’opprimer la république, en offrent une preuve. Fallait-il obéir, pour le salut commun, au dictateur ou aux consuls ; les magistrats étaient assurés de son obéissance.

Il ne faut pas s’étonner si le peuple romain regretta la mort de Manlius Capitolinus. C’était ses grandes qualités dont il déplorait la perte, ces qualités si éclatantes, et dont le souvenir excitait les regrets universels. Elles auraient eu le même empire sur un prince ; car tous les historiens s’accordent à penser qu’on admire et qu’on loue la vertu jusque dans ses ennemis mêmes. Si Manlius, au milieu de tant de regrets, avait revu le jour, le peuple romain aurait encore rendu contre lui le même jugement ; il l’eût, comme alors, arraché de sa prison et livré au supplice. On a vu néanmoins des princes réputés sages se souiller du sang de ceux qu’ils aimaient, et se livrer ensuite aux plus amers regrets : comme Alexandre, après la mort de Clytus et de quelques autres de ses amis ; comme Hérode, après celle de Mariamne.

Mais ce que dit notre historien du caractère de la multitude ne concerne pas celle que gouvernent les lois, comme on le voit des Romains, mais celle qui s’abandonne sans frein à tous ses mouvements, comme le peuple de Syracuse, et qui se précipite dans tous les excès où se plongent des hommes effrénés et furieux, tels qu’Alexandre et Hérode dans les circonstances dont j’ai parlé.

Ainsi l’on ne doit pas accuser le caractère de la multitude plus que celui des princes : tous sont sujets aux mêmes erreurs quand rien ne les empêche de se livrer à leurs passions. Et combien ne pourrais-je pas encore citer d’exemples à l’appui de tous ceux que j’ai déjà rapportés ! Combien d’empereurs romains, de tyrans et de rois ont déployé plus d’inconstance et de légèreté dans le cours de leur vie, que n’en offre le peuple le plus frivole !

Ainsi, je conclus contre cette opinion générale, qui veut que les peuples, lorsqu’ils sont les maîtres, soient toujours légers, inconstants et ingrats, en soutenant que ces défauts ne leur sont pas plus naturels qu’aux princes. Accuser à la fois et le peuple et les princes, c’est avancer une vérité ; mais on se trompe si l’on excepte les princes. Un peuple qui commande, sous l’empire d’une bonne constitution, sera aussi stable, aussi prudent, aussi reconnaissant qu’un prince ; que dis-je ? il le sera plus encore que le prince le plus estimé pour sa sagesse. D’un autre côté, un prince qui a su se délivrer du joug des lois sera plus ingrat, plus mobile, plus imprudent que le peuple. La différence qu’on peut remarquer dans leur conduite ne provient pas du caractère, qui est semblable dans tous les hommes, et qui sera même meilleur dans le peuple ; mais de ce que le respect pour les lois sous lesquelles ils vivent réciproquement est plus ou moins profond. Si l’on étudie le peuple romain, on le verra pendant quatre cents ans ennemi de la royauté, mais passionné pour la gloire et la prospérité de sa patrie ; et l’on trouvera dans toute sa conduite une foule d’exemples qui viennent à l’appui de ce que j’avance.

On m’objectera peut-être l’ingratitude dont il usa envers Scipion ; mais je ne ferai que répéter ce que j’ai déjà exposé au long sur ce sujet dans un des précédents chapitres, où j’ai prouvé que les peuples sont moins ingrats que les princes. Quant à la sagacité et à la constance, je soutiens qu’un peuple est plus prudent, moins volage et d’un sens plus droit qu’un prince. Et ce n’est pas sans raison que l’on dit que la voix du peuple est la voix de Dieu. On voit, en effet, l’opinion universelle produire des effets si merveilleux dans ses prédictions, qu’il semble qu’une puissance occulte lui fasse prévoir et les biens et les maux. Quant au jugement que porte le peuple sur les affaires, il est rare, lorsqu’il entend deux orateurs qui soutiennent des opinions opposées, mais dont le talent est égal, qu’il n’embrasse pas soudain la meilleure, et ne prouve point ainsi qu’il est capable de discerner la vérité qu’il entend. Si, comme je l’ai dit, il se laisse quelquefois séduire par les résolutions qui montrent de la hardiesse, ou qui présentent une apparence d’utilité, combien plus souvent encore un prince n’est-il pas entraîné par ses propres passions, qui sont bien plus nombreuses et plus irrésistibles que celles du peuple ! Dans l’élection de ses magistrats, on voit encore ce dernier faire de bien meilleurs choix qu’un prince ; et jamais on ne persuadera au peuple d’élever à une dignité un homme corrompu et signalé par l’infamie de ses mœurs, tandis qu’il y a mille moyens de le persuader à un prince. Lorsqu’un peuple a pris quelque institution en horreur, on le voit persister des siècles dans sa haine : cette constance est inconnue chez les princes ; et sur ces deux points le peuple romain me servira encore d’exemple.

Pendant cette longue suite de siècles qui furent témoins de tant d’élections de consuls et de tribuns, on n’en connaît pas quatre dont Rome ait eu lieu de se repentir. Et, comme je l’ai dit, sa haine pour le nom de roi était tellement invétérée, que quelque éclatants que fussent les services d’un citoyen, dès qu’il tenta d’usurper ce nom, il ne put échapper aux supplices.

D’ailleurs, les États gouvernés populairement font en bien moins de temps des conquêtes plus rapides et bien plus étendues que ceux où règne un prince : comme on le voit par l’exemple de Rome après l’expulsion des rois et par celui d’Athènes dès qu’elle eut brisé le joug de Pisistrate. Cela ne provient-il pas de ce que le gouvernement des peuples est meilleur que celui des rois ? Et qu’on ne m’oppose point ici ce que dit notre historien dans le texte que j’ai déjà cité, et dans une foule d’autres passages ; mais qu’on parcoure tous les excès commis par les peuples, et ceux où les princes se sont plongés, toutes les actions glorieuses exécutées par les peuples, et celles qui sont dues à des princes, et l’on verra combien la vertu et la gloire des peuples l’emportent sur celles des princes. Si les derniers se montrent supérieurs aux peuples pour former un code de lois, créer les règles de la vie civile, établir des institutions ou des ordonnances nouvelles, les peuples à leur tour sont tellement supérieurs dans leur constance à maintenir les constitutions qui leur sont données, qu’ils ajoutent même à la gloire de leurs législateurs.

Enfin, et pour épuiser ce sujet, je dirai que si des monarchies ont duré pendant une longue suite de siècles, des républiques n’ont pas existé moins longtemps, mais que toutes ont eu besoin d’être gouvernées par les lois ; car un prince qui peut se livrer à tous ses caprices est ordinairement un insensé ; et un peuple qui peut tout ce qu’il veut se livre trop souvent à d’imprudentes erreurs. Si donc il s’agit d’un prince soumis aux lois et d’un peuple qu’elles enchaînent, le peuple fera briller des vertus supérieures à toutes celles des princes ; si, dans ce parallèle, on les considère comme affranchis également de toute contrainte, on verra que les erreurs du peuple sont moins nombreuses que celles des princes ; qu’elles sont moins grandes, et qu’il est plus facile d’y remédier. Les discours d’un homme sage peuvent ramener facilement dans la bonne voie un peuple égaré et livré à tous les désordres ; tandis qu’aucune voix n’ose s’élever pour éclairer un méchant prince ; il n’existe qu’un seul remède, le fer. Quel est celui de ces deux gouvernements qu’un mal plus grand dévore ? La gravité du remêde l’indique. Pour guérir le mal du peuple, il suffit de quelques paroles ; il faut employer le fer pour extirper celui des princes. Il est donc facile de juger que là sont les plus grands maux où les plus grands remèdes sont nécessaires.

Quand un peuple est livré à toutes les fureurs des commotions populaires, ce ne sont pas ses emportements qu’on redoute ; on n’a pas peur du mal présent, mais on craint ses résultats pour l’avenir ; on tremble de voir un tyran s’élever du sein des désordres. Sous les mauvais princes, c’est le contraire que l’on redoute ; c’est le mal présent qui fait trembler ; l’espoir est tout dans l’avenir ; les hommes espèrent que de ses excès pourra naître la liberté. Ainsi, la différence de l’un à l’autre est marquée par celle de la crainte et de l’espérance.

La cruauté de la multitude s’exerce sur ceux qu’elle soupçonne de vouloir usurper le bien de tous ; celle du prince poursuit tous ceux qu’il regarde comme ennemis de son bien particulier. Mais l’opinion défavorable que l’on a du peuple ne prend sa source que dans la liberté avec laquelle on en dit du mal sans crainte, même lorsque c’est lui qui gouverne ; au lieu qu’on ne peut parler des princes sans mille dangers et sans s’environner de mille précautions.

Je ne crois donc pas inutile, puisque mon sujet m’y conduit, d’examiner dans le chapitre suivant quelles sont les alliances sur lesquelles on peut le plus s’appuyer, ou celles que l’on fait avec une république, ou celles que l’on contracte avec un prince.


CHAPITRE LIX.


Quelles sont les confédérations ou les ligues qui doivent inspirer le plus de confiance, ou celles faites avec une république, ou celles faites avec un prince.


Comme il arrive chaque jour qu’un prince avec un prince, une république avec une république, forment des ligues et contractent des amitiés, qu’il se trouve même des alliances et des traités entre une république et un prince, je crois devoir examiner quelle est la foi la plus constante, et dont on doive tenir plus de compte, ou celle d’une république, ou celle d’un prince. Après avoir tout bien examiné, je crois qu’ils se ressemblent dans beaucoup de circonstances, mais qu’il en est quelques-unes où ils diffèrent.

Je pense donc que les traités imposés par la force ne seront observés ni par un prince ni par une république ; je suis persuadé que si l’on tremble pour le salut de l’État, l’un et l’autre, pour écarter le danger, rompra ses engagements et ne craindra pas de se montrer ingrat. Démétrius, surnommé le preneur de villes (Poliorcètes), avait comblé de bienfaits les Athéniens. Battu dans la suite par ses ennemis, il résolut de se réfugier dans Athènes, plein de confiance dans la reconnaissance d’une ville amie : on ne voulut pas l’y recevoir ; et ce refus lui parut plus cruel que la perte même de ses États et de ses armées. Pompée, défait par César en Thessalie, alla chercher un asile en Égypte auprès de Ptolomée, qu’il avait autrefois replacé sur le trône, et qui l’en récompensa en lui donnant la mort. Cette conduite semblable fut déterminée par les mêmes causes ; seulement celle de la république fut moins atroce et moins ingrate que celle du prince.

Partout où règne la peur, on retrouve en effet la même bonne foi. Et s’il existe une république ou un prince qui s’expose à sa ruine pour garder sa parole, cette conduite peut naître des mêmes motifs. Quant aux princes, il est très-possible qu’ils soient amis d’un monarque puissant, qui, s’il ne trouve point aujourd’hui le moyen de les défendre, leur laisse au moins l’espoir qu’avec le temps il pourra les rétablir dans leurs États ; ou plutôt qui, l’ayant suivi jusqu’alors comme alliés, n’espèrent trouver ni foi, ni traités avec les ennemis du vaincu. C’est dans cette classe qu’il faut ranger les princes du royaume de Naples qui avaient suivi le parti des Français. Quant aux républiques, voici comme elles se conduisent : Sagonte, en Espagne, attendit sa ruine plutôt que de trahir l’amitié des Romains ; et Florence, en 1512, s’y exposa de même pour rester fidèle aux Français.

Après avoir balancé toutes ces considérations, je suis convaincu que partout où se montre un danger imminent, on trouvera plus de solidité dans une république que dans un prince ; car, bien que la première ait les mêmes passions et les mêmes désirs qu’un monarque, la lenteur qui règne naturellement dans toutes ses résolutions, est cause qu’elle sera plus lente qu’un prince à se déterminer, et par conséquent elle sera moins prompte à rompre sa parole.

C’est l’intérêt qui brise les nœuds de toutes les alliances ; et, sous ce point de vue, les républiques sont bien plus religieuses observatrices des lois que les princes. On pourrait citer une foule d’exemples où l’intérêt le plus faible a engagé le prince à rompre sa foi, tandis que les plus grands avantages n’ont pu déterminer une république à trahir sa parole. Tel fut le parti que conseillait Thémistocle aux Athéniens, dans une des assemblées du peuple. Il avait, disait-il, un projet dont l’exécution serait de la plus grande utilité pour la patrie, et il ne pouvait toutefois le divulguer, parce que l’indiscrétion pourrait ravir l’occasion de l’exécuter. Alors le peuple d’Athènes désigna Aristide pour qu’il lui révélât ce secret, et qu’on pût se conduire ensuite d’après son avis. Thémistocle lui fit voir en effet que toute la flotte de la Grèce, quoiqu’elle se reposât sur leur foi, était placée de manière à pouvoir être facilement prise ou détruite ; ce qui rendrait les Athéniens les seuls arbitres de la Grèce. Alors Aristide exposa aux Athéniens que le parti que conseillait Thémistocle était très-utile, mais aussi très-injuste : c’est pourquoi le peuple le rejeta unanimement. Philippe de Macédoine n’en eût point agi de la sorte, à coup sûr, non plus que les autres princes, qui, dans la violation de leur parole, ont vu un moyen plus certain qu’aucun autre de favoriser leurs intérêts et de s’agrandir.

Je ne parle point ici des infractions faites à un traité, et qui ont pour motif leur inobservation ; c’est une chose trop commune : mais je parle des traités que l’on rompt pour des causes extraordinaires ; et, par ce que je viens de dire, je reste convaincu que les peuples sont sujets à moins d’erreurs que les princes, et qu’on doit se fier à eux bien plus sûrement qu’à ces derniers.



CHAPITRE LX.


Comment le consulat et toutes les autres magistratures se donnaient dans Rome, sans égard pour l’âge.


Les événements successifs que rapporte l’histoire nous font voir qu’aussitôt que les plébéiens purent participer au consulat, Rome l’accorda aux citoyens sans considération d’âge ni de naissance. Jamais dans Rome on n’eut égard à l’âge, et l’on y chercha toujours la vertu, qu’elle fût le partage des jeunes gens ou des vieillards. Valérius Corvinus en est un exemple mémorable : nommé consul à vingt-trois ans, il disait à ses soldats, en parlant du consulat : « C’est le prix du mérite et non de la naissance ; » Erat prœmium virtutis, non sanguinis. Il y aurait beaucoup à dire sur les avantages ou les désavantages de cette coutume.

Quant à la naissance, ce fut une nécessité de n’y avoir point égard ; et cette nécessité existera dans toute république qui voudra obtenir le même empire que Rome. On ne peut exiger des hommes qu’ils se livrent à des travaux qui n’ont point pour but une récompense ; et l’on ne peut leur ravir l’espoir de poursuivre cette récompense, sans exposer l’État aux plus grands dangers. Sans doute il était nécessaire que le peuple eût l’espoir de parvenir au consulat, et qu’il nourrît quelque temps cette espérance ; mais elle ne put suffire par la suite, et il voulut en avoir la possession.

L’État, qui n’emploie ses sujets à aucune entreprise glorieuse, peut, ainsi que nous l’avons vu, les traiter au gré de son caprice ; et celui qui veut obtenir les mêmes succès que Rome ne doit point établir dans son sein de distinction. Si cela est vrai pour la naissance, la question de l’âge est résolue ; elle en est la suite nécessaire. En élevant un jeune homme à une dignité qui exige la prudence d’un vieillard, il est clair, puisque la multitude le choisit, que quelque action éclatante l’a rendu digne d’être porté à ce rang élevé. Et, quand le mérite d’un jeune homme brille de tout l’éclat que répandent sur lui ses belles actions, il serait dangereux que l’État ne pût dès lors en tirer avantage, et qu’il fallût attendre que la vieillesse eût glacé cette force d’âme et cette activité qu’on aurait pu employer au service de la patrie. Ainsi Rome se servit de Valérius Corvinus, de Scipion, de Pompée, et d’une foule d’autres illustres citoyens que leur extrême jeunesse n’empêcha pas de triompher des ennemis.




LIVRE SECOND.

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Les hommes, la plupart du temps sans raison, font l’éloge du temps passé et blâment le temps présent. Aveugles partisans de tout ce qui s’est fait autrefois, ils louent non-seulement ces temps dont ils n’ont connaissance que par la mémoire que les historiens nous en ont conservée, mais même ceux que dans la vieillesse ils se souviennent d’avoir vus étant jeunes. Quand ils auraient tort, comme il arrive le plus souvent, je me persuade que plusieurs raisons peuvent les jeter dans cette erreur.

La première, à mon avis, c’est qu’on ne connaît pas toute la vérité sur les événements de l’antiquité, et que le plus souvent on a caché ceux qui auraient pu déshonorer les vieux âges ; tandis qu’on célèbre et qu’on amplifie tout ce qui peut ajouter à leur gloire. Peut-être aussi la plupart des écrivains obéissent tellement à la fortune du vainqueur, que, pour illustrer encore ses victoires, non-seulement ils agrandissent tout ce qu’il a pu faire de glorieux, mais encore qu’ils ajoutent à l’éclat même de ce qu’ont fait les ennemis ; de sorte que tous ceux qui naissent ensuite dans le pays ou des vainqueurs des vaincus doivent nécessairement admirer et ces hommes et ces temps, et sont forcés d’en faire l’objet de leurs louanges et de leur amour.

Il y a plus. C’est par crainte ou par envie que les hommes se livrent à la haine : or ces deux sources si fécondes de haine sont taries à l’égard du passé ; car il n’y a plus rien à craindre des événements, et l’on n’a plus sujet de leur porter envie. Mais il n’en est pas ainsi des événements où l’on est soi-même acteur, ou qui se passent sous nos yeux : la connaissance parfaite que vous pouvez en avoir vous en découvre tous les ressorts ; il vous est facile alors de discerner le peu de bien qui s’y trouve de toutes les circonstances qui peuvent vous déplaire, et vous êtes forcés de les voir d’un œil moins favorable que le passé, quoique souvent en vérité le présent mérite bien davantage nos louanges et notre admiration. Je ne parle point des monuments des arts, qui portent leur évidence avec eux, et dont le temps lui-même ne saurait que bien peu augmenter ou diminuer le mérite ; mais je parle des mœurs et des usages des hommes, dont on ne voit point de témoignages aussi évidents.

Je répéterai donc que cette habitude de louer et de blâmer, dont j’ai déjà parlé, existe en effet ; mais il est vrai de convenir qu’elle ne nous trompe pas toujours. Nos jugements sont parfois dictés par l’évidence ; et comme les choses de ce monde sont toujours en mouvement, elles doivent tantôt s’élever, tantôt descendre.

On a vu, par exemple, une ville ou une province recevoir des mains d’un sage législateur l’ordre et la forme de la vie civile, et, appuyées sur la sagesse de leur fondateur, faire chaque jour des progrès vers un meilleur gouvernement. Celui qui naît alors dans ces États, et qui loue le passé aux dépens du présent, se trompe, et son erreur est produite par ce que j’ai déjà dit précédemment. Mais ceux qui voient le jour dans cette ville ou dans cette province, lorsque les temps de la décadence sont enfin arrivés, alors ceux-là ne se trompent pas.

En réfléchissant à la manière dont les événements se passent, je crois que le monde a toujours été semblable à lui-même, et qu’il n’a jamais cessé de renfermer dans son sein une égale masse de bien et de mal ; mais je crois aussi que ce bien et ce mal passaient d’un pays à un autre, comme on peut le voir par les notions que nous avons de ces royaumes de l’antiquité, que la variation des mœurs rendait différents les uns des autres, tandis que le monde restait toujours immuable. La seule différence, c’est que la masse du bien, qui d’abord avait été le partage des Assyriens, fut transportée aux Mèdes, puis aux Perses, d’où elle passa en Italie et à Rome ; et si, après la chute de l’empire romain, il n’est sorti de ses ruines aucun empire durable, et qui ait réuni toutes les vertus comme dans un seul faisceau, cette masse du bien s’est répartie dans une foule de nations, qui en ont donné des preuves éclatantes. Tels furent le royaume de France, l’empire des Turcs et du soudan ; tels sont aujourd’hui les peuples d’Allemagne, et, avant eux, ces fameux Sarrasins, qui ont exécuté de si grandes choses, et dont les conquêtes s’étendirent si loin lorsqu’ils eurent renversé l’empire d’Orient.

Dans ces différents empires qui ont remplacé les Romains depuis leur chute, ainsi que dans ces sectes diverses, on a vu et on voit encore cette vertu que l’on regrette et que l’on ne cesse d’honorer par de véritables louanges. Celui qui naît au sein de ces États, et qui loue le passé plus que le présent, pourrait bien se tromper. Mais celui que l’Italie et la Grèce ont vu naître, et qui dans l’Italie n’est pas devenu ultramontain, ou Turc dans la Grèce, a raison de blâmer le siècle où il vit, et de louer les siècles qui se sont écoulés. Dans ces anciens temps, tout est plein d’actions merveilleuses ; tandis que dans les nôtres il n’y a rien qui puisse racheter la profonde misère, l’infamie et la honte où tout est plongé ; époque désastreuse où l’on foule aux pieds la religion, les lois et la discipline, où tout est infecté de souillures de toute espèce. Et ces déportements sont d’autant plus hideux qu’ils sont le partage de ceux qui règnent, qui commandent aux hommes, et qui exigent qu’on les adore.

Mais, pour en revenir à mon sujet, il semblerait que si le jugement des hommes peut errer dans la préférence qu’on donne au passé sur le présent, préférence qui n’est fondée que sur la connaissance imparfaite que nous avons des événements de l’antiquité, comparée à celle de ce qui s’est passé sous nos yeux, les vieillards du moins devraient porter un jugement sain sur les temps de leur jeune âge et ceux de leur vieillesse, puisqu’ils les ont également observés par eux-mêmes. Cela serait vrai si tous les hommes, pendant la durée de leur vie, conservaient les mêmes passions. Mais comme elles changent sans cesse, quoique les temps ne changent pas, la différence des affections et des goûts doit leur montrer les mêmes événements sous des points de vue différents, dans la décrépitude et dans la jeunesse. Si la vieillesse augmente la sagesse et l’expérience de l’homme, elle le dépouille de ses forces : il est impossible alors que ce qu’il aimait dans sa jeunesse ne lui semble pas fastidieux et mauvais en avançant en âge ; et, au lieu de s’en prendre à sa manière de voir, il aime mieux en accuser le temps.

D’ailleurs rien ne peut assouvir les désirs insatiables de l’homme : la nature l’a doué de la faculté de vouloir et de pouvoir tout désirer ; mais la fortune ne lui permet que d’embrasser un petit nombre d’objets. Il en résulte dans le cœur humain un mécontentement continuel, et un dégoût des choses qu’il possède qui le porte à blâmer le temps présent, à louer le passé et à désirer l’avenir, lors même que ces désirs ne sont excités en lui par aucun motif raisonnable.

Peut-être mériterai-je que l’on me compte parmi ceux qui se trompent, si dans ces Discours je m’étends sur les louanges des anciens Romains, et si j’exerce ma censure sur le siècle où nous vivons. Certes, si la vertu qui régnait en ces temps, et si le vice qui souille tout de nos jours, n’étaient pas plus manifestes que la clarté du soleil, je parlerais avec plus de retenue, dans la crainte de partager l’erreur dont j’accuse les autres ; mais la chose est tellement évidente, qu’elle frappe tous les yeux. J’oserai donc exposer sans détour ce que je pense de ces temps et des nôtres, afin que l’esprit des jeunes gens qui liront mes écrits puisse fuir l’exemple des uns et imiter les autres toutes les fois que la fortune leur en présentera l’occasion. C’est le devoir d’un honnête homme d’indiquer aux autres le bien que la rigueur du temps et de la fortune ne lui permet pas de faire lui-même, dans l’espoir que, parmi tous ceux qui sont capables de le comprendre, il s’en trouvera un qui, chéri du ciel, pourra parvenir à l’opérer.

J’ai traité dans le livre précédent des mesures prises par les Romains relativement au gouvernement intérieur de la république ; je parlerai dans celui-ci de la conduite que tint ce peuple pour accroître son empire.



CHAPITRE PREMIER.


Quelle fut la cause la plus puissante de la grandeur des Romains, ou le courage ou la fortune.


Un grand nombre d’historiens, parmi lesquels on compte Plutarque, écrivain du plus grand poids, ont pensé que le peuple romain devait sa grandeur à la fortune plutôt qu’à la vertu. Parmi les raisons que Plutarque en donne, il s’appuie de l’aveu même de ce peuple, qui regardait comme la source de toutes ses victoires la Fortune, déesse à laquelle il avait élevé un plus grand nombre de temples qu’à toutes les autres divinités. Tite-Live paraît avoir partagé cette opinion ; car il est rare, lorsqu’il met dans la bouche d’un Romain le récit d’une action éclatante, qu’il ne lui en fasse pas attribuer quelque part à la fortune.

Non-seulement je ne veux sur aucun point me rendre à cette opinion, mais je ne crois pas qu’on puisse la soutenir. S’il n’a jamais existé une république qui ait fait les mêmes progrès que Rome, c’est que jamais république n’a reçu comme elle des institutions propres à lui faire faire des conquêtes. C’est au courage de ses armées qu’elle dut l’empire ; mais c’est à sa sagesse, à sa conduite, et au caractère particulier que sut lui imprimer son premier législateur, qu’elle dut la conservation de ses conquêtes, ainsi que nous le ferons amplement voir dans plusieurs des chapitres suivants.

Les uns regardent comme un effet du bonheur et non de la sagesse du peuple romain, de n’avoir jamais eu à soutenir en même temps deux guerres dangereuses ; car il n’eut la guerre avec les Latins que lorsque ces derniers eurent tellement battu les Samnites, que Rome crut devoir prendre leur défense. Il ne combattit les Toscans qu’après avoir d’abord subjugué les Latins, et affaibli par de fréquentes défaites la puissance des Samnites. Si deux de ces peuples s’étaient réunis lorsque leurs forces étaient intactes, on peut conjecturer sans peine que la ruine de la république romaine eût été la suite inévitable de cette alliance.

Mais, de quelque manière que cela soit arrivé, les Romains n’eurent jamais à porter en même temps le fardeau de deux guerres dangereuses ; et il semble que toujours la naissance de l’une fût l’extinction de l’autre, ou que l’extinction de la dernière donnât naissance à une nouvelle. Les guerres successives qu’ils eurent à soutenir sont la preuve de ce que j’avance ; et, sans parler de celles qui précédèrent la prise de Rome par les Gaulois, on voit que, tandis qu’ils combattirent contre les Éques et les Volsques, et que ces deux nations furent puissantes, aucun autre peuple ne s’éleva contre eux. Ces ennemis domptés, la guerre s’alluma contre les Samnites ; et, quoique avant qu’elle fût terminée, les peuples du Latium se fussent soulevés contre les Romains, néanmoins, comme les Samnites étaient alliés de Rome lorsque cette révolte éclata, leur armée aida les Romains à dompter l’insolence des Latins. Ces peuples subjugués à leur tour, les hostilités se réveillèrent dans le Samnium. Les armées samnites ayant été défaites dans plusieurs batailles, la guerre avec les Toscans prit naissance : elle venait de s’éteindre quand l’arrivée de Pyrrhus en Italie vint donner une force nouvelle aux Samnites. Ce prince ayant été repoussé et contraint de retourner dans la Grèce, on vit briller les premières étincelles de la guerre avec les Carthaginois : elle était à peine terminée lorsque tous les Gaulois établis au delà et en deçà des Alpes se liguèrent contre Rome, et furent exterminés après un carnage affreux, entre Populonie et Pise, à l’endroit où se trouve aujourd’hui la tour de San-Vincenti. A la fin de cette guerre, toutes celles que les Romains soutinrent eurent pendant vingt ans offrent peu d’importance, parce qu’ils n’eurent à combattre que les Liguriens et les débris des Gaulois qui se trouvaient en Lombardie. Ils restèrent dans cet état jusqu’au moment où éclata la seconde guerre punique, dont pendant seize ans l’Italie fut le théâtre. Cette guerre, terminée avec tant de gloire, donna naissance à celle de la Macédoine, qui ne finit que pour voir s’allumer celle d’Antiochus et de l’Asie. Rome ayant remporté la victoire, il ne resta dans tout l’univers ni prince ni république, qui, seuls ou réunis, pussent s’opposer aux forces des Romains.

Mais, avant ces derniers triomphes, si l’on examine la marche des événements militaires et la manière dont ils furent conduits, on y verra un rare mélange de bonheur, de courage et de sagesse : aussi, celui qui voudrait approfondir les causes d’une telle fortune, les découvrirait facilement. C’est une chose certaine que lorsqu’un prince ou un peuple s’est acquis une telle réputation, que tous ses voisins le redoutent et tremblent de l’attaquer, on peut être assuré que jamais aucun d’eux ne lui fera la guerre que par nécessité. Ainsi, le plus puissant sera libre toujours de déclarer la guerre à celui de ses voisins qu’il lui plaira d’attaquer, et d’employer son art à calmer la terreur des autres, qui, retenus en partie par sa puissance, et en partie séduits par les moyens dont il aura cherché à endormir leur prudence, se laisseront facilement apaiser ; et les autres princes qui, placés plus loin de ses États, n’ont aucun rapport avec lui, regarderont le danger comme trop éloigné d’eux pour se croire dans le cas de le redouter.

Leur aveuglement ne cesse que lorsque l’incendie les atteint : alors ils n’ont pour l’éteindre que leurs propres ressources, et elles deviennent insuffisantes lorsque leur ennemi est devenu tout-puissant.

Je ne parlerai pas de l’indifférence avec laquelle les Samnites regardèrent les Romains triompher des Volsques et des Éques ; et, pour ne pas perdre le temps en discours superflus, je me bornerai aux Carthaginois. Ce peuple était déjà puissant et jouissait d’une juste célébrité lorsque les Romains disputaient encore l’empire avec les Samnites et les Toscans : il possédait déjà toute l’Afrique ; il était maître de la Sardaigne et de la Sicile, et dominait sur une partie de l’Espagne ; sa puissance, son éloignement des frontières des Romains, écartaient de lui la pensée que jamais ces peuples pussent l’attaquer, et il ne songea à secourir ni les Samnites, ni les Toscans : bien au contraire, il se conduisit avec les Romains comme il est ordinaire de le faire avec tout ce qui s’élève ; il entra dans leur alliance et rechercha leur amitié. Il ne s’aperçut de sa faute que lorsque Rome, ayant subjugué tous les peuples qui se trouvaient placés entre elle et Carthage, commença à disputer la possession de la Sicile et de l’Espagne.

La même erreur aveugla les Gaulois, Philippe de Macédoine et le roi Antiochus : chacun d’eux s’imagina que, tandis que le peuple romain combattait contre ses voisins, la victoire pourrait l’abandonner, et qu’on serait toujours à temps d’échapper à sa puissance ou par la paix ou par la guerre ; de sorte que, dans ma conviction, le bonheur qu’ont eu les Romains dans ces circonstances serait le partage de tout prince qui se conduirait comme eux et saurait déployer le même courage.

Ce serait ici le lieu de montrer la conduite que tenaient les Romains lorsqu’ils pénétraient dans un pays ennemi, si je n’en avais parlé longuement dans mon Traité du prince, où j’ai approfondi cette matière. Je dirai seulement en peu de mots qu’ils cherchèrent toujours à avoir dans leurs nouvelles conquêtes quelque ami qui fût comme un degré ou une porte pour y parvenir ou y pénétrer, ou qui leur donnât le moyen de s’y maintenir. C’est ainsi qu’ils se servirent des habitants de Capoue pour entrer dans le Samnium ; des Camertins, dans la Toscane ; des Mamertins, dans la Sicile ; des Sagontins, dans l’Espagne ; de Massinissa, dans l’Afrique ; des Étoliens, dans la Grèce ; d’Eumène et de quelques autres princes, dans l’Asie ; des Marseillais et des Éduens, dans la Gaule. Ils ne manquèrent jamais d’appuis de cette espèce pour faciliter leurs entreprises, faire de nouvelles conquêtes, et consolider leur puissance. Les peuples qui observeront une conduite semblable auront moins besoin des faveurs de la fortune que ceux qui s’en écarteront.

Pour qu’on puisse mieux connaître combien le courage fut plus puissant dans Rome que la fortune pour conquérir un empire, je développerai dans le chapitre suivant les qualités que possédaient les peuples avec lesquels cette république eut à combattre, et quelle opiniâtreté ils mirent à défendre contre elle leur liberté.



CHAPITRE II.


Quels furent les peuples que Rome eut à combattre, et avec quelle opiniâtreté ils défendirent leur liberté.


Rien ne rendit plus pénible aux Romains la conquête des peuples voisins, et d’une partie des contrées plus éloignées, que l’amour dont la plupart de ces peuples brûlaient alors pour la liberté. Ils la défendirent avec tant d’opiniâtreté, que jamais, sans le courage prodigieux des Romains, ils n’eussent été subjugués. Une foule d’exemples nous apprennent à quels dangers ils s’exposèrent pour la conserver ou la reconquérir, et quelles vengeances ils exercèrent contre ceux qui la leur avaient ravie. L’histoire nous instruit aussi des désastres auxquels l’esclavage expose les peuples et les cités.

Tandis que de nos jours il n’existe qu’à peine un seul pays qui puisse se vanter de posséder quelques villes qui ne soient point esclaves, dans l’antiquité toutes les contrées n’étaient peuplées pour ainsi dire que d’hommes entièrement libres. On n’a qu’à voir combien, à l’époque dont nous parlons, il existait de peuples de cette espèce, depuis les hautes montagnes qui séparent aujourd’hui la Toscane de la Lombardie, jusqu’à l’extrémité de l’Italie, tels que les Toscans, les Romains, les Samnites, et une foule d’autres qui habitaient cette contrée, dans laquelle, suivant les historiens, il n’y eut jamais d’autres rois que ceux qui régnèrent à Rome, et Porsenna, roi des Toscans, dont on ne sait pas même comment s’éteignit la race. Mais on voit déjà que, lorsque les Romains allèrent mettre le siége devant Véïes, la Toscane était libre, et chérissait tant sa liberté et abhorrait à un tel point le nom même de prince, que les Véïens s’étant donné un roi pour la défense de leur ville, et ayant demandé l’appui des Toscans contre les Romains, on décida, après de longues délibérations, de ne leur prêter aucun appui tant qu’ils obéiraient à ce roi. On croyait qu’on ne devait pas défendre la patrie de ceux qui l’avaient déjà courbée sous le joug d’un maître.

On sent aisément d’où naît chez les peuples l’amour de la liberté, parce que l’expérience nous prouve que les cités n’ont accru leur puissance et leurs richesses que pendant qu’elles ont vécu libres. C’est une chose vraiment merveilleuse de voir à quel degré de grandeur Athènes s’éleva, durant l’espace des cent années qui suivirent sa délivrance de la tyrannie de Pisistrate. Mais, ce qui est bien plus admirable encore, c’est la hauteur à laquelle parvint la république romaine, dès qu’elle se fut délivrée de ses rois. La raison en est facile à comprendre : ce n’est pas l’intérêt particulier, mais celui de tous qui fait la grandeur des États. Il est évident que l’intérêt commun n’est respecté que dans les républiques : tout ce qui peut tourner à l’avantage de tous s’exécute sans obstacle ; et s’il arrivait qu’une mesure pût être nuisible à tel ou tel particulier, ceux qu’elle favorise sont en si grand nombre, qu’on parviendra toujours à la faire prévaloir, quels que soient les obstacles que pourraient opposer le petit nombre de ceux qu’elle peut blesser.

Le contraire arrive sous un prince ; car, le plus souvent, ce qu’il fait dans son intérêt est nuisible à l’État, tandis que ce qui fait le bien de l’État nuit à ses propres intérêts : en sorte que, quand la tyrannie s’élève au milieu d’un peuple libre, le moindre inconvénient qui doive en résulter pour l’État, c’est que le progrès s’arrête, et qu’il ne puisse plus croître ni en puissance ni en richesses ; mais le plus souvent, ou, pour mieux dire, toujours, il arrive qu’il rétrograde. Et si le hasard voulait qu’il s’y élevât un tyran doué de quelques vertus, et qui, par son courage et son génie militaire, étendît au loin sa puissance, il n’en résulterait aucun avantage pour la république ; lui seul en retirerait tout le fruit : car il ne peut honorer aucun des citoyens courageux et sages qui gémissent sous sa tyrannie, s’il ne veut avoir à les redouter sans cesse. Il lui est impossible, en outre, de soumettre et de rendre tributaires de la ville dont il est le tyran les États que ses armes ont conquis, parce qu’il ne lui sert de rien de rendre cette ville puissante : ce qui lui importe, c’est de semer la désunion, et de faire en sorte que chaque ville, que chaque province conquise, ne reconnaisse d’autre maître que lui ; il faut que ses conquêtes ne profitent qu’à lui seul, et non à sa patrie.

Ceux qui voudront fortifier cette opinion d’une foule d’autres preuves n’ont qu’à lire le traité de Xénophon sur la tyrannie.

Il n’est donc pas étonnant que les peuples de l’antiquité aient poursuivi les tyrans avec tant d’animosité, qu’ils aient tant aimé à vivre libres, et que le nom même de la liberté ait joui auprès d’eux d’une si grande estime.

Quand Hiéronyme, petit-fils d’Hiéron, mourut à Syracuse, la nouvelle de son trépas ne se fut pas plutôt répandue parmi les troupes qui se trouvaient dans les environs de la ville, que l’armée commença à se soulever et à prendre les armes contre les meurtriers ; mais, lorsqu’elle entendit tout Syracuse retentir du cri de liberté, fléchie par ce nom seul, elle s’apaisa, étouffa le courroux qu’elle nourrissait contre les tyrannicides, et ne songea qu’à créer dans la ville un gouvernement libre.

Il ne faut pas non plus s’étonner que les peuples exercent des vengeances inouïes contre ceux qui se sont emparés de leur liberté. Les exemples ne me manqueraient pas ; mais je n’en rapporterai qu’un seul, arrivé à Corcyre, ville de la Grèce, dans le temps de la guerre du Péloponèse. Cette contrée était divisée en deux factions : l’une favorisait les Athéniens ; l’autre les Spartiates : il en résultait que, d’une foule de cités divisées entre elles, une partie avait embrassé l’alliance de Sparte, l’autre celle d’Athènes. Il arriva que la noblesse de Corcyre, obtenant le dessus, ravit au peuple sa liberté ; mais les plébéiens, secourus par les Athéniens, reprirent à leur tour la force, s’emparèrent de tous les nobles, et les renfermèrent dans une prison assez vaste pour les contenir tous, d’où ils les tiraient par huit ou dix à la fois, sous prétexte de les envoyer en exil dans diverses contrées, mais pour les faire réellement expirer dans les plus cruels supplices. Ceux qui restaient en prison, s’étant aperçus du sort qu’on leur réservait, résolurent, autant que possible, de fuir cette mort sans gloire ; et, s’étant armés de tout ce qu’ils purent trouver, ils attaquèrent ceux qui voulaient pénétrer dans leur prison, et leur en défendirent l’entrée. Le peuple, étant accouru à ce tumulte, démolit le haut du bâtiment et les écrasa sous ses ruines.

Ce pays fut encore témoin de plusieurs faits semblables et non moins horribles, qui fournissent la preuve que l’on venge avec plus de fureur la liberté qui nous est ravie, que celle qu’on tente de nous ravir.

Lorsque l’on considère pourquoi les peuples de l’antiquité étaient plus épris de la liberté que ceux de notre temps, il me semble que c’est par la même raison que les hommes d’aujourd’hui sont moins robustes, ce qui tient, à mon avis, à notre éducation et à celle des anciens, aussi différentes entre elles que notre religion et les religions antiques. En effet, notre religion, nous ayant montré la vérité et l’unique chemin du salut, a diminué à nos yeux le prix des honneurs de ce monde. Les païens, au contraire, qui estimaient beaucoup la gloire, et y avaient placé le souverain bien, embrassaient avec transport tout ce qui pouvait la leur mériter. On en voit les traces dans beaucoup de leurs institutions, en commençant par la splendeur de leurs sacrifices, comparée à la modestie des nôtres, dont la pompe plus pieuse qu’éclatante n’offre rien de cruel ou de capable d’exciter le courage. La pompe de leurs cérémonies égalait leur magnificence ; mais on y joignait des sacrifices ensanglantés et barbares, où une multitude d’animaux étaient égorgés : la vue continuelle d’un spectacle aussi cruel rendait les hommes semblables à ce culte. Les religions antiques, d’un autre côté, n’accordaient les honneurs divins qu’aux mortels illustrés par une gloire mondaine, tels que les fameux capitaines ou les chefs de républiques : notre religion, au contraire, ne sanctifie que les humbles et les hommes livrés à la contemplation plutôt qu’à une vie active : elle a, de plus, placé le souverain bien dans l’humilité, dans le mépris des choses de ce monde, dans l’abjection même ; tandis que les païens le faisaient consister dans la grandeur d’âme, dans la force du corps, et dans tout ce qui pouvait contribuer à rendre les hommes courageux et robustes. Et si notre religion exige que nous ayons de la force, c’est plutôt celle qui fait supporter les maux, que celle qui porte aux grandes actions.

Il semble que cette morale nouvelle a rendu les hommes plus faibles, et a livré le monde aux scélérats audacieux. Ils ont senti qu’ils pouvaient sans crainte exercer leur tyrannie, en voyant l’universalité des hommes disposés, dans l’espoir du paradis, à souffrir tous leurs outrages plutôt qu’à s’en venger.

On peut dire cependant que si le monde s’est énervé, si le ciel n’ordonne plus la guerre, ce changement tient plutôt sans doute à la lâcheté des hommes qui ont interprété la religion selon la paresse et non selon la vertu : car s’ils avaient considéré qu’elle permet la grandeur et la défense de la patrie, ils auraient vu qu’elle veut également que nous aimions et que nous honorions cette patrie, et qu’il fallait ainsi que nous nous préparassions à devenir capables de la défendre.

Ces fausses interprétations, qui corrompent l’éducation, sont cause qu’on ne voit plus au monde autant de républiques que dans l’antiquité, et que, par conséquent, il n’existe plus de nos jours, autant qu’alors, d’amour pour la liberté. Je croirais cependant que ce qui a le plus contribué à ces changements, c’est l’empire romain, dont les armes et les conquêtes ont renversé toutes les républiques et tous les États qui jouissaient d’un gouvernement libre ; et quoique cet empire ait été dissous, ses débris n’ont pu se rejoindre, ni jouir de nouveau des bienfaits de la vie civile, excepté sur quelques points de ce vaste empire.

Quoi qu’il en soit, les Romains rencontrèrent dans le monde entier toutes les républiques conjurées contre eux, et acharnées à la guerre et à la défense de leur liberté : ce qui prouve que le peuple romain, sans le courage le plus rare et le plus élevé, n’aurait jamais pu les subjuguer. Et pour en donner un exemple, celui des Samnites me suffira ; il est vraiment admirable. Tite-Live avoue lui-même que ces peuples étaient si puissants, et leurs armes si redoutables, qu’ils vinrent à bout de résister aux Romains jusqu’au temps du consul Papirius Cursor, fils du premier Papirius, c’est-à-dire pendant quarante-six ans, malgré leurs nombreux désastres, la ruine de presque toutes leurs villes, et les défaites sanglantes et réitérées qu’ils éprouvèrent dans leur pays. Quoi de plus merveilleux que de voir aujourd’hui ce pays, jadis couvert de tant de villes et rempli d’une population si florissante, changé presque en désert, tandis qu’alors ses institutions et ses forces l’auraient rendu invincible, si toute la puissance de Rome ne l’avait attaqué !

Il est facile de déterminer les causes de l’ordre qui régnait alors et celles de la confusion qui le remplaça : dans les temps passés, les peuples étaient libres, et aujourd’hui ils vivent dans l’esclavage. Ainsi que nous l’avons dit, toutes les cités, tous les États qui vivent sous l’égide de la liberté, en quelque lieu qu’ils existent, obtiennent toujours les plus grands succès : c’est là que la population est la plus nombreuse, parce que les mariages y sont plus libres, et que l’on en recherche davantage les liens ; c’est là que le citoyen voit naître avec joie des fils qu’il croit pouvoir nourrir, et dont il ne craint pas qu’on ravisse le patrimoine ; c’est là, surtout, qu’il est certain d’avoir donné le jour non à des esclaves, mais à des hommes libres, capables de se placer, par leur vertu, à la tête de la république : on y voit les richesses multipliées de toutes parts, et celles que produit l’agriculture, et celles qui naissent de l’industrie ; chacun cherche avec empressement à augmenter et à posséder les biens dont il croit pouvoir jouir après les avoir acquis. Il en résulte que les citoyens se livrent à l’envi à tout ce qui peut tourner à l’avantage de chacun en particulier et de tous en général, et que la prospérité publique s’accroît de jour en jour d’une manière merveilleuse.

Le contraire arrive aux pays qui vivent dans l’esclavage : plus leur servitude est cruelle, plus ils manquent d’un bien qui est la commune propriété. De toutes les servitudes, en effet, la plus dure est celle qui règne dans une république : d’abord parce qu’elle est plus durable et qu’elle offre moins d’espoir d’y échapper ; ensuite, parce qu’une république n’a d’autre vue que d’affaiblir et d’énerver tous les autres corps pour accroître le sien.

Ce n’est pas ainsi qu’en agit un prince qui vous subjugue, à moins que ce ne soit quelqu’un de ces vainqueurs barbares, fléau de toutes les nations, et destructeur de toutes les institutions civiles, comme le sont les princes d’Orient ; mais s’il n’est pas dépourvu d’humanité, s’il possède quelques lumières, il aime d’une égale affection toutes les villes qui lui obéissent, et il leur laisse l’exercice de leur industrie et la jouissance de presque toutes leurs antiques coutumes ; de sorte que si ces villes ne peuvent plus s’agrandir comme lorsqu’elles étaient libres, leur esclavage ne les met pas non plus en danger de périr. Je parle ici de la servitude dans laquelle tombent les cités en obéissant à un étranger ; j’ai parlé déjà de celle dont un de leurs citoyens les accable.

Si l’on réfléchit avec attention à tout ce que je viens de dire, on ne s’étonnera pas de la puissance des Samnites tant qu’ils furent libres, et de la faiblesse dans laquelle les fit tomber la servitude. Tite-Live atteste cette faiblesse dans une multitude de passages, particulièrement lorsqu’il parle de la guerre contre Annibal, où il rapporte que les Samnites, étant maltraités par une légion qui se trouvait à Nola, envoyèrent des députés à Annibal, pour le supplier de venir à leur aide. Dans leurs discours, ils dirent que, pendant cent ans, ils avaient combattu contre les Romains avec leurs propres soldats et leurs propres généraux ; qu’ils avaient un grand nombre de fois résisté aux attaques de deux armées consulaires et de deux consuls ; mais qu’aujourd’hui leur puissance était tellement déchue, qu’ils pouvaient à peine se défendre contre une faible légion romaine qui se trouvait à Nola.



CHAPITRE III.


Rome devint une ville puissante en ruinant les cités voisines, et en admettant facilement les étrangers aux honneurs.


Crescit interea Roma Albæ ruinis. Ceux qui veulent qu’une cité acquière un vaste empire doivent employer toute leur industrie pour la remplir d’habitants : sans une population nombreuse, une cité ne parviendra jamais à s’agrandir. On y parvient de deux manières : par l’affection ou par la force. Par l’affection, en tenant toutes les voies ouvertes aux étrangers qui voudraient y venir habiter, et en leur accordant sûreté, de manière à ce que chacun s’y fixe volontiers. Par la force, en détruisant entièrement les villes voisines, et en forçant leurs habitants à venir habiter dans vos murs. Rome fut tellement fidèle à ce système, que déjà sous son sixième roi elle renfermait dans son sein quatre-vingt mille hommes en état de porter les armes. Les Romains voulaient imiter un habile cultivateur, qui, pour fortifier un jeune plant, et en faire parvenir les fruits à leur maturité, s’empresse d’en tailler les premiers bourgeons, afin que toute la force productive, retenue dans les racines, donne avec le temps des rameaux plus verts et plus féconds.

L’exemple de Sparte et d’Athènes démontre encore combien un pareil moyen est propice et nécessaire pour s’agrandir et former un État puissant. Ces deux républiques, également redoutables par la force de leurs armes, et régies par les lois les plus sages, ne parvinrent cependant jamais au même degré de grandeur que Rome, qui semblait exposée à de plus grands désordres et soumise à des lois moins sagement combinées. On ne peut en donner d’autres raisons que celles que nous avons déjà alléguées. En effet, Rome, pour avoir accru sa population par ce double moyen, parvint à mettre sous les armes jusqu’à deux cent quatre-vingt mille combattants ; tandis qu’Athènes et Sparte n’en purent jamais armer chacune plus de vingt mille.

Ce n’est point parce que Rome était dans un site plus propice que celui de ces deux villes qu’elle obtint un plus heureux résultat, mais c’est seulement parce que sa conduite fut différente. Lycurgue, le fondateur de la république de Sparte, convaincu que rien ne hâterait plus la corruption de ses lois que le mélange de nouveaux habitants, dirigea toutes ses institutions de manière à empêcher les étrangers d’avoir aucune fréquentation avec les citoyens. Outre qu’il leur interdit les mariages, les droits de cité, et ces communications au moyen desquelles les hommes aiment à se rapprocher, il ordonna qu’on ne fit usage dans toute la république que d’une monnaie de cuir, afin d’ôter à qui que ce fût le désir de s’y rendre pour y apporter ses marchandises ou son industrie.

Or, comme toutes les actions des hommes ne sont que des imitations de la nature, il n’est ni possible ni naturel qu’une faible tige soutienne de vastes rameaux. Ainsi une république faible ne peut s’emparer d’une ville ni d’un État plus puissants ou plus étendus qu’elle ; et si la fortune les met entre ses mains, il lui arrive le même sort qu’à cet arbre dont les branches seraient plus fortes que le tronc, et qui, ne se soutenant qu’avec peine, serait renversé par le moindre souffle. C’est le destin que Sparte éprouva lorsque, ayant étendu sa domination sur toutes les villes de la Grèce, elle les vit toutes se soulever contre elle aussitôt que Thèbes se fut soustraite à son joug ; et le tronc resta seul, dépouillé de son branchage. Rome n’avait point à craindre un semblable malheur ; son tronc était assez robuste pour supporter sans peine les plus vastes rameaux.

Cette manière de procéder, jointe à celle dont nous aurons occasion de parler plus bas, fut la source de la grandeur et de la puissance inouïes des Romains. C’est ce que Tite-Live expose en peu de mots, lorsqu’il dit : Crescit interea Roma Albœ ruinis.


CHAPITRE IV.


Les républiques ont employé trois moyens pour s’agrandir.


Celui qui a bien étudié l’histoire de l’antiquité a dû voir que les républiques employaient trois moyens pour s’agrandir. L’un est celui qu’observèrent les anciens Toscans, de former une ligue de plusieurs républiques dont aucune ne surpassait l’autre en autorité ni en dignité, et de faire participer à la conquête les autres cités, comme le font de nos jours les Suisses, comme anciennement, dans la Grèce, le firent les Achéens et les Étoliens. Les Romains ayant eu des guerres fréquentes à soutenir avec les Toscans, j’entrerai dans quelques détails particuliers à ce peuple, afin de faire mieux sentir la nature du premier moyen.

Avant que les Romains eussent étendu leur empire sur l’Italie entière, les Toscans avaient été tout-puissants sur terre et sur mer ; et quoiqu’il n’y ait aucune histoire particulière de leurs exploits, il subsiste encore quelques souvenirs et quelques indices de leur grandeur : on sait qu’ils fondèrent sur les bords de la mer supérieure une colonie nommée Adria, qui se rendit tellement célèbre, qu’elle donna son nom à cette mer que les Latins eux-mêmes nommèrent Adriatique. On n’ignore pas non plus que leurs armes se firent obéir depuis le Tibre jusqu’au pied des Alpes, qui entourent aujourd’hui le corps entier de l’Italie. Il est vrai que deux cents ans avant que les Romains vissent s’accroître leur puissance, les Toscans avaient perdu l’empire de cette contrée nommée aujourd’hui Lombardie, qui leur fut arrachée par les Gaulois. Ces peuples, poussés par le besoin et attirés par la douceur de ses fruits et surtout de son vin, se précipitèrent sur l’Italie, conduits par leur chef Bellovèse, défirent et chassèrent les habitants du pays, s’y établirent, y construisirent un grand nombre de villes, lui donnèrent, du nom qu’ils portaient à cette époque, le nom de Gaule, qu’il a conservé jusqu’à ce que les Romains les eurent subjugués.

Les Toscans vivaient donc dans une parfaite égalité, et travaillaient à leur agrandissement en suivant le premier moyen dont nous avons parlé. Les villes qui composaient la ligue et gouvernaient la contrée étaient au nombre de douze, parmi lesquelles on comptait Clusium, Véïes, Fiésole, Arezzo, Volterre et autres. Elles ne purent étendre leurs conquêtes hors de l’Italie ; une grande partie même de cette contrée échappa à leurs armes par les causes dont je parlerai dans la suite.

Le second moyen est de s’associer des alliés, mais de manière à se conserver le commandement, le siége de l’empire et la gloire de l’entreprise : c’est la conduite que tinrent toujours les Romains.

Le troisième moyen est de se faire des sujets immédiats, et non des alliés, ainsi qu’en usèrent les Spartiates et les Athéniens.

De ces trois moyens, le dernier n’offre aucune utilité ; l’exemple des deux républiques que je viens de citer le démontre suffisamment : leur ruine n’eut d’autre cause que d’avoir étendu leurs conquêtes au delà de ce qu’elles pouvaient conserver. S’efforcer de gouverner une ville par la violence, surtout lorsqu’elle est accoutumée à vivre en liberté, c’est une entreprise pénible et périlleuse. Si vous n’êtes toujours armé et entouré de forces considérables, vous ne pourrez ni lui prescrire des ordres, ni la faire obéir. Si vos propres forces ne vous le permettent pas, il est nécessaire de vous faire des compagnons qui vous aident à grossir le nombre des habitants de votre cité. Athènes et Sparte, n’ayant fait ni l’un ni l’autre, ne retirèrent aucun fruit de leur conduite.

Rome, que nous avons citée comme un exemple du second moyen, ayant fait en outre ce que Athènes et Sparte avaient négligé, vit sa puissance s’élever au plus haut degré. Comme elle seule suivit cette conduite, elle seule put devenir aussi puissante, et se fit dans toute l’Italie de nombreux alliés, qui, sous beaucoup de rapports, jouissaient des mêmes prérogatives qu’elle. D’un autre côté, comme on l’a vu plus haut, elle se réserva sans cesse le siége de l’empire et le commandement dans toutes les entreprises ; aussi ses alliés ne s’apercevaient pas que c’était au prix de leurs fatigues et de leur sang qu’ils se plaçaient eux-mêmes sous le joug.

En effet, dès que la république romaine commença à transporter ses armées hors de l’Italie, à réduire les royaumes en provinces, et à ranger au nombre de ses sujets ceux qui, accoutumés à vivre sous les rois, n’attachaient aucune importance à servir un maître, ces peuples, gouvernés par des Romains, vaincus par des soldats qui portaient le nom de Romains, ne reconnurent que Rome pour maîtresse suprême : de sorte que les peuples d’Italie, qui jusqu’alors s’étaient regardés comme les amis de Rome, se trouvèrent tout à coup entourés de sujets romains, et pressés d’un autre côté par toute la grandeur de Rome ; et, lorsqu’ils se furent aperçus de l’erreur dans laquelle ils avaient vécu jusqu’alors, il n’était plus temps d’y remédier, tant la puissance de Rome s’était accrue par la conquête de cette multitude de provinces étrangères ; tant étaient formidables les forces que renfermait une cité dont l’immense population était sans cesse sous les armes ! En vain ces alliés, pour venger leurs offenses, se soulevèrent contre elle ; ils furent bientôt trahis par le sort de la guerre, et leur situation ne fit qu’empirer, car d’égaux ils devinrent aussi sujets.

Les Romains seuls, ainsi que nous l’avons dit, ont suivi cette conduite. Toute république qui voudra s’agrandir ne peut agir différemment ; et l’expérience montre, en effet, qu’aucune autre n’est aussi certaine.

Le système des ligues, dont nous avons déjà parlé, et qu’embrassèrent les Toscans, les Achéens et les Étoliens, et que de nos jours les Suisses ont adopté, est le plus favorable après celui qu’ont suivi les Romains. Les conquêtes se trouvant bornées, il en résulte deux avantages : le premier, qu’il est difficile d’attirer la guerre sur vous ; l’autre, que le peu dont on s’empare, on le conserve sans peine.

La difficulté d’étendre les conquêtes a pour cause le peu d’ensemble qui existe dans les républiques, ou la distance qui, séparant leurs diverses parties, les empêche de pouvoir facilement se rassembler pour prendre conseil ou pour délibérer. Cette cause diminue encore le désir de dominer, parce que le partage de la conquête devant être fait entre tous les alliés, ils n’y attachent plus la même importance qu’une république unique qui espère en goûter seule tous les fruits. Comme la ligue se gouverne par un conseil général, ses délibérations ne peuvent jamais être aussi promptes que celles d’un peuple qui habite dans la même enceinte. L’expérience nous montre encore qu’un semblable système a des bornes que lui fixe la nature, et au delà desquelles il n’y a pas d’exemple qu’il ait pu s’étendre : il suffit que douze ou quatorze petits États se liguent ensemble ; il ne faut point chercher à aller plus avant. En effet, lorsqu’on est parvenu au point de se croire à l’abri de toute insulte, on ne cherche point à accroître son territoire, tant parce que la nécessité ne montre pas le besoin de s’agrandir, que parce qu’on ne sent pas l’utilité des conquêtes ; et j’en ai précédemment exposé la raison. Ces républiques seraient contraintes à embrasser un des deux partis suivants : ou continuer à se faire de nouveaux compagnons, et cet accroissement apporterait le désordre dans la ligue ; ou augmenter le nombre des sujets ; mais comme elles voient de grandes difficultés dans ce dernier parti sans en apercevoir l’utilité, elles ne l’estiment nullement.

Ainsi, lorsque les peuples qui forment une ligue sont assez nombreux pour se croire en état de vivre avec sécurité, ils s’attachent à deux choses : la première est de se rendre protecteurs des petits États, afin de retirer de toutes parts de l’argent dont le partage est facile ; la seconde est de se battre pour autrui, de se mettre à la solde de tel ou tel prince, comme font de nos jours les Suisses, et comme on lit que faisaient les ligues dont nous venons de parler. Tite-Live nous en fournit la preuve lorsqu’il raconte que Philippe, roi de Macédoine, étant venu en conférence avec Titus Quintius Flaminius, et parlant d’accommodement en présence d’un préteur des Étoliens, ce dernier eut une altercation avec Philippe, qui lui reprocha l’avarice et l’infidélité des Étoliens, qui ne rougissaient pas de servir un État, et d’envoyer en même temps une partie de leurs troupes au service de son ennemi ; de sorte que l’on voyait souvent les drapeaux des Étoliens dans les rangs de deux armées opposées.

Personne n’ignore que les confédérations ont toujours tenu la même conduite, et que les résultats en ont été les mêmes. On voit encore que le système d’assujettir les pays conquis a toujours été faible et n’a jamais produit que de médiocres avantages ; et lorsque les républiques qui suivaient ce système ont dépassé la borne, elles se sont aussitôt précipitées à leur perte. Mais si cette méthode ne présente aucune utilité dans une république guerrière, elle ne peut offrir le moindre avantage dans celles qui ne possèdent point d’armées, comme ont été de notre temps toutes les républiques d’Italie.

Les Romains ont donc suivi la véritable marche ; elle est d’autant plus admirable, qu’ils n’avaient point eu d’exemple d’une pareille conduite, et qu’après leur chute ils n’ont point eu d’imitateurs. Quant aux confédérations, elles n’ont été adoptées que par les Suisses et les ligues de Souabe. Et comme nous le dirons à la fin de cet ouvrage, de toutes ces sages institutions établies dans Rome et qui dirigeaient sa conduite dans toutes les affaires de l’intérieur et de l’extérieur, non-seulement aucune n’a servi de règle aux gouvernements de nos jours, mais il semble même qu’on les dédaigne et qu’on les regarde la plupart comme n’offrant aucune réalité, d’autres comme inexécutables, et le reste comme inutile ou hors de propos. C’est ainsi que, plongés dans cette funeste ignorance, nous sommes la proie de tous ceux qui ont voulu envahir notre pays.

Si l’exemple des Romains parait trop difficile à suivre, celui des anciens Toscans doit-il le paraître autant, surtout aux Toscans de nos jours ? Si, par les causes que j’ai rapportées, ils ne purent obtenir un empire semblable à celui des Romains, ils parvinrent du moins à acquérir en Italie ce degré de puissance que permettait le système qu’ils avaient adopté. L’État jouit longtemps d’une tranquillité profonde, également illustré par son empire et la gloire de ses armes, par la pureté de ses mœurs et son respect pour les dieux. Cette gloire et cette puissance, d’abord ébranlées par les Gaulois, furent enfin si profondément anéanties par les Romains, qu’à peine s’en est-il conservé quelque trace dans la mémoire des hommes, quoiqu’elles n’aient disparu que depuis deux mille ans. Cet oubli m’a fait réfléchir sur les causes d’où il pouvait naître, et je les exposerai dans le chapitre suivant.



CHAPITRE V.


Des changements de religion et de langage, joints aux désastres causés par les inondations et le fléau de la peste, effacent la mémoire des événements.


On a voulu, je crois, répondre aux philosophes qui prétendent que le monde existe de toute éternité, que si une antiquité aussi reculée était réelle, il faudrait que la mémoire des événements remontât au delà de cinq mille ans. Cette réponse serait bonne, si l’on ne voyait pas que le souvenir de ces événements s’éteint par des causes diverses, dont une partie provient des hommes, et l’autre du ciel. Celles qui dépendent des hommes sont les changements de religion et de langage. Quand une secte nouvelle, c’est-à-dire une nouvelle religion prend naissance, son premier soin est de chercher à étouffer l’ancienne, afin d’augmenter sa propre influence, et elle parvient facilement à l’éteindre quand les fondateurs de cette nouvelle secte parlent une langue différente.

Ces résultats sont frappants lorsqu’on examine la conduite qu’a tenue la religion chrétienne à l’égard du paganisme, en abolissant toutes les institutions, toutes les cérémonies de cette religion, en effaçant jusqu’à la mémoire de son antique théologie. Il est vrai que le christianisme ne put détruire avec le même succès le souvenir des grands hommes qu’elle avait produits ; mais il faut l’attribuer à l’usage de la langue latine, qu’il fut dans la nécessité de conserver, ayant dû s’en servir pour écrire les préceptes de la nouvelle loi. Si les premiers chrétiens avaient pu écrire dans une langue différente, on ne saurait douter, en voyant tout ce qu’ils ont détruit, qu’il n’existerait plus aucun souvenir des événements passés.

Lorsqu’on lit les moyens employés par saint Grégoire et par les autres chefs de la religion chrétienne, on est frappé de l’acharnement avec lequel ils poursuivirent tout ce qui pouvait rappeler la mémoire de l’antiquité ; brûlant les écrits des poètes et des historiens, renversant les statues, et mutilant tout ce qui portait la marque des anciens temps. Si une nouvelle langue avait favorisé ces ravages, quelques années auraient suffi pour tout faire oublier.

Il y a lieu de croire également que ce que la religion chrétienne a tenté de faire au paganisme, celui-ci l’avait fait aux religions qui existaient avant lui. Et, comme ces religions ont varié deux ou trois fois dans l’espace de cinq à six mille ans, on a dû perdre la mémoire des événements arrivés avant ces temps. S’il en est resté quelques traces, on les regarde comme des fables, et elles n’inspirent aucune confiance. C’est le sort qu’a éprouvé l’histoire de Diodore de Sicile, qui, quoiqu’elle rapporte les événements de quarante ou cinquante mille années, passe, comme je le pense moi-même, pour une chose mensongère.

Quant aux causes qui proviennent du ciel, ce sont les fléaux qui ravagent les nations, et réduisent à un petit nombre d’habitants certaines contrées de l’univers, tels que la peste, la famine et les inondations. Ce dernier fléau a les résultats les plus désastreux, tant parce qu’il est plus universel que parce que ceux qui parviennent à échapper à ses ravages sont en général des montagnards grossiers, qui, n’ayant aucune connaissance de l’antiquité, ne peuvent en transmettre le souvenir à leurs descendants. Et si parmi eux quelque homme instruit du passé parvient à se sauver, on le verra cacher sa science, et l’altérer pour obtenir la considération, ou pour servir ses vues, de sorte qu’il ne restera à la postérité que le souvenir de ce qu’il aura écrit, et rien de plus.

Que ces déluges, ces famines, ces pestes aient plusieurs fois exercé leurs ravages, je ne crois pas qu’on puisse en douter, tant les diverses histoires sont pleines de pareils désastres, et tant il est naturel qu’ils arrivent : la nature, en effet, ressemble à tous les corps simples, qui, lorsqu’ils renferment des humeurs superflues, les rejettent d’eux-mêmes et recouvrent ainsi la santé. Il en est de même dans le corps composé de la société humaine. Lorsque les nombreux habitants d’un empire surchargent tellement le pays qu’ils ne peuvent y trouver leur subsistance, ni aller ailleurs, parce que les autres lieux sont également remplis d’habitants ; lorsque la mauvaise foi et la méchanceté des hommes sont montées à leur dernier degré, il faut nécessairement que le monde soit purgé par un de ces trois fléaux, afin que les hommes frappés par l’adversité, et réduits à un petit nombre, trouvent enfin une existence plus facile et redeviennent meilleurs.

Ainsi la Toscane, comme je l’ai dit ci-dessus, était déjà puissante, pleine de religion et de vertu ; elle possédait une langue et des coutumes nationales ; et tout fut englouti par la domination romaine : il ne resta d’elle que la seule mémoire de son nom.



CHAPITRE VI.


Comment les Romains se comportaient dans la conduite de la guerre.


J’ai déjà fait voir quelle conduite suivaient les Romains pour s’agrandir ; je vais dire maintenant de quelle manière ils s’y prenaient pour faire la guerre ; et chacune de leurs actions prouvera avec quelle sagesse ils surent, pour aplanir les chemins qui devaient les conduire à la grandeur suprême, s’écarter de la marche suivie universellement par les autres nations.

Le but de celui qui fait la guerre par choix ou par ambition est d’acquérir et de conserver ses conquêtes, et de se conduire de manière à ce qu’elles l’enrichissent, en n’épuisant ni le pays conquis, ni sa propre patrie. Il est donc indispensable, et durant la conquête et durant la possession, de ne point dépenser inutilement, mais de tout faire tourner au profit du bien commun. Quiconque veut parvenir à ce but doit imiter la conduite du peuple romain et suivre les mêmes principes, qui consistaient à faire une guerre, comme disent les Français, courte et bonne. Ils entraient donc en campagne avec de nombreuses armées ; aussi terminèrent-ils en peu de temps toutes les guerres qu’ils eurent à soutenir contre les Latins, les Samnites et les Toscans. Si l’on fait attention à toutes celles qu’ils firent depuis la fondation de Rome jusqu’à la prise de Véïes, on verra qu’elles furent toutes achevées en six, en dix ou en vingt jours ; car, suivant l’usage qu’ils avaient adopté, dès que la paix était rompue, ils s’avançaient sans délai à la rencontre de l’ennemi et lui livraient immédiatement la bataille. S’ils triomphaient, l’ennemi, pour préserver son territoire des ravages de la guerre, demandait à faire la paix ; et les conditions qu’imposaient ordinairement les Romains étaient une cession de terrain, que l’on convertissait en domaines particuliers, ou que l’on consignait à des colonies, qui, placées sur les frontières des États vaincus, servaient de rempart à celles des Romains, au grand avantage des colons qui possédaient ces terres, et à celui même du peuple de Rome, qui y trouvait une défense qui ne lui coûtait rien.

Nul moyen ne pouvait être plus sûr, plus puissant, ni plus utile. Tant que l’ennemi n’était point en campagne, cette simple défense suffisait ; s’il levait une nombreuse armée pour attaquer cette colonie, les Romains mettaient sur pied une armée non moins forte ; ils lui livraient bataille, et, une fois victorieux, ils lui imposaient de plus rudes conditions, et rentraient soudain dans leurs foyers. C’est ainsi que par degrés ils étendaient leur influence sur leurs ennemis, et augmentaient leurs propres forces.

Ils suivirent cette marche jusqu’à ce qu’ils eurent changé leur système militaire, changement qui eut lieu après la prise de Véïes. C’est alors que, pour pouvoir prolonger la guerre, ils ordonnèrent qu’on accordât une paye au soldat, qui jusqu’à cette époque n’avait pas été payé, la courte durée des guerres n’en ayant pas fait sentir la nécessité. Mais, quoique les Romains accordassent une paye à leurs troupes ; que par ce moyen ils pussent faire des guerres plus longues, et que la nécessité d’en entreprendre de lointaines exigeât qu’ils restassent plus longtemps en campagne, néanmoins ils ne varièrent jamais dans leur système de les terminer aussi promptement que le permettaient et les lieux et les temps, et n’abandonnèrent jamais non plus l’usage d’envoyer des colonies dans les provinces conquises. Outre cette méthode qu’ils avaient adoptée, il faut encore attribuer la brièveté de leurs guerres à l’ambition des consuls, qui, ne conservant leur autorité qu’une année, dont ils devaient même passer la moitié dans Rome, voulaient, en terminant la guerre, mériter les honneurs du triomphe. L’usage d’envoyer des colonies se maintint par l’utilité et les avantages considérables qu’on en retirait.

Quant à la distribution du butin, ils y firent bien quelques changements, et n’en furent plus aussi prodigues que dans le commencement, et parce que cela ne leur paraissait plus si nécessaire depuis que les soldats recevaient une paye, et parce que les dépouilles des vaincus étant plus considérables, ils préféraient enrichir le trésor public, afin de ne plus être obligés de consacrer les tributs de la république aux dépenses de leurs entreprises. En peu de temps cette mesure combla l’État de richesses.

Ainsi, par les deux méthodes suivies pour la distribution des dépouilles des peuples vaincus et pour l’envoi des colonies sur le territoire ennemi, les Romains trouvèrent dans la guerre une source de richesse, tandis qu’une foule de princes et de républiques imprudentes n’y rencontrent que la pauvreté. Cela en vint au point qu’un consul ne croyait point véritablement triompher s’il n’enrichissait le trésor d’immenses sommes d’or et d’argent, et de toutes sortes de dépouilles des nations vaincues.

C'est par cette conduite, c’est en précipitant l’issue de la campagne, en épuisant à la longue l’ennemi par des guerres renouvelées sans cesse, en détruisant ses armées, en ravageant son territoire, et en lui arrachant des traités avantageux, que les Romains virent de jour en jour s’accroître et leurs richesses et leur puissance.



CHAPITRE VII.


Quelle étendue de terrain les Romains accordaient à chaque colon.


Il me semble qu’on ne peut que difficilement déterminer la quantité exacte de terre que les Romains accordaient à chaque colon. Je crois qu’on en donnait plus ou moins, suivant les lieux où l’on envoyait des colonies ; mais, dans toutes les circonstances et dans tous les lieux, ces distributions furent toujours extrêmement modiques : d’abord, afin de pouvoir y envoyer le plus grand nombre d’hommes possible, attendu qu’ils étaient destinés à la garde du pays ; en dernier lieu, parce que, vivant pauvres chez eux, il n’était pas juste que leurs colons vécussent au dehors dans une trop grande abondance. Tite-Live nous apprend qu’après la prise de Véïes on y envoya une colonie, et qu’on distribua à chaque colon trois arpents et sept onces de terre, qui font, suivant nos mesures actuelles...[1].

D’ailleurs, outre les raisons que nous avons déjà alléguées, les Romains étaient persuadés que ce n’était pas l’étendue des terres, mais la bonne culture qui pouvait suffire aux besoins. C’est un bien nécessaire qu’une colonie ait des champs communaux où chacun puisse faire paître ses bestiaux, et des bois où il puisse prendre son bois de chauffage. Une colonie ne peut s’établir sans ces deux avantages.



CHAPITRE VIII.


Des causes pour lesquelles les peuples s’éloignent du pays natal pour inonder des contrées étrangères.


Puisque j’ai parlé précédemment de la manière dont les Romains faisaient la guerre, et de celle dont les Gaulois assaillirent les Toscans, je ne crois pas m’écarter de mon sujet en exposant qu’il y a deux espèces de guerres.

L’une est produite par l’ambition des princes et des républiques qui cherchent à propager leur empire : telles furent les guerres d’Alexandre le Grand et des Romains, et celles qui se font de puissance à puissance. Ces guerres sont désastreuses sans doute, mais elles ne vont jamais jusqu’à chasser toute une population d’un pays, parce qu’il suffit au vainqueur d’être assuré de l’obéissance des peuples ; et le plus souvent il les laisse vivre sous leurs propres lois, et toujours il leur conserve leurs propriétés et leurs richesses.

L’autre espèce de guerre est celle où un peuple entier, suivi de toutes les familles, abandonne un pays d’où le chasse la famine ou la guerre, et va chercher une nouvelle demeure et de nouvelles contrées, non pour y donner des lois, comme dans les guerres dont nous venons de parler, mais pour se rendre le maître absolu du pays, après en avoir expulsé ou égorgé les anciens habitants. Rien de plus cruel et de plus épouvantable que cette espèce de guerre à laquelle Salluste fait allusion à la fin de son Histoire de Jugurtha, quand il dit qu’après la défaite de ce prince le bruit se répandit de l’invasion des Gaulois en Italie. Il ajoute que dans toutes les guerres que les Romains firent aux autres peuples, ils n’avaient combattu que pour leur propre existence. Lorsqu’un prince ou une république attaque un État, il leur suffit de renverser seulement ceux qui commandent ; mais il faut que ces hordes exterminent les populations entières, si elles veulent vivre de ce qui faisait exister les habitants de ces malheureuses contrées.

Les Romains eurent à supporter trois de ces guerres si dangereuses, dont la première eut lieu lorsque Rome fut prise par ces mêmes Gaulois que nous avons vus enlever la Lombardie aux Toscans pour en faire leur demeure. Tite-Live assigne deux causes à cette guerre : l’une, que les Gaulois furent attirés, ainsi que nous l’avons dit, par la douceur des fruits et surtout du vin d’Italie, dont leur pays était privé à cette époque ; l’autre, que la population de la Gaule s’était tellement accrue, que les terres ne pouvant plus nourrir les habitants, les différents princes du pays jugèrent nécessaire d’aller avec une partie de ses habitants chercher de nouvelles contrées. Après avoir formé ce projet, ils choisirent, pour mettre à la tête de ceux qui devaient émigrer, Bellovèse et Sigovèse, deux de leurs rois ; et les uns, sous la conduite de Bellovèse, se précipitèrent sur l’Italie ; les autres, guidés par Sigovèse, se jetèrent sur l’Espagne. C’est dans cette invasion que Bellovèse s’empara de la Lombardie, et que les Gaulois, pour la première fois, eurent la guerre avec les Romains.

La seconde invasion eut lieu immédiatement après la première guerre punique, lorsque plus de deux cent mille Gaulois périrent entre Pise et Piombino.

La troisième, enfin, eut lieu lors de l’invasion des Cimbres et des Teutons, lorsque ces barbares, après avoir vaincu plusieurs armées romaines, furent à leur tour exterminés par Marius.

Les Romains sortirent cependant vainqueurs de ces trois guerres épouvantables ; et il ne fallait pas moins que tout leur courage pour triompher. Aussi, quand la vertu eut disparu de Rome, et que ses armées eurent perdu leur antique valeur, l’empire succomba sous l’effort de hordes semblables à celles des Goths, des Vandales et des autres barbares qui s’emparèrent de tout l’empire d’Occident.

Ces peuples, comme nous l’avons dit ci-dessus, n’abandonnaient leur patrie que chassés par la nécessité ; et la nécessité naît ou de la famine, ou de la guerre, ou des persécutions qu’on éprouve dans son propre pays, et qui contraignent à chercher de nouvelles contrées. Si ces peuples sont nombreux, ils se précipitent avec violence sur les terres étrangères, massacrent tous les habitants, s’emparent de leurs biens, établissent un empire nouveau, et changent jusqu’au nom du pays. C’est ce que fit Moïse, c’est ce que firent les barbares qui s’emparèrent de l’empire romain. En effet, tous ces noms nouveaux qu’on voit en Italie et dans d’autres États n’ont point une autre origine : ces noms ont été imposés par les nouveaux conquérants. C’est ainsi que la Lombardie s’appelait autrefois la Gaule Cisalpine ; la France, qu’on nommait jadis la Gaule Transalpine, a reçu son nouveau nom des Francs, qui s’en étaient rendus maîtres ; l’Esclavonie se nommait Illyrie ; la Hongrie, Pannonie ; et l’Angleterre, Bretagne. Une foule d’autres provinces ont également changé de noms ; il serait fastidieux de les répéter. Moïse donna également le nom de Judée à la partie de la Syrie dont il s’était emparé.

J’ai dit plus haut que quelquefois certains peuples chassés par la guerre de leur propre pays sont contraints d’aller chercher d’autres contrées : je citerai en exemple les Maurusiens, ancien peuple de la Syrie, qui, sur le bruit répandu de l’invasion des Hébreux, se jugeant trop faibles pour résister, pensèrent que le meilleur moyen de salut qui leur restât était d’abandonner leur patrie plutôt que de se perdre en voulant la sauver. Toute la population se transporta donc en Afrique, où elle fixa sa demeure, après en avoir chassé les habitants qui s’y trouvèrent. Ainsi elle parvint à s’emparer d’un pays qui ne lui appartenait pas, elle qui n’avait pas su conserver le sien. Procope, qui a écrit la guerre de Bélisaire contre les Vandales qui occupaient l’Afrique, dit avoir lu l’inscription suivante gravée sur des colonnes érigées en ces lieux : Nos Maurusii, qui fugimus a facie Jesu latronis filii Navœ  ; ce qui indique clairement la cause de leur fuite de la Syrie.

Rien de plus formidable que des peuples contraints de s’expatrier par une dure nécessité ; et si on ne leur oppose des armées courageuses et disciplinées, on ne pourra soutenir leurs efforts.

Mais quand les peuples forcés d’abandonner leur patrie sont peu nombreux, ils sont bien moins à redouter que ceux dont nous venons de parler ; ils ne peuvent employer une égale violence : c’est à la persuasion qu’ils doivent avoir recours pour obtenir quelque coin de terre ; et lorsqu’ils l’ont obtenu, il faut qu’ils s’y maintiennent à force d’amis et d’alliés. C’est ainsi que se conduisirent Énée, Didon, les Marseillais, et plusieurs autres peuples, qui tous ne purent se maintenir dans les pays où ils étaient venus chercher un asile qu’en obtenant le consentement de leurs voisins.

La plus grande partie de ces nombreuses hordes se sont élancées des vastes contrées de la Scythie, lieux glacés et stériles, dont les innombrables habitants, ne pouvant trouver autour d’eux de quoi se nourrir, sont réduits à s’expatrier et ont mille raisons qui les chassent, et pas une qui les retienne. Si, depuis cinq cents ans, on n’a plus vu ces essaims de barbares se répandre sur toute l’Europe comme un torrent dévastateur, cela provient de plusieurs raisons : la première est le grand vide que dut occasionner dans ces contrées la chute de l’Empire, sur lequel s’étaient précipitées plus de trente nations ; la seconde est que l’Allemagne et la Hongrie, d’où sortaient également ces barbares, offrent aujourd’hui un pays tellement amélioré, que leurs habitants peuvent y vivre sans peine et ne sont plus obligés de changer de patrie. D’un autre côté, ces nations, douées de toutes les vertus guerrières, étant comme un boulevard opposé aux entreprises des Scythes, qui bordent leurs frontières, ces barbares ne s’imaginent plus pouvoir les vaincre et s’ouvrir un passage à travers leurs États. Plusieurs fois les Tartares ont tenté de nouvelles invasions ; mais ils ont toujours été repoussés par les Hongrois et les Polonais ; et c’est avec raison que ces peuples se glorifient de ce que, sans la force de leurs armes, l’Italie et l’Église auraient senti le poids de ces hordes de Tartares. Mais je crois en avoir dit assez sur ces peuples.



CHAPITRE IX.


Des causes qui donnent ordinairement naissance à la guerre entre les souverains.


Les causes qui firent naître la guerre entre les Romains et les Samnites, avec lesquels ils avaient été longtemps ligués, sont les mêmes que celles qui s’élèvent entre tous les États égaux en puissance : elles sont le produit du hasard, ou naissent du désir que l’un d’entre eux a de voir la guerre s’allumer. Celle qui s’éleva entre les Romains et les Samnites fut l’effet des événements. L’intention des Samnites, en attaquant les Sidicins et ensuite les Campaniens, n’était pas de faire la guerre aux Romains ; mais les Campaniens, sur le point de succomber, se jetèrent dans les bras de Rome, contre l’attente commune et des Romains et des Samnites. Rome alors dut regarder la cause des Campaniens, qui s’étaient donnés à elle, comme la sienne propre, et se crut forcée d’entreprendre une guerre qu’elle ne pouvait plus éviter sans déshonneur. En effet, il aurait paru absurde aux Romains de défendre les Campaniens en qualité d’alliés contre les Samnites, auxquels les traités les liaient également ; mais ils ne virent rien d’injuste à les défendre comme sujets, ou même comme suppliants : ils pensaient que s’ils les abandonnaient en cette circonstance, ils décourageraient tous ceux qui par la suite auraient envie de se placer sous leur égide ; et Rome, n’aspirant qu’à l’empire et à la gloire, et non au repos, ne pouvait refuser une telle entreprise.

C’est à ces mêmes causes que la première guerre punique dut naissance. Les Romains se virent forcés d’embrasser la défense des habitants de Messine, en Sicile, et ce fut encore les circonstances qui les décidèrent.

Mais ce n’est point le hasard qui donna naissance à la seconde guerre qui éclata entre Rome et Carthage : Annibal, en attaquant les Sagontins, alliés de Rome, en Espagne, n’en voulait pas précisément au premier de ces peuples ; il espérait seulement irriter la patience des armées romaines, afin d’avoir l’occasion de les combattre et de passer en Italie. C’est ainsi qu’en ont toujours agi les princes qui désirent susciter de nouvelles guerres, tout en voulant paraître ne point manquer à l’honneur et respecter leurs engagements. En effet, si je veux faire la guerre à un prince avec lequel je suis lié par des traités observés depuis de nombreuses années, je colorerai de quelque prétexte l’attaque que je dirigerai contre un de ses amis plutôt que contre lui-même, sachant bien que, s’il s’en irrite, j’aurai alors atteint mon but, qui est de lui faire la guerre ; tandis que s’il demeure indifférent, il découvrira sa faiblesse ou sa mauvaise foi, en ne défendant pas celui qui s’est mis sous sa protection ; et cette conduite, en affaiblissant la réputation de mon rival, aura pour effet de faciliter les desseins que j’ai conçus.

La résolution que prirent les Campaniens de se donner aux Romains, afin de les exciter à la guerre, ainsi que je l’ai dit ci-dessus, n’est pas la seule chose qu’il faille remarquer ici : elle nous fait voir que le seul remède qui reste à une cité que ses propres forces ne peuvent défendre, et qui veut se soustraire à tout prix au joug de l’ennemi qui la menace, c’est de se donner librement et sans réserve à celui qu’elle a choisi pour défenseur, ainsi qu’en agirent les Campaniens à l’égard des Romains, et les Florentins envers Robert, roi de Naples, qui, ne voulant pas les secourir comme alliés, les défendit bientôt comme sujets contre les forces de Castruccio de Lucques, qui les tenait courbés sous le poids de sa domination.



CHAPITRE X.


Malgré l’opinion générale, l’argent n’est pas le nerf de la guerre.


Si l’on commence la guerre quand on veut, on ne la termine pas de même : en conséquence, un prince, avant de se jeter dans les hasards d’une entreprise, doit longtemps mesurer ses forces, et se gouverner d’après cet examen. Mais sa sagesse doit être telle, qu’il ne s’aveugle pas sur ses ressources ; et il se trompera toutes les fois qu’il comptera, ou sur ses trésors ou sur la nature du pays, ou sur l’affection de ses sujets, et lorsque, d’un autre côté, il n’aura point l’appui d’une armée nationale : car toutes les choses dont je viens de parler ajoutent bien de nouvelles forces à celles que l’on possède déjà, mais elles ne peuvent les donner. Tout devient inutile sans des troupes sur lesquelles on puisse compter. Sans elles les trésors ne sont rien, non plus que la force du terrain : la fidélité et l’affection des hommes s’éteignent bientôt ; et lorsque vous ne pouvez les défendre eux-mêmes, comment conserveraient-ils longtemps ces sentiments ? Les plus âpres rochers, les lacs les plus profonds, les abîmes deviennent des plaines, lorsqu’ils manquent de défenseurs courageux. L’argent seul ne vous défendra pas ; mais il engage à vous dépouiller plus vite : aussi rien n’est plus faux que la commune opinion que l’argent est le nerf de la guerre.

Quinte-Curce a énoncé cette opinion en parlant de la guerre qui éclata entre Antipater, roi de Macédoine, et Lacédémone. Il rapporte que le manque d’argent força le roi de Sparte à livrer bataille, et qu’il fut vaincu ; et que s’il avait différé de quelques jours le combat, la nouvelle de la mort d’Alexandre se serait répandue dans toute la Grèce, et la victoire se serait déclarée pour lui sans combattre. Mais comme il manquait d’argent, et qu’il craignait que son armée ne l’abandonnât faute de paye, il fut forcé de tenter la fortune des combats. C’est à cette occasion que Quinte-Curce avance que l’argent est le nerf de la guerre.

Cette maxime est alléguée chaque jour, et des princes moins sages qu’ils ne devraient l’être s’empressent de s’y conformer. Ils se fient sur elle, et s’imaginent que les trésors suffisent pour se défendre, sans réfléchir que si la richesse donnait la victoire, Darius aurait triomphé d’Alexandre, et les Grecs des Romains ; que de nos jours Charles le Téméraire aurait battu les Suisses, et que, tout récemment encore, le pape et les Florentins réunis n’auraient pas eu de peine à vaincre Francesco Maria, neveu du pape Jules II, dans la guerre d’Urbin.

Mais tous ceux que je viens de citer furent vaincus par ceux qui regardaient une bonne armée et non l’argent comme le nerf de la guerre. Parmi les merveilles que Crésus, roi de Lydie, fit voir à Solon l’Athénien, était un trésor incalculable : ce prince lui ayant demandé ce qu’il pensait de sa puissance, Solon lui répondit que ce n’était point par cet amas d’or qu’il pouvait en juger, parce qu’on ne faisait pas la guerre avec de l’or, mais avec du fer ; qu’il pouvait survenir un ennemi qui aurait plus de fer que lui et qui lui ravirait ses trésors.

Après la mort d’Alexandre le Grand, une multitude innombrable de Gaulois se répandit dans la Grèce, et de là en Asie. Ces barbares ayant envoyé des ambassadeurs au roi de Macédoine pour traiter avec lui, ce prince, pour faire parade de sa puissance et les éblouir par la vue de ses richesses, leur montra une grande quantité d’or et d’argent : loin d’être effrayés, les Gaulois, qui, pour ainsi dire, avaient déjà confirmé la paix, se hâtèrent de la rompre ; tant s’accrut en eux le désir de lui enlever son or. C’est ainsi que ce roi fut dépouillé des trésors mêmes qu’il avait cru amasser pour sa défense.

Il y a peu d’années encore que les Vénitiens, quoique le trésor public fût comblé de richesses, perdirent toutes leurs possessions, sans que leur or servît à les défendre.

Aussi, quel que soit le cri de l’opinion générale, je soutiendrai que ce n’est pas l’argent qui est le nerf de la guerre, mais une bonne armée ; car, si l’or ne suffit pas pour trouver de bons soldats, les bons soldats ont bientôt trouvé de l’or. Si les Romains avaient voulu faire la guerre plutôt avec de l’argent qu’avec du fer, tous les trésors du monde n’auraient pu leur suffire pour réussir dans les vastes conquêtes qu’ils entreprirent, et surmonter les obstacles qu’ils y rencontrèrent. Mais, comme ils faisaient la guerre avec le fer, ils ne souffrirent jamais de la disette de l’or, parce que ceux qui les redoutaient leur apportaient leurs richesses jusqu’au milieu de leurs camps.

Si le manque d’argent obligea le roi de Sparte à tenter le hasard d’une bataille, c’est l’argent qui, dans cette circonstance, produisit un inconvénient que mille autres causes pouvaient occasionner : ainsi, lorsqu’une armée manque de vivres, et qu’elle se voit contrainte ou à mourir de faim, ou à livrer bataille, elle embrasse ordinairement ce dernier parti, comme le plus honorable, et celui où elle peut espérer encore les faveurs de la fortune. Il arrive souvent aussi qu’un général, sachant que son ennemi attend des renforts, est obligé de l’attaquer et de s’exposer aux dangers d’un combat ; ou, s’il attend que son adversaire ait augmenté ses forces, d’avoir à livrer un combat mille fois plus désavantageux. On voit encore, par l’exemple d’Asdrubal, lorsqu’il fut attaqué sur le Métaure par Claudius Néron, réuni à l’autre consul, qu’un capitaine réduit à fuir ou à combattre choisit presque toujours le combat : ce parti, quoique extrêmement douteux, lui présente cependant encore quelques chances de succès, tandis que l’autre ne lui offre qu’une perte assurée.

Il y a donc une foule de circonstances où un général est contraint, malgré sa propre conviction, d’en venir à une bataille ; et le défaut d’argent peut être de ce nombre, sans qu’on puisse en conclure qu’il soit plutôt le nerf de la guerre que cette foule d’autres causes qui entraînent les armées dans la même nécessité.

Je dois donc le redire encore : ce n’est point l’or, ce sont les bons soldats qui sont le nerf de la guerre. L’argent est nécessaire, sans doute, mais ce n’est qu’une nécessité secondaire, que les bons soldats savent toujours surmonter par leur vaillance ; parce qu’il est aussi impossible à une armée courageuse de manquer jamais d’argent, qu’il est à l’argent seul de trouver de bons soldats. L’histoire, en mille endroits, prouve la vérité de ce que j’avance. En vain Périclès avait déterminé les Athéniens à faire la guerre avec tout le Péloponèse, en les assurant que leur industrie et leur richesses devaient les rendre certains du succès : quoique en effet les Athéniens, dans le cours de cette guerre, eussent quelquefois triomphé, ils finirent cependant par succomber ; la sagesse de Sparte et le courage de ses soldats l’emportèrent sur l’industrie et les trésors d’Athènes.

Mais, sur ce point, l’opinion de Tite-Live est du plus grand poids, lorsque, examinant si Alexandre le Grand, en venant en Italie, eût vaincu les Romains, il démontre que trois choses sont essentielles à la guerre : des troupes braves et nombreuses, des généraux expérimentés, et une fortune propice. Il examine ensuite lesquels des Romains ou d’Alexandre possédaient un plus grand nombre de ces avantages, et il conclut sans dire un mot de l’argent.

Lorsque les Campaniens furent suppliés par les Sidicins de prendre les armes en leur faveur contre les Samnites, ils mesurèrent sans doute leur puissance à leurs richesses et non à la force de leurs soldats ; car, après avoir pris le parti de les secourir, ils furent contraints, pour échapper à une ruine totale, de devenir, après deux défaites, les tributaires de Rome.



CHAPITRE XI.


Qu’il est imprudent de s’allier avec un prince qui a plus de réputation que de forces réelles.


Tite-Live, voulant mettre dans tout son jour l’erreur qu’avaient commise les Sidicins en comptant sur l’appui des Campaniens, et celle de ces derniers en croyant pouvoir les défendre, ne pouvait s’exprimer en termes plus énergiques qu’en disant : Campani magis nomen in auxilium Sidicinorum, quam vires ad praesidium attulerunt. Cet exemple prouve que les alliances que l’on contracte avec un prince qui ne peut vous secourir, ou parce que l’éloignement des lieux ne le lui permet pas, ou parce que les désordres de ses États exigent l’emploi de toutes ses forces, ou par tout autre motif, ont plus d’éclat que d’utilité réelle pour ceux qui comptent sur son appui.

Florence, de nos jours, nous en offre la preuve. Attaqués en 1497 par le pape et par le roi de Naples, les Florentins s’appuyèrent de l’amitié du roi de France ; mais ils en retirèrent plutôt l’éclat d’un grand nom qu’un secours véritable (magis nomen quam praesidium). C’est encore ce qui arriverait à tout prince qui, se reposant sur l’alliance de l’empereur Maximilien, tenterait aujourd’hui quelque entreprise : car c’est là une de ces amitiés qui apportent, à ceux qui s’y confient, magis nomen quam praesidium ; semblable à l’appui que les Sidicins, comme le dit le texte de Tite-Live, tirèrent de l’alliance des Campaniens.

Ces derniers peuples se trompèrent donc lorsqu’ils se crurent plus forts qu’ils n’étaient en effet. Et c’est ainsi que l’imprudence des hommes les excite quelquefois à prendre la défense des autres, tandis qu’ils ne savent ni ne peuvent se préserver eux-mêmes du danger. Telle fut aussi l’erreur des Tarentins, lorsqu’ils envoyèrent des ambassadeurs au consul romain, dont l’armée était près d’en venir aux mains avec les Samnites, pour lui signifier qu’ils entendaient que les deux peuples rivaux fissent la paix, sinon qu’ils se déclareraient contre celui d’entre eux qui commencerait les hostilités. Le consul ne put s’empêcher de rire à cette proposition ; et, en présence des envoyés mêmes, il fit donner le signal du combat, et ordonna à l’armée d’attaquer l’ennemi, montrant aux Tarentins, par sa conduite, et non par ses paroles, de quelle réponse ils étaient dignes.

J’ai parlé dans ce chapitre du parti que prennent quelquefois les princes d’embrasser la défense d’un allié ; je parlerai dans le suivant des moyens qu’ils emploient pour se défendre eux-mêmes.


CHAPITRE XII.


S’il vaut mieux, lorsqu’on craint d’être attaqué, porter la guerre chez ton ennemi que d’attendre chez soi.


J’ai entendu quelquefois disputer des hommes assez habiles dans l’art de la guerre pour savoir si, lorsqu’il se trouve deux princes à peu près d’égale force, et que celui qui passe pour le plus puissant a déclaré la guerre à l’autre, le meilleur parti que ce dernier ait à prendre est d’attendre son ennemi dans l’intérieur de son pays, ou de le prévenir en allant l’attaquer jusque dans ses foyers. J’ai entendu de part et d’autre d’excellentes raisons.

Ceux qui soutenaient qu’il faut aller attaquer son ennemi alléguaient, pour preuve, le conseil que donna Crésus à Cyrus lorsque ce prince, parvenu sur les confins des Massagètes, auxquels il portait la guerre, reçut de Tomyris, leur reine, un envoyé qui lui dit qu’il eût à choisir l’un des deux partis suivants, ou de pénétrer dans son royaume, où elle saurait bien l’attendre, ou de l’attendre s’il préférait qu’elle vint elle-même le trouver. On délibéra sur cette proposition, et Crésus, contre l’opinion générale, conseilla d’aller chercher Tomyris, en disant que si elle était vaincue loin de son royaume, il ne pourrait s’en rendre maître, et qu’elle aurait le temps de réparer sa défaite ; mais que, s’il en triomphait au sein même de ses États, il pourrait la presser dans sa fuite, lui ôter tout moyen de se relever de sa chute, et s’emparer de son empire.

Ils allèguent encore le conseil qu’Annibal donna à Antiochus, lorsque ce roi conçut le dessein de faire la guerre aux Romains. Il lui démontra qu’on ne pouvait vaincre ces peuples qu’au sein même de l’Italie, parce que là seulement on pouvait tirer parti des forces et des richesses du pays, ainsi que de leurs alliés ; tandis qu’en les combattant hors de l’Italie, on leur laissait toutes les ressources de cette contrée, dans laquelle, comme à une source intarissable, ils puiseraient sans cesse de nouvelles forces ; et il conclut qu’il était plus facile de ravir aux Romains la ville de Rome que l’empire, et l’Italie que les autres provinces. Ils citaient encore l’exemple d’Agathocle, qui, ne pouvant soutenir dans ses foyers la guerre que les Carthaginois lui avaient déclarée, alla chez eux les attaquer, et les contraignit ainsi à lui demander la paix. Ils s’appuyaient enfin de Scipion, qui porta la guerre en Afrique pour en délivrer l’Italie.

Ceux qui sont d’une opinion différente avancent que tout capitaine qui veut causer la ruine de son ennemi doit l’éloigner de ses États. Ils citent les Athéniens, qui, tant qu’ils firent la guerre au sein de leurs États, furent toujours favorisés par la victoire, mais qui virent expirer leur liberté dès qu’ils s’éloignèrent et qu’ils voulurent porter leurs armes en Sicile. On cite encore l’exemple fabuleux d’Antée, roi de Libye, qui, attaqué par l’Hercule égyptien, ne put être vaincu tant qu’il attendit son ennemi dans l’intérieur de son royaume, et qui, trompé par une ruse d’Hercule, ne s’en fut pas plutôt éloigné, qu’il perdit et l’empire et la vie. Telle est l’origine de la fable d’Antée, fils de la Terre, qui reprenait ses forces toutes les fois qu’il touchait le sein de sa mère, et qu’Hercule, qui s’en aperçut, étouffa en le soulevant dans ses bras, pour l’empêcher de toucher la terre. Ils allèguent encore l’opinion des modernes. Chacun sait que Ferdinand, roi de Naples, fut un des princes les plus sages et les plus éclairés de son temps : deux ans avant sa mort, le bruit se répandit que le roi de France Charles VIII se disposait à venir l’attaquer ; au milieu des nombreux préparatifs de défense qu’il faisait, il tomba malade et mourut. Parmi les instructions qu’il laissa à son fils Alphonse, il lui recommanda d’attendre son ennemi en deçà des frontières, et de ne porter pour rien au monde ses armées hors de son royaume, mais de réunir dans l’intérieur toutes les forces dont il pourrait disposer. Son fils ne suivit pas ces sages avis : il s’empressa d’envoyer une armée en Romagne, mais il perdit sans combattre et cette armée et son royaume.

Aux raisons avancées par chaque parti, on ajoute : que celui qui attaque marche avec plus d’assurance que celui qui attend ; ce qui fortifie la confiance du soldat : et qu’il prive en même temps son ennemi d’une foule de ressources dont celui-ci pourrait se prévaloir, puisqu’il l’empêche de se servir de ceux de ses sujets qui ont été ruinés par la guerre. Le prince dont les États sont ainsi envahis ne peut exiger avec la même rigueur l’argent et le concours de ses peuples ; et, comme dit Annibal, il voit tarir cette source qui lui permettait de soutenir le poids de la guerre. D’un autre côté, des soldats qui se trouvent au milieu d’un pays ennemi sentent davantage la nécessité de combattre ; et, comme nous l’avons dit plusieurs fois, la nécessité est la mère du courage.

De l’autre côté, on soutient qu’il est avantageux d’attendre l’ennemi, parce qu’on peut sans peine lui susciter de nombreux embarras pour les vivres, et tous les autres besoins d’une armée : la connaissance plus parfaite que l’on a du pays permet d’apporter des obstacles à ses desseins ; on peut lui opposer de plus grandes forces par la facilité qu’on a de les réunir, et de n’être point forcé de les envoyer au loin ; en cas de défaite, on répare plus aisément ses pertes, et parce que les fuyards, ayant des asiles à leur portée, ont moins de peine à se sauver, et parce que les renforts ont moins d’espace à parcourir ; de sorte que vous mettez toutes vos forces au hasard d’une bataille, mais non toute votre fortune ; au lieu qu’en portant la guerre loin de votre pays, vous risquez toute votre fortune et non toutes vos forces. On a vu même des généraux qui, pour mieux affaiblir leur ennemi, l’ont laissé pénétrer, pendant plusieurs jours de marche, dans l’intérieur du pays, et s’emparer d’un grand nombre de places, afin que la nécessité de laisser des garnisons dans chacune d’elles diminuât son armée, et qu’ils pussent la combattre avec plus d’avantage.

Mais, pour exprimer à mon tour ma façon de penser, je crois qu’il faut faire ici une distinction : ou mon pays est toujours sous les armes, comme l’était autrefois Rome, comme le sont aujourd’hui les Suisses, ou il est dépourvu d’armées, comme autrefois les Carthaginois, comme le sont de nos jours le royaume de France et les États d’Italie. Dans ce dernier cas, il faut tenir l’ennemi loin de ses foyers ; car, lorsque la force d’un État consiste dans l’or et non dans le courage des sujets, toutes les fois que la source de cet or est tarie, vous êtes perdu ; et rien ne vous prive de cette ressource comme une guerre intérieure : les Carthaginois et les Florentins en offrent un exemple frappant. Tant que le pays des premiers fut à l’abri des ravages de la guerre, leurs revenus leur suffirent pour résister à la puissance des Romains ; lorsqu’elle attaqua leurs foyers, ils ne purent résister même à Agathocle.

Les Florentins ne savaient comment se défendre contre Castruccio, seigneur de Lucques, parce qu’il était venu les attaquer dans le cœur de leurs États ; ils se virent donc contraints de se jeter dans les bras de Robert, roi de Naples, pour qu’il embrassât leur défense. Mais à peine Castruccio avait-il cessé de vivre que ces mêmes Florentins ne craignirent pas d’attaquer le duc de Milan jusque chez lui, et de tenter de lui enlever ses États ; tant ils montrèrent de courage dans les guerres lointaines, et de lâcheté dans celles qui les menaçaient de près !

Mais quand un peuple ne quitte point les armes, comme Rome autrefois, et de nos jours la Suisse, plus on l’attaque de près, moins il est facile à vaincre, ces États pouvant réunir plus facilement les forces nécessaires pour résister à une attaque soudaine, que pour faire eux-mêmes une invasion. Je ne me laisse point éblouir ici par l’autorité d’Annibal, parce que c’était la passion et l’intérêt qui le faisaient parler ainsi à Antiochus. Si les Romains, dans le même espace de temps, avaient essuyé dans les Gaules les trois déroutes que leur fit éprouver Annibal en Italie, leur ruine était consommée. Auraient-ils pu, en effet, tirer aucun parti des débris de leurs armées, comme ils y parvinrent chez eux ; auraient-ils eu la même facilité de réparer leurs pertes et de résister, ainsi qu’ils le firent, à l’ennemi avec les forces qui leur restaient ? Il n’y a pas d’exemple qu’ils aient jamais envoyé à la conquête d’une province une armée de plus de cinquante mille hommes ; tandis que pour préserver leurs foyers de l’attaque des Gaulois, après la première guerre punique, ils en mirent sur pied jusqu’à dix-huit cent mille. Ils n’auraient pu même les mettre en déroute en Lombardie, comme ils y parvinrent en Toscane, à cause de la difficulté de mener si loin de nombreuses armées contre des ennemis déjà si nombreux eux-mêmes, et de pouvoir les combattre commodément. Les Cimbres, en Allemagne, mirent en déroute une armée romaine, et Rome ne put remédier à ce désastre. Mais lorsque ces barbares osèrent mettre le pied sur la terre d’Italie, et que Rome put leur opposer toutes ses forces réunies, ils furent exterminés. On peut vaincre aisément les Suisses loin de leurs foyers, d’où ils ne peuvent faire sortir plus de trente à quarante mille hommes ; mais les attaquer dans leurs rochers, où cent mille hommes peuvent se lever, l’entreprise est trop périlleuse.

Je conclurai donc de nouveau que le prince dont les sujets sont toujours armés et préparés à la guerre, doit attendre dans ses États un ennemi puissant et dangereux, et ne jamais le prévenir. Mais celui dont les sujets désarmés habitent un pays impropre à la guerre, doit, autant qu’il peut, écarter le danger de son territoire. Ainsi chacun, selon le caractère de ses sujets, aura trouvé le meilleur moyen de se défendre.



CHAPITRE XIII.


La ruse sert plus que la force pour s’élever des derniers rangs au faite des honneurs.


Rien à mon avis n’est plus vrai que les hommes s’élèvent rarement d’une basse fortune au premier rang, si cela même est arrivé quelquefois, sans employer la force ou la fourberie, à moins que ce rang, auquel un autre est parvenu, ne leur soit donné ou laissé par héritage. Je ne crois pas que jamais la force seule ait suffi, tandis que la seule fraude a cent fois réussi, comme en demeurera convaincu quiconque lira la vie de Philippe de Macédoine, celle d’Agathocle de Sicile, et de mille autres qui, du sein d’une fortune médiocre, ou même des derniers rangs du peuple, sont parvenus au trône ou au faîte du pouvoir.

Xénophon, dans sa vie de Cyrus, fait sentir la nécessité de tromper les hommes, lorsque l’on considère que la première entreprise qu’il fait faire à Cyrus contre le roi d’Arménie n’est qu’un tissu de fourberies à l’aide desquelles et sans employer la force il s’empare de tout son royaume. La conclusion qu’il tire de cette conduite, c’est qu’un prince qui veut faire de grandes choses doit nécessairement apprendre à tromper. Cyrus se joue pareillement de mille manières de Cyaxare, roi des Mèdes, son oncle paternel ; et son historien se contente de dire que sans toutes ces ruses Cyrus ne fût jamais parvenu au rang suprême où il s’éleva. -

Je ne crois pas que jamais un homme né dans une basse condition se soit élevé à l’empire par l’emploi franc et ouvert de la force ; mais plus d’une fois la seule fourberie a réussi, comme le prouve la manière dont Giovanni Galeazzo parvint à ravir à messer Bernabo, son oncle, la souveraineté de la Lombardie.

Les actions auxquelles les princes sont contraints dans les commencements de leur élévation sont également imposées aux républiques, jusqu’à ce qu’elles soient devenues puissantes et que la force seule leur suffise : comme Rome, en toute occasion, tint des événements ou de son choix les moyens nécessaires à son agrandissement, elle ne manqua pas non plus de celui-là. Dans le commencement, elle ne pouvait présenter à ses voisins un leurre plus puissant que celui dont nous avons parlé plus haut, et qui consistait à s’en faire comme des associés ; nom spécieux sous lequel elle en fit des esclaves, ainsi que le démontrent les Latins et les autres peuples qui l’environnaient. D’abord elle se servit de l’appui de leurs armes pour dompter les peuples voisins et se faire regarder comme chef de la confédération. Après qu’elle les eut tous subjugués, elle s’éleva si haut qu’elle put facilement abattre quiconque aurait tenté de lui résister.

Les Latins ne s’aperçurent enfin qu’ils étaient tout à fait esclaves que lorsqu’ils virent les Samnites, deux fois vaincus, forcés d’en venir à un accord. En même temps qu’elle accrut auprès des princes les plus éloignés la réputation des Romains, dont ils connurent enfin le nom sans en avoir éprouvé les armes, cette victoire fit naître l’envie et la défiance chez tous ceux qui voyaient et qui ressentaient les effets de ces armes redoutables, et de ce nombre se trouvaient les Latins. Les craintes et la jalousie de ces peuples furent si profondes, que non seulement les Latins, mais toutes les colonies que Rome avait fondées dans le Latium, se réunirent aux Campaniens qu’ils avaient naguère défendus et conjurèrent la perte du nom romain. Les Latins suivirent dans cette guerre le système d’après lequel nous avons dit plus haut que la plupart des guerres sont conduites ; ils s’abstinrent d’attaquer les Romains, mais ils défendirent les Sidicins, auxquels les Samnites faisaient la guerre avec la permission des Romains.

Ce qui prouve que les Latins furent excités par la seule conviction d’avoir été trompés, c’est le discours que Tite-Live met dans la bouche d’Annius Setinus, préteur latin, lorsque dans le conseil il s’exprime en ces termes : Nam si etiam nunc sub umbra fœderis œqui servitutem pati possumus, etc.

On voit donc que les Romains eux-mêmes, dès les premiers degrés de leur élévation, ne s’abstinrent pas de la fourberie : elle fut toujours indispensable à ceux qui, du plus bas degré, veulent monter au rang le plus élevé ; mais plus cette fraude se dérobe aux regards, comme celle qu’employèrent les Romains, moins elle mérite le blâme.



CHAPITRE XIV.


Les hommes se trompent souvent lorsqu’ils pensent adoucir l’orgueil par la modération.


On voit par de nombreux exemples que la modération, loin d’être utile, n’est que trop souvent nuisible, surtout lorsqu’on l’emploie avec des hommes qui, par envie ou par toute autre cause, ont conçu contre vous de la haine. Ce que dit notre historien à l’occasion de cette guerre entre les Romains et les Latins fait foi de ce que j’avance. En effet, les Samnites s’étant plaints à Rome d’avoir été attaqués par les Latins, la république, pour ne pas irriter ce dernier peuple, ne voulut pas lui défendre de faire la guerre. Cette conduite, loin de calmer les Latins, ne fit au contraire que les exciter davantage et les engager à se déclarer plus promptement ennemis. C’est ce que manifeste le discours que tint dans le même conseil le préteur latin Annius, dont nous avons précédemment parlé, et qui s’exprimait en ces termes : Tentastis patientiam negando militem : quis dubitat exarcisse eos ? Pertulerunt tamen hunc dolorem. Exercitus nos parare adversùs Samnites, fœderatos suos, audierunt, nec moverunt se ab urbe. Unde hœc illis tanta modestia, nisi à conscientia virium et nostrarum et suarum ? On voit clairement, par ce passage, combien la patience des Romains accrut l’orgueil et l’insolence des Latins.

Ainsi jamais un prince ne doit chercher à manquer à son rang. S’il ne veut pas non plus faire une concession déshonorante, il ne doit rien céder par des traités, lorsqu’il peut ou qu’il croit pouvoir conserver l’objet qu’on lui demande. Quand les choses en sont venues au point qu’on ne puisse en faire l’abandon de la manière que je viens d’indiquer, il est presque toujours préférable de ne céder qu’à l’emploi de la force, plutôt qu’à la crainte de la force. Si, en effet, la crainte vous décide, vous transigerez dans l’espoir d’écarter la guerre, que le plus ordinairement vous ne pourrez éloigner ; car celui auquel vous aurez cédé par une lâcheté manifeste, loin d’être satisfait, exigera de vous quelque autre concession ; et ses prétentions s’accroîtront en proportion du mépris que vous lui aurez inspiré : d’un autre côté, vous ne trouverez pour votre cause que des défenseurs indifférents parce que vous leur paraîtrez ou trop faible ou trop lâche.

Mais si, au moment où vous découvrez les projets de votre adversaire, vous rassemblez vos forces, fussent-elles inférieures aux siennes, il commence par vous accorder son estime ; les princes qui vous environnent vous respectent davantage ; et tel d’entre eux vous offre son appui en vous voyant en armes, qui vous eût refusé tout secours s’il vous avait vu vous abandonner vous-même. Je parle ici du cas où vous n’auriez qu’un ennemi. Mais si vous en aviez plusieurs, ce serait agir prudemment, malgré la guerre déclarée, d’abandonner à l’un d’entre eux quelques-unes de vos possessions, afin de gagner son amitié et de le détacher de la ligue de vos ennemis.



CHAPITRE XV.


Les gouvernements faibles ne prennent jamais que des résolutions ambiguës, et la lenteur dans les délibérations est toujours nuisible.


À cette occasion, et au sujet des germes de guerre qui existaient entre les Romains et les Latins, on peut remarquer que, dans tous les conseils, il est nécessaire d’aborder franchement la question mise en délibération, et de ne pas se jeter dans les points incertains ou douteux. On en voit une preuve évidente dans la détermination qu’embrassèrent les Latins, lorsqu’ils eurent résolu de rompre avec les Romains. Rome avait pressenti les fâcheuses dispositions que montraient les Latins : pour s’en assurer davantage et connaître si elle pourrait regagner leur amitié sans recourir à la force des armes, elle leur fit entendre qu’ils envoyassent dans ses murs huit de leurs concitoyens, parce qu’elle voulait s’entendre avec eux. Les Latins ayant eu connaissance de cette proposition, et sachant bien dans leur conscience tout ce qu’ils avaient fait contre les Romains, assemblèrent un conseil pour choisir les députés que l’on devait envoyer à Rome, et leur donner les instructions relatives à ce qu’ils devaient dire. Annius, leur préteur, se trouvant présent à cette délibération, s’écria : Ad suminam rerum nostrarum pertinere arbitror, ut cogitetis magis quid agendum nobis, quam quid loquendum sit. Facile erit, explicatis consiliis, accommodare rebus verba.

Ces paroles présentent une grande vérité, et il n’est ni un prince, ni une république, qui ne doive les goûter. Lorsqu’on est dans l’incertitude de ce que l’on fera, il est impossible de s’expliquer ; mais lorsqu’on a embrassé une ferme résolution, et déterminé un plan de conduite, on trouve aisément des paroles pour les justifier.

Je fais d’autant plus volontiers cette remarque, que j’ai eu de plus fréquentes occasions d’observer combien cette ambiguïté avait apporté de dommage aux affaires de l’État, et quelle honte et quels désastres elle avait causés à notre république. Lorsqu’il faudra mettre en délibération quelque parti douteux, et dont la décision exige du courage, on verra toujours éclater cette irrésolution, si l’examen en est confié à des esprits pusillanimes.

Une délibération lente et tardive ne présente pas de moins graves inconvénients qu’une résolution ambiguë, surtout lorsqu’il s’agit de décider du sort d’un allié. Avec la lenteur, on ne sert personne et l’on se nuit à soi-même. Les mesures de cette espèce proviennent ou de la faiblesse du courage, ou du manque de ressources, ou de la perversité des membres du conseil, qui, poussés par leur intérêt personnel à la ruine de l’État ou à l’accomplissement de leurs désirs, ne permettent pas de continuer la délibération, mais font tous leurs efforts pour la suspendre et y mettre des entraves. En effet, les citoyens éclairés n’empêcheront jamais de délibérer, même lorsqu’ils verront le peuple, entraîné par une fougue insensée, se précipiter dans une résolution funeste, surtout lorsqu’il s’agit d’un parti qui n’admet point de délai.

Après la mort d’Hiéron, tyran de Syracuse, une guerre violente éclata entre Rome et Carthage, et les Syracusains disputèrent vivement pour savoir s’ils devaient embrasser l’amitié des Romains ou celle des Carthaginois. L’ardeur des deux partis rivaux était si grande, que la chose restait en suspens, et qu’aucun ne prenait de résolution. Enfin, un des citoyens les plus considérés de Syracuse, nommé Apollonide, fit voir, dans une harangue pleine de sagesse, qu’il ne fallait blâmer ni ceux dont l’opinion était de se réunir aux Romains, ni ceux qui voulaient suivre le parti des Carthaginois, mais qu’il fallait avoir en horreur cette indécision et cette lenteur à embrasser une opinion, parce que cette hésitation ne pouvait que causer la ruine de la république ; au lieu qu’une fois le parti pris, quel qu’il fût, il restait du moins encore l’espérance. Tite-Live ne pouvait mettre sous nos yeux un exemple plus frappant du danger que produit l’incertitude.

Il en fournit une nouvelle preuve dans ce qui arriva aux Latins. Ce peuple avait sollicité contre les Romains le secours des Laviniens, qui mirent tant de lenteur dans leur délibération, qu’au moment où l’armée était sur le point de sortir des portes pour se mettre en campagne, ils reçurent la nouvelle que les Latins venaient d’être battus. Aussi Milonius, leur préteur, s’écria : « Le peuple romain nous fera payer cher le peu de chemin que nous avons fait. » En effet, s’ils avaient résolu d’abord de secourir ou de ne pas secourir les Latins, en ne les secourant point ils n’eussent pas irrité le peuple romain ; ou en les secourant à propos, les renforts qu’ils leur eussent envoyés auraient pu leur donner la victoire ; mais, par leurs délais, ils s’exposèrent à se perdre de toutes les manières, comme en effet cela leur arriva.

Si les Florentins avaient fait attention à ce texte, ils n’auraient point éprouvé de la part des Français tous les dommages et les désagréments qu’ils eurent à supporter lorsque le roi de France Louis XII vint en Italie pour attaquer Lodovico, duc de Milan. Le roi, au milieu des préparatifs de son invasion, rechercha l’alliance des Florentins : leurs ambassadeurs, qui se trouvaient auprès de sa personne, convinrent avec lui de demeurer neutres, à condition que si le roi passait en Italie, il leur conserverait leurs États, et les prendrait sous sa protection : il accorda un mois à la ville pour ratifier ce traité. Cette ratification fut suspendue par l’imprudence des partisans de Lodovico ; de sorte que lorsque le roi eut remporté la victoire, ils voulurent ratifier le traité ; mais ce prince rejeta à son tour leur proposition, parce qu’il vit bien que c’était la force, et non la bonne volonté, qui portait les Florentins à embrasser son amitié. Cette conduite coûta des sommes considérables à Florence, et la république fut sur le point de perdre ses États, ainsi que cela lui arriva dans la suite et par la même cause ; faute d’autant plus impardonnable qu’elle n’obligea en rien le duc Lodovico : aussi, si ce dernier était demeuré vainqueur, aurait-il fait tomber sur les Florentins de bien autres marques de ressentiment que le roi.

Quoique j’aie déjà consacré précédemment un chapitre particulier à faire sentir aux républiques le danger auquel expose la faiblesse, néanmoins de nouveaux événements m’ayant donné l’occasion de revenir sur le même sujet, je n’ai pas été fâché d’en parler une seconde fois, parce qu’il m’a semblé que cette matière était de la plus grande importance pour les gouvernements semblables à notre république.


CHAPITRE XVI.


Combien, de nos jours, les armées s’éloignent des institutions militaires des anciens.


La bataille la plus importante que, dans tout le cours de leurs guerres, les Romains aient jamais livrée à aucune nation, est celle dans laquelle ils vainquirent les Latins, sous le consulat de Torquatus et de Décius. Il est évident que, comme les Latins, en la perdant, devinrent esclaves, les Romains auraient également subi le joug de l’esclavage s’ils n’avaient pas été vainqueurs : telle était du moins l’opinion de Tite-Live, qui représente les deux armées comme égales en discipline, en courage, en acharnement et en nombre ; la seule différence qu’il y trouve, c’est que les généraux romains montrèrent plus d’héroïsme que ceux de l’armée latine.

On remarque encore, dans la conduite de cette bataille, deux événements inouïs jusqu’alors, et dont par la suite on a vu bien peu d’exemples : c’est que, pour affermir le courage des soldats, les rendre dociles au commandement et les déterminer au combat, l’un des deux consuls s’arracha la vie lui-même, et l’autre fit mourir son propre fils.

L’égalité, qui, selon Tite-Live, existait entre les deux armées, venait de ce qu’elles avaient longtemps combattu sous les mêmes drapeaux ; que leur langage, leur discipline, leurs armes étaient les mêmes ; leur ordre de bataille ne différait en rien ; c’était la même disposition dans les diverses divisions de l’armée, et les chefs de chaque division portaient les mêmes noms. Il était donc nécessaire, au milieu de cette égalité de force et de courage, qu’il survînt quelque événement extraordinaire qui fit pencher la balance et excitât davantage l’ardeur de l’une des deux armées ; car, ainsi que je l’ai déjà prouvé, c’est de cette ardeur que dépend la victoire, tant qu’elle enflamme le cœur des combattants, jamais une armée ne songe à la fuite ; et, pour qu’elle s’éteignît moins vite chez les Romains que chez les ennemis, il fallut que le sort et l’héroïsme des consuls les portassent, l’un à faire mourir son fils, et l’autre à se dévouer lui-même.

Tite-Live, en représentant l’égalité de forces des deux armées, nous fait connaître l’ordre que suivaient les Romains dans la disposition de leurs troupes et pendant la durée d’une bataille. Je ne répéterai point tous les détails dans lesquels il est entré ; je me bornerai à expliquer ce que je crois y voir de plus important, et dont l’emploi négligé par les généraux de nos jours a causé tant et de si grands désordres dans nos armées et dans nos batailles.

On apprend du texte même de Tite-Live qu’une armée romaine se divisait en trois corps principaux, que l’on pourrait en toscan nommer trois brigades. La première avait le nom de hastati ou lanciers, la seconde de princes, la troisième de triaires : chacune de ces brigades avait ses chevaux. Dans leur ordre de bataille, les lanciers étaient en tête ; en seconde ligne, et exactement derrière eux, on plaçait les princes ; enfin, les triaires prenaient le troisième rang, en conservant toujours les mêmes files. La cavalerie des trois brigades se rangeait à droite et à gauche de chacune de ces trois divisions. Cette cavalerie prenait, de sa disposition et de son emplacement, le nom d’alæe, parce qu’elle semblait former en effet les ailes de ce grand corps.

La brigade des lanciers, qui occupait le front de l’armée, formait des rangs serrés de manière à pouvoir repousser ou soutenir le choc de l’ennemi ; la seconde, ou celle des princes, n’ayant point à combattre d’abord, mais à secourir la première division si elle venait à être battue ou repoussée, ne formait pas des rangs aussi serrés ; elle laissait quelque intervalle entre eux, de manière à pouvoir recueillir sans désordre les troupes de la première division, si l’ennemi la contraignait à se replier ; la troisième brigade, celle des triaires, montrait ses rangs plus ouverts encore que la seconde, afin de pouvoir recevoir au besoin, dans l’intervalle, les corps des princes et des lanciers.

Ces trois divisions disposées dans cet ordre, on en venait aux mains : si les lanciers étaient rompus ou défaits, ils se retiraient dans l’intervalle des rangs des princes, et, réunis ensemble, les deux corps n’en faisaient plus qu’un seul qui recommençait le combat. S’ils étaient encore battus ou mis en déroute, ils se retiraient dans l’intervalle des rangs des triaires, et les trois brigades, réunies de nouveau en un seul corps, revenaient à la charge ; si la victoire leur échappait encore, comme elles n’avaient plus de moyen de reformer leurs rangs, elles perdaient alors la bataille. Comme toutes les fois qu’on avait recours au corps des triaires l’armée était dans le plus grand danger, on en vit naître le proverbe : Res reducta est ad triarios ; ce qui veut dire en notre langue : Nous en sommes réduits aux derniers expédients.

Les généraux de notre temps, en abandonnant les règles de l’art militaire, et en dédaignant d’observer l’antique discipline, ont également négligé ce système, qui est cependant de la plus grande importance. Celui qui fait ses dispositions de manière à pouvoir, dans le cours d’une action, se rallier jusqu’à trois fois, doit, pour perdre la bataille, essuyer trois fois les rigueurs de la fortune, ou rencontrer dans les rangs de l’ennemi une valeur capable de lui arracher trois fois la victoire. Mais quiconque n’est en état que de résister au premier choc, comme le sont aujourd’hui les armées chrétiennes, peut aisément être vaincu : le moindre désordre, le courage le plus médiocre suffisent pour lui ravir la victoire. Ce qui empêche nos armées de se rallier jusqu’à trois fois, c’est qu’on a négligé l’ordonnance qui permettait à une division de se reformer dans les rangs d’une autre ; c’est que, de nos jours, on ne peut organiser une bataille qu’au moyen de l’un des deux désordres suivants : ou l’on place les différents corps à côté les uns des autres, de sorte que les rangs présentent un front très-étendu sur peu de profondeur, ce qui n’offre point assez de résistance, attendu la faiblesse du front à la queue ; ou si, pour présenter plus de résistance, on donne, à l’exemple des Romains, plus de profondeur au corps de bataille, comme il n’existe point de disposition qui permette à une seconde division de recevoir la première lorsqu’elle est rompue, les troupes ne font que s’embarrasser réciproquement et compléter elles-mêmes leur déroute. En effet, si ceux qui combattent au premier rang sont repoussés, ils se jettent sur ceux du second ; si les seconds veulent marcher en avant, ils sont empêchés par le premier rang : de sorte que le premier rang se renversant sur le second, et le second sur le troisième, il en résulte une telle confusion, que souvent le plus léger accident suffit pour décider de la défaite d’une armée.

A la bataille de Ravenne, qui fut pour notre temps une des actions où l’on s’est le mieux battu, et dans laquelle le duc de Foix, général de l’armée française, perdit la vie, les deux armées française et espagnole adoptèrent l’un des systèmes de bataille dont nous venons de parler : elles disposèrent toutes leurs troupes sur une ligne extrêmement étendue ; de sorte qu’elles ne présentaient toutes deux pour ainsi dire qu’un front, et qu’elles avaient bien plus de longueur que de profondeur.

C’est le système que suivent toujours nos généraux lorsqu’ils doivent combattre dans une vaste campagne, comme est celle de Ravenne ; parce que, connaissant les désordres qui résultent de la rupture des rangs lorsqu’on se met par file, ils évitent cette méthode quand ils peuvent, ainsi que je l’ai dit, se ranger sur un seul front : mais, sont-ils resserrés par la nature du terrain, ils commettent la faute que je viens de signaler, sans penser nullement au remède.

C’est avec le même désordre que leur cavalerie parcourt le pays, soit pour le piller, soit pour quelque manœuvre de guerre. Dans la lutte que les Florentins soutinrent contre les Pisans, que le passage du roi de France Charles VIII en Italie avait excités à la révolte, le premier de ces peuples ne fut battu à San-Regolo et ailleurs que par la faute de la cavalerie alliée, qui, se trouvant à l’avant-garde et repoussée par l’ennemi, se rejeta en désordre sur l’infanterie florentine, la rompit et décida de la fuite du restant de l’armée ; et messer Criaco dal Borgo, ancien commandant de l’infanterie de la république, a plusieurs fois affirmé en ma présence qu’il n’avait jamais été battu que par la faute de la cavalerie alliée. Les Suisses, qui sont les maîtres de l’art moderne de la guerre, ont soin, par-dessus toute chose, de se placer sur les flancs lorsqu’ils combattent dans les rangs des Français, afin que la cavalerie alliée ne se renverse pas sur eux si elle venait à être repoussée.

Quoique ces principes paraissent faciles à comprendre et plus faciles encore à appliquer, cependant il ne s’est pas trouvé un seul capitaine de nos contemporains qui ait su imiter le système des anciens ou corriger du moins celui des modernes. Ils ont bien également divisé leurs armées en trois corps dont l’un se nomme avant-garde, l’autre, corps de bataille, et le dernier, arrière-garde ; mais ils ne s’en servent que dans la distribution des logements. Dans l’emploi qu’ils en font, comme je l’ai dit plus haut, il est bien rare qu’ils ne fassent pas courir la même fortune à chacun de ces corps indistinctement. Or comme plusieurs d’entre eux, pour excuser leur ignorance, prétendent que la puissance de l’artillerie ne permet pas d’employer de nos jours les dispositions des anciens, je veux discuter ce sujet dans le chapitre suivant, et examiner si en effet l’artillerie empêche qu’on puisse déployer le même courage et la même science qu’autrefois.



CHAPITRE XVII.


Jusqu’à quel point on doit faire cas de l’artillerie dans nos armées modernes, et si l’opinion qu’on en a généralement est fondée.


Après tout ce que je viens d’exposer, lorsque je considère combien de batailles les Romains ont livrées à tant d’époques différentes, batailles auxquelles nous donnons, d’un mot français, le nom de journées, et que les Italiens appellent faits d’armes, j’ai réfléchi sur l’opinion généralement répandue qui veut que, si à cette époque reculée l’artillerie eût existé, les Romains n’auraient pu avec autant de facilité envahir les provinces, rendre les peuples tributaires comme ils le firent, ni étendre en aucune manière leurs conquêtes aussi loin. On ajoute qu’au moyen de ces instruments de feu les hommes ne sauraient plus faire usage de leur valeur, ni la déployer comme ils le pouvaient anciennement. On prétend enfin qu’on livre aujourd’hui plus difficilement bataille qu’autrefois ; qu’on ne peut plus suivre pendant l’action les mêmes dispositions qu’à cette époque ; et qu’il viendra un temps où l’artillerie seule décidera du sort de la guerre. Je ne regarde point comme hors de propos d’examiner si ces opinions sont fondées ; si l’artillerie a diminué ou accru les forces des armées ; si elle enlève ou présente à un habile général l’occasion de déployer sa valeur et ses talents. Je commencerai par peser la première assertion : que les anciennes armées romaines n’auraient point exécuté leurs conquêtes si l’artillerie avait existé de leur temps. Je répondrai à cette opinion que, dans la guerre, il s’agit toujours ou de se défendre ou d’attaquer. Il faut donc examiner d’abord à laquelle de ces deux manières de faire la guerre l’artillerie présente le plus d’utilité ou de désavantage.

Quoiqu’il y ait bien des choses à dire de part et d’autre, je crois cependant que, sans aucune comparaison, l’artillerie fait plus de tort à celui qui se défend qu’à celui qui attaque : la raison en est que celui qui se défend est, ou renfermé dans une ville, ou campé derrière un retranchement. S’il est dans les murs d’une ville, ou cette ville est petite, comme le sont la plupart des forteresses, ou elle est grande : dans le premier cas, celui qui se défend s’expose à une ruine certaine, parce que la violence de l’artillerie est si grande, qu’elle ne trouve point de rempart, quelque épais qu’il soit, qu’elle ne renverse en peu de jours ; et si ceux que renferme la ville n’ont pas un espace suffisant pour se retirer, creuser de nouveaux fossés et élever d’autres remparts, ils sont perdus et ne peuvent résister à l’impétuosité de l’ennemi qui tenterait de pénétrer par la brèche ; leur artillerie même ne leur sera d’aucun service : c’est en effet une chose démontrée, que, partout où les hommes peuvent se précipiter en foule et avec impétuosité, l’artillerie ne saurait y mettre obstacle. C’est pourquoi, dans la défense des places, on ne peut repousser le choc irrésistible des ultramontains. On soutient aisément l’attaque des Italiens, qui ne marchent jamais en masse, mais qui vont au combat pour ainsi dire éparpillés ; ce qui a fait donner à ces combats le nom convenable d’escarmouches. Ceux qui s’avancent avec ce désordre et cette tiédeur vers la brèche d’un mur défendue par de l’artillerie, courent à une mort certaine ; et c’est contre eux que cette arme a tout son effet ; mais ceux qui se précipitent sur la brèche comme une foule épaisse, et où l’on est poussé l’un par l’autre, ceux-là pénètrent dans tous les lieux, s’ils ne sont repousses par des fossés ou des remparts : l’artillerie ne peut rien contre eux ; et si quelques-uns succombent, le nombre des morts ne peut être assez grand pour empêcher les autres de vaincre.

Les nombreux assauts que les ultramontains ont livrés en Italie démontrent sans réplique cette vérité. C’est principalement dans celui de Brescia qu’elle paraît dans tout son jour. Cette ville s’était révoltée contre les Français ; la citadelle seule tenait encore pour le roi ; les Vénitiens, pour soutenir l’attaque qu’elle aurait pu diriger contre la ville, avaient garni d’artillerie toute la rue qui descend de la citadelle dans la cité ; ils en avaient placé en front, sur les côtés et dans tous les endroits qui offraient des points de défense ; mais monseigneur de Foix n’en tint aucun compte : il fit mettre pied à terre à son escadron ; il s’empara de la ville après avoir passé au milieu de toute cette artillerie ; et l’on ne dit pas qu’elle lui ait fait éprouver une perte remarquable.

Ainsi, celui qui se défend dans une place de peu d’étendue, dont les murailles ont été renversées, et qui, comme je l’ai dit, n’a point assez d’espace pour opposer à l’ennemi de nouveaux remparts et des fossés nouveaux, et qui ne compte que sur le canon, se perd immédiatement.

Si vous défendez une place considérable, et que vous ayez la facilité de vous retirer, l’artillerie, même dans ce cas, est sans comparaison plus avantageuse aux assiégeants qu’aux assiégés.

D’abord, si vous prétendez que vos batteries nuisent à ceux qui vous assiégent, il est nécessaire de vous élever, ainsi qu’elles, au-dessus du niveau du sol, parce que, si elles restent à ce niveau, le plus faible rempart, le moindre retranchement que fait l’ennemi, le mettent à l’abri, et vos coups ne peuvent plus lui nuire ; de sorte qu’obligé de vous exhausser, et de vous placer sur le terre-plein du rempart, ou en quelque manière de vous lever de terre, vous vous créez deux grandes difficultés : la première, c’est que vous ne pouvez y conduire des pièces d’un aussi fort calibre que celles dont peuvent se servir les assiégeants, attendu qu’on ne peut manœuvrer facilement de grandes machines dans un petit espace ; le seconde, c’est que, quand même vous pourriez les y conduire, il vous serait impossible de donner à vos remparts, pour préserver votre artillerie, cette solidité et cette sûreté que les assiégeants, maîtres du terrain, peuvent donner à leurs batteries, et que facilite encore l’étendue de l’espace dont ils disposent. Il est donc impossible à des assiégés de maintenir leurs batteries sur des remparts élevés lorsque celles des assiégeants sont fortes et nombreuses ; et, s’ils les placent dans des lieux enfoncés, elles deviennent, comme je l’ai dit, en grande partie inutiles.

Ainsi la défense d’une place se réduit à n’employer que la force des bras, comme on le faisait autrefois, et à se servir d’artillerie du moindre calibre : artillerie dont les inconvénients peuvent bien contre-balancer l’utilité qu’elle offre pour la défense, puisque, pour pouvoir s’en servir, il faut abaisser les remparts des villes et les enterrer presque dans les fossés ; de sorte que si l’on en vient à combattre corps à corps, soit parce que les murs sont renversés, soit parce que les fossés sont comblés, les assiégés ont bien plus de désavantage qu’ils n’en avaient auparavant. Ainsi, comme je l’ai avancé ci-dessus, ces machines rendent bien plus de services à ceux qui assiègent une ville qu’à ceux qui sont assiégés.

Quant au troisième cas, celui d’être renfermé dans un camp retranché pour ne livrer bataille qu’à votre commodité ou à votre avantage, je soutiens que même alors vous n’avez pas plus de moyens que n’en avaient les anciens d’éviter le combat, et que souvent encore l’artillerie vous met dans une position plus fâcheuse. En effet, si l’ennemi vous surprend à l’improviste ; que le pays lui donne un peu d’avantage, comme cela peut facilement arriver ; qu’il se trouve, par exemple, dans un lieu plus élevé que vous ; ou qu’à son arrivée vous n’ayez point encore terminé vos retranchements, ou que vous ne soyez pas entièrement à couvert, il vous déloge soudain, sans que vous puissiez vous y opposer ; et vous êtes forcé d’abandonner vos retranchements pour en venir au combat. C’est ce qui arriva aux Espagnols à la bataille de Ravenne. Ils s’étaient retranchés entre le fleuve du Ronco et une chaussée ; mais comme ils n’avaient point poussé leurs travaux assez avant, et que les Français possédaient l’avantage du terrain, ils furent contraints par l’artillerie ennemie de sortir de leurs retranchements et d’en venir à la bataille.

Mais, en supposant, comme il arrive le plus souvent, que le lieu que vous avez choisi pour asseoir votre camp soit le plus élevé des environs, que les retranchements en soient bons et solides, et tellement favorisés par l’avantage du terrain et toutes vos autres défenses, que l’ennemi n’ose vous assaillir, on emploiera alors les moyens dont on usait dans l’antiquité, lorsqu’il arrivait qu’une armée était en position de ne pouvoir être attaquée : ces moyens consistent à parcourir le pays, à s’emparer ou à mettre le siége devant les villes amies, à intercepter vos vivres jusqu’à ce que vous soyez obligé par la nécessité à quitter votre camp et à livrer une bataille où votre artillerie, comme je le prouverai plus bas, ne vous sera plus d’un grand secours.

En examinant de quelle espèce étaient les guerres que firent les Romains, on voit qu’elles furent presque toutes offensives, et non point défensives. Il devient clair alors que j’ai eu raison de dire plus haut qu’ils auraient remporté de plus grands avantages, et fait des conquêtes plus rapides si l’artillerie eût existé de leur temps.

Quant à la seconde assertion, que l’artillerie ne permet plus aux hommes de manifester comme autrefois leur valeur personnelle, je pense, il est vrai, que des soldats obligés de se présenter pour ainsi dire isolément, courraient plus de dangers qu’anciennement, s’il s’agissait de prendre une ville, d’escalader ou de former d’autres attaques semblables, où ils ne pourraient se présenter en masse. Il est encore vrai que les officiers et les généraux d’une armée sont plus exposés qu’autrefois au danger de la mort, parce que le canon peut les atteindre en tout lieu, et qu’il ne leur sert à rien d’être placés au dernier rang et entourés de l’élite de leurs troupes. Cependant il est rare que l’un ou l’autre de ces deux dangers produise des dommages extraordinaires ; car on n’escalade point une ville bien fortifiée, et ce n’est point par des attaques insignifiantes que l’on peut l’emporter d’assaut ; mais si l’on veut s’en rendre maître, on en forme régulièrement le siége, comme le faisaient autrefois les anciens. Et dans les places mêmes qu’on emporte d’assaut, les dangers ne sont pas beaucoup plus grands qu’ils ne l’étaient alors. Ceux qui, dans ces temps, défendaient une ville, ne manquaient pas non plus de machines de trait, dont les effets, s’ils étaient moins terribles, n’en atteignaient pas moins leur but, celui de tuer les hommes.

Quant au danger de périr, auquel sont exposés les généraux ou les condottieri, durant les vingt-quatre ans qu’ont duré les dernières guerres d’Italie on en a vu moins d’exemples que durant l’espace de dix ans chez les anciens. En effet, à l’exception du comte Lodovico de la Mirandola, qui fut tué à Ferrare lorsque les Vénitiens attaquèrent cet État il y a quelques années, et du duc de Nemours, qui périt depuis à la Cerignuola, je ne connais pas d’exemple de généraux qu’ait fait mourir le canon ; car monseigneur de Foix fut tué à Ravenne par le fer et non d’un coup de feu.

Par conséquent, si les hommes ne font plus de preuves particulières de courage, ce n’est point à l’artillerie qu’il faut l’attribuer, mais au déplorable système de guerre que l’on suit, à la lâcheté des armées, qui, en masse, dépourvues de courage, ne peuvent en déployer dans chacun des individus qui les composent.

Quant à la troisième assertion, que désormais on n’en viendra plus aux mains, et que la guerre ne se fera qu’avec de l’artillerie, je soutiens que cette opinion est absolument erronée, et que mon sentiment sera partagé par tous ceux qui voudront faire revivre dans leurs armées le courage de nos ancêtres. Quiconque, en effet, veut former de bons soldats, doit les accoutumer, par des exercices réels ou simulés, à s’approcher de l’ennemi, à l’attaquer l’épée à la main, à le saisir par le milieu du corps ; et l’on doit compter bien plus sur l’infanterie que sur la cavalerie. J’en dirai plus loin les raisons. Lorsqu’on s’appuie sur les fantassins et sur les moyens que nous avons indiqués, l’artillerie devient tout à fait inutile. En effet, l’infanterie, lorsqu’elle s’avance vers l’ennemi, a bien plus de facilité pour éviter l’atteinte de l’artillerie, qu’elle n’en avait autrefois pour se mettre à l’abri du choc des éléphants et des chars armés de faux, que l’infanterie romaine trouvait à chaque pas devant elle, et dont elle sut cependant toujours se défendre ; et elle aurait trouvé d’autant plus facilement les moyens de se préserver de nos modernes inventions, que le temps pendant lequel l’artillerie peut causer du ravage est bien moins long que celui durant lequel les chars et les éléphants pouvaient nuire. Ces derniers se précipitaient au milieu de la mêlée, portaient le désordre dans tous les rangs. Le canon ne s’emploie qu’avant le combat, et l’infanterie peut aisément se dérober à ses coups, soit en s’avançant protégée par les dispositions du terrain, soit en se baissant lorsque le canon tire ; l’expérience même a fait voir que ce dernier parti est inutile, surtout lorsqu’on se défend de la grosse artillerie ; car il est difficile de la pointer avec justesse, et ses coups, dirigés trop haut, passent au-dessus de votre tête, ou, tirés trop bas, n’arrivent point jusqu’à vous. Lorsque les deux armées en sont venues aux mains, il est clair comme le jour que ni la grosse artillerie, ni celle d’un petit calibre, ne peuvent plus vous nuire ; car si celui qui dirige les batteries est placé en tête, il tombe entre vos mains : s’il est en queue, c’est aux siens mêmes qu’il nuit plutôt qu’à vous ; s’il l’a placée sur les flancs, il ne peut vous atteindre de manière à vous empêcher de marcher sur lui, et il en résulte les conséquences que je viens d’exposer.

Cette opinion ne peut guère être combattue ; et les Suisses en fournirent une preuve frappante, lorsqu’en 1513, sans canon et sans cavalerie, ils osèrent aller attaquer à Novare l’armée française, défendue dans ses retranchements par une artillerie nombreuse, et la battirent sans que cette artillerie pût les en empêcher. La raison en est que l’artillerie, outre les causes que j’ai déjà indiquées, a besoin d’être défendue, lorsqu’on veut qu’elle obtienne tout son effet, par des remparts, des fossés ou des levées. Lorsqu’une de ces défenses vient à manquer, elle tombe entre les mains de l’ennemi, ou devient inutile, surtout lorsqu’elle n’a pour se préserver que ses propres soldats, ainsi qu’il arrive presque toujours dans les batailles en rase campagne. Lorsqu’elle est placée sur les flancs, on ne peut en tirer parti que de la manière dont les anciens se servaient de leurs machines à lancer des traits, que l’on plaçait hors des compagnies pour qu’elles pussent combattre hors des rangs ; et toutes les fois qu’elles étaient attaquées, ou par la cavalerie, ou par d’autres troupes, elles venaient chercher un refuge au milieu des légions. Celui qui compte d’une autre manière sur l’artillerie ne comprend pas son utilité, et il se confie dans un appui qui pourrait tromper son espérance,

Si le Turc, au moyen des armes à feu, a pu vaincre le sofi de Perse et le Soudan d’Égypte, c’est moins à son courage qu’il faut en attribuer la cause, qu’à l’épouvante que le bruit excessif de ses armes jeta dans les rangs de la cavalerie ennemie.

Je termine ce discours en concluant que l’artillerie est utile dans une armée lorsqu’elle se mêle à l’antique courage, mais que rien n’est plus inutile lorsqu’elle se trouve dans une armée sans courage, qu’attaque un ennemi valeureux.



CHAPITRE XVIII.


L’autorité des Romains et l’exemple de l’ancienne discipline militaire doivent faire accorder plus d’estime à l’infanterie qu’à la cavalerie.


On peut évidemment prouver, par une foule de raisons et d’exemples, que les Romains, dans toutes leurs opérations militaires, faisaient plus de cas de leur infanterie que de leur cavalerie, et que c’est sur la première qu’ils fondaient tout l’emploi de leurs forces. Mille exemples viennent à l’appui de cette assertion, et particulièrement la conduite qu’ils tinrent à la bataille livrée aux Latins dans les environs du lac Regillus. Déjà les Romains commençaient à ployer lorsque, pour secourir les leurs, ils firent mettre pied à terre à la cavalerie, et par ce moyen, ayant recommencé le combat, ils remportèrent la victoire. Il est donc manifeste que les Romains avaient plus de confiance dans leurs soldats, lorsqu’ils étaient à pied, que quand ils combattaient à cheval. Ils employèrent le même moyen dans beaucoup d’autres batailles, et ils trouvèrent, dans tous leurs plus grands dangers, que c’était un excellent remède.

Qu’on ne m’oppose pas le mot d’Annibal, qui, à la bataille de Cannes, s’apercevant que les consuls avaient fait mettre pied à terre à leur cavalerie, se mit à plaisanter sur cette mesure, en disant : Quam mallem vinctos mihi traderint equites ; c’est-à-dire : « J’aimerais mieux qu’ils me les livrassent tout liés. » Cette opinion, quoique sortie de la bouche d’un des plus grands hommes de guerre qui aient existé, le cédera cependant, si l’on doit se rendre à quelque autorité, à celle de la république romaine et de tant de grands capitaines qu’elle vit naître en son sein, plutôt qu’au seul Annibal ; et l’on pourrait encore en donner d’excellentes raisons sans recourir à des autorités. En effet, l’homme à pied peut se transporter dans une multitude de lieux où le cheval ne peut pénétrer. On peut enseigner aux hommes à conserver leurs rangs et à les rétablir lorsqu’ils ont été rompus ; mais il est difficile d’apprendre aux chevaux à conserver l’ordre ; et lorsqu’une fois ils sont mis en déroute, il leur est impossible de se rallier. On trouve en outre, comme parmi les hommes, des chevaux qui ont peu de courage ; d’autres qui en ont trop. Souvent il arrive qu’un cheval courageux est monté par un lâche, et un cheval timide par un homme courageux ; disparité dont l’effet ordinaire est de ne produire aucun résultat, quand elle ne cause pas les plus grands désordres. Une infanterie bien réglée peut facilement mettre la cavalerie en désordre ; il est difficile à cette dernière de rompre l’infanterie.

Cette opinion est encore fortifiée, outre une foule d’exemples anciens et d’exemples modernes, par l’autorité de ceux qui ont exposé les règles des sociétés civiles, et qui, après avoir fait voir que dans le principe on commença à faire la guerre à cheval, parce que l’infanterie n’était point encore établie, ajoutent qu’elle ne fut pas plutôt organisée ; que l’on connut combien elle était plus utile que la cavalerie. Ce n’est pas que les chevaux ne soient nécessaires dans une armée, ou pour faire des découvertes, ou pour parcourir et dévaster le pays, ou pour poursuivre l’ennemi dans sa fuite, et pour s’opposer à la cavalerie des adversaires. Mais le fondement et le nerf des armées, ce que l’on doit le plus estimer, c’est l’infanterie.

Parmi les grandes erreurs des princes italiens qui ont rendu l’Italie esclave des étrangers, il n’en est pas de plus funeste que celle d’avoir attaché peu d’importance à ce système, et d’avoir mis toute leur étude à favoriser les troupes à cheval. Ce désordre a pris sa source et dans la perversité des chefs et dans l’ignorance de ceux qui gouvernaient l’État. En effet, la milice italienne, depuis vingt-cinq ans environ, s’est trouvée réduite à un petit nombre d’hommes sans patrie, semblables à des chefs d’aventuriers, qui cherchèrent dès lors à soutenir leur considération en restant sous les armes tandis que les princes étaient désarmés. Comme on ne pouvait leur payer continuellement une troupe considérable de fantassins, qu’ils n’avaient pas d’ailleurs de sujets propres à cet usage, et qu’un petit nombre n’aurait pu leur donner de considération, ils préférèrent entretenir une certaine quantité de cavalerie, parce que deux ou trois cents chevaux qu’on payait à un condottiere le maintenaient dans tout son crédit, et que la dépense n’était pas assez forte pour que ceux qui gouvernaient l’État ne pussent y subvenir. Les condottieri, pour venir plus aisément à bout de leurs projets et conserver leur prépondérance, atténuèrent, autant qu’il dépendit d’eux, la réputation et l’utilité de l’infanterie, pour accroître celle de leur cavalerie ; et ils poussèrent si loin sur ce point le renversement des idées, qu’à peine on voyait dans les armées les plus considérables quelques faibles corps de fantassins. Cet usage, joint à d’autres désordres qui s’y mêlèrent, affaiblit tellement la milice italienne, que cette contrée a été facilement foulée aux pieds par tous les peuples d’outre-monts.

Rome nous offre un autre exemple qui prouve à quel point on se trompe en estimant la cavalerie plus que l’infanterie.

Les Romains assiégeaient Sora ; un gros de cavaliers étant sortis de la ville pour attaquer le camp, le maître de la cavalerie romaine sortit à leur rencontre avec ses troupes, et, les ayant attaqués de front, le sort voulut que, du premier choc, le commandant fût tué de chaque côté : les troupes, restées sans chefs, n’en continuèrent pas moins le combat ; mais les Romains, pour vaincre leurs adversaires, mirent pied à terre, ce qui obligea ceux d’entre les ennemis qui voulurent se défendre à prendre le même parti, et toutefois les Romains demeurèrent vainqueurs.

Il est impossible de trouver un exemple qui démontre plus victorieusement que la force des fantassins l’emporte sur celle des cavaliers : car, si dans d’autres affaires les consuls faisaient mettre pied à terre à la cavalerie, c’était pour venir au secours de l’infanterie qui souffrait et qui avait besoin de renfort ; au lieu que dans cette circonstance ils descendirent, non pour secourir l’infanterie ou pour attaquer des fantassins ennemis, mais, combattant à cheval contre des adversaires à cheval, ils jugèrent que ne pouvant les vaincre de cette manière, ils parviendraient plus facilement à en triompher en mettant pied à terre.

Je veux conclure de cet exemple qu’une infanterie bien organisée ne peut être vaincue, sans de grandes difficultés, que par une autre infanterie.

Crassus et Marc-Antoine s’avancèrent de plusieurs journées dans l’intérieur de l’empire des Parthes avec un petit nombre de cavaliers et une infanterie assez considérable ; ils avaient devant eux une quantité innombrable de cavaliers parthes : Crassus y périt avec une partie de son armée ; Marc-Antoine en sortit par son courage. Néanmoins, au milieu de ces désastres de Rome, on vit encore combien l’infanterie l’emportait sur la cavalerie. Dans ce pays, ouvert de toutes parts, où les montagnes sont rares, les fleuves plus rares encore, la mer éloignée, où l’on ne rencontre aucune ressource, Marc-Antoine, au jugement même des Parthes, surmonta par sa valeur toutes les difficultés, et jamais leur cavalerie n’osa l’attaquer, retenue par la bonne contenance de son armée. Si Crassus succomba, un lecteur attentif demeurera persuadé qu’il fut plutôt trompé que vaincu ; jamais, en effet, même au milieu de sa plus grande détresse, les Parthes n’osèrent l’assaillir ; mais, voltigeant sans cesse sur ses flancs, interceptant ses vivres, le berçant de promesses qu’ils ne tenaient jamais, ils le conduisirent ainsi aux plus funestes extrémités.

Peut-être aurais-je plus de difficulté à prouver combien la force de l’infanterie l’emporte sur celle de la cavalerie, si une foule d’exemples modernes ne rendaient cette vérité incontestable. On a vu à Novare neuf mille Suisses, et je les ai déjà cités, ne pas craindre d’affronter dix mille cavaliers et autant de fantassins, et les mettre en déroute, attendu que les chevaux ne pouvaient leur nuire, et qu’ils faisaient peu de cas des fantassins, troupe mal disciplinée et formée en grande partie de Gascons. On a vu encore vingt-six mille Suisses aller, au-dessus de Milan, à la rencontre du roi de France François Ier, qui avait avec lui vingt mille chevaux, quarante mille hommes d’infanterie et cent pièces de canon ; et, s’ils ne demeurèrent pas vainqueurs comme à Novare, ils combattirent deux jours entiers avec le plus grand courage ; et lorsqu’ils eurent été vaincus, la moitié d’entre eux parvinrent à se sauver.

Marcus Attilius Regulus eut assez de confiance en son infanterie pour soutenir, seul avec elle, non-seulement le choc des chevaux numides, mais même celui des éléphants ; et si le succès ne couronna pas son audace, ce n’est pas que la valeur de ses troupes ne fût assez grande pour lui donner la certitude de surmonter tous les obstacles.

Je répète donc que, pour vaincre une infanterie bien disciplinée, il faut lui en opposer une autre mieux disciplinée encore, sinon on court à une ruine manifeste.

Du temps de Filippo Visconti, duc de Milan, environ seize mille Suisses descendirent en Lombardie. Le duc envoya, pour s’opposer à leur descente, le comte Carmignuola, qui commandait alors ses armées, avec un millier de chevaux et quelques fantassins. Ce chef, peu instruit de la manière de combattre de ses ennemis, alla à leur rencontre à la tête de sa cavalerie, persuadé qu’il les mettrait en fuite sans difficulté ; mais il les trouva immobiles à leur rang ; et après avoir avoir perdu une partie des siens, il fut contraint de se retirer. Comme c’était un homme du plus rare courage, et que, dans les circonstances nouvelles, il savait prendre un parti non usité encore, il réunit d’autres troupes et marcha de nouveau contre les Suisses : arrivé en leur présence, il fit mettre pied à terre à ses hommes d’armes, et, les ayant placés en tête de son infanterie, il entoura les Suisses de tous les côtés, et ne leur laissa aucun espoir de salut, parce que les hommes d’armes de Carmignuola, descendus de leurs chevaux et couverts de fortes armures, pénétrèrent sans peine dans les rangs des Suisses sans éprouver de pertes ; et une fois qu’ils y furent entrés, ils purent aisément massacrer leurs ennemis ; de manière que, de toute cette armée, il n’échappa à la mort que le petit nombre de ceux que l’humanité de Carmignuola prit sous sa protection.

Je suis convaincu que beaucoup de personnes connaissent toute la différence qui existe entre la force et l’utilité de ces deux armes ; mais le malheur de nos temps est tel, que ni l’exemple des anciens, ni ceux des modernes, ni l’aveu même de nos erreurs, ne suffisent à guérir nos princes de leur aveuglement, et à les convaincre que s’ils veulent rendre la réputation aux troupes d’une province ou d’un État, il est nécessaire de rétablir les antiques institutions, de les maintenir en vigueur, d’étendre leur influence, et de leur donner la vie, s’ils veulent qu’à leur tour elles assurent leur réputation et leur existence. Comme ils ne font que s’écarter sans cesse de cette route, ils s’éloignent en même temps de toutes les mesures que nous avons précédemment indiquées : d’où il résulte que les conquêtes, loin de contribuer à la grandeur des États, ne sont pour eux qu’un nouveau fardeau. C’est ce que je prouverai dans le chapitre suivant.



CHAPITRE XIX.


Les conquêtes faites par des républiques mal organisées, et qui ne sont pas le résultat d’une vertu semblable à celle des Romains, sont plutôt pour elles une cause de ruine qu’une source de grandeur.


Les opinions contraires à la vérité, qui sont établies sur les mauvais exemples que la corruption de notre siècle a introduits dans tous les États, sont cause que la plupart des hommes ne pensent point à s’affranchir du joug de la coutume. Qui aurait pu persuader à un Italien, il y a trente ans, que dix mille hommes d’infanterie auraient été capables d’attaquer en plaine dix mille cavaliers et autant de fantassins ? et non-seulement de leur résister, mais même de les battre, comme on le voit par l’exemple que j’ai déjà plusieurs fois cité de ce qui s’est passé à Novare ? Et quoique l’histoire soit remplie de pareils faits, on n’aurait cependant pas voulu me croire, ou si on avait ajouté foi à mes paroles, on aurait dit qu’aujourd’hui les troupes étaient mieux armées qu’à cette époque, et qu’un de nos escadrons d’hommes d’armes était capable de renverser un rocher, et à plus forte raison une troupe de fantassins : c’est ainsi qu’on cherche de mauvaises raisons pour corrompre son jugement.

On n’aurait pas voulu faire attention que Lucullus, avec une infanterie peu nombreuse, défit plus de cent cinquante mille cavaliers de Tigrane, parmi lesquels se trouvait un corps de cavalerie semblable en tout aux hommes d’armes de nos jours. Il a fallu que notre erreur nous ait été découverte par l’exemple des armées d’outre-monts.

Et comme ces exemples font voir que je n’ai rien avancé qui ne fût vrai dans tout ce que j’ai dit de l’infanterie, on doit croire, par la même raison, que les autres institutions des anciens sont également avantageuses. Si cette conviction pouvait entrer dans l’esprit des princes et des républiques, ils commettraient moins d’erreurs, ils sauraient mieux résister à une attaque imprévue ; la fuite ne serait plus leur unique espoir ; et ceux qui ont en main le gouvernement d’une nation sauraient mieux en régler la marche, soit en s’efforçant de l’agrandir, soit en se bornant à le conserver ; ils seraient convaincus qu’augmenter la population de ses États, se faire des alliés et non des esclaves, établir des colonies à la garde des pays conquis, s’enrichir des dépouilles des vaincus, subjuguer l’ennemi par des invasions et des batailles, et non par des siéges, accroître sans cesse le trésor public, maintenir la pauvreté parmi les citoyens, et surtout conserver scrupuleusement toutes les institutions militaires, c’est le vrai moyen d’agrandir une république et d’élever un empire. Si ces moyens d’agrandissement répugnaient à leurs idées, ils devraient considérer que toutes les conquêtes acquises par une marche différente ne font qu’entraîner la ruine d’un État ; ils mettraient un frein à toute ambition ; ils établiraient l’ordre dans l’intérieur par les lois et par les mœurs ; ils interdiraient les conquêtes ; ils songeraient seulement à se défendre, et tiendraient toujours en bon ordre les moyens d’y parvenir, ainsi que le font les républiques d’Allemagne qui, de nos jours, ont vécu ou vivent encore selon ces coutumes.

Mais, ainsi que je l’ai déjà dit en établissant la différence qu’il y a entre des institutions propres à exciter l’esprit de conquête, et celles qui n’ont pour but que la conservation de l’État, il est impossible qu’une république de peu d’étendue parvienne à demeurer en paix et à jouir de sa liberté ; car si elle respecte le repos de ses voisins, on ne respectera pas le sien ; cette agression lui inspirera bientôt et le désir et la nécessité des conquêtes : d’ailleurs, si elle n’avait pas d’ennemis au dehors, elle en trouverait bientôt dans son sein ; malheur que toutes les grandes cités ne peuvent éviter.

Si les républiques d’Allemagne peuvent subsister de cette manière, si elles ont pu durer un certain temps, il faut l’attribuer aux circonstances particulières dans lesquelles ce pays s’est trouvé, circonstances qui ne se sont point présentées ailleurs, et sans lesquelles elles n’auraient pu conserver une semblable existence. La portion de l’Allemagne dont je parle était soumise à l’empire romain, comme la France et l’Espagne ; mais lorsque Rome pencha vers sa ruine, et que le titre de l’empire passa dans ces contrées, les villes les plus puissantes, profitant de la lâcheté ou des besoins des empereurs, commencèrent à se rendre indépendantes, et se rachetèrent de l’empire en se réservant de lui payer un faible cens annuel ; de sorte que peu à peu toutes les villes qui étaient sujettes immédiates des empereurs, mais qui n’avaient point de princes particuliers, se sont rachetées de cette manière.

Dans le même temps où ces villes s’affranchissaient ainsi, plusieurs confédérations, telles que celles de Fribourg, des Suisses et autres, secouèrent le joug du duc d’Autriche, leur souverain. Elles prospérèrent d’abord, et acquirent peu à peu une telle extension que, loin d’être retombées sous le joug de l’Autriche, elles sont devenues un objet de terreur pour tous leurs voisins ; et ces peuples sont ceux que l’on appelle les Suisses.

L’Allemagne comprend donc les Suisses, les républiques connues sous le nom de villes libres, des princes et l’empereur. Si, au milieu de tant d’États dont les formes sont si différentes, on ne voit pas la guerre s’allumer à chaque instant ; si celles qui se déclarent ne durent qu’un moment, il faut l’attribuer à cette image de l’empereur, qui, malgré sa faiblesse, conserve cependant encore parmi eux une telle considération, qu’ils l’ont choisi pour leur conciliateur, et que l’interposition de son autorité suffit pour étouffer tous les germes de discorde.

Les guerres les plus longues et les plus désastreuses que vit naître cette contrée sont celles qui éclatèrent entre les Suisses et le duc d’Autriche ; et quoique depuis un certain nombre d’années le duc d’Autriche et l’empereur ne soient plus qu’un même souverain, il n’a jamais pu réduire le courage indompté des Suisses ; et c’est la force seule qui a dicté tous les traités conclus par ces deux peuples.

Le reste de l’Allemagne, en ces circonstances, n’a point prêté à l’Empire un appui bien puissant, tant parce qu’une confédération n’est point disposée à inquiéter ceux qui veulent vivre libres comme elle, que parce que les princes qui y règnent, trop pauvres ou trop jaloux de la puissance de l’empereur, n’ont pu ni voulu servir son ambition.

Les villes libres peuvent donc se contenter d’un faible domaine ; elles n’ont point, grâce à la protection de l’Empire, de motif pour l’augmenter : le voisinage d’un ennemi toujours avide de saisir les occasions de troubles pour marcher contre elles les excite à maintenir l’ordre au sein de leurs murailles ; et si l’Allemagne était autrement organisée, elles seraient forcées de chercher à s’agrandir et de fuir les douceurs du repos.

Comme les mêmes circonstances ne se rencontrent point ailleurs, il est impossible d’embrasser la même manière de vivre : il faut ou accroître ses forces en formant des alliances avec ses voisins, ou chercher à s’agrandir, comme Rome, par des conquêtes. Quiconque se gouverne autrement ne cherche point la vie, mais la ruine et la mort. En effet, les conquêtes sont dangereuses et de mille manières et par mille raisons : on peut fort bien étendre au loin sa domination sans accroître réellement ses forces ; et s’agrandir sans se fortifier, c’est réellement courir à sa perte.

Celui que la guerre appauvrit ne peut tirer des forces même de la victoire, surtout quand ses conquêtes lui coûtent plus qu’elles ne lui rapportent : Venise et Florence en sont les preuves. Ces deux républiques ont été réellement bien plus faibles quand l’une était maîtresse de la Lombardie, l’autre de la Toscane, que lorsque les Vénitiens se contentaient de leurs lagunes et les Florentins d’un territoire de six milles d’étendue. C’est au désir de s’agrandir et à la conduite imprudente tenue pour y parvenir, qu’il faut attribuer cet affaiblissement ; et le blâme qui doit en rejaillir sur ces peuples est d’autant plus grand, qu’ils ont moins d’excuses à présenter : ils avaient sous les yeux les principes des Romains, et rien ne les empêchait de les suivre ; tandis que les Romains n’avaient rien vu de semblable avant eux, et que c’est à leur propre sagesse qu’ils sont redevables de les avoir trouvés.

Souvent même les conquêtes sont une source abondante de dommages pour une république bien organisée : comme, par exemple, lorsqu’on s’empare d’une ville ou d’une province adonnée à toutes les voluptés, et où les vainqueurs sont exposés à adopter les mœurs des vaincus ; ainsi que l’éprouva Rome d’abord en s’emparant de Capoue, et par la suite Annibal. Si Capoue en effet avait été plus éloignée de Rome, et que la mollesse des soldats n’eût pas eu le remède à portée, ou si Rome avait déjà en partie été corrompue, cette conquête eût infailliblement entraîné la perte de la république. C’est de quoi Tite-Live fait foi, lorsqu’il dit : Jam tunc minime salubris militari disciplinæ Capua, instrumentum omnium voluptatum, delinitos militum animos avertit à memoria patriæ.

Il est démontré que les villes ou les provinces de cette espèce se vengent de leurs vainqueurs sans combattre et sans répandre de sang, parce qu’en leur inspirant le goût des voluptés qui les affaiblissent, elles les exposent à être subjugués par le premier qui les attaque. Et Juvénal, dans ses satires, ne pouvait jeter plus de lumière sur ce point, qu’en disant que les conquêtes de tant de pays lointains avaient introduit dans l’âme des Romains l’amour des mœurs étrangères, après y avoir éteint l’économie et toutes les vertus qui les avaient illustrés, et qu’en terminant ce tableau par ces vers :


. . . . . . . . . . . Gula et sœvior armis
Luxuria incubuit, victumque ulciscitur orbem.

________________________SAT. VI, v. 291.


Ah ! si les conquêtes furent sur le point de corrompre Rome, lorsque la sagesse et le courage inspiraient encore toutes ses actions, que sera-ce pour ceux qui, dans leur conduite, s’écartent à ce point des bons principes, et qui, outre les erreurs que nous venons de signaler avec tant d’étendue, n’emploient que des troupes mercenaires ou auxiliaires ? Les désastres qui les attendent seront l’objet du chapitre suivant.



CHAPITRE XX.


A quels dangers s’expose un prince ou une république qui se sert de troupes auxiliaires ou mercenaires.


Si je n’avais déjà longuement traité, dans un autre ouvrage, de l’inutilité des troupes mercenaires et des auxiliaires, et de l’utilité d’une armée nationale, je donnerais plus de développement à ce chapitre ; mais, comme j’en ai déjà parlé avec assez d’étendue, je m’expliquerai ici en peu de mots. J’ai trouvé dans Tite-Live un exemple si frappant des inconvénients des troupes auxiliaires, que je n’ai pas cru devoir passer ce fait sans m’y arrêter.

On appelle troupes auxiliaires celles qu’un prince ou une république envoie à votre secours en continuant à les payer et à les tenir sous ses ordres. Or, pour en venir au texte de Tite-Live, je vois que les Romains, après avoir battu deux armées samnites en diverses rencontres, avec les troupes qu’ils avaient envoyées au secours des Capouans, voulurent, après avoir délivré ce peuple de ses ennemis, retourner à Rome ; mais pour que les Capouans, privés de tout appui, ne devinssent pas de nouveau la proie des Samnites, ils laissèrent sur le territoire de Capoue deux légions chargées du soin de la défendre. Ces légions, corrompues par l’oisiveté, commencèrent à se plonger dans les délices, et, perdant le souvenir de leur patrie et le respect dû au sénat, elles formèrent le projet de prendre les armes et de s’emparer du pays que leur valeur avait sauvé, prétextant qu’un peuple était indigne de posséder des biens qu’il ne savait pas défendre. Ce complot ayant été découvert, Rome s’empressa de l’étouffer et de le punir, comme je le ferai voir dans le chapitre où je dois traiter en détail des conjurations.

Je répéterai donc que, de tous les genres de troupes, les pires sont les auxiliaires. D’abord, le prince ou la république qui se sert de leur appui n’a aucune autorité sur elles, puisqu’elles ne reconnaissent que les ordres de celui qui les envoie : en effet, les auxiliaires sont, ainsi que je l’ai dit, envoyés par un prince qui a ses propres officiers, sous les drapeaux duquel ils marchent, et qui pourvoit à leur solde, comme était l’armée que les Romains envoyèrent à Capoue. Les troupes de cette espèce, lorsqu’elles ont obtenu la victoire, pillent ordinairement et celui pour qui elles combattaient et celui contre lequel elles ont combattu, soit pour servir la perfidie du prince qui les a envoyées, soit pour assouvir leur propre cupidité. Et, quoique jamais Rome n’eût l’intention de violer les traités qui l’attachaient aux habitants de Capoue, la facilité que virent ses soldats à opprimer les Capouans fut assez puissante pour les engager à ravir à ce peuple et leur ville et leur territoire.

Je pourrais présenter une foule d’autres exemples à l’appui de ce que j’avance ; mais je me bornerai à celui que je viens de citer, et à ce qui arriva aux habitants de Reggio, qui se virent privés de la vie et de la liberté par une légion que les Romains y avaient mise en garnison.

Ainsi donc un prince ou une république doit recourir à tous les moyens possibles, plutôt que de se résoudre à introduire au sein de ses États des auxiliaires chargés de sa défense, et à se reposer sur leur appui ; car tout traité, toute condition que lui imposera son ennemi, quelque dure qu’elle soit, lui sera encore moins funeste. Si on lit avec attention les événements passés, et que l’on étudie soigneusement ceux qui arrivent sous nos yeux, on verra que, parmi ceux qui ont embrassé ce parti, s’il en est un qui a obtenu un heureux résultat, presque tous en ont été victimes.

En effet, un prince ou une république qui a quelque ambition ne peut trouver une occasion plus favorable d’envahir une ville ou une province, que celle où ses armées sont appelées pour la défendre. Ainsi, celui qui, livré à l’esprit de conquêtes, implore de pareils secours, soit pour se défendre, soit pour opprimer ses ennemis, cherche un avantage passager qu’il ne pourra conserver, et qui lui sera sans peine enlevé par celui-là même qui lui aura facilité sa conquête. Mais l’ambition de l’homme est si violente, que, pour satisfaire le désir du moment, il ne songe pas aux malheurs qui doivent bientôt en résulter ; il ne se laisse point éclairer par les exemples du passé, que j’ai cités tant sur cet objet que sur ceux que j’ai déjà traités : s’il les prenait pour règle de conduite, il verrait que plus on montre de modération envers ses voisins, moins on manifeste le désir de les subjuguer, plus on les engage à se jeter sans restriction entre vos bras, comme je le ferai voir ci-après par l’exemple des habitants de Capoue.



CHAPITRE XXI.


Le premier préteur que, quatre cents ans après avoir commencé à faire la guerre, les Romains établirent hors de Rome, fut celui qu’ils envoyèrent y Capoue.


J’ai assez longuement établi, dans le chapitre précédent, jusqu’à quel point les Romains, dans la conduite qu’ils tenaient pour s’agrandir, différèrent des souverains qui de nos jours cherchent à accroître leur domination. Ils laissaient vivre sous leurs propres lois les villes qu’ils ne détruisaient pas, même celles qui se soumettaient à eux, non comme alliées, mais comme sujettes ; ils ne laissaient apercevoir chez elles aucun signe qui pût y rappeler la souveraineté du peuple romain ; ils leur imposaient seulement quelques conditions ; et tant que ces conditions étaient observées, ils respectaient et leur gouvernement et leur dignité. On sait qu’ils maintinrent ces principes jusqu’au moment où ils se répandirent hors de l’Italie, et où ils commencèrent à réduire les royaumes et les républiques en provinces romaines.

Un des exemples les plus frappants que nous offre à ce sujet leur histoire, c’est que le premier préteur qu’ils établirent hors de Rome fut celui qu’ils envoyèrent à Capoue, non pour satisfaire leur ambition, mais à la prière même des habitants de cette cité, qui, pour étouffer la discorde qui régnait parmi eux, regardèrent comme une chose indispensable de posséder dans leurs murs un citoyen romain capable de rétablir l’ordre et la concorde. Les Antiates, touchés de cet exemple et contraints par la même nécessité, leur demandèrent également un préfet ; et Tite-Live, à l’occasion de ce fait et de cette manière inusitée d’exercer le pouvoir, s’écrie : Quod jam non solum arma, sed jura romana pollebant.

On voit combien cette conduite dut faciliter l’agrandissement des Romains. Les villes accoutumées à vivre libres, ou à se voir gouvernées par des gens du pays, sont bien plus satisfaites et supportent bien plus tranquillement un gouvernement éloigné d’elles, même lorsqu’il leur impose quelque gêne, qu’un joug qui, frappant chaque jour leurs yeux, semble chaque jour leur reprocher leur servitude. Il en résulte d’ailleurs un autre avantage pour le prince : c’est que ses ministres n’ayant en main ni les jugements ni les magistratures qui régissent dans ces villes les affaires civiles ou criminelles, il ne peut être rendu aucune sentence à sa honte ou à sa charge ; et, par ce moyen, il voit s’évanouir la cause d’une foule de calomnies et de haines auxquelles il n’échapperait pas dans les circonstances ordinaires.

Ce que j’avance est incontestable. J’en pourrais citer une multitude d’exemples tirés de l’histoire ancienne ; je me contenterai d’un seul, arrivé tout récemment en Italie. Personne n’ignore que Gènes ayant été plusieurs fois occupée par les Français, le roi de France, excepté dans ces derniers temps, y envoyait toujours un de ses sujets pour gouverner la ville en son nom ; aujourd’hui seulement le roi, non par choix, mais parce que la nécessité l’a ainsi voulu, a laissé à cette ville le pouvoir de se gouverner elle-même, et de reconnaître l’autorité d’un Génois. Il est hors de doute que si l’on voulait examiner laquelle de ces deux mesures apporté le plus de sécurité à l’autorité du roi et de satisfaction au peuple, on se déciderait pour la dernière.

D’ailleurs, plus vous paraissez éloigné de vouloir les asservir, plus les hommes sont disposés à se jeter dans vos bras ; et ils redoutent d’autant moins que vous attentiez à leur liberté, que vous paraissez envers eux plus humain et plus bienveillant. Cette bienveillance et ce désintéressement engagèrent seuls les Capouans à demander un préteur aux Romains ; et si Rome avait témoigné le moindre désir d’en envoyer un, leur jalousie se serait soudain éveillée, et ils se seraient sur-le-champ éloignés d’elle.

Mais pourquoi chercher des exemples dans Capoue et dans Rome, lorsque Florence et la Toscane nous en fournissent d’aussi frappants ? Chacun sait à quelle époque la ville de Pistoja se soumit volontairement à la république de Florence ; chacun sait également que les Pisans, les Siennois et les habitants de Lucques détestent les Florentins : et d’où vient cette diversité de sentiments ? Ce n’est pas que les habitants de Pistoja sentent moins le prix de la liberté que les autres et se jugent inférieurs à eux ; c’est uniquement parce que les Florentins en avaient toujours agi à leur égard comme des frères et des amis, et, à l’égard des autres, comme avec des ennemis. Voilà pourquoi, tandis que Pistoja a couru volontairement au-devant de leur empire, les autres villes ont toujours fait et font encore chaque jour des efforts pour y échapper. On ne peut douter que si les Florentins, en employant les ligues ou la protection, avaient apprivoisé leurs voisins au lieu de les effaroucher, ils seraient aujourd’hui maîtres de toute la Toscane.

Ce n’est pas que je croie qu’il ne faille point employer les armes et la force ; mais il faut les réserver pour la dernière ressource, et seulement lorsque toutes les autres ne peuvent plus suffire.


CHAPITRE XXII.


Combien sont sont fausses les opinions des hommes dans le jugement qu’ils portent des grandes choses.


Ceux qui sont témoins des délibérations des hommes savent à quel point leurs opinions sont le plus souvent erronées. Si, comme il arrive presque toujours, ces délibérations ne sont pas remises entre les mains d’hommes vertueux et éclairés, elles présentent les résultats les plus absurdes. Mais comme, dans une république corrompue, et surtout dans les temps de paix, les hommes vertueux se voient en butte à la haine, soit par jalousie, soit parce que leur vertu blesse l’ambition de leurs rivaux, on se laisse aller à ce que l’erreur commune regarde comme un bien, ou à ce que suggèrent des hommes plus avides des faveurs du peuple que de l’intérêt commun. Bientôt cependant l’adversité dissipe l’erreur, et la nécessité vous jette dans les bras de ceux que, dans ces temps de paix, on semblait avoir oubliés. C’est ce que je ferai voir en son lieu dans le courant de ce livre ;

Il survient également des accidents qui trompent facilement ceux qui n’ont pas une grande expérience des affaires : en effet, un événement présente des apparences propres à faire croire aux hommes qu’il en résultera telle conséquence. Ce que je viens de dire m’a été inspiré par le conseil que donna aux Latins le préteur Numicius lorsqu’ils eurent été battus par les Romains, et par la croyance universelle où l’on était lorsqu’il y a peu d’années encore le roi de France François Ier vint en Italie pour conquérir le duché de Milan, que défendaient les Suisses.

Le roi Louis XII était mort, et François, duc d’Angoulême, lui avait succédé sur le trône de France. Ce prince, désirant rendre à son royaume le duché de Milan, dont les Suisses s’étaient emparés quelque temps auparavant avec le secours du pape Jules II, cherchait en Italie des alliés qui facilitassent cette entreprise. Outre les Vénitiens, dont le roi Louis XII avait regagné l’amitié, il tâchait de séduire les Florentins et le pape Léon X, convaincu que son entreprise serait bien plus facile s’il parvenait de nouveau à s’en faire des amis, attendu que le roi d’Espagne avait des troupes en Lombardie, et que d’autres forces de l’empereur se trouvaient à Vérone.

Cependant le pape ne voulut point se rendre aux désirs du roi ; mais ses conseillers lui persuadèrent, à ce qu’on dit, de demeurer neutre, et lui firent voir que ce parti seul promettait la victoire, parce qu’il était de l’intérêt de l’Église de n’avoir pour maître en Italie ni le roi ni les Suisses ; mais que, s’il voulait rendre à cette contrée son antique liberté, il était nécessaire de la délivrer et de l’un et de l’autre. Comme il ne pouvait les vaincre ni séparément, ni tous deux réunis, il fallait attendre que l’un eût triomphé de l’autre, afin que l’Église, avec ses alliés, pût attaquer celui qui demeurerait vainqueur. Il était impossible de trouver une occasion plus favorable que celle qui se présentait : les deux rivaux étaient en campagne ; le pape, avec son armée, se trouvait en mesure de se transporter sur les frontières de la Lombardie, et là, dans le voisinage des deux armées, et sous prétexte de veiller à la sûreté de ses propres États, pouvait attendre qu’ils se livrassent bataille : comme les deux armées étaient également courageuses, il y avait lieu de croire que cette bataille serait sanglante pour chacun, et laisserait le vainqueur tellement affaibli, qu’il serait aisé au pape de l’attaquer et de le battre. Ainsi, le pape devait demeurer glorieusement le maître de la Lombardie et l’arbitre de toute l’Italie.

L’événement fit voir combien cette opinion était erronée. Les Suisses furent défaits après une bataille opiniâtre, et les troupes du pape ni celles d’Espagne n’osèrent assaillir le vainqueur : loin de là, elles se disposèrent à la fuite ; et cette honteuse ressource leur aurait encore manqué sans l’humanité ou l’indifférence du roi, qui ne voulut point tenter une seconde victoire, et qui se contenta de faire la paix avec l’Église.

Cette opinion avait quelques apparences, qui de loin paraissent fondées, mais qui sont tout à fait éloignées de la vérité. Il arrive assez rarement que le vainqueur perde un très-grand nombre de soldats ; s’il en perd, c’est pendant le combat qu’ils meurent et non dans la fuite : dans la chaleur de la mêlée, quand les combattants s’attaquent face à face, il en est peu qui meurent, parce que le plus souvent l’action ne dure pas longtemps ; mais quand même elle se prolongerait, et qu’il périrait un grand nombre d’hommes, l’influence que la victoire entraîne à sa suite, et la terreur qui la précède, l’emportent de beaucoup sur le dommage que la mort de ses soldats pourrait causer au vainqueur ; de sorte que si une armée, dans la persuasion de le trouver affaibli, se hasardait à l’attaquer, elle pourrait se tromper d’une manière dangereuse, à moins qu’elle ne fût d’une force telle qu’avant ou après la victoire elle eût été en mesure de combattre. Dans cette occurrence, elle pourrait bien, suivant sa fortune ou sa valeur, être victorieuse ou vaincue : mais celle qui se serait battue la première, et qui aurait déjà remporté la victoire, aurait à mon avis l’avantage sur l’autre.

C’est ce dont les peuples du Latium firent une rude expérience, et par l’erreur à laquelle se laissa entraîner le préteur Numicius, et par les malheurs qu’ils virent fondre sur eux pour avoir cru ses discours. Les Romains venaient de battre les Latins ; Numicius allait criant par tout le Latium que le moment était venu d’attaquer l’ennemi, affaibli par le combat qu’il venait de livrer ; que les Romains n’avaient obtenu de leur victoire qu’une gloire inutile ; mais qu’ils avaient essuyé les mêmes désastres que s’ils eussent été vaincus, et que, pour peu qu’on déployât de vigueur en les attaquant, on était sûr de les anéantir : ces peuples, séduits par ces paroles, levèrent une nouvelle armée ; mais ils furent aussitôt battus, et ils eurent à souffrir les malheurs auxquels sont exposés tous ceux qui se laissent entraîner par de semblables opinions.



CHAPITRE XXIII.


Combien Rome, lorsqu’un événement quelconque la contraignait à statuer sur le sort de ses sujets, évitait avec soin toutes les demi-mesures.


Jam Latio is status erat rerum, ut neque pacem neque bellum pati possent. De toutes les positions malheureuses dans lesquelles peut se trouver un prince ou une république, la plus déplorable sans doute est d’être réduit au point de ne pouvoir accepter la paix ni soutenir la guerre. Tel est pourtant le sort de ceux auxquels la paix impose de trop dures conditions, et qui, d’un autre côté, désirant faire la guerre, sont contraints de se jeter comme une proie au-devant de ceux dont ils implorent le secours, ou de rester celle des ennemis. On n’arrive à ces tristes extrémités que quand, pour avoir suivi des conseils imprudents ou pris de mauvaises dispositions, on n’a pas bien mesuré ses forces, ainsi que je l’ai dit plus haut.

En effet, un prince, une république, qui auraient bien connu toutes leurs ressources, auraient été difficilement réduits à la même extrémité que les Latins, qu’on vit faire la paix avec Rome lorsque la paix devait les perdre, lui déclarer la guerre quand la guerre pouvait les accabler, et se conduire de manière que l’alliance et l’inimitié des Romains leur furent également funestes. Ce peuple avait été vaincu et réduit à la dernière extrémité, d’abord par Manlius Torquatus, ensuite par Camille, qui l’obligea à se jeter sans réserve dans les bras des Romains, et mit des garnisons dans toutes les villes du Latium, après s’être fait partout livrer des otages : de retour à Rome, Camille fit connaître au sénat que tout le Latium était entre les mains de la république.

Comme le jugement que rendit le sénat en cette occasion est remarquable, et mérite d’être médité par tous les princes qui, placés dans les mêmes circonstances, seraient dans le cas de l’imiter, je crois devoir rapporter les paroles que Tite-Live met dans la bouche de Camille ; elles expliquent toute la politique que suivirent les Romains pour s’agrandir, et font voir que dans les affaires d’État ils évitèrent toujours les demi-mesures et ne prirent jamais que des partis extrêmes. Qu’est-ce en effet qu’un gouvernement, sinon le moyen de contenir les sujets de manière qu’ils ne puissent ni ne doivent l’offenser ? Ce moyen consiste ou à s’assurer entièrement des peuples, en les mettant dans l’impuissance de nuire, ou à les combler de tant de bienfaits, qu’ils n’aient aucun motif raisonnable de chercher à changer de fortune.

Mais l’opinion de Camille et la résolution que prit le sénat après l’avoir entendu feront mieux comprendre ma pensée. Voici ce que dit Camille : Dii immortales ita vos potentes hujus consilii fecerunt, ut, sit Latium deinde, an non sit, in vestra manu posuerint. Itaque pacem vobis, quod ad Latinos adtinet, parare in perpetuum, vel sœviendo, vel ignoscendo, potestis. Vultis crudeliter consulere in deditos victosque ? licet delere omne Latium. Vultis exemplo majorum augere rem romanam, victos in civitatem accipiendo ? materia crescendi per summam gloriam suppeditat. Certe id firmissimum imperium est, quo obedientes gaudent. Illorum igitur animos, dum expectatione stupent, seu pœna, seu beneficio, prœoccupari oportet.

La résolution du sénat fut conforme aux propositions du consul. On rechercha dans chaque ville, sans exception, tous ceux qui jouissaient de quelque crédit ; on les combla de bienfaits ou on les fit mourir. On exempta les uns des charges, on leur accorda des priviléges, on leur donna le droit de cité, et l’on pourvut par tous les moyens à leur sûreté ; les autres, au contraire, virent leur ville ravagée, on y envoya des colonies, on les emmena à Rome, et on les dispersa de manière que ni leurs armes, ni leurs conseils, ne fussent plus capables de nuire. Ainsi, dans les circonstances importantes, Rome, comme je l’ai dit, n’usa jamais de demi-mesures.

C’est là le jugement que doivent imiter les princes : c’est ainsi que devaient agir les Florentins lorsqu’en 1502 Arezzo et tout le Val-di-Chiana se révoltèrent. S’ils avaient pris ce parti, ils auraient assuré leur domination, agrandi la république, et donné à l’État ces campagnes qui manquaient à son existence. Mais ils employèrent ces demi-mesures, toujours si dangereuses lorsqu’il s’agit de punir les hommes. Une partie des Arétins furent exilés, les autres condamnés aux supplices ; et tous indistinctement furent privés des honneurs et des antiques priviléges dont ils jouissaient dans la cité, qu’on laissa pourtant subsister. Et si, dans le cours de la délibération, quelque citoyen conseillait de détruire, ceux qui se croyaient plus sages avançaient que ce parti était peu honorable pour la république, puisqu’il tendait à faire croire qu’elle était trop faible pour tenir cette ville dans l’obéissance.

Ces raisons sont de celles qui n’ont qu’une vaine apparence, et n’offrent aucune réalité. Par une semblable conséquence, il ne faudrait faire mourir ni un parricide, ni un criminel, ni un séditieux, puisque ce serait une honte pour un prince de n’avoir pas la force nécessaire pour réprimer un homme seul. Ceux qui pensent ainsi ne voient pas que souvent un homme pris isolément, que parfois même une ville tout entière, se rendent tellement coupables envers un État, que, pour l’exemple des autres et pour sa propre sûreté, un prince n’a d’autre remède que de les exterminer. Le véritable honneur consiste à savoir et à pouvoir châtier les coupables, et non à les laisser subsister au risque de mille dangers. Un prince qui ne punit pas celui qui s’égare de manière à ce qu’il ne puisse plus errer, mérite qu’on l’accuse d’ignorance ou de lâcheté.

Cette sentence que rendirent les Romains était nécessaire, et celle qu’ils prononcèrent contre les Privernates confirme cette nécessité. Le texte de Tite-Live renferme à cet égard deux choses remarquables : l’une, et nous l’avons déjà dit précédemment, c’est qu’il faut combler de bienfaits des sujets rebelles, ou les exterminer sans pitié ; l’autre, c’est combien ont de force la grandeur d’âme et la vérité, lorsqu’elles se déploient devant des hommes sages. Le sénat romain s’était rassemblé pour juger les Privernates, qui, après s’être révoltés, étaient depuis rentrés par force sous l’autorité de Rome. De son côté, le peuple de Privernum avait envoyé de nombreux citoyens pour implorer sa grâce du sénat. Les envoyés ayant été introduits, un sénateur demanda à l’un d’eux : Quam pœnam Privernates censeret ? Le Privernate lui répondit : Eam quam merentur qui se libertate dignos censent. Le consul lui ayant alors demandé : Quid, si pœnam remittimus vobis, qualem nos pacem vobiscum habituros speremus ? Il répondit : Si bonam dederitis, et fidelem et perpetuam ; si malam, haud diuturnam. Cette réponse irrita quelques sénateurs ; mais les plus sages d’entre eux s’écrièrent : Se audivisse vocem et liberi et viri, nec credi posse illum populum, aut hominem, denique in ea conditione, cujus eum pœniteat diutius quam necesse sit, mansurum. Ibi pacem esse fidam, ubi voluntarii pacati sint, neque eo loco ubi servitutem esse velint, fidem sperandam esse. La décision du sénat fut conforme à ce discours ; les Priverates furent admis au rang de citoyens romains, et on les honora de tous les droits de cité, en leur disant : Eos demum qui nihil prœterquam de libertate cogitant dignos esse qui Romani fiant ; tant leur âme généreuse fut touchée de cette réponse pleine de hardiesse et de franchise ! Toute autre eût été lâche et trompeuse.

Ceux qui ont une autre opinion des hommes, et particulièrement des hommes libres, ou qui croient l’être, sont dans une profonde erreur ; et, dans leur aveuglement, les partis qu’ils prennent ne sauraient être bons par eux-mêmes, ni leur offrir aucune utilité. De là naissent les fréquentes révoltes et la chute des États.

Mais, pour en revenir à mon discours, je conclus de ce jugement, et de celui rendu envers les Latins, que lorsqu’il s’agit de décider du sort d’une ville puissante et accoutumée à l’indépendance, il faut ou la détruire, ou la traiter avec douceur ; toute autre manière d’agir est inutile ; mais ce qu’il faut éviter par-dessus tout, ce sont les termes moyens, car rien n’est plus funeste. C’est ce qui arriva aux Samnites lorsqu’ils renfermèrent les Romains aux Fourches Caudines, et qu’ils rejetèrent le conseil de ce vieillard, qui leur proposait, ou de laisser les Romains se retirer avec honneur, ou de les massacrer tous. Ils préférèrent embrasser un terme moyen, en les désarmant, en les faisant passer sous le joug, et en les renvoyant dévorés de honte et de dépit. Bientôt après ils apprirent, à leur détriment, combien le conseil de ce vieillard aurait été utile, et combien leur résolution avait été funeste, comme je le dirai en son lieu d’une manière plus détaillée.


CHAPITRE XXIV.


Les forteresses sont en général plus nuisibles qu’utiles.


Les sages de notre temps accuseront sans doute d’imprudence les Romains, qui, voulant s’assurer des peuples du Latium et de la ville de Privernum, ne songèrent point à élever quelque forteresse qui leur servît comme de frein pour les maintenir dans l’obéissance ; car c’est une opinion adoptée à Florence, et que nos sages mettent sans cesse en avant, que ce n’est qu’avec des forteresses qu’on peut contenir Pise et les autres villes semblables. Sans doute, si les Romains eussent pensé comme ces gens si éclairés, ils n’auraient pas manqué d’en construire ; mais comme c’étaient des hommes d’un tout autre courage, d’un tout autre jugement, d’une tout autre puissance, ils ne songèrent point à prendre ce parti. Tant que Rome vécut libre, qu’elle suivit les mêmes principes, et qu’elle maintint ses sages institutions, elle ne construisit aucune citadelle pour tenir en respect une ville ou une province quelconque ; elle se contenta de conserver quelques-unes de celles qu’elle trouva bâties. Après avoir considéré la manière dont les Romains se conduisaient à cet égard, et celle des princes de notre temps, j’ai cru digne de considération d’examiner particulièrement s’il est nécessaire de bâtir des forteresses, et si ceux qui prennent ce parti en retirent du dommage ou de l’utilité.

Il faut considérer d’abord que l’on n’élève une forteresse que pour se préserver de l’ennemi ou pour se défendre contre des sujets. Dans le premier cas elles sont inutiles ; dans le dernier elles sont nuisibles.

Pour commencer à prouver l’opinion où je suis, que dans le dernier cas elles sont dangereuses, je dis que toutes les fois qu’un prince craint de voir ses sujets se soulever contre lui, cette terreur ne peut provenir que de la haine qu’inspirent ses déportements. Or ces déportements ne proviennent que de la conduite imprudente de ceux qui gouvernent, et de la persuasion où ils sont de pouvoir contenir leurs sujets par la force : l’une des choses qui leur donnent la confiance de pouvoir contenir leurs sujets par la force, c’est d’être entourés de forteresses. Comme les rigueurs qui sont cause de la guerre proviennent en grande partie de ce que les princes ou les républiques ont des places fortes à leur disposition, je soutiens alors qu’elles leur sont bien plus nuisibles qu’avantageuses. D’abord, ainsi que je l’ai déjà dit, elles augmentent leur audace et les excitent à exercer de plus grandes violences envers leurs sujets. D’un autre côté, la sécurité qu’ils peuvent trouver dans des murailles n’est pas aussi grande qu’ils le pensent ; car toute la contrainte, toute la violence dont on use pour enchaîner un peuple, sont inutiles ; il n’y a que deux moyens d’y parvenir : c’est de pouvoir au besoin mettre en campagne une forte armée, comme les Romains, ou de le dissiper, de le détruire, de le diviser, de le désorganiser de manière à ce qu’il ne puisse plus se réunir pour vous nuire. En effet, si vous le privez de ses richesses, ceux que vous aurez dépouillés trouvent encore des armes, spoliatis arma supersunt ; si vous les désarmez, la fureur leur en fournira de nouvelles, furor arma ministrat. Voulez-vous livrer les chefs à la mort et continuer à outrager les autres ; vous les verrez renaître sous vos mains comme les têtes de l’hydre. Construisez-vous des forteresses, si elles vous sont utiles pendant la paix, en favorisant votre tyrannie, elles vous deviendront tout à fait inutiles pendant la guerre ; car vous aurez à les défendre et contre l’ennemi et contre vos sujets ; et il est impossible qu’elles puissent résister à ces deux ennemis réunis.

Si jamais elles furent inutiles, c’est surtout de nos jours que l’artillerie, par ses ravages, empêche de défendre des lieux resserrés, et où il est impossible, comme je l’ai exposé précédemment, d’élever de nouveaux remparts après la chute des premiers. Mais je veux discuter cette opinion avec plus de développements.

Prince, tu prétends par tes places fortes assujettir les peuples au frein de l’obéissance. Prince, république, vous vous flattez d’enchaîner par ce moyen une ville que la guerre vous a livrée. Je m’adresse donc au prince et je lui dis : « Est-il rien de moins propre qu’une forteresse pour contenir des sujets dans l’obéissance ? car elle t’encourage à les opprimer, et l’oppression à son tour les excite à ta ruine ; bientôt leur fureur s’accroît à un tel degré, que cette forteresse, qui les irrite, ne peut plus te défendre. De sorte qu’un prince sage et clément, pour pouvoir toujours être bon et ne point donner à ses enfants l’occasion ou l’audace de dégénérer des vertus de leur père, n’élèvera jamais de places fortes, afin qu’ils n’appuient point sur elles leur autorité, mais afin qu’ils l’appuient sur l’affection de leurs sujets. »

Si, après être devenu duc de Milan, le comte Francesco Sforza, malgré sa réputation de sagesse, fit construire dans cette ville une citadelle, je dis qu’il agit en cette occasion avec peu de prévoyance ; et l’effet a démontré que cette mesure fut plutôt nuisible qu’utile à ses héritiers, qui crurent avec cet appui vivre sans crainte et pouvoir outrager à leur gré les citoyens et leurs sujets ; ils ne se refusèrent aucune espèce de violence, et, devenus odieux hors de toute mesure, ils perdirent leurs États à la première tentative de l’ennemi ; leur citadelle, aussi inutile pendant la guerre qu’elle avait été nuisible pendant la paix, ne leur fut d’aucun secours. S’ils n’avaient pas eu un tel appui, et que, par imprudence, ils eussent agi durement contre leurs sujets, ils auraient aperçu plus tôt les périls dans lesquels ils se précipitaient ; et, revenant sur leurs pas, ils auraient pu alors résister plus courageusement à l’impétuosité française, avec des sujets amis et point de forteresse, qu’avec une forteresse et des sujets ennemis.

Les places fortes ne sont utiles sous aucun rapport ; on les perd par la trahison de celui qui les garde, par la vigueur de celui qui les attaque, ou par le défaut de vivres. Mais si l’on veut en tirer parti et s’en aider pour recouvrer un État perdu, où il ne vous reste plus que la forteresse, il faut nécessairement avoir une armée avec laquelle on puisse combattre celui qui vous a chassé ; et s’il arrive que vous possédiez cette armée, vous recouvrerez vos États, quand même vous n’auriez pas de place forte ; et vous réussirez d’autant plus facilement que vous pourrez compter davantage sur l’affection de vos sujets, auxquels, dans l’orgueil que vous aurait inspiré une citadelle, vous n’aurez point prodigué les mauvais traitements.

L’expérience a démontré que cette même citadelle de Milan n’a été d’aucune utilité, dans leurs jours d’adversité, ni aux Sforza ni aux Français ; qu’elle a même causé la ruine de tous deux, parce que, tandis qu’ils la possédèrent, ils ne pensèrent point à gouverner l’État d’une manière plus modérée.

Guido Ubaldo, duc d’Urbin, fils de ce Federigo qui, de son temps, eut la réputation d’un si grand capitaine, avait été chassé de ses États par César Borgia, fils du pape Alexandre VI. L’occasion de les recouvrer s’étant offerte à lui, il fit soudain raser toutes les forteresses que le pays renfermait dans son sein, les regardant comme dangereuses. Comme il était chéri de ses sujets, il n’en voulait point, par égard pour eux ; quant aux ennemis, il sentait bien qu’il ne pourrait les défendre contre eux qu’en ayant sans cesse une armée en campagne ; c’est pourquoi il prit le parti de les détruire.

Le pape Jules II, après avoir chassé les Bentivogli de Bologne, fit construire dans cette ville une citadelle, et de là il faisait égorger le peuple par celui qui gouvernait en son nom ; les citoyens irrités se révoltèrent, et le pape perdit soudain la citadelle ; et loin d’en tirer aucun appui, elle lui fut aussi nuisible qu’elle aurait pu lui être utile s’il se fût autrement comporté.

Niccolô da Castello, père des Vitelli, étant rentré dans la patrie, d’où il avait été banni, fit aussitôt démolir deux forts que le pape Sixte IV y avait fait élever, convaincu que ce n’étaient pas les citadelles, mais l’amour des peuples qui pouvait le maintenir dans ses États.

Mais, entre tous les autres exemples, le plus récent, le plus remarquable sous tous les rapports, le plus propre à montrer l’inutilité des forteresses et la nécessite de les détruire, c’est ce qui est arrivé à Gênes dans ces derniers temps. Personne n’ignore qu’en 1507 Gênes s’était révoltée contre Louis XII, roi de France ; ce prince, à la tête de toutes ses forces, vint en personne pour faire rentrer cette ville dans l’obéissance. Après s’en être rendu maître, il y fit élever une citadelle, la plus formidable que l’on eût vue jusqu’à ce jour ; sa position et les ouvrages dont elle était entourée la rendaient inexpugnable. Placée à l’extrémité d’une colline qui s’étend jusque dans la mer, et que les Génois nomment Codefa, elle battait tout le port et la plus grande partie de la ville. Lorsqu’en 1512 les Français furent chassés de l’Italie, Gênes, malgré la citadelle, se révolta ; et Ottaviano Fregoso, placé à la tête du gouvernement, mit tous ses soins à la réduire, et parvint, par la famine, à s’en rendre maître au bout de seize mois. Un grand nombre de citoyens lui conseillaient de la conserver comme un refuge en cas de malheur, et l’on croyait qu’il se rendrait à cet avis ; mais il était trop éclairé pour l’écouter, et, convaincu que ce ne sont pas les forteresses, mais la volonté des sujets qui maintient le pouvoir des princes, il ordonna qu’on la détruisît. Ainsi, sans appuyer l’État sur des remparts qui sont toujours faibles, il le fonda sur sa valeur et sa sagesse ; et c’est par cette conduite qu’il a obtenu l’autorité qu’il possède encore ; tandis qu’auparavant un millier de soldats suffisaient pour opérer dans Gênes une révolution, on a vu dix mille hommes attaquer Fregoso sans pouvoir seulement l’ébranler.

Cet exemple démontre que la destruction de cette forteresse n’a pas nui à Ottaviano, et que sa fondation n’a pas défendu le roi de France. Lorsque ce prince put venir en Italie à la tête de ses troupes, il s’empara de Gênes quoiqu’il n’y eût point encore de citadelle ; mais dès qu’il ne put y conduire d’armée, il lui fut impossible de conserver Gênes, malgré le fort qu’il y avait fait construire. La construction de cette place fut donc pour le roi une dépense onéreuse, et sa perte une honte ; tandis qu’il fut glorieux pour Ottaviano de s’en rendre maître, et avantageux de la détruire.

Venons enfin aux républiques qui élèvent des places fortes, non au milieu de leurs États, mais dans les contrées dont elles ont fait la conquête. Si l’exemple de Gênes et des Français ne suffisait pas pour leur faire connaître leur erreur, j’espère que celui de Pise et de Florence suffira pour les convaincre. Les Florentins, pour contenir Pise, y avaient élevé plusieurs forteresses : ils ne voulurent pas voir qu’une république toujours rivale du nom de Florence, accoutumée à vivre dans l’indépendance, et qui ne voyait de refuge pour la liberté que dans la révolte, ne pouvait être entièrement soumise que par les seuls moyens qu’employaient les Romains : il fallait s’en faire une amie ou la détruire sans pitié. La présence du roi Charles VIII fit voir en effet toute la confiance que doivent inspirer les citadelles : à peine s’était-il montré, qu’elles se rendirent à lui, soit par la trahison de ceux qui les gardaient, soit par la terreur d’un mal plus grand ; de sorte que si elles n’avaient point existé, les Florentins n’auraient pas compté sur leur appui pour pouvoir conserver Pise ; et par leur secours le roi n’aurait pu ravir cette ville aux Florentins : les moyens que l’on eût employés jusqu’à ce moment pour les maintenir dans l’obéissante auraient peut-être été suffisants ; et certainement on n’eut pas fait une épreuve plus funeste que celle des forteresses.

Je conclus que, pour le prince qui veut contenir ses États, les places fortes sont dangereuses ; que, pour maintenir les villes conquises, elles sont inutiles ; et il me suffit ici de l’autorité des Romains, qui, lorsqu’ils voulaient garder une ville avec violence, la démantelaient au lieu de l’entourer de remparts. Si, pour combattre mon opinion, on m’alléguait dans l’histoire ancienne l’exemple de Tarente, et de nos jours celui de Brescia, qui, au moyen de leurs citadelles, furent reprises sur les habitants révoltés, voici ce que je répondrais : Fabius Maximus ne fut envoyé qu’au bout d’un an avec son armée pour reconquérir Tarente : rien ne l’aurait empêché de s’en rendre maître quand même il n’y aurait pas eu de forteresse ; aussi, quoique Fabius se soit servi de ce moyen, il est certain que s’il n’eût point existé, il aurait su en trouver un autre dont le résultat n’eût pas été moins infaillible. Je ne puis concevoir la grande utilité d’une forteresse, lorsque pour recouvrer une ville il faut que l’on emploie à sa conquête une armée consulaire commandée par un Fabius Maximus. Que Rome fût parvenue à reprendre Tarente par tout autre moyen, nous en avons la preuve dans Capoue, où il n’existait pas de forteresses, et dont elle s’empara par la seule valeur de ses armes.

Mais venons à Brescia. Je dirai d’abord que l’on trouve rarement les circonstances que présente la révolte de cette ville, où la citadelle reste en notre pouvoir malgré le soulèvement des habitants, et où vous avez dans le voisinage une armée formidable, comme était celle des Français. En effet, monseigneur de Foix, qui se trouvait à Bologne avec l’armée du roi, qu’il commandait, ayant appris la perte de Brescia, se porta sur-le-champ de ce côté ; et, arrivé devant la ville au bout de trois jours, il la reprit par le moyen de la citadelle. Mais il fallut encore à cette citadelle la présence et d’un monseigneur de Foix et d’une armée française qui vint la secourir dans le court espace de trois jours.

Ainsi on ne peut opposer ce fait à ceux qu’invoque l’opinion contraire : car, dans les guerres de notre temps, nous avons vu, non-seulement en Lombardie, mais dans la Romagne, dans le royaume de Naples, et dans toutes les parties de l’Italie, une foule de forteresses prises et reprises avec la même facilité qu’on prenait et qu’on reprenait la campagne.

Quant aux places fortes établies pour se défendre des ennemis extérieurs, je soutiens qu’elles ne sont nécessaires ni aux peuples ni aux souverains qui ont de bonnes armées ; et qu’à ceux qui n’en possèdent pas elles n’offrent aucune utilité. Une bonne armée sans places fortes suffit pour vous défendre, tandis que sans armées les places fortes ne sont d’aucun secours.

Cette vérité est démontrée par l’expérience de ceux qui ont excellé dans la science du gouvernement ainsi que dans le reste, tels que les Romains et les Spartiates. On voit que si les Romains ne bâtissaient pas de forteresses, les Spartiates s’en abstenaient également, et ne permettaient même pas qu’on entourât leur ville de murailles, parce qu’ils ne voulaient d’autre rempart que le courage de leurs concitoyens ; aussi un Athénien ayant demandé à un Spartiate si les murailles d’Athènes lui paraissaient belles, il lui répondit : « Oui, si la ville était habitée par des femmes. »

Ainsi un prince, maître d’une bonne armée, et qui aurait sur les bords de la mer et sur les frontières de ses États quelque place forte capable, pendant plusieurs jours, de contenir l’ennemi jusqu’à ce qu’il fût entièrement en mesure, pourrait y trouver quelque avantage ; mais il n’y aura jamais nécessité. Les places fortes qu’un prince possède au cœur de ses États ou sur ses frontières, lui sont également nuisibles ou inutiles, s’il n’a pas une bonne armée : elles lui sont nuisibles parce qu’il les perd facilement, et qu’une fois perdues elles lui font la guerre ; si, au contraire, elles sont tellement fortes que l’ennemi ne puisse s’en emparer, ses armées les laissent en arrière, et elles sont ainsi paralysées : en effet, une armée qui n’éprouve point une vigoureuse résistance pénètre jusqu’au cœur du pays ennemi sans se soucier des places fortes qu’elle laisse derrière elle, comme on le voit dans l’histoire ancienne, et comme l’a fait voir de nos jours Francesco Maria, qui, récemment encore, pour attaquer Urbain, laissa derrière lui dix villes ennemies sans s’en mettre en peine.

Un prince qui peut agir avec une bonne armée n’a donc pas besoin de places fortes ; et celui qui n’a pas de troupes ne doit point bâtir de forteresses : il peut bien fortifier la ville qu’il habite, la munir de tout ce qui est nécessaire à sa défense, et disposer tellement de la volonté des citoyens, qu’il soit en état de soutenir l’attaque de ses ennemis assez longtemps pour pouvoir ou traiter ou être secouru du dehors. Tous les autres moyens sont onéreux en temps de paix, et inutiles en temps de guerre.

Si donc on examine tout ce que je viens de dire, on verra que les Romains ne furent pas moins sages dans le jugement qu’ils rendirent envers les Latins et les Privernates, que dans toutes leurs autres actions ; car, sans songer à élever des citadelles, ils crurent qu’ils pouvaient s’assurer de ces peuples par des moyens plus sages et plus généreux.


CHAPITRE XXV.


Vouloir profiter de la désunion qui règne dans une ville pour s’en emparer est un parti souvent nuisible.


La mésintelligence qui existait dans la république romaine entre le peuple et la noblesse était tellement violente, que les Véïens, réunis aux Étrusques, crurent pouvoir profiter de cette désunion pour éteindre jusqu’au nom de Rome. Ayant rassemblé leur armée, ils ravagèrent le territoire de cette ville, et le sénat envoya contre eux Cn. Manlius et Marcus Fabius. Lorsque les deux armées furent en présence, les Véïens, par des attaques continuelles et des paroles offensantes, ne cessaient d’outrager les Romains : leur audace et leur insolence s’accrurent à un tel point, que ces derniers, oubliant leurs dissensions, se précipitèrent au combat et mirent les Véïens en fuite après les avoir vaincus.

On voit, comme je l’ai déjà dit, à quelles erreurs les hommes s’exposent dans la plupart des résolutions qu’ils embrassent, et combien de fois ils trouvent leur ruine là où ils avaient pensé trouver leur salut. Les Véïens avaient cru vaincre facilement les Romains, en profitant de leurs discordes ; et leur agression, en réconciliant les Romains, fut cause de leur perte ; car, dans la plupart des républiques, la discorde prend sa source dans l’oisiveté qu’enfante la paix ; et c’est la crainte de la guerre qui fait renaître la concorde. Si les Véïens avaient été moins imprudents, plus ils auraient vu Rome livrée à ses dissensions, plus ils en auraient écarté leurs armées, les laissant achever de se corrompre dans les délices de la paix.

Un des plus sûrs moyens est de chercher à gagner la confiance d’une ville qui est en proie aux dissensions, et de s’offrir comme arbitre entre les partis jusqu’au moment où ils prennent les armes. Lorsqu’ils sont armés, il faut encourager le parti le plus faible par quelques légers secours, suffisants pour l’exciter à faire la guerre et à se consumer lui-même, mais point assez considérables pour lui causer de l’ombrage et lui donner lieu de croire que vous voulez l’opprimer et l’asservir à votre puissance. Si vous vous conduisez avec sagesse dans cette circonstance, vous ne pouvez guère manquer d’atteindre le but que vous vous proposiez.

C’est en suivant cette politique que la ville de Pistoja, comme je l’ai dit ailleurs, et dans une occasion semblable, tomba en la puissance de la république de Florence. Les Florentins, profitant de ses dissensions, favorisaient tantôt un parti, tantôt l’autre, sans se déclarer ouvertement pour aucun : ils la réduisirent au point que, fatiguée de vivre au milieu de troubles perpétuels, elle se jeta spontanément dans les bras des Florentins.

La ville de Sienne n’a éprouvé de révolution dans son gouvernement que lorsque l’intervention des Florentins a été faible et rare ; lorsque leurs secours ont été nombreux et puissants, Sienne tout entière s’est réunie pour défendre son gouvernement.

Je veux ajouter un dernier exemple à tous ceux que j’ai déjà rapportés.

Philippe Visconti, duc de Milan, entreprit plusieurs fois de déclarer la guerre aux Florentins, dans l’espoir de profiter de leurs discordes, et jamais il n’obtint le moindre succès ; aussi disait-il, en se plaignant du résultat de ses entreprises, que « les folies des Florentins lui avaient inutilement coûté plus de deux millions d’or. »

Comme je l’ai dit plus haut, les Véïens et les Étrusques se laissèrent donc aveugler par une fausse opinion ; et une seule bataille suffit aux Romains pour les subjuguer. C’est ainsi que se tromperont tous ceux qui, à l’avenir, croiront opprimer un peuple par de semblables moyens et dans des circonstances pareilles.



CHAPITRE XXVI.


Le mépris et l’injure engendrent la haine contre ceux qui s’en servent, sans leur procurer aucun avantage.


Je suis persuadé qu’une des plus grandes preuves de sagesse que puissent donner les hommes est de s’abstenir de proférer contre qui que ce soit des paroles menaçantes ou injurieuses, parce que, loin d’affaiblir les forces d’un ennemi, la menace le fait tenir sur ses gardes, et que l’injure accroît la haine qu’il vous porte, et l’excite à chercher tous les moyens de vous nuire.

La conduite des Véïens, dont nous avons parlé dans le chapitre précédent, nous en fournit un exemple. Non contents des maux dont la guerre accablait les Romains, ils y ajoutèrent l’outrage et l’insulte, que tout sage capitaine devrait proscrire dans la bouche de ses soldats, attendu que leur effet est d’enflammer l’ennemi et de le porter à la vengeance ; et l’injure l’empêche d’autant moins de vous nuire, que c’est encore une arme que vous lui fournissez contre vous.

L’histoire d’Asie en offre un exemple remarquable. Gabas, général des Perses, assiégeait depuis longtemps Amide : fatigué des ennuis d’un aussi long siége, il avait résolu de s’éloigner, et il levait déjà son camp lorsque les assiégés, enorgueillis de leur victoire, se rassemblent sur les remparts, et, s’exhalant en injures, blâment et accusent l’ennemi, en lui reprochant sa faiblesse et sa lâcheté. Gabas, irrité, change soudain de résolution ; il pousse de nouveau le siége avec vigueur ; l’indignation qu’il ressent de son injure ajoute à son courage, et en peu de jours la ville est prise et ravagée.

Le même malheur accabla les Véïens, qui, non contents, comme je l’ai dit, de faire la guerre aux Romains, les poursuivaient encore par des paroles outrageantes ; ils venaient jusque sur les palissades du camp proférer contre eux des injures : les offenses les irritèrent plus encore que les armes ennemies ; ces mêmes soldats, qui d’abord ne faisaient la guerre qu’avec répugnance, contraignirent les consuls à donner le signal du combat, et les Véïens, comme les habitants d’Amide, portèrent la peine de leur orgueil.

Un général habile, l’administrateur éclairé d’une république, doivent empêcher, par-dessus tout, les citoyens ou les soldats de s’injurier entre eux ou d’injurier même leurs ennemis ; car si l’injure atteint les ennemis, il en résulte les inconvénients dont nous venons de parler ; si elle blesse les citoyens entre eux, elle peut enfanter de plus grands maux encore, si l’on n’y remédiait sur-le-champ, comme les hommes sages se sont toujours efforcés d’y remédier.

Les légions romaines qu’on avait laissées à Capoue conspirèrent contre les habitants de cette ville, ainsi que je le dirai ailleurs. Au milieu de ce complot éclata une sédition que Valerius Corvinus parvint à apaiser ; et parmi les conditions qui furent accordées à la révolte, on ordonna que les peines les plus graves fussent décernées contre ceux qui feraient jamais le moindre reproche aux soldats d’avoir fait partie des séditieux.

Tiberius Gracchus, dans la guerre contre Annibal, ayant été nommé capitaine d’un corps d’esclaves que les Romains avaient armés pour subvenir à la pénurie des hommes, prescrivit, parmi les premières mesures, de condamner à la peine capitale tous ceux qui oseraient reprocher à l’un d’entre eux d’avoir été esclave : tant les Romains, ainsi que je l’ai dit plus haut, regardaient comme dangereux le mépris qu’on témoigne pour les hommes, et la honte dont on les accable ! Car il n’est rien au monde qui les irrite davantage ou qui excite dans leur cœur un plus profond courroux que les reproches qu’on leur adresse sérieusement ou pour plaisanter : Nam facetiœ asperœ, quando nimium ex vero traxere, acrem sut memoriam relinquunt.



CHAPITRE XXVII.


Il doit suffire aux princes et aux gouvernements sages d’obtenir la victoire ; ceux qui veulent aller au delà y trouvent ordinairement leur perte.


Les paroles injurieuses qu’on profère contre un ennemi naissent le plus souvent de l’orgueil qu’inspire ou la victoire ou la fausse espérance de vaincre. Ce faux espoir porte non-seulement les hommes à se tromper dans leurs discours, mais même dans leurs désirs ; car, lorsque cet espoir s’insinue dans le cœur des hommes, il les pousse au delà du but, et leur fait perdre le plus souvent l’occasion d’obtenir un bien assuré, dans l’espérance d’en acquérir un plus grand, mais incertain. Comme c’est une matière qui mérite l’attention la plus sérieuse, et que la plupart des hommes se laissent entraîner par cette erreur, au grand détriment de l’État, j’ai cru devoir en exposer plus particulièrement les inconvénients, par des exemples tirés de l’histoire ancienne et de la moderne, le raisonnement ne pouvant avoir l’autorité toute-puissante des faits.

Annibal, après avoir mis les Romains en déroute à la bataille de Cannes, envoya sur-le-champ des députés à Carthage, pour y annoncer sa victoire et demander des secours. On disputa dans le sénat sur ce qu’il y avait à faire. Hannon, vieux et sage citoyen de Carthage, conseillait d’user du succès avec modération, en faisant la paix avec les Romains lorsque la victoire pouvait faire espérer des conditions avantageuses, et de ne pas attendre une défaite, parce que l’intention des Carthaginois devait être seulement de prouver aux Romains qu’ils étaient assez braves pour les combattre ; et que, puisqu’ils avaient été victorieux, il ne fallait pas s’exposer à perdre tout le fruit de leur triomphe dans l’espoir d’en obtenir un plus grand. On rejeta cet avis ; mais le sénat de Carthage en connut toute la sagesse quand il eut laissé perdre l’occasion.

Alexandre le Grand était maître de tout l’Orient. La république de Tyr, illustre et puissante à cette époque, et bâtie comme Venise au sein des mers, voyant la puissance du conquérant, envoya des ambassadeurs lui annoncer que les Tyriens consentaient à se soumettre, et à lui rendre l’obéissance qu’il exigerait d’eux ; mais qu’ils ne voulaient recevoir dans leurs murs ni lui ni ses armées : Alexandre indigné qu’une seule ville osât fermer ses portes à celui devant lequel toutes les cités de la terre les avaient ouvertes, chassa les députés de sa présence ; et, rejetant leur prière, il vint mettre le siége devant Tyr. La ville était située au milieu des eaux, et munie de vivres et de tout ce qui pouvait être nécessaire à sa défense. Au bout de quatre mois, Alexandre s’aperçut que cette ville enlevait plus de temps à sa gloire que n’en avaient exigé toutes ses autres conquêtes : il résolut alors de traiter avec elle, et de lui accorder ce qu’elle avait elle-même demandé. Mais les Tyriens, enorgueillis, refusèrent d’écouter ses propositions, et ils égorgèrent même celui qui était venu les leur apporter. La colère d’Alexandre monta à son comble ; et il poussa le siége avec tant d’opiniâtreté, qu’il emporta la ville et la ravagea, après en avoir livré tous les habitants à la mort et à l’esclavage.

En 1512, une armée espagnole pénétra sur le territoire de Florence pour rétablir les Médicis dans cette ville et y lever des contributions : des citoyens eux-mêmes avaient attiré les étrangers, en leur faisant espérer que, dès qu’ils seraient sur les terres de la république, on prendrait les armes en leur faveur ; mais, ayant pénétré dans la plaine, et voyant que personne ne venait à leur rencontre, et que, d’un autre côté, les vivres leur manquaient, ils cherchèrent à conclure un arrangement : le peuple florentin, rempli de jactance, rejeta leurs offres ; et ce refus lui fit perdre Prato et causa la ruine de l’État.

Ainsi donc, la plus grande erreur que puisse commettre un prince lorsqu’il est attaqué par un ennemi dont les forces sont de beaucoup supérieures aux siennes, est de refuser un accommodement, surtout lorsqu’il lui est offert ; car les conditions n’en seront jamais assez dures pour que celui qui les accepte n’y trouve quelque avantage, et qu’il ne puisse les regarder comme une sorte de victoire. Il devait suffire, en effet, aux habitants de Tyr qu’Alexandre acceptât les conditions qu’il avait d’abord refusées ; et c’était pour eux une assez grande victoire que d’avoir forcé, les armes à la main, un homme tel que lui à condescendre à leur volonté. Le peuple florentin devait également regarder comme un triomphe et se montrer satisfait, si les armées espagnoles consentaient à quelques-uns de ses désirs, sans accomplir de leur côté tous leurs projets ; car l’intention des Espagnols était de changer le gouvernement de Florence, de l’arracher à l’influence de la France, et d’en obtenir de l’argent. Quand de ces trois choses ils n’en eussent obtenu que deux, qui sont les deux dernières, et qu’il n’en fût resté qu’une au peuple, c’est-à-dire le maintien de son gouvernement, chacun y aurait trouvé quelque honneur et quelque satisfaction, le peuple ne devant guère s’inquiéter du reste tant qu’on laissait subsister l’État ; et quand même il aurait eu l’assurance d’une plus grande victoire, il était imprudent de vouloir s’exposer en quelque sorte aux caprices de la fortune, puisqu’il y allait de l’existence de la république, que jamais un homme prudent ne met en danger sans y être contraint par la nécessité.

Après un séjour de seize ans en Italie, où il s’était couvert de tant de gloire, Annibal, rappelé par les Carthaginois, pour venir secourir sa patrie, trouva Asdrubal et Syphax vaincus, le royaume de Numidie perdu, Carthage réduite à l’enceinte de ses murailles, et n’ayant plus d’autre refuge que lui seul et son armée : convaincu que c’était là sa dernière ressource, il ne voulut point l’exposer avant d’avoir tenté tous les autres moyens ; il ne rougit point de demander la paix, jugeant bien que s’il restait encore à sa patrie quelque espoir de salut, c’était de la paix, et non de la guerre, qu’elle devait l’attendre. Son attente ayant été trompée, il ne voulut pas que la crainte de succomber l’empêchât de combattre ; car il lui restait encore l’espoir de vaincre ou de succomber avec gloire.

Et si un général aussi brave et aussi expérimenté qu’Annibal, dont l’armée n’avait pas été entamée, chercha à faire la paix avant d’en venir aux mains, parce qu’il était convaincu qu’une défaite entraînerait l’esclavage de sa patrie, que doit faire un capitaine d’une valeur et d’une expérience moins consommées que la sienne ? Mais c’est une erreur commune à tous les hommes, de ne savoir pas mettre de bornes à leurs espérances : ils s’appuient sur elles sans bien mesurer tous leurs moyens, et ils sont entraînés dans l’abîme.



CHAPITRE XXVIII.


Combien il est dangereux pour un prince ou pour une république de ne point venger une injure faite soit au gouvernement, soit à un particulier.


On voit un exemple frappant des résolutions qu’inspire aux hommes une juste colère, dans ce qui arriva aux Romains lorsqu’ils envoyèrent les trois Fabius comme ambassadeurs auprès des Gaulois, qui étaient venus attaquer la Toscane, et en particulier Clusium.

Les habitants de cette ville avaient imploré le secours des Romains, et le sénat envoya des députés aux Gaulois pour leur signifier, au nom de la république, qu’ils eussent à s’abstenir de faire la guerre aux Toscans. Ces envoyés, plus propres à agir qu’à parler, se trouvaient encore sur les lieux lorsque les Gaulois livrèrent bataille aux Toscans : ils se mêlèrent dans les rangs de ceux-ci pour combattre les ennemis ; ils furent reconnus, et les Gaulois indignés tournèrent contre les Romains tout le courroux qu’ils avaient d’abord conçu contre les Toscans. Ce courroux devint plus profond encore lorsque leurs envoyés, s’étant plaints au sénat romain de l’offense qu’ils avaient reçue, et ayant demandé qu’on leur livrât les trois Fabius en réparation, virent non seulement leur demande rejetée, mais les coupables mêmes, loin d’être punis, nommés tribuns consulaires à la première assemblée des comices. Les Gaulois, en voyant combler d’honneurs ceux qui auraient dû être châtiés, s’imaginèrent qu’on n’en agissait ainsi que par mépris et pour leur faire honte : enflammés de colère et d’indignation, ils se jetèrent sur Rome et s’en rendirent maîtres, à l’exception du Capitole. C’est à l’oubli de la justice que les Romains durent attribuer ce désastre : leurs ambassadeurs avaient violé le droit des gens, et, quand il aurait fallu les punir, ils furent récompensés.

Il est donc essentiel de réfléchir combien une république ou un souverain doit être attentif à ne point commettre une pareille offense, soit envers tout un peuple, soit même envers un simple citoyen. Si un homme profondément outragé, ou par le peuple, ou par un particulier, n’obtient pas la réparation qu’exige sa vengeance, et qu’il vive sous un gouvernement populaire, il cherchera à satisfaire son ressentiment dans la ruine de son pays. S’il vit sous les lois d’un prince, et qu’il ait quelque fierté dans l’âme, il n’aura pas un instant de repos qu’il n’ait obtenu une vengeance éclatante, dût-il lui-même y trouver sa perte.

Je ne puis citer à l’appui de ce que j’avance un exemple plus beau et plus convaincant que celui de Philippe de Macédoine, père d’Alexandre. Il y avait à sa cour un jeune homme d’une famille noble et d’une rare beauté, nommé Pausanias ; Attale, un des plus intimes favoris de Philippe, en était épris, et le poursuivait sans cesse de ses sollicitations ; mais se voyant toujours rejeté, il résolut d’arracher par la ruse et la force ce qu’il sentait ne pouvoir obtenir par un autre moyen. Il donna un festin solennel où assistèrent Pausanias et une foule de grands : quand tous les convives furent échauffés par les mets et par le vin, il fit saisir Pausanias, et, l’ayant conduit dans un endroit écarté, il assouvit sur lui ses infâmes désirs ; et, par un raffinement d’injure, il le livra aux outrages d’une partie des autres convives. Pausanias se plaignait chaque jour de sa honte à Philippe, qui, après l’avoir longtemps bercé de l’espoir de la vengeance, loin de punir son injure, nomma Attale au gouvernement d’une des provinces de la Grèce. Pausanias, voyant son ennemi comblé d’honneurs au lieu d’être puni, tourna toute sa colère non contre celui qui l’avait outragé, mais contre Philippe, qui l’avait laissé sans vengeance ; et un jour que le roi célébrait en pompe les noces de sa fille avec Alexandre, roi d’Épire, et qu’il se rendait au temple pour les solenniser, Pausanias le poignarda au milieu des deux Alexandre, son gendre et son fils.

Cet exemple a beaucoup de ressemblance avec celui des Romains, et doit servir de leçon à ceux qui gouvernent. Il ne faut jamais faire si peu de cas d’un homme, que de croire qu’en ajoutant de nouvelles injures à celles qu’il a déjà reçues, cet homme ainsi outragé ne pense point à se venger, quelque péril qui le menace, et dût-il même y perdre la vie.



CHAPITRE XXIX.


La fortune aveugle les hommes lorsqu’elle ne veut pas qu’ils s’opposent à ses desseins.


Si l’on réfléchit attentivement à la manière dont se passent les événements de ce monde, on verra naître une foule d’accidents auxquels il semble que le ciel n’ait pas voulu que l’on pourvût. Et si ce que j’avance arriva à Rome, où régnait tant de grandeur d’âme, de religion et de sagesse, faudra-t-il s’étonner de le voir arriver plus souvent encore au sein d’une ville ou d’une province où l’on ne rencontre aucune de ces vertus ?

Comme cette observation prouve de la manière la plus évidente l’influence que le ciel conserve sur les événements humains, Tite-Live s’y arrête avec complaisance, et emploie les paroles les plus puissantes pour nous convaincre. « Le ciel, dit-il, voulant dans sa sagesse faire connaître sa puissance aux Romains, frappa d’abord d’aveuglement les Fabius que l’on envoya aux Gaulois comme ambassadeurs, et par leur conduite il attira sur Rome tout le poids de la guerre. ; il voulut ensuite que Rome, pour réprimer cette guerre, ne prît aucune mesure digne du peuple romain, et qu’un de ses premiers soins fût d’envoyer en exil à Ardée Camille, le seul appui qui lui restât au milieu de ses maux. Ensuite, lorsque les Gaulois s’approchèrent de Rome, ceux mêmes qui, pour arrêter l’invasion des Volsques et l’inimitié des autres peuples voisins, avaient tant de fois créé des dictateurs, négligèrent cette mesure à l’aspect des Gaulois. D’un autre côté, lorsqu’il fallut lever des soldats, ils semblèrent y mettre de la faiblesse, bien loin de déployer cette vigueur et cette activité qu’exigeaient les circonstances ; ils mirent tant de lenteur à prendre les armes, que c’est à peine s’ils purent joindre les Gaulois sur les bords de l’Allia, qui n’est éloignée de Rome que de deux milles ! C’est là que les tribuns assirent leur camp, négligeant les précautions les plus ordinaires, n’examinant point d’abord le terrain, et ne s’entourant ni de fossés ni de palissades ; n’usant enfin d’aucune des mesures dictées par la sagesse divine ou humaine. Dans les dispositions de la bataille, ils firent les rangs rares et faibles, de sorte que personne, ni capitaines, ni soldats, ne fit rien qui fût digne de la discipline romaine. Pas une seule goutte de sang ne fut versée, car l’armée entière prit la fuite avant d’avoir été attaquée ; la majeure partie chercha un asile à Véïes ; les autres se retirèrent vers Rome, et, sans oser rentrer dans leurs maisons, ils se réfugièrent dans le Capitole ; de sorte que le sénat, loin de songer à défendre Rome, n’en fit pas même fermer les portes. Une partie des sénateurs prirent également la fuite, et le reste suivit l’exemple de ceux qui s’étaient retirés dans le Capitole. Cependant ils adoptèrent, pour la défense de cette citadelle, quelques précautions qui se sentaient moins du désordre où Rome était plongée ; ils refusèrent d’y admettre les troupes inutiles, et y recueillirent tous les vivres qu’ils purent trouver, afin de pouvoir supporter un siége. Quant à la foule embarrassante des vieillards, des femmes et des enfants, le plus grand nombre chercha un refuge dans les villes du voisinage ; le reste demeura dans Rome, et devint la proie des Gaulois. Ainsi, quiconque aurait lu les grandes actions exécutées par les Romains tant d’années auparavant, et qui lirait ensuite l’histoire de ces temps, ne pourrait croire, en aucune manière, qu’il s’agit d’un seul et même peuple. »

Après que Tite-Live a terminé le tableau de tous ces désordres, il ajoute la réflexion suivante : Adeo obcœcat animas fortuna, cum vim suam ingruentem refringi non vult ; et rien n’est plus vrai que cette maxime.

Il en résulte qu’il ne faut ni trop louer ceux que couronne la prospérité, ni trop blâmer ceux que l’adversité accable. En effet, on verra que la plupart de ceux qui sont parvenus au faite des grandeurs, ou qui en sont tombés, ont été conduits par un chemin que le ciel leur a facilité, en leur donnant ou en leur ôtant l’occasion de pouvoir se comporter avec courage. Quand la fortune choisit un homme pour lui faire exécuter les grands desseins qu’elle a conçus, son choix s’arrête ordinairement sur un mortel d’un génie assez vaste et assez ferme pour apercevoir d’un coup d’œil toutes les occasions qu’elle lui offre. De la même manière, lorsqu’elle veut épouvanter le monde par une grande chute, elle confie les rênes de l’État à des insensés qui le poussent eux-mêmes à sa ruine. Et s’il se rencontre un homme capable de mettre obstacle à ses décrets, il devient bientôt sa victime, ou elle lui ravit la faculté de pouvoir opérer le moindre bien.

On voit évidemment par le texte que nous avons cité, que la fortune, pour consolider la puissance de Rome, et la conduire à ce haut degré de grandeur où elle parvint dans la suite, crut nécessaire de la châtier, comme je le développerai en détail au commencement du livre suivant, mais ne voulut pas entièrement la plonger dans l’abîme. Aussi la voit-on, dans cette circonstance, exiler Camille, mais épargner sa vie ; faire prendre Rome, mais non le Capitole ; obliger les Romains à oublier toutes les mesures nécessaires pour fortifier la ville, tandis que, pour préserver le Capitole, ils n’en négligent aucune. Elle voulait que Rome fût prise ; et la majeure partie de l’armée, mise en déroute aux bords de l’Allia, se retire dans Véïes : ainsi toutes les mesures que la capitale aurait pu prendre pour son salut se trouvent rompues. Mais, en réglant ainsi la destinée de Rome, elle prépare tout ce qui pouvait l’arracher aux mains de l’ennemi ; elle conduit une armée entière à Véïes, et place Camille dans Ardée ; de manière que, réunie sous un chef que n’avait déshonoré aucune défaite, et dont la réputation brillait sans mélange, elle pût reconquérir la patrie.

Je pourrais appuyer ce que je viens d’avancer de quelques exemples modernes ; mais comme ils me paraissent inutiles, celui que j’ai cité pouvant répondre à toutes les objections, je les laisserai de côté. Seulement je me contenterai d’affirmer de nouveau, d’après le spectacle qu’offrent toutes les histoires, que les hommes peuvent bien seconder la fortune, mais non s’opposer à ses décrets ; qu’elle leur permet d’ourdir ses trames, mais non d’en briser les fils. Aussi ne doivent-ils jamais désespérer ; car les décrets de la fortune sont toujours enveloppés d’un nuage ; elle dérobe sa marche dans des routes obliques et inconnues : ils doivent donc espérer sans cesse, et, dans cette espérance, ne point s’abandonner eux-mêmes, quels que soient leur sort et les maux qui les accablent.



CHAPITRE XXX.


Les républiques ou les princes dont la puissance est réelle n’achètent point des amis à prix d’argent, mais les acquièrent par leur courage et la réputation de leurs forces.


Les Romains étaient assiégés dans le Capitole ; et, quoiqu’ils attendissent le secours de Véïes et de Camille, contraints par la famine, ils entrèrent en négociation avec les Gaulois, et convinrent de leur donner une certaine quantité d’or pour rançon. En exécution de ce traité, ils s’occupaient déjà de peser l’or. Soudain Camille survient avec son armée ; ce fut, dit Tite-Live, un coup de la fortune, « qui ne voulait pas que les Romains pussent vivre rachetés au poids de l’or : » Ut Romani auro redempti non viverent.

Cet événement, déjà si remarquable en cette occasion, le devint encore davantage, puisque dans la suite il servit de règle de conduite à la république. On voit que jamais elle ne voulut d’une conquête que l’or pouvait lui procurer ; que jamais l’or ne lui servit à acquérir une paix qu’elle ne voulait devoir qu’à la force de ses armes. Je ne crois pas qu’aucune autre république ait tenu cette conduite. Parmi les signes auxquels on peut juger de la puissance d’un État, il suffit de voir la manière dont il vit avec ses voisins. Lorsqu’il se conduit de manière que, pour racheter son amitié, ses voisins se font ses tributaires, c’est un indice irrécusable de la puissance de cet État. Mais lorsque ces voisins, quoique plus faibles que lui, en tirent au contraire des tributs, il ne peut exister un plus grand signe de faiblesse.

Qu’on lise toutes les histoires romaines, et l'on verra que les Marseillais, les Éduens, les Rhodiens, Hiéron de Syracuse, les rois Eumènes et Massinissa, qui touchaient tous aux limites de l’empire romain, s’empressaient par leurs trésors de concourir à tous ses besoins, n’implorant de Rome d’autre récompense que d’en être défendus.

On verra, au contraire, dans tous les États faibles, à commencer par celui de Florence, dès les temps les plus reculés et à l’époque même de sa plus grande splendeur, qu’il n’y eut jamais le plus petit seigneur dans la Romagne auquel elle n’accordât quelque pension ; elle en accordait en outre aux villes de Pérouse, de Castello, et à tous ses autres voisins. Si cette cité avait eu des armes et du courage, il en eût été tout autrement ; car tous, pour obtenir sa protection, lui auraient prodigué leurs trésors ; et, loin de lui vendre leur amitié, ils auraient tâché d’acheter la sienne.

Ce n’est pas aux Florentins seulement que l’on peut reprocher cette lâcheté, mais aux Vénitiens et au roi de France, qui, malgré la force de ses États, vit tributaire des Suisses et du roi d’Angleterre. Tout provient de ce que ce monarque et les autres États que j’ai désignés ont désarmé leurs sujets et ont préféré jouir de la faculté actuelle de pouvoir à leur gré ruiner leur peuple, et fuir un danger bien plutôt imaginaire que réel, au lieu de suivre une conduite propre à consolider leur puissance et assurer à leurs États une éternelle félicité dans l’avenir. Si cet ordre apparent produit quelques moments de calme, il n’enfante, lorsque viennent les temps de calamité, que des désastres et une ruine irréparables.

Il serait trop long de compter combien de fois les Florentins, les Vénitiens et les Français se sont rachetés de la guerre à prix d’argent, et combien de fois ils sont descendus à une ignominie que les Romains n’ont été qu’une seule fois sur le point de subir. On ne finirait pas si l’on voulait nommer toutes les villes que les Vénitiens et les Florentins ont achetées ; politique désordonnée, et qui n’a fait que prouver qu’on ne saurait défendre avec le fer ce que l’on a conquis par le secours de l’or.

Tant que les Romains furent libres, ils déployèrent cette générosité dans toute leur conduite ; mais lorsqu’ils subirent le joug des empereurs, et que ces empereurs commencèrent à être de mauvais princes, et préférèrent l’ombre au soleil, eux-mêmes commencèrent également à se racheter à prix d’or, tantôt des Parthes, tantôt des Germains et des autres peuples limitrophes ; tel fut le principe de la ruine de ce puissant empire. C’est pour avoir désarmé le peuple que ces inconvénients prirent naissance. Il en résulte d’ailleurs un mal bien plus grave encore : c’est que plus l’ennemi se rapproche de vous, plus il découvre votre faiblesse ; car tout prince qui se conduit ainsi que je viens de le dire traite trop mal les sujets qui vivent au sein de son empire, pour pouvoir trouver des hommes disposés à repousser l’ennemi. Il s’ensuit que, pour l’écarter davantage, il soudoie les princes et les peuples qui sont voisins de ses États. De là vient encore que les États qui se trouvent dans cette situation font bien un peu de résistance sur la frontière ; mais dès que l’ennemi l’a franchie, il ne leur reste aucune ressource. Ils ne voient pas combien une telle conduite est contraire à une saine politique. C’est le cœur et les sources de la vie qu’il faut préserver, et non les extrémités du corps ; car on peut vivre sans ces dernières ; mais le cœur une fois attaqué, la mort est inévitable. Et ces États laissent le cœur à découvert et n’arment que les pieds et les mains.

On a vu de tout temps, et l’on voit encore chaque jour les maux qu’a causés à Florence cette fausse conduite. A peine une armée a-t-elle franchi la frontière, qu’elle pénètre sans obstacles jusqu’au cœur de la république, et que l’on ne trouve plus aucune ressource.

Les Vénitiens, il y a quelques années, nous en ont fourni une nouvelle preuve, et si la mer n’avait défendu leur ville, elle n’existerait plus aujourd’hui. Les Français ont subi moins de fois cette triste expérience, parce que ce royaume est si vaste qu’il a peu d’ennemis qui lui soient supérieurs. Néanmoins, lorsque les Anglais l’attaquèrent en 1513, la terreur fut générale ; car chacun était persuadé, et le roi lui-même, qu’une seule défaite était capable de lui enlever son royaume.

Il arrivait tout le contraire aux Romains ; plus l’ennemi se rapprochait de Rome, plus il trouvait cette ville en état de lui résister. La guerre d’Annibal en Italie en offre un exemple éclatant. Après la perte de trois grandes batailles et la mort de tant de généraux et de soldats, ce peuple put non-seulement résister à ses ennemis, mais même terminer la guerre à son avantage ; et tout cela pour avoir défendu le cœur de l’État, et attaché peu d’importance aux extrémités. Toutes les forces de l’État s’appuyaient, en effet, sur la population de Rome, sur le Latium, sur les autres contrées de l’Italie attachées à son alliance, et sur ses colonies ; c’est là qu’elle puisa autant d’armées qu’elle en eut besoin pour combattre et soumettre le monde entier. La question que le Carthaginois Hannon adressa aux députés qu’Annibal avait envoyés à Carthage après la bataille de Cannes prouve évidemment ce que j’avance. Ils venaient d’exposer en termes pompeux les victoires d’Annibal : « Quelque envoyé des Romains, leur dit Hannon, est-il venu demander la paix ? Les peuples du Latium ou quelques-unes des colonies romaines se sont-elles révoltées contre la ville mère ? » Les députés ayant répliqué qu’aucune de ces deux choses n’était arrivée, Hannon répondit : « Cette guerre en est donc encore au même point qu’à son début. »

On voit, et par ce discours et par ce que j’ai répété plusieurs fois ailleurs, l’énorme différence qui existe entre la conduite des républiques de nos jours et celles de l’antiquité. C’est à cette conduite qu’il faut attribuer les revers et les succès miraculeux qui frappent encore chaque jour nos yeux ; car là où les hommes sont lâches et faibles, la fortune se plaît à faire éclater son pouvoir ; et, comme elle est inconstante, on voit et l’on verra sans cesse les républiques et les royaumes devenir le jouet des révolutions, jusqu’à ce qu’il s’élève un homme tellement épris des belles institutions de l’antiquité, qu’il les remette en vigueur, et empêche ainsi la fortune de déployer, à chaque retour de soleil, toute l’étendue de sa puissance.


CHAPITRE XXXI.


Combien il est dangereux de se confier aux bannis.


Parmi les objets qui font la matière de ces discours, je ne crois pas hors de propos de dire quelques mots sur les dangers qu’il peut y avoir à mettre sa confiance en ceux qui ont été bannis de leur patrie, attendu qu’il se présente chaque jour des circonstances où les chefs de l’État doivent s’occuper d’affaires de ce genre. J’en citerai un exemple mémorable que Tite-Live rapporte dans son histoire, quoique cependant il y soit étranger.

Lorsque Alexandre le Grand passa avec son armée en Asie, Alexandre, roi d’Épire, son oncle et son beau-frère, vint en Italie, appelé par les exilés de Lucanie, qui lui avaient fait espérer qu’ils l’aideraient à se rendre maître de cette province. Séduit par leur promesse et par cette espérance, il passa en Italie ; mais il fut assassiné par ceux qui l’avaient appelé, parce que leurs concitoyens leur avaient promis de les laisser rentrer dans leur patrie s’ils lui étaient la vie.

Cela suffit pour faire voir combien sont vaines la foi et les promesses des bannis. Quant à leur foi, il faut songer que dès l’instant où ils pourront rentrer dans leur patrie par d’autres moyens que par vous, ils les emploieront de préférence, et vous abandonneront sans balancer, quelques promesses qu’ils vous aient faites d’abord. Quant à la vanité de leurs promesses et de leurs espérances, le désir qui les consume de retourner dans leurs anciennes demeures est si puissant, qu’ils regardent comme réelles la plupart des choses qu’ils imaginent, sans parler de celles qu’ils ont l’art d’y ajouter ; de manière qu’au milieu de ce qu’ils croient eux-mêmes, et de ce qu’ils veulent vous faire croire, ils vous enivrent de fausses espérances, sur lesquelles vous pensez pouvoir compter, mais vous ne faites que vous jeter dans de vaines dépenses, ou vous précipiter dans une entreprise qui n’aboutit qu’à votre ruine.

Je n’en voudrais pour preuve que le prince dont je viens de parler ; j’ajouterai cependant l’exemple de Thémistocle, qui, après avoir été déclaré rebelle contre sa patrie, alla chercher en Asie un refuge auprès de Darius[2] qu’il sut aveugler par des promesses si magnifiques s’il se décidait à attaquer la Grèce, que ce prince résolut de tenter cette entreprise. Mais Thémistocle, ne pouvant tenir ce qu’il avait promis, s’empoisonna lui-même, ou par honte, ou par crainte du supplice. Si un homme d’un aussi vaste génie que Thémistocle put tomber dans une semblable erreur, on doit croire que ceux-là commettront des erreurs plus graves encore, qui, n’ayant pas son génie et son courage, écouteront davantage leurs désirs ou leur passion.

Un prince doit donc ne rien précipiter et ne pas se jeter dans une entreprise sur les simples rapports d’un exilé ; car la plupart du temps il n’en sort qu’à sa honte ou à son détriment.

Comme il est également rare qu’on s’empare d’une ville par la ruse ou par les intelligences qu’on y entretient, je ne crois pas inutile d’en parler dans le chapitre suivant, et d’y rapporter les divers moyens que les Romains mettaient en usage pour se rendre maîtres des places ennemies.


CHAPITRE XXXII.


Des divers moyens qu’employaient les Romains pour s’emparer d’une ville.


Toutes les institutions des Romains étaient tournées à la guerre ; aussi la firent-ils toujours d’une manière avantageuse, par rapport et aux dépenses et à toutes les autres mesures nécessaires pour la bien conduire. De là vient qu’ils ont toujours évité de s’emparer d’une ville par un siége régulier : ils regardaient cette opération comme tellement dispendieuse et incommode, que les avantages qu’elle procurait n’égalaient jamais les peines qu’avait causées la conquête. Ils pensaient donc qu’il valait mieux employer tout autre moyen pour subjuguer une ville, que celui d’en faire le siége : aussi la longue suite de leurs guerres n’offre-t-elle que des exemples très-rares de siéges réguliers.

La manière dont ils s’emparaient d’une ville était de la prendre d’assaut ou par capitulation. Dans l’assaut, ils emportaient la place de vive force, ou en mêlant la ruse à la force. La force ouverte consistait à enlever une ville d’un seul coup, sans battre les murailles ; ce qu’ils appelaient aggredi urbem corona, parce qu’en effet leur armée entière l’environnait et l’attaquait de tous les côtés. Dans un grand nombre de circonstances, ils parvinrent, par une attaque soudaine, à se rendre maîtres d’une cité, quelque considérable qu’elle fût ; comme lorsque Scipion s’empara de Carthagène en Espagne. Quand l’assaut ne suffisait pas, ils tâchaient de renverser les murailles à coups de bélier et avec d’autres machines de guerre, ou bien ils creusaient une mine pour s’introduire dans la place ; et c’est de cette manière qu’ils s’emparèrent de Véïes : ou, pour être de niveau avec ceux qui défendaient les remparts, ils élevaient des tours de bois, ou faisaient des levées de terre qu’ils appuyaient aux murs extérieurs de la ville, pour parvenir eux-mêmes à la hauteur où ces murs s’élevaient.

De toutes ces diverses manières d’attaquer, la plus dangereuse pour les assiégés était de les assaillir à la fois sur tous les points, parce qu’il fallait munir de défenseurs chaque point menacé. Mais, ou ces derniers étaient trop peu nombreux pour suffire à tant d’assauts et se relever mutuellement, ou, s’ils l’étaient assez, il pouvait arriver que tous n’apportassent pas le même courage à la défense commune ; et, pour peu qu’ils cédassent d’un côté à la violence de l’attaque, ils étaient bientôt tous perdus.

Aussi cette méthode, comme je l’ai déjà dit, eut souvent le plus heureux succès. Mais lorsqu’elle ne réussissait pas à la première tentative, on en renouvelait rarement une seconde, parce qu’elle offrait de trop grands dangers aux soldats. En effet, l’armée, disséminée sur une vaste étendue de terrain, ne pouvait présenter qu’une faible défense lorsque les assiégés tentaient une sortie ; d’ailleurs elle introduisait le désordre parmi les troupes, et les fatiguait extraordinairement : aussi ne l’employaient-ils qu’une seule fois, et quand l’ennemi ne pouvait s’y attendre.

Lorsque les murs étaient renversés, on opposait, comme de nos jours, de nouveaux remparts aux assiégeants. Pour rendre les mines inutiles, on creusait une autre mine, au moyen de laquelle on s’opposait à l’ennemi ou par la force des armes, ou par mille autres moyens : l’un des plus usités était de remplir de plumes des tonneaux et d’y mettre le feu ; lorsqu’ils étaient tout en flammes, on les jetait dans la mine, et bientôt la fumée y répandait une infection qui empêchait l’ennemi de pénétrer. Si on les attaquait par le moyen des tours, les assiégés s’efforçaient de les renverser en les incendiant. Quant aux levées de terre, ils creusaient de leur côté, sous la muraille à laquelle elles s’appuyaient, et reportaient dans l’intérieur les terres qu’amoncelaient les assiégeants ; de sorte que ces terres, qu’on apportait de l’extérieur, étant retirées par ceux du dedans, la levée ne pouvait atteindre la hauteur des remparts.

Ces moyens d’emporter une ville de vive force ne peuvent se prolonger longtemps ; et il faut alors, ou lever son camp et chercher d’autres voies de terminer la guerre, en agissant comme Scipion, qui, à son arrivée en Afrique, ayant attaqué la ville d’Utique sans pouvoir réussir à l’emporter, leva le siége, et chercha à battre l’armée des Carthaginois ; ou il faut tenter un siége en forme, comme le firent les Romains à l’égard de Véïes, de Capoue, de Carthage, de Jérusalem et d’autres villes semblables, dont ils se rendirent maîtres par un siége régulier.

Quant aux villes dont la prise est le résultat d’un stratagème mêlé à la force, comme, par exemple, Palépolis, où les Romains entrèrent par le moyen des intelligences qu’ils avaient dans la place, quoique Rome et d’autres peuples aient souvent essayé ce genre d’attaque, il est rare que le succès ait couronné leurs tentatives : la raison en est que le moindre obstacle renverse tous vos desseins ; et ces obstacles naissent à chaque pas. En effet, ou le complot est découvert avant d’en venir au dénoûment, et il n’est jamais difficile de le découvrir, tant par la trahison de ceux qui en ont connaissance, que par la difficulté d’en ourdir la trame ; car il faut communiquer avec l’ennemi, et avoir des conférences avec ceux qu’il n’est permis d’entretenir que sous des prétextes plausibles.

Mais quand même la conjuration ne serait pas découverte tandis qu’on la trame, il survient mille obstacles au moment de l’exécution. Si l’on prévient le moment désigné, ou si on le laisse passer, tout est perdu : s’il s’élève un bruit imprévu, comme le cri des oies du Capitole, si l’on enfreint l’ordre accoutumé, la plus légère erreur, la faute la moins importante, suffisent pour renverser une entreprise.

Il faut y joindre les ténèbres de la nuit, qui ajoutent encore à la terreur de ceux qui s’abandonnent à ces périlleuses entreprises. La majeure partie des hommes qui s’y laissent entraîner, ne connaissant ni la nature du pays, ni la position des lieux où on les conduit, se troublent, se découragent, et se laissent abattre par l’accident le plus léger et le plus imprévu. La plus faible apparence suffit pour les mettre en fuite.

Jamais personne, dans ces expéditions nocturnes où la ruse se joint à l’audace, ne fut plus heureux qu’Aratus de Sicyone ; mais, autant il se montrait habile dans ces opérations, autant il était pusillanime dans celles qu’il fallait exécuter ouvertement et à la clarté du jour ; ce qu’il faut plutôt attribuer à un instinct secret, qu’à la facilité qu’elles semblent naturellement présenter. Aussi, voit-on que sur un grand nombre d’entreprises de ce genre que l’on tente, bien peu parviennent à l’exécution, et bien moins encore réussissent.

Quant à la manière de s’assurer des villes par capitulation, elles se rendent ou volontairement ou par force. Elles capitulent volontairement, ou parce qu’une nécessité étrangère les contraint à se jeter dans vos bras, comme fit Capoue avec les Romains ; ou parce qu’elles espèrent jouir d’un bon gouvernement, attirées par la douceur des lois sous lesquelles vivent ceux qui se sont volontairement réfugiés dans votre sein, comme en agirent les Rhodiens, les Marseillais et les autres villes qui se donnèrent au peuple romain.

A l’égard des capitulations obtenues par la force, ou elles sont le résultat d’un long siége, comme je l’ai dit précédemment, ou de la gêne qu’imposent à une cité des incursions, des déprédations continuelles, et une foule d’autres maux. De tous les moyens que nous avons indiqués, c’est de ce dernier que les Romains se servirent le plus fréquemment ; et ils employèrent plus de quatre cent cinquante années à fatiguer leurs voisins de défaites et de pillages, et à obtenir par les traités une réputation au-dessus de la leur, ainsi que j’ai déjà eu l’occasion de l’exposer. Et quoiqu’ils eussent tenté tous les moyens, c’est particulièrement sur ces derniers qu’ils s’appuyèrent sans cesse ; car ils échouèrent dans les autres ou n’y trouvèrent que des dangers. En effet, un long siége a contre lui la lenteur et la dépense ; un assaut est périlleux ; et les conjurations n’offrent qu’incertitude. Ils s’aperçurent que la défaite d’une armée ennemie les rendait maîtres en un jour de tout un empire, tandis qu’ils consumaient plusieurs années à former le siége d’une ville obstinée à se défendre.



CHAPITRE XXXIII.


Les Romains laissaient les généraux de leurs armées entièrement libres dans leurs opérations.


Lorsque l’on veut lire avec fruit l’histoire de Tite-Live, il faut étudier avec attention toutes les différentes manières de se conduire du peuple et du sénat romains. Parmi celles qui méritent une considération particulière, il faut voir quelle autorité ils confiaient à leurs consuls, à leurs dictateurs et aux autres chefs de l’armée, lorsqu’ils les envoyaient hors du territoire de la république. Dans ces circonstances, on leur accordait le pouvoir le plus étendu : le sénat ne se réservait que le droit d’entreprendre une nouvelle guerre et de sanctionner la paix ; tout le reste reposait sur la volonté et l’autorité du consul. Lorsque le sénat et le peuple avaient décrété une guerre, par exemple, contre les Latins, ils en confiaient sans restriction la conduite au consul, qui était le maître de livrer ou non une bataille, et d’attaquer telle ou telle ville, suivant qu’il le jugeait à propos.

Une foule d’exemples viennent à l’appui de cette assertion, mais particulièrement ce qui eut lieu dans une des guerres contre les Toscans. Le consul Fabius venait de vaincre les ennemis près de Sutrium ; et, projetant de passer la forêt Ciminia avec toute son armée pour pénétrer en Toscane, loin de prendre en cette circonstance l’avis du sénat, il négligea même de l’informer de son projet, quoiqu’il allât porter la guerre dans un pays nouveau, inconnu et hérissé d’obstacles. La résolution qu’adopta le sénat d’empêcher cette entreprise vient encore à l’appui de ce que j’avance. Il avait appris la victoire que venait de remporter Fabius ; et, craignant que le consul ne tentât de pénétrer en Toscane en traversant cette forêt, et jugeant qu’il serait bon de ne pas allumer une nouvelle guerre et de courir les dangers d’une telle entreprise, il envoya deux députés lui intimer l’ordre de ne point entrer en Toscane. Il y était déjà parvenu lorsqu’ils arrivèrent près de lui, et les ennemis avaient été battus de nouveau ; de manière que ces députés, qui étaient venus pour empêcher la guerre, retournèrent à Rome, annoncer les conquêtes et la gloire de Fabius.

Si l’on considère attentivement cette politique, on verra qu’elle était fondée sur une sagesse profonde. En effet, s’il avait fallu qu’un consul dirigeât les opérations de jour en jour, conformément aux ordres transmis par le sénat, il eût apporté dans sa conduite plus de négligence et de lenteur, parce qu’il aurait pensé que la gloire du succès ne lui appartenait pas tout entière, mais que le sénat pouvait en réclamer une partie, puisque ce n’était que d’après ses ordres qu’il en avait dirigé les opérations.

Le sénat se serait exposé, de son côté, à donner des conseils dans une affaire dont il n’avait pas connaissance ; et quoique ce corps fût composé de membres qui tous avaient une grande habitude de la guerre, cependant, comme ils ne se trouvaient pas sur les lieux, qu’ils ignoraient une infinité de particularités qu’il est nécessaire de connaître pour pouvoir donner de sages conseils, ils auraient commis, en ouvrant un avis, de nombreuses erreurs. Aussi voulaient-ils que le consul se dirigeât par ses propres lumières, et que toute la gloire lui appartint ; ils pensaient que l’amour dont il brûlerait pour cette gloire serait un frein suffisant pour le retenir et le contraindre à se bien comporter.

J’ai d’autant plus volontiers appuyé sur cette conduite, que les républiques de nos jours, telles que celles de Venise et de Florence, me paraissent en avoir adopté une toute différente. Si leurs généraux, leurs provéditeurs, leurs commissaires, veulent établir une simple batterie, il faut que le gouvernement en ait eu connaissance et l’ait autorisée : méthode tout aussi digne d’éloges que tant d’autres que suivent ces républiques, et dont la réunion les a conduites au point où nous les voyons actuellement.




LIVRE TROISIÈME.

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CHAPITRE PREMIER.


Pour qu’une religion et un État obtiennent une longue existence, ils doivent être souvent ramenés à leur principe.


C’est une vérité constante que l’existence de toutes les choses de ce monde a un terme. Mais celles-là seules remplissent toute la carrière que le ciel leur a généralement marquée, qui se maintiennent dans leur ensemble avec une telle régularité, qu’elles ne peuvent éprouver de changement, ou que, si elles en éprouvent, c’est plutôt pour leur bien que pour leur mal.

Comme je parle ici de corps composés, tels que les républiques ou les religions, il m’est démontré qu’il n’y a pour eux de salutaire que les changements qui les ramènent à leur principe. Ainsi les mieux constitués, ceux dont l’existence se prolonge davantage, sont ceux auxquels leurs institutions permettent de se renouveler le plus souvent, ou qui, par quelque accident heureux, étranger à ces institutions, peuvent parvenir à ce renouvellement.

Il est plus évident que le jour, que lorsque ces corps ne se renouvellent pas, ils ne peuvent durer. La marche à suivre pour parvenir à ce renouvellement est, comme je l’ai déjà dit, de les ramener à leur principe. Il existe en effet, dans le principe des religions, des républiques, des monarchies, une certaine vertu au moyen de laquelle elles peuvent ressaisir leur premier éclat et le premier moteur de leur accroissement. Et comme le progrès du temps altère nécessairement cette vertu, tout le corps succombe sans retour, s’il ne survient quelque événement heureux qui le reporte à ses commencements. Aussi ceux qui sont versés dans la science de la médecine disent-ils, en parlant du corps humain : Quod quotidie aggregatur aliquid, quod quandoque indiget curatione.

Ce retour d’une république vers son principe a lieu, ou par un accident extérieur, ou par une sagesse qui existe en elle.

Pour le premier cas, on voit qu’il était nécessaire que Rome tombât entre les mains des Gaulois pour reprendre son existence, et pour qu’en renaissant elle retrouvât pour ainsi dire une nouvelle vie et une nouvelle vigueur, et reprît l’observance de la religion et de la justice, qui commençaient à perdre de leur pureté. C’est ce que Tite-Live développe admirablement dans son histoire, où il fait voir que, lorsqu’on envoya l’armée romaine à la rencontre des Gaulois, et qu’on procéda à l’élection des tribuns consulaires, on négligea l’observation de toutes les cérémonies religieuses. C’est ainsi que, loin de punir les trois Fabius, qui, malgré le droit des gens, avaient combattu les Gaulois, on les nomma tribuns. D’où l’on peut aisément conclure que les autres sages institutions que l’on tenait de Romulus et de la prudence de ses successeurs étaient déjà moins respectées qu’il ne fallait pour conserver un gouvernement libre.

Ce désastre étranger était donc nécessaire pour remettre en vigueur toutes les institutions qui faisaient la force de l’État, et faire sentir au peuple qu’il est indispensable non-seulement de maintenir la religion et la justice, mais encore d’entourer d’estime les citoyens vertueux, et de faire plus de cas de leur vertu que de ces avantages trompeurs dont leurs grandes actions semblaient le frustrer.

C’est, en effet, ce que l’on vit arriver. A peine Rome eut été reprise, qu’on s’empressa de rétablir toutes les institutions du culte antique ; on punit les Fabius, qui avaient combattu contre le droit des gens, et l’on poussa si loin la reconnaissance pour les vertus et la magnanimité de Camille, que le sénat et le peuple, mettant de côté tout sentiment d’envie, remirent entre ses mains tout le fardeau de la république.

Il est donc nécessaire, comme je l’ai dit, que les hommes qui vivent réunis sous un gouvernement quelconque soient contraints de rentrer souvent en eux-mêmes, par la force des événements extérieurs, ou de ceux qui naissent dans son sein. Dans ce dernier cas, la réforme provient ou d’une loi qui oblige les membres de l’État à rendre un compte fréquent de leur conduite, ou d’un homme vertueux qui, né au milieu de ses concitoyens, les instruise d’exemple, et dont les nobles actions aient sur eux la même influence que les lois. L’ordre, dans une république, dépend donc ou de la sagesse d’un seul homme ou du pouvoir d’une institution. Dans ce dernier exemple, les institutions qui ramenèrent la république romaine à son principe furent l’établissement des tribuns du peuple, celui des censeurs, et toutes les lois que l’on porta contre l’ambition et l’orgueil des citoyens.

Ces réformes ont besoin de recevoir la vie des vertus d’un citoyen qui concoure avec courage à leur exécution, malgré la puissance de ceux qui outre-passent les lois. Parmi les châtiments mémorables de ce genre que Rome présente avant d’avoir été prise par les Gaulois, on remarque le supplice des fils de Brutus, la mort des décemvirs et celle de Spurius Mœlius ; après la prise de Rome, le supplice de Manlius Capitolinus, la condamnation du fils de Manlius Torquatus, le châtiment imposé par le consul Papirius Cursor à Fabius, son général de cavalerie ; et enfin l’accusation intentée contre les Scipion. Ces exemples, que leur sévérité rendait d’autant plus remarquables, rappelaient, toutes les fois qu’ils se présentaient, les citoyens à leurs institutions primitives. A mesure qu’ils se montrèrent plus rares, la corruption rencontra un champ plus vaste, et ils devinrent plus difficiles et plus dangereux. Aussi ne faudrait-il pas qu’il se passât plus de dix ans entre les jugements de cette nature, parce qu’au delà de ce terme les hommes changent d’habitudes et commencent à s’élever au-dessus des lois. S’il n’arrive pas un événement qui réveille la crainte du châtiment et qui rétablisse dans tous les cœurs l’épouvante qu’inspirait la loi, les coupables se multiplient au point qu’on ne peut désormais les punir sans danger.

Ceux qui ont gouverné la république de Florence depuis l’an 1434 jusqu’en 1494 disaient, à ce propos, qu’il était nécessaire de reprendre le gouvernement tous les cinq ans, si l’on voulait pouvoir le maintenir ; et ils appelaient reprendre le gouvernement, faire renaître dans l’âme des citoyens cette terreur et cette épouvante qu’ils avaient inspirées pour s’en emparer, en abattant tous ceux qui, selon les idées accréditées en ce moment parmi eux, n’avaient pas bien agi : parce qu’en effet, lorsque la mémoire de ces châtiments vient à s’éteindre, les hommes s’enhardissent à tenter des choses nouvelles et à se répandre en murmures. Il est nécessaire alors de prévenir ces maux, en ramenant l’État à son principe.

Ce retour d’une république à son principe naît encore des simples vertus d’un homme, et sans qu’aucune loi contraigne à y revenir : l’influence et l’exemple de ces vertus ont effectivement tant de force, que les hommes vertueux ne désirent rien tant que de l’imiter, et que les méchants mêmes rougiraient de paraître mener une vie opposée à la sienne. Ceux dont l’exemple eut particulièrement dans Rome cette heureuse influence sont les Heraclius Cocles, les Scevola, les Fabricius, les deux Decius, les Regulus, et tant d’autres dont la conduite rare et vertueuse produisit dans la république des effets presque aussi puissants que ceux qu’auraient pu obtenir les lois et les institutions antiques. Si les châtiments que nous avons rapportés, joints à l’exemple donné par de simples citoyens, s’étaient reproduits dans Rome au moins tous les dix ans, il en serait nécessairement résulté qu’elle ne se fût jamais corrompue. Mais à mesure que ces exemples commencèrent à devenir plus rares, la corruption s’étendit, et Marcus Regulus est le dernier modèle qu’elle offre à notre admiration. Quoique Rome ait vu naître depuis dans son sein les deux Caton, il y avait si loin d’eux au temps où vivait Regulus, la distance même qui les sépare l’un de l’autre était si grande, ils parurent tellement isolés au milieu de la corruption générale, que l’exemple de leurs vertus fut perdu pour leurs concitoyens. Le dernier Caton surtout, trouvant la république en grande partie corrompue, ne put, par son exemple, rendre ses concitoyens meilleurs. Mais j’en ai dit assez pour ce qui concerne les républiques.

Ces réformes ne sont pas moins nécessaires aux religions, et l’exemple de la nôtre en est une preuve convaincante. Si saint François et saint Dominique ne l’avaient rappelée à l’esprit de son institution, elle serait aujourd’hui entièrement éteinte ; mais, en remettant en vigueur la pauvreté et l’exemple du Christ, ils la réveillèrent dans l’esprit des hommes, où elle était déjà expirante ; et leurs règles nouvelles ont conservé un tel crédit, que la corruption des prélats et des chefs de la religion n’a pu causer sa ruine. En effet, par la pauvreté de leur vie, par l’influence que leur donnent sur le peuple la confession et la prédication, ils sont parvenus à lui persuader que c’est un péché de médire, même du mal, et un mérite de vivre sous l’obéissance de ses chefs, et qu’on doit laisser à Dieu le soin de châtier leurs fautes : d’où il suit qu’on voit les prélats s’abandonner le plus qu’ils peuvent à leurs penchants criminels, parce qu’ils ne craignent point un châtiment qui ne frappe pas leurs yeux, et auquel ils ne croient point. Cette réforme a donc régénéré la religion, et c’est elle qui la maintient encore.

Les monarchies ont également besoin de se renouveler et de rappeler leurs lois à l’esprit de leur institution. C’est surtout dans le royaume de France que l’on découvre l’effet salutaire que produit cette conduite, son gouvernement, plus que tout autre, étant soumis à l’empire des lois et des institutions. Ce sont ses parlements, et surtout celui de Paris, qui en sont les conservateurs et les gardiens. Les constitutions de l’État sont remises en vigueur toutes les fois qu’ils portent une sentence contre un des princes du royaume, et que leurs jugements atteignent le roi lui-même. S’ils ont pu se maintenir jusqu’à nos jours, c’est pour s’être constamment opposés avec courage aux prétentions de la noblesse ; mais s’ils en laissaient une seule impunie, et qu’elles vinssent à s’accroître, il en résulterait nécessairement, ou que les abus ne pourraient se corriger sans de grands désordres, ou que le royaume tomberait en ruine.

Il faut conclure de ce que je viens d’exposer que, dans tout ordre social quelconque, soit qu’il appartienne à une religion, à un royaume ou à une république, rien n’est plus nécessaire que de lui rendre cette prospérité qu’il avait dans son principe, et de faire en sorte qu’il la redoive, soit à l’excellence de ses lois, soit à l’exemple des citoyens vertueux, et non pas à l’emploi d’une force étrangère. Quoique ce moyen soit quelquefois excellent, comme le prouve l’exemple de Rome, il est tellement dangereux d’en faire usage, qu’il faut plutôt craindre que désirer de s’en servir. Au surplus, pour prouver combien l’exemple des simples citoyens contribua à la grandeur de Rome, et l’influence qu’il exerça sur la république, j’en ferai la matière des chapitres suivants ; et c’est sur ce sujet que roulera le troisième et dernier livre de ces réflexions sur la première décade de l’historien romain. Et, bien que les hauts faits de ses rois méritent d’être célébrés, néanmoins, comme les historiens les ont rapportés en détail, je les passerai sous silence, à l’exception de quelques faits particuliers opérés par eux dans leur intérêt personnel. Je commencerai par Brutus, le père de la liberté romaine.


CHAPITRE II.


Combien il y a de sagesse à feindre pour un temps la folie.


Jamais action éclatante ne mérita plus à son auteur la réputation d’homme sage et prudent, que ne la mérite Brutus par la simulation de sa folie. Et quoique Tite-Live ne donne d’autre motif de cette conduite que celui de pouvoir vivre avec sécurité et conserver l’héritage de ses pères, cependant si l’on considère attentivement la manière d’agir de Brutus, on est porté à croire qu’il dissimula ainsi pour échapper à l’observation, et saisir plus facilement le moment d’accabler les tyrans et de délivrer sa patrie, si cette occasion s’offrait jamais à lui. On est convaincu que telle était sa pensée, lorsque l’on considère d’abord la manière dont il interprète l’oracle d’Apollon, en feignant de se laisser tomber pour baiser la terre, dans l’espoir que cette action rendrait les dieux favorables à ses desseins ; lorsqu’ensuite on le voit près du cadavre de Lucrèce, environné du père, du mari et de tous les parents de cette infortunée, retirer le premier le poignard de sa blessure, et faire jurer à tous ceux qui l’entouraient de ne jamais souffrir qu’à l’avenir il y eût aucun roi dans Rome.

L’exemple d’un tel homme doit apprendre à tous ceux qui sont mécontents d’un prince qu’ils doivent longtemps mesurer et peser leurs forces. S’ils sont assez puissants pour se montrer hautement ses ennemis et lui déclarer une guerre ouverte, qu’ils se précipitent sans hésiter dans cette route : c’est la moins périlleuse et la plus honorable. Mais si leurs forces sont insuffisantes pour l’attaquer ouvertement, qu’ils emploient toute leur industrie à gagner son amitié, qu’ils ne négligent aucun des moyens qu’ils jugeront nécessaires pour parvenir à leur but ; qu’ils partagent tous ses plaisirs ; qu’ils se délectent de toutes les voluptés dans lesquelles ils le voient se plonger. Cette intimité assure d’abord la tranquillité de votre vie ; vous jouissez sans danger de la bonne fortune que goûte le prince lui-même, et chaque instant vous donne l’occasion de satisfaire les desseins que votre cœur a conçus.

On dit, il est vrai, qu’il ne faut jamais être si près des princes que leur ruine vous accable, ni si éloigné que, lorsqu’ils sont renversés, vous ne puissiez soudain vous élever sur leurs débris. Sans doute un terme moyen serait le parti le plus sage, si l'on pouvait le suivre sans dévier ; mais, comme je crois impossible d’y réussir, il faut nécessairement embrasser l’un des deux partis que j’ai indiqués, c’est-à-dire s’éloigner des princes ou se serrer près d’eux. Quiconque en agit autrement, et se fait remarquer par ses grandes qualités, vit dans des alarmes continuelles. Il ne suffit pas de dire : Je ne suis agité d’aucune ambition, je ne désire ni honneurs ni richesses, je cherche une vie paisible et exempte d’intrigue : on ferme l’oreille à ces excuses ; les hommes d’ailleurs sont esclaves de leur rang ; ils n’ont pas le choix de leur existence ; et quand même ce choix serait sincère et sans mélange d’ambition, on refuserait de les croire. Veulent-ils devoir leur tranquillité à eux-mêmes, ils verront tout ce qui les entoure s’efforcer de la troubler.

Il convient donc, comme Brutus, de contrefaire l’insensé. Et n’est-ce point embrasser un semblable parti, que d’approuver, de dire, de voir et de faire une foule de choses contraires à votre pensée, et dans la seule vue de complaire à un prince ?

Puisque j’ai parlé de la prudence que montra ce grand homme pour rendre la liberté à sa patrie, je vais parler maintenant de la sévérité qu’il déploya pour la conserver.



CHAPITRE III.


Combien il est nécessaire, pour consolider une liberté qu’on vient d’acquérir, d’immoler les fils de Brutus.


La sévérité que déploya Brutus pour consolider dans Rome la liberté qu’il venait de lui acquérir ne fut pas moins utile que nécessaire. La mémoire des temps passés a conservé peu d’exemples d’un père siégeant comme juge dans son tribunal, et qui non-seulement condamne ses fils à mort, mais assiste encore à leur supplice.

Ceux qui auront fait une lecture attentive des événements de l’antiquité demeureront convaincus d’une vérité : c’est que, lorsqu’un État éprouve une révolution, soit qu’une république devienne tyrannie, soit qu’une tyrannie se change en république, il est nécessaire qu’un exemple terrible épouvante les ennemis du nouvel ordre de choses. Celui qui s’empare de la tyrannie et laisse vivre Brutus, celui qui fonde un État libre et n’immole pas les fils de Brutus, doit s’attendre à une chute prochaine.

Comme j’ai déjà traité ce sujet fort au long, je renvoie à ce que j’en ai dit plus haut. Je citerai seulement un exemple arrivé de nos jours, et l’un des plus mémorables de notre histoire. Il s’agit de Pierre Soderini, qui s’imagina pouvoir surmonter, par sa douceur et sa longanimité, cette soif qu’avaient les fils de Brutus de retourner sous l’ancien gouvernement ; mais il se trompa dans ses vues. Sa sagesse lui avait fait sentir la nécessité d’un parti extrême ; et quoique la fortune et l’ambition de ses adversaires lui donnassent chaque jour un prétexte plausible de se défaire d’eux, il n’eut jamais le courage d’en venir à cette extrémité : outre qu’il était convaincu de pouvoir, par la douceur et la patience, étouffer tous les germes de haine en accablant ses ennemis de bienfaits, il croyait, et il en fit plusieurs fois confidence à ses amis, que, s’il voulait établir d’une manière solide ses institutions et renverser ses ennemis, il avait besoin de s’emparer d’une autorité extraordinaire, et d’introduire des lois en opposition avec l’égalité civile ; ce qui, lors même qu’il n’eût point usé de son pouvoir d’une manière tyrannique, eût tellement effrayé l’universalité des citoyens, qu’ils n’eussent jamais concouru, après sa mort, à l’établissement d’un gonfalonier à vie, institution qu’il croyait au contraire utile de renforcer.

Ce scrupule était bon et sage ; néanmoins, on ne doit jamais laisser le mal suivre son cours, sous prétexte de respecter le bien, surtout lorsque ce bien peut être facilement étouffé par le mal. Soderini devait penser qu’on jugerait ses œuvres et son intention par le succès, et que, s’il avait le bonheur d’être favorisé par la fortune et de vivre, chacun alors pourrait attester que tout ce qu’il avait fait avait eu pour but le salut de la patrie et non sa propre ambition. Il pouvait établir les choses de manière que son successeur ne pût tirer un mauvais parti des institutions qu’il aurait établies pour le salut de la patrie. Mais il fut aveuglé par sa première opinion, et il ne voulut pas voir que la méchanceté des hommes n’est ni vaincue par le temps ni adoucie par aucun bienfait ; en sorte que, pour n’avoir pas su imiter Brutus, il perdit tout à la fois sa patrie, son pouvoir et sa réputation.

Mais, s’il est difficile de sauver un État libre, il ne l’est pas moins de veiller au salut d’une monarchie. C’est ce que je ferai voir dans le chapitre suivant.


CHAPITRE IV,


Un prince ne peut vivre en sécurité sur son trône tant que vivent encore ceux qu’il en a dépouillés.


La mort que Tarquin l’Ancien reçut des fils d’Ancus, et celle de Servius Tullius, assassiné par Tarquin le Superbe, démontrent combien il est difficile et dangereux de dépouiller un prince du trône et de le laisser vivre, quoiqu’on s’efforce de le gagner en l’accablant de bienfaits. On voit combien Tarquin l’Ancien fut trompé en croyant posséder légitimement un trône qui lui avait été donné par le suffrage du peuple, et que le sénat avait confirmé. Il ne put soupçonner que le ressentiment eût assez d’empire sur les fils d’Ancus pour qu’ils ne pussent se contenter de ce qui contentait Rome entière.

Servius Tullius se trompa de même en croyant gagner les fils de Tarquin par de nouveaux bienfaits.

De sorte que le premier exemple peut apprendre aux princes qu’ils ne doivent point espérer de vivre tranquilles dans leurs États, tant qu’existeront ceux qu’ils en ont dépouillés.

Quant au dernier, il doit sans cesse rappeler aux puissants qu’une injure ancienne ne fut jamais effacée par un bienfait récent, surtout lorsque le bienfait est moins grand que l’offense.

Il n’est pas douteux que Servius Tullius montra peu de prudence lorsqu’il crut que les fils de Tarquin supporteraient patiemment de n’être que les gendres de celui dont ils pensaient devoir être les rois. Et cette soif de régner est telle, qu’elle s’allume dans le cœur non-seulement de ceux qu’attend le trône, mais de ceux mêmes qui ne pouvaient l’espérer. C’est ainsi que la femme de Tarquin le Jeune, la propre fille de Servius, dévorée de cette rage, et foulant aux pieds toute tendresse filiale, excita son mari à ravir à son père et le trône et la vie, tant elle attachait plus de prix à être reine que fille d’un roi !

Mais si Tarquin l’Ancien et Servius Tullius perdirent leur couronne pour n’avoir pas su s’assurer de ceux auxquels ils l’avaient ravie, Tarquin le Superbe se la vit enlever pour n’avoir point observé les lois établies par les anciens rois, comme nous le dirons dans le chapitre suivant.


CHAPITRE V.


Ce qui fait perdre un royaume à un roi héréditaire.


Tarquin le Superbe, après avoir assassiné Servius Tullius, auquel il ne restait point d’héritiers, jouissait tranquillement du trône, et ne craignait aucun des accidents dont ses prédécesseurs avaient été victimes. Et quoique la manière dont il était monté sur le trône fût aussi horrible qu’illégitime, néanmoins, s’il eût observé les lois établies anciennement par les autres rois, il aurait été supporté, et n’aurait excité ni le sénat ni le peuple à s’armer contre lui pour lui arracher la couronne.

Il ne fut donc pas chassé parce que son fils Sextus avait déshonoré Lucrèce, mais pour avoir brisé le lien de toutes les lois, et gouverné despotiquement l’État, en enlevant au sénat toute son autorité pour la retenir dans ses mains. Ainsi toutes les affaires que le sénat romain traitait à sa satisfaction sur la place publique, il les attira à lui seul dans son propre palais, au grand regret des sénateurs, jaloux de leurs priviléges ; de sorte qu’en peu de temps il dépouilla Rome de toutes les libertés qu’elle avait su conserver sous ses autres rois. Il ne se contenta pas de s’aliéner les patriciens, il excita encore le peuple contre lui, en le fatiguant de travaux manuels entièrement étrangers à ceux auxquels l’avaient employé ses prédécesseurs : tellement que les exemples de cruauté et d’orgueil dont il avait rempli Rome avaient déjà disposé tous les esprits à saisir la première occasion favorable de se soulever contre lui ; et si l’affront fait à Lucrèce n’avait point eu lieu, le premier événement qui serait survenu aurait enfanté des résultats semblables. Mais si Tarquin avait suivi la même conduite que les autres rois, et que Sextus eût commis le même crime, c’est à Tarquin lui-même, et non au peuple romain, que Brutus et Collatin se seraient adressés pour demander vengeance contre le coupable.

Que les princes soient donc convaincus que leur empire commence à leur échapper à l’instant même où ils commencent à fouler aux pieds les lois et les coutumes antiques sous lesquelles les hommes étaient depuis longtemps habitués à vivre. Si, lorsqu’ils ont perdu leur couronne, ils pouvaient devenir assez sages pour connaître combien il est facile de conduire un empire quand on n’écoute que de bonnes résolutions, les regrets de leur perte en seraient bien plus vifs, et ils se condamneraient à des peines bien plus cruelles que celles que leurs sujets leur auraient infligées ; car il est bien plus aisé d’être chéri des bons que des méchants, et d’obéir aux lois que de vouloir leur commander. S’ils désirent savoir quelle marche ils ont à suivre pour parvenir à ce but, ils n’ont d’autre fatigue à endurer que celle de prendre pour miroir de leur conduite la vie des grands hommes, tels que Timoléon de Corinthe, Aratus de Sycione, et autres semblables : ils trouveront dans leur histoire qu’il y a autant de bonheur et de sécurité pour celui qui commande que pour celui qui obéit ; ce qui devrait faire naître dans leur cœur le désir de les imiter ; imitation qui, je l’ai déjà dit, ne leur serait nullement difficile, attendu que les hommes, lorsqu’ils sont bien gouvernés, ne veulent ni ne poursuivent une plus grande liberté. C’est ce qui arriva aux peuples gouvernés par les deux grands hommes que je viens de citer, qui, tant qu’ils vécurent, furent contraints de commander à leurs concitoyens, quoique plusieurs fois ils eussent tenté de retourner à la vie privée.

Comme, dans ce chapitre et les deux précédents, nous avons parlé des soulèvements excités contre des princes, ainsi que de la conjuration tramée contre la patrie par les fils de Brutus, et des complots formés contre Tarquin l’Ancien et Servius Tullius, je crois à propos de traiter à fond cette matière dans le chapitre suivant, car elle est digne de toute l’attention des princes et des sujets.


CHAPITRE VI.


Des conjurations.


Je n’ai pas cru devoir m’abstenir de parler des conjurations, tant elles présentent de dangers pour les princes et pour les particuliers : elles ont privé plus de princes de la couronne et de la vie qu’une guerre ouverte, parce qu’il est peu d’hommes qui puissent déclarer la guerre à un prince, tandis qu’il est au pouvoir de chacun de conspirer contre lui,

D’un autre côté, les simples particuliers ne sauraient se jeter dans une entreprise plus dangereuse et plus téméraire, parce qu’elle n’offre de toutes parts que périls et difficultés ; aussi arrive-t-il que l’on en tente un grand nombre, et que bien peu offrent le résultat que l’on en espérait.

Afin donc d’apprendre aux princes à se garantir de ces dangers, et aux peuples à s’y engager moins témérairement, et à se résoudre à obéir au gouvernement sous lequel le sort les a placés, je veux traiter ce sujet avec étendue, et je ne passerai sous silence aucune des circonstances remarquables qui pourraient servir à éclairer les uns et les autres.

C’est vraiment une maxime d’or, que celle où Tacite dit : « Que les hommes doivent respecter le passé, se soumettre au présent, désirer de bons princes, et les supporter tels qu’ils sont. » Se conduire autrement, c’est le plus souvent travailler à sa ruine et à celle de la patrie.

Pour entrer en matière, nous devons considérer d’abord contre qui on dirige ordinairement les conjurations ; et nous verrons que c’est ou contre la patrie ou contre un prince. Je ne parlerai maintenant que de ces deux espèces de conspirations ; je me suis assez étendu précédemment sur les complots formés pour livrer une ville aux ennemis qui l’assiégent, et sur ceux qui y ressemblent par quelques circonstances.

Je traiterai dans cette première partie de celles qui sont dirigées contre un prince, et j’examinerai d’abord quelles en sont ordinairement les causes. Elles sont nombreuses ; mais il en est une entre autres de la plus grande importance : c’est la haine générale. En effet, lorsqu’une haine universelle environne le prince, faut-il s’étonner si quelques citoyens qu’il aura plus offensés que les autres nourrissent dans leur cœur le désir de la vengeance, et si ce sentiment acquiert chaque jour de nouvelles forces par cette aversion générale dont ils le voient poursuivi ?

Un prince doit donc éviter ce fardeau de la haine ; et comme j’ai traité ailleurs la manière dont il peut y parvenir, je n’en parlerai point ici. S’il parvient donc à s’en garantir, il sera moins exposé aux coups d’un sujet offensé : d’abord, parce qu’il est rare qu’un homme ressente assez profondément une injure pour s’exposer à un péril si manifeste dans la seule vue de se venger ; et ensuite, parce que s’il s’en rencontrait un qui eût le pouvoir et le courage d’exécuter son dessein, il serait retenu par cette affection générale dont il verrait que le prince est l’objet.

On est outragé dans ses biens, dans sa personne, dans son honneur. Si l’outrage atteint la personne, la menace en est plus dangereuse que l’effet : car la menace seule offre de grands périls ; l’effet n’en présente aucun. Celui que l’on tue ne songe plus à se venger, et le plus souvent ceux qui lui survivent en laissent la pensée à celui qui n’est plus : mais celui qu’on menace et qui se voit pressé par la nécessité, ou d’agir, ou de souffrir, devient, comme nous dirons particulièrement ailleurs, un homme extrêmement dangereux pour le prince.

Après cette nécessité, ce sont les outrages faits à leurs richesses et à leur honneur qui blessent le plus profondément les hommes. Un prince doit surtout éviter de les commettre : il ne peut tellement dépouiller un homme de ses biens, qu’il ne lui reste un poignard pour se venger ; il ne peut tellement le déshonorer, qu’il ne lui reste une âme acharnée à la vengeance. De toutes les manières de flétrir l’honneur d’un homme, la plus sensible est d’abord l’outrage fait à sa femme, et ensuite le mépris qu’on a pour lui-même : c’est là ce qui arma Pausanias contre Philippe de Macédoine ; ce qui dirigea le fer contre tant de princes ; et, de nos jours, Giulio Belanti ne conjura contre Pandolfo, tyran de Sienne, que parce que ce prince, après lui avoir donné sa fille en mariage, la lui reprit, ainsi que nous le dirons ailleurs.

Le motif le plus puissant qui excita les Pazzi à conspirer contre les Médicis fut l’héritage de Jean Bonromei, qui leur fut enlevé par ordre de ces derniers.

Une autre cause non moins importante, qui engage les hommes à conspirer contre un prince, est le désir de briser le joug sous lequel il fait gémir la patrie : c’est là ce qui arma Brutus et Cassius contre César ; c’est ce qui mit le poignard à la main de tant de citoyens généreux contre les Phalaris, les Denys, et tant d’usurpateurs de leur patrie.

Le seul moyen qui reste aux tyrans pour détourner le cours de cette haine, c’est de déposer la tyrannie ; et, comme il n’en est aucun qui veuille embrasser ce parti, il y en a peu qui n’éprouvent une fin malheureuse ; ce qui a donné lieu à ces vers de Juvénal :


Ad generum Cereris sine cæde et vulnere pauci
Descendunt reges, et sicca morte tyranni.

__ ____ ___ ___ __ ___ ___Sat. X, v. 112, 115.


Les périls que portent avec elles les conjurations sont, comme je l’ai déjà dit, d’autant plus grands qu’ils sont de tous les instants ; car dans ces entreprises on court des dangers, lorsqu’on les trame, lorsqu’on les exécute, et après même qu’elles sont terminées. Ou c’est un seul homme qui conspire, ou les conjurés sont plusieurs : lorsqu’il est seul, on ne peut pas dire que ce soit une conjuration ; ce n’est que la ferme résolution née dans un homme unique de poignarder le prince : des trois périls auxquels on s’expose en conspirant, il n’a point à craindre le premier ; car avant l’exécution il ne court aucun danger, puisque personne que lui ne possède son secret, et qu’il ne redoute point que son projet vienne frapper jamais les oreilles du prince. Cette résolution bien conçue peut tomber dans l’esprit du premier individu venu, grand, petit, noble, non noble, familier ou non familier du prince, puisqu’il est possible à chacun de lui parler au moins une fois ; et celui à qui cette facilité est permise une seule fois peut en profiter pour assouvir sa vengeance. Pausanias, dont j’ai déjà parlé ailleurs, poignarda Philippe de Macédoine tandis qu’il allait au temple, environné d’une garde nombreuse, et placé entre son fils et son gendre ; mais l’assassin était noble, et connu du prince. Un Espagnol, pauvre et de basse extraction, frappa Ferdinand, roi d’Espagne, d’un coup de couteau à la gorge : la blessure ne fut pas mortelle ; mais elle prouve du moins qu’il eut la hardiesse et la commodité de frapper. Un derviche, espèce de prêtre turc, tira un cimeterre contre Bajazet, père du Grand Seigneur actuel : il ne l’atteignit point ; mais ce ne fut ni l’intention ni la possibilité qui lui manquèrent. Il existe sans doute un assez grand nombre d’esprits de cette trempe qui ont l’intention d’agir, parce qu’il n’y a dans l’intention ni difficulté ni péril ; mais peu en viennent au dénoûment. Sur mille qui exécutent, il en est bien peu, si même il en est un, qui ne soient massacrés sur le fait. C’est ce qui fait que personne ne court volontiers à une mort certaine.

Mais laissons de côté ces projets conçus par un seul homme, et venons aux conjurations formées par plusieurs. L’histoire nous prouve, par une foule d’exemples, que toutes les conjurations ont été conçues par des grands ou des courtisans admis dans l’intimité du prince, parce que les autres, à moins d’être entièrement insensés, ne peuvent former de complot : des hommes sans pouvoir, et non admis dans l’intérieur du prince, n’ont aucune des espérances ni des facilités qu’exige l’exécution d’une conjuration. D’abord des hommes sans pouvoir ne peuvent s’assurer de la foi de leurs complices, personne ne voulant embrasser leur parti sans être appuyé d’une de ces grandes espérances qui font que les hommes se précipitent au milieu des périls ; de sorte que, dès qu’ils se sont confiés à plus de deux ou trois personnes, ils trouvent bientôt l’accusateur, et échouent. Mais quand ils seraient assez heureux pour n’avoir point de traîtres parmi eux, ils sont environnés, pour en venir au fait, de tant d’obstacles, l’accès auprès du prince leur est si difficile, qu’il est impossible que l’exécution ne cause pas leur perte ; et quand les courtisans, à qui toutes les entrées sont ouvertes, succombent sous les difficultés dont nous parlerons plus bas, il est clair que ces difficultés ne feront que s’accroître pour les autres.

Cependant les hommes, quand il y va de leur vie et de leur fortune, ne sont pas entièrement insensés ; aussi, se voient-ils trop faibles, ils se gardent de conspirer ; ils se contentent de maudire le tyran, et attendent la vengeance de ceux que leur pouvoir et leur rang élèvent au-dessus d’eux. Si cependant il arrivait que quelque homme de cette espèce eût formé une pareille entreprise, il faudrait louer son intention si l’on était forcé de blâmer sa prudence.

On voit donc que tous ceux qui ont conspiré étaient des hommes puissants dans la familiarité du prince ; et, parmi cette foule de conjurés, les uns ont été excités autant par de trop grands bienfaits que par de trop cruels outrages. Tels furent Perennius contre Commode, Plautianus contre Sévère, Séjan contre Tibère. Tous avaient été comblés, par leurs maîtres, de tant de richesses, d’honneurs et de dignités, qu’il semblait qu’il ne manquât à l’étendue de leur puissance que l’empire même : avides de posséder ce qui leur manquait, ils conspirèrent contre le prince ; mais leurs complots eurent tous l’issue que méritait leur ingratitude. Cependant, dans des temps plus rapprochés de nous, nous avons vu réussir celui que trama Jacopo d’Appiano contre messer Pierro Gambacorti, prince de Pise, qui, après avoir élevé, nourri, et rendu Jacopo célèbre, se vit dépouillé par lui de ses États.

Le complot que Coppola forma de nos jours contre le roi Ferdinand d’Aragon est encore de ce genre : ce Coppola parvint à un tel degré de puissance, qu’il se persuada qu’il ne lui manquait plus que la couronne, et pour avoir voulu s’en emparer il perdit la vie. Certes, si quelque conjuration tramée contre un prince par les grands de sa cour dut avoir une heureuse issue, c’était celle qui, conduite par un homme qui était pour ainsi dire un autre roi, avait tant de moyens de réussir. Mais cette ardeur de régner, qui aveugle les hommes, les aveugle encore dans la conduite de leurs entreprises, parce que si la prudence dirigeait leur crime, il serait impossible qu’il ne réussît pas.

En conséquence, un prince qui veut se préserver des conjurations doit redouter bien plus encore ceux qu’il a comblés de bienfaits que ceux qu’il aurait accablés d’outrages ; car ceux-ci manquent de moyens commodes pour se venger, tandis qu’ils abondent pour les autres. Le désir est égal de chaque côté ; car la soif de régner est aussi grande, si elle ne l’est davantage, que celle de la vengeance. Ainsi il ne doit pas donner à ses amis une telle autorité qu’il ne reste plus d’intervalle entre elle et le trône : il faut qu’il laisse au milieu quelque chose à désirer, sinon il est rare qu’il ne lui arrive ce qu’ont éprouvé les princes dont nous avons parlé.

Mais retournons à notre ordre. Puisque ceux qui conspirent doivent être des grands qui jouissent d’un accès facile auprès d’un prince, il faut examiner quels ont été les succès des entreprises de ce genre, et voir par quelles causes elles ont été heureuses ou malheureuses. Ainsi que je l’ai dit plus haut, des dangers s’y rencontrent dans trois moments : dès le début, pendant l’exécution, et après ; aussi en voit-on bien peu qui aient une heureuse issue, parce qu’il est presque impossible de triompher heureusement de ce triple danger.

Et, pour commencer par les dangers qui se présentent les premiers et qui sont les plus importants, je dirai qu’il est indispensable d’y déployer la prudence la plus consommée, et d’être favorisé du sort pour que la conjuration ne soit pas découverte tandis qu’on l’ourdit. On la découvre, ou par révélation, ou par conjecture.

La révélation résulte du peu de fidélité ou du défaut de prudence de ceux à qui vous communiquez vos projets. Le manque de fidélité se rencontre aisément ; car vous ne pouvez vous confier ou qu’à quelques confidents disposés par amitié pour vous à affronter tous les dangers d’une mort certaine, ou à des hommes qui soient mécontents du prince. De tels confidents, on peut bien en trouver un ou deux ; mais si vous étendez votre confiance sur un plus grand nombre, il est impossible de les trouver. Il faut ensuite que l’affection qu’ils vous portent soit bien grande pour exiger qu’elle l’emporte même sur le péril et sur la crainte du châtiment. D’ailleurs il arrive le plus souvent que les hommes se trompent sur l’amitié qu’ils présument qu’un autre homme a pour eux : ils ne peuvent en être assurés qu’après en avoir fait l’expérience ; et faire cette expérience dans une circonstance semblable est une chose qui présente les plus grands dangers. Quand même vous l’auriez faite dans quelque autre entreprise périlleuse où vous auriez acquis la certitude de la fidélité de vos amis, vous ne pouvez la prendre pour mesure de ce qu’ils feront, puisque cette nouvelle entreprise surpasse de si loin tous les autres dangers.

Si l’on mesure la fidélité sur le mécontentement qu’un homme peut avoir contre le prince, il est facile encore de se tromper ; car à peine aurez-vous manifesté vos desseins à ce mécontent, que vous lui donnerez l’occasion d’obtenir ce qu’il désire, ou il faut que sa haine soit bien invétérée, ou que votre autorité soit bien grande pour l’obliger à vous garder sa foi. Il résulte que le plus grand nombre des conjurations sont révélées et étouffées dès leur naissance ; et, s’il arrive que le secret en soit longtemps gardé par de nombreux complices, on le regarde comme une chose merveilleuse : telles ont été, par exemple, celle de Pison contre Néron, et, de nos jours, celle des Pazzi contre Laurent et Julien de Médicis, conjurations dont plus de cinquante personnes étaient instruites, et que l’exécution seule put faire découvrir.

On se découvre par défaut de prudence, lorsqu’un des conjurés parle avec peu de précaution, et de manière qu’un serviteur ou une tierce personne puisse vous entendre, comme il arriva aux fils de Brutus, qui, lorsqu’ils prenaient leurs mesures avec les envoyés de Tarquin, furent entendus par un esclave qui les accusa ; ou bien quand, par inconséquence, vous communiquez vos projets à une femme, à un enfant que vous aimez, ou à de semblables personnes légères, comme le fit Dinnus, l’un des conjurés de Philotas contre Alexandre le Grand, en dévoilant le complot à Nicomaque, jeune homme qu’il aimait, et qui n’eut rien de plus pressé que de le communiquer à Ciballinus, son frère, qui en instruisit le roi.

Quant aux conspirations découvertes par conjecture, celle de Pison contre Néron en offre un exemple remarquable. Scœvinus, l’un des conjurés, fit son testament la veille du jour où Néron devait être assassiné ; il ordonna à Melichius, son affranchi, d’aiguiser un vieux poignard rouillé qu’il possédait, rendit la liberté à tous ses esclaves, leur distribua de l’argent, et fit préparer des bandes pour lier des blessures. Tous ces indices confirmèrent les soupçons de Melichius, qui accusa son maître devant Néron. Scœvinus fut arrêté soudain avec Natalis, autre conjuré, parce qu’on les avait vus s’entretenir longtemps en secret le jour précédent. Comme ils ne s’accordèrent pas sur l’objet de l’entretien qu’ils avaient eu ensemble, on les força à révéler la vérité, et la découverte de la conjuration entraîna la perte de tous les complices.

Il est donc presque impossible de se préserver de toutes les causes qui font découvrir une conjuration, soit par trahison, soit par imprudence, soit par légèreté, toutes les fois que le nombre des complices s’élève au delà de trois ou quatre. Si l’on vient à en arrêter plus d’un, comme ils n’ont pu concerter entièrement toutes leurs réponses, leur secret est bientôt découvert. Quand même celui qu’on arrête serait seul et doué d’une force d’âme assez grande pour l’engager à taire le nom des conjurés, il faudrait que ceux-ci n’eussent pas moins de fermeté pour rester tranquilles et ne point se découvrir par la fuite. Il suffit d’un moment de faiblesse de la part de celui qui est arrêté, ou de ceux qui sont libres, pour révéler toute la trame. C’est un fait bien rare que celui que rapporte Tite-Live, en parlant de la conspiration ourdie contre Hiéronyme, tyran de Syracuse : Théodore, un des conjurés, avait été arrêté ; il cacha, avec le plus grand courage, le nom de tous ses complices, et accusa les amis du roi : d’un autre côté, les conjurés eurent une telle confiance dans la fermeté de Théodore, que pas un d’entre eux ne quitta Syracuse, ni ne donna le moindre signe d’inquiétude.

C’est à travers tous ces dangers qu’il faut nécessairement passer, lorsque l’on conspire, avant d’en venir au dénoûment, et l'on ne peut les éviter qu’en employant un des moyens suivants. Le premier et le plus assuré, ou, pour mieux dire, l’unique, est de ne pas laisser aux conjurés le temps de vous accuser, en ne les instruisant de vos projets qu’au moment de leur exécution, et jamais auparavant. Tous ceux qui ont agi de cette manière ont évité nécessairement les premiers dangers qu’on court en conspirant ; souvent même ils ont triomphé des deux autres, et presque toujours alors ils ont réussi. Or tout homme prudent aurait la facilité de se conduire ainsi. Je me contenterai d’en rapporter deux exemples.

Nélémate, ne pouvant supporter la tyrannie d’Aristotime, roi d’Épire, rassembla chez lui un grand nombre de parents et d’amis, et les exhorta à délivrer la patrie. Quelques-uns d’entre eux lui ayant demandé du temps pour se décider et pour prendre leurs mesures, Nélémate ordonna à ses esclaves de fermer les portes, et dit à ceux qu’il avait appelés auprès lui : « Ou jurez de venir sur-le-champ terminer notre entreprise, ou je vous livre tous entre les mains d’Aristotime. » Excités par ces paroles, tous prêtent le serment, marchent sans perdre de temps, et exécutent heureusement les ordres de Nélémate.

Un mage s’était emparé par stratagème du trône de Perse : Ortan, l’un des grands du royaume, ayant découvert la ruse, en fit part à six autres principaux seigneurs de l’État, et leur dit qu’il fallait venger la couronne de la tyrannie de ce mage. L’un d’eux ayant demandé du temps, Darius, un des six conjurés appelés par Ortan, se leva et dit : « Ou nous irons immédiatement exécuter notre projet, ou j’irai moi-même vous accuser tous. » Tous se levèrent unanimement ; et, sans donner à aucun d’entre eux le temps de se repentir, ils vinrent aisément à bout de leur entreprise.

La conduite que tinrent les Étoliens pour se défaire de Nabis, tyran de Sparte, est semblable aux deux exemples que nous venons de citer. Ils avaient envoyé à Nabis Alexamène, un de leurs citoyens, avec trente cavaliers et deux cents fantassins, sous prétexte de lui donner du secours : ils ne révélèrent leur secret qu’au seul Alexamène, et ordonnèrent aux autres de lui obéir aveuglément, sous peine d’être exilés. Alexamène se rendit à Sparte, et tint ses ordres secrets jusqu’à ce qu’il eût trouvé une occasion favorable de les mettre à exécution, et il réussit à faire périr le tyran.

C’est donc en agissant de cette manière que ces conjurés évitèrent les dangers que porte en elle la conduite d’une conspiration, et quiconque les imitera saura toujours éviter ces dangers. Pour prouver que chacun peut faire comme eux, je n’en veux d’autre preuve que l’exemple déjà allégué de Pison. C’était un des hommes les plus puissants et les plus illustres de l’empire : il vivait dans l’intimité de Néron, et possédait toute sa confiance ; Néron allait souvent manger avec lui dans ses jardins. Pison pouvait donc se faire des amis d’hommes de cœur et de tête, capables d’une telle entreprise, ce qui n’est jamais difficile quand on a le pouvoir en main, et attendre, pour leur dévoiler ses projets, que Néron vînt dans ses jardins, les encourager alors, par ses discours, à frapper, sans leur laisser le temps de la réflexion, et il était impossible qu’il ne réussît pas.

Si l’on examine avec une égale attention tous les autres complots, il s’en trouvera bien peu que l’on n’eût pu diriger de la même manière. Mais les hommes qui, pour l’ordinaire, ont peu d’expérience des affaires du monde, commettent souvent les fautes les plus dangereuses, ce qui n’a rien d’étonnant dans des affaires aussi insolites. Il ne faut donc jamais manifester ses projets que lorsque la nécessité y contraint, et que le moment d’agir est venu ; mais si pourtant on veut les révéler, que ce ne soit qu’à une seule personne dont on ait fait une longue expérience, ou qui soit animée des mêmes sentiments. Il est sans doute bien plus facile de trouver un seul homme d’un semblable caractère, que d’en rencontrer plusieurs ; voilà pourquoi cette réserve entraîne moins de dangers : d’ailleurs, quand même vous seriez trahi, il reste encore des moyens de défense qui n’existent pas lorsque les conjurés sont nombreux. Aussi ai-je entendu répéter à des hommes prudents que l’on peut dire tout ce qu’on veut dans le tête-à-tête, parce que, tant qu’on ne se laisse point entraîner à donner un écrit de sa propre main, le oui d’un homme vaut bien le non d’un autre ; mais on doit éviter un écrit comme un véritable écueil : un écrit de votre main est la preuve la plus convaincante que l'on puisse produire contre vous.

Plautianus avait formé le projet de faire périr l’empereur Sévère et Antonin son fils : il remit l’exécution de ce projet au tribun Saturninus, qui, déterminé à le dénoncer plutôt qu’à lui obéir, et craignant que le crédit de Plautianus ne permît pas d’ajouter foi à son accusation, exigea de lui un ordre par écrit pour constater sa mission. Plautianus, aveuglé par l’ambition, le lui donna. Le tribun, fort de cette preuve, l’accusa et le convainquit. Sans cet écrit, et quelques autres indices, Plautianus l’eût emporté, tant il mit d’audace et de fermeté dans ses dénégations. L’accusation d’un seul perd donc une partie de sa force lorsqu’elle n’est appuyée d’aucun écrit ou d’aucun autre indice qui vous convainque ; ce que chacun doit soigneusement éviter.

Il se trouvait dans la conjuration de Pison une femme nommée Épicharis, qui jadis avait été maîtresse de Néron. Jugeant qu’il était nécessaire d’admettre au nombre des conjurés le commandant de quelques trirèmes que Néron entretenait pour sa sûreté, elle lui donna connaissance du complot, sans lui dire toutefois les noms des conjurés ; mais cet officier, trahissant la confiance qu’elle lui avait montrée, l’accusa auprès de Néron. Épicharis, sans se laisser effrayer, nia le complot avec tant de constance et de fermeté, que Néron confondu n’osa la condamner.

Il y a deux dangers à courir lorsque l’on communique un complot à un seul individu. L’un, qu’il ne vous dénonce volontairement ; l’autre, qu’arrêté sur un soupçon ou d’après quelque indice, il ne soit convaincu ou contraint par les tourments à devenir votre accusateur. Mais dans ce double péril il est quelque ressource : vous pouvez écarter l’un en alléguant une haine qui subsistait entre vous deux, ou nier tout ce qu’avoue l’autre, en objectant la violence qui arrache le mensonge de sa bouche. Il est donc de la prudence de ne se confier à qui que ce soit, mais d’imiter l’exemple de ceux dont nous avons parlé ; ou si vous croyez devoir dévoiler vos secrets, de ne les confier qu’à un seul ; du moins, si vos dangers s’augmentent par cet aveu, ils sont bien moins grands que si vous vous confiez à plusieurs.

On conspire encore avec un succès à peu près égal quand la nécessité vous contraint à porter au prince le coup dont lui-même vous menace, surtout quand ce danger est tellement imminent que vous n’avez que le temps de songer à votre sûreté : cette nécessité a presque toujours une heureuse issue. Deux exemples suffiront pour prouver ce que j’avance.

L’empereur Commode comptait parmi ses amis les plus intimes et ses plus chers favoris Électus et Lectus, préfets du prétoire, et Marcia était une de ses maîtresses les plus chéries : comme tous trois lui reprochaient quelquefois sa conduite et le déshonneur dont il couvrait sa personne et l’empire, il résolut de les faire mourir, et il écrivit sur une liste les noms de Marcia, d’Électus, de Lectus, et de quelques autres dont il voulait se défaire la nuit suivante. Il mit cette liste sous le chevet de son lit, et se rendit au bain. Un jeune enfant, son favori, en s’amusant dans la chambre et sur le lit, trouve cette liste, et sort en la tenant à la main : Marcia le rencontre, la lui prend, la lit ; et ayant vu les noms qu’elle contenait, elle envoie sur-le-champ chercher Électus et Lectus : tous trois, épouvantés du péril qui les menace, forment soudain la résolution de le prévenir ; et, sans perdre le temps en de vaines mesures, ils poignardèrent Commode la nuit suivante.

L’empereur Caracalla se trouvait en Mésopotamie à la tête de ses armées ; il avait pour préfet Macrin, homme plus habile dans les affaires civiles que guerrier. Comme il arrive que les méchants princes tremblent sans cesse qu’on ne trame contre eux ce qu’ils s’imaginent mériter, l’empereur écrivit à Maternianus, son ami, qui se trouvait à Rome, de consulter les astrologues, de leur demander si personne n’aspirait à l’empire et de lui faire part de leur réponse. Maternianus lui répondit que c’était Macrin qui y aspirait. Cette lettre tomba entre les mains de Macrin avant d’arriver à l’empereur : elle lui fit connaître la nécessité où il se trouvait, ou de le frapper avant qu’une nouvelle lettre arrivât de Rome, ou de mourir lui-même. Il chargea Martial, centurion qui lui était entièrement dévoué, et dont Caracalla avait fait mourir le frère peu de jours auparavant, d’assassiner l’empereur ; ce qu’il exécuta heureusement.

On voit donc que cette nécessité qui ne laisse pas le moment de réfléchir obtient le même effet que la conduite de l’Épirote Nélémate.

On y voit encore ce que j’ai dit au commencement de ce chapitre, que les menaces font plus de tort aux princes, et les environnent de complots plus dangereux, que les offenses mêmes. Ce sont en effet les menaces qu’un roi doit épargner à ceux qui l’entourent : il lui est nécessaire, ou de flatter les hommes, ou de s’assurer d’eux, et de ne jamais les réduire à la nécessité de croire qu’il faut qu’ils soient tués ou qu’ils tuent.

Quant aux dangers qu’on court au moment de l’exécution, ils naissent, ou d’un changement dans les dispositions, ou d’un moment de faiblesse dans l’exécuteur, ou d’une erreur qu’il commet par imprudence, ou de n’avoir pas mis la dernière main à l’œuvre, en laissant subsister une partie de ceux dont la mort était résolue.

Rien ne jette le trouble dans l’esprit des hommes, rien ne met obstacle à leurs projets, comme de changer subitement une disposition, et de s’écarter entièrement de ce que d’abord on avait arrêté ; et si ces changements font naître quelque part le désordre, c’est surtout à la guerre et dans les événements analogues à ceux dont je parle. Dans les actions de ce genre, rien n’est plus nécessaire que de faire en sorte que les hommes poursuivent avec fermeté l’exécution du rôle qui leur a été confié. Si, pendant plusieurs jours, toutes leurs idées se sont dirigées vers un mode d’exécution, et que cet ordre vienne subitement à changer, il est impossible que tous les esprits ne restent pas plongés dans le trouble, et que le projet ne tombe pas en ruine. De sorte qu’il vaut encore mieux exécuter une entreprise suivant l’ordre prescrit, quand même on y verrait quelque inconvénient, que de s’exposer, pour éviter un danger, à en rencontrer mille plus grands encore ; ce qui arrive lorsqu’on n’a pas le loisir de prendre de nouvelles dispositions ; mais, lorsqu’il a du temps, l’homme peut se gouverner à sa volonté.

La conjuration des Pazzi, contre Laurent et Julien de Médicis, est connue de tout le monde. L’ordre convenu était que les Médicis donneraient à dîner au cardinal de Saint-Georges, et qu’on les poignarderait pendant le repas. On avait distribué à chacun son rôle : les uns devaient les frapper, les autres s’emparer du palais ; ceux-là parcourir la ville en appelant le peuple à la liberté. Il arriva que les Pazzi, les Médicis et le cardinal se trouvant réunis pour une messe solennelle dans la cathédrale de Florence, on apprit que Julien ne se rendrait pas ce jour-là au dîner ; de sorte que les conjurés se rassemblèrent soudain, et résolurent d’exécuter dans l’église ce qu’ils devaient faire dans la maison des Médicis. Les dispositions qu’ils avaient prises se trouvèrent toutes renversées, parce que Jean-Baptiste de Montesecco refusa de concourir à cet assassinat, alléguant qu’il ne pouvait commettre un homicide dans l’église ; de sorte qu’il fallut confier chaque partie de l’exécution à de nouveaux conjurés, qui, n’ayant pas le temps nécessaire pour s’affermir dans leur résolution, commirent de si grandes fautes qu’ils succombèrent dans leur tentative.

Le courage abandonne l’exécuteur, ou par respect ou par lâcheté. La majesté du prince et le respect qu’imprime sa présence sont si puissants, que le meurtrier ce laisse facilement adoucir ou déconcerter. Marius avait été fait prisonnier par les habitants de Minturnes : on envoya un esclave pour l’assassiner ; mais l’assassin, épouvanté par la présence d’un si grand homme et par le souvenir de son nom, perdit tout son courage, et ne put jamais venir à bout de le tuer. Or, si un homme enchaîné, captif, et enseveli dans sa mauvaise fortune, conserve une pareille influence, combien ne doit-on pas craindre qu’elle soit plus puissante encore dans un prince libre et qu’environnent la majesté des ornements royaux et la pompe de sa cour ! Aussi cette pompe peut-elle suffire pour vous faire balancer, comme un accueil gracieux, pour fléchir votre cœur.

Quelques Thraces avaient conspiré contre Siltacès, leur roi, et désigné le jour de l’exécution : ils arrivèrent au lieu marqué, et y trouvèrent le roi ; mais aucun d’eux n’osa s’avancer pour le frapper, de sorte qu’ils se séparèrent sans avoir rien tenté, ignorant ce qui avait pu les retenir, et s’accusant mutuellement de manquer de courage. Ils commirent plusieurs fois la même faute, et leur conjuration ayant enfin été découverte, ils portèrent la peine d’un crime qu’ils auraient pu, mais qu’ils ne voulurent pas commettre.

Deux des frères d’Alphonse, duc de Ferrare, avaient conspiré contre lui : ils employèrent, pour les aider dans leur complot, un prêtre et un musicien du duc, nommé Giannès, qui, à leur prière, conduisit plusieurs fois le prince en leur présence, et les laissa les maîtres de l’assassiner ; néanmoins, aucun d’eux n’osa jamais le frapper. A la fin ils furent découverts, et ils reçurent la récompense de leur scélératesse et de leur imprudence. Cette indécision ne peut être attribuée à une autre cause qu’à l’étonnement que leur imprimait la présence du duc, ou à quelque marque de bonté qui adoucissait leur ressentiment.

L’exécution de ces projets entraîne ordinairement des inconvénients ou des erreurs qui naissent de l’imprudence ou du peu de courage ; car l’une ou l’autre de ces deux causes bouleverse tous les sens, et dans le trouble où elles jettent les esprits, on agit et on parle autrement qu’on ne devrait. Rien ne prouve mieux le trouble et l’agitation qui s’emparent de l’homme en de telles circonstances, que ce que dit Tite-Live d’Alexamène l’Étolien, lorsqu’il voulut se défaire du tyran de Lacédémone, Nabis, dont nous avons déjà parlé. Quand le moment fut arrivé, et qu’il eut découvert à ses compagnons ce qu’ils devaient faire, Tite-Live ajoute ces paroles : Collegit et ipse animum, confusum tantœ cogitatione rei. Il est impossible, en effet, que celui-là même qui possède une âme ferme, et qui est accoutumé à employer le fer et à attacher peu d’importance à la vie des hommes, n’éprouve pas de trouble en un pareil moment. Il faut donc ne faire choix que d’hommes éprouvés par de semblables entreprises, et ne se confier à nul autre, quelque réputation de courage qu’il ait ; car, sans en avoir fait l’expérience, personne ne peut assurer qu’il ne faillira pas tout à coup dans ces circonstances extraordinaires. Ainsi ce trouble peut, ou vous faire tomber les armes «les mains, ou vous faire proférer des paroles qui produisent le même effet.

Lucilla, sœur de Commode, avait ordonné à Quintianus de le poignarder. Ce dernier attendit l’empereur à l’entrée de l’amphithéâtre, et s’approchant de lui un poignard nu à la main, il lui cria : Voici ce que t’envoie le sénat. Ces paroles furent cause qu’on l’arrêta avant qu’il eût pu baisser le bras pour frapper.

Messer Antonio da Volterra, désigné, comme nous l’avons dit plus haut, pour assassiner Laurent de Médicis, s’écria, en s’approchant de lui : Ah ! traître ! Ce cri sauva Laurent et perdit les conjurés.

Lorsqu’une conjuration ne menace qu’une seule tête, toutes les circonstances que nous avons rapportées peuvent faire encore manquer une entreprise. Mais elle réussit avec bien plus de difficulté encore lorsque l’on conspire contre deux personnes ; il est difficile alors, pour ne pas dire impossible, qu’elle ait une heureuse issue ; car exécuter spontanément et dans deux endroits différents est une chose presque impossible : on ne peut s’y prendre à deux reprises différentes, si l’on ne veut pas que l’une empêche l’autre de réussir.

Si conspirer contre un prince est une entreprise douteuse, périlleuse et imprudente, conspirer contre deux est vain et insensé. Sans le respect que je professe pour l’historien, je ne pourrais croire à la possibilité de ce qu’Hérodien rapporte de Plautianus, qui ordonna au centurion Saturnius de poignarder, lui seul, Sévère et Caracalla, qui habitaient dans des palais différents : c’est une chose si éloignée de la raison, que j’ai besoin d’une semblable autorité pour y ajouter foi.

Quelques jeunes Athéniens conspirèrent contre Dioclès et Hippias, tyrans d’Athènes : ils massacrèrent Dioclès ; mais Hippias survécut pour le venger.

Chion et Léonide, d’Héraclée, disciples de Platon, conspirèrent contre Cléarque et Satyrus, tyrans de leur patrie : ils tuèrent Cléarque ; mais Satyrus, échappé à leurs coups, vengea l’autre tyran. Les Pazzi, dont nous avons eu l’occasion de parler plus d’une fois, ne parvinrent à se défaire que de Julien.

Il faut donc éviter avec soin de conspirer à la fois contre plusieurs personnes ; car on ne sert ni soi-même, ni la patrie, ni ses concitoyens : au contraire, celui qui survit devient plus audacieux et plus cruel, ainsi que Florence, Athènes et Héraclée, dont nous venons de parler, en ont fait l’expérience.

Il est vrai que la conjuration de Pélopidas, pour délivrer Thèbes sa patrie, eut à vaincre toutes les difficultés que nous avons signalées ; et cependant elle eut la plus heureuse issue, quoique Pélopidas conspirât non-seulement contre deux tyrans, mais contre dix ; quoiqu’il ne fût pas dans la familiarité des tyrans, et que l’entrée de leur demeure lui fût même interdite, puisqu’il avait été banni comme rebelle : néanmoins il eut la hardiesse de rentrer dans Thèbes, d’immoler les tyrans, et de délivrer sa patrie. Il est vrai qu’il fut puissamment aidé par un certain Carion, conseiller des tyrans, qui lui facilita l’accès auprès d’eux pour l’exécution de son entreprise.

Que cet exemple cependant n’engage personne à l’imiter ; car l’entreprise était impossible, et c’est un miracle qu’elle ait réussi : aussi tous les historiens qui la célèbrent la regardent-ils comme une chose extraordinaire et presque sans exemple.

L’exécution d’un complot peut être interrompue par une fausse imagination ou par un accident imprévu au moment d’agir. Le matin du jour même que Brutus et les autres conjurés avaient choisi pour assassiner César, ils le virent s’entretenir longtemps avec Cn. Popilius Lœna, un de leurs complices. Cette longue conversation leur fit craindre que Popilius n’eût révélé le complot à César, et ils furent au moment de frapper le dictateur sur le lieu même, sans attendre qu’il fût entré dans le sénat : ils auraient sans doute accompli leur dessein si, après que la conversation fut terminée, ils n’avaient pas vu César conserver la même tranquillité ; ce qui les rassura.

Ces fausses terreurs ne sont pas à dédaigner, et la prudence exige que l’on y ait égard. Cette attention est d’autant plus importante que, lorsqu’on a la conscience troublée, on est porté à croire que l’on parle toujours de vous. Un seul mot entendu par hasard, quelque étranger qu’il vous soit, suffit pour jeter l’épouvante dans l’âme, pour faire croire qu’il a été prononcé à votre intention, et vous forcer à manifester vous-même vos projets en vous dérobant au danger par la fuite, ou à les faire échouer en précipitant hors de propos leur exécution. Ces obstacles naissent d’autant plus facilement, que les complices d’une conjuration sont plus nombreux.

Quant aux accidents, comme on ne saurait les prévoir, ce n’est que par des exemples qu’on peut les faire connaître, et enseigner aux hommes à prendre leurs précautions suivant les circonstances.

Giulio Belanti de Sienne, dont nous avons fait mention précédemment, indigné de ce que Pandolfo, après lui avoir donné sa fille en mariage, la lui avait reprise, résolut de le poignarder, et choisit ainsi le moment : Pandolfo allait presque tous les jours visiter un de ses parents malades, et passait devant la maison de Belanti : celui-ci, ayant remarqué cette habitude, disposa les conjurés dans sa maison, de manière à pouvoir tuer Pandolfo à son passage : il les réunit tout armés derrière la porte, et plaça l’un d’eux à une fenêtre, afin que, quand leur ennemi passerait près de la porte, il pût les avertir. Ce dernier, le voyant venir, crut devoir donner le signal ; mais Pandolfo rencontra en ce moment un de ses amis, et s’arrêta pour lui parler. Une partie de ceux qui l’accompagnaient, ayant continué leur chemin, aperçurent quelque mouvement et entendirent le bruit des armes ; ce qui leur fit découvrir l’embûche. C’est ainsi que Pandolfo se sauva, et que Belanti et ses complices se trouvèrent contraints de s’échapper de Sienne.

Une rencontre imprévue mit donc seule obstacle à ce complot, et renversa tous les projets de Belanti. Mais, comme ces événements sortent de l’ordre commun, il est impossible de s’en garantir. Il est donc nécessaire d’examiner tous ceux qui peuvent naître, afin d’y remédier.

Il ne reste plus maintenant qu’à faire connaître les périls que l’on court après l’exécution. Il n’y en a véritablement qu’un seul : c’est lorsqu’il reste un vengeur au prince qui vient d’être immolé. Des frères, des enfants, des parents peuvent lui survivre, qui ont des droits à sa succession ; et ils lui survivent ou par votre négligence, ou par les causes que nous avons indiquées ; ils se chargent alors de la vengeance : comme il arriva à Giovannandrea da Lampugnano, qui, aidé de ses complices, avait fait mourir le duc de Milan ; mais il restait à ce prince un fils et deux frères qui eurent le temps de le venger. Il est vrai que dans ce cas les conjurés sont excusables ; car il n’y a pas de remède ; mais quand ils laissent subsister un vengeur par imprudence ou par négligence, c’est alors qu’ils ne méritent plus d’excuse.

Quelques habitants de Forli conspirèrent contre le comte Girolamo, leur seigneur, et le massacrèrent ; ils s’emparèrent de sa femme et de ses fils en bas âge ; mais ne se croyant point en sûreté tant qu’ils ne seraient pas maîtres de la citadelle, et le gouverneur refusant de la leur livrer, madame Caterina, c’est ainsi que se nommait la comtesse, promit aux conjurés de la leur faire rendre s’ils lui permettaient d’y pénétrer, et elle consentit à leur laisser ses enfants en otage. Séduits par cette promesse, les conjurés lui permirent de se rendre dans la citadelle ; mais à peine y était-elle entrée, qu’elle leur reprocha, de dessus les remparts, la mort de son mari, et les menaça de toute sa vengeance. Et, pour leur faire voir le peu d’intérêt qu’elle attachait au sort de ses enfants, elle leur montra ses parties génitales, en leur disant qu’il lui restait encore de quoi en faire de nouveaux. Les conjurés, ne sachant plus quel parti prendre, et s’apercevant trop tard de leur erreur, expièrent leur imprudence par un exil perpétuel.

Mais ce qu’il y a de plus dangereux après l’exécution, c’est que le prince que vous avez immolé ait été chéri du peuple : en effet, les conjurés n’ont aucune manière de remédier à ce danger, parce qu’ils ne peuvent jamais s’assurer contre tout un peuple. César nous on fournit une preuve évidente : il avait pour ami tout le peuple romain, et le peuple vengea sa mort en chassant de Rome les conjurés ; de sorte que tous périrent à diverses époques et dans différents lieux.

Les complots formés contre la patrie offrent bien moins de périls pour les conjurés que ceux qui sont dirigés contre un prince. Il y a, en effet, beaucoup moins de danger à les tramer : ces dangers dans l’exécution sont les mêmes ; mais après l’exécution, il n’en reste plus aucun.

Il existe peu de dangers à tramer une conjuration de ce genre, parce qu’un citoyen peut aspirer à la suprême puissance sans manifester ses désirs et ses projets à qui que ce soit ; et si ses desseins n’éprouvent point d’entraves, il peut parvenir heureusement à son but ; mais, si quelque loi venait interrompre ses dispositions, il pourrait attendre du temps un moment plus favorable, ou tenter une autre fois de réussir en prenant une route différente. Je ne parle ici que d’une république où la corruption des mœurs commence à s’introduire ; car dans une république non corrompue, comme il n’existe aucun principe vicieux, de semblables pensées ne peuvent naître dans l’esprit d’un de ses citoyens.

Un citoyen a donc mille moyens et mille chemins pour parvenir à la tyrannie, sans crainte d’être arrêté dans sa marche, tant parce que les républiques se hâtent moins qu’un prince, soupçonnent plus difficilement le mal, et sont par conséquent moins environnées de précautions, que parce qu’elles ont plus d’égards pour leurs citoyens élevés en rang ; ce qui rend ces derniers plus audacieux et plus entreprenants.

Tout le monde a lu la conjuration de Catilina écrite par Salluste, et sait comment, après qu’elle fut découverte, Catilina non-seulement demeura dans Rome, mais se rendit au milieu du sénat, et y accabla impunément d’injures et les sénateurs et le consul, tant était puissant le respect que cette république avait pour ses citoyens. Lorsqu’il se fut éloigné de Rome, et qu’il eut rejoint son armée, on n’aurait arrêté ni Lentulus ni ses autres complices, si l’on n’avait saisi des lettres de leur propre main, qui manifestaient ouvertement leur crime.

Hannon, l’un des citoyens de Carthage les plus puissants, aspirait à la tyrannie ; il avait formé le projet d’empoisonner tout le sénat aux noces d’une de ses filles, et ensuite de se déclarer roi : ce complot ayant été découvert, le sénat n’y opposa d’autre défense qu’une loi qui mettait un terme aux dépenses des festins et des noces ; tant fut grand le respect qu’il crut devoir à sa qualité de citoyen.

Il est bien vrai que dans l’exécution d’un complot qui menace la patrie les périls sont plus grands et plus difficiles à surmonter, parce qu’il est bien rare que vos propres forces puissent suffire lorsque vous conspirez contre l’immense majorité. Tout le monde n’est point à la tête d’une armée, comme César, Agathocle, Cléomène, et quelques autres, que la force a rendus en un instant maîtres de leur patrie. Pour ceux-là sans doute le chemin est sûr et facile ; mais ceux qui ne sont point appuyés par des forces semblables doivent employer une conduite pleine d’art et de ruse, ou les forces de l’étranger.

Quant à la ruse et à l’industrie, l’Athénien Pisistrate ayant vaincu les Mégariens, et acquis par cette victoire une grande popularité, sortit un jour de sa maison couvert de blessures, s’écriant que les nobles, excités par leur jalousie contre lui, l’avaient outragé. Il demanda à pouvoir mener à sa suite quelques hommes armés pour sa garde. Cette première faveur lui servit de degré pour parvenir au faîte de la puissance, et usurper la tyrannie d’Athènes.

Pandolfo Petrucci était rentré dans Sienne avec quelques bannis : on lui confia le soin de veiller sur la garde de la place, emploi entièrement machinal et que chacun refusait ; néanmoins les soldats dont il était sans cesse entouré lui donnèrent peu à peu une telle influence, que quelque temps après il s’empara de la souveraineté de la ville.

Une foule d’autres ont employé des ruses et des moyens différents ; et avec les secours du temps ils sont parvenus sans danger au terme de leurs vœux.

Ceux qui, appuyés sur leurs propres forces ou sur les armes de l’étranger, ont conspiré pour asservir leur patrie, ont eu des succès divers, selon que la fortune les a secondés. Catilina, que nous avons déjà cité, succomba dans son entreprise ; Hannon, dont il a été parlé, n’ayant pu réussir par le poison, arma quelques milliers de partisans en sa faveur ; mais lui et tous les siens ne trouvèrent que la mort. Quelques-uns des principaux citoyens de Thèbes, dans la vue de se rendre maîtres du gouvernement, appelèrent à leur secours une armée lacédémonienne, et s’emparèrent de la tyrannie.

Si l’on examine donc toutes les conspirations ourdies contre la patrie, on n’en trouvera que très-peu, si même on en trouve, que l’on ait étouffées au moment où on les tramait ; mais c’est dans l’exécution que toutes ont réussi ou qu’elles ont échoué.

Lorsqu’elles ont réussi, les dangers qu’elles entraînent à leur suite ne sont encore que ceux attachés au pouvoir lui-même ; car lorsqu’un citoyen est devenu tyran, il se voit environné de tous les périls qui sont les fruits naturels de la tyrannie, et dont il ne peut se défendre qu’en employant les remèdes que nous avons indiqués ci-dessus.

Voilà tout ce qui s’est offert à mon esprit en écrivant sur les conjurations ; et si je n’ai parlé que de celles où l’on a employé le fer et non le poison, c’est que toutes deux suivent également la même marche. Il est vrai que celles où l’on use du poison sont plus dangereuses, parce que le succès en est moins assuré : chacun n’est pas à portée de l’employer ; il faut se confier à quelqu’un qui en ait la facilité ; et c’est cette nécessité de vous confier à autrui qui vous met en péril. D’ailleurs, il peut se faire, par mille circonstances, qu’un breuvage empoisonné ne soit pas mortel. C’est ce qui arriva à ceux qui tuèrent Commode : on lui avait donné du poison ; mais l’ayant rejeté, les conjurés furent contraints de l’étrangler pour lui arracher la vie.

Les princes, au surplus, n’ont pas d’ennemis plus terribles que les conjurations, puisque toutes les fois que l’on conspire contre eux, ou ils perdent la vie, ou leur réputation est compromise. En effet, si elles réussissent, ils meurent ; si elles sont découvertes, et qu’ils fassent périr les conjurés, on ne peut empêcher de croire qu’elles n’aient été inventées par eux pour assouvir leur cruauté et leur avarice aux dépens de la vie et des richesses de ceux auxquels ils ont ravi le jour.

Je ne veux pas manquer cependant d’avertir le prince, ou la république, contre lesquels on conspire, et qui découvrent une conjuration, d’avoir le plus grand soin, avant de rien tenter pour se venger, d’en examiner et d’en approfondir attentivement toutes les circonstances, de bien peser les ressources des conjurés et les leurs ; et, s’ils les trouvent nombreuses et puissantes, de feindre de l’ignorer jusqu’à ce qu’ils aient pu réunir des forces suffisantes pour l’étouffer. S’ils agissaient différemment, ils ne manifesteraient que leur faiblesse. Ils doivent donc mettre tout leur art à dissimuler, parce que si les conjurés viennent à être découverts, poussés alors par la nécessité, ils ne mettent plus de ménagements dans leur conduite.

Les Romains nous serviront ici d’exemple. Ils avaient laissé deux légions à Capoue pour défendre cette ville contre les Samnites, ainsi que nous l’avons dit ailleurs : les chefs de ces légions formèrent le complot d’asservir les habitants. Ce projet étant parvenu jusqu’à Rome, on envoya le nouveau consul Rutilius pour rétablir l’ordre. Le consul, pour ne point éveiller les soupçons, fit publier que le sénat maintenait les deux légions en garnison à Capoue. Dans cette persuasion, les soldats crurent qu’ils auraient tout le temps nécessaire pour exécuter leur complot, et ils ne tentèrent pas d’en précipiter l’exécution : ils restèrent paisibles jusqu’au moment où ils commencèrent à s’apercevoir que le consul les séparait les uns des autres. Cette conduite leur inspira des soupçons ; ils manifestèrent alors leurs projets, et les mirent à exécution.

On voit, par cet exemple frappant, combien les hommes sont lents à se décider lorsqu’ils croient avoir le temps pour eux, et combien leur résolution est précipitée lorsque la nécessité les presse. Un prince ou une république, qui, pour son avantage, veut différer de découvrir une conspiration, ne peut employer un moyen plus propice que de laisser entrevoir avec adresse aux conjurés une occasion prochaine de pouvoir se déclarer, afin qu’en attendant ce moment favorable, ou s’imaginant avoir du temps devant eux, ils donnent à l’un ou à l’autre le temps de les châtier.

Quiconque agit différemment ne fait qu’accélérer sa perte ; comme le prouve l’exemple du duc d’Athènes et de Guillaume de Pazzi. Le duc, devenu tyran de Florence, apprend que l’on conspire contre lui ; aussitôt, et sans autre examen, il fait saisir un des conjurés ; conduite imprudente, qui détermina les autres complices à prendre les armes et à lui arracher le pouvoir.

En 1501, Guillaume avait été nommé commissaire de la république dans la Valdichiana, quand il apprit qu’il venait de se tramer dans Arezzo un complot en faveur des Vitelli, pour arracher cette ville des mains des Florentins. Il se transporte aussitôt dans Arezzo, et, sans examiner ni les forces des conjurés ni les siennes, sans se précautionner d’aucun appui, mais guidé seulement par les conseils de l’évêque, son fils, il fait saisir un des conspirateurs. Cette arrestation met aussitôt les armes à la main aux autres conjurés : ils délivrent la ville du joug des Florentins ; et Guillaume, de commissaire, se trouve prisonnier.

Mais quand une conspiration est faible, on peut et l’on doit la réprimer sans balancer. On ne doit en aucune manière imiter la conduite opposée qui fut suivie dans les deux circonstances suivantes : le duc d’Athènes, dont nous avons déjà parlé, jaloux de montrer qu’il se croyait sûr de l’affection des Florentins, fit mourir un citoyen qui lui avait révélé une conspiration ; d’un autre côté, Dion de Syracuse, voulant connaître les sentiments d’une personne sur laquelle il avait conçu des soupçons, consentit à ce que Calippus, qui possédait toute sa confiance, feignit de conspirer contre lui.

Tous deux eurent à se repentir de leur conduite. Le premier ôta le courage aux accusateurs, et l’inspira à ceux qui voulaient conspirer ; le dernier facilita sa propre ruine, et il fut pour ainsi dire le chef de la conjuration qui le menaçait, comme l’expérience le prouve : en effet, Calippus, pouvant sans soupçon conspirer contre Dion, ourdit sa trame de manière qu’il put lui arracher le pouvoir et la vie.

CHAPITRE VII.


D’où vient que le passage de la liberté à la servitude, et de la servitude à la liberté, est parfois paisible et quelquefois sanglant.


Quelqu’un voudra peut-être savoir d’où vient que, parmi les nombreux changements qu’entraîne le passage d’une vie libre à la tyrannie, et de la tyrannie à la vie libre, les uns s’exécutent sans qu’il y ait de sang versé, tandis que les autres exigent qu’on en répande. L’histoire nous enseigne, en effet, que parfois, au milieu de ces révolutions, un grand nombre de citoyens périssent, et que, dans d’autres circonstances, personne ne reçoit la plus légère atteinte ; comme il arriva lorsque Rome passa du joug des rois sous l’autorité des consuls, et que les Tarquins seuls furent chassés, sans qu’aucun citoyen eût à se plaindre de ce changement.

Voici d’où cela dépend : ou l’état que l’on change a été produit par la violence, ou ne l’a pas été. Est-il produit par la force, sa naissance doit blesser les intérêts du grand nombre ; s’il vient ensuite à succomber, il est naturel que ceux qui ont souffert cherchent à se venger, et ce désir de vengeance fait couler le sang et cause la mort des citoyens.

Mais quand cet état est établi par le consentement unanime d’un peuple qui a contribué à sa grandeur, s’il vient à s’écrouler, le peuple n’a aucun motif de frapper d’autres personnes que celui qui en était le chef.

Telle était à Rome la situation des Tarquins lors de leur expulsion ; telle était également à Florence celle des Médicis, qui, lors de leur désastre en 1494, furent les seules victimes des vengeances du peuple. Ces dernières révolutions sont ordinairement peu dangereuses ; mais le péril environne celles qui sont faites par des hommes qui ont une vengeance à exercer : leurs suites sont toujours sanglantes ; et quiconque en lit le récit ne peut s’empêcher de frémir. Mais comme toutes les pages de l’histoire en présentent des exemples, je crois devoir m’abstenir d’en parler.


CHAPITRE VIII.


Quiconque veut introduire des changements dans une république doit bien considérer à qui il a affaire.


Nous avons exposé ci-dessus qu’un citoyen pervers ne peut obtenir de coupables succès dans une république qui n’est pas corrompue ; et cette opinion acquiert une nouvelle force, lorsqu’aux raisons que nous avons déjà développées on ajoute les exemples de Spurius Cassius et de Manlius Capitolinus. Le premier, dévoré d’ambition, voulait s’emparer dans Rome d’une autorité extraordinaire, et gagner l’affection de la populace en lui procurant une foule d’avantages, comme de lui vendre les terres que les Romains avaient conquises sur les Herniques. Ses vues ambitieuses ne purent échapper au sénat, qui s’empressa de les rendre suspectes ; de manière que, haranguant un jour le peuple et proposant de lui abandonner l’argent qu’avaient produit les grains amenés de la Sicile aux frais du trésor public, le peuple refusa tout, parce qu’il crut voir dans cette offre le prix de sa liberté. Mais si le peuple romain eût été corrompu, il n’aurait pas rejeté cette offre, et il aurait ouvert à la tyrannie le chemin qu’il crut devoir lui fermer.

Mais Manlius Capitolinus offre un exemple bien plus frappant encore, et où l’on voit combien de preuves de force d’âme et de corps, combien d’exploits exécutés en faveur de la patrie furent effacés par la soif aveugle de régner, qu’alluma dans son cœur l’envie que lui inspiraient les honneurs rendus à Camille. L’ambition l’aveugla au point qu’il oublia les lois sous lesquelles Rome vivait, et que ne voulant pas même faire attention que la république, telle qu’elle était alors, n’était point susceptible encore de recevoir une mauvaise forme, il commença à exciter des soulèvements contre le sénat et les lois de la patrie.

C’est là que l’on connut la perfection du gouvernement de cette république et la bonté de son essence ; car, dans cette circonstance, aucun des patriciens, quoiqu’ils se défendissent entre eux avec la plus grande énergie, ne tenta même de l’excuser ; aucun de ses parents ne fit la moindre démarche en sa faveur. L’usage était que les parents de l’accusé l’accompagnassent, vêtus de noir, souillés de poussière, et les yeux baignés de pleurs, afin de capter la pitié du peuple : aucun de ceux de Manlius ne parut à sa suite. Les tribuns, toujours portés à favoriser toutes les choses qui paraissaient dans les intérêts du peuple, et à les soutenir d’autant plus qu’elles semblaient plus dirigées contre la noblesse, crurent devoir, dans cette occurrence, se réunir aux nobles pour étouffer ce commun fléau. Le peuple de Rome, quoique avide de tout ce qui pouvait remplir ses vues personnelles, quoique amateur de tout ce qui pouvait desservir la noblesse, malgré les faveurs dont il avait comblé Manlius, n’eut pas plutôt connu que les tribuns l’avaient cité, et qu’ils avaient remis sa cause au jugement du peuple ; ce peuple, dis-je, devenu juge, de défenseur qu’il était, condamna Manlius à mort, sans égard pour ses services passés.

Je ne crois pas qu’il y ait dans l’histoire un second exemple plus propre à montrer l’excellence des institutions de cette république, que de voir que pas un habitant de cette vaste cité ne se leva pour défendre un citoyen doué de tant de courage, et qui, dans sa vie publique et privée, avait exécuté tant d’actions éclatantes.

Mais l’amour de la patrie fut plus puissant que toute autre considération : les citoyens furent plus touchés des périls présents, dont son ambition les menaçait, que de ses services passés ; et ils crurent ne pouvoir s’en délivrer qu’en le faisant mourir. Tite-Live ajoute : Hunc exituum habuit vir, nisi in libera civitate natus esset, memorabilis.

Il y a deux choses à examiner dans cet événement : l’une, que, dans une ville où toutes les institutions politiques sont encore en vigueur, il faut poursuivre la gloire par d’autres voies que dans une république déjà corrompue ; l’autre, qui est presque la même que la première, que les hommes, pour bien se conduire, surtout dans les actions importantes, doivent faire attention aux temps et s’y conformer. Ceux qui, par un mauvais choix, ou par un penchant naturel, s’éloignent des temps où ils vivent, sont ordinairement malheureux, et ne trouvent qu’une issue funeste à toutes leurs entreprises ; le succès couronne, au contraire, tous ceux qui se conforment au temps.

On peut conclure, sans doute, des paroles de notre historien que nous avons citées, que si Manlius avait vu le jour à l’époque des Marius et des Sylla, où les mœurs étaient déjà corrompues, et où il aurait pu leur imprimer la forme la plus propre à favoriser son ambition, il aurait suivi la même conduite, et aurait obtenu les mêmes succès que Marius, Sylla, et tous ceux qui, après eux, aspirèrent à la tyrannie. De même, si Marius et Sylla avaient vécu du temps de Manlius, ils eussent été étouffés dès leurs premières entreprises. Un homme peut bien, par ses manières et l’exemple de ses mauvaises mœurs, commencer à introduire la corruption dans le sein d’une cité ; mais il est impossible que toute la vie de cet homme soit assez longue pour suffire à la corrompre, de manière à recueillir lui-même le fruit de cette corruption ; et quand il serait possible qu’il y parvînt par la longueur du temps, cela deviendrait impossible par l’impatience naturelle qui dirige la conduite des hommes, et qui ne leur permit pas d’attendre pour assouvir leurs désirs. L’homme est sujet à se tromper dans ce qui touche ses intérêts, surtout dans ce qu’il désire avec le plus d’ardeur : par impatience ou par aveuglement, il tente une entreprise à contre-temps, et y trouve sa perte.

Si l’on veut donc usurper le pouvoir dans une république et y établir de mauvaises institutions, il faut trouver cette république dépravée par le temps, et amenée au désordre peu à peu, et de génération en génération : c’est le terme fatal où la conduit la nécessité, à moins que, comme nous l’avons déjà dit, elle ne soit souvent rajeunie par des exemples de vertu, ou ramenée par de nouvelles lois à ses premiers principes.

Manlius aurait donc été un homme rare et illustre s’il était né dans une ville corrompue. Ainsi les citoyens qui, dans une république, forment quelque entreprise, soit en faveur de la liberté, soit en faveur de la tyrannie, doivent bien examiner le sujet sur lequel ils ont à opérer, et juger par cet examen des difficultés que présente leur entreprise. Il n’est ni moins difficile ni moins périlleux de vouloir briser le joug d’un peuple qui prétend vivre esclave, que de vouloir asservir un peuple qui prétend vivre libre.

Comme j’ai avancé que les hommes doivent considérer la nature des temps, et y conformer leur conduite, je m’étendrai sur cette matière dans le chapitre suivant.

CHAPITRE IX.


Comment il est nécessaire de changer avec les temps, si l’on veut toujours avoir la fortune propice.


J’ai plusieurs fois reconnu que la cause de la bonne ou de la mauvaise fortune des hommes est de conformer leur conduite aux temps ou de s’en écarter. En effet, on voit que la plupart des hommes dans leurs actions agissent, les uns avec précipitation, les autres avec lenteur et précaution. Comme dans l’un et dans l’autre cas, lorsqu’on ne peut garder le vrai chemin, on outre-passe les bornes convenables, on se trompe également. Mais celui-là est moins sujet à l’erreur, et parvient à avoir la fortune propice, qui fait concorder, ainsi que j’ai dit, sa conduite au temps, et qui n’agit jamais que selon que l’exige la nature.

Chacun sait avec quelle prudence et quelle circonspection Fabius Maximus dirigeait son armée, bien éloigné en cela de l’impétuosité et de l’audace accoutumée des Romains ; et sa bonne fortune voulut que cette conduite se trouvât conforme aux temps. Annibal était venu jeune en Italie, guidé par une fortune que n’avaient point encore fatiguée les succès, et le peuple romain avait déjà été défait deux fois : la république, presque entièrement privée de ses meilleurs soldats, et comme étonnée de ses revers, ne pouvait éprouver un sort plus heureux que de trouver un capitaine dont la lenteur et la prudence pussent contenir les ennemis. Fabius, de son côté, ne pouvait trouver des circonstances plus favorables à sa manière d’agir ; ce qui fut la source de sa gloire. Fabius, au surplus, se conduisit de la sorte plutôt par la nature de son génie que par réflexion. C’est ce que l’on vit quand Scipion voulut transporter son armée en Afrique pour y terminer la guerre : Fabius fut un des plus ardents antagonistes de ce projet, comme un homme qui ne pouvait se détacher de ses manières et abandonner ses habitudes ; de sorte que s’il eût dépendu de lui, Annibal serait resté en Italie, ne s’apercevant pas que les temps étaient changés, et qu’il fallait également changer la manière de faire la guerre.

Si Fabius eût été roi de Rome, il eût peut-être été vaincu dans cette guerre, parce qu’il n’aurait pas su varier la manière de la faire conformément à la diversité des temps, mais il était né dans une république où il existait diverses espèces de citoyens et des caractères différents : ainsi, de même que Rome posséda Fabius, homme on ne peut pas plus propre pour les temps où il fallait se borner à soutenir la guerre, de même elle eut ensuite Scipion pour les temps où il était nécessaire de triompher.

Il en résulte qu’une république possède dans son sein plus de germes de vie, et jouit d’une plus longue fortune qu’une principauté ; car elle peut plus facilement s’accommoder à la variété des circonstances qu’un prince absolu, attendu la diversité des citoyens qu’elle renferme. Un homme accoutumé à n’agir que d’une manière ne change jamais, ainsi que je l’ai dit ; et si le temps amène des changements contraires à ses habitudes, il faut nécessairement qu’il succombe.

Pierre Soderini, dont j’ai déjà parlé, se conduisit en tout avec douceur et longanimité. Tant que les circonstances lui permirent de se livrer à son caractère, sa patrie prospéra ; mais lorsque les temps arrivèrent où l'on ne devait plus écouter la douceur et l’humanité, il ne put s’y résoudre, et il se perdit lui-même avec la république.

Le pape Jules II, tant que dura son pontificat, mit dans toutes ses actions de l’impétuosité, et presque de la fureur ; comme son caractère était en harmonie avec les temps, toutes ses entreprises réussirent. Mais s’il était arrivé d’autres temps qui eussent exigé qu’il suivît une route différente, il eût succombé certainement, car il n’aurait pu changer ni de procédés ni de caractère dans sa conduite.

Deux raisons s’opposent à ce que nous puissions ainsi changer : l’une est que nous ne pouvons vaincre les penchants auxquels la nature nous entraîne ; l’autre, que quand une manière d’agir a souvent réussi à un homme, il est impossible de lui persuader qu’il sera également heureux en suivant une marche opposée. De là naît que la fortune d’un homme varie, parce que la fortune change les temps, et que lui ne change point de conduite.

La perte des États a lieu également lorsque leurs institutions ne varient point avec les circonstances, comme je l’ai déjà fait voir longuement ci-dessus ; mais ils périssent plus lentement, parce qu’ils changent plus difficilement, et qu’il est nécessaire, pour les renverser, qu’il arrive une époque où tout l’État se trouve ébranlé ; et un seul homme ne peut produire de si grands résultats par son changement de conduite.

Puisque nous avons cité l’exemple de Fabius Maximus, qui sut arrêter les progrès d’Annibal, j’examinerai, dans le chapitre suivant, si un général qui veut, à quelque prix que ce soit, livrer bataille à son adversaire, peut en être empêché par ce dernier.


CHAPITRE X.


Un général ne peut éviter la bataille quand son adversaire veut à tout prix l’y contraindre.


Cneius Sulpitius, dictator, adversus Gallos bellum trahebat, nolens se fortunœ committere advenus hostein quem tempus deteriorem in dies et locus alienus facerent. Quand il existe une erreur à laquelle tous les hommes, ou du moins la plus grande partie, se laissent prendre, je ne crois pas que ce soit un mal de la leur démontrer souvent. Aussi, quoique j’aie déjà plusieurs fois exposé combien la conduite suivie de nos jours, dans les circonstances importantes, s’éloigne de ce que faisaient les anciens, je ne crois pas superflu de revenir ici sur le même sujet. Si l’on s’écarte des principes de l’antiquité, c’est surtout dans ce qui est relatif à l’art de la guerre, où l’on n’observe plus aujourd’hui aucune des maximes auxquelles les anciens attachaient le plus d’importance.

Cet inconvénient est né de ce que les républicains et les princes ont abandonné à des mains étrangères le soin de leurs armées pour fuir plus facilement les dangers qui suivent la guerre ; et si l’on voit de nos jours un roi se mettre lui-même à la tête de ses troupes, il ne faut pas croire que cette conduite produise des résultats plus glorieux pour lui : cette résolution, quand toutefois il la prend, est plutôt le résultat d’une vaine pompe que d’un véritable amour de la gloire. Ces princes, cependant, tombent dans des erreurs moins graves en voyant quelquefois leurs armées en face, et en retenant entre leurs mains toute l’autorité du commandement, que la plupart des républiques, surtout celles d’Italie, qui, s’en reposant entièrement sur des étrangers, n’ont aucune connaissance de tout ce qui peut appartenir à la guerre, et qui, d’un autre côté, voulant paraître les maîtresses, prétendent en diriger les opérations, et commettent ainsi mille erreurs dans leurs déterminations. Quoique j’en aie déjà signalé ailleurs quelques-unes, je ne veux point passer ici sous silence une des plus importantes.

Quand ces princes fainéants, quand ces républiques efféminées mettent en campagne un général, l’ordre le plus sage qu’ils croient pouvoir lui donner est de lui défendre, sous quelque prétexte que ce soit, d’en venir à une bataille, et de se garder même du plus léger combat. Ils s’imaginent, par cette conduite, imiter la prudence de Fabius Maximus, qui sauva Rome en temporisant, sans vouloir réfléchir que le plus souvent l’ordre qu’ils lui ont imposé est inutile, ou même dangereux ; parce qu’il est évident qu’un général qui veut tenir la campagne ne peut fuir la bataille si l’ennemi a résolu de l’y obliger à quelque prix que ce soit. Lui intimer un ordre semblable, c’est lui dire : Livre bataille à la convenance de ton ennemi, et non à la tienne. En effet, pour vouloir tenir la campagne et fuir le combat, le meilleur moyen est de rester éloigné de l’ennemi de cinquante milles au moins ; d’avoir ensuite des espions fidèles qui, en vous instruisant avec soin de son approche, vous donnent le temps de vous éloigner. Il existe encore un autre parti ; c’est de vous renfermer dans une ville. Mais l’un et l’autre de ces deux partis présentent les plus grands dangers : dans le premier cas, on laisse tout le pays en proie à l’ennemi, et un prince courageux aimera mieux s’exposer aux hasards d’une bataille que de prolonger la guerre pour la ruine de ses sujets ; dans le dernier, la perte est inévitable ; car, en se renfermant dans une ville, l’ennemi ne peut manquer de venir vous y assiéger, et bientôt la famine vous contraint à vous rendre. Ainsi, embrasser l’un de ces deux partis pour éviter le combat est extrêmement dangereux.

La méthode qu’adopta Fabius Maximus de se tenir sur les hauteurs est bonne, lorsqu’on a une armée assez vaillante pour que l’ennemi n’ose venir vous attaquer au milieu des avantages de votre position. On ne peut pas dire que Fabius évitait la bataille, mais plutôt qu’il voulait la livrer à sa convenance. Si Annibal était venu le trouver, Fabius l’aurait attendu, et en serait venu aux mains avec lui ; mais Annibal n’osa jamais accepter le combat de la manière que son adversaire le lui présentait ; de sorte qu’Annibal n’évitait pas moins la bataille que Fabius. Mais si l’un des deux avait voulu la livrer à tout prix, l’autre n’avait que trois partis à prendre : les deux que nous avons déjà indiqués, ou la fuite.

La vérité de ce que j’avance est prouvée de la manière la plus manifeste par mille exemples, et surtout par les guerres que les Romains eurent à soutenir contre Philippe de Macédoine, père du roi Persée. Philippe, en effet, attaqué par les Romains, résolut d’éviter le combat ; et, pour réussir dans son dessein, il voulut suivre d’abord la même conduite que Fabius en Italie : il se campa en conséquence avec toute son armée au sommet d’une montagne et s’y fortifia considérablement, dans l’idée que les Romains n’auraient jamais le courage de venir l’y attaquer. Mais ils allèrent l’y trouver, et l’ayant combattu, ils le chassèrent de sa position. Ce prince, ne pouvant résister, fut contraint de prendre la fuite avec une partie de ses troupes : ce qui le sauva d’une ruine totale, c’est que le pays était tellement mauvais, que les Romains ne purent le poursuivre.

Ainsi Philippe ne voulait pas combattre ; mais, ayant placé son camp près des Romains, il fut obligé de prendre la fuite ; et cette expérience lui ayant appris que, lorsqu’on veut éviter le combat, il ne suffit pas de rester sur le haut d’une montagne ; et ne voulant pas, d’un autre côté, se renfermer derrière des murailles, il résolut de tenter un dernier parti, celui de se tenir éloigné d’un grand nombre de milles du camp des Romains ; de sorte que si les Romains pénétraient dans une province, il se retirait dans une autre, et paraissait soudain dans celle qu’abandonnait l’ennemi. S’apercevant enfin que traîner ainsi la guerre en longueur ne faisait qu’empirer sa position, et que ses sujets étaient également foulés par lui et par ses ennemis, il prit le parti de tenter le sort des combats, et il en vint ainsi à une bataille rangée avec les Romains.

Il est donc avantageux de ne pas combattre quand les armées présentent les avantages qu’avaient celles de Fabius ou de Cneius Sulpitius, c’est-à-dire lorsque vous possédez une armée courageuse et disciplinée, et que l’ennemi n’ose venir vous attaquer dans les positions formidables où vous vous trouvez, ou lorsque votre adversaire, ayant à peine mis le pied sur votre territoire, est aussitôt réduit à souffrir de la rareté des vivres. C’est dans ce cas qu’un tel parti est utile, par la raison qu’en donne Tite-Live : Nolens se fortunœ committere advenus hostem quem tempus deteriorem in dies et locus alienus facerent. Mais, dans toute autre position, il est aussi honteux que funeste d’éviter le combat. Fuir, en effet, comme Philippe, c’est pour ainsi dire se déclarer vaincu, et avec d’autant plus de déshonneur que l’on a donné moins de preuves de courage. S’il parvint à se sauver, un autre, que le pays ne favoriserait pas comme lui, ne serait point aussi heureux.

Personne ne contestera qu’Annibal ne fût un grand maître dans l’art de la guerre ; et lorsqu’il s’avança pour s’opposer aux progrès de Scipion en Afrique, s’il avait cru voir quelque avantage à prolonger la guerre, il l’aurait fait sans doute ; et peut-être que, habile capitaine comme il l’était, ayant sous ses ordres une armée aguerrie, il aurait pu y réussir aussi bien que Fabius en Italie ; mais, puisqu’il ne prit pas ce parti, il y a lieu de croire que quelque motif puissant le détermina. En effet, un prince qui est parvenu à rassembler une armée, mais qui, faute d’argent ou d’alliés, s’aperçoit qu’il ne pourra la retenir longtemps encore, est un insensé s’il ne tente pas la fortune avant que son armée soit dissoute ; car, en temporisant, il s’expose au péril certain de perdre ce que la victoire pourrait lui procurer. Une autre considération également importante, c’est que, même au risque de se perdre, c’est la gloire qu’on doit désirer d’acquérir ; et il y a plus de gloire à céder à la force, qu’à succomber sous tout autre inconvénient. Annibal dut donc être déterminé par une nécessité aussi puissante.

D’un autre côté, quand Annibal eût différé la bataille, ou quand Scipion n’eût point osé aller l’attaquer dans ses retranchements, ce dernier général n’avait point à craindre le besoin : il avait déjà vaincu Syphax ; et ses conquêtes en Afrique étaient tellement étendues, qu’il pouvait y rester avec autant de sécurité et de ressources qu’en Italie. La situation d’Annibal à l’égard de Fabius, et celle des Gaules envers Sulpitius, étaient toutes différentes.

Celui-là peut moins encore éviter le combat, dont l’armée envahit un territoire ennemi : s’il peut y pénétrer, il faut, dans le cas où son adversaire s’avancerait à sa rencontre, en venir nécessairement aux mains avec lui ; et s’il met le siége devant une ville, il s’expose d’autant plus à la nécessité de combattre. C’est ce qui est arrivé de nos jours à Charles, duc de Bourgogne : il formait le siége de Morat, ville des Suisses, qui l’attaquèrent et le mirent en déroute ; un pareil désastre accabla l’armée française pendant le siége de Novare, lorsqu’elle fut également défaite par le même peuple.


CHAPITRE XI.


Celui qui a à lutter contre de nombreux adversaires parvient à l’emporter, malgré son infériorité, s’il peut soutenir le premier choc.


La puissance des tribuns du peuple à Rome était extrêmement étendue ; mais, comme nous l’avons dit plusieurs fois, elle était nécessaire. Comment aurait-on pu sans elle mettre un frein à l’ambition des nobles, qui aurait corrompu la république bien longtemps avant le temps où la corruption se glissa dans son sein ? Néanmoins, comme chaque institution renferme en elle-même, ainsi que je l’ai déjà dit, un mal qui lui est propre, et qui enfante des accidents nouveaux, il est indispensable de recourir à des mesures nouvelles.

La puissance tribunitienne, enorgueillie par son propre pouvoir, devint redoutable à la noblesse et à tous les citoyens de Rome ; et il en serait résulté quelque accident funeste à la liberté, si Appius Claudius n'avait fait voir de quelle manière il fallait se défendre de l’ambition des tribuns. Comme il se trouvait toujours parmi eux quelque homme faible ou corruptible, ou ami du bien public, on lui inspirait l’idée de s’opposer à la volonté de ses collègues toutes les fois qu’ils voulaient mettre en avant quelque motion contraire aux désirs du sénat. Ce remède tempéra d’une manière efficace cette grande autorité, et fut pendant longtemps favorable à la république.

C’est ce qui m’a fait penser que toutes les fois que plusieurs hommes puissants se réunissent contre un adversaire également puissant, quoique leurs forces réunies soient plus considérables que celles de leur rival, néanmoins on doit plus espérer encore en celui qui est seul, quoique moins fort, que dans le plus grand nombre, quoique extrêmement puissant. Sans parler des ressources dont un homme seul peut mieux se prévaloir que plusieurs, ressources qui sont infinies, il arrivera toujours qu’il lui sera facile, quand il voudra user d’un peu d’adresse, de semer la mésintelligence parmi le grand nombre, et d’affaiblir ainsi ce corps qui semblait si robuste. Je ne rapporterai à ce sujet aucun exemple de l’antiquité, quoique ces exemples ne me manquassent pas ; je me contenterai de quelques-uns arrivés de nos jours.

En 1484, toute l’Italie conspira contre les Vénitiens ; ils touchaient à leur perte, et leur armée ne pouvait plus tenir la campagne, lorsqu’ils corrompirent le seigneur Lodovico, qui gouvernait Milan ; et par un traité, fruit de la corruption, ils recouvrèrent non-seulement toutes les villes qu’ils avaient perdues, mais ils purent usurper une portion des États de Ferrare : ainsi ceux que la guerre avait dépouillés durent leur agrandissement à la paix.

Il y a quelques années, toute l’Europe se ligua contre la France ; néanmoins, avant la fin de la guerre, l’Espagne abandonna les alliés, fit son accord avec ce royaume ; de sorte que peu de temps après les autres confédérés se virent contraints à leur tour de conclure la paix.

Ainsi, toutes les fois que vous verrez une foule d’ennemis se déclarer contre un seul, vous pouvez, sans aucun doute, regarder comme certain que celui qui est seul demeurera vainqueur, pourvu que ses forces soient assez grandes pour pouvoir résister aux premières attaques, et qu’en temporisant il puisse attendre un moment plus favorable ; parce qu’autrement il serait exposé à mille dangers : c’est ce qui arriva aux Vénitiens en 1508. S’ils avaient pu temporiser avec l’armée française, et avoir le temps de gagner quelques-uns de ceux qui étaient ligués contre eux, ils auraient évité les désastres qui les accablèrent ; mais n’ayant pas des armes assez fortes pour arrêter les ennemis, et par conséquent n’ayant pas eu le temps de mettre la désunion parmi les alliés, ils succombèrent. En effet, à peine le pape eut-il recouvré ce qui lui appartenait, qu’on le vit leur rendre son amitié, et l’Espagne en faire autant ; ces souverains, s’ils l’avaient pu, auraient bien volontiers conservé à Venise les États de Lombardie, contre la France, afin de ne pas accroître la puissance de ce royaume en Italie. Les Vénitiens pouvaient donc céder une partie de leurs possessions pour préserver le reste ; et s’ils avaient pris ce parti à temps, et que leur conduite n’eût pas semblé dictée par la nécessité, qu’elle eût même prévenu les premières hostilités, c’eût été une démarche très-sage ; une fois la guerre déclarée, elle était honteuse, et elle ne fut même pour eux d’aucun profit. Mais, avant les premiers mouvements de guerre, peu de citoyens dans Venise savaient prévoir les dangers qui menaçaient la république ; trop peu en voyaient le remède, et personne n’était capable de le conseiller.

Pour en revenir à mon sujet, je termine en disant que, comme le sénat romain trouva dans le grand nombre des tribuns un remède à leur ambition, de même tout prince attaqué par de nombreux ennemis triomphera de leurs efforts, toutes les fois qu’il saura employer avec prudence les moyens de semer la désunion parmi eux.


CHAPITRE XII.


Un sage capitaine doit mettre ses soldats dans la nécessité de se battre, et procurer à ses ennemis toutes les occasions d’éviter le combat.


J’ai déjà parlé plusieurs fois de l’utile influence qu’exerce la nécessité sur les actions des hommes, et combien de fois elle les a élevés au comble de la gloire ; j’ai dit que des philosophes moralistes avaient écrit que la langue et la main de l’homme, ces deux plus nobles instruments de sa gloire, et qui ont élevé au degré de grandeur et de perfection où nous les voyons les monuments de la sagesse humaine, n’auraient obtenu que des résultats imparfaits, si elles n’avaient été excitées par la nécessité.

Les capitaines de l’antiquité, convaincus du pouvoir de la nécessité, et combien elle redouble l’ardeur des troupes dans le combat, employaient toutes les ressources de leur génie à placer leurs soldats dans l’obligation de lui obéir. Mais, d’un autre côté, ils n’étaient pas moins attentifs à en dégager leurs adversaires. Aussi les voyait-on quelquefois ouvrir à l’ennemi les chemins mêmes qu’ils auraient pu lui fermer, et fermer à leurs propres soldats ceux qu’ils pouvaient laisser ouverts. Ainsi donc, celui qui veut qu’une ville se défende avec obstination, ou qu’une armée combatte en pleine campagne avec la dernière vigueur, doit, sur toutes choses, faire ses efforts pour que le cœur des soldats qui ont à combattre soit pénétré de cette nécessité.

D’où il résulte qu’un capitaine habile, qui serait chargé de se rendre maître d’une ville, doit mesurer la facilité ou la difficulté de l’emporter sur la nécessité plus ou moins grande qu’a l’ennemi de se défendre. S’il connaît qu’elle ait de puissants motifs de résister, il doit s’attendre que son attaque éprouvera de grands obstacles : dans le cas contraire, il ne peut rencontrer une vive résistance. Aussi voit-on que les villes, après une révolte, sont plus difficiles à emporter que celles qu’on assiége pour la première fois ; car, n’ayant au commencement aucun châtiment à redouter, elles se soumettent sans peine ; mais quand elles se sont révoltées, comme il leur semble qu’elles se sont rendues coupables, et que, par conséquent, elles redoutent le châtiment, il est bien plus difficile de les emporter.

Cette obstination peut avoir encore sa source dans les haines naturelles que des monarchies ou des républiques voisines nourrissent les unes contre les autres, et qui naissent de l’ambition de dominer ou de la jalousie qu’inspirent leurs États ; ce qui a lieu surtout parmi les républiques, et ce que prouve la Toscane. Ces jalousies et ces haines qui règnent entre elles mettront toujours de grandes difficultés à ce qu’elles se subjuguent mutuellement. Cependant, si l’on examine attentivement quels sont les voisins de la ville de Florence et ceux qui environnent Venise, on ne s’étonnera pas, comme beaucoup de personnes, que Florence, quoiqu’elle ait plus dépensé pour la guerre, ait cependant moins gagné que Venise ; tout provient de ce que les villes qui entourent Venise se sont défendues avec moins d’obstination que celles que Florence a conquises. Les villes voisines de la première, accoutumées à vivre sous un prince, ne connaissaient pas la liberté ; et aux peuples habitués à la servitude, il est indifférent de changer de maître ; souvent même ils le désirent. Ainsi Venise, quoiqu’elle ait eu des voisins plus puissants que ceux de Florence, ayant trouvé leurs villes moins obstinées à la défense, a pu les vaincre plus facilement que ne l’a pu faire cette dernière, entourée de toutes parts de villes indépendantes.

Pour en revenir à mon premier point, un capitaine qui assiége une place doit donc employer toutes ses ressources à ôter aux assiégeants la nécessité de se défendre, et, de cette manière, éteindre en eux le désir d’une résistance opiniâtre, soit en leur promettant le pardon, s’ils redoutent le châtiment ; et, s’ils craignaient pour leur liberté, en leur persuadant qu’on n’en veut pas au bien général, mais seulement au petit nombre d’ambitieux qui les asservissent. Voilà ce qui tant de fois a facilité les entreprises et la reddition d’une ville. Quoique les fausses couleurs dont on couvre ces promesses frappent aisément tous les yeux, et surtout ceux des sages, elles séduisent facilement les peuples ; et désireux du repos présent, ceux-ci détournent leurs regards des piéges qu’on leur tend sous les vastes promesses. C’est ainsi qu’une multitude de villes sont tombées sous le joug de la servitude : tel fut de notre temps le sort de Florence ; tel fut celui de Crassus et de son armée : quoique convaincu de la mauvaise foi des Parthes, qui ne faisaient de promesses à ses soldats que pour leur ôter la nécessité de se défendre, Crassus ne put jamais parvenir à leur faire désirer le combat, tant ils étaient aveuglés par les offres pacifiques que leur faisait l’ennemi, comme on peut le voir en lisant la vie de ce général.

Les Samnites, excités par l’ambition d’un petit nombre de leurs citoyens, avaient violé le traité qu’ils venaient de conclure, et se répandant sur les terres des alliés des Romains, ils les avaient livrées au pillage ; bientôt après, cependant, ils envoyèrent à Rome des ambassadeurs pour implorer la paix et offrir de restituer tout ce qu’on avait enlevé, en livrant les auteurs du trouble et du pillage : leurs offres furent repoussées, et ils retournèrent à Samnium sans espoir d’accommodement. Claudius Pontius, qui commandait alors l’armée samnite, leur fit voir, dans un discours remarquable, que les Romains voulaient la guerre à tout prix, et que quelque désir qu’ils eussent eux-mêmes de la paix, il fallait obéir à la nécessité qui les contraignait à combattre. Voici ses paroles : Justum est bellum, quibus est necessarium ; et pia arma, quibus nisi in armis spes est. C’est sur cette nécessité que lui-même et son armée fondèrent l’espoir de la victoire.

Mais, pour ne plus revenir sur ce sujet, je crois devoir citer encore quelques exemples qui m’ont paru les plus remarquables dans l’histoire romaine.

Caïus Manilius était allé avec son armée à la rencontre des Véïens ; une partie de l’armée ennemie ayant pénétré dans ses retranchements, Manilius accourut avec une troupe d’élite ; et, pour ôter aux Véïens tout espoir de salut, il leur ferma toutes les issues du camp. L’ennemi se voyant ainsi renfermé, combattit avec le courage du désespoir, tua Manilius lui-même, et aurait entièrement écrasé les restes de l’armée romaine, si la prudence d’un tribun n’eût ouvert un passage. Cet exemple prouve que tant que la nécessité contraignit les Véïens à combattre, ils se défendirent avec fureur ; mais qu’aussitôt qu’ils aperçurent un passage, ils songèrent bien plus à la fuite qu’au combat.

Les Volsques et les Éques avaient pénétré avec leur armée sur le territoire de Rome. On envoya les consuls pour s’opposer à leur invasion. Pendant la durée du combat, l’armée des Volsques, que commandait Vetius Messius, se trouva tout à coup renfermée entre ses retranchements qu’occupaient déjà les Romains, et la seconde armée consulaire. Voyant qu’il ne lui restait plus qu’à mourir ou à s’ouvrir une route par le fer, Vetius adressa ce discours à ses soldats : Ite mecum ; non murus, nec vallum, sed armati armatis obstant : virtute pares, necessitate, quæ ultimum ac maximum telum est, superiores estis.

Ainsi, Tite-Live lui-même appelle cette nécessité : ULTIMUM AC MAXIMUM TELUM.

Camille, le plus prudent de tous les capitaines que Rome ait possédés, venait de pénétrer avec son armée dans la ville de Véïes ; pour en faciliter la prise et ôter à l’ennemi toute nécessité de se défendre davantage, il fit publier, de manière que tout le monde l’entendit, la défense de faire le moindre tort à tous ceux qui seraient désarmés ; aussitôt les Véïens s’empressèrent de jeter leurs armes, et la ville fut prise, pour ainsi dire, sans effusion de sang. Cette conduite a, par la suite, servi de modèle à un grand nombre de capitaines.


CHAPITRE XIII.


Lequel doit inspirer plus de sécurité, ou un bon général qui commande une armée peu courageuse, ou une vaillante armée que dirige un faible général.


Coriolan, banni de Rome, se réfugia chez les Volsques : ayant réuni parmi eux une armée pour se venger de ses concitoyens, il vint assiéger Rome, d’où l’éloigna plutôt sa piété envers sa mère, que les forces des Romains.

Tite-Live se sert de cet exemple pour prouver que la république romaine dut sa grandeur bien plus à l’habileté de ses généraux qu’au courage de ses soldats ; il fait remarquer à cette occasion que les Volsques, qui jusqu’alors avaient été vaincus, sont vainqueurs à leur tour dès qu’ils ont pour chef Coriolan.

Quoique Tite-Live énonce cette opinion, cependant on voit en plusieurs endroits de son histoire que les armées romaines, privées de général, ont donné des preuves admirables de leur courage ; qu’elles se sont montrées plus disciplinées et plus terribles après la mort des consuls qu’avant leur trépas ; comme on le voit par la conduite de l’armée que les Romains avaient en Espagne sous la conduite des Scipion. Ces deux généraux ayant été tués, l’armée, par son seul courage, parvint non-seulement à se sauver, mais à vaincre l’ennemi, et à conserver à la république cette importante province.

Si l’on parcourt attentivement cette série de faits, on trouvera une foule d’exemples où le courage seul des soldats a remporté la victoire, ainsi qu’un grand nombre d’autres où elle a été due à l’habileté du capitaine, de sorte qu’il est évident que l’armée et son chef ont mutuellement besoin l’un de l’autre.

Il faut examiner d’abord ce qu’on doit le plus redouter, ou une bonne armée mal commandée, ou une mauvaise armée avec un bon général. Si l’on s’en tenait là-dessus à ce que disait César, on n’estimerait pas l’une plus que l’autre ; car lorsqu’il se rendit en Espagne pour y combattre Afranius et Petreius qui commandaient une armée pleine de courage, il dit qu’il n’en faisait nul cas : Quia ibat ad exercitum sine duce ; faisant sentir par ces paroles l’incapacité des chefs. Quand, au contraire, il passa en Thessalie pour s’opposer à Pompée, il dit : Vado ad ducem sine exercitu.

On peut examiner encore une autre question. Est-il plus facile à un bon capitaine de créer une bonne armée, qu’à une bonne armée de former un bon capitaine ? Sur quoi je dis que la question parait être décidée ; car il semble qu’une réunion de braves trouvera plus aisément le moyen d’instruire un seul homme ou de lui inspirer du courage, qu’il ne le serait à un seul de réformer une multitude.

Lorsque Lucullus fut envoyé pour combattre Mithridate, il n’avait aucune expérience de la guerre : néanmoins, la brave armée qu’il commandait, et qui possédait tant de chefs aguerris, en fit en peu de temps un excellent général.

D’un autre côté, les Romains, à défaut d’hommes libres, avaient été obligés d’armer un assez grand nombre d’esclaves dont ils confièrent l’instruction à Sempronius Gracchus, qui parvint en peu de temps à en faire une excellente armée. Épaminondas et Pélopidas, après avoir délivré Thèbes, leur patrie, du joug des Lacédémoniens, firent bientôt des paysans thébains des soldats pleins de courage, capables non-seulement de résister aux troupes spartiates, mais même d’en triompher.

Le succès paraît devoir être le même dans les deux cas, parce que le bon peut trouver le bon. Cependant une bonne armée, sans un bon chef, devient ordinairement insolente et dangereuse, comme il arriva à l’armée des Macédoniens après la mort d’Alexandre, ou comme étaient les vétérans dans les guerres civiles.

Je suis donc convaincu qu’on doit avoir plus de confiance en un capitaine qui aurait le loisir d’instruire ses soldats, et la facilité de les armer, qu’en une armée indisciplinée qui aurait choisi son chef d’une manière tumultueuse. Aussi doit-on décerner une double gloire et une double louange à ces capitaines qui non-seulement ont triomphé de l’ennemi, mais qui, avant d’en venir aux mains, ont été contraints de former leur armée et de la plier à la discipline. Ils ont montré par cette conduite un double talent : exemple d’autant plus rare et plus difficile, que si une semblable lâche avait été imposée à un grand nombre de capitaines illustres, bien peu d’entre eux auraient mérité leur réputation.


CHAPITRE XIV.


Des effets que produisent les inventions nouvelles qui apparaissent au milieu du combat, et les paroles inattendues que l’on y fait entendre.


On a vu, par une foule d’exemples, de quelle importance peut être, dans une émeute ou dans une bataille, un nouvel incident résultant d’une parole ou d’un événement inattendu. Un des plus frappants est ce qui arriva lors de la bataille que les Romains livrèrent aux Volsques, et pendant laquelle le consul Quintius, s’apercevant qu’une des ailes de son armée faiblissait, se mit à crier de tenir ferme, parce que l’autre aile était victorieuse. Ces paroles rendirent le courage à ses troupes, épouvantèrent les ennemis, et assurèrent la victoire.

Si de semblables paroles ont tant d’influence sur une armée bien disciplinée, combien cette influence n’est-elle pas plus puissante sur des troupes sans règle et sans ordre, qui se laissent toujours entraîner par un semblable tourbillon ! Je veux en rapporter un exemple remarquable de nos jours.

Il y a quelques années que la ville de Pérouse se trouvait partagée entre la faction des Oddi et celle des Baglioni : ces derniers triomphaient ; les autres étaient dans l’exil. Les Oddi ayant rassemblé une armée, à l’aide de leurs amis, se réunirent dans une place voisine de Pérouse, qui leur appartenait : à la faveur des intelligences qu’ils avaient conservées dans la ville, ils parvinrent à y pénétrer pendant la nuit, et ils étaient sur le point de s’emparer de la place publique sans avoir été découverts. Comme toutes les issues de chaque rue sont fermées par des chaînes de fer qui interdisent le passage, la troupe des Oddi avait à sa tête un homme qui, avec une masse de fer, brisait toutes les serrures de ces chaînes, afin d’ouvrir un passage aux chevaux ; il ne restait plus à briser que celle qui débouchait sur la place : déjà on avait appelé le peuple aux armes ; mais celui qui rompait les chaînes, trop pressé par la foule qui se précipitait derrière lui, et ne pouvant à son aise lever le bras pour frapper, se mit à crier, afin de se ménager un peu d’espace : Reculez donc en arrière ! Ce dernier mot seul, en arrière, courant de rang en rang, commença à faire fuir ceux qui se trouvaient en queue ; et peu à peu une telle épouvante saisit toute la troupe, qu’elle se dispersa d’elle-même dans le plus grand désordre. Et c’est par un si faible incident que s’évanouit le projet des Oddi.

On doit donc considérer que l’ordre est essentiel dans une armée, non-seulement pour pouvoir combattre sans confusion, mais pour que le moindre incident ne puisse y répandre le trouble. C’est par cette raison seule que les masses populaires sont absolument inutiles dans une armée, où le moindre tumulte, une seule parole, le plus léger bruit, suffisent pour les épouvanter et les obliger à la fuite. Aussi un capitaine habile, parmi ses dispositions, doit régler quelles sont les personnes qui seront chargées de prendre ses ordres pour aller les transmettre aux autres corps de l’armée ; il doit habituer ses troupes à ne croire qu’à ce que leur disent leurs chefs habitués eux-mêmes à ne répéter que les ordres qu’il leur a confiés. Si l’on ne se conforme pas exactement à ces dispositions, il en résulte souvent les désordres les plus funestes.

Quant à l’apparition d’objets inusités, un général habile doit employer toute son industrie à en faire naître quelques-uns tandis que les armées sont aux prises, afin d’inspirer du courage à ses troupes, et de l’éteindre dans le cœur des ennemis : parmi tous les moyens d’obtenir la victoire, celui-là est un des plus efficaces. On peut citer à ce sujet l’action du dictateur Caïus Sulpitius. Au moment de livrer bataille aux Gaulois, il fit armer tous les valets et les gens inutiles de l’armée, les fit monter sur les mulets et autres bêtes de somme, leur donna des armes et des drapeaux susceptibles de les faire prendre pour de la cavalerie réglée ; il les posta derrière une colline, leur ordonna de se montrer à un signal qu’il leur donnerait lorsque la bataille serait dans toute sa force, et de s’offrir aux yeux de l’ennemi : ce stratagème ainsi réglé, et exécuté comme il l’avait prescrit, inspira une telle épouvante aux Gaulois qu’ils perdirent la bataille.

Ainsi donc un habile capitaine doit faire attention à deux choses : l’une de tâcher, par quelques-unes de ces inventions nouvelles, d’inspirer de la terreur à ses ennemis ; l’autre de se tenir prêt à déjouer tous les stratagèmes que l’ennemi pourrait tenter contre lui, et les rendre inutiles. Telle fut la conduite du roi des Indes envers Sémiramis. Cette reine, remarquant que le roi avait un grand nombre d’éléphants, pour l’épouvanter à son tour et lui montrer qu’elle n’en possédait pas moins que lui, en fit faire un certain nombre avec des peaux de buffle et de vache, les mit sur des chameaux et les envoya ainsi en avant ; mais le roi découvrit la ruse ; et ce stratagème, inutile à Sémiramis, tourna même à son détriment.

Mamercus avait été nommé dictateur contre les Fidénates. Ce peuple, pour jeter l’épouvante dans l’armée romaine, ordonna qu’au plus fort du combat un certain nombre de soldats sortissent de Fidène avec des feux au bout de leurs lances, dans l’espoir que les Romains, étonnés de la nouveauté de ce spectacle, rompraient leurs rangs et fuiraient en désordre.

On doit ici remarquer que plus ces stratagèmes ont l’apparence de la réalité, plus on peut les employer sans balancer. Comme ils ont pour ainsi dire un fondement solide, on ne saurait, au premier coup d’œil, en découvrir toute la faiblesse ; mais lorsqu’ils ont plus d’apparence que de réalité, il est bon, ou de ne pas s’en servir, ou, si l’on en fait usage, de les tenir assez éloignés des regards pour qu’on ne puisse facilement en découvrir le mensonge : c’est ce que fit Caïus Sulpitius avec ses valets d’armée. En effet, lorsque ces stratagèmes ne renferment qu’une vaine apparence, elle frappe bientôt tous les yeux ; et loin de vous servir, ils vous deviennent funestes : comme le prouve ce qui arriva à Sémiramis avec ses éléphants, et aux Fidénates avec leurs feux. Les Romains, il est vrai, éprouvèrent d’abord quelque émotion ; mais le dictateur étant accouru, leur demanda s’ils n’avaient pas honte de fuir la fumée, comme les abeilles, et leur imposa l’obligation de revenir sur l’ennemi, en s’écriant : Suis flammis delete Fidenas, quas vestris beneficiis placare non potuistis. Ainsi cette ruse que les Fidénates avaient imaginée ne leur servit en rien, et ils furent vaincus dans la bataille.


CHAPITRE XV.


Une armée ne doit obéir qu’à un seul général, et non à plusieurs, et la multiplicité des chefs est dangereuse.


Les Fidénates s’étaient révoltés, et avaient massacré la colonie envoyée à Fidène par les Romains. Rome, pour venger cet outrage, créa quatre tribuns avec autorité consulaire : l’un d’entre eux fut laissé à la garde de la ville, et l’on fit marcher les trois autres contre les Fidénates et les Véïens ; mais, comme ces tribuns étaient divisés entre eux, le déshonneur fut tout ce qu’ils rapportèrent d’une expédition que la valeur seule des troupes empêcha de devenir funeste.

En conséquence, les Romains, s’apercevant de leur imprudence, eurent recours à la création d’un dictateur, afin que la présence d’un seul chef rétablît l’ordre que trois avaient troublé. Cet exemple démontre l’inutilité de plusieurs commandants dans une armée ou dans une ville obligée de se défendre ; et Tite-Live ne peut s’expliquer plus clairement à ce sujet, qu’en écrivant ces paroles : Tres tribuni potestate consulari documente fuere quam plurium imperium bello inutile esset ; tendendo ad sua quisque consilia, cum alii aliud videretur, aperuerunt ad occasionem locum hosti.

Quoique ce fait prouve, d’une manière assez évidente, l’inconvénient qu’entraîne à sa suite la multiplicité des chefs, je veux, pour le faire mieux sentir, en rapporter encore quelques-uns, tant anciens que modernes.

En 1500, lorsque le roi de France Louis XII eut repris Milan, il envoya une partie de ses troupes à Pise, pour restituer cette ville aux Florentins, qui, de leur côté, nommèrent pour commissaires Giovanbatista Ridolli et Luca degli Albizzi, fils d’Antonio. Giovanbatista était un homme d’une grande réputation, auquel son âge avait donné une plus longue expérience des affaires ; aussi Luca lui laissait-il tout gouverner. Mais s’il ne témoignait pas ouvertement son ambition, en s’opposant aux vues de son collègue, il la manifestait par son silence, et par l’insouciance et le dégoût qu’il montrait pour les affaires ; de sorte que, loin de diriger les opérations de la guerre, soit par ses conseils, soit par ses actions, on l’eût pris pour un homme rempli d’incapacité. Il fit bientôt voir cependant tout le contraire : un accident ayant obligé Giovanbatista à retourner à Florence, Luca, demeuré seul à la tête des affaires, découvrit, par son courage, son habileté et ses conseils, tout ce qu’il valait ; toutes qualités qui furent inutiles à la république tant qu’il eut un collègue à ses côtés.

Je citerai de nouveau, à l’appui de cet exemple, un passage de Tite-Live. Il rapporte que les Romains ayant envoyé contre les Éques Quintius et Agrippa son collègue, ce dernier exigea que toute la conduite de la guerre fût confiée à Quintius, et il dit : Saluberrimum in administrations magnarum rerum est summam imperii apud unum esse.

Nos républiques et nos princes suivent une conduite bien différente : ils ont l’habitude d’envoyer, pour diriger les opérations, plusieurs commissaires ou plusieurs généraux, sans s’apercevoir des désordres incalculables qui en résultent. Si l’on voulait rechercher quelle a été la cause de la ruine de tant d’armées italiennes et françaises que nous avons vue de nos jours, on serait convaincu que cette habitude en a été la plus puissante.

Concluons donc qu’il est moins dangereux de charger d’une expédition importante un homme seul, quoique doué d’une capacité ordinaire, que deux hommes supérieurs, revêtus d’une égale autorité.


CHAPITRE XVI.


Dans les temps difficiles, c’est au vrai mérite que l’on a recours ; et lorsque tout est tranquille, ce ne sont pas les hommes vertueux, mais ceux que distinguent leurs richesses ou leurs alliances, qui obtiennent le plus de faveur.


On a vu et l’on verra toujours que les hommes rares et éminents en vertu, qui brillent au sein d’une république, sont négligés lorsque les temps sont paisibles : l’envie, qui accompagne la réputation que leur ont méritée leurs grandes qualités, excite contre eux une foule de citoyens qui non-seulement se croient leurs égaux, mais se prétendent même supérieurs à eux. Thucydide, historien grec, renferme à ce sujet un passage très-remarquable. Il dit que la république d’Athènes, ayant terminé à son avantage la guerre du Péloponèse, dompté l’orgueil de Lacédémone, et soumis à son joug la Grèce presque entière, acquit une telle prépondérance, qu’elle forma le projet de s’emparer de la Sicile. Cette entreprise fut mise en délibération devant le peuple d’Athènes. Alcibiade et quelques autres citoyens voulaient qu’elle eût lieu ; mais ce n’était pas l’intérêt public qui les dirigeait, c’était leur ambition personnelle, dans la pensée qu’ils seraient les chefs de l’entreprise. Alors Nicias, le citoyen le plus illustre d’Athènes à cette époque, voulant dissuader le peuple de ce projet, crut, en le haranguant, ne pouvoir le convaincre par un argument plus pressant, qu’en lui faisant voir que le conseil qu’il lui donnait de ne point entreprendre cette guerre était contraire à ses propres intérêts ; car tant qu’Athènes demeurait en paix, il savait qu’une infinité de citoyens prétendaient le surpasser ; mais que si la guerre venait à se déclarer, il avait la conviction que nul citoyen ne lui serait supérieur, ni même égal.

On voit donc qu’un des vices des gouvernements populaires est de dédaigner en temps de paix les hommes supérieurs. Cet oubli est pour eux une double source de mécontentement : l’une, en se trouvant privée du rang qu’ils méritent ; l’autre, en voyant regarder comme leurs égaux, et même leurs supérieurs, des hommes méprisables ou moins capables qu’eux. Ces abus ont été, pour les républiques, une source continuelle de désordres ; parce que les citoyens qui se croient injustement méprisés, et qui savent trop bien que cet oubli ne doit être attribué qu’aux temps de paix et de tranquillité, s’efforcent de faire naître des troubles en allumant des guerres nouvelles, préjudiciables aux intérêts de la république.

En réfléchissant aux remèdes qu’on pourrait opposer à ce désordre, on en trouvera deux : le premier est de maintenir les citoyens dans la pauvreté, afin que les richesses, sans la vertu, ne puissent corrompre ni eux ni les autres ; le second est de diriger toutes les institutions vers la guerre, de manière à y être toujours préparé, et à sentir sans cesse le besoin d’hommes habiles, comme le fit Rome dans les premiers temps de son existence. L’habitude d’avoir toujours une armée en campagne donnait place sans cesse au courage des citoyens ; on ne pouvait alors ravir à nul d’entre eux le grade qu’il avait mérité, pour le donner à celui qui ne le méritait pas : si cela avait lieu, ou par erreur, ou pour tenter un essai, il en résultait bientôt pour la république des désordres si grands ou de si grands périls, que l’on rentrait bien vite dans le véritable chemin.

Mais les républiques, dont les institutions ont un autre esprit, et qui ne font la guerre que quand la nécessité les y contraint, ne peuvent se mettre à l’abri de cet inconvénient ; au contraire, elles semblent s’y précipiter ; et l’on verra toujours naître le trouble dans leur sein, si le citoyen courageux qu’on néglige est vindicatif, ou s’il possède dans l’État des relations et du crédit. Si Rome sut se défendre pendant longtemps de cet abus, à peine eut-elle vaincu Carthage et Antiochus, que, n’ayant plus rien à redouter de la guerre, elle crut pouvoir également confier le commandement des armées à tous ceux qui le briguaient, moins déterminée par leur valeur que par les autres qualités qui pouvaient leur mériter la faveur du peuple. Paul Émile s’était mis plusieurs fois sur les rangs pour obtenir le consulat ; il avait toujours été rejeté ; mais aussitôt que la guerre de Macédoine eut éclaté, il obtint tous les suffrages, et on lui en confia la conduite d’un consentement unanime, tant cette guerre semblait périlleuse.

Depuis 1494, la ville de Florence avait eu de nombreuses guerres à soutenir. Tous les citoyens chargés de les diriger y avaient échoué, lorsque le hasard en fit découvrir un au sein de la république, qui sut montrer de quelle manière il fallait commander une armée : c’était Antonio Giacomini. Tant qu’il y eut à soutenir des guerres périlleuses, l’ambition des autres citoyens se tut, et il ne rencontra jamais aucun compétiteur lorsqu’il fut question d’élire un commissaire de l’armée ou un général ; mais lorsqu’il n’y eut plus de guerres qui présentassent du danger ; lorsqu’elles n’offrirent plus que des honneurs et un rang, il trouva tant de rivaux, que quand il fallut élire trois commissaires pour diriger le siége de Pise, on le laissa dans l’oubli. Quoiqu’on ne puisse prouver sans réplique que l’État ait eu à souffrir de n’en avoir pas chargé Antonio, on peut néanmoins le conjecturer aisément ; car les Pisans n’ayant plus ni vivres ni moyens de défense, Antonio, s’il eût été présent, les aurait pressés avec tant de vigueur, qu’ils se seraient rendus à discrétion aux Florentins. Mais, se voyant assiégés par des chefs qui ne savaient ni les resserrer ni les emporter de vive force, ils traînèrent le siége tellement qu’ils forcèrent les Florentins à acheter ce que pouvait leur donner la force des armes. Un tel oubli aurait pu avec justice irriter Antonio, et il fallait toute sa patience et toute sa vertu pour ne pas désirer de se venger, ou par la ruine de sa patrie, s’il eût pu le faire, ou par la perte de quelques-uns de ses rivaux : danger dont une république doit surtout se préserver, comme nous l’exposerons dans le chapitre suivant.

CHAPITRE XVII.


Il ne faut point outrager un citoyen, et lui confier ensuite ou un emploi ou un gouvernement important.


Un gouvernement doit faire attention à ne jamais confier une administration importante à quelqu’un qui aurait reçu une sanglante injure.

Claude Néron, ce fameux consul qui, s’éloignant de l’armée avec laquelle il s’opposait aux progrès d’Annibal, alla se réunir avec une partie de ses troupes à l’autre consul qui se trouvait dans la Marche d’Ancône, afin de combattre Asdrubal avant qu’il eût pu rejoindre Annibal, son frère ; Claude Néron, dis-je, s’était trouvé précédemment en Espagne, en présence du même Asdrubal, et l’avait resserré dans une position tellement désavantageuse, qu’il fallait ou qu’il combattît, ou qu’il mourût faute de vivres. Mais Asdrubal sut tellement l’amuser par de fausses démarches d’accommodement, qu’il parvint à s’échapper de ses mains, et à lui enlever cette occasion de le vaincre. Cet événement, à peine connu dans Rome, excita contre Néron le mécontentement du sénat et du peuple ; toute la ville se répandit en invectives contre lui, et il ne put voir sa honte sans indignation. Mais, ayant depuis été nommé consul et envoyé pour combattre Annibal, il prit la résolution dont nous venons de parler. Rome, qu’elle exposait aux plus imminents dangers, en demeura saisie de trouble et d’épouvante, jusqu’au moment où l’on reçut la nouvelle de la défaite d’Asdrubal. Comme on demanda par la suite à Néron quel motif l’avait engagé à tenter un parti si dangereux, et où, sans y être contraint par une extrême nécessité, il avait joué pour ainsi dire la liberté de Rome, il répondit qu’il s’y était déterminé parce qu’il n’ignorait pas que, s’il réussissait, il recouvrait toute la gloire qu’il avait perdue en Espagne ; tandis que, s’il eût échoué, et que son entreprise eût présenté un résultat contraire à celui dont il s’était flatté, il aurait montré du moins comment il aurait su se venger d’une ville et de citoyens qui l’avaient offensé avec si peu de ménagement et tant d’ingratitude.

Si le ressentiment d’une telle injure a eu tant de pouvoir sur un citoyen romain, et dans un temps où Rome n’était pas encore corrompue, combien ne doit-il pas aigrir plus profondément encore le citoyen d’une ville tout autre que ne l’était Rome à cette époque ! Comme on ne peut indiquer un remède certain à ces inconvénients, qui sont inhérents au gouvernement républicain, il en résulte l’impossibilité d’établir une république perpétuelle, parce que mille chemins divers la conduisent à sa ruine.



CHAPITRE XVIII.


Rien n’est plus digne d’un capitaine habile que de pressentir les desseins de l’ennemi.


Le Thébain Épaminondas disait que rien n’était plus nécessaire et plus avantageux à un général que de connaître les projets et les résolutions de l’ennemi. Comme il est difficile d’obtenir cette connaissance, celui-là mérite d’autant plus de louange qui fait si bien qu’il les devine. Quelquefois même il est plus facile de pénétrer les projets de l’ennemi, qu’il ne l’est de savoir ce qu’il fait ; et quelquefois aussi, de deviner les mouvements qu’il opère à de grandes distances, que ceux qu’il exécute inopinément et près de nous. Combien de fois, après une bataille que la nuit seule avait fait cesser, le vainqueur ne s’est-il pas cru vaincu, et le vaincu victorieux ! Cette erreur a souvent inspiré des déterminations funestes au salut de celui qui les a prises ; comme le prouve l’exemple de Brutus et de Cassius, auxquels une semblable erreur arracha tous les fruits de la guerre. L’aile commandée par Brutus avait défait les ennemis ; Cassius, de son côté, ayant été vaincu, se persuada que toute l’armée était en déroute ; désespérant alors du salut de la patrie, il se frappa d’un coup de poignard.

De nos jours, à cette bataille que François Ier, roi de France, livra aux Suisses, près de Santa-Cecilia, en Lombardie[3], la nuit étant survenue, un corps de Suisses qui n’avait point été entamé crut que la victoire lui était restée, n’ayant aucune nouvelle de ceux qui avaient été mis en déroute et tués ; cette erreur fut cause de leur perte, parce qu’ils attendirent le jour pour combattre de nouveau avec un si grand désavantage. Leur erreur fut partagée par l’armée du pape et de l’Espagne, dont elle fut sur le point de causer la ruine totale, attendu que, sur la fausse nouvelle de la victoire, elle avait passé le Pô, et que si elle eût continué à s’avancer, elle serait tombée entre les mains des Français victorieux.

Une erreur semblable trompa les Romains et les Éques. Le consul Sempronius était allé avec son armée à la rencontre de l’ennemi ; il l’avait attaqué, et l’on s’était battu jusqu’à la nuit avec différents succès des deux côtés ; de manière que l’une et l’autre armée, à moitié vaincue, ne voulut pas rentrer dans son camp, mais prit position sur les collines voisines, où elle se croyait plus en sûreté ; l’armée romaine se divisa en deux corps, dont l’un suivit le consul et l’autre demeura avec un centurion nommé Tempanius, dont le courage avait seul préservé dans la journée l’armée romaine d’une déroute complète. Lorsque le jour fut venu, le consul, sans s’informer davantage de l’ennemi, se retira vers Rome ; l’armée des Éques suivit la même conduite, parce que chacun d’eux, croyant son ennemi vainqueur, fit sa retraite sans se soucier d’abandonner son camp au pouvoir de son adversaire. Il arriva que Tempanius, qui était resté avec l’autre partie de l’armée romaine, et qui même se retirait déjà, apprit de quelques blessés des ennemis que leurs généraux s’étaient sauvés, abandonnant leurs retranchements ; Tempanius, à cette nouvelle, rentra dans le camp des Romains, qu’il sauva, ravagea ensuite celui des Éques et revint à Rome victorieux.

Ainsi qu’on le voit, une semblable victoire n’est due qu’à ce que le vainqueur a le premier connu le désordre de l’ennemi. Il faut en conclure qu’il peut souvent arriver que deux armées qui se trouvent en présence tombent dans les mêmes désordres, subissent les mêmes désavantages, et que la victoire demeure alors à celui qui, le premier, connaît la fâcheuse position de son adversaire.

Je vais en citer un exemple domestique et récent. En 1498 les Florentins avaient réuni contre Pise une nombreuse armée ; ils pressaient avec vigueur le siége de cette ville, que les Vénitiens avaient prise sous leur protection ; ces derniers, ne voyant aucun moyen de la sauver, résolurent de changer le théâtre de la guerre, en attaquant sur un autre point le territoire de Florence ; ils réunirent donc une forte armée- pénétrèrent par la Val-di-Lamone, s’emparèrent du bourg de Marradi, et assiégèrent le château de Castiglione, qui se trouve placé au-dessus de la colline qui domine ce bourg. Les Florentins, à cette nouvelle, résolurent de secourir Marradi, sans diminuer les forces qu’ils avaient devant Pise : ils levèrent un autre corps d’infanterie, équipèrent une cavalerie nouvelle, et les envoyèrent dans cette direction, sous la conduite de Jacopo IV d’Appiano, seigneur de Piombino, et du comte Rinuccio da Marciano. Ces troupes étant parvenues sur la colline qui domine Marradi, l’ennemi abandonna soudain les approches de Castiglione, et se retira dans le bourg. Les deux armées, après être restées quelques jours en présence, commençaient de part et d’autre à souffrir du manque de vivres et des autres objets de première nécessité ; mais, n’osant s’attaquer mutuellement et ignorant les difficultés de leur position respective, elles formèrent une même nuit, l’une et l’autre, le projet de lever leur camp à la pointe du jour, et de battre en retraite, l’armée vénitienne vers Berzighella et Faenza, la florentine sur Casaglia et le Mugello. Au lever du jour chacun des deux camps avait déjà commencé à expédier ses bagages, lorsqu’une femme, partie par hasard du bourg de Marradi, et que rassuraient sa vieillesse et sa pauvreté, se rendit au camp des Florentins pour y chercher quelques-uns de ses parents qu’elle désirait voir, et qui se trouvaient dans ce camp. Les généraux florentins, ayant appris de sa bouche que les Vénitiens levaient leur camp, reprirent courage à cette nouvelle, et changèrent soudain de résolution, comme si c’était eux qui forçassent l’ennemi à abandonner ses campements, marchèrent contre lui, et écrivirent à Florence qu’ils avaient repoussé l’ennemi, et obtenu tous les avantages de la guerre. Cette victoire n’eut d’autre cause que d’avoir appris les premiers que les ennemis s’éloignaient ; et si cette nouvelle eût été portée d’abord dans le camp opposé, elle aurait produit contre nous les mêmes résultats.


CHAPITRE XIX.


Si, pour gouverner la multitude, la clémence a plus de pouvoir que la rigueur.


La république romaine était déchirée par les dissensions des nobles et du peuple ; néanmoins la guerre s’étant allumée, on mit les armées en campagne sous la conduite de Quintius et d’Appius Claudius. Appius, dont le commandement était dur et grossier, fut mal obéi de ses troupes, et, presque battu, il fut obligé d’abandonner la province où il commandait. Quintius, au contraire, dont le caractère était doux et plein d’humanité, vit ses soldats s’empresser de lui obéir, et la victoire couronner ses entreprises.

Il semblerait donc que pour gouverner la multitude il vaut mieux être humain que superbe, clément que cruel. Néanmoins Tacite, dans un passage auquel souscrivent la plupart des historiens, avance une opinion contraire lorsqu’il dit : In multitudine regenda plus pœna quam obsequium valet.

En cherchant de quelle manière on peut concilier l’une et l’autre opinion, on pourrait dire : ou vous avez à gouverner des hommes qui, pour l’ordinaire, sont vos égaux, ou qui vous sont soumis en tout temps comme sujets. On ne peut user sans restriction, envers ceux qui sont nos égaux, de ces peines et de cette rigueur dont parle Tacite et comme dans Rome le peuple partageait l’empire avec la noblesse, celui qui en devenait le chef pour un temps limité ne pouvait le gouverner avec rigueur et brutalité ; aussi l’on a vu souvent que les capitaines romains qui ont su se faire aimer de leurs troupes, et qui n’employaient pour les conduire que la douceur et les bons procédés, en ont tiré plus de fruit que ceux qui s’en faisaient redouter, à moins qu’ils ne fussent soutenus d’une vertu surnaturelle, tel que fut Manlius Torquatus.

Mais celui qui commande à des sujets, et c’est de ces derniers que parle Tacite, doit, s’il veut maîtriser leur insolence et les empêcher de fouler aux pieds une autorité trop douce, employer plutôt la rigueur que la clémence. Cependant cette rigueur doit être assez modérée pour ne point enfanter la haine ; car aucun prince ne s’est jamais bien trouvé de s’être fait haïr. Le moyen de l’éviter est de respecter les biens des sujets ; quant à leur sang, lorsque la spoliation n’est point un prétexte pour le répandre, il est rare qu’un prince aime à le verser sans nécessité ; et cette nécessité se présente rarement ; mais si l’avarice vient se mêler à la cruauté, les occasions et le désir de le répandre viennent s’offrir à chaque moment, comme nous l’avons longuement exposé dans un traité spécial sur cette matière.

Quintius mérite donc les louanges qu’on doit refuser à Claudius ; et la maxime de Tacite, renfermée dans de justes bornes, est digne d’être approuvée, mais ne doit pas servir d’exemple dans des circonstances semblables à celles où se trouvait Appius.

Puisque j’ai parlé des effets de la douceur et de la sévérité, je ne crois pas superflu de rappeler qu’un trait d’humanité eut plus de pouvoir sur les Falisques que la force des armes.


CHAPITRE XX.


Un trait d’humanité eut plus de pouvoir sur les Falisques que toutes les forces de Rome.


Tandis que Camille se trouvait avec son armée autour de la ville des Falisques, dont il faisait le siége, un maître d’école, qui élevait les enfants les plus distingués de la ville, croyant se rendre agréable à Camille et au peuple romain, sortit avec ses élèves sous prétexte de leur faire prendre de l’exercice, et les conduisit tous dans le camp du dictateur, auquel il les présenta, en lui disant qu’il lui mettait entre les mains un gage certain de la prise de la ville. Camille, loin d’accepter un pareil présent, fit dépouiller ce maître d’école de ses vêtements, ordonna qu’on lui liât les mains derrière le dos, et, donnant à chacun de ses élèves une poignée de verges, il le fit reconduire par eux dans la ville, en l’accablant de coups. Les habitants, instruits de cette conduite, furent tellement touchés de l’humanité et de la probité de Camille, qu’ils résolurent de lui rendre la ville sans songer davantage à se défendre.

Cet exemple mémorable prouve que souvent un acte de justice et de douceur a plus de pouvoir sur le cœur des hommes que la violence et la barbarie, et que souvent aussi ces villes et ces provinces, dont les armées, les instruments de guerre, ni toute la force des hommes n’avaient pu ouvrir l’entrée, se sont laissé désarmer par un exemple d’humanité ou de douceur, de chasteté ou de grandeur d’âme. Outre le fait que je viens de rapporter, l’histoire en présente une foule d’autres. Ainsi nous voyons Pyrrhus, que les armes des Romains n’avaient pu chasser d’Italie, s’en éloigner quand Fabricius, par grandeur d’âme, lui découvrit l’offre que son médecin avait faite aux Romains de l’empoisonner.

Scipion l’Africain acquit moins de réputation en Espagne par la prise de Carthagène que par l’exemple de continence qu’il donna en rendant, sans la déshonorer, à son époux une femme jeune et belle : action dont la renommée lui gagna l’affection de toute l’Espagne. Cet exemple prouve également combien les peuples désirent cette vertu dans les grands hommes ; combien elle est l’objet de la louange des historiens, et de ceux qui écrivent la vie des princes, et de ceux qui enseignent comment ils doivent vivre. Parmi ces derniers, Xénophon s’efforce de faire voir quels honneurs, quelles victoires, quelle renommée, procurèrent à Cyrus sa douceur et son affabilité, et le soin qu’il mettait à ne se montrer ni orgueilleux, ni cruel, ni dissolu, ni entaché d’aucun de ces vices qui souillent la vie des autres hommes. Cependant, considérant qu’Annibal, tout en suivant une conduite opposée à celle de ces hommes illustres, a obtenu une grande renommée et remporté d’éclatantes victoires, je crois devoir examiner, dans le chapitre suivant, d’où peut naître cette différence.



CHAPITRE XXI.


D’où vient qu’Annibal, en se conduisant d’une manière tout opposée à celle de Scipion, obtint en Italie les mêmes succès que son rival en Espagne.


Il me semble qu’il y a lieu de s’étonner lorsque l’on voit un général, quoique ayant tenu une conduite entièrement opposée, obtenir néanmoins les mêmes résultats que ceux qui se comportèrent de la manière dont je viens de parler. Il faut donc que la victoire ne dépende pas de ces causes ; il paraît même que ces vertus n’augmentent ni vos forces ni vos succès, puisqu’en tenant une conduite contraire on peut également acquérir et la gloire et le crédit.

Mais, pour ne point m’écarter de l’exemple des deux grands hommes que j’ai cités, et pour mieux éclaircir ma pensée, j’ajouterai qu’à peine Scipion a-t-il pénétré en Espagne, qu’il gagne tous les cœurs par ses vertus et son humanité, et qu’il se fait admirer, et, pour ainsi dire, adorer des peuples de cette contrée. Au contraire, à peine Annibal a-t-il mis le pied en Italie, que, suivant une conduite opposée, c’est-à-dire se livrant à la violence, à la cruauté, au pillage, et surtout à la mauvaise foi, il obtient les mêmes succès en Italie que Scipion en Espagne. En effet, toutes les villes d’Italie se révoltèrent en faveur d’Annibal, tous les peuples se précipitèrent à sa suite.

En examinant d’où peut naître ce résultat, on en trouve plusieurs raisons. La première est que les hommes sont à un tel point avides de nouveautés, que ceux qui sont heureux ne les désirent pas avec moins d’empressement que ceux dont le sort est à plaindre : en effet, comme je l’ai déjà dit et comme le prouve l’expérience, les hommes se tourmentent dans le bonheur même, et se plaignent dans l’adversité ; ce désir fait tomber toutes les barrières devant celui qui, dans un pays, se met à la tête d’un changement : s’il est étranger, on se précipite à sa suite ; s’il est du pays, on l’entoure, on le sert, on le fortifie ; et, quelle que soit sa manière d’agir, il obtient bientôt les plus vastes résultats. En second lieu, les hommes sont excités par deux puissants mobiles : l’affection ou la crainte ; et il est aussi facile à celui qui se fait craindre de commander, qu’à celui qui se fait aimer : on a vu même plusieurs fois le chef redouté, obéi et suivi avec plus d’empressement que celui qu’on aimait. Il importe donc peu à un capitaine de suivre l’une ou l’autre de ces deux voies, pourvu qu’il soit doué d’un courage supérieur, et que cette qualité l’ait mis en réputation parmi les hommes. Lorsqu’elle est portée à un degré aussi éminent que dans Annibal et Scipion, elle couvre toutes les fautes que l’on pourrait commettre pour se faire trop chérir ou trop redouter ; car de ces deux manières d’agir peuvent naître des inconvénients assez graves pour causer la ruine d’un prince.

En effet, celui qui désire trop se faire aimer, pour peu qu’il s’écarte des justes bornes, n’obtient que le mépris : celui, au contraire, qui ne cherche qu’à se faire craindre, et qui dépasse le but, devient l’objet de la haine. Marcher entre ces deux excès est une chose absolument impossible, à laquelle la nature même de l’homme se refuse. Il est donc nécessaire de les balancer par des qualités aussi extraordinaires que celles d’Annibal et de Scipion.

Cependant on voit que les principes qui dirigeaient leur conduite leur furent aussi préjudiciables qu’ils leur avaient été avantageux. Nous avons parlé de la gloire qu’ils leur obtinrent. C’est en Espagne même que Scipion éprouva les inconvénients de son trop de bonté, lorsque ses soldats et une partie de ses amis se soulevèrent contre lui, uniquement parce qu’ils ne le craignaient pas, car les hommes sont dans une inquiétude tellement continuelle, qu’à la moindre voie ouverte à leur ambition ils oublient soudain l’affection que la bonté d’un prince devrait leur inspirer ; comme le montre la conduite des soldats et des amis de Scipion. Aussi ce grand homme, pour arrêter le mal, fut contraint d’employer la rigueur qu’il avait voulu fuir jusqu’alors.

On ne peut spécifier aucun fait particulier où Annibal ait été victime de sa cruauté ou de sa mauvaise foi ; mais on peut supposer que c’est la crainte seule qu’elle leur inspirait qui retint Naples et beaucoup d’autres villes dans l’alliance des Romains : seulement on voit évidemment que sa conduite impie le rendit plus exécrable aux Romains qu’aucun des autres ennemis qu’ait jamais eus cette république. Tandis qu’ils avaient découvert à Pyrrhus le traître qui voulait l’empoisonner, quoiqu’il fût encore en Italie à la tête de son armée, ils ne voulurent jamais pardonner à Annibal ; et, bien qu’errant et désarmé, ils le poursuivirent jusqu’à ce qu’ils l’eussent fait mourir. Tels sont les désavantages qu’attira à ce général sa réputation d’homme cruel, sans foi et contempteur des dieux. Mais, d’un autre côté, il en tira un avantage immense que tous les historiens ont admiré : c’est que son armée, quoique composée d’une foule de nations différentes, ne vit jamais naître le moindre soulèvement ni parmi les troupes ni contre le général ; ce qui ne peut provenir que de la terreur qu’inspirait sa personne. Cette terreur, jointe à la renommée que son courage lui avait acquise, suffisait pour tenir ses soldats unis dans l’obéissance.

Ainsi donc je conclus qu’il importe peu de quelle manière un chef d’armée se conduit, pourvu que ses qualités soient assez éminentes pour corriger les excès de l’une ou de l’autre de ces manières de se conduire. Ainsi que nous l’avons dit, toutes deux offrent des dangers et des inconvénients, lorsqu’elles ne sont pas tempérées par un courage et un talent extraordinaires.

Si Annibal et Scipion, l’un par des actions dignes de louanges, l’autre par une conduite odieuse, obtinrent les mêmes résultats, je ne crois pas devoir négliger de parler encore de deux citoyens romains, qui, en suivant une marche différente, quoique également louable, méritèrent tous deux la même gloire.


CHAPITRE XXII.


Comment la dureté de Manlius Torquatus et la modération de Valerius Corvinus leur acquirent à tous deux une gloire semblable.


Rome posséda en même temps deux généraux habiles ; Manlius Torquatus et Valerius Corvinus. Tous deux vécurent dans cette ville, égaux en courage, en triomphes et en gloire ; tous deux, à l’égard de l’ennemi, durent ces avantages à une valeur semblable ; mais, quant à la manière de diriger leur armée et de traiter leurs soldats, ils suivirent une marche entièrement différente. Manlius, déployant en toute occasion une sévérité sans bornes, accablait sans cesse les troupes de travaux pénibles ; Valerius, au contraire, rempli de douceur envers elles, se plaisait à leur témoigner la familiarité la plus affable. L’un, pour maintenir la discipline dans son armée, livra son propre fils à la mort ; l’autre n’offensa jamais le moindre citoyen ; cependant chacun retira les mêmes fruits d’une conduite si opposée, à l’égard de l’ennemi, de la république et de soi-même. En effet, jamais aucun soldat ne refusa de marcher au combat, ne se souleva contre eux, ou ne se montra opposé à leurs commandements, quoique ceux de Manlius fussent tellement rigoureux, que l’on nomma Manliana imperia tous les ordres qui se faisaient remarquer par leur excessive sévérité.

Il faut donc examiner d’abord ce qui obligea Manlius à déployer une si grande sévérité, et pourquoi Valerius, au contraire, put s’abandonner à sa douceur naturelle ; ensuite comment il se fait que des procédés si divers aient obtenu les mêmes résultats ; et enfin quel est celui qu’il est plus désirable et plus avantageux d’imiter.

Si l’on examine avec attention le caractère de Manlius, du moment où Tite-Live commence à parler de lui, on verra en lui un homme doué du plus ferme courage, plein de tendresse pour son père et pour sa patrie, de respect pour ses supérieurs. Il fit éclater ces vertus dans le combat où il donna la mort à un Gaulois, et dans la défense de son père, qu’il entreprit contre un des tribuns. Avant d’aller combattre ce Gaulois, il vint trouver le consul et lui dit : In jussu tua adversus hostem nunquam pugnabo, non si certam victoriam videam. Un homme de cette trempe, parvenu au commandement, doit vouloir que tous les hommes lui ressemblent ; son âme sans faiblesse lui dicte des ordres rigoureux ; et lorsqu’il a fait connaître ses volontés, il ne souffre pas qu’on les enfreigne. Une règle sans exception, c’est que si l’on donne des ordres pleins de sévérité, il faut les faire exécuter impitoyablement, lorsqu’on ne veut pas en être soi-même la victime ; d’où il faut conclure que, quand on veut être obéi, il faut savoir commander. Et ceux-là seuls savent commander, qui comparent leurs qualités à celles des hommes qui doivent leur obéir ; qui ne donnent des ordres que lorsqu’ils y voient de la proportion, et qui, lorsqu’elle n’existe pas, se gardent bien de rien prescrire. C’est ce qui faisait dire à un sage que, lorsqu’on voulait gouverner un État par la violence, il fallait qu’il y eût proportion entre celui qui l’employait et le peuple qui la souffrait ; que, lorsque cette balance existait, il était à présumer que la violence pourrait être durable ; mais que, lorsque l’opprimé était plus fort que l’oppresseur, on pouvait s’attendre chaque jour à voir cesser cette violence.

Pour en revenir à mon sujet, je dis que lorsque l’on donne des ordres pleins de vigueur, il faut être fort soi-même ; et celui qui, doué de cette force d’âme, donne des ordres rigoureux, ne peut ensuite descendre à la douceur pour les faire exécuter. Celui qui ne possède point une âme de cette trempe doit éviter les ordres extraordinaires ; mais dans ceux qui ne sortent point de la classe ordinaire, il peut s’abandonner à toute la douceur de son caractère, attendu que les châtiments ordinaires s’imputent seulement aux lois et à la raison d’État, et jamais au prince.

Il faut donc croire que Manlius fut contraint d’agir avec autant de rigueur par la nature de son caractère, qui l’inclinait aux ordres sévères. Ces ordres sont utiles dans une république ; car ils en ramènent les institutions à leur principe et la rappellent à son antique vertu. Si une république était assez heureuse pour voir souvent naître dans son sein des hommes dont l’exemple, ainsi que je l’ai dit, rendit la vigueur à ses lois, et qui non-seulement la retinssent sur le penchant de sa ruine, mais pussent la faire revenir sur ses pas, elle serait sans doute éternelle. Ainsi Manlius fut un de ces mortels dont la rigidité et le caractère absolu conservèrent dans Rome la discipline militaire : d’abord, il fut entraîné par la nature de son caractère ; et ensuite par le désir de faire observer les ordres que lui avaient dictés ses inclinations naturelles.

D’un autre côté, Valerius, à qui il suffisait de maintenir les règles de la discipline en vigueur dans les armées romaines, put s’abandonner à toute sa douceur. Comme cette discipline était bonne, il n’avait besoin que de la faire observer pour obtenir de la gloire ; d’ailleurs, comme elle était facile à suivre, elle n’obligeait point à sévir contre les transgresseurs, soit qu’il n’en existât pas, soit que, s’il s’en fût trouvé quelques-uns, c’eût été, comme nous l’avons dit, aux règlements qu’ils auraient imputé leur châtiment, et non à la cruauté de leur chef. Ainsi Valerius pouvait suivre sans obstacle son penchant à la douceur, de manière à mériter l’amour de ses soldats, et à les rendre satisfaits de leur sort. Il en résulta que Valerius et Manlius, ayant su se faire obéir tous deux, quoique par des voies différentes, purent obtenir les mêmes effets.

Toutefois ceux qui voudraient imiter ces deux grands hommes pourraient encourir cette déconsidération et cette haine dont j’ai dit que Scipion et Annibal furent l’objet ; et ce n’est que par des qualités pour ainsi dire surnaturelles que l’on peut échapper à ce double inconvénient.

Il me reste maintenant à examiner lequel de ces deux modes de se conduire mérite le plus de louanges. Ce point peut être sujet à discussion ; car les écrivains ont fait de tous deux l’objet de leurs éloges ; néanmoins ceux qui ont écrit sur la conduite que doivent suivre les princes paraissent plus pencher pour Valerius que pour Manlius. Xénophon, que j’ai déjà cité, racontant plusieurs traits d’humanité de Cyrus, se rapproche infiniment de ce que dit Tite-Live touchant Valerius, qui, ayant été fait consul dans la guerre contre les Samnites, parla à ses soldats, le jour même du combat, avec cette douceur et cette affabilité qui le dirigeaient dans toutes ses actions. Après cette harangue, Tite-Live ajoute ces paroles : Non alias militi familiarior dux fuit, inter infimos militum omnia haud gravate munia obeundo. In ludo prœterea militari, cum velocitatis viriumque inter se œquales certamina ineunt, comiter facilis vincere ac vinci, vultu eodem ; nec quemquam adspernari parem, qui se obferret ; factis, benignus pro re ; dictis, haud minus libertatis alienas, quam suæ dignitatis memor ; et, quo nihil popularius est, quibus artibus petierat magistratus iisdem gerebat.

Tite-Live parle de Manlius d’une manière également honorable, en faisant voir que la sévérité qu’il déploya dans la mort de son fils rendit l’armée tellement soumise au consul, qu’elle fut cause de la victoire que le peuple romain remporta sur les Latins ; il pousse la louange au point, qu’après avoir décrit cette victoire et les dispositions du combat, et mis sous les yeux du lecteur tous les dangers que les Romains coururent, ainsi que tous les obstacles qu’ils durent surmonter pour triompher, il conclut en disant que c’est à la seule valeur de Manlius que Rome fut redevable de la victoire. Il établit ensuite une comparaison entre les forces des deux armées, et il affirme que celle-là eût été victorieuse, qui aurait eu Manlius pour consul.

En examinant les différentes opinions des écrivains qui ont traité cette question, il serait difficile de porter un jugement définitif. Néanmoins, pour ne point la laisser indécise, je pense que, dans un citoyen vivant sous les lois d’une république, la conduite de Manlius mérite plus de louanges et présente moins de dangers, parce qu’elle est toute en faveur de l’État, et n’est nullement dictée par l’ambition personnelle ; car, ce n’est pas en se montrant dur envers tout le monde, et uniquement touché du bien public, que l’on obtient des partisans. Par cette conduite, on ne peut acquérir de ces amis particuliers, auxquels nous donnons, comme je l’ai dit précédemment, le nom de partisans. Cela est si vrai, qu’une république ne saurait trop honorer une conduite qui lui présente de si grands avantages, et qui, ne tendant qu’à l’utilité commune, ne peut être suspecte de vues personnelles et intéressées.

La manière d’agir de Valerius, au contraire, quoique ses résultats soient les mêmes relativement au bien de l’État, doit enfanter de nombreux soupçons, par la bienveillance particulière qu’elle fait naître dans le cœur du soldat, bienveillance capable, après un long commandement, de produire des résultats funestes à la liberté. Si la popularité de Valerius n’eut point de suite dangereuse, c’est que les mœurs de Rome n’étaient pas encore corrompues, et que le pouvoir qu’on lui confia ne fut ni perpétuel ni même de longue durée.

Mais s’il était question d’un prince, comme dans Xénophon, nous pencherions entièrement pour Valerius, et Manlius serait rejeté ; car, ce que doit surtout rechercher un prince dans ses sujets et ses soldats, c’est l’obéissance et l’amour. Il obtient l’obéissance, parce qu’il observe lui-même les lois et que l’on croit à ses vertus. Il doit leur amour à l’affabilité, à l’humanité, à la douceur, et à toutes ces qualités que l’on révérait dans Valerius, et qui, selon Xénophon, éclataient également dans Cyrus. L’affection particulière pour le prince, le dévouement de ses armées, sont parfaitement en harmonie avec toutes les autres institutions d’un gouvernement monarchique ; mais, lorsqu’un citoyen ne compte dans une armée que des partisans, il s’écarte en cela de ses autres devoirs, qui l’obligent à vivre sous l’empire seul des lois et à obéir à ses magistrats.

On lit dans les anciennes histoires de Venise que les galères de cette ville étant rentrées dans le port, il s’éleva quelques différends entre les matelots et le peuple ; on s’ameuta et l’on prit les armes ; le désordre était si grand que ni la force publique, ni le crédit des principaux citoyens, ni la crainte des magistrats, ne pouvaient parvenir à l’apaiser. Soudain se présente devant les matelots un gentilhomme qui, l’année précédente, avait été leur capitaine ; et, apaisés par l’affection qu’ils lui portaient, ils se retirèrent en abandonnant le combat. Cette prompte obéissance inspira de tels soupçons an sénat, que quelque temps après les Vénitiens s’assurèrent de ce gentilhomme en le plongeant en prison ou en le faisant mourir.

Je conclus donc que la conduite de Valerius est utile dans un prince, mais que, dans un citoyen, elle est dangereuse, non-seulement pour la patrie, mais encore pour lui-même ; pour la patrie, parce que c’est ainsi que l’on prépare les voies à la tyrannie ; pour lui-même, parce que l’État, pour se mettre à couvert des soupçons qu’il a conçus, est contraint d’employer, pour s’assurer de lui, des mesures qui lui sont funestes. Le procédé de Manlius, au contraire, ne peut dans un prince produire que du mal ; mais il est utile dans un citoyen, et surtout pour la patrie. Il est cependant des cas où il cause quelque mal : c’est lorsque cette haine qu’enfante la sévérité se trouve augmentée encore par les soupçons qu’inspirent les autres vertus qui vous ont acquis tant de considération ; comme nous allons le voir dans le chapitre suivant, au sujet de Camille.


CHAPITRE XXIII.


Par quels motifs Camille fut banni de Rome.


La conclusion du chapitre précédent a été, qu’en se conduisant comme Valerius, on nuit à la patrie et à soi-même, et qu’en suivant l’exemple de Manlius on se rend utile à l’État, mais qu’on se nuit aussi quelquefois. Je citerai, à l’appui de cette assertion, l’exemple de Camille, qui, dans sa conduite, ressemblait plutôt à Manlius qu’à Valerius. Aussi Tite-Live, en parlant de lui, dit-il que « ses soldats admiraient et haïssaient tout à la fois son courage, » ejus virtutem milites oderant et mirabantur. Les qualités qui lui attiraient l’admiration étaient sa sollicitude, sa prudence, sa grandeur d’âme, les bonnes dispositions qu’il savait déployer dans l’emploi et le commandement des armées ; la haine avait sa source dans son penchant à se montrer plus sévère dans les châtiments que libéral dans les récompenses.

Tite-Live attribue cette haine aux motifs suivants : le premier, c’est qu’il appliqua aux besoins de l’État le produit de la vente des terres des Véïens, au lieu d’en faire le partage avec le reste du butin ; le second, que, lors de son triomphe, il avait fait tirer son char par quatre chevaux blancs, ce qui faisait dire que, dans son orgueil, il avait voulu s’égaler au soleil ; le troisième, qu’ayant fait vœu de donner au temple d’Apollon la dixième partie du butin fait sur les Véïens, il avait fallu, pour satisfaire à ce vœu, la retirer des mains des soldats qui se l’étaient déjà partagée.

On voit clairement, par cet exemple, quelles sont les actions qui rendent un prince odieux au peuple, et dont la principale est de lui ravir un avantage qu’il possède déjà : ce point est d’une grande importance. L’homme que l’on prive d’un avantage quelconque n’en perd jamais le souvenir : le moindre besoin suffit pour en ranimer la mémoire ; et comme ces besoins renaissent chaque jour, chaque jour aussi la réveille.

L’orgueil et la vanité sont encore une des sources les plus fécondes de la haine des peuples, surtout parmi les hommes libres. Quoiqu’il ne résulte pour eux rien de funeste de cet orgueil et de cette ostentation, néanmoins ils n’en détestent pas moins ceux qui s’y livrent : c’est ce que les princes doivent craindre comme un écueil ; car, se rendre l’objet de la haine universelle sans y trouver son profit, c’est une conduite tout à fait imprudente et téméraire.

CHAPITRE XXIV.


La prolongation des commandements rendit Rome esclave.


Si l’on examine attentivement la manière de procéder de la république romaine, on apercevra que sa dissolution doit être attribuée à deux causes : la première, les dissensions que la loi agraire fit naître ; la dernière, la prolongation des commandements. Si ces deux causes avaient été bien connues dès le principe, et qu’on y eût opposé les remèdes voulus, la liberté aurait vu son existence prolongée, et peut-être même plus tranquille. Et, quoique la prolongation du commandement n’ait jamais en apparence occasionné de troubles dans Rome, on voit cependant, en effet, combien devint nuisible à la république l’autorité que les citoyens y usurpèrent par ce moyen.

Si les autres citoyens dont les magistratures furent prorogées avaient été aussi sages et aussi vertueux que Lucius Quintius, on n’eût point été exposé à de pareils dangers. Sa vertu offre un exemple remarquable. Le peuple ayant fait un accommodement avec le sénat et prolongé d’une année le pouvoir des tribuns, parce qu’il les croyait propres à résister à l’ambition des nobles, le sénat, pour rivaliser avec le peuple et ne pas lui paraître inférieur, voulut continuer L. Quintius dans son consulat ; mais Quintius rejeta cette proposition et dit qu’il fallait s’efforcer de détruire les mauvais exemples, et non les accroître par de plus mauvais encore ; et il exigea que l’on nommât de nouveaux consuls.

Si tous les citoyens de Rome avaient eu la même sagesse et la même vertu, on n’aurait point laissé s’introduire dans l’État cette coutume de continuer les magistrats dans leurs fonctions, et l’on n’en serait pas venu à prolonger également le commandement des armées ; usage qui, avec le temps, entraîna la ruine de la république. Le premier pour qui le commandement fut prorogé est Publius Philo. Il assiégeait la ville de Palaepolis, son consulat touchait à son terme ; et le sénat, qui craignait que la victoire ne lui échappât des mains, ne lui envoya pas de successeur, mais le nomma proconsul, et il est le premier qui fut revêtu de cette dignité. Une telle innovation, quoique dictée au sénat par l’intérêt de l’État, fut celle qui, avec le temps, amena l’asservissement de Rome. Plus les armées romaines s’éloignèrent du centre de l’empire, plus cette prorogation parut nécessaire, et plus on en fit usage. Il en résulta deux inconvénients : le premier, c’est qu’un plus petit nombre de citoyens s’exercèrent au commandement, et de là vint que quelques-uns d’entre eux seulement obtinrent toute la considération ; le dernier, c’est qu’un général, après avoir commandé pendant un assez long espace de temps une armée, gagnait l’affection de ses soldats, dans chacun desquels il trouvait autant de partisans ; et à la longue l’armée, oubliant le sénat, ne connaissait plus que son chef. C’est ainsi que Sylla et Marius parvinrent à trouver des soldats qui ne balancèrent pas à les suivre pour opprimer la république ; c’est ainsi que César put asservir sa patrie. Si jamais les Romains n’avaient prolongé ni les magistratures, ni les commandements ; si leur élévation n’eût point été aussi rapide ; si leurs conquêtes eussent été plus lentes, ils seraient aussi tombés plus tard dans la servitude.


CHAPITRE XXV.


De la pauvreté de Cincinnatus, et de celle d’un grand nombre de citoyens


Nous avons exposé ailleurs comment une des institutions les plus utiles à un gouvernement libre était de maintenir les citoyens dans la pauvreté. Quoiqu’on n’aperçoive pas quelle a été dans Rome l’institution destinée à obtenir ce résultat, puisque la loi agraire éprouva une opposition aussi acharnée, cependant on voit que, quatre cents ans après sa fondation, la plus grande pauvreté régnait dans la république ; et il y a lieu de croire que, sans qu’il fût besoin d’aucun règlement pour obtenir cet effet, il suffisait d’être convaincu que la pauvreté n’interdisait à aucun citoyen le chemin des honneurs et des dignités, et qu’on allait toujours trouver la vertu sous quelque toit qu’elle habitât.

Ces mœurs austères rendaient moins vif le désir des richesses. On en trouve une preuve évidente dans la conduite que tinrent les Romains lorsque l’armée du consul Minutius se trouva enveloppée par les Éques. À cette nouvelle, Rome, craignant la perte de son armée, eut recours à la création d’un dictateur, dernier remède dans ses derniers malheurs. On décerna cette dignité à L. Quintius Cincinnatus, qui se trouvait alors dans une petite ferme qu’il cultivait lui-même de ses mains. Tite-Live célèbre ce trait par ces paroles d’or : Operœ pretium est audire, qui omnia prœ divitiis humana spernunt, neque honori magno locum, neque virtuti putant esse, nisi effuse affluant opes.

Cincinnatus labourait lui-même son petit héritage, qui n’avait pas plus de quatre arpents d’étendue, lorsque les envoyés du sénat arrivèrent de Rome pour lui annoncer son élévation à la dictature, et lui faire connaître dans quel péril imminent se trouvait la république. Il prit aussitôt sa toge, se rendit à Rome ; et, rassemblant une armée, il courut délivrer Minutius ; mais, après avoir battu et dépouillé les ennemis et sauvé le consul, il ne voulut pas que l’armée délivrée participât au butin, et lui adressa ces paroles : « Je ne veux pas que tu partages les dépouilles de ceux dont tu as failli devenir la proie. » Il priva Minutius du consulat, et le fit simple lieutenant, en lui disant : « Tu resteras dans ce grade jusqu’à ce que tu aies appris à savoir être consul. » Il avait nommé maître de la cavalerie L. Tarquinius, que sa pauvreté obligeait de combattre à pied. Et remarquons combien dans Rome la pauvreté était en honneur, et comment un homme illustre et vertueux, tel que Cincinnatus, n’avait besoin que de quatre arpents de terre pour se nourrir. On voit encore cette pauvreté subsister du temps de Marcus Regulus ; et ce général, qui se trouvait en Afrique à la tête des armées romaines, demanda au sénat la permission de venir soigner sa métairie, dont ses fermiers avaient négligé la culture.

On doit ici faire attention à deux considérations bien importantes : l’une est de voir les citoyens, satisfaits au sein de la pauvreté, se contenter de la gloire que leur procurait la guerre, et en abandonner tous les autres avantages à l’État. S’ils avaient pensé, en effet, à s’enrichir par la guerre, que leur aurait importé de voir leurs propres champs dégradés ?

L’autre est d’examiner la grandeur d’âme de ces citoyens. A peine placés à la tête d’une armée, leur magnanimité les élevait au-dessus des princes : méprisant la puissance des rois et des républiques, rien ne pouvait ni les éblouir ni les épouvanter ; mais à peine étaient-ils rentrés dans la vie privée, ils devenaient économes, modestes, cultivateurs de leurs humbles possessions, soumis aux magistrats, respectueux envers leurs supérieurs ; de manière qu’il semble presque impossible que le caractère d’un homme puisse se plier à un tel changement.

Cette pauvreté dura encore jusqu’aux temps de Paul Émile, derniers jours heureux de la république, où l’on vit un citoyen, dont le triomphé enrichit la ville de Rome, demeurer lui-même dans l’indigence. Cette pauvreté était encore tellement en honneur à cette époque, qu’une coupe d’argent que Paul Émile avait donnée à son gendre, dans la distribution des récompenses décernées aux citoyens qui s’étaient distingués à la guerre, fut le premier argent qui entra dans sa maison. On pourrait prouver longuement combien les fruits que produit la pauvreté sont supérieurs à ceux de la richesse ; et comment la première a honoré les républiques, les royaumes, les religions mêmes, tandis que l’autre a été cause de leur perte, si ce sujet n’avait été traité un grand nombre de fois par d’autres écrivains.



CHAPITRE XXVI.


Comment les femmes ont été quelquefois cause de la perte d’un État.


Il s’éleva entre la noblesse et le peuple de la ville d’Ardée une sédition enfantée par un mariage. Il s’agissait d’établir une riche héritière recherchée en même temps par un plébéien et un noble : comme elle avait perdu son père, ses tuteurs voulaient la marier au premier ; mais la mère préférait le dernier. Il en résulta un tel désordre qu’on en vint aux armes : toute la noblesse les prit en faveur du noble ; le peuple s’arma pour soutenir le plébéien : le peuple ayant succombé, fut obligé de quitter Ardée, et implora le secours des Volsques ; les nobles s’adressèrent à Rome. Les Volsques, ayant prévenu les Romains, arrivèrent les premiers devant Ardée et en formèrent le siége. À leur arrivée, les Romains resserrèrent les Volsques entre la ville et leur armée, et les contraignirent par la famine à se rendre à discrétion : ils entrèrent alors dans Ardée, livrèrent au supplice les chefs de la sédition, et rétablirent l’ordre dans la ville.

Ce texte donne lieu à plusieurs réflexions. D’abord on peut remarquer que les femmes ont été la cause d’une foule d’événements funestes, l’occasion de grands malheurs pour ceux qui gouvernaient une cité, et qu’elles y ont fait naître de nombreuses divisions. Comme on a vu dans cette même histoire que l’outrage fait à Lucrèce renversa du trône les Tarquins, de même celui que subit Virginie précipita les décemvirs de leur puissance. Aussi Aristote regarde comme une des principales causes de la ruine de la plupart des tyrans les outrages commis envers les femmes, soit en les déshonorant, soit en les violant, soit en corrompant la sainteté du mariage ; matière sur laquelle nous nous sommes étendu dans le chapitre où nous avons traité des conjurations.

Je dirai donc que les princes absolus et les magistrats d’une république ne doivent pas attacher peu d’importance à cet objet ; ils ne sauraient trop réfléchir à tous les accidents qui peuvent en résulter, afin d’y remédier lorsqu’il en est temps encore, et sans qu’il en résulte de la honte ou du dommage pour l’État ou pour la république, comme il arriva aux Ardéates, qui, pour avoir laissé grandir la discorde élevée entre les citoyens, en vinrent à une rupture ouverte, et furent obligés, pour rétablir la concorde, d’avoir recours à l’appui des étrangers : conduite qui est la cause la plus immédiate d’une prochaine servitude.

Mais il est temps d’examiner ce qu’il y a encore de remarquable dans les moyens de rétablir l’union dans une ville : ce sera l’objet du chapitre suivant.

CHAPITRE XXVII.


Quelle est la conduite qu’on doit suivre pour rétablir l’union dans une ville où règne la discorde, et combien est fausse l’opinion que, pour se maintenir dans une ville, il faut y entretenir la désunion.


La manière dont les consuls romains réconcilièrent les habitants d’Ardée indique la conduite qu’on doit suivre pour rétablir le calme dans une ville où règne la discorde, et qui n’est autre que d’exterminer les chefs de la révolte. Il n’y a pas d’autre remède. On ne peut employer en effet qu’un des trois moyens suivants : ou se défaire sans pitié des coupables, comme firent les Romains, ou les bannir de la cité, ou les contraindre à faire la paix entre eux, en contractant l’obligation de ne plus s’outrager. De ces trois moyens, le dernier est le plus dangereux, le plus incertain et le plus inutile. Il est impossible, lorsque le sang a coulé, ou que des outrages de cette espèce ont été commis, qu’une paix imposée par la force puisse durer longtemps, surtout lorsque chaque jour des ennemis se revoient en face. Il est difficile de les empêcher de s’injurier de nouveau, lorsqu’à chaque parole un nouveau sujet de querelle peut s’élever entre eux.

On ne peut citer sur cette matière un exemple plus frappant que celui de la ville de Pistoja. Cette ville était partagée, il y a quinze ans, comme aujourd’hui, entre les deux factions des Panciatichi et des Cancellieri ; mais à cette époque elle avait en mains les armes qu’elle a déposées maintenant. Après de longues querelles, on en vint à s’égorger, à détruire les maisons, à piller les propriétés, et à toutes les extrémités dont on use envers des ennemis. Les Florentins, qui avaient entrepris d’apaiser ces troubles, avaient toujours usé du troisième moyen, et sans cesse on voyait renaître de nouveaux tumultes, et de plus grands désordres. Las enfin de leurs efforts inutiles, ils résolurent de se servir du second moyen, en éloignant les chefs des deux partis ; en conséquence, ils en plongèrent plusieurs en prison, et exilèrent les autres en divers endroits : c’est alors seulement que la concorde qu’ils rétablirent dans la ville, et qui a duré jusqu’à ce moment, put se consolider. Cependant il est hors de doute que le premier parti eût été le plus sûr. Mais comme de semblables exécutions ont en elles quelque chose de grand et de hardi, une république faible n’ose les employer ; elle en est même si éloignée qu’à peine a-t-elle la force d’arriver jusqu’au second.

Voilà une des erreurs dans lesquelles j’ai dit en commençant que les princes de nos jours se laissaient entraîner, lorsqu’ils ont à juger d’une affaire importante. Il faudrait qu’ils voulussent connaître d’abord la manière dont se sont conduits, dans l’antiquité, ceux qui se sont trouvés dans les mêmes circonstances ; mais le manque d’énergie des hommes de nos jours, produit par la faiblesse de leur éducation et le peu de connaissance des affaires, est cause que l’on regarde en partie les jugements rendus par les anciens comme contraires à l’humanité, et en partie comme impraticables. Ils ont donc adopté dans ces temps modernes des maximes entièrement erronées : telle est celle qu’avançaient encore tout récemment les citoyens de notre ville réputés les plus sages, Qu’il faut maintenir Pistoja par les factions, et Pise par des forteresses ; sans s’apercevoir combien l’une et l’autre de ces mesures est inutile.

Je ne parlerai pas des forteresses, parce que j’ai déjà traité fort au long ce sujet dans un chapitre précédent ; je me bornerai à démontrer combien est vain le moyen d’entretenir les divisions dans une ville dont on a le gouvernement, pour y maintenir son autorité.

D’abord, que ce soit un prince ou une république qui gouverne, il est impossible d’obtenir à la fois l’amitié des deux factions. Il est dans le caractère de l’homme de prendre un parti quelconque dans tout ce qui offre diversité d’opinion, et de le préférer à l’autre : d’où il résulte qu’une portion des sujets étant mécontente, vous perdez l’État à la première guerre qui vient à s’allumer ; parce qu’il est impossible de conserver un État qui a des ennemis au dedans et au dehors.

Si c’est une république qui gouverne, il n’est pas de meilleur moyen de corrompre ses propres citoyens, et d’introduire les dissensions parmi eux, que d’avoir à gouverner une cité partagée entre les factions, et dans laquelle chaque parti, s’efforçant d’obtenir la faveur, emploie toutes les ressources de la corruption pour acheter des amis ; de sorte qu’il en résulte deux immenses inconvénients : le premier, c’est de ne pouvoir jamais se faire un ami du peuple, parce qu’il est impossible de le bien gouverner lorsque le gouvernement varie à chaque instant, suivant que l’une ou l’autre faction triomphe ; le dernier, c’est que cette attention à entretenir les divisions divise nécessairement aussi votre république. C’est ce qu’atteste le Biondo, lorsqu’en parlant des Florentins et des habitants de Pistoja, il s’exprime en ces termes : Tandis que les Florentins s’efforçaient de rétablir la concorde dans Pistoja, ils se divisaient eux-mêmes. On peut donc juger par cet exemple des suites funestes qu’entrainent les divisions.

Lorsqu’en 1501 Florence perdit Arezzo et toute la Valdi-Tevere et la Val-di-Chiana, qu’occupaient les Vitelli et le duc de Valentinois, un seigneur de Laon, envoyé par le roi de France, arriva pour faire restituer aux Florentins toutes les places qu’ils avaient perdues. Lors de la visite qu’il fit des forteresses, il trouva dans chacune d’elles des habitants qui lui dirent qu’ils étaient du parti de Marzocco. Il blâma vivement ces divisions, et ajouta que si en France quelques sujets osaient avancer qu’ils sont du parti du roi, ils seraient punis soudain, parce que ces mots ne pourraient signifier autre chose, sinon qu’il existerait dans le royaume des ennemis du roi, et que son maître prétendait que toutes les villes soumises à son obéissance lui fussent attachées, et vécussent entre elles unies et sans factions.

Mais cette conduite, et ces principes si éloignés de la vérité, ne prennent leur source que dans la faiblesse de ceux qui gouvernent, et qui, convaincus qu’ils ne peuvent conserver leurs États par la vigueur et le courage, se livrent à cette lâche industrie, qui peut être quelquefois utile dans des jours de calme, mais qui, lorsqu’arrivent l’adversité et les temps difficiles, en découvre soudain toute la vanité.


CHAPITRE XXVIII.


On doit surveiller avec soin les actes des citoyens, parce qu’il arrive souvent que les commencements de la tyrannie se cachent sous une action vertueuse.


Rome se trouvait accablée par la famine, et les approvisionnements publics ne pouvaient la faire cesser : un certain Spurius Melius, possesseur de richesses assez considérables pour ce temps, résolut de faire à ses frais des provisions de blé, et de les distribuer gratuitement au peuple. Cette conduite lui attira à tel point l’affection de toute la population, que le sénat, redoutant les suites qui pourraient résulter d’une telle libéralité, créa, pour en étouffer les dangers avant qu’ils devinssent plus grands, un dictateur uniquement contre Melius, et fit mourir ce dernier.

Cet événement remarquable prouve que bien souvent les actions qui paraissent vertueuses et non susceptibles d’être blâmées avec raison, deviennent funestes, et exposent une république aux plus graves dangers, lorsqu’on n’y remédie pas de bonne heure. Pour développer ma pensée j’ajouterai qu’une république ne peut subsister sans citoyens recommandables, et se gouverner heureusement sans leur concours. Mais, d’un autre côté, c’est à la célébrité des citoyens que la tyrannie doit sa naissance. Afin de prévenir ce malheur, il faut établir des institutions telles, que la réputation d’un homme illustre soit utile sans jamais être nuisible à l’État ou à la liberté. Il faut donc examiner les chemins que suivent les citoyens pour se mettre en crédit. Il y en a deux en effet : la conduite privée, et la conduite publique. On arrive à la considération par la conduite publique, en donnant de bons conseils, et mieux encore, en agissant pour l’intérêt commun. Ces chemins doivent toujours être ouverts aux citoyens ; et il faut présenter à ceux qui y marchent de telles récompenses, qu’ils puissent tout à la fois y trouver l’honneur et la satisfaction ; et quand la renommée acquise par ces voies est pure et sans détour, elle ne peut occasionner aucun danger.

Mais quand la réputation est le fruit de la conduite privée, qui est le second chemin dont nous avons parlé, elle est extrêmement dangereuse et nuisible sous tous les rapports. La conduite privée consiste à rendre des services à tous les citoyens indistinctement, soit en leur prêtant de l’argent, soit en mariant leurs filles, soit en les défendant contre les magistrats, soit enfin en les comblant de tous ces bienfaits qui font les partisans, et qui donnent la hardiesse à celui qui a obtenu par ces voies la faveur du peuple de le corrompre et de violer les lois.

Ainsi une république bien ordonnée doit, comme on l’a dit, ouvrir tous les chemins à celui qui recherche la faveur du peuple par les voies publiques ; mais elle doit les fermer devant ceux qui la poursuivent par les voies privées. C’est ainsi que Rome se comporta, en instituant pour ceux dont les actions étaient utiles au public ces triomphes et tous ces autres honneurs qu’elle prodiguait à ses citoyens ; tandis qu’elle avait établi les accusations contre ceux qui, sous divers prétextes, cherchaient à s’agrandir par leurs actions privées. Et, lorsque ces accusations ne suffisaient pas pour dessiller les yeux du peuple, aveuglé par l’apparence d’un faux bien, elle avait institué le dictateur, dont le bras royal faisait rentrer dans les bornes celui qui s’en était écarté ; comme on voit qu’elle le fit pour punir Spurius Melius. Une seule action de cette espèce, demeurée impunie, est capable de renverser une république, parce qu’il est difficile, après un tel exemple d’impunité, de remettre l’État dans sa véritable route.


CHAPITRE XXIX.


Les fautes des peuples naissent des princes.


Que les rois ne se plaignent plus d’aucune des fautes que commet un peuple dont le gouvernement leur est confié ; car elles ne proviennent jamais que de leur négligence ou de ce qu’eux-mêmes sont entachés des mêmes erreurs. Si l’on parcourt l’histoire des peuples qui de nos jours se sont signalés par leurs rapines et d’autres vices semblables, on verra que tout est né de ceux qui gouvernaient, et dont le caractère était semblable au leur.

La Romagne, avant que le pape Alexandre VI y eût détruit cette foule de seigneurs qui y commandaient, offrait l’exemple de toutes les scélératesses : la plus légère cause servait de prétexte aux assassinats et aux plus affreux brigandages. Ces désordres avaient leur source dans la méchanceté des princes, et non dans la corruption des peuples, comme ils osaient l’avancer, parce que ces princes, quoique pauvres, voulaient vivre dans le faste ; et, contraints de se livrer à de nombreuses exactions, ils les multipliaient sous toutes les formes. Une de leurs pratiques les plus perfides consistait à faire des lois pour prohiber certaines actions ; ensuite ils étaient les premiers à fournir des facilités pour les enfreindre, et laissaient les coupables dans l’impunité, jusqu’à ce qu’ils eussent vu leur nombre se multiplier : alors ils prenaient le parti de venger l’outrage fait aux lois, non par zèle pour la justice, mais dans l’espoir d’assouvir leur cupidité en s’enrichissant par des amendes.

De là une foule de désordres : les peuples s’appauvrissaient sans se corriger, et ceux qui se trouvaient ainsi appauvris cherchaient à s’en dédommager aux dépens des peuples moins puissants qu’eux ; de là tous ces crimes dont nous avons parlé, et qu’on ne peut attribuer qu’à la conduite du prince.

Tite-Live vient à l’appui de cette opinion, lorsqu’il rapporte que les ambassadeurs romains chargés de porter les dépouilles des Véïens au temple d’Apollon furent pris par des corsaires de Lipari, en Sicile, et conduits dans ce port. Timasithée, qui gouvernait la ville, ayant appris la nature de ce don, le lieu de sa destination, et par qui il était envoyé, se conduisit, quoique né à Lipari, comme l’aurait pu faire un Romain : il représenta au peuple combien il serait impie de s’emparer de ce don sacré ; et il fit tant, que, d’un consentement unanime, on permit aux ambassadeurs de s’éloigner avec tout ce qui leur appartenait. Voici les paroles dont se sert l’historien : Timasitheus multitudinem religione implevit, quæ semper regenti est similis. Et Laurent de Médicis confirme cette maxime, lorsqu’il dit :


« E que che fa il signor fanno poi molti,
« Che nel signor son tutti gli occhi volti[4]. »


CHAPITRE XXX.


Un citoyen qui veut user de son crédit pour opérer quelque entreprise utile à sa patrie doit d’abord étouffer l’envie. Comment, à l’approche de l’ennemi, on doit pourvoir à la défense de l’État.


Le sénat de Rome ayant appris que toute la Toscane s’était levée en armes pour venir attaquer Rome, et que les Latins et les Herniques, qui jusqu’alors avaient été les alliés du peuple romain, s’étaient réunis aux Volsques, ses ennemis perpétuels, jugea que cette guerre présenterait de grands dangers. Camille, à cette époque, était un des tribuns consulaires ; et l’on pensa qu’il serait inutile de créer un dictateur si ses collègues consentaient à remettre entre ses mains le suprême commandement ; ce que ces tribuns firent volontiers : Nec quicquam, dit Tite-Live, de majestate sua detractum credebant, quod majestati ejus concessissent. Camille profita avec empressement de cette déférence et prescrivit la formation de trois armées. Il arrêta qu’il commanderait la première, destinée à combattre les Toscans ; il nomma Quintius Servilius chef de la seconde, et lui ordonna de se tenir aux environs de Rome, afin de s’opposer aux Latins et aux Herniques, s’ils remuaient ; il mit Lucius Quintius à la tête de la troisième, et lui confia la garde de la ville et la défense des portes et de la curie, selon que les circonstances l’exigeraient. Il ordonna en outre qu’Horatius, un de ses collègues, veillerait aux approvisionnements d’armes et de vivres, et à tout ce qui est indispensable dans les temps de guerre ; enfin, il proposa au sénat et à l’assemblée du peuple Cornelius, également son collègue, pour diriger la délibération et les mesures qu’il y aurait journellement à prendre et à faire exécuter. C’est ainsi que les tribuns, à cette époque, se montraient disposés, pour le salut de la patrie, à commander et à obéir.

Ce récit nous enseigne ce que peut faire un homme sage et prudent ; de quel bien il est la source, et quels avantages il peut procurer à sa patrie, lorsque ses vertus et son courage sont parvenus à étouffer l’envie, ce vice qui trop souvent est cause que les hommes vertueux ne peuvent rendre leurs vertus utiles, en les empêchant d’avoir cette autorité qu’il est nécessaire de posséder dans les circonstances difficiles.

L’envie est surmontée de deux manières : elle l’est, ou par un danger imminent et redoutable, dans lequel chacun, se voyant périr, fait abnégation de toute ambition personnelle et court se soumettre volontairement à celui qu’il croit le plus capable de le sauver par son courage : c’est ce qui arriva à Camille. Il avait donné tant de preuves éclatantes de sa supériorité ; et, nommé trois fois dictateur, il avait tellement gouverné à l’avantage de la république, sans jamais songer à son intérêt particulier, que ses concitoyens ne redoutaient nullement sa grandeur, et que, dans le rang où l’avaient élevé ses vertus et son courage, personne ne regardait comme une honte de s’abaisser devant lui. C’est donc avec raison que Tite-Live a fait la réflexion que nous avons citée.

L’envie est encore surmontée lorsqu’une mort violente ou naturelle ravit le jour à ceux qui courent avec vous la carrière de la gloire ou des honneurs, et qui, à l’aspect d’une réputation plus éclatante que la leur, ne peuvent ni demeurer en repos, ni supporter patiemment cette élévation. Si ce sont des hommes accoutumés à vivre dans un gouvernement corrompu, où l’éducation ne leur ait inspiré nulle vertu, il est impossible qu’aucun événement puisse jamais les ramener ; car, pour obtenir l’objet de leurs désirs et satisfaire la perversité de leur âme, ils verraient d’un œil content la ruine de leur propre patrie. Pour vaincre cette envie, il n’existe qu’un seul remède : c’est la mort de ceux qu’elle possède. Si la fortune est tellement propice à un homme vertueux, qu’elle lui enlève ses rivaux par une mort naturelle, il peut alors monter sans opposition au faite de la gloire, puisqu’il peut faire éclater sans obstacle une vertu qui ne saurait plus offenser personne. Mais quand il n’a pas ce bonheur, il faut qu’il cherche à se défaire de ses rivaux par tous les moyens ; et avant de rien entreprendre, il doit n’en épargner aucun pour surmonter cette difficulté.

Quiconque lira la Bible dans le sens propre verra que Moïse fut contraint, pour affermir ses lois et ses institutions, de massacrer une foule d’individus qui, par envie seulement, s’opposaient à ses desseins.

Le frère Jérôme Savonarola était convaincu de cette nécessité ; Pierre Soderini, gonfalonier de Florence, ne la connaissait pas moins. Cependant Savonarola ne put parvenir à la surmonter, parce qu’il n’avait point l’autorité nécessaire, et qu’il ne fut pas compris par ceux qui le suivaient, et qui en auraient eu le pouvoir. Il fit bien tout ce qui dépendait de lui ; et ses prédications sont remplies d’accusations et de reproches contre les sages de ce monde, appelant ainsi les envieux et ceux qui s’opposaient à ses plans de réforme.

De son côté, Soderini s’imaginait que le temps, que sa bonté, que ses richesses, qu’il prodiguait à chacun, parviendraient enfin à éteindre cette envie ; car il se voyait encore à la fleur de l’âge, et les faveurs que lui attirait chaque jour sa conduite lui persuadaient qu’il s’élèverait enfin sans aucun scandale, sans violence et sans désordre, au-dessus de tous ceux qui, par jalousie, s’opposaient à ses desseins : ne sachant pas qu’il ne faut rien attendre du temps ; que la bonté ne suffit point ; que la fortune varie sans cesse, et que la méchanceté ne trouve aucun don qui l’apaise. Aussi tous deux succombèrent, et leur ruine n’eut d’autre cause que de n’avoir pu ni su vaincre l’envie.

Une autre chose digne de remarque est l’ordre qu’établit Camille au dedans et au dehors pour la défense et le salut de Rome. Sans doute ce n’est pas sans dessein que les historiens éclairés, tels surtout que Tite-Live, sont entrés dans les détails de certains événements ; c’était afin que les descendants pussent apprendre par des exemples la manière dont ils ont à se défendre en de pareilles circonstances. On doit remarquer dans ce texte que la défense qui offre le plus de danger et le moins d’utilité est celle où tout se fait avec désordre et précipitation : c’est ce que démontre surtout cette troisième armée que Camille fit lever pour rester dans Rome à la garde de la cité. Un grand nombre regarderait et regarde peut-être encore cette disposition comme tout à fait superflue chez un peuple belliqueux et toujours sous les armes, par cette raison qu’il paraissait inutile de faire des enrôlements, et qu’il suffisait d’armer les citoyens quand le besoin s’en ferait sentir.

Mais Camille, comme l’eût fait tout autre général aussi expérimenté, pensa au contraire qu’il ne faut jamais permettre à la multitude de prendre les armes sans un certain ordre et quelques précautions. Ainsi, d’après cet exemple, tout chef préposé à la défense d’un État doit éviter, comme un écueil funeste, d’armer tumultueusement le peuple : il faut qu’il choisisse et qu’il désigne d’abord les hommes qu’il veut appeler sous les armes, les chefs auxquels ils doivent obéir, le poste où ils se réuniront, celui où ils doivent se rendre, et ordonner à ceux qui ne doivent point marcher de se tenir dans leurs maisons, pour veiller à leur défense. Ceux qui, dans une ville assiégée, se conformeront à cette conduite parviendront facilement à se défendre ; celui qui agirait d’une manière opposée n’imitera point Camille, et ne se défendra pas.

CHAPITRE XXXI.


Les républiques vigoureuses et les hommes d’un grand caractère conservent, dans toutes les situations, la même force d’âme et la même dignité.


Parmi les actions et les paroles admirables que notre historien rapporte de Camille, pour retracer le portrait d’un grand homme, il lui met ces mots dans la bouche : Nec mihi dictatura animos fecit, nec exilium ademit. Ces paroles montrent que les grands hommes sont toujours les mêmes, quelle que soit leur fortune : si elle varie, soit en les exaltant, soit en les opprimant, eux seuls ne changent point, et conservent toujours une âme également ferme et tellement unie avec leur manière ordinaire de vivre, que chacun s’aperçoit sans peine que la fortune n’a pas de prise sur eux.

Les hommes sans force d’âme se conduisent d’une manière toute différente. La bonne fortune les enfle et les enivre, et ils attribuent tous les avantages qu’ils possèdent à des vertus qu’ils ne connurent jamais ; aussi deviennent-ils bientôt insupportables et odieux à tous ceux qui les entourent : de là ces prompts changements de fortune. A peine ont-ils vu l’adversité en face, qu’ils tombent dans l’excès opposé, et deviennent vils et bas. Il en résulte que les princes de ce caractère songent bien plus, dans le malheur, à se fuir eux-mêmes qu’à se défendre, comme des hommes qui, pour avoir mal usé de la bonne fortune, ne sont jamais préparés à la défense.

Ce courage et cette lâcheté, que j’ai dit se trouver dans un seul homme, se rencontrent également dans une république ; et Rome et Venise en sont un exemple. La première ne se laissa jamais ni abattre par l’adversité, ni enorgueillir par le succès, comme le prouvent évidemment sa conduite après la défaite de Cannes et la victoire remportée sur Antiochus. La défaite de Cannes, quoique extrêmement désastreuse pour Rome, puisqu’elle était la troisième qu’elle eût éprouvée, ne put triompher de sa constance et l’empêcher de lever de nouvelles armées, ni la forcer à violer les institutions de la république en rachetant les prisonniers : elle n’envoya ni à Carthage ni près d’Annibal pour implorer la paix ; mais, rejetant loin d’elle toute mesure lâche et déshonorante, elle tourna toutes ses pensées vers la guerre ; et, à défaut d’hommes en âge de servir, elle arma jusqu’aux vieillards et aux esclaves. Lorsque le Carthaginois Hannon, ainsi que je l’ai dit précédemment, eut connu ces résolutions, il fit sentir au sénat de Carthage le peu d’espoir qu’il fallait fonder sur la défaite de Cannes. On voit ainsi que les temps difficiles n’étonnèrent point les Romains et ne purent les abaisser.

D’un autre côté, la prospérité ne les rendit jamais insolents, puisque Antiochus ayant envoyé des ambassadeurs à Scipion, pour lui proposer un arrangement avant de livrer la bataille et d’avoir été vaincu, Scipion lui dicta, pour condition de la paix, de se retirer au fond de la Syrie, et de laisser le reste à la générosité des Romains. Antiochus refusa et livra bataille ; mais, ayant été défait, il envoya de nouveaux ambassadeurs à Scipion, avec ordre d’accepter toutes les conditions qui leur seraient imposées par le vainqueur. Celui-ci n’en proposa point d’autres que celles qu’il avait offertes avant de triompher ; et il ajouta ces paroles : Quod Romani si vincuntur non minuuntur animis, nec si vincunt insolescere solent.

Les Vénitiens, au contraire, ont suivi une marche entièrement opposée. Enivrés de leur bonne fortune, et croyant ne la devoir qu’à un courage qu’ils ne possédaient nullement, ils avaient poussé si loin l’insolence, qu’ils n’appelaient le roi de France que le fils de saint Marc ; méprisant l’Église, trouvant l’Italie trop resserrée pour eux, et s’abusant jusqu’à vouloir obtenir une domination aussi vaste que celle des Romains. Mais lorsque le sort les eut abandonnés et que le roi de France les eut à demi battus à Vaila, non-seulement ils perdirent tout l’État par la révolte, mais ils en abandonnèrent une grande partie au pape et à l’Espagne, par lâcheté et bassesse de courage. Ils poussèrent même l’abjection au point d’envoyer des ambassadeurs à l’empereur, pour s’offrir à lui comme tributaires ; et les lettres qu’ils écrivirent au pape, pour exciter sa pitié en leur faveur, sont des monuments de honte. Ainsi, quatre jours et une demi-défaite suffirent pour les plonger dans cette ignominie. Leur armée, après un premier combat, fut obligée, en faisant sa retraite, d’en livrer un nouveau, dans lequel la moitié des troupes à peu près furent battues ; l’un des provéditeurs prit la fuite avec le reste, et ramena dans Vérone plus de vingt-cinq mille hommes, tant d’infanterie que de cavalerie ; de sorte que, s’il y avait eu dans Venise et dans ses institutions quelque ombre de vertu, elle eût pu facilement réparer ce désastre, montrer de nouveau le front à la fortune et se trouver encore en état de vaincre, ou de succomber avec gloire, ou d’obtenir des conditions moins déshonorantes. Mais la lâcheté de ses citoyens, produite par les vices de ses institutions, en ce qui concernait la guerre, lui fit perdre à la fois et la puissance et le courage.

Tel est le sort qui attend tous ceux qui se comporteront de la sorte ; parce que cette insolence dans la bonne fortune et cette bassesse dans l’adversité naissent de la manière de vivre et de l’éducation que l’on a reçue ; éducation qui, si elle est lâche ou frivole, produit des hommes qui lui ressemblent, mais qui, si elle est différente, donne également des hommes différents, et, en leur procurant une connaissance plus vraie des choses de ce monde, les empêche de se laisser trop réjouir par le bien ou trop attrister par le mal.

Ce que je dis d’un seul homme s’applique à tous ceux qui vivent dans un même gouvernement, et dont la perfection est toujours égale à celle qui existe dans la manière dont on y vit.

Quoique j’aie déjà dit ailleurs que le fondement de tous les États était une bonne milice, et que là où elle n’existe pas il ne saurait y avoir ni bonnes lois ni aucune autre bonne chose, je crois nécessaire de le répéter ; parce qu’à chaque pas que l’on fait dans la lecture de cette histoire on voit apparaître cette nécessité ; on voit comment la milice ne peut être bonne si elle n’est continuellement exercée ; et comment il est impossible de l’exercer si elle n’est composée de vos propres sujets, parce qu’on n’est pas toujours en guerre et qu’on ne peut toujours y rester. Il faut donc pouvoir exercer une armée en temps de paix ; et si elle n’est composée de vos propres sujets, cet exercice ne saurait avoir lieu à cause de la dépense.

Camille, ainsi que nous l’avons dit, avait marché avec son armée à la rencontre des Toscans : ses soldats s’effrayèrent à l’aspect du grand nombre de leurs ennemis, se croyant trop inférieurs pour soutenir leur attaque. Cette fâcheuse disposition des troupes étant parvenue aux oreilles de Camille, il parut devant elles et parcourut le camp en parlant à chaque soldat : il parvint à effacer de leur esprit cette dangereuse idée ; et enfin, sans ordonner d’autres dispositions, il se contenta de dire : Quod quisque didicit, aut consuevit, faciat.

Si l’on réfléchit bien à cette conduite et aux paroles qu’il prononça pour exciter ses troupes à marcher contre l’ennemi, on sera convaincu qu’on ne pouvait dire et faire exécuter une chose semblable qu’à une armée également instituée et exercée dans la paix et dans la guerre. Un général ne peut se confier à des soldats ignorants, ni se persuader qu’ils rempliront bien leur devoir ; et, dût un nouvel Annibal les conduire, il succomberait lui-même sous un pareil fardeau ; car, dans un jour de bataille, un général ne pouvant se trouver sur tous les points à la fois, si d’abord il n’a pas pourvu à ce que tous les soldats de son armée soient pénétrés de son esprit, et connaissent ses dispositions et sa manière de se conduire, il court évidemment à sa perte.

Si donc un État s’arme et s’organise comme Rome ; si chaque jour ses citoyens, et en particulier et en public, doivent faire l’expérience de leur courage et du pouvoir de la fortune, on les verra toujours, dans quelques circonstances qu’ils se trouvent, conserver le même courage et garder la même dignité. Mais, s’ils ne sont point armés, et qu’ils ne s’appuient que sur les caprices de la fortune et non sur leur propre courage, ils subiront tous les changements auxquels elle est sujette, et ne donneront d’eux que l’exemple que nous ont donné les Vénitiens.


CHAPITRE XXXII.


Quels sont les moyens qu’ont employés quelques individus pour troubler une paix.


Circé et Vélitra, deux colonies romaines, s’étaient révoltées contre la métropole, dans l’espoir d’être secourues par les Latins ; mais ce peuple ayant été vaincu, leurs espérances s’évanouirent, et un assez grand nombre de citoyens conseillèrent alors d’envoyer à Rome des ambassadeurs pour se recommander à la clémence du sénat. Cet avis fut rejeté par les auteurs de la révolte, qui craignaient que tout le châtiment ne retombât sur leur tête ; et pour éloigner entièrement toute proposition pacifique, ils excitèrent la multitude à prendre les armes et à faire une incursion sur les terres de Rome.

En effet, quand on veut ou qu’un peuple ou qu’un prince rejette tout accommodement, il n’est pas de moyen plus sûr ni plus solide que de l’exciter à quelque grave perfidie envers celui avec lequel on ne veut pas qu’il se réconcilie : son éloignement pour la paix sera d’autant plus grand, qu’il redoutera davantage la peine que son outrage semble lui mériter.

Après la première guerre punique, les troupes que les Carthaginois avaient employées contre les Romains, en Sicile et en Sardaigne, retournèrent en Afrique dès que la paix fut conclue : mécontentes de leur solde, elles se soulevèrent contre Carthage, mirent à leur tête Matho et Spendius, s’emparèrent de beaucoup de villes de la république, et en dévastèrent un grand nombre. Les Carthaginois, résolus de tenter toutes les voies avant d’en venir à une bataille, envoyèrent vers eux, comme ambassadeur, Asdrubal leur concitoyen, qu’ils jugeaient devoir conserver quelque autorité sur ces troupes, pour avoir été autrefois leur général. A peine était-il arrivé, que Spendius et Matho, dans l’espoir d’obliger tous leurs soldats à ne plus compter sur la paix avec Carthage, et pour les contraindre au contraire à la guerre, leur persuadèrent qu’il était bien mieux d’égorger Asdrubal, ainsi que tous les Carthaginois qui se trouvaient prisonniers entre leurs mains. Non-seulement ces furieux les massacrèrent, mais ils les livrèrent auparavant aux tourments les plus affreux ; et, pour ajouter à leur barbarie, ils publièrent un édit qui menaçait du même supplice tout Carthaginois qui, à l’avenir, tomberait en leur pouvoir. Cette résolution, et les massacres qui en furent le résultat, portèrent à leur comble la rage et l’obstination dont cette armée était animée contre Carthage.

CHAPITRE XXXIII.


Il faut, pour remporter une victoire, que l’armée ait confiance en elle-même et dans son général.


Lorsqu’on veut qu’une armée soit victorieuse, il faut lui inspirer une si grande confiance, qu’elle soit persuadée que rien ne l’empêchera de vaincre. Ce qui lui donne cette assurance, c’est d’être bien armée, bien disciplinée, et composée de troupes qui se connaissent entre elles. Mais cette confiance ou cette discipline ne peut naître que parmi des soldats du même pays, et accoutumés à vivre ensemble.

Il est indispensable que le général jouisse de l’estime, de manière que l’armée se confie en sa prudence ; et toujours elle s’y confiera, si elle le voit ami de la discipline, plein de sollicitude et de courage, soutenant avec dignité la majesté de son rang ; et il la soutiendra sans peine, quand il les punira de leurs délits, sans les fatiguer inutilement ; qu’il tiendra exactement ses promesses ; qu’il leur fera voir que le chemin de la victoire est facile ; qu’il leur cachera les objets qui de loin sembleraient présenter des dangers, et qu’il les atténuera à leurs yeux. Toutes ces conditions, bien observées, sont une des grandes causes de la confiance d’une armée ; et la confiance conduit à la victoire.

Les Romains se servaient du secours de la religion pour inspirer cette confiance à leurs armées ; d’où il résultait que c’était par le moyen des auspices et des aruspices qu’ils procédaient à la nomination des consuls, à la levée des troupes, au partage de l’armée, et qu’ils livraient bataille. Un bon capitaine n’eût jamais tenté la moindre entreprise sans avoir rempli toutes ces formalités, persuadé qu’il aurait échoué sans peine si les soldats n’avaient pas entendu dire d’abord que les dieux étaient de leur côté. Et si un consul, ou quelque autre général, avait combattu malgré les auspices, ils l’auraient puni comme ils punirent Claudius Pulcher.

Quoique cette conduite se fasse voir dans tout le cours de l’histoire romaine, cependant on en trouve une preuve particulière dans les paroles que Tite-Live met dans la bouche d’Appius Claudius. Il se plaignait au peuple de l’orgueil et de l’impudence de ses tribuns, en lui exposant qu’eux seuls étaient cause que les auspices, ainsi que toutes les autres institutions religieuses, perdaient de leur influence ; et voici ce qu’il lui dit : Eludant nunc licet religionem. Quid enim interest, si pulli non pascentur, si ex cavea tardius exierint, si occinuerit avis ? Parva sunt hœc ; sed parva ista non contemnendo, majores nostri maximam hanc rempublicam fecerunt. Ces petites choses, en effet, possèdent la force d’entretenir l’union et la confiance parmi les troupes ; ce qui est la première cause de toutes les victoires ; cependant elles doivent toujours être inséparables du courage ; autrement elles ne servent à rien.

Les habitants de Préneste, ayant mis leur armée en campagne contre les Romains, allèrent asseoir leur camp sur les bords de l’Allia, à l’endroit où les premiers avaient été vaincus par les Gaulois : ils l’avaient fait pour inspirer de la confiance à leurs troupes, et épouvanter les Romains par la fortune du lieu. Quoique ce parti offrît quelque probabilité, par les raisons que j’ai rapportées précédemment, néanmoins l’issue fit voir combien le vrai courage est au-dessus de ces faibles obstacles. Tite Live le démontre d’une manière évidente, en mettant ces paroles dans la bouche du dictateur lorsqu’il donne ses ordres à son maître de cavalerie : Vides-ne tu, loci fortuna illos fretos, ad Alliam consedisse ? At tu, fretus armis anirnisque, invade mediam aciem.

En effet, un véritable courage, une discipline exacte, cette sécurité que donne l’habitude de la victoire, ne peuvent se laisser vaincre par des incidents de si peu d’importance ; et une fausse terreur, un désordre imprévu ne sauraient ni les effrayer ni les abattre. C’est ce que l’on voit dans la circonstance suivante. Les deux Manlius, consuls du même nom, se trouvaient en présence des Volsques : ils envoyèrent imprudemment une partie du camp au butin, de sorte que ceux qui étaient sortis et ceux qui étaient restés au camp se trouvèrent assiégés ; et ce ne fut pas l’habileté des consuls qui sauva l’armée de ce danger, mais le courage seul de leurs soldats. C’est ce qui fait dire à Tite-Live : Militum etiam sine redore stabilis virtus tutata est.

Je ne veux point passer sous silence un moyen qu’employa Fabius : il venait de rentrer sur le territoire de la Toscane ; et, pour inspirer à son armée une confiance qu’il jugeait nécessaire à ses projets dans un pays inconnu, en présence d’ennemis nouveaux, il parlait à ses soldats de la bataille qui allait avoir lieu ; après leur avoir exposé les motifs qu’ils pouvaient avoir d’espérer la victoire, il ajouta : « Je pourrais bien vous dire encore beaucoup d’autres bonnes raisons, et où vous verriez une victoire certaine ; mais il serait dangereux de les découvrir. » Cet expédient, dont il usa avec sagesse, mérite d’être imité.


CHAPITRE XXXIV.


Quelle renommée, quelle voix publique, quelle opinion, font qu’un peuple commence à favoriser un citoyen ; et s’il accorde les magistratures avec plus de discernement qu’un prince.


Nous avons rapporté précédemment comment Titus Manlius, qui fut depuis surnommé Torquatus, sauva son père L. Manlius d’une accusation qu’avait dirigée contre lui Marcus Pomponius, tribun du peuple. Quoique la manière dont il le sauva eût en elle-même quelque chose de violent et d’extraordinaire, néanmoins la piété filiale qu’il fit éclater charma si fort la multitude, que, loin d’encourir la moindre réprimande lorsque l’on procéda à l’élection des tribuns des légions, il fut nommé le second.

Le succès qu’il obtint en cette circonstance m’a conduit à examiner sur quels fondements le peuple appuie le jugement qu’il porte des hommes pour la distribution de ses faveurs, et si, comme je l’ai avancé précédemment, il les accorde avec plus de discernement qu’un prince. Je dis donc que le peuple, lorsqu’il s’agit de fixer son choix sur un citoyen que ses actions n’ont point encore fait connaître, interroge la voix publique et la renommée, qui se forment, ou par conjecture, ou d’après l’idée que ce citoyen donne de lui. Cette double opinion a sa source dans la renommée des ancêtres, qui, dans leur temps, ayant par leur valeur illustré la cité, font présumer que leur fils leur sera semblable, jusqu’à ce que ses actions aient prouvé le contraire ; ou elle résulte de la conduite qu’adopte lui-même ce dernier. La meilleure qu’il puisse tenir est de fréquenter la compagnie des hommes graves, de bonnes mœurs, et dont la sagesse est généralement reconnue. Comme le plus sûr indice qu’on puisse avoir du caractère d’un homme est de connaître les personnes qu’il fréquente, il est évident que celui qui ne voit qu’une compagnie vertueuse ne peut manquer d’acquérir une excellente renommée, parce qu’il est impossible qu’il ne ressemble point par quelque endroit à ceux avec lesquels il vit. On acquiert encore la publique estime par quelque action extraordinaire et éclatante, quoique privée, et dont l’issue vous couvre de gloire et d’honneur.

De ces trois manières d’agir, propres à commencer la réputation d’un citoyen, il n’en est aucune qui en donne une plus grande que cette dernière, parce que celle qui dépend des ancêtres est si trompeuse, que les hommes ne s’y confient que faiblement ; et elle s’évanouit bientôt quand la vertu personnelle de celui sur lequel s’exerce le jugement de ses concitoyens ne l’accompagne pas.

La seconde, c’est-à-dire celle qui vous fait connaître par la société que vous fréquentez, est meilleure que la première ; mais elle est bien inférieure à la troisième, parce que tant qu’on ne voit de vous aucun acte qui naisse de votre propre vertu, votre réputation repose simplement sur l’opinion d’autrui, qu’il est extrêmement facile d’effacer. Mais la troisième, commencée et fondée par vos belles actions, vous donne dès le principe un tel renom, qu’il faut le démentir par bien des actions contraires avant de parvenir à le détruire.

Ceux qui naissent dans une république doivent donc suivre cette route, et chercher à s’illustrer d’abord par quelque action d’éclat. C’est ainsi qu’agirent une foule de jeunes Romains, soit en faisant rendre un décret avantageux au public, soit en dirigeant une accusation contre quelque citoyen puissant, comme transgresseur des lois, soit en faisant quelque autre action éclatante et nouvelle qui faisait parler d’eux. Non-seulement cette conduite est nécessaire pour commencer à se mettre en crédit, elle est indispensable pour le conserver et l’accroître.

Mais, pour réussir de cette manière, il faut renouveler les actions d’éclat, comme le fit Titus Manlius durant tout le cours de sa vie. En effet, à peine eut-il défendu son père d’une manière si courageuse et si extraordinaire, et par cette conduite obtenu sa première renommée, qu’on le vit, quelques années après, combattre et tuer ce Gaulois auquel il arracha le collier d’or qui lui fit décerner le nom de Torquatus. Mais cela ne lui suffit pas : et, dans la maturité de l’âge, il fit mourir son fils pour avoir combattu contre son ordre, quoiqu’il eût cependant triomphé de son ennemi. Ces trois actions lui acquirent alors plus de célébrité, et l’ont fait plus connaître de la postérité que ses victoires et les triomphes dont il fut orné autant qu’aucun autre Romain. La raison en est que, dans la victoire, Manlius eut beaucoup de rivaux, tandis qu’il n’en eut que très-peu, si toutefois il en eut, dans ces actions qui n’appartiennent qu’à lui seul.

Le grand Scipion acquit moins de gloire par ses triomphes que lorsque, jeune encore, il défendit son père sur les bords du Tésin, ou qu’après la défaite de Cannes, tirant courageusement son épée, il fit jurer à tous les jeunes Romains de ne jamais abandonner l’Italie, quoiqu’ils eussent déjà formé ce projet entre eux. Ces deux actions furent le fondement de sa réputation, et lui servirent de degré pour s’élever aux triomphes de l’Espagne et de l’Afrique. Mais il mit le comble à sa gloire lorsqu’en Espagne il renvoya la fille à son père et l’épouse à son mari.

Une semblable conduite est celle que doit nécessairement tenir non-seulement le citoyen qui ne poursuit la renommée que pour obtenir des honneurs dans la république, mais même le prince qui veut conserver toute sa réputation dans ses États. Rien n’est plus propre à lui concilier l’estime que des actions ou des paroles extraordinaires et remarquables, ayant pour objet le bonheur du peuple, et qui le fassent connaître comme un souverain magnanime, juste et libéral, dont la conduite soit telle qu’elle passe en proverbe parmi ses sujets.

Mais, pour en revenir au point par lequel nous avons commencé ce chapitre, je dis que le peuple ne peut se tromper lorsque, s’appuyant sur un des trois motifs que je viens d’énoncer, il commence à donner un emploi à un de ses concitoyens ; mais il est encore moins sujet à l’erreur quand, par la suite, celui qu’il a choisi d’abord accroît sa réputation par des actes de vertu souvent répétés, parce que, dans ce cas, il est presque impossible que son jugement s’égare. Je ne parle ici que de ces emplois que l’on donne à un homme dès ses premiers pas dans la carrière, et avant qu’il se soit fait connaître par une constante expérience, ou qu’il ait passé d’une conduite à une autre tout à fait contraire : d’où il résulte que le peuple, et quant aux fausses opinions et quant à la corruption, est bien moins sujet à l’erreur que les princes.

Il peut arriver, il est vrai, que les peuples se laissent tromper, séduits par la renommée, par l’opinion, ou par des actions qui lui paraissent plus grandes qu’elles ne sont en réalité ; ce qui n’arriverait point à un prince, parce que ses conseillers ne tarderaient pas à lui ouvrir les yeux. Cependant, pour que les peuples ne manquent pas non plus de conseils, les sages fondateurs de républiques ont établi que, lorsqu’il s’agirait de remplir les emplois suprêmes de l’État auxquels il serait dangereux de mettre des hommes inexpérimentés, et que l’on verrait le peuple incliner vers quelqu’un d’incapable, il serait permis, il serait même glorieux à tout citoyen de manifester en public les défauts de ce candidat, afin que le peuple, mieux instruit sur son compte, pût asseoir un jugement plus sain.

Et que cet usage fût en vigueur à Rome, c’est ce que témoigne le discours que Fabius Maximus prononça devant le peuple, durant la seconde guerre punique, lorsqu’il s’aperçut que les suffrages du peuple désignaient pour consul Titus Octacilius. Fabius, ne croyant pas que, dans ces circonstances, un pareil candidat pût remplir convenablement le consulat, s’éleva contre ce choix, en fit sentir toute l’insuffisance, et parvint à détourner les faveurs du peuple sur un citoyen plus digne de les obtenir.

Ainsi les peuples, dans l’élection de leurs magistratures, sont dirigés par les preuves les plus palpables que les hommes puissent donner de leur capacité ; et, lorsqu’ils peuvent, comme les princes, être éclairés par de sages conseils, ils sont bien moins qu’eux exposés à l’erreur. Et tout citoyen qui, dès le principe, voudra obtenir les faveurs du peuple doit, comme Titus Manlius, les mériter par quelque action éclatante.


CHAPITRE XXXV.


Quels sont les périls auxquels s’exposent ceux qui, les premiers, conseillent une résolution quelconque ; dangers d’autant plus grands qu’elle sort davantage des règles ordinaires.


Il serait trop long et trop difficile d’approfondir ici les dangers auxquels on s’expose en se faisant le moteur d’une entreprise nouvelle qui exige le concours d’un grand nombre de personnes ; combien il est difficile de la diriger et de la conduire à sa fin, et, une fois parvenue à ce terme, de l’y maintenir. Tout en me réservant de traiter cette matière dans un moment plus convenable, je parlerai seulement ici des dangers auxquels s’exposent les citoyens, ou les conseillers d’un prince, en mettant les premiers en avant une résolution sérieuse et importante, de manière à en voir retomber sur eux seuls toutes les conséquences. Les hommes, habitués à juger des événements par les résultats, rejettent sur l’auteur du conseil tout le mal qui en est la suite. Il est vrai que s’il réussit il obtient des louanges ; mais cette récompense est bien loin de balancer les suites funestes auxquelles il s’expose.

Le sultan Sélim, qui règne aujourd’hui sur les Turcs, se préparait, à ce que rapportent des voyageurs revenus de ce pays, à tenter la conquête de la Syrie et de l’Égypte ; le pacha qui commandait en son nom sur les frontières de la Perse l’encouragea à marcher contre le sofi. Persuadé par ce conseil, il s’avança à cette conquête à la tête d’une nombreuse armée ; mais, arrivé dans un pays d’une étendue sans bornes, où se déploient de vastes déserts, et où les eaux sont extrêmement rares, il rencontra les mêmes obstacles qui jadis avaient causé la perte des armées romaines : réduit à ces funestes extrémités, et quoiqu’il eût battu ses ennemis, il perdit la plus grande partie de son armée par la peste et par la famine. Dans son courroux contre l’auteur de ce conseil, il le tua.

Les histoires sont remplies d’exemples de citoyens envoyés en exil pour avoir conseillé des entreprises dont le résultat fut malheureux. Quelques citoyens romains s’étaient mis à la tête de ceux qui voulaient un consul plébéien : le premier qui obtint cette dignité fut battu la première fois qu’il conduisit les armées à la guerre. Ceux qui avaient conseillé cette innovation en auraient sans doute été punis si le parti en faveur duquel elle avait été introduite n’avait pas été aussi puissant.

Il est évident que les hommes placés à la tête des conseils d’une république ou d’un prince se trouvent dans une fâcheuse alternative : s’ils s’abstiennent de conseiller ce qui leur paraît utile au prince ou à la république, ils trahissent leur devoir ; s’ils le conseillent, ils s’exposent à perdre et leur vie et leur état ; les hommes étant tellement aveugles, qu’un conseil, à leurs yeux, n’est bon ou mauvais que par ses résultats.

Quand je réfléchis sur la manière dont on peut se mettre à l’abri d’un tel danger ou d’une pareille honte, il me semble que la voie la plus sûre est de prendre les choses avec modération, de n’en embrasser aucune comme sa propre affaire, de dire son opinion sans passion, de la défendre sans emportement et avec modestie, de manière que si l’État et le prince la suivent, ils le fassent volontairement, et ne paraissent pas y avoir été entraînés par vos importunités. En suivant cette conduite, il serait absurde que le prince ou le peuple vous voulût mal d’un conseil qui aurait réuni toutes les volontés. Il n’y a de dangers que là où votre avis a trouvé de nombreux contradicteurs, qui s’empresseront, si le succès vous trahit, à précipiter votre ruine. Si, en agissant ainsi, vous n’avez pas la gloire qui est le partage de celui qui seul, et malgré l’opposition générale, donne un conseil que le succès couronne, vous y trouvez du moins deux avantages : le premier, de ne redouter aucun péril ; le dernier, de voir que si le conseil que vous avez donné avec modestie est rejeté dans la discussion, pour en adopter un autre dont les suites sont funestes, du moins il en résulte pour vous une très-grande gloire. Et, quoiqu’on ne puisse se réjouir d’obtenir la gloire au détriment de son prince ou de sa patrie, ce n’est cependant pas une chose à dédaigner.

Je ne crois pas qu’il y ait d’autre conseil à donner aux hommes sur ce sujet. En leur disant de se taire et de ne point faire connaître leur opinion, ce serait leur conseiller d’être inutiles à la république et au prince ; et ils n’éviteraient même pas le danger, puisqu’en peu de temps leur conduite deviendrait suspecte, et qu’ils pourraient éprouver le sort des amis de Persée, roi de Macédoine, qui, battu par Paul Émile, et fuyant avec un petit nombre de ses amis, leur rappelait tous les événements qui s’étaient passés. L’un d’entre eux osa reprocher à Persée les nombreuses fautes qu’il avait commises, et qui étaient cause de sa perte. Le roi se retournant alors vers lui : « Traître, lui dit-il, fallait-il attendre pour me parler ainsi de me voir sans ressources ? » Et à ces mots il le tua de sa propre main.

C’est ainsi que ce courtisan fut puni d’avoir gardé le silence quand il devait parler, et d’avoir parlé quand il devait se taire ; et il ne sut point éviter le péril auquel il avait cru échapper en ne donnant pas de conseil. Je pense donc qu’il faut se borner à suivre la marche que j’ai indiquée.

CHAPITRE XXXVI.


Pourquoi les peuples de la France ont eu et ont encore la réputation d’être plus que des hommes au commencement du combat, et moins, ensuite, que des femmes.


L’intrépidité de ce Gaulois, qui, sur les bords du fleuve Anio, défiait les plus braves Romains, et son combat avec T. Manlius, me rappellent ce que dit plusieurs fois Tite-Live, que les Gaulois, au commencement de la bataille, sont plus que des hommes ; mais qu’en continuant de combattre, ils deviennent moins que des femmes.

En réfléchissant d’où cette opinion peut provenir, on est généralement porté à penser qu’elle tient à leur nature même ; ce que je crois fondé. Cependant, il n’en résulte pas nécessairement que ce naturel, qui leur inspire d’abord tant d’intrépidité, ne puisse être discipliné de manière à leur conserver le même courage jusqu’à la fin du combat.

Pour prouver ce que j’avance, je dirai qu’il y a des armées de trois espèces : l’une, dans laquelle éclatent également le courage et le bon ordre, qui est la véritable source du courage. Telles étaient les armées romaines, chez lesquelles on voit, par toute leur histoire, qu’il existait un ordre excellent, introduit depuis longtemps par la discipline militaire. En effet, dans une armée bien ordonnée, personne ne doit rien faire qui ne soit réglé. Aussi voit-on que, dans les armées romaines, dignes sous ce rapport de servir de modèle à toutes les autres nations, puisqu’elles ont vaincu l’univers, on ne mangeait, on ne dormait, on ne vendait, on n’achetait, on ne formait enfin aucune entreprise militaire ou domestique sans la permission du consul. Les armées qui agissent différemment ne sont pas de véritables armées ; et si elles viennent à en donner quelque marque, c’est par emportement, par impétuosité, et non par un véritable courage.

Mais là où le courage lui-même est réglé, le soldat développe son ardeur selon les temps et les circonstances ; aucun obstacle ne peut l’avilir ni lui faire manquer de cœur ; le bon ordre, au contraire, ranime sans cesse sa vaillance et cette ardeur qu’alimente encore l’espoir de la victoire, espoir qui ne l’abandonne jamais tant que le bon ordre subsiste.

Le contraire arrive dans ces armées où il n’y a que de la fureur et point d’ordre, comme étaient celles des Gaulois, dont l’impétuosité se démentait souvent pendant la durée du combat. Lorsque la victoire résistait à leur premier choc, comme cette impétuosité, sur laquelle ils fondaient toute leur espérance, n’était pas soutenue par un courage bien réglé, et qu’ils ne voyaient au delà aucune autre ressource sur laquelle ils pussent compter, ils devaient être vaincus lorsque cette ardeur venait à se refroidir.

Les Romains, au contraire, rassurés par la bonté de leurs dispositions, redoutant peu les périls, ne se défiant point de la victoire, mais fermes et inébranlables à leur rang, combattaient à la fin de la bataille avec le même courage qu’au commencement, et, sans cesse animés par le bruit des armes, ne faisaient que s’enflammer de plus en plus.

La troisième sorte d’armée est celle où il n’existe ni valeur naturelle, ni discipline accidentelle, comme sont de nos jours les armées d’Italie : elles sont même entièrement inutiles, et ne sauraient ce que c’est que la victoire, si le hasard ne les faisait tomber sur une armée que quelque événement imprévu met en fuite ; et, sans qu’il soit nécessaire d’en rapporter des exemples particuliers, on voit chaque jour les preuves qu’elles donnent de leur lâcheté.

Pour que l’autorité de Tite-Live puisse faire comprendre à chacun comment doit être faite une bonne milice, et comment est faite une mauvaise, je rapporterai les paroles de Papirius Cursor, quand il voulut punir Fabius, maître de la cavalerie : Nemo hominum, nemo deorum verecundiam habeat : non edicta imperatorum, non auspicia observentur : sine commeatu vagi milites in pacato, in hostico errent ; immemores sacramenti, licentia sola se, ubi velint, exauctorent ; infrequentia deserantur signa ; neque conveniatur ad edictum, nec discernatur interdiu, nocte, œquo, iniquo loco, jussu, injussu imperatoris pugnent ; et non signa, non ordines servent ; latrocinii modo, cœca et fortuita, pro solemni et sacrata militia sit.

On peut facilement juger, d’après ce passage, si la milice de nos jours est une institution solennelle et sacrée, ou seulement un attroupement aveugle et fortuit : on peut voir tout ce qui lui manque pour ressembler à ce qui mérite le nom d’armée, et combien elle est éloignée d’unir, comme les Romains, la discipline au courage, et même de n’avoir, comme les Gaulois, que la seule impétuosité.


CHAPITRE XXXVII.


S’il est nécessaire d’en venir à des engagements partiels avant de livrer la bataille générale, et comment il faut s’y prendre pour connaitre un ennemi nouveau lorsqu’on veut éviter ces engagements.


Ainsi que je l’ai déjà dit, il semble que, dans toutes les actions des hommes, outre les difficultés qu’on rencontre pour les faire réussir, il y ait toujours auprès du bien quelque mal qui lui est si fortement uni, qu’il parait impossible de jouir de l’un sans subir les inconvénients de l’autre. On en a la preuve dans toutes les entreprises des hommes. Aussi n’est-ce qu’avec peine que le bien s’obtient, à moins que la fortune ne vous favorise au point que sa puissance surmonte cet inconvénient ordinaire et naturel.

C’est ce que m’a rappelé le récit que fait Tite-Live du combat de Manlius Torquatus et du Gaulois, et qu’il termine par ces mots : Tanti ea dimicatio ad universi belli eventum momenti fuit, ut Gallorum exercitus, relictis trepide castris, in Tiburtem agrum, mox in Campaniam transierit.

Je considère, d’un côté, qu’un capitaine habile doit éviter par-dessus tout de rien faire qui, par son peu d’importance, produise un mauvais effet dans l’armée : commencer une bataille où l’on n’emploie pas toutes ses forces, mais où l’on expose toute sa fortune, est une conduite des plus téméraires, comme je l’ai dit précédemment, en blâmant la défense des défilés.

D’un autre côté, je pense qu’un général prudent, lorsqu’il a en tête un ennemi nouveau, qui jouit d’une grande réputation de courage, est obligé, avant d’en venir à une bataille générale, d’essayer ses soldats contre les ennemis, par de légères escarmouches, afin qu’ayant commencé à les connaître par cette épreuve, ils perdent cette terreur que leur avaient inspirée la renommée et la réputation de courage de leurs adversaires. C’est là une chose extrêmement importante pour un général, parce qu’il y a pour ainsi dire une nécessité d’en agir ainsi, sans quoi les troupes croiraient marcher à une perte certaine, si, par de légers engagements, on n’avait chassé d’abord de leur esprit la crainte que la réputation de l’ennemi aurait pu y répandre.

Valerius Corvinus avait été envoyé par les Romains avec une armée contre les Samnites, ennemis nouveaux et contre lesquels ils n’avaient point jusqu’alors mesuré leurs armes. À cette occasion Tite-Live dit que Valerius engagea quelques légères escarmouches avec les Samnites, ne eos novum bellum, ne novus hostis terreret.

C’est s’exposer cependant au plus grand danger, parce que si vos soldats restent vaincus dans ces combats, leur effroi et leur lâcheté prennent un nouvel accroissement, et il en résulte un effet entièrement opposé à vos desseins ; c’est-à-dire, qu’au lieu de les rassurer, vous les effrayez davantage. C’est donc là une de ces mesures où le mal est si près du bien, où ils sont même tellement confondus, qu’il est aisé de rencontrer l’un en croyant embrasser l’autre.

Sur quoi je dis, qu’un habile général doit avoir le plus grand soin qu’il ne s’élève aucun accident qui puisse porter le découragement dans son armée. Ce qui ôte le courage aux soldats, c’est de commencer par éprouver un échec ; aussi doit-il éviter toutes les actions partielles, et ne les permettre que lorsqu’on peut le faire avec un grand avantage, et l’espoir certain de la victoire : il ne doit point tenter de garder les passages où il ne peut réunir toute son armée ; il ne doit défendre que les places dont la perte entraînerait inévitablement la sienne ; quant à celles qu’il garde, il faut qu’il s’arrange de manière qu’au moyen de leurs garnisons et de son armée il puisse, dans le cas où ces places viendraient à être assiégées, disposer de toutes ses forces ; quant aux autres, il doit les laisser sans défense. Toutes les fois, en effet, qu’on ne perd qu’une chose abandonnée et que votre armée est encore intacte, elle ne perd ni sa réputation dans la guerre ni l’espérance de la victoire. Mais quand l’ennemi vous arrache un point que vous projetiez de défendre, et dont chacun est convaincu que vous aviez entrepris la défense, c’est alors que le dommage se joint à la perte, et un événement de peu d’importance vous enlève comme aux Gaulois tout le succès de la guerre.

Philippe de Macédoine, père de Persée, prince belliqueux et d’une grande réputation dans son temps, attaqué par les Romains, abandonna une partie de ses États, qu’il croyait ne pouvoir défendre après les avoir entièrement ravagés. Sa prudence lui avait fait voir qu’il y avait un danger plus réel à perdre sa réputation en défendant inutilement ce qu’il aurait voulu préserver, que de l’abandonner en proie à l’ennemi comme une chose qu’on néglige.

Quand les Romains, après la défaite de Cannes, virent leurs affaires presque entièrement ruinées, ils refusèrent leurs secours à la plupart de leurs protégés et de leurs sujets, leur recommandant seulement de se défendre du mieux qu’ils pourraient. Un tel parti est bien meilleur que d’entreprendre la défense d’une chose, et de ne pouvoir ensuite la défendre, parce que, dans ce dernier cas, on perd tout à la fois ses amis et ses forces ; dans le premier, on perd ses amis seulement.

Mais, pour en revenir aux engagements partiels, il faut, si un général est forcé d’en venir à cette extrémité par la nouveauté de l’ennemi, qu’il le fasse avec un tel avantage, qu’il ne puisse même craindre le danger d’être vaincu, ou plutôt qu’il se comporte comme Marius ; ce qui est le plus sage parti. Ce général allait combattre les Cimbres, peuple féroce, qui menaçaient d’inonder l’Italie entière pour la livrer au pillage. Leur barbarie et leur multitude répandaient partout la terreur, qu’augmentait encore la défaite d’une armée romaine vaincue par eux. Marius, avant de leur livrer bataille, jugea qu’il était nécessaire de prendre des mesures propres à bannir de l’armée la terreur qu’y avait imprimée la renommée de l’ennemi, et, en général expérimenté, il fit camper plusieurs fois ses troupes dans des lieux où les Cimbres devaient passer avec toute leur armée. Il voulait que ses soldats, renfermés dans leurs retranchements, pussent les voir et accoutumer leurs yeux à la vue de l’ennemi, afin qu’apercevant une multitude sans ordre, embarrassée par ses bagages, couverte d’armes inutiles, en partie même désarmée, ils reprissent courage et demandassent eux-mêmes le combat.

Ce parti, où Marius fit éclater toute son habileté, doit être pour tous un exemple utile, et qu’on doit imiter avec empressement, si l’on ne veut tomber dans les dangers que j’ai signalés plus haut, et n’être point obligé d’imiter les Gaulois, qui ob rem parvi ponderis trepidi in Tiburtem agrum et in Campaniam transierunt.

Puisque j’ai cité dans ce chapitre Valerius Corvinus, je veux, dans le chapitre suivant, m’appuyer de ses paroles, pour faire voir quelles doivent être les qualités d’un général.



CHAPITRE XXXVIII.


Quelles sont les qualités nécessaires à un général pour qu’il puisse inspirer la confiance à ses soldats.


Ainsi que nous venons de le dire, Valerius Corvinus commandait l’armée destinée à s’opposer aux Samnites, ennemis nouveaux des Romains. Pour augmenter la confiance de ses troupes et leur faire connaître leurs ennemis, il commença par livrer de légères escarmouches ; mais ces épreuves ne lui paraissant pas suffisantes, il voulut les haranguer avant le combat, et il s’efforça de leur prouver combien peu de cas elles devaient faire de pareils ennemis, en leur alléguant et leur propre courage et celui qu’il possédait lui-même. Les paroles que Tite-Live met dans sa bouche peuvent servir à faire connaître quelles sont les qualités nécessaires à un général pour mériter la confiance de ses troupes : Tum etiam intueri cujus ductu auspicioque ineunda pugna sit : utrum qui audiendus duntaxat magnificus adhortator sit, verbis tantum ferox, operum militarium expers ; an qui, et ipse tela tractare, procedere ante signa, versari media in mole pugnœ sciat. Facta mea, non dicta, vos, milites, sequi volo, nec disciplinam modo, sed exemplum etiam à me petere, qui hac dextra mihi tres consulatus summamque laudem peperi.

Si l’on pèse bien ces paroles, elles apprendront quelles sont les qualités que doit posséder quiconque voudra bien remplir le grade de général : celui qui ne les aura pas trouvera avec le temps que cette dignité, à laquelle la fortune ou l’ambition l’aura fait monter, lui enlèvera sa réputation, loin de lui en donner ; car ce ne sont pas les titres qui honorent les hommes, mais les hommes qui honorent les titres.

On doit encore tirer une autre conséquence de ce que j’ai dit au commencement de ce chapitre : c’est que si les capitaines les plus célèbres ont usé de moyens extraordinaires pour affermir le courage d’une armée de vieux soldats prêts à combattre avec des ennemis inaccoutumés, à plus forte raison doit-on les employer lorsque l’on commande une armée nouvelle, qui n’a jamais vu l’ennemi en face. Si un ennemi inusité peut inspirer la terreur à de vieux soldats, combien n’en doit pas causer un ennemi quelconque à une armée novice !

Cependant on a vu souvent toutes ces difficultés prudemment surmontées par des capitaines expérimentés, tels que le Romain Gracchus, et le Thébain Épaminondas, dont j’ai déjà parlé, qui, avec des troupes novices, parvinrent à vaincre des vétérans habitués depuis longtemps aux combats. Les moyens qu’ils employèrent consistaient à les exercer pendant plusieurs mois dans des combats simulés, à les plier à l’obéissance et à la discipline, et à les employer ensuite avec confiance à de véritables combats. Un homme de guerre ne doit donc jamais désespérer de créer une bonne armée, lorsque les hommes ne lui manqueront pas ; et le prince qui manque de soldats, quoique ses États soient très-peuplés, ne doit se plaindre que de sa faiblesse et de son imprudence, et non de la lâcheté des hommes.


CHAPITRE XXXIX.


Un capitaine doit connaître le pays où il fait la guerre.


Parmi les connaissances nécessaires à un chef d’armée, une des plus importantes est celle des sites et des pays, parce que, sans cette connaissance générale et particulière, on ne peut former aucune bonne entreprise militaire. Et si toutes les sciences demandent une longue pratique pour les posséder parfaitement, celle dont il s’agit en exige une bien plus grande encore. Cette pratique, ou plutôt cette connaissance particulière des lieux, s’acquiert par la chasse plus que par tout autre exercice. Aussi les historiens de l’antiquité rapportent que ces héros, qui dans leur temps gouvernèrent le monde, passaient leur vie dans les forêts et à la chasse, parce que ce délassement, outre la connaissance particulière des lieux, donne une infinité d’autres notions indispensables à la guerre.

Xénophon, dans la Cyropédie, rapporte que Cyrus, se mettant en marche pour aller combattre le roi d’Arménie, rappela à ses capitaines, après leur avoir donné à chacun ses instructions, que ce qu’ils allaient entreprendre n’était autre chose qu’une de ces chasses qu’ils avaient si souvent faites ensemble. Il rappela à ceux qu’il envoyait en embuscade sur les montagnes qu’ils étaient semblables aux chasseurs qui vont tendre des rets dans les lieux escarpés ; et à ceux qui devaient parcourir la plaine, qu’ils ressemblaient aux chasseurs qui font lever la bête de son fort pour la lancer et la faire tomber dans les filets.

Je rapporte cet exemple pour faire voir que, selon Xénophon lui-même, la chasse est une image de la guerre. Aussi les grands ne peuvent-ils se livrer à un exercice plus honorable et plus utile. Rien d’ailleurs n’est plus propre à donner une connaissance intime d’un pays : la chasse fait connaître à celui qui s’y livre jusqu’aux moindres détours des lieux où il l’exerce. Lorsqu’on s’est rendu familière la connaissance d’un pays, on se forme aisément une idée des contrées nouvelles ; car chaque pays, et chaque site en particulier, ont entre eux des ressemblances qui font que l’on passe facilement de la connaissance de l’un à celle d’un autre. Mais celui qui n’a point l’expérience particulière d’un pays ne parvient que difficilement et par une longue étude, si même il réussit jamais, à connaître une nouvelle contrée. Celui au contraire qui possède cette habitude voit d’un coup d’œil de quelle manière une plaine s’étend, comment s’élève une montagne, par où s’ouvre une vallée, et mille autres détails semblables, dont il a, par le passé, acquis une connaissance solide.

Tite-Live me fournit un exemple à l’appui de cette assertion. Publius Decius était tribun légionnaire dans l’armée que le consul Cornelius conduisait contre les Samnites : le consul s’étant engagé dans une gorge où les Romains pouvaient être facilement enveloppés par les Samnites, Decius s’aperçut d’un aussi grand danger, et, s’adressant au consul, il lui dit : Videsne tu, Aule Corneli, cacumen illud supra hostem ? Arx illa est spei salutisque nostrœ, si eam (quam cœci reliquere Samnites) impigre capimus. Tite-Live avait déjà dit lui-même, avant de rapporter ce discours de Decius : Publius Decius, tribunus militum, conspicit unum editum in saltu collem, imminentem hostium castris, aditu arduum impedito agmini, expeditis haud difficilem. Le consul l’ayant envoyé en effet, avec trois mille soldats, pour s’emparer de cette colline, il sauva de cette manière l’armée romaine ; mais, à l’approche de la nuit, voulant à son tour s’éloigner et se sauver lui et les siens, il tint ce discours à ses soldats : Ite mecum, ut dum lucis aliquid superest, quibus locis (hostes) prœsidia ponant, qua pateat hinc exitus, exploremus. Hœc omnia sagulo gregali amictus, ne ducem circumire hostes notarent, perlustravit.

Si l’on examine attentivement ce récit, on verra combien il est utile et nécessaire qu’un capitaine connaisse la nature des pays. Si Decius, en effet, n’avait connu les localités, il n’aurait pu savoir combien il importait aux Romains de se rendre maîtres de cette colline, ni juger de loin si elle était accessible ou non ; et lorsqu’il fut parvenu à son sommet, et qu’il entreprit de s’en éloigner pour rejoindre le consul, entouré d’ennemis comme il l’était, il n’aurait pu de loin explorer les chemins ouverts à son passage, et ceux que gardaient les ennemis. Il fallait donc que Decius eût une connaissance si parfaite du terrain, qu’elle lui fournît le moyen, en s’emparant de cette colline, de sauver l’armée romaine ; et, quoiqu’il fût environné de toutes parts, d’échapper ensuite à l’ennemi, lui et tous ceux qui l’avaient suivi.


CHAPITRE XL.


Se servir de la ruse dans la conduite de la guerre est une chose glorieuse.


Quoique ce soit une action détestable d’employer la fraude dans la conduite de la vie, néanmoins, dans la conduite de la guerre, elle devient une chose louable et glorieuse ; et celui qui triomphe par elle de ses ennemis ne mérite guère moins de louanges que celui qui en triomphe par les armes. C’est le jugement que portent ceux qui ont écrit l’histoire des grands hommes : ils louent Annibal et tous les capitaines qui se sont fait remarquer par une semblable manière d’agir. Les exemples en sont trop nombreux pour que j’en rapporte aucun.

Je ferai observer seulement que je ne regarde pas comme une ruse glorieuse celle qui nous porte à rompre la foi donnée et les traités conclus ; car, bien qu’elle ait fait quelquefois acquérir des États et une couronne, ainsi que je l’ai exposé précédemment, elle n’a jamais procuré la gloire : je parle seulement de ces tromperies dont on use envers un ennemi qui ne se repose point sur votre foi, et qui consistent proprement dans la conduite de la guerre. Telle est celle d’Annibal, lorsqu’arrivé près du lac Trasimène, il feignit de prendre la fuite pour renfermer le consul et l’armée romaine ; et lorsque, pour échapper des mains de Fabius Maximus, il mit des brandons enflammés aux cornes d’un troupeau de bœufs.

C’est d’une ruse semblable que se servit Pontius, général des Samnites, pour renfermer les Romains dans les Fourches Caudines. Après avoir caché son armée sur le revers de la montagne, il envoya un certain nombre de soldats déguisés en bergers conduire dans la plaine de nombreux troupeaux ; les Romains, s’en étant emparés, demandèrent où était l’armée des Samnites : tous les prisonniers, conformément aux instructions de Pontius, répondirent uniformément qu’elle était occupée à faire le siége de Nocera. Ce rapport, cru aisément par les consuls, fut cause qu’ils s’engagèrent sans crainte dans les défilés de Caudium ; mais à peine y furent-ils entrés, qu’ils se trouvèrent soudain enveloppés par les Samnites.

Cette victoire, obtenue par la ruse, eût été bien plus glorieuse encore pour Pontius, s’il avait voulu suivre les avis de son père, qui lui conseillait, ou de renvoyer librement les Romains, ou de les massacrer tous, et de ne point s’arrêter à une de ces demi-mesures qui n’ont fait jamais ni acquérir un ami, ni perdre un ennemi, quæ neque amicos parat, neque inimicos tollit ; mesures qui, ainsi que je l’ai dit ailleurs, ont toujours été dangereuses dans les affaires d’État.



CHAPITRE XLI.


La patrie doit se défendre par la honte ou par la gloire, et, dans l’un et l’autre cas, elle est bien défendue.


Le consul et l’armée romaine, ainsi que je viens de le dire, se trouvaient assiégés par les Samnites, qui leur proposèrent les conditions les plus ignominieuses, entre autres de les faire passer sous le joug, et de les renvoyer à Rome, après les avoir désarmés. À ces propositions, les consuls restèrent frappés d’étonnement, et toute l’armée tomba dans le désespoir ; mais Lucius Lentulus, l’un des lieutenants, représenta qu’il ne pensait pas qu’on pût rejeter un parti auquel était attaché le salut de la patrie, puisque l’existence de Rome reposait sur celle de l’armée ; qu’il fallait donc la sauver à tout prix ; que la patrie est toujours bien défendue, de quelque manière qu’on la défende, soit par la gloire, soit par la honte ; qu’en préservant l’armée de sa perte, Rome serait toujours à temps d’effacer son ignominie ; mais qu’en ne la sauvant point, encore qu’on mourût glorieusement, Rome et la liberté étaient également perdues. Le conseil de Lentulus fut suivi.

Ce fait est digne d’attention et mérite de servir de règle à tout citoyen qui serait appelé à donner des conseils à sa patrie. Partout où il faut délibérer sur un parti d’où dépend uniquement le salut de l’État, il ne faut être arrêté par aucune considération de justice ou d’injustice, d’humanité ou de cruauté, de gloire ou d’ignominie ; mais, rejetant tout autre parti, ne s’attacher qu’à celui qui le sauve et maintient sa liberté.

Les Français ont toujours imité cette conduite, et dans leurs actions et dans leurs discours, pour défendre la majesté de leurs rois et la puissance de leur royaume : ils ne peuvent entendre dire patiemment que tel parti est ignominieux pour leur roi. Le roi, disent-ils, ne saurait être exposé à la honte, quel que soit le parti qu’il prenne, soit dans la bonne, soit dans la mauvaise fortune, parce que, vainqueur ou vaincu, ses résolutions sont toujours d’un roi.



CHAPITRE XLII.


On ne doit pas tenir les promesses arrachées par la force.


Après l’affront qu’elle avait reçu, l’armée, dépouillée de ses armes, rentra dans Rome avec les consuls. Le premier qui décida dans le sénat que l’on ne devait point observer la paix conclue à Caudium, fut le consul Spurius Posthumius, en disant que ce traité ne liait en rien les Romains ; qu’il n’était obligatoire que pour lui seul et pour tous ceux qui avaient juré la paix ; que, par conséquent, si le peuple voulait s’affranchir de toute obligation, il n’avait qu’à livrer entre les mains des Samnites lui et tous ceux qui avaient pris part à ce traité. Il soutint sa proposition avec tant de vigueur que le sénat l’adopta et envoya le consul et ses compagnons prisonniers à Samnium, où ils déclarèrent aux Samnites que la paix n’était pas valable. La fortune, dans cette circonstance, favorisa tellement Posthumius, que les Samnites le laissèrent partir, et que, de retour à Rome, sa défaite lui acquit plus de gloire aux yeux des Romains que la victoire n’en avait mérité à Pontius parmi les Samnites.

Il faut ici remarquer deux choses : l’une, que la gloire s’acquiert par toutes sortes d’actions, et que si la victoire la donne ordinairement, on peut la trouver encore dans la défaite, soit en montrant qu’on ne peut vous en imputer la faute, soit en se hâtant d’en effacer la honte par quelque acte éclatant de courage ; l’autre, qu’il ne peut y avoir d’ignominie à ne point observer les promesses imposées par la force ; et toujours les promesses forcées, lorsqu’elles intéressent la chose publique, se rompront sans que la honte atteigne celui qui les aura rompues, dès que la force qui les maintenait cessera d’exister. Les histoires de l’antiquité sont pleines de pareils exemples ; et de notre temps il n’est pas de jour qu’on n’en voie quelques-uns. Non-seulement, entre les princes, on n’observe pas les promesses dictées par la force, lorsque cette force a disparu ; mais ils n’observent pas davantage les autres promesses, lorsque les motifs qui les avaient dictées n’existent plus à leur tour. J’ai examiné en détail, dans mon Traité du prince, si cette conduite est louable ou non, et si un souverain doit se croire enchaîné par de pareils traités ; en conséquence, je n’en dirai pas ici davantage.


CHAPITRE XLIII.


Les hommes nés dans un même pays conservent presque dans tous les temps le même caractère.


Ce n’est ni au hasard ni sans raison que les sages ont coutume de dire que pour connaître ce qui doit arriver il suffit de considérer ce qui a été, parce que tous les événements de ce monde ont dans tous les temps des rapports analogues avec ceux qui sont déjà passés : cela provient de ce que toutes les affaires humaines étant traitées par des hommes qui ont et qui auront toujours les mêmes passions, il faut nécessairement qu’elles offrent les mêmes résultats. Il est vrai que leurs actions sont plus éclatantes, tantôt dans un pays, tantôt dans un autre ; mais cela dépend de l’éducation dans laquelle ces peuples ont puisé leur manière de vivre.

Il est encore facile de connaître l’avenir par le passé, lorsque l’on voit une nation vivre longtemps sous l’empire des mêmes mœurs, se montrant continuellement avare ou continuellement perfide, ou livrée à quelque autre vice ou vertu semblable. Quiconque lira les événements qui se sont passés dans notre ville de Florence et examinera en outre ceux qui ont eu lieu dans ces derniers temps, verra que les Français et les Allemands se sont montrés, dans toutes les circonstances, pleins d’avarice, d’orgueil, de cruauté et de mauvaise foi ; car notre république, à presque toutes les époques, a été de leur part la victime de ces quatre défauts.

Quant à la mauvaise foi, qui ne sait à combien de reprises on a donné de l’argent au roi Charles VIII, qui promettait de restituer les citadelles de Pise, sans que jamais il les rendit ; en quoi ce prince a fait voir son peu de bonne foi et son excessive avidité. Mais laissons de côté les exemples trop récents.

Chacun peut avoir appris ce qui arriva dans la guerre que le peuple florentin entreprit contre les Visconti, ducs de Milan. Florence, dénuée de toute autre ressource, forma le projet d’attirer l’empereur en Italie et de le décider à attaquer la Lombardie avec toute sa réputation et toutes ses forces. L’empereur promit de venir avec une armée considérable, de déclarer la guerre aux Visconti et de défendre les Florentins contre la puissance de ces princes, à condition qu’on lui donnerait cent mille ducats pour se mettre en marche, et cent mille autres dès qu’il serait arrivé en Italie, Les Florentins acceptèrent ces conditions ; ils lui payèrent la première somme, et bientôt après la dernière ; mais à peine était-il parvenu à Vérone qu’il retourna sur ses pas, sans rien opérer en leur faveur, alléguant pour excuse de sa conduite que les Florentins n’avaient pas observé toutes les clauses du traité conclu avec lui.

Si Florence n’avait pas été contrainte par la nécessité, ou aveuglée par les passions, et qu’elle eût voulu se rappeler l’ancienne conduite des barbares, elle ne se serait laissé tromper par eux, ni dans cette circonstance, ni dans mille autres : elle aurait vu qu’ils avaient toujours été les mêmes ; que partout où on les avait appelés, ils s’étaient conduits de la même manière ; elle aurait considéré qu’ils en agirent de la sorte autrefois envers les anciens Toscans, qui, opprimés par le peuple romain, qui les avait plusieurs fois mis en fuite et battus, et voyant que leurs forces étaient insuffisantes pour résister à ce peuple, convinrent avec les Gaulois, qui occupaient alors cette partie de l’Italie située en deçà des Alpes, de leur donner une forte somme d’argent, sous la condition qu’ils réuniraient leurs forces aux leurs, et marcheraient contre les Romains. Il arriva que les Gaulois reçurent l’argent, mais refusèrent de prendre les armes en faveur des Toscans, disant qu’ils l’avaient reçu non pour faire la guerre à leurs ennemis, mais pour s’abstenir de ravager le territoire de la Toscane.

C’est ainsi que l’avarice et la mauvaise foi des Gaulois privèrent en même temps les Toscans et de leur argent et des secours qu’ils comptaient se procurer par ce moyen. L’exemple des anciens Toscans et des Florentins de nos jours démontre que les Gaulois et les Français ont toujours suivi les mêmes principes ; et l’on peut juger par là de la confiance qu’ils doivent inspirer aux princes.

CHAPITRE XLIV.


On emporte souvent, par la violence et l’audace, ce qu’on n’obtiendrait jamais par les moyens ordinaires.


Les Samnites, attaqués par l’armée romaine, ne pouvant tenir campagne et résister en face aux Romains, prirent le parti de mettre de fortes garnisons dans toutes les villes du Samnium, et de passer avec toute leur armée dans la Toscane, qui était alors en trêve avec les Romains, pour voir si leur passage et la présence de leur armée pourraient engager les Toscans à prendre les armes ; ce qu’ils avaient refusé à leurs ambassadeurs. Dans le discours que les Samnites adressèrent aux Toscans, pour leur faire mieux sentir les motifs qui leur avaient mis les armes à la main, ils se servirent de ces expressions bien remarquables : Rebellasse, quod pax servientibus gravior, quam liberis bellum esset. C’est ainsi que, moitié par persuasion, moitié par la présence de leur armée, ils les excitèrent à prendre les armes.

On doit tirer de ce fait la conclusion que, quand un prince désire obtenir quelque chose d’un autre, il doit, si l’occasion le permet, ne pas lui laisser le temps de réfléchir, et faire en sorte qu’il sente lui-même la nécessité d’une prompte résolution ; ce qui arrive toutes les fois que celui qu’on sollicite s’aperçoit que son refus ou ses retards peuvent faire naître contre lui un prompt et dangereux ressentiment.

Nous avons vu de nos jours un exemple frappant de cette conduite entre le pape Jules et les Français, et entre monseigneur de Foix, général des armées du roi de France, et le marquis de Mantoue. Le pape Jules II avait l’intention de chasser les Bentivogli de Bologne : jugeant que les forces des Français pourraient le servir, et que les Vénitiens resteraient neutres, il les sollicita les uns et les autres ; mais n’en ayant tiré que des réponses évasives et ambiguës, il résolut de les amener à ses desseins en ne leur laissant pas le temps de délibérer : il partit soudain de Rome avec toutes les troupes qu’il put réunir, s’avança vers Bologne, et fit dire aux Vénitiens de garder la neutralité, et au roi de France de mettre ses forces à sa disposition : de sorte que ces deux puissances, pressées par le peu d’espace de temps, et voyant que le pape éprouverait une indignation manifeste si elles différaient ou si elles refusaient, cédèrent à ses désirs ; le roi lui envoya des secours, et les Vénitiens restèrent neutres.

Gaston de Foix se trouvait encore à Bologne avec son armée lorsqu’il apprit la révolte de Brescia. Deux chemins s’offraient à lui pour aller reconquérir cette ville : l’un, à travers les possessions du roi, était long et fatigant ; l’autre, plus court, traversait les États de Mantoue ; non-seulement il fallait passer sur ce territoire, mais on était obligé d’y pénétrer par des chaussées élevées entre des marais et des lacs, que le marquis gardait par des forteresses et d’autres moyens de défense. Gaston, résolu de prendre le chemin le plus court, et ne voulant être retardé par aucun obstacle, ni par l’incertitude du marquis, se mit en marche de ce côté, et fit en même temps signifier au marquis de lui envoyer les clefs du passage. Ce prince, déconcerté par cette subite résolution, les lui envoya sur-le-champ : ce qu’il n’eût jamais fait si le duc de Foix s’était conduit avec moins de chaleur et d’activité ; car le marquis était allié avec le pape et les Vénitiens ; il avait même un fils en otage auprès du pape, et c’étaient autant de prétextes plausibles pour un refus. Mais, surpris par une résolution subite, les raisons que nous avons exposées plus haut le déterminèrent à céder. C’est ainsi que les anciens Toscans en agirent avec les Samnites, lorsque ces derniers les décidèrent, par la présence de leur armée, à saisir les armes qu’ils avaient précédemment refusé de prendre.


CHAPITRE XLV.


Quel est le parti le plus avantageux dans une bataille, ou de soutenir le premier choc des ennemis et de les attaquer ensuite, ou de tomber d’abord sur eux avec impétuosité.


Les consuls Decius et Fabius étaient allés avec deux armées romaines à la rencontre de celles des Samnites et des Toscans : ils leur livrèrent bataille en même temps ; et il est nécessaire d’examiner, dans cette opération, quelle est, des deux manières opposées de se conduire, suivies par chaque consul, celle qu’on doit regarder comme la meilleure.

Decius, plein d’impétuosité, se jeta avec toutes ses forces sur l’ennemi ; Fabius se contenta de soutenir le premier choc, persuadé qu’il valait mieux attaquer avec lenteur, et réserver toute sa vigueur pour la fin du combat, quand l’ennemi a perdu sa première chaleur, ou, comme nous le disons, toute sa fougue. L’issue de la bataille prouva que la conduite de Fabius était plus sage que celle de Decius, qui s’épuisa tellement dans sa première attaque, que, voyant son armée près, pour ainsi dire, d’être mise en déroute, et voulant acquérir par son trépas la gloire que la victoire ne pouvait lui donner, il résolut, à l’exemple de son père, de sacrifier sa vie pour le salut des légions romaines. Fabius, ayant appris cette résolution, et ne voulant pas obtenir moins de gloire en vivant, que son collègue n’en avait acquis par sa mort, poussa en avant toutes les forces qu’il avait mises en réserve pour ce moment difficile, et obtint par ce moyen la victoire la plus décisive. On voit par cet exemple que le parti que suivit Fabius est le plus certain et le plus digne d’être imité.


CHAPITRE XLVI.


D’où vient que certaines familles, dans un État, conservent longtemps les mêmes mœurs.


Non-seulement il semble que les diverses cités ont des mœurs et des institutions différentes, et produisent des hommes plus robustes ou plus efféminés, mais que la même diversité se fait remarquer, dans chaque ville, entre les familles qui la composent. Cette vérité se manifeste dans toutes les cités ; mais c’est particulièrement dans Rome qu’on en trouve une foule d’exemples. On y voit que les Manlius avaient un caractère dur et inflexible ; que les Publicola étaient humains et populaires ; les Appius, ambitieux et ennemis du peuple ; et de même d’un grand nombre d’autres familles qui avaient chacune leurs qualités particulières et distinctes. Ces différences ne pouvaient être seulement l’effet du sang, qui se mélange nécessairement par les mariages : il fallait donc qu’elles vinssent de la diversité de l’éducation que recevait chacune de ces familles. Il suffit qu'un adolescent ait commencé à entendre dire, dès ses premières années, que telle chose est bonne ou mauvaise, pour que cette opinion s’imprime dans son âme, et lui serve à l’avenir de règle pour diriger toutes les actions de sa vie. S’il n’en était point ainsi, comment la même volonté eût-elle semblé diriger tous les Appius ? comment se seraient-ils en tous temps abandonnés aux mêmes passions, comme le remarque Tite-Live à l’égard de la plupart d’entre eux, et, en dernier lieu, de celui qui avait été nommé censeur ? Son collègue, obéissant à la loi, avait déposé sa magistrature au bout de ses dix-huit mois d’exercice. Appius refusa de suivre cet exemple, et prétendit qu’il avait le droit de demeurer en charge pendant cinq ans, suivant la loi primitive proclamée par les censeurs. Quoique ce refus donnât lieu à une foule de discussions, et engendrât des troubles sérieux, il n’y eut pas moyen de le faire abdiquer, et il résista à la volonté du peuple et de la majorité du sénat.

Si on lit le discours que prononça contre lui Publius Sempronius, tribun du peuple, on y verra en même temps le tableau de toute l’insolence des Appius, et du respect et de la douceur avec lesquels la foule des citoyens se soumettait aux lois et aux auspices de la patrie.


CHAPITRE XLVII.


Un bon citoyen doit, par amour pour la patrie, oublier ses injures particulières.


Le consul Manlius dirigeait la guerre contre les Samnites, et fut blessé dans le combat qu’il leur livra. Son armée se trouvant, par cet accident, exposée à de grands dangers, le sénat jugea nécessaire d’y envoyer, comme dictateur, Papirius Cursor, afin de suppléer à l’absence forcée du consul. Comme il était indispensable que le dictateur fût nommé par Fabius, qui se trouvait en Toscane avec son armée, et que l’on connaissait son inimitié contre Papirius, les sénateurs, qui craignaient qu’il n’y voulût pas consentir, lui envoyèrent deux députés pour le supplier de déposer tout sentiment de haine particulière et de le nommer pour le salut de l’État. Fabius, touché de l’amour de la patrie, se rendit à cette prière, quoique son silence et plusieurs autres indices témoignassent assez combien cette nomination lui était pénible.

Voilà l’exemple sur lequel devraient se régler tous ceux qui ambitionnent la réputation de citoyen vertueux.


CHAPITRE XLVIII.


Lorsqu’on voit son ennemi commettre une erreur manifeste, On doit soupçonner qu’elle cache quelque piége.


Le consul, obligé de quitter la Toscane et de se rendre à Rome pour assister à quelques cérémonies religieuses, avait laissé le commandement de l’armée à Fulvius, son lieutenant. Les Toscans, voulant essayer de l’attirer dans un piége, placèrent une embuscade près du camp des Romains, et envoyèrent alors de nombreux troupeaux sous la conduite de quelques soldats déguisés en bergers ; ces derniers vinrent en vue de l’armée romaine, et, ainsi travestis, ils s’approchèrent des retranchements du camp. Fulvius, étonné de leur audace, ne la jugea pas naturelle : il s’y prit de manière à découvrir le piége ; et c’est ainsi que le projet des Toscans fut déjoué.

Il est facile de voir, par cet exemple, qu’un général d’armée ne doit pas se laisser séduire par une erreur manifeste qu’il voit commettre à son ennemi : il doit y soupçonner quelque fraude : car il n’est pas croyable que les hommes poussent l’imprudence aussi loin. Mais souvent le désir de vaincre aveugle les esprits qui ne voient ordinairement que ce qui leur paraît être avantageux.

Les Gaulois, après avoir vaincu les Romains sur les bords de l’Allia, marchèrent sur Rome, dont ils trouvèrent les portes ouvertes et sans gardes : ils restèrent tout le jour et toute la nuit sans oser y entrer, redoutant quelque piége, et ne pouvant croire que les Romains fussent assez lâches ou assez imprudents pour leur abandonner la patrie.

Lorsqu’en 1508 les Florentins allèrent mettre le siége devant Pise, Alfonso del Mutolo, habitant de cette ville, tomba entre les mains des ennemis. Il promit, si l’on voulait lui rendre la liberté, de livrer une des portes de la ville à l’armée de Florence : il fut délivré. Pour pratiquer ensuite cette trame, il vint plusieurs fois au camp s’entretenir avec les délégués des commissaires : il ne venait jamais en secret, mais toujours publiquement, et accompagné de plusieurs de ses concitoyens, qu’il laissait à l’écart toutes les fois qu’il parlait avec les Florentins. Il était aisé de voir dans cette conduite toute la duplicité de son âme ; car il n’était pas probable, si cette pratique avait été fidèle, qu’il eût mis tant de publicité dans ses démarches. Mais le désir de s’emparer de Pise aveugla tellement les Florentins, que, se laissant conduire par lui à la porte de Lucques, ils y perdirent honteusement une foule de chefs et de soldats, victimes de la double trahison d’Alfonso.


CHAPITRE XLIX.


Une république qui veut conserver sa liberté a besoin chaque jour de mesures nouvelles. Quels sont les services qui méritèrent à Quintius Fabius le surnom de Maximus ?


C’est une nécessité, comme je l’ai dit autrefois, qu’il survienne chaque jour dans une cité des accidents qui aient besoin du médecin, et qui, suivant qu’ils sont plus graves, exigent une main plus habile. Si jamais cité vit naître de pareils accidents, c’est surtout dans Rome qu’ils furent inouïs et imprévus : comme lorsqu’on découvrit que toutes les femmes romaines avaient formé le complot de faire périr leurs maris ; tant on en trouva qui avaient déjà empoisonné les leurs, ou qui avaient préparé le poison destiné à leur ôter la vie.

Telle fut encore la conjuration des Bacchanales, que l’on découvrit du temps de la guerre de Macédoine, et dans laquelle se trouvaient déjà impliqués plusieurs milliers d’hommes et de femmes. Elle eût exposé l’État aux plus grands dangers si elle n’eut pas été découverte, ou si Rome n’eût pas été accoutumée à châtier des multitudes d’hommes lorsqu’ils se rendaient coupables ; et si la grandeur de cette république ne se manifestait par une infinité de signes et par la force qu’elle mettait dans tout ce qu’elle exécutait, on la verrait éclater dans la manière dont elle sévissait contre ceux qui s’étaient égarés.

Elle ne balance pas à faire mourir des mains de la justice une légion entière, ou même toute une ville, ou à bannir huit ou dix mille hommes en leur imposant des conditions tellement extraordinaires, que leur observation paraît impossible, non-seulement de la part d’une multitude, mais même d’un seul homme : comme il arriva aux soldats qui avaient combattu si malheureusement à Cannes, et qui furent exilés en Sicile, en leur imposant la défense d’habiter dans des villes, et de manger autrement que debout.

Mais de tous leurs châtiments, le plus terrible était de décimer les armées, c’est-à-dire de livrer à la mort, par la voie du sort, sur toute l’armée, un homme par chaque dix hommes. Il était impossible de trouver, pour châtier une multitude, une punition plus épouvantable. En effet, lorsque toute une multitude se rend coupable, et que l’auteur du crime est incertain, on ne peut punir tout le monde, parce que le nombre est trop grand : en châtier une partie, et laisser l’autre impunie, serait injuste envers ceux que l’on punirait, et ce serait encourager ceux que l’on aurait épargnés à se rendre coupables une autre fois. Mais en massacrant la dixième partie des coupables par la voie du sort, lorsque tous méritent la même peine, celui qui est puni se plaint du sort ; celui qui ne l'est pas a peur qu’une autre fois il ne l’atteigne, et il se garde d’errer de nouveau. Les empoisonneuses et ceux qui étaient entrés dans la conjuration des Bacchanales furent donc punis selon que le méritait l’énormité de leur crime.

Quoique ces épidémies produisent des effets funestes dans une république, elles ne sont jamais mortelles, parce qu’on est presque toujours à temps de les extirper ; mais celles qui menacent le gouvernement sont presque toujours cause de sa ruine, si la sagesse d’un homme éclairé n’y apporte un remède.

La générosité avec laquelle les Romains accordaient aux étrangers le droit de bourgeoisie avait introduit dans Rome une telle foule d’hommes nouveaux, et leur influence sur les élections était devenue si puissante, que le gouvernement commençait à s’altérer, et s’éloignait des institutions et des hommes qu’il était accoutumé à suivre. Quintus Fabius, qui à cette époque était censeur, s’étant aperçu des dangers de l’État, réunit sous quatre tribus ces familles nouvelles, source de tous les désordres, afin que, resserrées dans des limites étroites, elles ne pussent corrompre Rome entière. Cette mesure fut parfaitement sentie par Fabius : sans rien altérer, il apporta au mal le véritable remède, et la république en fut tellement reconnaissante, qu’elle ne le nomma plus que Maximus, ou très-grand.



FIN DES DISCOURS SUR TITE-LIVE,

Chap. XIV. — Les Romains interrogeaient les auspices suivant la nécessité, et mettaient la plus grande prudence à paraitre observer la religion, même quand ils étaient contraints de la violer, et punissaient ceux qui témoignaient témérairement du mépris pour elle. 
 176
Chap. XV. — Comment les Samnites eurent recours à la religion comme à un dernier remède dans leurs maux. 
 179
Chap. XVI. — Un peuple accoutumé à vivre sous un prince, et qui devient libre par accident, ne maintient qu’avec peine la liberté qu’il a conquise. 
 181
Chap. XVII. — Un peuple corrompu qui recouvre sa liberté ne peut que très-difficilement se maintenir libre. 
 183
Chap. XVIII. — De quelle manière on peut maintenir dans une cité corrompue le gouvernement libre, lorsqu’elle en jouit déjà, ou l’y établir lorsqu’il n’existe point. 
 188
Chap. XIX. — Un prince faible peut se maintenir après un prince ferme et sage : mais un royaume ne peut subsister quand deux princes faibles succèdent l’un à l’autre. 
 193
Chap. XX. — Le règne successif de deux princes vertueux présente les plus heureux résultats ; et comme les républiques bien organisées ont nécessairement une succession de citoyens vertueux, leurs succès et leurs conquêtes doivent avoir plus d’extension. 
 195
Chap. XXI. — Combien sont dignes de blâme le prince ou la république qui n’ont point d’armée nationale. 
 198
Chap. XXII. — Ce qu’il y a de remarquable dans le combat des Horaces et des Curiaces. 
 197
Chap. XXIII. — On ne doit pas mettre en danger toute sa fortune sans déployer en même temps toutes ses forces ; et c’est pourquoi il est souvent dangereux de garder les passages. 
 193
Chap. XXIV. — Les États bien organisés établissent des peines et des récompenses pour les citoyens, et ne font jamais des unes une compensation pour les autres. 
 201
Chap. XXV. — Quiconque veut réformer l’ancienne constitution dans un pays libre doit y conserver au moins l’ombre des antiques usages. 
 203
Chap. XXVI. — Un prince établi récemment dans une ville, ou dans une contrée qu’il a conquise, doit y renouveler la face de toutes les institutions. 
 204
Chap. XXVII. — Les hommes savent être rarement ou entièrement bons ou entièrement mauvais. 
 205
Chap. XXVIII. — Pourquoi les Romains furent moins ingrats envers leurs concitoyens que les Athéniens. 
 207
Chap. XXIX. — Quel est le plus ingrat d’un peuple ou d’un prince. 
 208
Chap. XXX. — Moyens que doit employer un prince ou une république pour éviter le vice de l’ingratitude, et ceux dont doit user à son tour tel capitaine ou tel citoyen pour n’en être pas victime. 
 213
  • Chap. XXXI. — Quelques erreur qu’eussent commises les Romains, ils ne furent jamais punis d’une manière extraordinaire ; leur ignorance ou les mauvais partis qu’ils avaient pris ne leur attirèrent jamais aucun châtiment, même lorsque la république en avait éprouvé des dommages. 215
  • Chap. XXXII. — Une république ou un prince ne doit jamais différer trop longtemps à soulager le peuple dans ses besoins. 217
  • Chap. XXXIII. — Lorsque quelque grand danger s’est élevé, soit au dedans, soit au dehors, contre un État, il vaut mieux temporiser avec le mal que de le heurter de front. 218
  • Chap. XXXIV. — L’autorité du dictateur fut toujours avantageuse et jamais nuisible à la république romaine ; et c’est le pouvoir qu’usurpent les citoyens, non celui qu’ils obtiennent par de libres suffrages, qui peut nuire à la vie civile. 222
  • Chap. XXXV. — Pourquoi la création du décemvirat fut nuisible dans Rome à la liberté de la république, quoique cette magistrature eût été établie par les suffrages libres du peuple. 225
  • Chap. XXXVI. — Les citoyens qui ont obtenu les premières dignités de l’État ne doivent pas dédaigner les dernières. 227
  • Chap. XXXVII. — Des tumultes qu’excita dans Rome la loi agraire, et combien il est dangereux de faire, dans une république, des lois qui aient des effets rétroactifs et qui choquent d’antiques coutumes. 229
  • Chap. XXXVIII. — Les républiques faibles sont irrésolues et ne savent point prendre un parti ; ou si elles parviennent à en adopter un, c’est plutôt à la nécessité qu’à leur choix qu’il faut l’attribuer. 233
  • Chap. XXXIX. — On voit souvent arriver des événements semblables chez des peuples différents. 236
  • Chap. XL. — De la création du décemvirat à Rome ; de ce que cette institution a de remarquable, et comment, entre une infinité d’autres considérations, le même événement peut sauver ou renverser un État. 239
  • Chap. XLI. — Passer subitement de la modestie à l’orgueil, de la clémence à la cruauté, sans intermédiaire, c’est une conduite imprudente et sans but. 243
  • Chap. XLII. — Combien les hommes peuvent aisément se corrompre. 246
  • Chap. XLIII. — Ceux qui combattent pour leur propre gloire sont des soldats braves et fidèles. 247
  • Chap. XLIV. — Une multitude sans chef n’est d’aucune utilité, et il ne faut pas d’abord menacer, et demander ensuite l’autorité. 248
  • Chap. XLV. — C’est donner un mauvais exemple que de ne pas observer une loi, surtout lorsqu’on en est l’auteur, et renouveler chaque jour les offenses envers le peuple ne peut qu’offrir les plus grands dangers à celui qui gouverne. 249
  • Chap. XLVI. — Les hommes se jettent d’une ambition dans une autre ; on cherche d’abord à se préserver des offenses, et ensuite à opprimer ses rivaux. 252
  • Chap. XLVII. — Les hommes, quoique sujets à se tromper sur les affaires générales, ne se trompent guère sur les affaires particulières. 254
  • Chap. XLVIII. — Pour empêcher qu’une magistrature ne soit donnée à un méchant ou à un homme incapable, il faut la faire briguer par un homme plus pervers et plus incapable encore, ou par l’homme le plus illustre et le plus vertueux. 258
  • Chap. XLIX. — Si les villes libres dès leur naissance, telles que Rome, ont de la peine à établir des lois qui conservent leur liberté, cela est presque impossible pour celles qui sont nées dans la servitude. 259
  • Chap. L. — Un conseil ni un magistrat ne doivent pouvoir entraver les affaires d’un État. 262
  • Chap. LI. — Une république ou un prince doivent paraître exécuter par grandeur d’âme ce qu’ils font par nécessité. 264
  • Chap. LII. — le moyen le plus sûr et le moins tumultueux de réprimer l’ambition d’un citoyen qui devient tout-puissant dans un État, c’est de le devancer dans les voies mêmes qu’il a prises pour parvenir à la grandeur. 265
  • Chap. LIII. — Souvent le peuple désire sa ruine, trompé parla fausse apparence ; et rien n’est plus facile que de l’entraîner par de vastes espérances et des promesses éblouissantes. 267
  • Chap. LIV. — Quel est le pouvoir d’un grand homme pour retenir dans le devoir un peuple soulevé. 272
  • Chap. LV. — On gouverne sans peine un État dont le peuple n’est pas corrompu : là où l’égalité existe il ne peut se former une principauté, et là où elle ne se trouve point on se peut établir de république. 273
  • Chap. LVI. — Les grands changements qui arrivent dans une cité ou dans une province sont toujours précédés de signes qui les annoncent ou d’hommes qui les prédisent. 278
  • Chap. LVII. — Le peuple en masse est fort ; il est faible individuellement. 280
  • Chap. LVIII. — La multitude est plus sage et plus constante qu’un prince. 281
  • Chap. LIX. — Quelles sont les confédérations ou les ligues qui doivent inspirer le plus de confiance, ou celles faites avec une république, ou celles faites avec un prince. 288
  • Chap. LX. — Comment le consulat et toutes les autres magistratures se donnaient dans Rome, sans égard pour l’âge. 290


  • Livre Second. 293


  • Chapitre Premier. — Quelle fut la cause la plus puissante de la grandeur des Romains, ou le courage ou la fortune. 297
  • Chap. II. — Quels furent les peuples que Rome eut à combattre, et avec quelle opiniâtreté ils défendirent leur liberté. 302
    Chap. III. — Rome devint une ville puissante en ruinant les cités voisines, et en admettant facilement les étrangers aux honneurs.
    309
Chap. IV. — Les républiques ont employé trois moyens pour s’agrandir.
313
Chap. V. — Des changements de religion et de langage, joints aux désastres causés par les inondations et le fléau de la peste, effacent la mémoire des événements.
317
Chap. VI. — Comment les Romains se comportaient dans la conduite de la guerre.
320
Chap. VII. — Quelle étendue de terrain les Romains accordaient à chaque colon.
323
Chap. VIII. — Des causes pour lesquelles les peuples s’éloignent du pays natal pour inonder des contrées étrangères.
324
Chap. IX. — Des causes qui donnent ordinairement naissance à la guerre entre les souverains.
328
Chap. X. — Malgré l’opinion générale, l’argent n’est pas le nerf de la guerre.
330
Chap. XI. — Qu’il est imprudent de s’allier avec un prince qui a plus de réputation que de forces réelles.
334
Chap. XII. — S’il vaut mieux, lorsqu’on craint d’être attaqué, porter la guerre chez son ennemi que d’attendre chez soi.
336
Chap. XIII. — La ruse sert plus que la force pour s’élever des derniers rangs au faite des honneurs.
341
Chap. XIV. — Les hommes se trompent souvent lorsqu’ils pensent adoucir l’orgueil par la modération.
343
Chap. XV. — Les gouvernements faibles ne prennent jamais que des résolutions ambiguës, et la lenteur dans les délibérations est toujours nuisible.
345
Chap. XVI. — Combien, de nos jours, les armées s’éloignent des institutions militaires des anciens.
349
Chap. XVII. — Jusqu’à quel point on doit faire cas de l’artillerie dans nos armées modernes, et si l’opinion qu’on en a généralement est fondée.
354
Chap. XVIII. — L’autorité des Romains et l’exemple de l’ancienne discipline militaire doivent faire accorder plus d’estime à l’infanterie qu’à la cavalerie.
363
Chap. XIX. — Les conquêtes faites par des républiques mal organisées, et qui ne sont pas le résultat d’une vertu semblable à celle des Romains, sont plutôt pour elles une cause de ruine qu’une source de grandeur.
368
Chap. XX. — À quels dangers s’expose un prince ou une république qui se sert de troupes auxiliaires ou mercenaires.
373
Chap. XXI. — Le premier préteur que, quatre cents ans après avoir commencé à faire la guerre, les Romains établirent hors de Rome, fut celui qu’ils envoyèrent à Capoue.
376
*Chap. XXII. — Combien souvent sont fausses les opinions des hommes dans le jugement qu’ils portent des grandes choses. 378
  • Chap. XXIII. — Combien Rome, lorsqu’un événement quelconque la contraignait a statuer sur le sort de ses sujets, évitait avec soin toutes les demi-mesures. 382
  • Chap. XXIV. — Les forteresses sont en général plus nuisibles qu’utiles. 387
  • Chap. XXV. — Vouloir profiter de la désunion qui règne dans une ville pour s’en emparer est un parti souvent nuisible. 398
  • Chap. XXVI. — Le mépris et l’injure engendrent la haine contre ceux qui s’en servent, sans leur procurer aucun avantage. 399
  • Chap. XXVII. — Il doit suffire aux princes et aux gouvernements sages d’obtenir la victoire ; ceux qui veulent aller au delà y trouvent ordinairement leur perte. 400
  • Chap. XXVIII. — Combien il est dangereux pour un prince ou pour une république de ne point venger une injure faite soit au gouvernement, soit à un particulier. 403
  • Chap. XXIX. — La fortune aveugle les hommes lorsqu’elle ne veut pas qu’ils s’opposent à ses desseins. 406
  • Chap. XXX. — Les républiques ou les princes dont la puissance est réelle n’achètent point des amis à prix d’argent, mais les acquièrent par leur courage et la réputation de leurs forces. 409
  • Chap. XXXI. — Combien il est dangereux de se confier aux bannis. 414
  • Chap. XXXII. — Des divers moyens qu’employaient les Romains pour s’emparer d’une ville. 418
  • Chap. XXXIII. — Les Romains laissaient les généraux de leurs armées entièrement libres dans leurs opérations. 420


  • Livre Troisième.


  • Chapitre Premier. — Pour qu’une religion et un État obtiennent une longue existence, ils doivent être souvent ramenés à leur principe. 423
  • Chap. II. — Combien il y a de sagesse à feindre pour un temps la folie. 429
  • Chap. III. — Combien il est nécessaire, pour consolider une liberté qu’on vient d’acquérir, d’immoler les fils de Brutus. 431
  • Chap. IV. — Un prince ne peut vivre en sécurité sur son trône tant que vivent encore ceux qu’il en a dépouillés. 432
  • Chap. V. — Ce qui fait perdre un royaume à un roi héréditaire. 434
  • Chap. VI. — Des conjurations. 436
  • Chap. VII. — D’où vient que le passage de la liberté à la servitude, et de la servitude à la liberté, est parfois paisible et quelquefois sanglant. 464
  • Chap. VIII. — Quiconque veut introduire des changements dans une république doit bien considérer à qui il a affaire. 468
  • Chap. IX. — Comment il est nécessaire de changer avec les temps, si l’on veut toujours avoir la fortune propice. 469
  • Chap. X. — Un général ne peut éviter la bataille quand son adversaire veut à tout prix l’y contraindre. 471

  • Chap. XI. — Celui qui a à lutter contre de nombreux adversaires parvient à l’emporter malgré son infériorité, s’il peut soutenir le premier choc. 470
  • Chap. XII. — Un sage capitaine doit mettre ses soldats dans la nécessité de se battre, et procurer à ses ennemis toutes les occasions d’éviter le combat. 479
  • Chap. XIII. — Lequel doit inspirer plus de sécurité, ou un bon général qui commande une armée peu courageuse, ou une vaillante armée que dirige un faible général. 483
  • Chap. XIV. — Des effets que produisent les inventions nouvelles qui apparaissent au milieu du combat, et les paroles inattendues que l’on y fait entendre. 486
  • Chap. XV. — Une armée ne doit obéir qu’à un seul général, et non à plusieurs, et la multiplicité des chefs est dangereuse. 489
  • Chap. XVI. — Dans les temps difficiles, c’est au vrai mérite que l’on a recours ; et lorsque tout est tranquille, ce ne sont pas les hommes vertueux, mais ceux que distinguent leurs richesses ou leurs alliances, qui obtiennent le plus de faveur. 491
  • Chap. XVII. — Il ne faut point outrager un citoyen, et lui confier ensuite ou un emploi ou un gouvernement important. 495
  • Chap. XVIII. — Rien n’est plus digne d’un capitaine habile que de pressentir les desseins de l’ennemi. 496
  • Chap. XIX. — Si, pour gouverner la multitude, la clémence a plus de pouvoir que la rigueur. 499
  • Chap. XX. — Un trait d’humanité eut plus de pouvoir sur les Falisques que toutes les forces de Rome. 501
  • Chap. XXI. — D’où vient qu’Annibal, en se conduisant d’une manière tout opposée à celle de Scipion, obtint en Italie les mêmes succès que son rival en Espagne. 503
  • Chap. XXII. — Comment la dureté de Manlius Torquatus et la modération de Yalerius Corvinus leur acquirent à tous deux une gloire semblable. 506
  • Chap. XXIII. — Par quels motifs Camille fut banni de Rome. 512
  • Chap. XXIV. — La prolongation des commandements rendit Rome esclave. 514
  • Chap. XXV. — De la pauvreté de Cincinnatus, et de celle d’un grand nombre de citoyens romains. 516
  • Chap. XXVI. — Comment les femmes ont été quelquefois cause de la perte d’un État. 518
  • Chap. XXVII. — Quelle est la conduite qu’on doit suivre pour rétablir l’union dans une ville où règne la discorde, et combien est fausse l’opinion que, pour se maintenir dans une ville, il faut y entretenir la désunion. 520
  • Chap. XXVIII. — On doit surveiller avec soin les actes des citoyens, parce qu’il arrive souvent que les commencements de la tyrannie se cachent sous une action vertueuse.|page= 523}}
Chap. XXIX. — Les fautes des peuples naissent des princes.
525
Chap. XXX. — Un citoyen qui veut user de son crédit pour opérer quelque entreprise utile à sa patrie doit d’abord étouffer l’envie. Comment, à l’approche de l’ennemi, on doit pourvoir à la défense de l’État.
527
Chap. XXXI. — Les républiques vigoureuses et les hommes d’un grand caractère conservent, dans toutes les situations, la même force d’âme et la même dignité.
531
Chap. XXXII. — Quels sont les moyens qu’ont employés quelques individus pour troubler une paix.
535
Chap. XXXIII. — Il faut, pour remporter une victoire, que l’armée ait confiance en elle-même et dans son général.
537
Chap. XXXIV. — Quelle renommée, quelle voix publique, quelle opinion, font qu’un peuple commence à favoriser un citoyen ; et s’il accorde les magistratures avec plus de discernement qu’un prince.
539
Chap. XXXV. — Quels sont les périls auxquels s’exposent ceux qui, les premiers, conseillent une résolution quelconque ; dangers d’autant plus grands qu’elle sort davantage des règles ordinaires.
544
Chap. XXXVI. — Pourquoi les peuples de la France ont eu et ont encore la réputation d’être plus que des hommes au commencement du combat, et moins, ensuite, que des femmes.
547
Chap. XXXVII. — S’il est nécessaire d’en venir à des engagements partiels avant de livrer la bataille générale, et comment il faut s’y prendre pour connaître un ennemi nouveau lorsqu’on veut éviter ces engagements.
549
Chap. XXXVIII. — Quelles sont les qualités nécessaires a un général pour qu’il puisse inspirer la confiance à ses soldats.
553
Chap. XXXIX. — Un capitaine doit connaître le pays où il fait la guerre.
555
Chap. XL. — Se servir de la ruse dans la conduite de la guerre est une chose glorieuse.
557
Chap. XLI. — La patrie doit se défendre par la honte ou par la gloire, et, dans l’un et l’autre cas, elle est bien défendue.
559
Chap. XLII. — On ne doit pas tenir les promesses arrachées par la force.
560
Chap. XLIII. — Les hommes nés dans un même pays conservent presque dans tous les temps le même caractère.
561
Chap. XLIV. — On emporte souvent, par la violence et l’audace, ce qu’on n’obtiendrait jamais par les moyens ordinaires.
564
Chap. XLV. — Quel est le parti le plus avantageux dans une bataille, ou de soutenir le premier choc des ennemis et de les attaquer ensuite, ou de tomber d’abord sur eux avec impétuosité.
566
Chap. XLVI. — D’où vient que certaines familles, dans un Etat, conservent longtemps les mêmes mœurs.
567
Chap. XLVII. — Un bon citoyen doit, par amour pour la patrie, oublier ses injures particulières.
568
Chap. XLVIII. — Lorsqu’on voit son ennemi commettre une erreur manifeste, on doit soupçonner qu’elle cache quelque piège.
569
Chap. XLIX. — Une république qui veut conserver sa liberté a besoin chaque jour de mesures nouvelles. Quels sont les services qui méritèrent à Quintius Fabius le surnom de Maximus ?
570


  1. Machiavel n’a point déterminé ce rapport.
  2. Le texte de quelques éditions porte Xerxès.
  3. Bataille de Marignan.
  4. « Les peuples ont toujours les yeux tournés vers ceux qui gouvernent, et leur exemple est une loi pour eux. »